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Chapitre extrait de Le jugement mooral chez l’enfant, paru chez Delachaux et Niestlé avec une préface d’E. Claparède : 1 ère éd. 1932, 5 e éd. (inchangée) 1978. Version électronique réalisée par les soins de la Fondation Jean Piaget pour recherches psychologiques et épistémologiques. La pagination du présent document est conforme à l’édition originale. CHAPITRE III LA COOPÉRATION ET LE DÉVELOPPEMENT DE LA NOTION DE JUSTICE (1) Notre étude des règles du jeu nous a conduits à l’hypothèse qu’il existe deux types de respect et par conséquent deux morales, une morale de la contrainte ou de l’hétéronomie et une morale de la coopération ou de l’autonomie. Nous avons entrevu, au cours du chapitre précédent, certains aspects de la première de ces morales. Il convient maintenant de passer à la seconde. Malheureusement, celle-ci est plus difficile à étudier, car si la première se formule en règles et donne ainsi prise à l’interrogatoire, la seconde est à chercher surtout dans les mouvements intimes de la conscience ou dans des attitudes sociales peu aisées à définir dans les conversations avec l’enfant. Nous avons dégagé son aspect pour ainsi dire juridique en étudiant le jeu social des enfants de 10 à 12 ans. Il faudrait maintenant faire plus et pénétrer dans la conscience elle-même de l’enfant. Mais c’est là que les choses se compliquent. Seulement, si l’aspect affectif de la coopération et de la réciprocité se dérobe à l’interrogatoire, il est cependant une notion, la plus rationnelle sans doute des notions morales, qui paraît résulter directement de la coopération et dont l’analyse psychologique peut être tentée sans trop de difficultés : la notion de justice. C’est donc principalement sur ce point que portera notre effort. La conclusion à laquelle nous aboutirons est que le sentiment de la justice, tout en pouvant naturellement être renforcé par les préceptes et l’exemple pratique de l’adulte, est en bonne partie indépendant de ces influences et ne requiert, pour se développer, que le respect mutuel et la solidarité entre enfants. C’est souvent aux dépens et non à cause de l’adulte que s’imposent à la cons- (1) Avec la collaboration de Mlles M. RAMBERT, N. BAECHLER et A. M. FELDWEG. FONDATION JEAN PIAGET

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Chapitre  extrait  de  Le  jugement  mooral  chez  l’enfant,  paru  chez  Delachaux  et  Niestlé  avec  une  préface  d’E.  Claparède  :    

1ère  éd.  1932,  5e  éd.  (inchangée)  1978.  Version  électronique  réalisée  par  les  soins  de  la    

Fondation  Jean  Piaget  pour  recherches  psychologiques  et  épistémologiques.  

La pagination du présent document est conforme à l’édition originale.

CHAPITRE III

LA COOPÉRATION ET LE DÉVELOPPEMENT

DE LA NOTION DE JUSTICE (1)

Notre étude des règles du jeu nous a conduits à l’hypothèse qu’il existe deux types de respect et par conséquent deux morales, une morale de la contrainte ou de l’hétéronomie et une morale de la coopération ou de l’autonomie. Nous avons entrevu, au cours du chapitre précédent, certains aspects de la première de ces morales. Il convient maintenant de passer à la seconde. Malheureusement, celle-ci est plus difficile à étudier, car si la première se formule en règles et donne ainsi prise à l’interrogatoire, la seconde est à chercher surtout dans les mouvements intimes de la conscience ou dans des attitudes sociales peu aisées à définir dans les conversations avec l’enfant. Nous avons dégagé son aspect pour ainsi dire juridique en étudiant le jeu social des enfants de 10 à 12 ans. Il faudrait maintenant faire plus et pénétrer dans la conscience elle-même de l’enfant. Mais c’est là que les choses se compliquent.

Seulement, si l’aspect affectif de la coopération et de la réciprocité se dérobe à l’interrogatoire, il est cependant une notion, la plus rationnelle sans doute des notions morales, qui paraît résulter directement de la coopération et dont l’analyse psychologique peut être tentée sans trop de difficultés : la notion de justice. C’est donc principalement sur ce point que portera notre effort.

La conclusion à laquelle nous aboutirons est que le sentiment de la justice, tout en pouvant naturellement être renforcé par les préceptes et l’exemple pratique de l’adulte, est en bonne partie indépendant de ces influences et ne requiert, pour se développer, que le respect mutuel et la solidarité entre enfants. C’est souvent aux dépens et non à cause de l’adulte que s’imposent à la cons-

(1) Avec la collaboration de Mlles M. RAMBERT, N. BAECHLER et A. M. FELDWEG.

FONDATION JEAN PIAGET

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cience enfantine les notions du juste et de l’injuste. Contrairement à telle règle imposée d’abord de l’extérieur et longtemps incomprise de l’enfant, comme de ne pas mentir, la règle de justice est une sorte de condition immanente ou de loi d’équilibre des rapports sociaux ; aussi la verrons-nous se dégager presque en toute autonomie, au fur et à mesure que croit la solidarité entre enfants.

Ce sont ces circonstances qui nous ont poussés à rattacher à ce chapitre l’étude d’une question qui ne se rapporte pas directement à la notion de justice : celle de la solidarité enfantine et de ses conflits avec l’autorité adulte dans le cas de la dénonciation. Cette analyse nous permettra de déterminer à partir de quel âge la solidarité devient efficace : or nous verrons que c’est précisément à partir de cet âge que la notion égalitaire de la justice s’impose jusqu’à l’emporter sur l’autorité adulte.

Enfin, il va de soi qu’il faut rattacher à l’étude de la notion de justice une analyse au moins sommaire des jugements des enfants concernant les sanctions. A la justice distributive, qui se définit par l’égalité, la conscience commune a toujours rattaché la justice rétributive, qui se définit par la proportionnalité entre l’acte et la sanction. Quoique ce second aspect de la notion de justice présente des rapports moins étroits avec le problème de la coopération, il importe naturellement de l’examiner aussi. Nous commencerons même par là, de manière à libérer notre analyse ultérieure de cette préoccupation.

Le plan que nous suivrons est donc celui-ci. Nous étudierons d’abord le problème des punitions, puis celui de la responsabilité collective et celui de la justice dite « immanente » (la sanction étant censée émaner des choses elles-mêmes). Après quoi, à titre de transition, nous examinerons les conflits de la justice rétributive et de la justice distributive. Une fois parvenus à ce point, nous procéderons à l’analyse des rapports entre la justice distributive et l’autorité (et entre la solidarité enfantine et l’autorité), puis à l’étude de la justice entre enfants, et enfin nous chercherons à conclure par une discussion générale des relations de la justice et de la coopération.

§ 1. LE PROBLÈME DE LA SANCTION ET LA JUSTICE RÉTRIBU-TIVE. — Il existe deux notions distinctes de la justice. On dit qu’une sanction est injuste lorsqu’elle punit un innocent, récom-pense un coupable, ou, en général, n’est pas graduée en propor-tion exacte du mérite ou de la faute. On dit, d’autre part, qu’une répartition est injuste lorsqu’elle favorise les uns aux dépens des autres. Dans cette seconde acception, l’idée de justice n’implique

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que l’idée d’égalité. Dans la première acception, la notion de justice est inséparable de celle de sanction et se définit par la corrélation entre les actes et leur rétribution.

De ces deux notions, il nous paraît utile de commencer par l’étude de la première, parce que c’est celle qui se relie le plus directement à la contrainte adulte et aux problèmes que nous avons examinés au cours du chapitre précédent. C’est aussi, sans doute, la plus primitive des deux notions de la justice, si l’on entend par primitive non pas nécessairement la première en date, mais la plus chargée d’éléments qui seront éliminés au cours du développement mental. Il y a, en effet, dans certaines notions de la rétribution, un facteur de transcendance et d’obéissance que la morale de l’autonomie tend à éliminer. Le problème est, en tout cas, de savoir si les deux notions de la justice se développent de pair ou si la seconde notion tend à dominer la première.

Mais il va de soi que tout interrogatoire sur les punitions se heurte à des difficultés techniques assez considérables, parce que, sur un tel sujet, l’enfant est beaucoup plus porté à faire à la personne qui le questionne une petite leçon de morale usuelle et familiale qu’à lui livrer son sentiment intime — celui-ci n’ayant dans la vie que rarement l’occasion d’être formulé et n’étant peut-être pas entiè-rement formulable. Aussi avons-nous essayé de prendre les choses de biais.

Pour savoir jusqu’à quel point les enfants considèrent les sanctions comme justes, nous avons, en effet décomposé la difficulté. En premier lieu, on peut, sans mettre en doute le bien-fondé de la notion même de rétribution, présenter à l’enfant différents types de sanction et demander lequel est le plus juste. De cette manière, il est possible d’opposer à la sanction expiatoire — qui est la vraie sanction pour ceux qui croient au primat de la justice rétributive (1) — une sanction par réciprocité qui dérive sans plus de l’idée d’égalité. Il va de soi que les réactions de l’enfant à de tels problèmes seront fort instruc-tives au point de vue de l’évolution de la notion de rétribution. En second lieu, et une fois ce point acquis, il est possible de chercher si l’enfant considère la sanction comme juste et comme efficace en lui faisant comparer deux à deux des histoires dans lesquelles les enfants sont punis et des histoires dans lesquelles les parents se contentent de blâmer et d’expliquer à leurs enfants la portée de leurs actes : on demande alors au sujet lesquels de ces enfants

(1) Voir comment DURKHEIM (Education morale, p. 188-192) reprend et rajeunit la notion de l’expiation pour en étayer sa doctrine de la pénalité.

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seront le plus portés à recommencer, ceux qui ont été l’objet de sanction ou ceux qui ne l’ont pas été.

Une fois ces points débrouillés — mais seulement alors —, il est possible d’étendre quelque peu la conversation avec l’enfant et de le conduire à des questions générales, comme le pourquoi des punitions, le bien-fondé de la rétribution, etc. Cette discussion, qui demeurerait toute verbale si l’on commençait par là, peut être maintenue sur un terrain concret dans la mesure où l’on sait s’inspirer des jugements énoncés par l’enfant à propos des histoires précédentes.

En deux mots, le résultat auquel nous parviendrons est le suivant. On trouve deux types de réactions à l’égard de la sanction. Pour les uns, la sanction est juste et nécessaire ; elle est d’autant plus juste qu’elle est plus sévère ; et elle est efficace en ce sens que l’enfant dûment châtié saura mieux qu’un autre accomplir son devoir. Pour les autres, l’expiation ne constitue pas une nécessité morale ; parmi les sanctions possibles, les seules justes sont celles qui exigent une remise en état, ou qui font supporter au coupable les conséquences de sa faute, ou encore qui consistent en un traitement de simple réciprocité ; enfin, en dehors de ces sanctions non expiatoires, la punition, comme telle, est inutile, le simple blâme et l’explication étant plus profitables que le châtiment. En moyenne, ce second mode de réaction s’observe plutôt chez les grands et le premier plutôt chez les petits. Mais le premier subsiste à tout âge, y compris chez bien des adultes, favorisé par certains types de relations familiales ou sociales.

En ce qui concerne les divers types de sanction, voici les questions dont nous nous sommes servis. On commence par dire au sujet : « Est-ce que les punitions qu’on donne aux enfants sont toujours très justes, ou bien est-ce qu’il y en a de moins justes que d’autres ? » L’enfant est en général de ce dernier avis. Mais, quoi qu’il réponde, on poursuit : « C’est que ce n’est pas facile du tout de savoir quelles punitions il faut donner aux enfants pour qu’elles soient tout à fait justes. Il y a beaucoup de papas et de maîtres qui ne savent pas comment faire. Alors j’ai pensé que je demanderais aux enfants eux-mêmes, à toi et à tes camarades. Je vais te raconter des bêtises que des petits enfants ont faites et tu me diras comment tu trouves qu’il faut les punir. » On raconte alors le début de l’histoire, le récit de la faute commise. L’enfant invente une punition, que l’on note, et l’on poursuit : « Oui, ça irait peut-être. Mais le papa n’a pas pensé à celle-là, il a pensé à trois punitions et il s’est demandé laquelle serait la plus juste. Je vais te les raconter et tu choisiras toi-même. »

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On a soin, une fois que l’enfant a trouvé la meilleure punition, de lui demander pourquoi elle est la plus juste. On demande ensuite laquelle est la plus sévère (ou la plus « salée », ou la plus « embêtante », etc., suivant la terminologie de l’enfant), et l’on s’assure si l’enfant évalue la punition en fonction de sa sévérité ou selon un autre critère de rétribution. Voici les histoires :

HISTOIRE I. Un petit garçon joue dans sa chambre. Sa maman lui demande d’aller chercher du pain pour le dîner, parce qu’il n’en reste plus à la maison. Mais, au lieu d’aller tout de suite, le garçon répond que ça l’ennuie, qu’il ira dans un moment, etc. Une heure après, il n’est pas encore parti. Finalement le dîner arrive et il n’y a pas de pain sur la table. Le papa n’est pas content et il se demande comment punir le petit garçon pour que cela soit le plus juste. Il pense à trois punitions. La première ce serait de défendre au garçon d’aller le lendemain au carrousel. Le lendemain, c’est justement une fête et le petit devait aller s’amuser au carrousel : eh ! bien, puisqu’il n’a pas voulu chercher le pain, il n’ira pas à la foire. La seconde punition à laquelle pense le père est de priver de pain le garçon. Il reste dans l’armoire un peu de pain de la veille que vont manger les parents, mais, puisque le petit n’a pas cherché un nouveau pain, il n’y en a pas assez pour tout le monde. Le garçon n’a donc presque rien à dîner. La troisième punition à laquelle pense le papa, c’est de faire au garçon la même chose que lui. Le papa dirait ceci au petit : « Tu n’as pas voulu rendre service à ta maman. Eh bien !, je ne vais pas te punir, mais, quand tu me demanderas un service, je ne te le rendrai pas, et tu verras ce que c’est ennuyeux quand on ne se rend pas service les uns aux autres. » Le petit se dit que ça va bien, mais, quelques jours après, il a besoin d’un jouet qui est tout en haut de son armoire. Il essaye de l’atteindre, mais il est trop petit. Il monte sur une chaise, mais c’est encore trop haut. Il va chercher son papa et lui demande de l’aider. Le papa répond alors : « Mon vieux, tu te rappelles ce que je t’ai dit. Tu n’as pas voulu rendre service à ta maman. Moi non plus je n’ai pas envie de te rendre service. Quand tu rendras service, je le ferai aussi volontiers, mais pas avant. » — Laquelle est la plus juste de ces trois punitions ?

HISTOIRE II. Un garçon n’a pas fait le problème qu’il devait faire pour l’école. Le lendemain il dit à la maîtresse qu’il n’a pas pu faire son problème parce qu’il était malade. Mais, comme il avait de belles joues roses, la maîtresse s’est dit que c’était une blague et l’a raconté aux parents du petit. Le papa veut alors punir le garçon, mais il hésite entre trois punitions. Première punition : copier cinquante fois une poésie. Deuxième punition : le papa dira au garçon : « Tu dis que tu es malade. C’est très bien, on va te soigner. Tu vas te mettre au lit, tout un jour, et on va te donner une petite purge pour te guérir. » Troisième punition : « Tu as dit un mensonge. Alors je ne peux plus te croire, et même si tu dis la vérité je ne pourrai plus avoir confiance. » Le lendemain le garçon a une bonne note à l’école. Quand il a une bonne note, son

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papa lui donne toujours deux sous pour mettre dans sa tirelire. Seulement, ce jour-là, quand le garçon raconte qu’il a eu une bonne note, son papa lui répond : « Mon vieux, c’est peut-être vrai, mais comme tu as dit hier un mensonge, je ne peux plus te croire. Je ne te donnerai pas de sous aujourd’hui, parce que je ne sais pas si c’est vrai ce que tu me racontes. Quand tu n’auras plus dit de mensonges pendant quelques jours, alors je te croirai de nouveau et tout ira bien. » Laquelle est la plus juste de ces trois punitions ?

HISTOIRE III. Un garçon s’amusait un après-midi dans sa chambre. Son papa lui avait seulement demandé de ne pas jouer à la balle pour ne pas casser les fenêtres. A peine le papa parti, le petit a sorti son ballon de l’armoire et s’est mis à jouer. Mais voilà que, crac, le ballon arrive dans la vitre et la défonce complètement. Quand le papa rentre et voit ce qui s’est passé, il pense à trois punitions : 1° laisser la vitre brisée quelques jours (et alors, comme c’est l’hiver, l’enfant ne pourra pas jouer dans sa chambre) ; 2° la lui faire payer ; 3° le priver de tous ses jouets pendant une semaine.

HISTOIRE IV. Un garçon a cassé un jouet appartenant à son petit frère. Que faut-il faire : 1° qu’il donne au petit un de ses propres jouets ? 2° qu’il le répare à ses frais ? 3° qu’on le prive de tous ses jouets pendant une semaine ?

HISTOIRE V. En jouant au ballon dans le corridor (c’était défendu), un garçon a renversé et brisé un pot de fleurs. Comment le punir ? 1° qu’il aille à la forêt chercher une nouvelle plante et la repique lui-même ? 2° le claquer ? 3° lui casser exprès un de ses jouets ?

HISTOIRE VI. Un enfant regarde un livre d’images qui appartient à son père. Un jour, au lieu de faire attention, il tache plusieurs pages. Que fera le père ? 1° l’enfant n’ira pas au cinéma le soir ; 2° le père ne prêtera plus le livre ; 3° l’enfant prête souvent son album de timbres à son père, le papa n’en prendra pas soin, comme il l’a toujours fait jusque-là.

HISTOIRE VII. Le chef d’une bande de brigands meurt. Deux candidats se présentent : Charles et Léon. Charles est élu. Léon furieux le dénonce à la police au moyen d’une lettre anonyme, comme coupable d’un vol auquel toute la bande a collaboré. Il indique où et quand on pourra trouver Charles, qui est arrêté. Les brigands décident de punir Léon. Comment faut-il faire ? 1° ne pas lui donner d’argent pendant un mois ? 2° exclure Léon de la bande ? 3° l’accuser, lui aussi, comme coupable du vol, au moyen d’une lettre anonyme ?

Il va de soi qu’on ne pose pas à chaque enfant l’ensemble de ces questions, mais que l’on se borne à celles qui l’intéressent. Il va de soi également que ces histoires sont bien naïves et que, dans la vie, plusieurs des sanctions proposées ici seraient à appliquer avec un tout autre doigté ! Mais l’essentiel, au cours des interrogatoires, est de schématiser les récits, quitte à forcer la

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note et de présenter des types de sanction dont le principe soit nettement distinct. C’est sur le principe que doit, en effet, porter la conversation avec le sujet, et nullement sur les modalités de l’appli-cation.

Or il nous paraît que les sanctions décrites dans ces histoires, de même que les sanctions en général, peuvent se laisser classer selon deux principes bien distincts. Tout acte jugé coupable par un groupe social donné consiste en une violation des règles reconnues par le groupe, donc en une sorte de rupture du lien social lui-même. La sanction, comme l’a bien montré Durkheim, consiste dès lors en une remise en état, en un rétablissement du lien social et de l’autorité de la règle. Seulement, comme nous avons reconnu l’existence de deux types de règles correspondant aux deux types fondamentaux de relation sociale, il faut nous attendre il rencontrer dans le domaine de la justice rétributive deux modes de réaction et deux types de sanction.

En premier lieu, il y a ce que nous appellerons les sanctions expiatoires, lesquelles nous semblent aller de pair avec la contrainte et avec les règles d’autorité. Soit, en effet, une règle imposée du dehors à la conscience de l’individu et que l’individu transgresse : indépendamment même des mouvements d’indignation et de colère, qui se produisent dans le groupe ou chez les détenteurs de l’autorité et qui retombent fatalement sur le coupable, le seul moyen de remettre les choses en état est de ramener l’individu à l’obéissance au moyen d’une coercition suffisante et de rendre sensible le blâme en l’accompagnant d’un châtiment douloureux. La sanction expi-atoire présente donc ce caractère d’être « arbitraire » (au sens que les linguistes donnent à ce mot pour dire que le choix du signe est arbitraire par rapport à la chose signifiée), c’est-à-dire qu’il n’y a aucune relation entre le contenu de la sanction et la nature de l’acte sanctionné. Peu importe que, pour punir un mensonge, on inflige au coupable un châtiment corporel, ou qu’on le prive de ses jouets ou qu’on le condamne à une corvée scolaire : la seule chose nécessaire est qu’il y ait proportionnalité entre la souffrance imposée et la gravité du méfait.

En second lieu, il y a ce que nous appellerons les sanctions par réciprocité en tant qu’elles vont de pair avec la coopération et les règles d’égalité. Soit une règle que l’enfant admet de l’intérieur, c’est-à-dire dont il a compris qu’elle le lie à ses semblables par un lien de réciprocité (par exemple, ne pas mentir, parce que le mensonge rend impossible la confiance mutuelle, etc.). Si la règle est violée, point n’est besoin, pour remettre les choses en

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état, d’une coercition douloureuse qui impose du dehors le respect de la loi : il suffit que la rupture du lien social, provoquée par le coupable, fasse sentir ses effets ; autrement dit, il suffit de faire jouer la réciprocité. La règle n’étant plus, comme précédemment, une réalité imposée du dehors et dont l’individu pourrait se passer, mais constituant une relation nécessaire entre l’individu et ses proches, il suffit de dégager les conséquences de la violation de cette règle, pour que l’individu se sente isolé et désire de lui-même le rétablissement des rapports normaux. Le blâme n’a donc plus besoin d’un châtiment douloureux pour être souligné : il revêt toute sa portée dans la mesure où les mesures de réciprocité font comprendre au coupable la signification de sa faute (1). Contrairement aux sanc-tions expiatoires, les sanctions par réciprocité sont donc néces-sairement « motivées », pour reprendre la terminologie des linguistes, c’est-à-dire qu’il y a rapport de contenu et de nature entre le méfait et la punition, sans parler de la proportionnalité entre la gravité de celui-là et la rigueur de celle-ci. Aussi va-t-il de soi que, selon les méfaits possibles, on peut distinguer un certain nombre de variétés de sanctions par réciprocité, variétés plus ou moins indiquées et plus ou moins justes suivant la nature de l’acte répréhensible.

Pour classer ces variétés, revenons à nos histoires. Tout d’abord, on reconnaît sans peine quelles sont les sanctions

que nous considérons comme expiatoires : ne pas aller au carrousel ni au cinéma (I et IV), copier cinquante fois une poésie (II), priver l’enfant de ses jouets (III et IV), claquer (V) ou mettre à l’amende (VII). Mais il va de soi que toute sanction, même parmi les autres punitions prévues, peut revêtir le caractère expiatoire suivant l’esprit dans lequel elle est appliquée. Souvent l’enfant choisit telle sanction obéissant en apparence à de tout autres principes, mais, lorsqu’on lui demande ses raisons, il répond que c’est la plus sévère : dans ce cas, il est évident qu’il s’agit toujours d’une sanction expiatoire.

Quant aux sanctions par réciprocité, voici comment on peut les classer, en allant des plus aux moins sévères.

Il y a, en premier lieu, l’exclusion, momentanée ou défi-nitive, du groupe social lui-même (hist. VII). C’est la punition que les enfants pratiquent souvent entre eux, lorsqu’ils renoncent,

(1) Evidemment ces mesures de réciprocité comportent-elles aussi un élément de souffrance. Mais il ne s’agit plus ici d’une douleur recherchée pour elle-même et destinée à implanter dans la conscience du sujet le respect de la loi : il n’est plus question que de la souffrance inévitable, accompagnée parfois d’ennuis matériels, qui résulte de la rupture du lien de solidarité.

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par exemple, à jouer avec un tricheur impénitent. C’est celle que l’on utilise dans la vie lorsqu’on refuse à un enfant un jeu ou une promenade au cours desquels l’expérience a montré qu’il ne sait pas se conduire : le lien social est momentanément rompu.

En second lieu, on peut réunir en un groupe les sanctions ne faisant appel qu’à la conséquence directe et matérielle des actes : ne pas avoir de pain à diner lorsqu’on a refusé d’aller en chercher et qu’il n’y en a pas assez (hist. I), être mis au lit lorsqu’on a prétendu être malade (II), avoir une chambre froide quand on en a brisé les vitres (III). C’est ce genre de sanctions auquel ont songé Rousseau, Spencer et bien d’autres, en prétendant éduquer l’enfant par l’expé-rience naturelle seule. Il est vrai que, comme l’a bien montré Durkheim, la conséquence « naturelle » d’un méfait est nécessai-rement une conséquence sociale : c’est le blâme qu’il provoque. Mais Durkheim paraît croire qu’un blâme doit, pour être efficace, s’accompagner d’une sanction expiatoire, alors que la conséquence directe et matérielle des actes suffit souvent pleinement à remplir cet office. Il importe seulement que le coupable comprenne que cette conséquence, toute « naturelle » soit-elle, est approuvée par le groupe social. C’est pourquoi nous classons ce genre de sanctions dans les sanctions par réciprocité : lorsque l’enfant de l’histoire I n’a pas de pain à dîner et que celui de l’hist. III n’a plus de vitre dans sa chambre, étant donné que le premier a négligé de chercher le pain et que le second a défoncé la fenêtre, c’est en réalité que les parents de ces enfants se refusent à remettre eux-mêmes les choses en état et répondent à la négligence des coupables par une volonté de ne pas leur venir en aide. Dans l’expression « laisser ou faire supporter à quelqu’un la conséquence de ses actes », il y a toujours l’idée que le lien de solidarité est rompu. Il s’agit donc en fait d’une sanction par réciprocité. De même, lorsque le papa de l’hist. II fait semblant de croire son fils qui ment, en le mettant au lit puisqu’il se dit malade, ou qu’au contraire il se refuse de le croire dorénavant, même lorsqu’il dit la vérité (punition 3), il agit en réalité par réciprocité. La sanction est, il est vrai, une « conséquence naturelle » de l’acte, puisque la conséquence du mensonge est ou bien qu’on croit trop le menteur ou bien qu’on ne le croit plus, mais il s’y ajoute ceci que le père simule la crédulité ou simule la méfiance systématique pour marquer à l’enfant que le lien de confiance mutuelle est rompu : il y a donc là un élément de réciprocité. Nous croyons donc que, toujours et partout, la sanction soi-disant naturelle impli-que la réciprocité, parce que toujours il y a la volonté du groupe ou

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de l’éducateur de faire comprendre au coupable que le lien de solidarité est rompu.

En troisième lieu, il y a la sanction qui consiste à priver le coupable d’une chose dont il abuse. Par exemple, ne plus prêter à l’enfant un livre qu’il a taché (hist. VI). Il y a ici un mélange d’éléments analogues à ceux qui caractérisent les deux variétés précédentes : c’est une sorte de rupture de contrat venant de ce que les conditions du contrat n’ont pas été observées.

En quatrième lieu, on peut grouper sous le nom de réciprocité simple ou proprement dite les sanctions consistant à refaire à l’enfant exactement ce qu’il a fait lui-même. Par exemple ne pas lui rendre service (hist. I), lui briser un de ses jouets (hist. V), ne pas prendre soin de son album de timbres (hist. VI), répondre à la dénonciation par la dénonciation (hist. VII). Il va de soi que ce genre de sanction, parfaitement légitime lorsqu’il s’agit de faire comprendre à l’enfant la portée de son acte (ne pas rendre service, par exemple), devient vexatoire et absurde lorsqu’il n’est plus question que de rendre le mal pour le mal et de répondre à une destruction irréparable par une autre destruction irréparable (hist. I et VI).

En cinquième lieu, il y a la sanction simplement « restitutive » : payer ou remplacer l’objet brisé ou volé, etc. Durkheim a opposé avec raison les sanctions restitutives aux sanctions rétributives. Mais, si l’on répartit ces dernières elles-mêmes en deux types, selon qu’elles sont expiatoires ou simplement dues a la réciprocité, on peut considérer les sanctions restitutives pures comme le terme limite des sanctions par réciprocité : celui où le blâme n’a plus de raison d’être, une simple remise matérielle en état suffisant à la justice. Il importe, en effet, de noter que les sanctions restitutives peuvent n’être point pures, et comporter un reste d’élément rétributif. C’est pourquoi nous les classons ici.

Il y aurait, enfin, à distinguer une sixième catégorie qui serait le simple blâme, sans punition aucune, et le blâme qui ne s’impose pas d’autorité, mais qui se borne à faire comprendre au coupable en quoi il a rompu le lien de solidarité. Mais, pour ne pas compliquer les choses, réservons la question pour tout à l’heure.

La conclusion de cette analyse est donc qu’il y a en général deux types de sanction ou de justice rétributive : la sanction expiatoire inhérente aux relations de contrainte et la sanction par réciprocité. Revenons à l’expérience et cherchons si l’enfant, suivant le niveau de son développement, est orienté vers l’un ou l’autre type.

Mlle Baechler a bien voulu interroger, sur ces points, 65 enfants

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de 6 à 12 ans et j’en ai vu moi-même une trentaine. La statistique suivante portera donc sur une centaine d’enfants environ. Mais, comme chaque enfant peut donner des réponses différentes selon les histoires et osciller ainsi entre la sanction expiatoire et la sanction par réciprocité, nous avons fait nos calculs par histoires et non par enfants, comptant ainsi pour une unité chaque réponse de chacun des enfants. Comme on ne peut guère interroger les enfants sur plus de quatre histoires à la fois, cela fait environ 400 unités.

Il va de soi que, dans un tel domaine, on ne trouvera pas d’évolution insensible avec l’âge : trop de facteurs interfèrent ici. Mais, dans les grandes lignes, nous avons été surpris de la netteté de l’évolution. En répartissant les enfants en trois groupes, ceux de 6-7 ans, ceux de 8-10 ans et ceux de 11-12 ans (plus deux sujets retardés de 13 ans), on trouve les chiffres suivants indiquant le pour cent des sanctions par réciprocité par rapport à l’ensemble des réponses :

6-7 ans 8-10 ans 11·12 ans — — — Enfants vus par Mlle B. ........... 30 % 44% 78 % TOTAL .................................... 28 - 49 - 82 -

Mais il va de soi qu’on ne saurait attribuer une grande valeur à

ces chiffres. D’abord, ils ne portent que sur les enfants d’un certain groupe ethnique et d’un certain milieu social (milieux très populaires de Genève et quelques enfants d’une école primaire de Neuchâtel). Ensuite, malgré toutes les précautions que l’on peut prendre (voir R.M., Introd.), il est indéniable que la manière d’interroger joue un rôle important. Il est un peu inquiétant, à cet égard, de constater que les enfants que l’on interroge soi-même répondent plus souvent conformément à sa propre théorie que les enfants interrogés par d’autres ! Il y a là un coefficient personnel impossible à négliger et qui rend ce genre de statistiques tant soit peu suspect. La seule chose que nous retiendrons de ces chiffres est que, en gros, il semble y avoir évolution avec l’âge dans les jugements de justice rétributive : les petits sont plus portés vers la sanction expiatoire et les grands vers la sanction par réciprocité.

Il convient cependant de faire immédiatement deux réserves. La première est que, à côté du problème des stades, il y a là un problème de typologie : il y a des mentalités individuelles irréductiblement attachées à l’idée d’expiation (Joseph de Maistre opposé à Guyau… ). Que ces mentalités soient le produit d’une

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certaine éducation familiale, sociale et religieuse, cela va de soi. Mais elles subsistent indépendamment de l’âge. Aussi ne serions-nous pas surpris que, dans d’autres milieux, les résultats de l’inter-rogatoire soient tout différents.

En second lieu, lorsque les enfants imaginent eux-mêmes la punition à donner, au lieu de choisir entre plusieurs sanctions proposées, c’est presque toujours à la sanction expiatoire qu’ils recourent et leur choix est même d’une sévérité étonnante. Mais ceci n’est pas contradictoire avec nos présents résultats. Il est évident, en effet, que, si l’on n’attire pas l’attention de l’enfant sur les différents types de sanctions possibles — et cela même sans les définir et en se bornant, comme nous le faisons ici, à les présenter, sans plus —, le sujet se bornera à penser aux punitions auxquelles il est accoutumé, c’est-à-dire aux sanctions « arbitraires » et expiatoires.

Cela dit, passons à l’analyse des cas. Voici tout d’abord des exemples d’enfants estimant plus « justes » les sanctions arbi-traires :

ANG (6 ans) répète correctement l’Histoire I : « Comment fallait-il le punir ? — L’enfermer dans une chambre. — Qu’est-ce que ça lui aura fait ? — Il aurait pleuré. — Ç’aurait été juste ? — Oui. » On lui raconte alors les trois punitions possibles : « Laquelle est la plus juste ? — Je lui aurais pas donné son jouet. — Pourquoi ? — Il avait été méchant. — C’est la meilleure punition des trois ? — Oui. — Pourquoi ? — Parce qu’il aimait bien son jouet. — C’est la plus juste ? — Oui. » Ce n’est donc pas la réciprocité qui prime : c’est l’idée de la punition la plus sévère.

FIL (6 ans). Hist. I : « Mon papa, il est méchant. On a un cachot, nous. Eh ! bien, si j’aurais un cachot, je le mettrais dedans jusqu’au soir, et je lui foutrais une bonne gifle. Et si j’aurais un martinet, je ferais rien que le battre. » Des trois punitions, il choisit la troisième « parce qu’il voudrait bien aller au carrousel. Ça l’énerve alors ».

ZIM (6 ans). Hist. I : Zim n’est pas enchanté des deux dernières punitions. La troisième « elle est pas dure. — Pourquoi ? — Pour le petit garçon. — Pourquoi pas dure ? — C’est pas beaucoup. » La seconde également « c’est pas beaucoup ». La plus juste est donc la première « parce qu’il est pas sur le carrousel ».

MORD (7 ans). Hist. VI : La punition la plus juste est de le priver de cinéma. « Pourquoi ? — Elle va mieux que les deux. C’est plus puni. C’est joli d’aller au cinéma. Plus lui donner l’album, c’est pas joli. — Pourquoi ? — Aller au cinéma, c’est joli. Tandis, quand il a vu cinq ou six fois le livre, il dit : « J’en ai assez de le voir, s’il me le prête plus, bien tant mieux ! » »

SYL (7 1/2). Hist. II : « La plus juste ? — Faire copier cinquante fois. C’est la punition qui punit le plus, parce qu’on la laisse pas sortir. »

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MAY (7 1/2). Hist. I : La punition la plus juste, c’est « pas lui donner de pain. Ça le punit plus. Ça lui fera aller en chercher une autre fois ». Hist. VI : « Je la mènerais pas au cinéma, parce que c’est ce qu’elle aimerait le mieux le cinéma. — Qu’est-ce que c’est que la deuxième punition ? — Je ferais pas attention à son album. Elle aime bien collectionner les timbres. — Ça irait ? — Ça la punirait pas assez. Ça la ferait pas assez [devenir] sage. » « Quelle est la punition la plus sévère ? — Pas la mener au cinéma. »

ALI (7 1/2). Hist. II : « J’lui ferais écrire cinquante fois sur son cahier. Ce serait une punition, puis il recommencerait pas, parce qu’il devrait y récrire cinquante fois. — C’est la plus juste ? — C’est bien fait pour le petit garçon. Il avait pas besoin de dire des mensonges ; [c’est la plus juste], parce que c’est une punition qui fait sévère. — Laquelle est la plus juste ? — Ecrire cinquante fois, parce que c’est embêtant. Il peut pas s’amuser. »

BLA (7 1/2). Hist. I : « Je l’aurais pas laissé aller au carrousel. — Pourquoi ? — Parce que c’est beau les carrousels ! »

PEL (7 1/2 F.). Hist. I : « Laquelle tu trouves la plus juste ? — Ne pas aller au carrousel. — Pourquoi ? — Parce qu’il a pas rendu service à sa maman. — Laquelle est la plus « salée » des trois ? — Ne pas aller au carrousel. » Hist. II : « Laquelle est la plus juste de ces trois punitions ? — Copier cinquante fois une poésie. — Pourquoi c’est la plus juste ? — Parce que c’est la plus sévère. »

JEAN (8 ans). Hist. I : « Laquelle des trois punitions était la plus juste ? — Pas aller au carrousel. — Pourquoi c’est la plus juste ? — Parce que l’enfant a envie d’aller dessus [sur le carrousel], et on le laisse pas aller. — Laquelle l’embête le plus, de ces trois punitions ? — Pas le laisser aller au carrousel. »

SUT (8 ans). Même réaction pour la première histoire. Hist. II : « Laquelle est la plus juste de ces trois punitions ? — C’est qu’on a fait copier cinquante fois sa poésie. — Pourquoi c’est la plus juste ? — Parce qu’il devait faire son problème et qu’il l’avait pas fait. — Laquelle est la plus ennuyeuse des trois ? — Copier cinquante fois sa poésie. » Hist. IV : « Laquelle tu trouves la plus juste de ces punitions ? — La troisième [= le priver de tous ses jouets]. — Pourquoi ? — Parce qu’il n’aurait pas dû casser le jouet de son petit frère. — Et les deux autres, sont-elles aussi justes ? — Oui, Msieu. — Nous allons prendre la deuxième et la troisième. Qu’est-ce qui est le plus juste, de lui faire payer le jouet qu’il a cassé ou de le priver de tous ses jouets ? — D’être privé de ses jouets. — Pourquoi c’est plus juste ? — … — Qu’est-ce qui l’ennuie le plus ? — D’être privé de ses jouets. » Hist. V : « Laquelle est la plus juste ? — Qu’on lui casse un jouet. — Pourquoi c’est la plus juste ? — … — Laquelle l’aurait le plus ennuyé de ces trois punitions ? — C’est qu’on lui casse un jouet. » Ce n’est donc pas la réciprocité qui prime, même dans ce dernier cas : c’est l’idée qu’une punition est juste dans la mesure où elle est sévère.

KEC (8 ans). Hist. I : « Laquelle est la plus juste ? — Pas aller au carrousel. — C’est la plus juste ? — Oui. — Pourquoi ? — Parce qu’il aime

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bien aller au carrousel. » Quant aux deux autres, la plus juste serait de le priver de pain : « S’il aime bien le pain, faut pas lui en donner. »

BAD (9 ans). Hist. VI : « J’aime mieux celle du cinéma, parce que c’est plus juste, parce qu’on l’aurait privé de quelque chose qu’il aimerait bien. »

BAU (10 ans). Hist. I : « Le carrousel est la meilleure. — Pourquoi ? — Puisqu’il aimait bien. Faut lui supprimer ça qu’il aimait le mieux faire. »

On aperçoit sans peine le sens général de ces réponses. Il va de soi, pour ces enfants, que la sanction consiste à châtier, à infliger au coupable une douleur assez cuisante pour lui faire sentir la gravité de sa faute. Dès lors la punition la plus juste est la plus sévère. Chacun des sujets interrogés marque à sa façon cette liaison de l’idée de justice rétributive avec la sévérité de la punition, mais les expressions les plus caractéristiques sont : « C’est plus punir » (Mord, Syl, etc.), « Ça le punit plus » (May) et « C’est une punition qui fait sévère » (Ali).

Il est donc clair que ces enfants ne songent nullement à marquer, par la sanction, la rupture du lien de solidarité, ou à faire sentir la nécessité de la réciprocité : il y a prédominance nette de la sanction-expiation. Il est vrai que sur ce point une équivoque subsiste. Pour beaucoup d’éducateurs, la punition, même lorsqu’elle consiste à infliger une souffrance quelconque et « arbitraire », n’est qu’un moyen préventif destiné à éviter la récidive. Ce n’est que pour une minorité que la sanction est strictement expiatoire, c’est-à-dire servant à effacer, par compensation ou par l’efficace de la douleur, la faute commise elle-même. Qu’en est-il des enfants ? Comme le confirment les réflexions de nos sujets concernant la punition en général, nous pouvons supposer, d’après les interrogatoires qui précèdent, que les deux attitudes coexistent chez chacun des enfants de ce groupe, d’une manière d’ailleurs confuse et indifférenciée. Tantôt, en effet, l’enfant insiste sur l’aspect de vengeance supérieure et de pur châtiment que comporte la punition (voir Fil, par exemple), tantôt il fait de lui-même la théorie de la punition préventive : ainsi, d’après May, telle punition n’est pas suffisante, parce que « ça le ferait pas assez [devenir] sage », Mais, même dans ce cas-là, l’idée d’une compensation nécessaire subsiste dans l’esprit de l’enfant, et celui-ci trouve contraire à la justice la proposition de ne pas punir du tout le coupable. Comme il s’agit ici de sanctions choisies en fonction de leur caractère pénible, cette compensation nécessaire équivaut donc à la notion d’expiation.

Passons maintenant aux enfants qui considèrent comme plus juste la sanction par réciprocité :

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GEO (7 ans). Hist. I : « Laquelle des trois punitions est la plus juste ? _ Pas lui aider. — Pourquoi ? — Il avait non plus pas aidé à la maison, alors c’est presque la même chose. — Et si le papa n’avait pas pensé à cette punition, laquelle serait la plus juste ? — Pas aller au carrousel … Ah / ben non / C’est qu’il ne soupe pas : parce qu’il n’a pas voulu rendre service à sa maman, alors il aura pas à souper. — Laquelle des trois est la punition la moins juste ? — Celle du carrousel. — Pourquoi ? — Parce qu’il se réjouissait d’y aller. » Hist. III : « Laquelle est la plus juste ? — Repayer le carreau. — Pourquoi c’est la plus juste ? — Parce que ce sera comme s’il l’avait repayé une fois [= parce que cela consiste à remettre les choses en état]. — Et, sans ça, laquelle est la plus juste ? — Lui laisser le carreau cassé. Ça lui apprendra à pas casser les carreaux, _ Laquelle est la moins juste ? — Le priver de jouets pendant quelques jours. — Laquelle est la plus ennuyeuse ? — De ne pas jouer. »

DESAR (7 1/2). Hist. I : « Quelle est la plus juste de ces punitions ? — Qu’ils y donnent pas de pain. — Pourquoi c’est la plus juste ? — A cause qu’il a pas été en chercher. — Quelle est la plus « salée » de ces trois punitions, celle qu’il aurait le moins voulu avoir ? — Pas aller au carrousel. — Et alors laquelle est la plus juste ? — Ne pas lui donner de pain. — Pourquoi tu trouves ça plus juste ? — A cause qu’il a pas cherché de pain. » Desar sent donc vivement le rapport de cause à effet en jeu dans cette sanction, mais il ne parvient pas à l’expliciter. Hist. II : Le plus juste est de ne plus le croire. « Pourquoi ? — Parce que ne plus le croire, ça c’était vrai, à cause qu’il a dit un mensonge, lui, à sa maîtresse. » Hist. III : « Qu’est-ce que tu trouves de plus juste ? — De repayer la vitre. — Pourquoi ? — Parce que, si les parents auraient payé, ç’aurait pas été juste. — Quelle est la punition qui embêtait le plus le gosse, c’est de payer la vitre ou d’avoir froid dans sa chambre ? — D’avoir la vitre cassée [= d’avoir froid). » Hist. V : « Laquelle est la plus juste ? — Qu’on lui casse un de ses jouets. — Pourquoi c’est la plus juste ? — C’était de lui casser un de ses jouets, parce qu’il a cassé le pot. — Laquelle des trois l’aurait le plus embêté ? — D’aller chercher une plante à la forêt. _ Et laquelle est la plus juste ? — Qu’on lui casse un de ses jouets. » On voit que, d’un bout à l’autre, Desar penche pour la réciprocité, même dans le cas paradoxal de l’hist. V.

BERG (8 ans). Hist. I : « On aurait dû pas l’envoyer au carrousel. _ C’est la plus juste ? — Non, c’est pas juste. — Pourquoi ? — Ç’aurait dû être le jouet qu’on devait l’empêcher [d’atteindre dans l’armoire = qu’on devait ne pas lui donner] ; parce qu’il avait pas rendu de service, on devait pas lui rendre de service aussi. — C’est la meilleure punition ? — Oui : il avait pas rendu de service, on devait pas lui rendre de service non plus. »

BAUM (9 ans). Hist. I : « La dernière, c’est la mieux : puisqu’il veut pas rendre service, le garçon, la maman non plus, elle veut pas lui rendre service. — Et des deux autres, laquelle est la plus juste ? — Pas donner du pain. Au souper, il aurait rien à manger, parce qu’il a pas voulu rendre service à sa maman. — Et la première ? — C’était celle-ci qu’il méritait

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le moins. Ça lui aurait rien fait. Il aurait quand même pu jouer avec ses jouets [= on lui aurait quand même rendu le service de lui chercher son jouet], et il aurait eu du pain le soir. » Hist. VI « : J’lui salirais l’album, parce que c’est la plus juste : on lui fait la même chose qu’il a fait. — Et des deux autres, laquelle est la plus juste ? — Je lui aurais plus prêté le livre, parce qu’il l’aurait de nouveau taché. — Et la première [le priver de cinéma] ? — C’est celle-ci qui est la moins juste. Ça fait rien de l’album, ça lui change rien à l’album, au livre : ça a rien à faire avec le livre. »

DEC (9 1/2). Hist. I : La plus juste est celle du jouet. « Pourquoi ? — Il a pas voulu rendre service à sa maman. Pourquoi sa maman lui rendrait [-elle] service ? »

RID (10 ans). Hist. I : La meilleure, c’est « celle du jouet, parce que c’est pour lui apprendre comme c’est agréable quand on ne rend pas service. — Laquelle est la plus juste ? — Celle du jouet, parce que c’est la mère qui lui a fait la même chose que lui ». Hist. II : « Laquelle est la plus juste ? — Celle quand il était malade [= quand on l’a mis au lit], parce que, puisqu’il l’a dit [qu’il était malade], il faut bien le croire. — Et des deux autres, laquelle est la plus juste ? — Celle des quatre sous, parce que, puisqu’il tenait à ses quatre sous et qu’il avait dit un mensonge, il fallait plus le croire. — Et la première [= copier 50 fois] ? — C’est quand même exagéré … — Laquelle est la plus juste des trois ? — Il y en a deux qui sont assez justes : celle du faux malade et celle où on peut pas le croire. » Hist. VI : « Laquelle est la plus juste ? — Pas celle du cinéma, parce que, pour des taches, c’est trop fort encore. — Et des deux autres ? — Celle de lui faire des taches sur le sien… il fallait lui faire comme lui il a fait. »

NUS (11 ans). Hist. I : « J’aurais donné une fessée. » Le papa a pensé à trois punitions (je les raconte). Qu’est-ce que tu trouves le plus juste ? — De ne pas lui rendre non plus de service. — Tu trouves cela plus juste que la fessée, ou moins juste ? — Plus juste. — Pourquoi ? — (Hésitation) … Parce qu’on lui fait à peu près la même chose qu’il a fait. — Et des deux autres, laquelle est la plus juste ? — Le priver de pain. — Pourquoi ? — Parce qu’il n’en a pas cherché. »

ROY (11 ans). Hist. I : Laquelle tu trouves la plus juste ? — Ne pas lui rendre service, parce que c’est plus juste. — Pourquoi c’est plus juste ? — On fait la même chose. » Hist. II : la plus juste, c’est « de ne plus croire le fils, parce qu’il a dit des mensonges : il a dit un mensonge une fois, et on croit toujours qu’il en dit ». Hist. VI : « Pas faire attention à son album. C’est la plus juste, puisque le garçon n’a pas fait attention. » Hist. VII : « J’écrirais une lettre. C’est la plus juste, puisqu’il a aussi écrit une lettre. »

BUH (12 1/2). Hist. I : « Laquelle est la plus juste ? — Celle de ne pas avoir de pain pour son souper. — Pourquoi ? — Parce qu’il n’a pas voulu en chercher. — Quelle est la punition la plus embêtante ? — Pas aller au carrousel, — Et la plus juste ? — Ne pas avoir de pain. — Celle de ne pas aller au carrousel, elle est aussi juste que l’autre, ou moins

LA COOPÉRATION ET LA NOTION DE JUSTICE 173

juste ? — Moins juste. — Pourquoi ? — Il faut pas lui rendre service, [celle du carrousel est moins juste] parce qu’il n’y a pas de rapport entre le pain et le carrousel. » Hist. II : « Qu’est-ce que tu trouves le plus juste ? — Qu’on le fasse aller au lit. — Pourquoi ? — Parce qu’il a voulu faire croire qu’il était malade. — Et des deux autres, laquelle est la plus juste ? — Qu’on ne le croie plus. — Pourquoi ? — Parce qu’il a dit un mensonge. — Quelle est la punition qui n’a pas de rapport ? — Celle de copier un problème cinquante fois. — Et celle qui a le plus de rapport ? — Qu’on le mette au lit. — Et une quatrième, qui serait de ne pas le punir du tout, ça irait ? — Il faut quand même le punir. » Hist. IV : La punition la plus juste c’est « qu’il donne un de ses jouets au petit. — Tu as choisi celle-là au petit bonheur, ou bien ça te paraît plus juste ? — Il a privé le petit d’un jouet : il est bon qu’il en redonne un ».

On voit combien la réaction de ces enfants est différente de celles des précédents. La valeur d’une punition ne se mesure plus à sa sévérité. L’essentiel est de faire au coupable quelque chose d’analogue à ce qu’il a fait lui-même, de manière à ce qu’il comprenne la portée de ses actes ; ou encore de le punir par la conséquence matérielle directe de son méfait, là où cela est possible. La réciprocité simple a un si grand prestige aux yeux de l’enfant qu’il l’applique même là où elle nous paraît toucher à la vengeance grossière : casser un jouet (hist. V), etc. La raison en est, nous le comprendrons dans la suite, que, de 7 à 10 ans, l’égalité pure et brutale prime encore l’équité.

Un problème d’interprétation se pose néanmoins : les réponses citées ont-elles vraiment une signification morale, ou bien n’intéres-sent-elles que l’intelligence enfantine ? On pourrait, en effet, supposer ce qui suit : l’enfant, considérant la question posée comme une sorte d’épreuve d’intelligence, chercherait simplement, parmi les punitions suggérées, celles qui ont un rapport avec l’acte accompli et cela précisément puisqu’on lui demande un choix. Autrement dit, l’enfant penserait à peu près ceci : « On me propose trois punitions. Il y a donc un piège. Or, il y en a qui ont un rapport avec l’acte et d’autres aucun rapport. Choisissons celle qui ressemble le plus au méfait lui-même, et on verra bien si c’est ce qu’il faut répondre. » Le choix serait ainsi dicté par l’intelligence seule et non par le sentiment de la justice.

Mais, sans pouvoir exclure naturellement l’intervention de ce facteur, nous croyons que l’accent des réponses est avant tout moral. Lorsque Geo oppose (hist. I) les punitions par réciprocité à la sanction expiatoire, il marque nettement que les premières sont équitables, tandis que la dernière est cruelle. Voir aussi le raisonnement de Dec fondé sur le principe de raison suffisante !

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174 LE JUGEMENT MORAL CHEZ L’ENFANT

Au reste, non seulement tout ce qui suivra nous convaincra de l’importance croissante des idées de réciprocité et d’égalité chez l’enfant de 7 à 12 ans, mais encore l’expérience pédagogique est là pour nous apprendre comment l’enfant réagit dans la vie de tous les jours. Or, sans vouloir essayer d’imposer une pédagogie morale plutôt qu’une autre — nous parlons ici en psychologues et non en pédagogues — il nous paraît démontré que les éducateurs dont l’idéal est que la coopération prime la contrainte parviennent à accomplir leur tâche sans user de sanctions expiatoires et font ainsi la preuve que la sanction par réciprocité est profondément comprise par l’enfant. Du moins, si, chez les tout petits, le blâme et les mesures préventives (reprendre un objet que l’enfant va briser, etc.) sont presque nécessairement interprétés comme des sanctions expiatoires, plus l’enfant se développe et mieux il est apte à saisir la valeur des mesures de réciprocité. A cet égard, nous croyons, sans qu’il soit besoin d’insister, que les réponses obtenues au cours de nos interrogatoires correspondent à des sentiments réellement vécus par l’enfant, soit qu’il ait expérimenté lui-même auparavant le bien-fondé de certaines sanctions par réciprocité, soit qu’il ait senti le caractère discutable de bien des sanctions expiatoires et qu’il se trouve ainsi porté à approuver les sanctions par réciprocité proposées dans nos histoires.

Ceci nous conduit au second point annoncé au début de ce paragraphe : l’efficacité des sanctions expiatoires. Il est frappant de constater que, dans les débuts de l’interrogatoire, les enfants sont presque unanimes à défendre la légitimité et l’utilité pédagogiques des punitions sévères. Ils se font ainsi avec chaleur et sincérité les porte-parole de la morale usuelle. Mais, étant donnée la netteté avec laquelle beaucoup choisissent ensuite la sanction par réciprocité pour l’opposer à la sanction « arbitraire », on peut aller plus loin : l’enfant est-il vraiment convaincu de l’utilité de la punition ? N’estime-t-il pas souvent qu’en faisant appel à temps à sa générosité on parviendrait à des résultats meilleurs ?

Faisons donc l’expérience suivante pour essayer d’analyser son jugement sur ce point. Racontons à l’enfant un méfait quelconque choisi dans l’ordinaire des fautes enfantines. Puis décrivons-lui ces deux éventualités : d’un côté, sanction expiatoire sévère, d’un autre côté, simple explication faisant appel à la réciprocité mais ne s’accompagnant pas de punition quelle qu’elle soit. Demandons alors au sujet dans lequel de ces deux cas la récidive est la plus probable.

Voici les histoires employées à cet effet :

LA COOPÉRATION ET LA NOTION DE JUSTICE 175

HISTOIRE I. a) « Un garçon s’amusait dans sa chambre pendant que son papa travaillait en ville. Au bout d’un moment le garçon a eu envie de dessiner. Mais il n’avait pas de papier. Il s’est rappelé alors qu’il y avait dans le bureau de son papa de belles feuilles blanches dans un des tiroirs. Il est allé tout doucement les chercher, il les a trouvées et les a toutes emportées. Quand le papa est rentré, il a constaté qu’il y avait du désordre dans son tiroir et il a fini par découvrir qu’on lui avait volé son papier. Il est allé tout de suite chez le petit où il a vu par terre toutes les feuilles gribouillées au crayon de couleur. Alors le papa, qui était très fâché, a donné une bonne fouettée à son garçon. »

b) « Je vais te raconter maintenant une histoire qui est presque la même, mais pas tout à fait (on la répète à grands traits sauf la dernière phrase). Seulement ça finit autrement. Le papa ne l’a pas puni. Il lui a seulement expliqué que ce n’était pas bien. Il lui a dit : « Quand tu n’es pas là, toi, que tu vas à l’école, si je vais te voler des jouets dans ton armoire, tu ne seras pas content. Alors, quand je ne suis pas là, tu ne dois pas non plus me voler mon papier. Ce n’est pas gentil pour moi. Ce n’est pas bien de faire ça. »

« Maintenant, ces deux garçons, après quelques jours, jouaient chacun dans son jardin. Celui qu’on avait puni était dans son jardin à lui et celui qu’on n’avait pas puni s’amusait aussi dans son jardin à lui. Alors ils ont trouvé tous les deux un crayon. C’était le crayon de leur papa. Ils se sont tout de suite rappelé que le papa avait dit à midi qu’il avait perdu son crayon dans la rue et que c’était fâcheux parce qu’il ne pourrait plus le retrouver. Ils se sont alors dit que s’ils volaient le crayon, personne n’en saurait jamais rien et qu’il n’y aurait pas de punition. »

« Eh bien ! l’un des deux a gardé le crayon pour lui et l’autre l’a rapporté à son papa. Devine lequel c’est qui l’a rapporté : est-ce que c’est celui qu’on avait bien puni pour le papier ou celui à qui on avait seulement expliqué ? »

HISTOIRE II. a) « Il y avait une fois un petit garçon qui jouait à la cuisine pendant que sa maman n’y était pas. Il a cassé une tasse. Quand sa maman est rentrée, il a dit : « C’est pas moi. C’est le chat. Il a sauté là … etc. » La maman a bien vu que c’était un mensonge. Elle était très fâchée et elle l’a puni. Comment ? » (On laisse ici à l’enfant le soin de fixer lui-même la sanction.)

b) ID. « Mais cette fois la maman ne l’a pas puni. Elle a seulement expliqué que ce n’était pas bien de dire des mensonges. « Si, moi, je te disais des mensonges, tu ne trouverais pas cela joli. Si tu me demandes le gâteau qui est dans l’armoire et que je te réponde qu’il n’y en a plus quand il y en a encore, tu ne trouveras pas ça bien. Eh ! bien, c’est la même chose quand tu me dis des mensonges à moi. Cela me fait de la peine. »

« Quelques jours après les deux petits garçons jouent de nouveau tout seuls dans leur cuisine. Cette fois ils touchent aux allumettes. Quand leur maman rentre, un des deux ment de nouveau et dit qu’il ne

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176 LE JUGEMENT MORAL CHEZ L’ENFANT

s’est pas amusé avec les allumettes. L’autre dit tout de suite ce qu’il a fait. Lequel n’a plus menti, celui qu’on avait puni pour la tasse ou celui à qui on avait seulement expliqué ? »

Ces histoires sont assurément bien naïves. Mais elles suffisent, nous semble-t-il, à permettre de déceler l’orientation d’esprit de l’enfant. S’il croit vraiment aux punitions, il le montrera. S’il veut nous faire plaisir, plutôt que de livrer sa pensée, il répondra également en faveur de la punition (puisque, aux yeux de l’enfant, toutes les chances sont pour qu’un Monsieur qui interroge des écoliers croie à la punition !). Si l’enfant répond nettement en faveur de l’explication simple, c’est, nous semble-t-il, que quelque chose en lui le pousse à considérer la générosité réciproque comme supérieure à toute sanction.

Or, sur une trentaine d’enfants interrogés uniquement sur ce point (sans compter les questions supplémentaires posées aux quelque cent enfants dont on a parlé plus haut), la presque unanimité des cas de 7 ans et en dessous se sont déclarés en faveur de la punition, tandis que plus de la moitié des cas de 8 à 12 ans ont répondu dans le sens inverse.

Voici des exemples du premier type : QUIN (6 ans) répète correctement l’histoire I. « Lequel a rapporté le

crayon ? — Celui qui a été puni. — Alors qu’est-ce qu’il a fait, il a recommencé ou non ? — Pas recommencé. — Et celui que son papa n’avait pas puni ? — Il a volé de nouveau. » « Si tu avais été le papa, quand ils ont volé le cahier, aurais-tu puni ou expliqué ? — Puni. — Qu’est-ce qui est le plus juste ? — Punir. — Lequel est le plus gentil, celui qui punit ou celui qui explique ? — Celui qui explique. — Lequel est le plus juste, celui qui… etc. ? — Celui qui punit. — Si tu avais été le gosse, qu’est-ce que tu aurais trouvé le plus juste, qu’on te punisse ou qu’on t’explique ? — Expliquer. — Si on t’avait expliqué tu aurais recommencé ? — Non. — Et si on t’avait puni ? — Non plus. — Lequel des deux gosses n’a pas recommencé ? — Celui qu’on avait puni. — A quoi ça sert de punir ? — Parce qu’on fait le méchant. »

KAL (6 ans). Hist. II : « Lequel a dit le mensonge des allumettes ? — Celui que la maman a bien puni [Kal a choisi le cachot comme sanction !] il a dit la vérité. — Et celui qu’on n’avait pas puni ? — Il a dit de nouveau un mensonge. — Pourquoi ? — Parce qu’on ne l’aurait pas puni. — Pourquoi est-ce que l’autre n’a pas dit de mensonge ? — Parce qu’on l’avait bien puni. »

SCHMEI (7 ans). Hist. I : « Devine ce qu’il a fait, celui que son papa avait puni. — Il l’a rendu, parce qu’il avait peur que son papa le gron-derait encore une fois. — Et l’autre ? — Il l’a gardé, parce qu’il savait que son papa [croyait qu’il] l’avait perdu dehors. — Lequel des deux papas était le plus juste ? — Celui qui a bien puni. — Lequel des deux papas

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était le plus chic type ? — Celui qui n’a pas grondé, celui qui a expliqué. — Lequel des deux garçons aimait le mieux son papa ? — Celui où le papa était chic type. — Lequel était le plus gentil avec son papa ? — Celui qui a rendu le crayon à son papa. — C’est celui qu’on avait puni ou pas puni ? — Puni. »

BOL (8 ans). Hist. I : « Lequel l’a rendu, celui qui avait été puni ou celui qui n’avait pas été puni ? — Celui qui avait été puni. — Qu’est-ce qu’il s’est dit ? — Il s’est dit : je veux plus être puni. — Et l’autre qu’est-ce qu’il s’est dit ? — Il s’est dit : puisqu’on ne m’a pas puni avant, on ne peut pas me punir cette fois. — Lequel des deux papas était le plus juste ? — Celui qui punit. — Si tu étais le papa, toi, aurais-tu puni ? — J’aurais puni. — Tu l’aurais fouetté ? — Je l’aurais mis au lit. — Lequel des deux papas était le plus chic type ? — Celui qui n’a pas puni. — Lequel des deux garçons était le plus gentil ? — Celui qu’on punissait. — Lequel des deux était le plus gentil, celui qui avait un papa juste ou celui qui avait un papa chic type ? — Celui qui avait un papa juste. — Toi, si tu avais volé, voudrais-tu qu’on te punisse ou qu’on t’explique ? — Qu’on me punisse. — Il faut punir ? — Oui. — Plus on punit, mieux ça va ? — Ça corrige. »

Voici enfin un cas intermédiaire nous faisant assister à un ébranlement intéressant des croyances précédentes :

FAR (8 ans). Hist. I : « Lequel a rendu ? — Celui qu’on avait puni. — Pourquoi ? — Parce qu’on l’a battu. — Et l’autre ? — Il a gardé, parce qu’il n’a pas été puni. — Lequel des deux papas est le plus juste ? — Celui qui a puni. — Lequel était le plus chic type ? — Celui qui n’a pas battu. — Pourquoi c’est le plus chic type ? — Parce qu’il a expliqué. — Lequel des deux garçons était le plus gentil ? — Celui qu’on a puni. — Lequel des deux papas a bien fait ? — Celui qui n’a pas battu. — Auquel des deux papas tu aurais rendu le crayon, toi ? — Au papa qui n’a pas puni. — Pourquoi ? — Parce qu’il était le plus gentil. — Si tu avais été le papa, toi, qu’est-ce que tu aurais fait ? — Je ne l’aurais pas puni. J’aurais expliqué. — Pourquoi ? — Pour qu’il ne vole plus. — Lequel des papas était le plus juste ? — Celui qui a puni. — Je t’ai raconté une histoire, moi ; tu veux maintenant m’en raconter une vraie, où on t’a puni ? — Oui, j’avais couru dans le champ. — Où ? — Dans notre champ, dans l’herbe. On m’a donné des coups. — Et puis alors ? — Je ne l’ai plus refait. — Et si on ne t’avait pas battu ? — Je l’aurais refait. — Il faut toujours punir ? — Toujours quand on a fait le méchant. »

On voit combien tous ces enfants sont attachés à la conception classique de la sanction : la punition est moralement nécessaire à titre d’expiation et pédagogiquement utile pour prévenir la réci-dive. Assurément, pour les derniers cas cités, il est plus « chic » de se borner à expliquer et à blâmer sans châtier, mais cela n’est

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ni juste ni sage. Seul Far hésite un instant, vers le milieu de l’interrogatoire, mais il est repris par la tradition de ses pères et revient à la morale usuelle.

Voici, par contre, des opinions différentes, que l’on peut considérer comme caractéristiques d’un second type d’attitude morale, et jusqu’à un certain point, d’un second stade dans le développement social de l’enfant :

BRIC (8 ans). Hist. I : « Qu’est-ce qu’ils ont fait ? — L’un a rendu. L’autre a gardé. — Lequel a rendu ? — Celui qu’on n’a pas puni. — Qu’est-ce qu’il s’est dit ? — Qu’il fallait rendre, parce qu’on l’a pas puni. — Et l’autre ? — Qu’il fallait garder. — Pourquoi ? — Parce qu’on l’a puni. » La cloche sonne. Bric sort un quart d’heure pour la récréation. Nous reprenons : « Qu’est-ce qu’on a fait avant la récréation ? — Raconté une histoire. — Tu sais laquelle ? — Oui, des petits garçons qui ont volé. Puis après ils ont trouvé un crayon, et un l’a rendu et pas l’autre. — Lequel l’a rendu ? — Celui qu’on n’avait pas puni. — Qu’est-ce qu’il s’est dit ? — Qu’il faut rendre, parce que cela fera plaisir à son papa. — Et l’autre ? — Il l’a gardé. — Pourquoi ? — Parce qu’il ne voulait pas faire plaisir à son papa. » « Lequel des deux papas tu aimerais être ? — Celui qui explique. — Et des deux enfants ? — Celui qu’on n’a pas puni. — Pourquoi ? — Parce qu’il saura qu’il ne faut pas voler [puisqu’on lui explique]. — Et si on le punit, qu’est-ce qu’il fera ? — Peut-être qu’il essayera encore une fois et qu’alors on le punira pas. »

SCHU (8 ans). Hist. I : Le garçon qui rend le crayon est celui qu’on n’a pas puni. « Pourquoi il l’a rendu ? — Parce qu’on lui a expliqué [à propos du premier vol]. — Pourquoi ? — Parce que ça corrige plus. — Lequel des deux papas est le plus chic type ? — Celui qui a expliqué. — Et qu’est-ce qui est le plus juste, c’est d’expliquer ou de punir ? — Expliquer. — Pourquoi il a recommencé, celui qu’on a puni ? — … — Et si on lui avait expliqué, il aurait recommencé ? — Non. — Pourquoi ? — Parce qu’il aurait compris. — Et, en le punissant, ne l’aurait-il pas compris qu’il ne faut pas voler ? — Il n’aurait pas aussi bien compris. — Maintenant, écoute-moi bien. Je vais un peu changer l’histoire. On dira qu’on a bien expliqué aux deux garçons, à tous les deux. Seulement l’un, on l’a aussi puni, tandis que l’autre on lui a seulement expliqué, sans le punir. Lequel des deux a rendu ensuite le crayon ? — Celui qu’on n’a pas puni. — Pourquoi ? — Parce qu’il avait mieux compris que l’autre. — Pourquoi l’autre a recom-mencé ? — Parce qu’il n’avait pas autant bien compris. — Pourquoi ? — Parce qu’il a en même temps été grondé et expliqué ! — Est-ce que ton papa ne te punit pas, toi ? — Il m’explique plutôt. — Tu trouves juste qu’on te punisse ? — Pas juste. — Pourquoi ? — Parce que je comprends mieux quand on m’explique. — Raconte-moi une fois qu’on t’a puni ? — J’ai été une fois chez ma grand-maman. Chez nous, on me punissait pas. Chez ma grand-maman, on m’a puni. — Qu’avais-tu fait ? — J’avais cassé un verre. — Comment t’a-t-on puni ? — On m’a lancé des gifles. — Et ton père ne te donne

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pas de gifles ? — Presque jamais. » Hist. II : Mêmes réponses. « Lequel n’a pas recommencé ? — Celui que le papa a bien expliqué. — Et l’autre, qui a recommencé, qu’est-ce qu’il s’est dit dans sa tête ? — Papa me punira, mais il ne veut plus rien faire après ! Je vais dire un mensonge. — Lequel des deux papas est le plus chic type ? — Celui qui a expliqué. — Lequel est le plus juste ? — Celui qui a expliqué. »

CLA (9 ans). Hist. I : « Lequel a rendu ? — Celui que le papa a expliqué. — Pourquoi ? — Parce qu’on l’avait pas puni. — Et l’autre qu’est-ce qu’il s’est dit ? — Je puis bien prendre. Papa va rien y voir. » « Lequel des deux papas était le plus juste ? — Celui qui n’a pas puni. — Qui est-ce qui est le plus juste, punir ou pas punir ? — Pas punir. » « Si tu étais le gosse qu’est-ce que tu aurais fait ? — J’aurais rendu. — Et si on t’avait puni ? — J’aurais rendu quand même [1]. » « Lequel était le plus gentil avec son papa ? — Celui qui a rendu le crayon. — Mais, en général, tous les jours, lequel est le plus gentil avec son papa, celui qu’on punit souvent ou pas ? — Celui à qui on a expliqué. — Il vaut mieux punir les enfants ou expliquer ? — Expliquer. — Pourquoi ? — Parce qu’on fait plus après. — Qu’est-ce qui vaut le mieux, expliquer puis punir ou expliquer puis pardonner ? — Expliquer puis pardonner. »

On voit combien l’attitude de ces enfants est différente de celle des précédents. Or cette réaction nouvelle ne paraît pas seulement verbale. Assurément les généralisations outrancières auxquelles conduit l’interrogatoire donnent l’impression que, emportés par leur déduction, ces sujets imaginent une sorte de morale à l’eau de rose à l’usage du paradis des enfants sages. Mais à côté de cela, quelle psychologie dans certaines remarques incidentes ! Lorsque Schü, par exemple, veut démontrer que l’enfant puni est plus porté à recommencer que l’autre, il songe évidemment à ces cas si fréquents où l’accumulation des sanctions rend le coupable insensible et froidement calculateur : « Papa me punira, mais il ne veut plus rien me faire après ! » Combien voit-on, en effet, de ces enfants qui supportent stoïquement le châtiment, parce qu’ils sont décidés d’avance de le supporter pour ne pas céder à la volonté supérieure ! Et encore, lorsque le même Schü met en parallèle la punition reçue chez sa grand-mère avec les réactions ordinaires de son père, il est difficile de ne pas se rappeler les comparaisons que chacun a faites dans sa propre enfance entre l’attitude compréhensive de tel de ses proches et la sévérité anti-psychologique de tel autre.

Nous croyons donc que les réponses examinées à l’instant correspondent, jusqu’en un point donné, à des expériences vécues, ce qui marquerait ainsi l’existence d’une certaine évolution avec l’âge des jugements de l’enfant concernant les punitions. Par contre, l’interrogatoire portant sur la question générale et abstraite

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de savoir à quoi servent les sanctions (et si elles sont justes, etc.) n’a rien fourni de bien intéressant : à tous les âges les réponses reflètent plus les idées de l’entourage que le sentiment personnel de l’enfant. Il faut cependant noter une différence d’attitude entre les grands et les petits en ce qui concerne la justification de la punition. Pour les petits, l’idée d’expiation se combine nécessairement avec l’idée de prévenir la récidive :

TRAP (6 ans) : « Faut-il punir les enfants ? — Oui, quand on est méchant, on punit les enfants. — Qu’est-ce que ça veut dire « méchant » ? — Ça veut dire méchant, qu’ils sont méchants les enfants quand on les punit. — C’est juste de punir ? — Oui, parce que quand on fait rien c’est pas juste, mais quand on a fait quelque chose [c’est juste). — C’est utile de punir ? Ça sert à quoi ? — Oui, parce qu’ils avaient qu’à pas désobéir ; parce qu’ils ont été méchants. »

ZIM (6 ans) : « C’est juste de punir ? — Oui, c’est tout juste. — C’est utile de punir, ça sert à quoi ? — Oui, c’est utile de punir quand on est sot ; c’est utile toujours à quelque chose. »

MAIL (6 ans) : « C’est juste de punir ? — Oui, parce que c’est toujours juste. — C’est utile ? — Oui, parce que c’est quand on est méchant. — Qu’est-ce que ça fait ? — Ça fait une punition [= ça châtie). »

Au contraire, les grands insistent surtout et presque uniquement sur l’utilité préventive, avec diminution nette de l’idée d’expiation :

RAI (11 ans) : « C’est juste ? — Oui, c’est parce qu’on lui fait comprendre qu’il fallait pas faire une chose. — C’est utile ? — Oui, parce que si on punit une fois, il recommence pas. »

DUP (11 ans) : « C’est juste ? — Oui. — C’est utile ? — Oui, parce qu’après on veut rendre service. On sait que si on le fait pas, on est puni. »

CUI (12 ans) : « C’est juste ? — Oui, si on a commis une mauvaise action ; les punitions ne sont pas toujours justes : elles doivent être proportionnées à la faute. — C’est utile ? – Oh ! oui, à ne plus recommencer une autre fois. »

Cherchons maintenant à conclure. Si difficile que soit l’inter-rogatoire sur ces points délicats, et si entachées que soient les réponses de toute une phraséologie due aux théories morales de l’adulte, les résultats obtenus nous paraissent converger dans les grandes lignes. Ils parlent en faveur de l’existence d’une sorte de loi d’évolution dans le développement moral de l’enfant. Il y aurait à distinguer, dans le domaine de la justice rétributive, deux types de réaction, l’un fondé sur la notion d’expiation, l’autre sur celle de réciprocité. Et, bien que l’on trouve presque à

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tout âge des représentants de ces deux types, le second tendrait cependant à prédominer sur le premier.

C’est ce que nous montre d’abord le choix des punitions : alors que les petits préfèrent les plus sévères, de manière à souligner la nécessité du châtiment lui-même, les grands optent plutôt en faveur des mesures de réciprocité qui indiquent simplement au coupable la rupture du lien de solidarité et l’obligation d’une remise en état. C’est ce qu’indique aussi la réaction des sujets interrogés à la question de la récidive : pour les petits, l’enfant bien puni ne saurait récidiver, parce qu’il a compris l’autorité extérieure et coercitive de la règle, tandis que, pour beaucoup de grands, l’enfant à qui l’on a fait comprendre, même sans punition, la portée de ses actes, est moins porté à récidiver que si l’on s’était borné à le châtier. C’est ce que semble confirmer, enfin, le bref interrogatoire abstrait sur l’utilité et le bien-fondé des punitions en général : alors que les petits mêlent à toutes leurs réponses une idée d’expiation, les sujets plus âgés se bornent à légitimer les sanctions en invoquant leur utilité préventive. Ils se mettent d’ailleurs, sur ce point, en contradiction plus ou moins nette avec les réactions observées au cours de l’interrogatoire précédent : c’est qu’il s’agit ici pour les grands de défendre à leur façon ce que l’on soutient en général autour d’eux, tandis que, dans les histoires concernant la récidive, les réponses sont plus personnelles et plus spontanées.

Ces deux types d’attitudes, que nous croyons avoir pu dissocier, se rattachent naturellement, dans la mesure où ils correspondent à des faits réels, aux deux morales distinguées jusqu’ici dans la conduite et le jugement de l’enfant. A la morale d’hétéronomie et du devoir pur correspond naturellement la notion d’expiation : pour celui dont la loi morale consiste uniquement en règles imposées par la volonté supérieure des adultes et des aînés, il va de soi que la désobéissance des petits entraîne le courroux des grands et que cette irritation se concrétise sous la forme d’une douleur quelconque et « arbitraire » infligée au coupable. Cette réaction de l’adulte apparaît comme légitime à l’enfant dans la mesure où il y a eu rupture du rapport d’obéissance et dans la mesure où la souffrance imposée est proportionnelle à la faute commise. Toute autre sanction, dans la morale d’autorité, est inintelligible : puisqu’il n’y a pas réciprocité entre celui qui commande et celui qui obéit, il se produira néces-sairement ceci que, même si le premier punit le second en ne faisant appel qu’aux sanctions « motivées » (réciprocité simple, consé-quence de l’acte, etc.), l’enfant ne verra dans ces sanctions qu’un châti-

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ment expiatoire (1). — A la morale de l’autonomie et de la coopération correspond, au contraire, la sanction par réciprocité. On ne voit nullement, en effet, comment le rapport de respect mutuel sur lequel est fondée toute coopération donnerait naissance à l’idée d’expiation ou la légitimerait : entre égaux la punition deviendrait pure vengeance. On voit fort bien, par contre, comment le blâme (qui est le point de départ de toute sanction quelle qu’elle soit) peut s’accompagner, dans le cas de la coopération, de mesures matérielles destinées à marquer la rupture du lien de réciprocité, ou à faire comprendre la conséquence des actes.

Si nous admettons cette parenté des deux types d’attitude relatifs à la justice rétributive avec les deux morales distinguées jusqu’ici, quelle explication faut-il donner de la genèse et de la destinée de chacun d’eux ?

En ce qui concerne le premier type, nous croyons que, tout en plongeant certaines de ses racines dans les réactions instinctives de l’enfant, il est avant tout façonné par la contrainte morale de l’adulte. Il convient d’analyser de près cette superposition des influences sociales sur les attitudes individuelles spontanées, si l’on veut comprendre exactement la notion d’expiation.

Parmi les tendances instinctives, il faut mentionner essen-tiellement les tendances vindicatives et la compassion. Toutes deux se développent, en effet, indépendamment de la pression adulte. Les réactions de défense et de lutte suffisent à expliquer comment l’individu imposant des souffrances à son adversaire pour se protéger lui-même, en vient à le faire souffrir pour répondre à toutes les offenses. La vengeance est ainsi contemporaine des premières manifestations de défense : il est très difficile, par exemple, de dire si les accès de rage d’un bébé de quelques mois expriment simplement le besoin de résister aux traitements dont il ne veut pas, ou s’il y a déjà vengeance. Dans tous les cas, dès que les échanges de coups apparaissent (et ils surgissent singuliè-rement tôt et indépendamment de toute influence adulte), on ne saurait dire où finit la lutte et où commence la vengeance. Or, comme l’a fort bien montré Mme Antipoff dans une courte note sur la compassion (2), les tendances vindicatives sont susceptibles

(1) Nous devons à l’obligeance des directrices de la Maison des Petits une confirmation très nette de ces affirmations : les élèves les plus jeunes (4-6 ans) ne voient dans les mesures de réciprocité que des sanctions expiatoires. Il faut attendre en moyenne 7-8 ans pour que leur signification soit comprise.

(2) H. ANTIPOFF, Observations sur la compassion et le sens de la justice chez t’enfant, Arch. de Psychol., t. XXI, p. 208 (1928).

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d’être « polarisées » très tôt sous J’influence de la sympathie : souf-frant avec celui qui souffre, en vertu de ses étonnantes facultés d’introjection et d’identification affective, l’enfant a besoin de venger le malheureux comme de se venger lui-même et éprouve une joie « vindicative » de toute douleur infligée à l’auteur des souf-frances d’autrui.

Seulement c’est, à notre sens, aller un peu vite en besogne que de fonder sans plus le sens de la justice sur de telles réactions et invoquer, avec Mme Antipoff (p. 213), une « manifestation morale innée, instinctive, et qui, pour se développer, n’a besoin, en somme, ni d’expériences préalables ni de socialisation de l’enfant parmi ses semblables ». Mme Antipoff insiste, pour démontrer sa thèse, sur le fait que les tendances vindicatives se polarisent directement sur le « coupable » : « Il s’agit ici, conclut-elle (p. 212), d’une perception affective d’ensemble, d’une « structure » morale élémentaire que l’enfant semble posséder très tôt et qui lui permet de saisir d’un seul coup le mal et la cause de ce mal, l’innocence et la culpabilité. Nous dirons que c’est là une perception affective de la justice. » Disons d’abord que rien, dans les très intéressantes observations citées par Mme Antipoff, ne démontre cette innéité : il s’agit de conduites relevées entre 3 et 9 ans et il est évident qu’à 3 ans un enfant a déjà subi toutes sortes d’influences adultes susceptibles d’expliquer pourquoi la « polarisation » ne s’oriente plus qu’en fonction du bien et du mal. Preuve en soit que l’enfant parle, qu’il dit « c’est bien fait », « le méchant », etc. : comment aurait-il appris ces mots sans subir l’influence morale de celui qui les lui a appris, et sans accepter du même coup un ensemble de consignes explicites ou implicites ? D’une manière générale, le problème se pose sous la forme suivante : comment les tendances vindicatives, même polarisées sous l’influence de la compassion, peuvent-elles donner naissance au besoin de sanctions et à la justice rétributive, si les rapports des individus entre eux ne viennent pas « régler » cette polarisation et réduire l’arbitraire individuel au nom d’un élément normatif d’autorité ou de réciprocité ?

A notre sens, lorsqu’un enfant se borne à venger un malheu-reux pour lequel il éprouve une compassion immédiate, il n’y a pas là encore sentiment de justice ni notion de sanction. Il y a simple extension de la tendance vindicative. Mais si cette sorte de vengeance désintéressée est condition nécessaire du dévelop-pement de la justice, elle n’en constitue pas la condition suffi-sante : la vengeance désintéressée ne deviendra sanction « juste » que lorsque des règles viendront préciser ce qui est bien et ce qui

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est mal. Tant qu’il n’y a pas de règles, la vengeance, même désintéressée, ne dépendra que des sympathies et antipathies individuelles et demeurera ainsi arbitraire : l’enfant n’éprouvera pas le sentiment de punir un coupable et de défendre un innocent, mais simplement de vaincre un ennemi et de défendre un ami. Dès qu’il y a règle au contraire (et la règle apparaît très tôt, ainsi que nous l’avons vu sans cesse : le garçon de 3 ans observé par Mme Antipoff en est déjà tout pénétré), il y a jugement de culpabilité, d’innocence, et « structure » morale de justice rétributive. D’où viennent donc ces règles ?

Si l’adulte n’intervenait pas, les rapports sociaux des enfants entre eux suffiraient peut-être à les constituer : le jeu des sympathies et des antipathies est occasion suffisante, pour la raison pratique, de prendre conscience de la réciprocité. Et, que la loi de réciprocité conduise à un certain type de sanctions, c’est ce que nous avons cru pouvoir établir au cours des analyses précédentes. Mais alors, la notion d’expiation n’apparaîtrait jamais : la simple vengeance demeurerait affaire privée jusqu’au jour où elle serait considérée comme immorale et les sanctions par réciprocité seraient seules tenues pour justes.

Mais l’adulte intervient. Il impose des consignes qui donnent naissance à des règles considérées comme sacrées. La vengeance désintéressée une fois « polarisée » par ces règles devient sanction expiatoire, et le premier type de justice rétributive est ainsi constitué. Lorsque l’adulte s’irrite, parce que les lois qu’il édicte ne sont pas observées, cette irritation est tenue pour « juste » à cause du respect unilatéral dont les grands sont l’objet et du caractère sacré de la loi édictée. Lorsque la colère adulte se répand en châtiments, cette vengeance venue d’en haut apparaît comme une sanction légitime, et la souffrance qui en résulte comme une « juste » expiation. La notion de sanction expiatoire résulte donc, au total, de la conjonction de deux influences : influence individuelle, qui est le besoin de vengeance, y compris des vengeances dérivées et désintéressées, et influence sociale qui est l’autorité adulte imposant le respect des consignes et le respect de la vengeance en cas d’infraction. En bref, du point de vue de l’enfant, la sanction expiatoire est une vengeance assimilable à la vengeance désintéressée (parce qu’elle venge la loi elle-même) et qui émane des auteurs de la loi.

Comment expliquer maintenant le passage du premier au second type de justice rétributive ? Si ce qui précède est exact, cette évolution n’est qu’un cas particulier de l’évolution géné-rale du respect unilatéral au respect mutuel. Puisque, dans tous les

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domaines étudiés jusqu’ici, le respect de l’adulte — ou du moins une certaine manière de respecter l’adulte — diminue au profit des rapports d’égalité et de réciprocité (entre enfants et dans la mesure où cela devient possible entre enfants et adultes), il est normal que, dans le domaine de rétribution, les effets du respect unilatéral tendent à s’atténuer avec l’âge. C’est pourquoi l’idée d’expiation perd progressivement de sa valeur et c’est pourquoi les sanctions tendent à n’être plus réglées que par la loi de réciprocité. Ce qui demeure ainsi de la notion de rétribution, c’est cette notion qu’il faut, non pas compenser la faute par une souffrance proportionnée, mais faire comprendre au coupable par des mesures appropriées, en relation avec la faute elle-même, en quoi il a rompu le lien de solidarité. On peut exprimer la chose en disant qu’il y a, en définitive, primat de la justice distributive (de la notion d’égalité) sur la justice rétributive, alors qu’au début c’est l’inverse. Nous retrouverons cette conclusion au § 4. Ajoutons, enfin, que l’idée de réciprocité, souvent entendue, lors de son apparition, comme une sorte de vengeance réglée ou de loi du talion à expression quasi mathématique, tend d’elle-même à la morale du pardon et de la compréhension. Comme nous le verrons encore dans la suite, l’enfant se rend compte à un moment donné qu’il n’y a de réciprocité possible que dans le bien. Il y a là une sorte de choc en retour de la forme de la loi morale sur son contenu : la loi de réciprocité implique ainsi des obligations positives résultant de sa forme même. C’est pourquoi, dans le domaine de la justice rétributive, l’enfant, après avoir admis le principe des sanctions par réciprocité, en vient parfois à penser que, dans la sanction, tout élément matériel de punition, même « motivé », est inutile, l’essentiel étant de faire comprendre au coupable en quoi son action est mauvaise, parce que contraire aux règles de la coopération.

§ 2. LA RESPONSABILITÉ COLLECTIVE ET COMMUNICABLE. — Nous avons négligé, pour la considérer à part, une question qu’il peut être utile de discuter à propos de la justice rétributive : les enfants consi-dèrent-ils comme juste, en général ou dans les cas où le coupable est inconnu, de punir le groupe entier auquel il appartient ? La question a un double intérêt pédagogique et psycho-sociologique. Pédagogique, parce qu’on a longtemps utilisé en classe la sanction collective et que, malgré les nombreuses protestations qui se sont élevées contre cet usage, il demeure plus répandu qu’on ne croit. Il peut donc être important de connaître la réaction de cette pratique sur la cons-cience même de l’enfant. Intérêt psychologique, d’autre part. On sait, en

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effet par l’histoire du droit pénal, que la responsabilité a longtemps été considérée comme collective et communicable : ce n’est qu’à une date assez récente que la responsabilité s’est individualisée, et encore voyons-nous dans plusieurs croyances religieuses actuelles la survivance de la conception primitive. M. Fauconnet, dans le beau livre dont nous avons parlé et dont nous reparlerons, a montré en quoi cette notion de responsabilité communicable était liée à celle de responsabilité objective. Or la responsabilité objective est admise par l’enfant ainsi que nous croyons l’avoir montré précédemment : existe-t-il dès lors une tendance parallèle et complémentaire à concevoir la responsabilité comme communicable ?

Pour résoudre le problème, nous avons présenté aux enfants un certain nombre d’histoires à propos desquelles la conversation est possible et qui reproduisent les situations habituelles dans lesquelles la question de la responsabilité collective doit se poser. Ces situations nous paraissent être au nombre de trois : 1° L’adulte ne cherche pas à analyser les culpabilités individuelles et punit tout le groupe pour la faute de l’un ou de deux ; 2° L’adulte voudrait atteindre l’individu coupable, mais celui-ci ne se dénonce pas et le groupe refuse de le dénoncer ; 3° L’adulte voudrait atteindre le coupable, mais celui-ci ne se dénonce pas et ses camarades ignorent qui il est. — Dans chacun de ces trois cas, on peut demander à l’enfant interrogé s’il est juste de punir le groupe, ou non, et pourquoi. Une soixantaine de sujets de 6 à 14 ans ont été examinés, ce qui est suffisant, étant donnée l’uniformité relative des réponses obtenues. Ces enfants ne sont pas les mêmes que ceux dont il a été question au paragraphe précédent.

Il est à remarquer d’emblée que, des trois situations envisagées, la première seule est comparable aux situations génératrices de responsabilité collective dans les sociétés inférieures. Mais il était naturellement important d’analyser aussi les deux autres, à titre de contre-épreuve.

Voici les histoires dont nous nous sommes servi : HISTOIRE I. Une maman a défendu à ses trois garçons de jouer avec les

ciseaux en son absence. Mais, dès qu’elle est partie, le premier dit : « Si on jouait avec les ciseaux ! » Le second va alors chercher des journaux pour pouvoir les découper. Le troisième dit : « Non, maman l’a défendu. Moi je ne toucherai pas aux ciseaux ! » Quand la maman rentre, elle voit par terre tous les morceaux du journal découpé. Elle comprend qu’on a touché aux ciseaux et elle punit alors ses trois garçons ensemble. Est-ce que c’est juste ?

HISTOIRE II. En sortant de l’école, tous les garçons d’une classe vont s’amuser dans la rue et se lancent des boules de neige. Un des garçons,

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en lançant sa boule trop loin, casse une vitre. Un monsieur sort de la maison et demande qui c’est. Comme personne ne répond, il va se plaindre au maître. Le lendemain le maître demande à la classe qui a cassé la vitre. Mais de nouveau personne ne dit rien. Celui qui l’a fait dit que ce n’est pas lui et les autres ne veulent pas le dénoncer. Qu’est-ce que doit faire le maître ? (Si l’enfant interrogé ne répond pas, ou répond à côté de la question, on précise : ne fallait-il punir personne, ou fallait-il punir toute la classe ?)

HISTOIRE III. Des garçons lancent des boules de neige contre un mur. On leur avait permis de le faire, mais à condition de ne pas les lancer trop haut, parce que tout en haut il y avait une fenêtre et qu’on aurait pu casser les vitres. Les garçons s’amusaient bien, sauf un qui était un peu maladroit et qui avait de la peine à bien lancer ses boules. Alors sans qu’on le voie, il a ramassé un caillou et a mis de la neige autour pour faire une boule bien dure. Puis il l’a lancée et elle est montée si haut qu’elle est tombée dans la fenêtre, a cassé les vitres et est entrée dans la chambre. Quand le papa est revenu, il a vu ce qui s’était passé. Il a même trouvé le caillou avec de la neige fondue sur le plancher. Il s’est alors fâché et a demandé qui avait fait cela. Mais celui qui l’avait fait a dit que ce n’était pas lui et les autres aussi : les autres ne savaient pas qui avait mis un caillou dans sa boule de neige. Que devait faire le papa, punir tout le monde ou personne ?

HISTOIRE IV. Dans une cour d’école, le maître a permis aux enfants d’une classe de s’amuser avec ce qu’il y avait dans une grange, mais à condition de tout remettre bien en ordre avant de partir. L’un a pris un râteau, l’autre une pelle et chacun est parti de son côté. Un garçon a pris une brouette et est allé jouer seul sur un chemin, si bien qu’il a cassé la brouette. Il est alors revenu sans qu’on le voie cacher la brouette dans la grange. Le soir, quand le maître a regardé si tout était en ordre, il a trouvé la brouette cassée et a demandé qui c’était. Mais celui qui l’avait fait n’a rien dit et les autres ne savaient pas qui c’était. Que fallait-il faire ? (Punir toute la classe ou personne ?)

Nous avons imaginé d’autres histoires sur les mêmes thèmes, au fur et à mesure des besoins de l’expérience, mais il est inutile de les relever toutes ici, étant donné la pauvreté des résultats obtenus. On remarque que l’Histoire I correspond à la première des situations distinguées tout à l’heure, l’histoire II à la seconde et les histoires III et IV à la troisième.

En ce qui concerne la première de ces situations, nous n’avons pu, malgré tout notre désir (1), découvrir chez nos enfants la moindre

(1) On nous a souvent objecté qu’un interrogatoire conduit avec quelque diplomatie peut faire dire n’importe quoi aux enfants. Voici un exemple du contraire : nous espérions très vivement — parce que nous l’avions escompté au point de vue théorique — que les petits, au moins, répondraient conformément à la notion de responsabilité collective. Cette hypothèse s’est révélée fausse et notre désir n’a point suffi à suggestionner les sujets interrogés.

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trace de responsabilité collective. Chez les petits comme chez les grands, la maman de l’Histoire I est considérée comme injuste : il faut punir chacun en fonction de ce qu’il a fait et non le groupe entier en fonction de tel de ses membres. Voici des exemples :

RED (6 ans) : « Qu’est-ce que tu penses de ça ? — Celui qui n’avait pas touché, il aurait dû le dire. — C’est juste, ou pas juste de les punir tous les trois ? — Non. — Pourquoi ? — Parce qu’il y en avait un qui l’avait pas fait. — Combien fallait-il en punir ? — Deux. »

STAN (6 ans) répète l’histoire comme suit : « Y avait une fois une dame qui allait en commission. Y a un des garçons qui a pris les ciseaux. L’autre il a coupé le papier. L’autre il a rien fait. Le soir elle est venue, elle a puni tous les trois. — C’est juste ? — … Il fallait gronder les deux et pis le troisième pas le gronder. »

BOL (7 ans) : « Il y avait une fois une maman qui avait trois enfants, puis après elle est partie faire des commissions, puis elle leur a dit de pas toucher aux ciseaux … Et puis ils ont quand même touché. — Oui, qui ? — Le premier et le second, mais pas le troisième. — Oui, et puis ? — Et puis quand la maman est rentrée, elle a vu qu’ils avaient touché aux ciseaux, et puis elle les a punis. — Oui, comment ? — Elle les a envoyés au lit sans souper. — Bien. Qu’est-ce que tu penses de cette histoire ? — Qu’elle est belle ! — C’était juste ou pas de punir les trois ? — Non. Rien que les deux premiers. — Pourquoi pas les trois ? — Parce que le troisième il avait pas désobéi. — Et les deux autres ? — Oui, ils avaient désobéi. — Alors ? — Alors ils allaient au lit sans souper. — C’était juste ? — Oui. — C’étaient trois frères. Alors on en a puni deux. Il n’y avait pas besoin de punir le troisième ? — Non. »

SCRIB (9 ans) : « Les enfants n’auraient pas dû toucher aux ciseaux, Elle a bien fait de les punir. — Est-ce qu’elle a cherché qui c’était ? — Elle a puni tous les trois. Elle aurait dû demander qui c’est qui a pris les ciseaux. Elle dit : « Puisque personne ne veut l’avouer, je veux punir tous les enfants. » Si personne n’aurait avoué, elle aurait dû les punir tous les trois, mais sans ça c’était pas juste, elle aurait dû en punir seulement deux, puisqu’ils auraient avoué. »

Toutes les réponses obtenues sont de ce type. On voit combien l’idée de la solidarité du groupe dans la responsabilité est étran-gère à ces jugements. Ce résultat est d’autant plus remarquable qu’en général, pour les enfants de moins de 7 ans, tout ce que fait l’adulte est « juste », ainsi que nous le verrons dans la suite. C’est donc en opposition avec cette tendance à justifier l’adulte en tout que ces enfants rejettent l’idée de responsabilité collec-tive, dans le cas particulier de notre interrogatoire. Il est vrai que, dans le domaine de la justice rétributive, l’enfant arrive à décou-vrir les erreurs de jugement de l’adulte plus vite que dans le cas

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de la justice distributive : une sanction appliquée à faux apparaît comme plus injuste qu’une inégalité.

Les réflexions spontanées de Scrib sur l’opportunité qu’il y aurait à punir les trois enfants ensemble si les deux premiers n’avaient pas avoué nous conduisent à la situation II : faut-il punir le groupe entier lorsque le coupable ne se dénonce pas et lorsque les innocents refusent de le désigner ?

Nous sommes ici en présence d’un problème qui est très différent de la question classique de la responsabilité collective dans l’évolution des sociétés, mais qui l’éclaire cependant par certains côtés. En effet, par le fait même que le coupable refuse d’avouer et que ses proches ne le dénoncent pas, il s’établit à l’intérieur du groupe une solidarité bien supérieure à ce qu’elle était auparavant parce qu’à la solidarité naturelle et simplement donnée se surajoute une solidarité voulue et acceptée par tous. Dans ces conditions, l’enfant admettra-t-il la notion de la responsa-bilité collective ?

Si nous faisons une statistique en fonction de l’âge, nous ne trouvons qu’un résultat indéterminé : à tous les âges il y a des enfants qui, dans l’histoire II et les récits analogues, estiment qu’il faut punir tout le groupe, et des enfants qui considèrent qu’il est plus juste de ne punir personne. Les deux types de réponses se sont ainsi trouvés caractérisés par le même âge moyen (9 ans environ, puisque nous avons interrogé des sujets de 6 à 12 ans). Mais, sous cette homogénéité apparente, on discerne en réalité des types de réactions fort distincts. Pour les enfants d’un premier type — ce sont en général les plus petits — il faut punir tout le monde ; seulement ce n’est pas parce que la solidarité du groupe rend collective la responsabilité, c’est parce que chacun est coupable individuellement, étant donné que personne ne veut dénoncer l’auteur du méfait et que ce serait un devoir envers le maître que de le faire. Pour les enfants d’un second type — ce sont en général les grands — il faut punir tout le monde, non pas parce qu’il est mal de ne pas « rapporter », mais parce que, la classe ayant décidé de ne pas dénoncer le coupable, elle se considère par cela même comme solidaire : il y a là une sorte de responsabilité collective, mais voulue par les individus et non obligatoire en soi. Pour les enfants d’un troisième type, enfin — ce sont en gros les enfants d’âge intermé-diaire — il ne faut punir personne : d’une part, parce qu’il est bien de ne pas rapporter, et, d’autre part, parce qu’on ne connaît pas le coupable. Il faut ajouter ceci que les enfants du premier type, outre le raisonnement relevé à l’instant, estiment qu’il faut punir tout le monde,

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parce qu’il faut nécessairement qu’un méfait comporte une sanction : en punissant tout le monde la justice est donc respectée. Au contraire, les enfants des deux autres types considèrent la sanction exercée contre des innocents plus injuste que l’impunité du coupable. Mais ces considérations interviennent avec beaucoup plus de clarté à propos de la situation III. Aussi n’est-ce pas sur elles que nous allons insister pour le moment. Voici des exemples du premier type :

RED (6 ans). Hist. II : « Et le maître qu’est-ce qu’il a fait ? — Il les a tous punis. — Pourquoi tous ? — Parce qu’il savait pas qui c’est qui avait cassé la vitre. » « Qu’est-ce qu’il a fait celui qui avait cassé la vitre ? — Il a dit qu’il fallait pas le dire. — Et qu’est-ce qu’ils ont pensé les autres ? — Qu’il fallait pas le dire. — Et les autres ils ont trouvé que c’était juste ? — Oui. — De quoi ? — De pas le dire [c’est là qu’est la faute pour Red : c’est que personne n’a voulu dénoncer le coupable. D’où la sanction collective]. — Mais c’était juste qu’on les punisse tous ou pas ? — C’était juste. — Pourquoi ? — On savait pas qui c’était. — Chez toi ou à l’école on vous a déjà punis tous à la fois ? — Non, on nous demande [qui est le coupable] et puis on le dit. »

BOL (7 ans). Histoire analogue à l’Hist. II : « Qu’est-ce qu’il fallait faire ? — Les punir. — Qui ? — Tous les quatre. — Pourquoi ? — La maman savait pas qui c’était. Ça fait qu’il fallait bien les punir les quatre. — Pourquoi ? Il n’y en avait qu’un qui a lancé la boule. Il fallait aussi punir les trois autres ? — Oui. — Pourquoi ? — Parce qu’ils avaient pas voulu dire. — Et les autres ils ont trouvé ça juste ? — Non. — Pourquoi pas ? — Enfin, peut-être qu’oui. — Pourquoi ? — Parce qu’ils avaient pas voulu dire. Alors il fallait les punir les quatre. »

SCRIB (9 ans). Hist. II : « Que devait faire le maître ? — Il devait se renseigner. — Il a bien demandé aux autres, mais ils n’ont rien dit. — Ils devaient le dire. — Qu’aurais-tu fait, toi ? — Je le dirais … parce que c’est une chose mal [de casser la vitre], qu’on doit pas faire … Ça serait mieux de le dire. Faut le dire, parce qu’il faut punir quelqu’un qui a cassé un carreau. — Mais les enfants ne l’ont pas dit. Qu’est-ce que doit faire le maître ? — Il doit punir toute la classe, parce que personne ne le dit. — Qu’est-ce qui est le plus juste, de punir tout le monde ou personne ? — Le plus juste ? De punir toute la classe, parce que personne n’a voulu dire. Il faut qu’ils soient punis. — Dis-moi : ce jour-là il y avait un élève absent, qui était malade chez lui. Il n’a donc pas vu qui a cassé la vitre. C’est le jour où il n’était pas là que le maître a dit qu’il punirait toute la classe et qu’il donnerait à tous une heure d’arrêt jeudi. Le jeudi, l’élève absent était guéri : est-ce qu’il fallait le punir avec les autres ou ne pas le punir ? — Il devait faire l’heure d’arrêt : tout le monde devait aller ensemble ; [il est vrai que] toute la classe n’était pas là quand on a cassé le carreau, [mais] il doit être aussi puni, puisque c’est toute la classe qui est punie. » Ces derniers propos sont peut-être ce que

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nous avons trouvé de plus net chez les enfants interrogés en fait de responsabilité collective.

HER (9 ans). Hist. II : « Que faut-il faire ? — Les punir toute la flotte. — C’était juste ? — Non, parce que celui-là qui l’avait fait, il avait rien dit, et c’est lui seul qui aurait dû être puni. — Et les autres, ils auraient dû dire ou pas ? — Oui, ils auraient dû dire. — Si tu avais été un des autres, tu l’aurais dit ou pas ? — Moi, je l’aurais dit au maître. — Les autres auraient trouvé que c’était gentil ? — Non. — Et si le maître avait puni tout le monde, ç’aurait été juste ? — Non. — Et ne punir personne ? — Non plus. — Qu’est-ce qu’il fallait faire ? — Donner à toute la classe une heure d’arrêt. — Et toi, tu aurais trouvé juste ? — J’aimerais mieux être puni, s’il n’avait pas trouvé [le coupable). — Même si ce n’était pas toi ? — Oui. »

On voit nettement les deux idées qui dominent dans ces réponses. D’une part, il faut une sanction, même si elle frappe les innocents. D’autre part, personne n’est complètement innocent, puisque la classe refuse de dénoncer le coupable. A noter l’idée de Scrib qui considère la classe comme solidaire au point que même l’élève absent doit être puni à son retour avec les autres : on voit poindre ici pour la première fois la responsabilité collective proprement dite.

Voici maintenant des exemples du second type (il faut punir tout le monde parce que la classe décide d’être solidaire) :

SCHU (13 ans) : « Il faut punir la classe. — Pourquoi ? — Parce que, si personne ne se dénoncerait, il faudrait bien punir quelqu’un. — Pourquoi faut-il bien punir quelqu’un ? — Pour ne pas laisser toute la punition à celui qui a cassé la vitre [cf. cette solidarité librement acceptée]. — Pourquoi ? Tu aurais trouvé bien de punir toute la classe ? — Parce qu’il ne fallait pas laisser un seul élève puni : ça serait lâche de le laisser punir [cf. cette formule énergique]. — Et lui il a bien fait de ne pas se dénoncer ? — Non, il n’a pas bien fait. — Et toi qu’aurais-tu fait ? — Je me serais dénoncé. — Et les autres ? — Ils auraient aussi pu le rapporter. — Pourquoi ne l’ont-ils pas fait ? — Après on leur crie dessus [= leurs camarades les blâment]. — Pourquoi ? — Parce qu’il y a des bons camarades. Les bons ils ne disent rien. — Pourquoi ? — Pour qu’il ne soit pas puni. — Alors que faut-il faire ? — Le maître doit faire payer la vitre à toute la classe. — Et si le monsieur dit : « Ça m’est égal qu’on me la paye ma vitre. Ce que je veux c’est que le coupable soit puni ? » — Il faut tâcher de trouver, sinon punir toute la classe. — Et s’il y a eu un élève absent ce jour-là, quand il revient faudra-t-il le punir avec les autres ? — Non. Il faut qu’il la fasse pas [la punition]. — Pourquoi ? — Parce qu’il était pas de la bande. »

SCHMO (11 ans) estime de même que de « chics copains » ne dénon-cent pas le camarade qui risque d’être puni. Mais il est dans le rôle du maître

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de punir toute la classe puisque le coupable n’avoue pas : « Si tu avais été un élève, tu aurais trouvé ça juste ? — Non. Pas tout à fait, mais si j’avais été le maître, c’est ce que j’aurais fait. »

On voit en quoi ce type diffère du premier : il est bien de ne pas rapporter (aussi n’est-ce pas le refus de dénoncer le coupable qu’il faut réprimer en punissant la classe), mais, comme la classe, par son silence, se rend solidaire du coupable, elle déclare du même coup la guerre au maître, qui a dès lors le droit de sévir. Du point de vue du maître, la sanction collective est donc admissible, quoiqu’elle n’ait en soi rien ni d’obligatoire ni même de juste.

Voici maintenant des exemples du troisième type (il ne faut pas punir la classe entière) :

HOT (7 1/2) : « Qu’est-ce qui est le plus juste, de punir tout le monde ou personne ? — C’est de punir celui qui l’a fait. — Mais on ne sait pas qui c’est. Alors ? — C’est de punir personne qui est le plus juste, parce qu’on ne sait pas qui c’est qui l’a fait. » « Et si le maître disait simplement que tout le monde doit rester après la classe jusqu’à ce que celui qui l’a fait le dise, ce serait juste ? — Oui. Il a bien fait. C’est autrement qu’avant. — Et si on donnait deux heures d’arrêt à tout le monde, ce serait juste ? — Non. »

NIK (10 ans) : « Il y en a qui m’ont dit qu’il faut punir toute la classe, d’autres qu’il ne faut punir personne. Qu’est-ce que tu penses ? — Punir personne. — Pourquoi ? — Parce qu’on sait pas qui c’est. — C’est tout à fait juste ou pas ? — J’sais pas. — C’est ce qu’il y a de plus juste ou pas ? — Oui. — Pourquoi ? — Parce que sans ça, ça ferait punir tous les autres enfants. — Punir toute la classe serait tout à fait injuste ? — Non. — Pourquoi ? — Parce que celui qui l’a fait serait aussi puni. »

On voit que pour ces enfants la responsabilité individuelle est seule en jeu : l’essentiel est de ne pas atteindre des innocents. Il est donc plus juste de ne punir personne. Quant à la sanction collective, elle n’est légitime qu’en tant qu’elle atteint du même coup le coupable lui-même.

De ces quelques faits, observés à l’occasion de la situation II, nous pouvons donc dire que les seuls qui ressemblent à de la responsabilité collective sont ceux du deuxième type. Les enfants du premier type ne songent, en effet, nullement à une communicabilité de la faute : s’il faut punir tout le monde c’est que tout le monde est coupable, puisque les spectateurs du méfait refusent d’en dénoncer l’auteur. Il y a donc responsabilité générale et non collective. Seul Scrib, en voulant punir aussi l’élève absent, fait momentanément exception, et en cela il annonce déjà le second

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type. Quant aux enfants du troisième type, ils sont nettement hostiles à l’idée de responsabilité communicable. Il ne reste donc que le second type, c’est-à-dire, chose curieuse, les enfants les plus âgés ! Mais, pour eux, si la collectivité est responsable, c’est qu’elle le veut bien et décide, par solidarité, de partager la punition du coupable. Est-ce là une attitude comparable à celle des « primitifs » qui considèrent le groupe comme contaminé par la faute de l’un de ses membres ? Avant d’en décider, examinons la situation III.

Ce sont les histoires III et IV qui nous ont permis d’analyser les réactions des enfants eu égard à cette situation. Il y a donc méfait individuel, mais la collectivité ne connaît pas le coupable : faut-il la punir dans son ensemble ou ne punir personne ? Sur ce point, la réaction des enfants s’est trouvée fort nette. Pour les petits, il faut punir tout le monde, mais cela n’est pas parce que le groupe est responsable : c’est parce qu’il faut à tout prix une sanction, même si elle atteint les innocents en plus du coupable. Pour les grands, au contraire, il ne faut punir personne, parce que le châtiment infligé aux innocents est plus injuste que l’impunité pour le coupable. Tout au moins les grands sont unanimes, dès 8-9 ans, à dire que la sanction collective est moins juste dans la présente situation que dans le cas de la situation II.

Voici des exemples de la réaction des petits : MAR (6 ans). Hist. IV : « Qu’est-ce qu’il fallait faire ? — Punir le gamin.

— Est-ce qu’on savait qui c’était ? — Non. — Alors ? — Prendre un gamin et puis le punir. — Le prendre au hasard ? — Non. On changerait [= à tour de rôle]. »

FRIC (6 ans). Hist. IV : « Que faire ? — Punir. — Comment punir ? — Mettre au cachot. — Qui ? — Celui-là qui a cassé le char. — On savait qui c’est ? — Non. — Alors que faire ? — Les mettre tous au cachot. — Qu’ont dit les autres ? — Que c’était pas moi qui l’ai fait. — Qu’est-ce qu’ils ont trouvé ? — Qu’il fallait pas les mettre. — Si tu étais la maîtresse, qu’est-ce que tu ferais ? — Je les mettrais tous au cachot. »

VEL (6 ans). Hist. IV : Il faut punir tout le monde. « C’est juste de punir tout le monde ? — Oui, parce qu’il a cassé le petit char. — Qui « il » ? — Le gamin. — Alors c’est juste de punir tout le monde ? — Oui, mettre tout le monde aux arrêts. »

STO (7 ans). Hist. IV : « Alors faut-il punir tout le monde ou personne ? — Je punirais la moitié de la classe. — Et si tu étais dans cette moitié-là, qu’est-ce que tu dirais qu’on te punisse avec les autres ? — Je penserais que ça serait juste. »

GRIB (9 ans). Hist. III : « Chacun doit donner une petite part pour payer le carreau. — Qu’est-ce qui est le plus juste, que chacun paye quelque chose ou rien ? — Puisque c’est quelqu’un dans sa classe, chacun

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doit donner deux sous. » Hist. IV : « Puisque personne ne peut le dire, il faut punir toute la classe. Celui-là qui l’avait cassée voulait pas le dire. Alors il [le maître] a dit que tout le monde soit puni. »

HER (9 ans). Hist. IV ; « S’il [le maître] avait pas trouvé celui-là qui l’avait cassée, il avait meilleur temps de punir toute la flotte. — Mais les autres, est-ce qu’ils l’avaient vu ? — Non. — Est-ce que tu penses que c’est plus juste ici ou dans la première histoire [Hist. II] ? — C’est plus juste dans la deuxième histoire, parce qu’on n’a pas vu qui c’était. — Dans la première, pourquoi est-ce qu’ils n’ont pas dit ? — Parce qu’ils voulaient pas rapporter. Il fallait plus punir dans la seconde, parce que personne ne sait qui c’est. — Alors pourquoi faut-il punir davantage quand personne ne le sait ? — Parce que [dans l’Hist. IV] les autres ne pouvaient pas le rapporter, puisqu’ils ne savaient pas. — Est-ce qu’ils ont bien fait de ne pas rapporter, dans la première histoire, ou pas ? — Ils ont bien fait de ne pas rapporter [Her a donc changé d’idée depuis l’interrogatoire précédent). — Ils ne devaient pas le dire ? — Non. »

On voit la réaction de ces enfants : ils admettent la sanction collective, mais, s’il en est ainsi, ce n’est pas parce que la collectivité est solidairement responsable des fautes de l’un de ses membres, c’est simplement parce que le coupable est inconnu et qu’il faut à tout prix une sanction. Le fait primitif, dans ce cas, ce n’est pas le sentiment de la solidarité du groupe, c’est celui de la nécessité d’une sanction. D’où la réponse bizarre de Her, qui estime plus juste de punir tout le monde dans ce cas-ci que dans la situation II : dans ce dernier cas, en effet, les enfants agissent bien en refusant de dénoncer le coupable, et il n’est pas très juste de les punir, tandis que, si le coupable est inconnu, il ne reste qu’à châtier tout le groupe.

Voici maintenant des cas de grands, pour lesquels la sanction collective est injuste :

DELLEN (9 ans). Hist. IV : « Que faire ? — Leur demander qui l’a fait. — Punir ? — Oui. — Comment ? — Demander celui qui a pris le char. — Mais il ne se dénonce pas. Il faut en prendre au hasard et le punir ? — Non. On ne sait pas lequel c’est qui a cassé le char. — Il ne faut punir personne ? — Oui … non, ce serait quand même pas juste, parce que celui qui a cassé il serait pas puni. — Punir tout le monde ? — Non. Seulement le garçon qu’a cassé le char. Ce serait pas juste de punir tout le monde, parce que les autres l’ont pas cassé. — En punir deux ou trois ? — Non. — Personne ? — Oui, c’est le plus juste. — Mais tu m’as dit que celui qui a cassé le char n’est pas puni. — … — Faut-il punir tout le monde ? — Non, parce que les autres n’ont rien fait. »

NIK (10 ans). Hist. III : « Il y en a qui disent qu’il faut punir toute la classe, d’autres disent personne. Dis-moi ce que tu penses, toi. — Punir personne. — Pourquoi ? — Parce qu’on ne sait pas qui c’est. — C’est ce

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qu’il y a de plus juste, tu penses ? — Oui. — Pourquoi ? — Parce que sans ça, ça ferait punir tous les autres enfants. » Hist. IV : « Si tu étais le maître, qu’est-ce que tu trouverais de plus juste ? — Punir personne. — Où est-ce que tu trouverais le plus juste de les punir tous, dans l’histoire où ils ont tous vu le garçon qui casse la vitre ou dans celle-ci ? — Dans la première histoire. — Pourquoi ? — Parce qu’ils savent et qu’ils veulent pas dire. »

Pour les grands, même ceux qui sont tentés par la sanction collective répondent comme Nik en ce qui concerne le dernier point : la sanction collective est moins juste là où le groupe ignore le coupable. Là où chacun connaît l’auteur de la faute et refuse de le dénoncer, il y a, en effet, solidarité volontaire, ce que nous avons déjà vu à propos de la situation II. Ici, par contre, il y a indé-pendance complète des individus. Aussi la grande majorité des grands considère-t-elle la punition générale comme plus injuste que l’impunité du coupable.

Notons cependant qu’en certains cas il arrive à l’enfant de s’approcher de la notion de responsabilité collective : cela se produit lorsque la sanction choisie se prête à cette extension et paraît frapper non seulement le coupable, mais l’enfant en général dans son infériorité et sa négligence. En effet, s’il s’agit de donner à tous une heure d’arrêt, alors que le coupable seul pourrait la faire, cela ne semble guère juste. Mais si l’on punit la classe entière en interdisant à l’avenir tout nouvel emprunt d’outils, cela paraît équitable : ce n’est plus l’individu innocent que cette mesure atteint, c’est l’enfant en soi, le « genre » enfant (comme les théologiens disent le « genre humain »). En effet, puisque l’un des membres du groupe a démontré qu’il était trop maladroit pour utiliser une brouette, il est normal que le groupe dans son ensemble soit suspecté de négligence et que la responsabilité rejaillisse ainsi sur chacun :

Nuss (7 ans). Hist. IV : « Qu’est-ce qu’il fallait leur faire ? — Il fallait leur dire de ne pas casser la brouette. — Et le maître les a punis ou pas ? — Oui. — Comment ? — Il leur a dit qu’il fallait plus toucher ces choses. — Mais est-ce qu’il les a punis ? — Oui. Il leur défend de toucher plus jamais aux outils. — Ils ont pensé que c’était juste, les gosses ? — Oui. — Même ceux qui n’avaient rien fait ? — Oui. »

Ces cas, avec celui de Scrib (lequel voulait punir même un élève absent), sont ceux qui se rapprochent le plus de la notion classique de responsabilité collective. Et, effectivement, l’adulte lui-même admet que l’on frappe une collectivité, en interdisant par exemple l’accès d’un chemin aux promeneurs ou aux automo-

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biles, lorsque des excès ont été commis par des individus trop peu scrupuleux. Mais dans ce cas, comme dans celui de Nuss, la sanction n’est pas expiatoire : c’est une mesure de précaution frappant davan-tage les individus en général que le groupe solidaire comme tel.

Sur ce point, Mlle A. M. Feldweg a bien voulu nous fournir un précieux complément d’enquête. Elle a interrogé une quarantaine d’enfants de 5 à 13 ans au moyen d’histoires relatives à la situation I, mais mettant en évidence ce caractère de la sanction collective d’être parfois une mesure de précaution générale plus qu’une expiation proprement dite. Voici deux de ces histoires :

HIST. V. Il y avait dans une école deux classes seulement, une classe de grands et une classe de petits. Le samedi après-midi, quand on ne travaillait pas sérieusement, les petits ont demandé aux grands de leur prêter un de leurs beaux livres d’animaux. Les grands l’ont prêté en leur recommandant de le bien soigner. Mais, une fois, deux petits, voulant chacun tourner la page, se sont disputés et ont déchiré quelques pages du livre. Quand les grands ont vu le livre déchiré, ils ont déclaré qu’ils ne le prêteraient plus jamais à la classe des petits. Les grands ont-ils bien fait, ou non ?

HIST. VI. Une maman a donné à ses trois garçons une belle boite de crayons de couleur, mais en leur recommandant de ne pas les laisser tomber pour ne pas casser les mines. Mais un des trois, qui dessinait mal, a vu que ses frères dessinaient mieux que lui et, par dépit (ou « parce qu’il était fâché à cause de ça »), il a jeté à terre les crayons. Quand la maman a vu cela, elle a enlevé les crayons et ne les a plus jamais rendus aux enfants. A-t-elle bien fait ou non ?

Contrairement aux histoires I à IV, ces récits ont donné lieu à des réactions beaucoup plus favorables en apparence à la responsabilité collective. En effet, près de la moitié des enfants à propos de l’histoire V, et près du cinquième en ce qui concerne l’histoire VI, approuvent la sanction prise. Mais, si nous cherchons à analyser le pourquoi de ces approbations, nous voyons d’emblée en quoi elles sont étrangères en fait à la responsabilité proprement collective.

Tout d’abord, il est significatif que la sanction générale soit approuvée bien davantage dans le cas de l’hist. V (presque la moitié) que dans celui de l’hist. VI (seulement un cinquième). En effet, la sanction décrite dans l’hist. V consiste beaucoup plus en une mesure préventive de protection qu’en une sanction proprement dire. Au contraire, la punition de l’hist. VI comporte un élément de répression qui en fait une sanction quasi expia-toire : les crayons dont il est question étaient, en effet, destinés

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aux enfants auxquels on les a repris, tandis que, dans le premier cas, il s’agit d’un livre prêté qu’on ne prête simplement plus.

D’autre part, les hésitations et même les tergiversations des sujets favorables à la sanction collective montrent assez que leur conviction n’est pas faite et surtout que le problème est nouveau pour eux, au lieu de correspondre à une notion acquise ou déjà acceptée. Enfin, les réponses nettes ne font guère appel qu’à l’idée même de mesure préventive, sur laquelle nous insistions à l’instant. Voici un exemple de ce type de réponses :

ROL (7 ; 6). Hist. V : « Les grands font bien, ou non ? — Ils font bien. — Pourquoi ? — Ils [les petits] déchireront encore une fois. — Il n’y en a qu’un ou deux qui ont déchiré. — Oui, mais les autres déchireront peut-être aussi. — Peut-on donner le livre à ceux qui n’ont rien fait, ou non ? — Oui. — Qu’est-ce qui serait le plus juste, de le leur donner ou pas ? — Plus leur donner, parce qu’ils font pas attention à ce que disent les grands. — Si tu étais de la classe des petits, et que tu n’aies rien fait, tu trouverais ça juste ou pas ? — Oui. — Pourquoi ? — Parce qu’on a bien fait. Ça ne vaut pas la peine de déchirer un livre qui coûte cher. »

Il est vrai que, dans certains cas rares, on constate en plus un appel à la solidarité du groupe comme tel, et que là encore, comme dans l’exemple de Scrib (p. 190), on a l’impression que l’enfant côtoie la responsabilité collective. Voici l’un de ces cas :

HOCH (9 ans). Hist. VI. « La maman a bien fait ? — Oui. — Pourquoi ? — Parce qu’elle a peur qu’ils les jettent par terre. — Qui « ils » ? — Peut-être aussi les autres. — Toi, tu as deux frères et un jette les crayons par terre. C’est juste que toi et ton autre frère ne puissent plus dessiner, ou pas ? — Oui. Mais ils n’ont plus de couleur à cause du frère. Il faudrait laisser dessiner les deux autres. — Le troisième frère trouvera ça juste ou pas ? — Non, parce que dans la famille on se prête toujours les crayons. — Que faut-il faire ? — Alors enlever à tous. »

On voit qu’ici c’est l’unité du groupe, sentie comme telle, qui pousse à la sanction collective. Mais on remarque combien l’opinion de Hoch est flottante. En outre, répétons-le, de tels sentiments ne surgissent que chez un sujet sur dix, tout au plus.

Quant aux autres enfants, ils sont opposés à l’idée de sanction collective, même en ce qui concerne ces histoires V et VI. Voici la plus intéressante des réponses obtenues :

HU, (12 1/2). Hist. V : « Ils ne font pas bien. — Pourquoi ? — Ils doivent supprimer le livre [seulement] à ceux qui ont déchiré. — Si c’est toi qui l’avais déchiré, tu trouverais juste qu’on le rende aux autres

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et pas à toi ? — Juste. — Pourquoi pas l’enlever à tous ? — Les autres pourraient dire que c’est injuste. »

Hist. VI : « La maman a bien fait ? — Non. — Qu’aurais-tu fait ? — Je les aurais enlevés à celui qui s’est fâché. — Pour toujours ou pas ? — Pour un certain temps. — Et si c’est toi qui les avais cassés, et qu’on enlève la boîte à tout le monde tu trouverais ça juste ou pas ? — J’aurais trouvé que c’est injuste. Je saurais que c’est juste qu’on m’afflige [= m’inflige] une punition. — Tu n’aurais pas trouvé plus juste qu’on prenne les crayons à tous ? — Dans le moment de colère, oui, mais plus après. Je saurais que je l’ai mérité, qu’on supprime la boîte [seulement] à moi. »

En bref, ces histoires V et VI, pas mieux que les précédentes, ne suffisent à mettre en évidence l’existence d’un sentiment spontané de responsabilité collective chez l’enfant. Tout au plus, lorsqu’il s’agit de groupes très unis comme la famille, l’influence de cette collectivité se manifeste-t-elle fugitivement dans le jugement de l’enfant (cas de Roch). Mais, dans les grandes lignes, seules les sanctions collectives pouvant être considérées comme des mesures de prévention générale sont considérées comme justes.

Tels sont les résultats de notre enquête. On voit, au total, que, dans aucune des trois situations prévues, on ne trouve de jugement de responsabilité collective comparable à la notion classique. Tout au plus perçoit-on par-ci par-là de petites indications sur lesquelles nous reviendrons d’ailleurs à l’instant. Par contre, dans les situations II et IlI on observe deux réactions systématiques dont chacune prise à part peut être considérée comme ayant un rapport avec la responsabilité communicable.

La première est la croyance en la nécessité absolue de la sanction. Cette croyance s’observe chez les petits, dans la situation III, et les conduit à demander une sanction pour tous, plutôt que de laisser échapper le coupable. Une telle attitude est évidemment nécessaire au développement des jugements de responsabilité collective : pour qu’on en vienne à considérer un groupe entier comme coupable avec l’auteur du délit, il faut bien commencer par admettre l’obligation des châtiments expiatoires. L’argumentation de M. Fauconnet nous paraît, sur ce point, irréfutable : l’émotion suscitée par le crime est source tout à la fois de la réaction collective en quoi consiste la sanction et du transfert par contiguïté et ressemblance de la responsabilité elle-même. En un sens, on peut donc dire avec M. Fauconnet que la responsabilité naît de la sanction. — Mais, chez l’enfant, cette croyance en la nécessité absolue de la sanction expiatoire n’est pas suffisante pour déclencher le jugement de respon-sabilité collective. C’est ce dont témoigne notre analyse de la situa-

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tion III : c’est le coupable inconnu et non le groupe comme tel que veut atteindre la sanction collective imaginée par l’enfant.

En second lieu, nous avons observé, dans la situation II, une sorte de responsabilité collective, mais volontaire et librement acceptée : plutôt que de dénoncer le coupable, ses camarades se déclarent solidaires. Ici encore, nous sommes très près de la responsabilité collective, mais il manque à cette attitude des enfants, pour pouvoir être identifiée à l’attitude classique, de considérer cette solidarité du groupe comme simplement donnée et inéluctable.

Le problème qui se pose est donc le suivant : la responsabilité collective classique, c’est-à-dire la nécessité, pour le groupe, d’expier les fautes de l’un de ses membres, est-elle plus proche de la première de ces réactions (nécessité de la sanction) ou de la seconde (solidarité volontaire du groupe) ? La question est d’importance. Comme la première de ces deux attitudes est celle des petits, dont la morale est celle de la contrainte (responsabilité objective, sanctions expiatoires, etc.), et que la seconde est celle des grands, dont la morale est celle de la coopération (responsabilité subjective, sanc-tions par réciprocité, etc.), il est essentiel de savoir si une croyance morale qui passe aux yeux de beaucoup pour une croyance « primitive » est issue de l’une ou de l’autre morale. Or les résultats que nous cherchons maintenant à analyser sont à cet égard double-ment paradoxaux. D’une part, la seule responsabilité collective à laquelle croient nos enfants (la responsabilité acceptée par le groupe, lequel veut s’affirmer solidaire) se rencontre chez les grands et non chez les petits. D’autre part, la croyance à l’expiation obligatoire prédomine chez les petits et disparaît précisément au moment où se développe cette solidarité volontaire.

Mais tout se clarifie dans la mesure où l’on comprend que la responsabilité collective des sociétés inférieures suppose la réu-nion de deux conditions qui sont précisément toujours dissociées chez l’enfant : la croyance en la nécessité mystique de l’expiation et le sentiment de l’unité et de la solidarité du groupe. Le « primitif » est un adulte vivant en sociétés organisées. Il a beau conserver, sous l’influence de la gérontocratie, l’essentiel de la morale de la contrainte, y compris les notions les plus intangibles en fait de justice rétributive, il a, par le fait même de la puissante structure du groupe, un sentiment extrêmement fort de la parti-cipation des individus à la collectivité. La responsabilité est donc collective en même temps qu’elle est objective et que la sanction est expiatoire. Chez l’enfant, au contraire, il faut considérer deux

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phases. Durant la première, la contrainte adulte développe les notions de responsabilité objective, de sanction expiatoire, etc. La première condition pour qu’il y ait responsabilité collective est donc réalisée. Mais la seconde ne l’est pas : en effet, durant ce stade l’enfant est essentiellement égocentrique, et, s’il éprouve un sentiment de communion étroite avec le groupe (l’égocentrisme étant par définition la confusion du moi et de l’autre), c’est principalement avec l’adulte et avec l’aîné que s’établit cette participation. Il ne saurait donc y avoir de responsabilité collective. Durant la seconde phase, au contraire, l’enfant entre toujours plus avant dans la société de ses semblables. Des groupes d’égaux s’organisent en classe et dans la vie. Il y a donc possibilité de responsabilité collective, et, de fait, le groupe se déclare volontairement solidaire du coupable en cas de conflit entre celui-ci et l’autorité adulte. Mais du même coup la première condition cesse d’être réalisée : à la morale de la contrainte a succédé celle de la coopération, et il n’y a plus ni responsabilité objective ni croyance à la nécessité des sanctions expiatoires. Dès lors, on ne peut parler de responsabilité collective proprement dite. Dans nos sociétés, l’enfant en grandissant se libère toujours davantage de l’autorité adulte, au lieu que, dans les civilisations inférieures, la puberté marque le début d’un asservissement de plus en plus poussé de l’individu aux anciens et à la tradition. C’est pourquoi, nous semble-t-il, la responsabilité collective manque au tableau des réactions morales de l’enfant, alors que cette notion est fondamentale dans le code des éthiques primitives.

§ 3. LA « JUSTICE IMMANENTE ». — Un problème qui se rapporte à celui de la sanction, et qu’il nous faut examiner avant de passer à l’étude de la justice distributive, est celui de la justice dite immanente. Si nos hypothèses sont exactes, la croyance au bien-fondé et à l’universalité de la sanction expiatoire doit être d’autant plus ferme que l’enfant est plus jeune (abstraction faite, bien entendu, des deux premières années), et doit faire place à d’autres valeurs au fur et à mesure de la prédominance de la morale de la coopération sur celle de la contrainte. L’enfant doit donc admettre, au cours des premières années, l’existence de sanctions automatiques émanant des choses elles-mêmes, et doit sans doute renoncer ultérieurement à une telle croyance sous l’influence de circonstances en rapport avec son développement moral. C’est ce que nous allons essayer de montrer.

Nous avons à cet égard raconté trois histoires aux enfants : HISTOIRE I. Il y avait une fois deux enfants qui volaient des pom-

mes sur un pommier. Tout à coup arrive un garde champêtre, et les deux

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enfants se sauvent en courant. L’un est attrapé. L’autre, en rentrant chez lui par un chemin détourné, passe la rivière sur un mauvais pont et tombe dans l’eau. Qu’est-ce que tu en penses ? S’il n’avait pas volé de pommes et qu’il ait quand même passé la rivière sur ce mauvais pont, est-ce qu’il serait aussi tombé dans l’eau ?

HISTOIRE II. Dans une classe de petits, la maîtresse avait défendu aux enfants de tailler leurs crayons eux-mêmes. Une fois, pendant que la maîtresse tournait le dos, un petit garçon a pris le couteau et a voulu tailler son crayon. Mais il s’est coupé le doigt. Si la maîtresse lui avait permis de tailler son crayon, est-ce qu’il se serait coupé quand même ?

HISTOIRE III. Un garçon a désobéi à sa maman. Il a pris les ciseaux un jour qu’on le lui avait défendu. Mais il les a remis à leur place avant que rentre la maman et la maman n’a rien vu. Le lendemain il va se promener et traverse un ruisseau sur un petit pont. Seulement la planche était pourrie. Elle casse, et, crac, il tombe dans l’eau. Pourquoi est-il tombé dans l’eau ? (Et s’il n’avait pas désobéi, serait-il tombé quand même ?, etc.)

Les deux premières de ces questions ont été posées par Mlle Rambert à 167 enfants de Genève et du Jura vaudois (les mêmes enfants dont il sera question dans la suite à propos de la justice distributive : ces sujets n’ont donc pas été interrogés sur les punitions ou la responsabilité communicable). Nous avons nous-même posé la question III et d’autres analogues à de petits Neuchâtelois. En ce qui concerne les deux premières, Mlle Rambert a pu obtenir une statistique des réponses qui montre très nettement l’influence de l’âge mental. Laissant de côté les réactions hésitantes, qui constituent environ 1/5 du total, voici le pourcentage des réponses affirmant l’existence d’une justice immanente (le sujet répond donc que, si l’enfant n’avait pas volé ou pas désobéi, il ne serait pas tombé à l’eau ou ne se serait pas coupé) :

6 ans 7-8 ans 9-10 ans 11-12 ans

— — — — 86 % 73 % 54 % 34 %

A noter en outre que, dans une classe de retardés (classes dites

faibles) de 13-14 ans, on a trouvé encore 57 % de réponses du même type, ce qui montre bien que ces réponses sont inversement propor-tionnelles à l’âge mental. Voici des exemples de cette croyance à la justice immanente aux choses :

DEP (6 ans). Hist. I : « Qu’est-ce que tu penses de cette histoire ? — C’est bien fait. Il avait qu’à pas voler. C’est bien fait. — S’il n’avait pas volé des pommes, est-ce qu’il serait tombé dans l’eau ? — Non. »

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CHR (6 ans). Hist. III : « Pourquoi il est tombé ? — C’est le Bon Dieu qui a fait ça, parce qu’il a touché aux ciseaux. — Et s’il n’avait pas fait de bêtise ? — La planche aurait tenu. — Pourquoi ? — Parce qu’il n’a pas [= il n’aurait pas] touché aux ciseaux. »

SA (6 ans). Hist. I : « Qu’est-ce que tu penses de cela ? — Celui qui a été pris est allé en prison. L’autre s’est noyé. — C’est juste ? — Oui. — Pourquoi ? — Parce qu’il a désobéi. — S’il n’avait pas désobéi, serait-il tombé dans l’eau ? — Non, parce qu’il a pas [= il n’aurait pas] désobéi. »

JEAN (6 ans). Hist. II : Il s’est coupé « parce que c’était défendu de toucher au couteau. — Et si ce n’avait pas été défendu, il se serait coupé aussi ? — Non, parce que la maîtresse avait [= aurait] permis ».

GRA (6 ans). Mêmes réponses pour l’hist. I. « Comment ça s’est passé ? — Le pont a craqué. — Pourquoi ? — Parce qu’il avait mangé des pommes. — S’il n’avait pas mangé de pommes, il serait tombé dans l’eau ? — Non. — Pourquoi ? — Parce que le pont aurait pas craqué. »

PAIL (7 ans). Hist. I : « Qu’est-ce que tu penses de ça ? — C’est juste. C’est bien fait. — Pourquoi ? — Parce qu’il aurait dû pas voler. — S’il n’avait pas volé, il serait tombé dans l’eau ? — Non. — Pourquoi ? — Parce qu’il aurait pas fait de mal. — Pourquoi il est tombé ? — Pour le punir. »

SCA (7 ans) : « Qu’est-ce que tu penses ? – Ah ! oui, je sais. Quand on a fait quelque chose, le Bon Dieu nous punit. — Qui est-ce qui t’a dit ça ? — C’est des gosses. Je sais pas si c’est vrai. » Hist. II : « C’est bien fait. Il faut obéir à la maîtresse. — Et si elle avait permis il se serait coupé en taillant ? — Non. Il se serait pas coupé si la maîtresse avait permis. »

BOE (8 ans). Hist. III : « Qu’est-ce que tu penses ? — C’est bien fait pour lui. Il ne fallait pas désobéir. — Et si…, etc. ? — Non, il ne serait pas tombé dans l’eau parce qu’il aurait rien fait. »

PRES (9 ans). Hist. I : « Qu’est-ce que tu penses ? — Il a été puni autant que l’autre et même plus. — Et s’il n’avait pas volé les pommes, serait-il tombé dans l’eau en traversant la rivière ? — Non, parce qu’il n’avait pas besoin d’être puni. »

THÉ (10 ans). Hist. I : « Il a été puni. Ni l’un ni l’autre n’auraient dû voler. S’il n’était pas tombé dans l’eau, il se serait fait prendre. — Et s’il ne s’était pas fait prendre ? — Il serait tombé dans l’eau. Sans ça, il aurait continué de voler. »

DIS (11 ans). Hist. I : « Il a aussi eu sa punition. — C’est juste ? — Oui. — Et s’il n’avait pas volé de pommes, il serait tombé dans l’eau ? — Non, parce que [dans ce cas] il devait pas être puni. »

Voici maintenant quelques exemples d’enfants qui ne croient plus à la justice immanente, du moins dans les histoires que nous leur avons racontées, ce qui n’empêche naturellement pas cette croyance de se reporter sur d’autres objets, en se déplaçant et se spiritualisant peu à peu :

LA COOPÉRATION ET LA NOTION DE JUSTICE 203

GROS (9 ans). Hist. III : « Pourquoi il est tombé ? — Parce que la planche est gâtée. — C’est parce qu’il a désobéi ? — Non. — S’il n’avait pas désobéi, il serait tombé aussi ? — Oui, il serait tombé quand même : la planche est gâtée. »

FLEU (12 ans). Hist. I : « Et s’il n’avait pas volé de pommes, il serait tombé aussi ? — (Il rit) Le pont n’est pas censé savoir s’il a volé ces pommes ! »

BAR (13 ans) : « C’était peut-être le hasard. Mais cette punition lui venait bien. »

FRAN (13 ans). Hist. I : « Et s’il n’avait pas volé de pommes, serait-il tombé dans l’eau ? — Oui. Si le pont devait craquer, il aurait craqué quand même, puisqu’il était en mauvais état. »

Mais, entre ces deux groupes de cas francs, on trouve une série d’exemples intermédiaires, intéressants au point de vue de la logique de l’enfant et dont l’originalité consiste à dire que l’événement dont il est question dans nos histoires est bien une punition, mais qu’il se serait produit de toute façon même s’il n’y avait pas eu de délit préalable :

SCHMA (6 1/2). Hist. III : « Pourquoi il est tombé dans l’eau ? — Parce qu’il a dit un mensonge. — Et sans ça il serait tombé ? — Oui, parce que le pont était vieux. — Alors pourquoi il est tombé ? — Parce qu’il a désobéi à sa maman. — Et s’il n’avait pas désobéi, il serait tombé quand même ? — Oui. Le pont était quand même vieux. — Alors pourquoi serait-il tombé celui-là s’il n’avait pas désobéi ? — Pas pour ça. — Pourquoi ? — … »

MERM (9 ans). Hist. I : « Qu’est-ce que tu penses de ça ? — C’était bien fait pour celui qui est tombé dans l’eau. — Pourquoi ? — C’était sa punition. — Et s’il n’avait pas volé de pommes, serait-il tombé aussi ? — Oui, parce que le pont n’était pas solide. Mais, alors ç’aurait pas été juste : il avait point fait de mal. »

VAT (10 ans) :« Il a été puni pour sa mauvaise action. — Et si…, etc. ? — Ça se peut qu’il soit tombé à l’eau. »

CAMP (11 ans). Hist. I : « Et s’il n’avait pas volé, serait-il tombé aussi ? — Peut-être que oui si le pont était mauvais. Mais peut-être que c’est le Bon Dieu qui l’a puni. »

On voit que, chez les petits (le cas de Schma est très typique de ce qu’on observe avant 7 ans), la contradiction n’est pas sentie : il est entendu que l’enfant tombe à l’eau parce qu’il a désobéi, mais il serait tombé même s’il n’avait pas désobéi. Chez les grands, au contraire, la difficulté est bien sentie, mais le sujet s’efforce de concilier les deux thèses de la justice immanente et du hasard mécanique.

Avant de reprendre la question au point de vue de la psychologie

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204 LE JUGEMENT MORAL CHEZ L’ENFANT

morale, on peut donc se demander si et de quelle manière l’enfant cherche à se représenter le mécanisme de cette justice immanente aux choses à laquelle il semble croire. Etablit-il une liaison immédiate entre la faute commise et la sanction physique ou cherche-t-il à trouver des intermédiaires sous forme, par exemple, de miracles ou d’une causalité artificialiste quelconque ?

Nous avons parfois posé la question. Il faut mettre à part, d’emblée les sujets qui répondent : « C’est le Bon Dieu. » C’est là à coup sûr une formule apprise. Beaucoup de parents profitent des moindres coïncidences entre les menus accidents dont est victime l’enfant et ses désobéissances, pour déclarer avec conviction : « Tu vois, c’est le Bon Dieu qui te punit, etc. » Mais, en dehors de cette intervention adulte, nous croyons que la question du « comment » ne se pose pas pour l’enfant. Quelle que soit la manière dont prend naissance la croyance à la justice immanente, il apparaît tout naturel à l’enfant qu’une faute quelconque entraîne sa sanction automa-tiquement. La nature, en effet, n’est pas, pour l’enfant, un système de forces aveugles régies par des lois mécaniques et agissant au hasard. La nature est un ensemble harmonieux, obéissant à des lois qui sont morales autant que physiques, et surtout imprégnées, jusque dans le détail, par une finalité anthropo ou même égocentrique. Il paraît ainsi tout naturel aux petits que la nuit vienne à nous pour nous faire dormir et qu’il suffise de se mettre au lit pour ébranler ce grand nuage noir qui produit l’obscurité. Il leur paraît tout naturel que leurs mouvements commandent à ceux des astres (la lune nous suit pour s’occuper de nous). Bref, il y a de l’intention et de la vie en tout. Pourquoi donc les choses ne seraient-elles pas complices de l’adulte au point d’assurer la sanction là où la surveillance des parents a pu être trompée ? Quelle difficulté y a-t-il à ce qu’un pont craque sous un petit voleur, quand tout, dans la nature, conspire à sauvegarder cet Ordre à la fois moral et physique dont l’adulte est l’auteur et la raison d’être.

Chez les grands (à partir de 8 ans environ), une telle mentalité dispa-raît peu à peu. La croyance en la justice immanente aux choses diminue d’ailleurs aussi et sans doute corrélativement. Mais chez ceux de nos enfants qui ont conservé cette croyance, elle n’entraîne, guère plus que chez les petits, de recherche relative au « comment ». Il se passe ici quelque chose d’analogue à ce qu’est l’emploi de la finalité chez l’adulte. Un homme semi-cultivé peut fort bien proscrire, comme « contraire à la Science », une explication théologique de l’univers et accepter, sans difficulté aucune, cette notion que le soleil est là pour nous éclairer.

LA COOPÉRATION ET LA NOTION DE JUSTICE 205

Le finalisme, quoique solidaire, au début, d’un artificialisme plus ou moins systématique, arrive ainsi à lui survivre et même — comme il en est de toute notion habituelle — à donner l’illusion de l’intel-ligibilité. L’idée de la justice immanente aux choses ne pourrait sans doute pas naître sans plus dans le cerveau d’un enfant de douze ans. Mais elle peut y subsister, comme d’ailleurs chez bien des adultes, sans pour autant créer de problèmes ni faire surgir de difficultés.

Nous n’avons donc pas observé de réflexions spontanées quant au mécanisme causal de la justice immanente. De telles préoccupations n’apparaissent que chez ceux qui ne croient plus aux fonctions de police de l’univers physique. Ainsi Fieu a pu nous dire en plaisantant « le pont n’est pas censé savoir si le garçon a volé des pommes » (12 ans). Les petits ne se demandent pas si le pont « sait » ou non ce qui se passe : ils font comme si le pont savait, ou comme si le mana qui dirige les choses savait pour le pont, mais ils ne font pas la théorie de cette croyance. On peut néanmoins se demander ce qu’ils répondront lorsqu’on les pressera de préciser. Sur ce point, comme à propos de nos questions sur l’animisme ou l’artificialisme enfantins, l’enfant n’hésite pas à inventer des mythes, lesquels n’ont, il va de soi, aucune valeur de croyance, mais qui constituent l’indice d’une liaison immédiate et inexprimable établie par l’enfant.

SE (6 ; 6) : « Ça serait pas arrivé s’il aurait pas cueilli des pommes. — Est-ce que le pont savait ce qu’avait fait le garçon ? — Non. — Pourquoi il a craqué ? — Peut-être que le tonnerre ça a fait sauter le pont. — Et le tonnerre savait ? — Le Bon Dieu avait peut-être vu et il a grondé en faisant le tonnerre. Ça a fait sauter le pont et il est tombé dans l’eau. »

CUS (6 ans) : « Est-ce que le pont savait qu’il avait volé ? — Non, mais il a vu. »

EUR (6 ans) : « Faut bien [que le pont puisse] le savoir, puisqu’il a craqué et qu’il l’a puni. » Et dans l’histoire II : « Est-ce que le couteau savait ? — Oui. Il a entendu ce que la maîtresse a dit, puisqu’il est sur le pupitre. Et il a dit : puisque le garçon veut le tailler, il se coupera. »

AR (6 ans) : « Est-ce que le pont savait ? — Oui. — Comment est-ce qu’il savait ? — Il avait vu. »

GEO (7 ; 10) : « Et s’il n’avait pas volé de pommes, est-ce qu’il serait tombé dans l’eau ? — Non. C’était sa punition, parce qu’il avait volé des pommes. — Est-ce que le pont savait ? — Non [mais il s’est cassé], parce qu’il y avait de la bise, et la bise savait. »

Bien entendu, il ne faut pas considérer ces réponses comme correspondant à des croyances. La dernière seule contient peut-être un élément de croyance spontanée : nous avons souvent vu, en effet

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206 LE JUGEMENT MORAL CHEZ L’ENFANT

(R.M, et C.P.) le rôle intelligent que l’enfant paraît attribuer au vent. La plupart de ces réponses indiquent donc simplement que l’enfant trouve toute naturelle la liaison entre la faute commise et le phénomène physique servant de sanction. Quand on force l’enfant à expliciter la nature de cette liaison, il invente une histoire, artificialiste dans un cas, animiste dans l’autre. Mais cette manière de réagir ne prouve rien de plus que ceci : pour l’enfant la nature est complice de l’adulte et peu importent les procédés qu’elle em-ploie.

Le cas des réponses intermédiaires que nous avons citées plus haut pose cependant un problème. Certains enfants affirment tout à la fois que le pont a craqué en guise de punition et qu’il aurait craqué même si le garçon n’avait pas volé de pommes. On peut comprendre la chose d’une manière très simple, si l’on se rappelle qu’une forme de causalité à laquelle l’esprit s’est attaché durant une période donnée (comme est la précausalité, à la fois morale et physique, chez l’enfant de 2 à 7 ans) ne disparaît jamais en une fois, mais coexiste quelque temps avec les types ultérieurs d’explication. L’adulte est coutumier de ces contradictions auxquelles il donne un semblant de justification verbale. Il est normal qu’elles se présentent d’autant plus fréquemment chez l’enfant.

Venons-en maintenant à l’essentiel, et demandons-nous ce que signifient, du point de vue de la psychologie morale, les faits que nous venons de consigner. Il convient, pour cela, de préciser comment prend naissance et comment disparaît la croyance en la justice immanente aux choses. L’élément intellectuel de cette croyance est d’ailleurs de nature à faciliter la solution de la question d’origine.

On peut hésiter entre trois solutions quant à ce problème d’origine. Ou bien la croyance en la justice immanente est innée chez l’individu, ou bien elle résulte directement de l’enseignement des parents, ou bien encore elle est un produit indirect de la contrainte adulte (produit auquel collabore par conséquent la pensée de l’enfant sous sa double nature intellectuelle et morale).

La première solution paraît bien peu probable. On a cependant pu prétendre que l’onanisme donne naissance à des sentiments spontanés de remords et à de l’autopunition en actes ou en pensée, d’où évidemment on pourrait inférer à la généralité d’une pré-disposition, chez l’individu, à voir dans les événements de la vie la marque de la justice immanente. Il est, de fait, incontestable que l’on observe chez les masturbateurs une crainte systématique

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des sanctions immanentes aux choses elles-mêmes : non seulement la peur des répercussions sur la santé, la peur de s’abêtir, etc., mais encore une tendance à interpréter les hasards malheureux de l’exis-tence comme des sanctions voulues par le destin. Seulement, toutes ces attitudes se développeraient-elles chez l’enfant s’il n’avait pas acquis du dehors l’expérience de la sanction ? De telles idées surgissent, nous le croyons volontiers, indépendamment de tout enseignement direct de l’adulte et chez des enfants dont l’entourage ignore leurs habitudes intimes. Mais c’est tout de même cet entou-rage qui est la cause indirecte de ces croyances en la sanction auto-matique émanant des choses, et les faits de ce genre nous paraissent parler en faveur de la troisième solution plus qu’en faveur de la première : trop de tabous relatifs à la sexualité sont, en effet, imposés aux enfants dès les premières années pour que les réactions les plus secrètes de l’enfant dans ce domaine puissent être consi-dérées comme réellement innées. Du moins, pour faire la preuve du caractère absolument spontané de l’autopunition et des croyances qui en dérivent, faudrait-il élever un enfant dans des conditions bien spéciales, pour ne pas dire en dehors de tout contact social.

Quant à la seconde solution, nous avons déjà vu qu’elle comporte une grande part de vérité. Beaucoup d’enfants croient qu’une chute ou une coupure constituent des sanctions, parce que leurs parents leur ont dit « C’est bien fait » ou « C’est ta punition » ou « Le Bon Dieu l’a voulu », etc. Cependant, même si ces propos adultes expli-quent la majorité de nos cas, nous ne croyons pas que cela suffise entièrement. Autrement dit, nous croyons qu’il se produit fréquem-ment des situations dans lesquelles l’enfant, en toute spontanéité, considère comme une sanction un accident dont il est victime et cela sans que ses parents le lui aient dit et sans même que ses parents lui aient suggéré des choses analogues en d’autres circonstances. Dans cette hypothèse, l’enfant, ayant acquis, grâce à la contrainte adulte, l’habitude de la sanction, prêterait spontanément à la nature le pouvoir d’exercer les mêmes sanctions. La troisième solution nous paraît donc comporter une part de vérité.

Outre les faits relatifs à l’onanisme, on peut citer ici plusieurs exemples qui montrent combien facilement de telles attitudes sont adoptées par l’enfant :

I. Un psychiatre suisse-allemand bien connu nous a raconté qu’un de ses souvenirs d’enfance les plus vifs est d’avoir été empêché de prendre des pommes dans un panier à couvercle par la chute inopinée du couvercle lui-même. Le panier était ouvert et l’enfant avait déjà la main

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208 LE JUGEMENT MORAL CHEZ L’ENFANT

dedans, sans d’ailleurs se dire qu’il était en train de voler, lorsque le couvercle est venu s’abattre sur son bras : il a eu alors instantanément l’impression de mal faire et, du même coup, celle d’être puni. Personne n’assistait à la scène.

II. Autre souvenir. Un enfant cherchait fréquemment des animaux pour ses collections d’histoire naturelle. Les jours où il avait quelque chose à se reprocher, il avait le sentiment que la récolte était mauvaise et qu’elle l’était à cause des fautes commises.

III. Nous avons cité ailleurs (R.M., p. 136) le cas du sourd-muet d’Estrella, étudié par W. James, qui associait la lune aux sanctions dont il était l’objet.

IV. Nous avons également décrit (R.M., p. 82) la réaction singulière de ces enfants qui considèrent les cauchemars comme des punitions pour les fautes de la journée.

Dans ces quatre observations, que l’on pourrait multiplier, il nous semble que l’attitude de l’enfant se dessine sans influence adulte directe : le sujet est seul à savoir ce qui lui arrive et il se garde bien d’en parler après coup à son entourage. Assurément on ne peut faire la preuve que les enfants n’ont jamais entendu leurs parents invoquer la justice immanente : tous les parents le font peut-être. Mais la facilité avec laquelle l’enfant interprète toutes choses en fonction de la justice immanente nous paraît indiquer qu’il y a là une tendance correspondant à sa mentalité, et c’est là tout ce que nous voulions établir.

La croyance en la justice immanente provient donc d’un transfert sur les choses des sentiments acquis sous l’influence de la contrainte adulte. Mais dire cela n’éclaircit pas encore complètement la signification morale du phénomène. Pour la comprendre, il nous faut encore nous demander comment de telles croyances disparaissent ou tout au moins diminuent d’importance avec l’âge mental. C’est, en effet, un résultat digne d’attention que la diminution progressive avec l’âge des réponses témoignant de l’existence de ces croyances. A quoi cette diminution est-elle due ?

On pourrait invoquer simplement l’expérience croissante et les progrès de l’intelligence de l’enfant. L’expérience montre que les mauvaises actions peuvent rester impunies et les bonnes actions non récompensées. Plus l’enfant est développé intellectuel-lement, mieux il verra cela. Une telle explication, vraie en partie, serait un peu simple si on la présentait à l’exclusion de toute autre. Il n’est pas si aisé, en effet, de tenir compte de l’expérience. Plus on analyse cette conduite qui consiste à interroger les faits, mieux on voit combien elle est complexe et délicate. Non seulement

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l’expérience suppose une démarche active de l’intelligence, mais encore il faut, pour éliminer les facteurs affectifs qui risquent de fausser les interprétations, une véritable morale de la pensée, morale qui ne saurait se développer que dans certaines situations indivi-duelles ou sociales. M. Lévy-Bruhl a fort bien montré combien les sociétés inférieures restent imperméables à l’expérience là où les croyances vitales de la collectivité sont en jeu. Et à voir comment les « primitifs » s’en tirent pour justifier une attitude magique ou mystique malgré les échecs répétés, on pense invinciblement à tels de nos contemporains que les faits n’instruiront jamais non plus. Pour ne parler que de la justice immanente, combien de braves gens continuent à penser que, même sur terre, les actions sont l’objet de sanctions équitables, et préfèrent supposer quelque faute cachée pour expliquer le malheur d’un proche plutôt que d’admettre le hasard dans la répartition des épreuves. Ou, chez les esprits plus charitables, combien n’est-il pas facile d’invoquer le mystère des destinées pour défendre malgré tout la justice universelle, plutôt que d’interpréter les événements indépendamment de toute présupposition. Il est donc clair que, même chez l’adulte, l’acceptation ou le rejet de l’hypo-thèse de la justice immanente est affaire, non pas d’expérience pure, de constatation scientifique, mais d’évaluation morale et d’attitude d’ensemble.

Ce n’est donc pas l’expérience tout court, mais certaines expériences morales qui orienteront l’enfant vers telle ou telle direction. Que sont ces expériences ? On peut naturellement suppo-ser d’abord que c’est la découverte de l’imperfection de la justice adulte : lorsque l’enfant subira des injustices de la part de ses parents ou de ses maîtres — et cela est à peu près inévitable — il croira évidemment moins à une justice universelle et automatique. On peut rappeler, à cet égard, la crise, si importante au point de vue de l’évolution des croyances, que M. Bovet a décrite dans le domaine de la piété filiale. Mais cette découverte de l’insuffisance de la justice adulte n’est qu’un épisode dans le mouvement d’ensemble qui entraîne l’enfant, de la morale de l’obéissance à celle de la coopération. C’est dans ce processus général, et dans les consé-quences qui en découlent relativement à la notion de rétribution, qu’il faut, nous semble-t-il, chercher en dernière analyse l’explica-tion de la disparition progressive de « justice immanente ».

§ 4. JUSTICE RÉTRIBUTIVE ET JUSTICE DISTRIBUTIVE. — Nous sommes parvenus, au cours des trois derniers paragraphes, à cette conclusion que l’importance de la sanction expiatoire semble

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décroître avec l’âge, et cela dans la mesure où la coopération l’emporte sur la contrainte adulte. Il importe maintenant d’aborder l’étude des effets positifs de la coopération, dans le domaine de la justice, et, pour ce faire, d’analyser d’abord les conflits possibles entre la justice distributive ou égalitaire et la justice rétributive. On peut, en effet, supposer, et c’est ce que nous allons chercher à montrer, que les idées égalitaires s’imposent en fonction de la coopération, et constituent ainsi une forme de justice qui, sans être en contradiction avec les formes évoluées de la justice rétributive (la sanction par réciprocité est justement due aux progrès de ces notions), s’oppose aux formes primitives de sanction et finit même par faire que l’égalité prime la rétribution, toutes les fois qu’il y a conflit entre elles.

Or, les conflits de ce genre sont fréquents dans la vie de l’enfant. Il arrive bien souvent que les parents ou les maîtres favorisent l’enfant obéissant aux dépens des autres. Une telle inégalité de traitement, juste au point de vue rétributif, est injuste au point de vue distributif. Comment donc la jugera l’enfant, selon son âge ? Nous avons, à cet effet, raconté trois histoires à nos sujets, en demandant à propos de chacune s’il était juste ou non de favoriser l’enfant sage. La difficulté de l’interrogatoire réside en ceci que deux questions interfèrent nécessairement dans de tels cas : celle de la sévérité de l’adulte (question de degré) et celle du conflit entre la rétribution et l’égalité (question de principe). La seconde seule est intéressante, mais il est difficile d’éliminer la première. Nous nous sommes bornés à varier nos histoires, de la manière suivante : le premier récit ne parle d’aucune faute en particulier, et met en conflit, dans l’abstrait, la justice rétributive et la justice distributive ; le second ne fait appel qu’à des fautes sans importance et à de menues sanctions ; la troisième, enfin, met en jeu une sanction qui peut paraître très sévère à l’enfant. Malgré les variations (qui se marquent naturellement par des écarts dans les âges moyens des types correspondants de réponses), l’évolution des réactions obéit à une loi relativement constante : chez les petits la sanction l’emporte sur l’égalité, tandis que chez les grands c’est l’inverse.

Voici la première histoire : « Une maman avait deux filles, l’une obéissante, l’autre désobéissante. Cette maman aimait mieux celle qui lui obéissait et lui donnait les plus grands morceaux de gâteau. Que penses-tu de cela ? » D’après la statistique de Mlle Rambert, 70 % des enfants de 6 à 9 ans et 40 % seulement des sujets de 10 à 13 ans approuvent la maman. Naturellement ces chiffres n’ont qu’une valeur d’indice.

LA COOPÉRATION ET LA NOTION DE JUSTICE 211

Voici quelques exemples d’enfants qui font prédominer la justice distributive sur l’égalité :

BAR (6 ans) : « C’était juste. L’autre était désobéissante. — Mais c’était juste de donner plus à l’une qu’à l’autre ? — Oui. Elle [la désobéissante] doit faire toujours ce qu’on lui dit. »

WAL (7 ans) : « Il fallait donner aux deux la même chose [si elles étaient gentilles] et à celle qui était méchante, rien. Elle avait qu’à être gentille. »

GIS (7 1/2) ; « La maman a bien fait ? — Oui, parce qu’on doit toujours obéir à sa maman. — C’était juste de donner plus à l’une qu’à l’autre ? — Oui, parce que sans ça elle serait toujours plus désobéissante, et la maman nous aime pas beaucoup. Elle aime mieux ceux qui lui obéissent. »

BE (7 ; 9) ; « C’était bien. — C’était juste ? — Oui, pour montrer à l’autre comment elle l’aimerait si elle obéissait, pour qu’après elle devienne obéissante. »

VER (8 ans) ; « Elle fait bien de récompenser celle qui est obéissante. — C’était juste ? — Oui. Si elles auraient été les deux obéissantes, elle aurait donné aux deux le gros bout. »

GRA (9 ; 4) : « C’était juste. — Pourquoi ? — Parce qu’elle obéissait bien à ce qu’on lui disait. L’autre il fallait la punir. — C’était juste que la mère aime mieux l’une que l’autre ? — Oui, parce que l’autre était désobéissante. »

HERB (9 ; 10) : « C’était juste, parce que la plus obéissante doit avoir les meilleures choses. Quand on est obéissant, on nous donne les meilleures choses. »

PIT (9 ans) : « C’était juste, parce que ceux qui sont obéissants méritent plus de choses que ceux qui sont désobéissants. — C’était juste qu’elle ne les aime pas la même chose ? — Oui. »

BA (10 ; 5), fille qui est la première de sa classe et a tant soit peu la mentalité que les écoliers appellent « petit saint » ; « C’était juste ce qu’a fait la maman ? — Elle était juste ! [haussement d’épaule]. — Pourquoi ? — Parce qu’elle récompensait celle qui lui obéissait. »

DEA (11 ans) ; « La maman a bien fait. — Pourquoi ? — Parce qu’elle était obéissante. L’autre n’avait pas le droit d’en avoir autant que celle qui lui obéissait. »

Voici maintenant des exemples d’enfants pour qui l’égalité doit primer la justice rétributive :

MON (6 ans, F.) : « C’est juste ? — Non. — Pourquoi ? — Elle devait donner aux deux la même chose. — Pourquoi ? — … — C’était juste ce qu’a fait la maman ? — Non. »

RI (7 ; 6) : « Il fallait donner à tous les deux du gâteau. — A la désobéissante aussi ? — Oui. — Pourquoi ? — Si on lui en donne pas, ça sera pas juste. »

SCA (7 ; 6) répète correctement l’histoire et comprend bien qu’il s’agit d’une mesure répressive. Mais il affirme : « C’est pas juste. Il faut toujours avoir les mêmes morceaux. C’est comme chez nous, quand il

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212 LE JUGEMENT MORAL CHEZ L’ENFANT

y a un morceau de gâteau plus grand, je le prends, alors mon frère me l’arrache des mains. »

PA (8 ans) : « Il faut donner aux deux la même chose. » Pa comprend bien qu’on a moins donné à l’une « parce qu’elle aurait dû être sage », mais il maintient qu’il faut l’égalité.

MER (9 ; 6, F.) : « Celle qui était désobéissante devait obéir, mais la maman devait lui donner quand même la même chose. — Pourquoi ? — Parce qu’il faut pas de jalousies. »

PRES (10 ; 0) : « La maman devait aussi aimer l’autre et bien la traiter, et elle serait peut-être devenue plus obéissante. — Est-ce que c’est juste de donner plus à l’obéissante ? — Non. »

THÉ (10 ; 7, F.) : « Elle aurait dû donner aux deux la même chose. — Pourquoi ? — Parce que c’étaient ses deux filles, elle devait les aimer les deux la même chose. »

SON (10 ; 7) : « Si elle donne plus à la gentille, l’autre est encore plus méchante. — Mais n’était-ce pas juste de donner plus à la plus obéissante ? — Non. — Pourquoi ? — Ce n’est pas parce qu’elle était gentille qu’il fallait tout lui donner. »

JAX (11 ans) : « La maman faisait mal. — Pourquoi ? — Elle aurait dû en donner à chacune le même morceau de gâteau, C’était pas sa faute si elle était désobéissante peut-être. C’était peut-être la faute de ses parents. — Non. C’était sa faute. — On aurait quand même dû lui donner le même morceau de gâteau. »

DIS (11 ans, F.) : « Elle aurait dû donner aux deux la même chose. — Pourquoi ? — Parce qu’elle sera toujours plus méchante. Elle se revengera contre sa sœur. — Pourquoi elle se vengera ? — Parce qu’elle aura qu’un petit morceau de gâteau. — C’était juste ce qu’a fait la maman ? — C’était pas juste. »

ERI (12 ; 5) : « Elle doit aimer les deux la même chose, sans faire de différences. Elle peut aimer mieux l’obéissante, mais sans le montrer, pour pas faire de jalousies. »

HOL (12 ; 5, F.) : « Malgré que l’autre n’était pas obéissante, elle ne devait pas faire de différences entre les deux. Elle devait la punir autrement. — Pourquoi pas de différences ? — On doit aimer ses enfants la même chose. Des fois l’autre est jaloux. »

MAG (12 ; 11, F.) : « C’était pas juste. C’était peut-être pas toute la faute à la désobéissante. On devait lui apprendre et pas seulement l’aimer moins. Sans cela elle deviendra toujours plus méchante. »

DEJ (13 ; 2) : « C’était pas juste. Au contraire, la maman aurait dû être la même chose avec l’autre. Elle serait devenue peut-être meilleure. Peut-être que [comme ça] elle était jalouse et plus sotte qu’avant. Comment qu’ils soient, il faut aimer ses enfants la même chose. »

PORT (13 ; 10, F.) : « C’était pas juste. L’autre voyait qu’on ne l’aimait pas. Elle se donnait pas de peine pour se corriger. »

On voit que l’opposition de deux types de réponses est très nette. Pour les petits, la nécessité de la sanction l’emporte au point

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que la question d’égalité ne se pose même pas. Pour les grands, la justice distributive prime la rétribution, même après réflexion sur l’ensemble des données en présence. Il est vrai que l’on trouve les deux types de réponses à tout âge, quoiqu’en des proportions variables. Mais il est bien naturel que l’évolution du jugement moral, sur un point aussi délicat, soit moins régulière que celle d’un jugement simplement constatif, étant donnée la multitude des influences possibles. Dans un milieu où l’on pratique la punition à haute dose et où une règle rigide pèse sur les enfants, ceux-ci, à supposer qu’ils ne se soient pas révoltés intérieurement, admettent longtemps que la sanction prime l’égalité. Dans une famille nombreuse, où l’éducation morale est assurée par la contagion des exemples plus que par une surveillance constante des parents, l’idée d’égalité pourra se développer beaucoup plus tôt. Il ne saurait donc être question de stades nets en psychologie morale. L’évolution que nous avons observée de 6 à 13 ans, et dont l’âge de 9 ans paraît être le point critique, est ainsi d’autant plus significative. De 70 % à 40 % la différence est, en effet, notable, surtout si l’on remarque qu’après 12-13 ans la préférence n’est donnée à la sanction que dans 25 % des cas étudiés.

Avant de passer à l’examen des deux autres histoires et de chercher à tirer la leçon de ces faits, notons encore combien l’attitude de l’enfant est différente chez ceux qui font primer la rétribution et chez ceux qui réclament l’égalité complète. Les premiers ne cherchent pas à comprendre le contexte psychologique : ils traitent les actes et les sanctions comme de pures données à mettre en équation, et cette sorte de mécanique morale, ce matérialisme de la justice rétributive si voisin du réalisme moral que nous avons étudié précédemment les rend insen-sibles aux nuances humaines du problème. Au contraire, la plupart des réponses que nous avons citées comme exemples de la prédominance des tendances égalitaires témoignent d’une compréhension morale singulièrement plus fine : la préférence accordée par la mère de l’enfant obéissant découragera l’autre, le rendra jaloux, le poussera à la révolte, etc. Toutes ces remarques si justes de Pres, de Son, de Eri, etc., nous montrent assez que l’enfant ne fait plus une leçon de morale, comme ceux qui défendent la sanction, mais cherche simplement à comprendre la situation du dedans, sous l’influence, cela va de soi, des expériences qu’il a faites lui-même ou observées autour de lui. C’est en ce sens que nous pouvons une fois de plus opposer la coopération, source de compréhension mutuelle, à la contrainte, source de verbalisme moral. Jax va jusqu’à supposer que les enfants ne sont pas

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214 LE JUGEMENT MORAL CHEZ L’ENFANT

toujours désobéissants par leur propre faute, mais parfois par celle de leurs parents. Le psychologue ne saurait qu’admirer une telle remar-que dont le sens commun adulte paraît encore si peu capable. Bref, nous pouvons dès maintenant supposer que les enfants mettant la justice rétributive au-dessus de la justice distributive sont ceux qui épousent le point de vue de la contrainte adulte, tandis que ceux qui préfèrent l’égalité à la sanction sont ceux auxquels les rapports entre enfants (ou plus rarement les rapports de respect mutuel entre adultes et enfants) ont appris à mieux comprendre les situations psycho-logiques et à juger selon des normes morales d’un nouveau type.

Soit dit en passant, on voit combien les résultats de cet interrogatoire confirment ce que nous avons vu au § 1 des jugements des enfants sur l’utilité des sanctions. Pour beaucoup de grands, c’était l’enfant à qui l’on avait fait comprendre la portée de ses actes qui était le moins exposé à récidiver, et non l’enfant sévèrement puni : de même, en ce qui concerne la présente question, la sanction systé-matique apparaît comme nuisible à tous ceux dont le sens psycho-logique s’est affiné au cours des expériences familiales et sociales.

Passons à la seconde histoire, dont le but est de permettre l’analyse du même problème, mais à propos de menus faits sans gravité morale : « Il y avait une fois une maman qui se promenait avec ses enfants au bord du Rhône, une après-midi de congé. A quatre heures, la maman a donné à chacun un petit pain. Chacun s’est mis à manger, sauf le plus petit, qui était étourdi et qui avait laissé tomber son pain dans l’eau. Que fait la maman ? Devait-elle lui en redonner un ? Que disent les grands ? » Les réponses peuvent être de trois types : ne pas redonner de pain (sanction), en redonner pour que chacun ait eu le sien (égalité), ou en redonner parce que le garçon est petit (équité, c’est-à-dire égalité tenant compte des circonstances de chacun, dans le cas particulier des différences d’âge). Mlle Rambert a obtenu les chiffres suivants sur les 167 enfants qu’elle a interrogés :

Sanction Egalité Equité — — — 6-9 ans ............... 48 % 35 % 17 % 10-12 — ............... 3 – 55 – 42 – 13-14 — ............... 0 – 5 – 95 –

Nous avons de notre côté présenté à d’autres enfants une variante du même récit, destinée à éliminer le facteur équité, que fait intervenir la différence d’âge : « Une maman est dans un

LA COOPÉRATION ET LA NOTION DE JUSTICE 215

petit bateau, avec ses enfants sur le lac. A quatre heures elle donne à chacun un petit pain. Un des garçons « fait le fou » au bout du bateau, se penche au-dessus de l’eau et laisse tomber son petit pain. Que fallait-il faire : ne rien lui redonner, ou que chacun lui donne un petit morceau du sien ? » Les chiffres sont ici de 57 % pour la sanction et de 43 % pour l’égalité, entre 6 et 8 ans, et 25 % pour la sanction contre 75 % pour l’égalité entre 9 et 12 ans.

Voici des exemples de réponses favorables à la sanction : VA (6 1/2) : « Il faut pas lui en redonner, parce qu’il l’a laissé tomber.

— Que dit le grand ? — Il était pas content parce que le petit avait laissé tomber son pain. Il a dit que c’était mal. — Ç’aurait été juste de lui en redonner ? — Non, il aurait pas dû laisser tomber son pain. »

MON (6 1/2, F.) : « Il faut point en redonner. — Pourquoi ? — Parce que la maman était pas contente. — Et qu’aurait dit la grande sœur ? — Qu’il faut lui en redonner un (cf. l’opposition de la solidarité et de la rétribution !). »

PAIL (7 ans) : « Il fallait point lui en redonner. Il avait pas besoin de le laisser tomber. — Et les grands, qu’est-ce qu’ils auraient dit si on en avait redonné un au petit ? — Que c’était pas juste : « Il l’a laissé tomber dans l’eau et tu lui en redonnes un. » — C’était bien de lui en redonner un ? — Non il n’a pas été gentil. »

DED (8 ans) : « Il faut pas lui en redonner, parce qu’elle l’a laissé tomber. — Qu’a fait la maman ? — Elle voulait la gronder. — Qu’est-ce qu’ont pensé les grandes sœurs ? — Que c’était juste, parce qu’elle n’avait pas fait attention. »

WY (9 ans) : « Faut pas en redonner. — Pourquoi ? — Par punition. »

Les réponses favorables à la sanction données à propos de l’histoire du bateau sont naturellement du même type. Voici cependant encore deux exemples qui démontrent combien le critère de la justice, pour ceux qui font prédominer la rétribution sur l’égalité, demeure hétéronome et dépendant de la volonté des parents :

SCHMA (7 ans) : « Il avait pas besoin de faire le fou sur le bateau. Ça voulait lui apprendre pour une autre fois. — Alors qu’est-ce qu’il fallait faire ? — Pas partager. — Et si la maman dit de partager ? — Il fallait obéir. — Mais c’était juste ou pas ? — Juste, parce qu’il faut obéir à sa maman. »

JUN (9 ans) : « Il ne fallait pas partager, parce que c’était de sa faute. _ Ses frères décident de partager. C’est juste ? — Je ne sais pas. — Gentil ? — Oui, gentil. — Juste et gentil ? — Plus gentil que juste. — La maman dit de partager. C’est juste ? — Oui, c’est juste alors. »

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216 LE JUGEMENT MORAL CHEZ L’ENFANT

Voici maintenant des cas d’enfants pour lesquels l’égalité doit primer la sanction. A vrai dire, on trouve déjà, dans le groupe précédent, des sujets qui invoquent l’égalité : il faut, disent-ils, punir l’étourdi, sinon il aura deux pains au lieu d’un, ce qui est contraire à l’égalité. Mais, chez eux, cette préoccupation n’apparaît que d’une manière dérivée par rapport au souci de la sanction, tandis que, chez les enfants suivants, la recherche de l’égalité constitue le mobile principal et prime toute sanction :

SCA (7 ans) : « Faut lui en redonner, parce que le petit garçon a faim. — Qu’ont dit les autres ? — Faut donner le pain, parce que les grands en ont, faut bien que le petit en ait [aussi]. »

ZI (8 ; 8) : « Faut en redonner, parce que les petits sont pas bien intelligents : ils savent pas ce qu’ils font. — C’est juste vis-à-vis du grand, ou pas ? — C’est pas juste que le grand ait son pain et pas le petit. Le grand aurait dû partager. »

PER (11 ans) : « On aurait dû lui en redonner, parce que c’est pas de sa faute qu’il ait laissé tomber le pain et ce n’est pas juste qu’il en ait moins que les autres. »

XA (12 ans) : « On aurait dû en rendre un peu, en retirant de ce petit pain ce que l’enfant avait déjà mangé. — Qu’ont dit les autres ? — Suivant qu’ils étaient gentils ou méchants, ils ont dit : « On lui en rend autant qu’à nous, c’est juste », ou bien : « Tant pis pour lui ! » »

MEL (13 ans, F.) : « On aurait dû partager ce qui restait aux autres enfants pour en redonner au petit. — C’était juste de lui en redonner ? — Oui, mais l’enfant aurait dû faire attention. — Qu’est-ce que ça veut dire « juste » ? — C’est l’égalité entre tout le monde. »

Voici encore quelques réponses obtenues avec l’histoire du bateau. Cette variante diffère de la précédente en ce que le caractère de la faute est plus accentué chez l’enfant qui a perdu son pain, et que cet enfant n’est pas présenté comme un cadet. La sanction a donc d’autant plus de chance de l’emporter sur l’égalité. Néanmoins les réactions sont identiques, et le besoin d’égalité s’oppose même, après 7-8 ans, à la sanction réclamée par l’adulte :

WAL (7 ans) : « Fallait partager. — Mais la maman a dit « Non. C’est bien fait. Il a fait le fou. Il ne faut pas partager. » C’était juste ? — C’était pas juste, parce qu’il en aurait moins que les autres. — Quand on a fait le fou, ce n’est pas juste qu’on en ait moins que les autres ? — … — Si tu étais le papa, qu’est-ce que tu dirais ? — Qu’il faut lui en rendre. »

ZEA (8 ans) : « Fallait partager. — C’était plus juste, ou seulement gentil, de partager ? — Plus juste. — Mais la maman a dit : « Non, c’est sa faute. » — Moi, j’aurais partagé. — Même si la maman dit non ? — Oui, il faut partager. »

ROB (9 ans) : « Il faut lui en [re]donner. — Mais il avait fait le fou. — Il fallait partager. — Qu’est-ce qu’il avait fait ? — Il s’était amusé. Des

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fois, on perd des sous. C’est plus pire ! — Mais la maman avait défendu de se pencher. Qu’est-ce qu’elle aurait dit, qu’il faut lui en rendre ou pas ? — Qu’il fallait pas partager. — Et les autres garçons qu’est-ce qu’ils auraient dit ? — Il fallait partager, parce que c’est pas juste. »

SCHMO (10 ans) : « Fallait lui en donner chacun un petit bout. — C’était plus juste ou seulement plus gentil ? — C’était plus gentil, et aussi plus juste. — Et si la maman dit qu’il ne faut pas partager ? — Il fallait obéir, mais c’était pas juste. »

Voici maintenant quelques cas d’enfants qui, sans avoir naturellement de vocabulaire adéquat, distinguent avec les juristes l’équité et la justice. Selon ces enfants, au point de la justice pure il ne faudrait rien redonner à celui qui a lâché son pain, parce qu’il a eu sa part comme les autres et cela ne regarde que lui s’il a perdu son bien. Mais, à côté de la pure justice, il convient de faire la part des circons-tances de chacun : l’enfant est petit, maladroit, etc., donc une sorte d’égalité supérieure exige qu’on lui en redonne. Cette attitude nuancée ne s’observe guère, naturellement, que chez des enfants de 9 à 12 ans. Auparavant, l’enfant éprouve déjà de tels sentiments, mais il ne les distingue pas de celui de la justice pure et simple. Voici des exemples :

DEP (9 ans, F.) : « Il fallait en redonner. — Qu’ont dit les grands ? — C’est pas juste. Tu en as donné deux à la petite et un à nous. — Qu’aurait répondu la maman ? — C’est la plus petite. Vous devez être raisonnables. »

BRA (9 ans) : « Il devait pas le laisser tomber. Il ne doit pas en ravoir. Mais ce serait plus juste qu’il en ait quand même, qu’on lui redonne. — Est-ce que ce serait plus juste ou seulement plus gentil ? — Plus gentil, parce qu’il a pas besoin de le laisser tomber à l’eau. »

CAMP (11 ans, F.) : « Le petit aurait dû faire attention, mais il était petit, et alors on pouvait lui en redonner un petit bout. — Qu’ont dit les autres ? — Ils ont été jaloux et ont dit qu’il fallait aussi en donner un bout à eux. Mais le petit méritait qu’on lui en donne un petit bout. Les grands devaient comprendre. — Tu trouves que c’est juste d’en redonner ? — … Que oui ! C’était mal fait [= cela faisait pitié] pour le petit ; quand on est petit, on ne comprend pas ce qu’on fait. »

Passons à notre troisième histoire. Nous serons d’ailleurs brefs : les réponses données confirment entièrement les précédentes. Mais comme la sanction est ici particulièrement sévère, le sentiment d’égalité l’emporte plus tôt sur le besoin de rétribution : « Il y avait plusieurs frères dans une famille. Ils avaient tous des trous à leurs souliers. Le papa leur dit un jour de porter leurs bottines chez le cordonnier, pour qu’on les raccommode. Seule-ment, comme un des frères avait désobéi quelques jours aupara-

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218 LE JUGEMENT MORAL CHEZ L’ENFANT

vant, le papa lui dit : « Toi, tu n’iras pas chez le cordonnier. Tu peux garder tes trous, puisque tu es désobéissant ». » Les enfants de 6 et 7 ans sont partagés : 50 % pour l’égalité, 50 % pour la sanction. A partir de 8 ans, par contre, près des 9/10 sont pour l’égalité.

Voici deux exemples d’enfants qui approuvent une telle sanc-tion :

NEU (7 ans) : « Qu’en penses-tu ? — C’est juste. — Pourquoi ? — Parce qu’il avait désobéi. »

FAL (7 ans) : « C’est juste. — Pourquoi ? — Parce qu’il était méchant. — C’est juste ou pas, qu’on ne lui remette pas de semelle neuve ? — C’est juste. — Si tu étais le papa, tu porterais quand même ses souliers ou pas ? — Je les porterais pas. »

Et quelques exemples de sujets qui préconisent l’égalité : ROB (9 ans) : « C’était pas juste. Le papa a dit à tous qu’il voulait les

faire. » WALT (10 ans) : « C’était pas juste. — Pourquoi ? — Parce qu’un garçon

serait bien chaussé et l’autre aurait les pieds mouillés. — Mais il avait désobéi… Qu’est-ce que tu penses ? — Que c’était pas juste. »

NUS (10 ans) : « C’est pas juste. — Qu’est-ce que le papa aurait dû faire ? — Le punir d’une autre manière. »

Ainsi, quelles que soient les variations de nos histoires, les réponses sont toujours les mêmes. En cas de conflit entre la justice rétributive et la justice distributive, les petits préconisent la sanction et les grands l’égalité. Qu’il s’agisse de sanctions nettement expiatoires, comme dans les histoires I et III, ou d’une sanction par la conséquence de l’acte, comme dans l’histoire II, le résultat est le même. Notons d’ailleurs, avant de chercher à l’interpréter, que, ici comme à propos du réalisme moral, les réactions à l’interrogatoire — c’est-à-dire les réflexions théoriques de l’enfant — sont toujours en retard d’une année ou deux sur ses réactions dans la vie, c’est-à-dire sur les sentiments moraux effectifs. Tel enfant de 7 ans, qui considère comme justes les sanctions dont traitent nos histoires, ressentirait à coup sûr leur injustice s’il s’agissait de lui-même ou de camarades réels. L’interrogatoire déforme donc inévitablement le jugement moral. Mais la vraie question, ici comme précédemment, est de savoir si les produits de l’interrogatoire sont simplement en retard sur ceux de la vie ou s’ils ne correspondent à rien de vécu. Comme à propos du réalisme moral, nous pensons qu’il y a surtout retard et que nos résultats correspondent bien à ce qu’on observe dans

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la vie réelle, quoique avec des décalages. En gros, il est donc exact de dire que, si la sanction l’emporte dans les premières années, l’égalité finit par triompher d’elle au cours du développement mental.

A quoi une telle évolution peut-elle être ramenée ? Que l’égalité prime la sanction par réciprocité, cela va de soi, puisque celle-ci dérive de celle-là. Quant à la sanction expiatoire, nous n’avons rien de nouveau à en dire. On ne voit pas comment cette notion aurait pris naissance, sinon sous les effets de la contrainte adulte. Il n’y a rien dans les idées de bien et de mal qui implique la récompense ou le châtiment. Autrement dit, ce n’est qu’en vertu d’associations externes que les sentiments altruistes ou égoïstes sont liés à l’attente des sanctions. S’il en est ainsi, d’où peuvent provenir ces associations, sinon de ce fait que, dès son âge le plus tendre, les conduites de l’enfant sont sanctionnées par l’adulte ?

Mais, cela étant, comment rendre compte de cette observation que la justice rétributive, qui, en cas de conflits avec la justice distributive, l’emporte systématiquement durant les premières années, diminue d’importance avec l’âge ? On ne peut cependant pas affirmer que la peur des punitions soit moins forte à dix ans qu’à six. Au contraire, à partir de sept-huit ans les pénalités scolaires viennent s’ajouter aux punitions familiales, et, si les sanctions sont peut-être moins fréquentes à cet âge que vers quatre-cinq ans, elles ont en revanche une gravité qui est de nature à impressionner la conscience. Le sentiment de la justice rétributive devrait ainsi augmenter d’importance avec l’âge et être assez vif pour tenir en échec le besoin d’égalité là où il se manifeste. Pourquoi n’en est-il pas ainsi ?

C’est évidemment qu’un facteur nouveau intervient : le besoin d’égalité, loin de se présenter sous une forme identique aux différents âges, semble devenir de plus en plus aigu avec le développement moral. Deux solutions sont ici concevables. Il se pourrait d’abord que l’égalitarisme, comme la justice rétributive, dérivât du respect de l’enfant pour l’adulte. Il y a des parents très scrupuleux en fait de justice et qui inculquent à leurs enfants un vif souci de l’égalité. Peut-être que la justice distributive manifeste ainsi un second aspect de la contrainte adulte. Mais il se pourrait aussi que, loin de résulter d’une pression directe des parents ou des maîtres, l’idée d’égalité se développât essentiellement par réaction des enfants les uns sur les autres et parfois même aux dépens de l’adulte. C’est bien souvent l’injustice subie qui fait prendre conscience des lois de l’égalité. On voit mal,

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220 LE JUGEMENT MORAL CHEZ L’ENFANT

en tout cas, comment une telle notion prendrait quelque réalité pour l’enfant avant qu’il ait commerce avec ses semblables, en famille ou à l’école. Le pur rapport d’enfant à adulte ne comporte point d’égalité. Or, naissant à l’occasion du contact des enfants entre eux, l’égalitarisme doit au moins se développer avec le progrès de la coopération entre enfants.

Nous ne pouvons encore choisir entre ces deux explications, car c’est à faciliter ce choix que serviront essentiellement les analyses qui vont suivre. Mais les faits que nous venons d’exposer parlent déjà plutôt en faveur de la seconde solution. Nous avons noté, en effet, que les défenseurs de la justice rétributive ne sont pas, en général, ceux qui ont le plus de pénétration psychologique. Ce sont des apologètes plus que des moralistes ou des psychologues. Les défenseurs de l’égalité, au contraire, ont fait preuve d’un sentiment nuancé des conflits moraux. Or ce sentiment paraît bien souvent, chez eux, constituer le produit de réflexions faites sur les maladresses de l’adulte. Il est remarquable, en tout cas, de voir avec quelle force ils savent opposer la justice aux décisions d’autorité. Mais tout cela n’est encore qu’une impression, et nous allons chercher maintenant à pousser plus avant l’analyse de la justice distributive et de l’égalité entre enfants.

§ 5. EGALITE ET AUTORITÉ. — Le premier point qu’il convienne de déterminer, dans cette recherche, nous semble être de savoir sous quelle forme et dans quelles relations avec l’âge se présentent les conflits possibles entre le sentiment de justice et l’autorité adulte. Lorsque l’on fait appel aux souvenirs d’enfance, on trouve très souvent comme exemples d’injustices (à côté, naturellement, des cas de sanctions immotivées) des inégalités de traitement de la part des parents. Il est difficile, en effet, lorsque l’on répartit un travail entre quelques enfants, ou que l’on témoigne à chacun son affection ou son intérêt, d’observer une stricte égalité et de ne pas froisser les sentiments intimes des plus délicats. Il arrive en particulier bien souvent qu’un enfant éprouve, constamment ou par bouffées, ces « sentiments d’infériorité » sur lesquels Adler a tant insisté et qui rend les meilleurs jaloux malgré eux de leurs frères et sœurs : la moindre imprudence à l’égard de ces sensibles entretient alors en eux une vague impression d’injustice, fondée ou non fondée. Que va-t-il donc se passer, lorsqu’on racontera aux enfants, sous la forme grossière et schématique qui est indispensable dans un interrogatoire s’adressant à tous, des histoires mettant aux prises le besoin d’égalité avec le fait de l’autorité ? Les sujets examinés vont-ils

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donner raison à l’adulte, par respect de l’autorité (la justice se confondant dans ce cas avec la Loi, même si celle-ci est injuste), ou défendront-ils l’égalité par respect pour l’idéal intérieur, même si celui-ci est en opposition avec l’obéissance ? Comme on peut s’y attendre par les résultats qui précèdent, nous avons trouvé chez les petits une prédominance de la première solution, et, avec l’âge, une progression très nette dans le sens de la seconde.

Nous nous sommes servi des quatre histoires suivantes :

HISTOIRE I. Il y avait une fois un camp d’éclaireurs (ou d’éclaireuses). Chacun devait travailler à son tour pour faire le ménage et mettre tout en ordre. L’un devait faire des commissions, un autre le relavage, un autre chercher du bois ou balayer. Un jour il n’y a plus de pain. Celui qui devait faire les commissions était déjà parti. Alors le chef a demandé à un éclaireur qui avait déjà fait un autre travail d’aller encore chercher le pain. Qu’est-ce qu’il a fait ?

HISTOIRE II. Une maman a demandé à son petit garçon et à sa fille de lui aider un peu dans le ménage, un jeudi après-midi, parce qu’elle était fatiguée. La fille devait essuyer la vaisselle et le garçon aller chercher le bois. Mais voilà que le petit garçon (ou la fille) est parti s’amuser dans la rue. Alors la maman a dit à l’autre de faire tout l’ouvrage. Qu’est-ce qu’il a dit ?

HISTOIRE III. Dans une famille il y avait trois frères, un grand et deux jumeaux (1). Chacun cirait ses bottines chaque matin. Un jour le grand est malade. Alors la maman a demandé à l’un des deux autres de cirer les bottines du grand en plus des siennes. Qu’est-ce que tu penses de ça ?

HISTOIRE IV. Un papa avait deux garçons. L’un grognait toujours quand on lui demandait de faire une commission. L’autre n’aimait pas non plus les faire, mais il y allait sans rien dire. Alors le papa envoyait plus souvent celui qui ne grognait pas. Qu’est-ce que tu penses de ça ?

Quoique nous n’accordions pas de valeur magique aux chiffres, il peut être intéressant de citer ici ceux qu’a obtenus Mlle Rambert sur environ 150 enfants de 6 à 12 ans à Genève et au Canton de Vaud avec les histoires I et II. La régularité de ces résultats montre tout au moins qu’il s’agit d’une évolution nette en fonction de l’âge : les petits penchent pour l’autorité, et trouvent même souvent juste ce qui a été commandé à l’enfant (il n’est pas seulement nécessaire d’obéir, mais l’action commandée est juste en elle-même en tant que conforme à l’ordre donné), tandis que les

(1) Ce détail pour éliminer la question d’âge, que plusieurs sujets ont fait intervenir spontanément.

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222 LE JUGEMENT MORAL CHEZ L’ENFANT

grands penchent pour l’égalité et trouvent injuste l’ordre décrit dans l’histoire : Histoire I Histoire II Obéissance Egalité Obéissance Egalité Age % % % % — — — — 6 ans ................ 95 5 89 11 7 — .................. 55 45 41,2 58,8 8 — .................. 33,3 66,6 22,2 77,8 9 — .................. 16,6 83,4 0 100 10 — .................. 10 90 5,9 94,1 11 — .................. 5 95 0 100 12 — .................. 0 100 0 100

De notre côté, nous avons trouvé à Neuchâtel, au moyen des histoires III et IV, que le 75 % environ des enfants de 5 à 7 ans défendent l’obéissance et que le 80 % environ des sujets de 8 à 12 ans défendent l’égalité. Mais laissons là ces chiffres et passons à l’analyse qualitative qui seule est à même de nous montrer ce que l’enfant veut dire et s’il réfléchit en connaissance de cause.

On peut observer quatre types de réponses. Il y a d’abord les enfants qui estiment « juste » l’ordre de l’adulte et qui ne distinguent pas ainsi ce qui est juste et ce qui est simplement conforme à l’ordre reçu ou à la loi d’obéissance. Il y a ensuite les enfants qui estiment l’ordre injuste, mais qui considèrent que la règle d’obéissance doit primer la justice : il est donc obligatoire d’exécuter sans commentaire l’ordre reçu. Les enfants de ce second type différencient donc la justice de l’obéissance, mais admettent comme évident que celle-ci doit l’emporter sur celle-là. Dans la statistique, nous avons réuni ces deux groupes en un seul, étant donné que toutes les nuances inter-médiaires les relient l’un à l’autre. En troisième lieu, il y a les enfants qui trouvent l’ordre injuste et préfèrent la justice à l’obéissance, En quatrième lieu, enfin, il y a ceux qui trouvent également l’ordre injuste, qui n’estiment pas obligatoire l’obéissance passive, mais qui préfèrent la soumission par complaisance à la discussion ou à la révolte. Dans la statistique nous avons réuni ces deux groupes en un seul caractère par l’autonomie conférée au sentiment de la justice.

Voici des exemples du premier type, qui ne se trouve naturelle-ment représenté que chez les petits :

BAR (6 1/2, F.). Hist. I : « Elle devait aller chercher du pain. — Pourquoi ? — Parce qu’on avait commandé. — C’était juste, ou pas juste, ce qu’on avait commandé ? — Oui, c’était juste, parce qu’on le lui avait dit. »

LA COOPÉRATION ET LA NOTION DE JUSTICE 223

ZUR (6 1/2). Hist. I : « Il devait y aller. — Pourquoi ? — Pour obéir. — C’était juste ce qu’on lui avait demandé ? — Oui. C’était son patron, son chef. » Hist. II : « Il devait y aller. — Pourquoi ? — Parce que sa sœur était désobéissante. Lui devait être gentil. »

HEP (7 ans, F.). Hist. I : « C’était juste, ce qu’on lui avait demandé ? — C’était juste, parce qu’elle devait y aller. — Quand même c’était pas son travail ? — Oui, on lui avait dit d’aller. » Hist. II : « C’était juste, parce que sa maman le lui avait dit. »

ZIG (8 ; 8). Hist. II : « Il devait faire les deux, parce que son frère voulait pas. — C’est juste ? — C’est très juste. Il fait une bonne action. » Zig semble ignorer ici le sens du mot « juste ». Mais il nous a donné par ailleurs, comme exemple d’injustice, un partage inégal. Ce qui est juste est donc assimilé, dans le cas de cette Hist. II, à ce qui est conforme à l’obéissance.

JUN (9 ans). Hist. III : « C’était juste ? — Oui, je crois. — Qu’a dit le second ? — Il faut donner trois [bottines] à l’un et trois à l’autre. — Alors ? — Mais il faut faire comme la maman avait dit. — Mais c’était juste ou parce que la maman avait dit ? – Juste ! »

On voit la nature de ces cas. Il serait exagéré de dire que l’enfant de 6 ou 7 ans ignore la notion de justice. Plusieurs des sujets précédents hésitent à déclarer justes, sans plus, les ordres dont il est question dans nos histoires. Seulement ce qui est juste ne se différencie pas pour eux de ce qui est conforme à l’autorité, et ce n’est que dans la mesure où il n’y a pas de conflit avec l’autorité que l’idée d’égalité intervient. Dès lors, pour les plus petits, il va de soi que l’ordre reçu, même contraire à l’égalité, est juste, puisque émanant de l’adulte : la justice c’est la loi. Pour les plus grands des enfants qui précèdent, cela ne va plus autant de soi, mais ils décident encore qu’il en doit être ainsi.

De tels faits confirment la thèse si intéressante de M. Bovet (1), selon laquelle l’enfant commence par prêter à ses parents la per-fection morale, pour ne découvrir ou ne s’avouer que vers 5-7 ans leurs imperfections possibles. Nous reviendrons d’ailleurs là-dessus. La seule question à poser pour le moment est de savoir si un tel respect systématique de l’enfant pour l’adulte est de nature à développer ou à entraver la constitution de la justice égalitaire. En ce qui concerne les réponses précédentes, on peut faire l’hypo-thèse que le respect unilatéral, neutre en son contenu par rapport à la justice distributive (les parents peuvent user du respect dont ils sont l’objet aussi bien pour inculquer l’exemple de la justice que pour imposer telle règle contraire, comme le droit d’

(1) P. BOVET, Le sentiment religieux el la psychologie de l’enfant, coll. « Actual. Pédag. », 1927.

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224 LE JUGEMENT MORAL CHEZ L’ENFANT

aînesse, etc.), constitue un obstacle, de par son mécanisme lui-même, au libre développement du sentiment de l’égalité. Non seulement il n’y a pas d’égalité possible entre adultes et enfants, mais encore la réciprocité entre enfants ne saurait être commandée : imposée du dehors, elle ne conduit qu’à un calcul d’intérêts, ou reste subordonnée aux notions d’autorité et de règle extérieure, qui en sont la négation. Pour les sujets dont nous venons de citer les réponses, c’est ce qui est imposé qui paraît juste. Il y a là, on en conviendra, l’opposé de cette autonomie que requiert le développement de la justice : la justice n’a de sens que si elle est supérieure à l’autorité.

Voici maintenant des exemples du second groupe de réponses. L’enfant préconise toujours l’obéissance entière, mais sans plein acquiescement intérieur : l’autorité prime toujours la justice, mais ne se confond plus avec elle :

CHRI (6 ans). Hist. I : « C’est juste ? — Non. La fille fait plus de choses, elle sera jalouse. — Elle a été ou pas ? — Elle a été. — Elle a trouvé juste ? — Non. Elle dira : « c’est pas moi qui devais aller chercher le pain ». — Pourquoi elle a été ? — Parce que le chef voulait. »

DÉD (7 ans, F.). Hist. II : « Elle aurait dû y aller, parce que sa maman lui avait dit. — C’était juste ? — Non, parce que l’autre aurait dû y aller. »

TRU (8 ; 7). Hist. II : « Elle aurait dû seulement en faire un [un ouvrage]. — Pourquoi ? — C’est pas juste si le garçon y allait pas [chercher du bois]. — Mais il n’y allait pas. Alors ? — Elle aurait dû quand même le faire. — Pourquoi ? — Pour obéir. »

HERB (9 ans, F.). Hist. II : « Elle aurait dû tout de suite y aller. — Pourquoi ? — Parce que, quand on demande, il faut tout de suite aller. — C’était juste ? — Non, c’était pas son tour. — Pourquoi y a-t-elle été ? — Pour obéir. »

Nuss (10 ans). Hist. III : « Il aurait dû le faire, mais c’était pas juste. » WAL (10 ans). Hist. III : « Il fallait cirer trois chacun. — Mais la

maman a dit qu’un en devait cirer deux et l’autre quatre. C’est juste ? — Pas juste. — La maman est partie. Qu’est-ce qu’ils ont fait les gosses : comme elle l’avait demandé ou trois bottines chacun ? — Trois chacun. — C’était bien ? — Il aurait mieux valu faire comme la maman disait. — C’était juste ? — Comme [= ce que] la maman disait, c’était pas juste. »

REN (11 ans). Hist. II : « Il l’a fait. — Pourquoi ? — On doit obéir. — C’était juste ? — Non, pas tant. »

On voit que ces enfants, tout en défendant le primat de l’obéis-sance, distinguent ce qui est juste de ce qui est imposé par autorité. Voici maintenant des exemples du troisième groupe, c’est-à-dire de ceux qui mettent la justice au-dessus de la soumission :

LA COOPÉRATION ET LA NOTION DE JUSTICE 225

WAL (7 1/2). Hist. II : « Elle avait dû pas y aller, parce que c’était pas son ouvrage. — Pourquoi ne devait-elle pas y aller ? — Parce que c’était pas son ouvrage. — Est-ce que c’était juste, ce que la maman demandait ? — Ah, non ! Elle devait pas y aller. Elle devait se mêler de son ouvrage et le garçon du sien. — Et si la maman le demande ? — … Elle irait. — Pourquoi ? — Parce que… elle serait obligée. » Wal fait donc sa part à la contrainte matérielle, mais ne reconnaît pas d’obligation intérieure.

LAN (7 ; 6). Hist. I : « Il devait pas le faire, parce que c’était pas à lui à le faire. — C’était juste ou pas, de le lui demander ? — Pas juste. » Hist. II : « Il devait pas le faire, parce que la fille était partie et que c’était pas juste. »

PAI (8 ans). Hist. I : « Il a dit non, parce que c’était pas son ouvrage. » DOL (8 ans). Hist. III : « C’était pas juste. Il faut donner un soulier à

chacun. — Mais la maman avait commandé ! — Il fallait donner un soulier à l’autre. — Il fallait obéir ou faire un partage égal ? — Il fallait demander à la maman. » Hist. IV : « C’est pas juste. Le papa devait demander aussi à l’autre. — Mais le papa avait dit comme ça ? — C’est pas juste. — Qu’aurait-il dû faire ? Ne pas y aller ? Y aller ? Dire au père de demander à l’autre ? — Il devait rien faire. Pas y aller. »

CLA (9 ; 8, F.). : Hist. II : « Elle devait faire son travail à elle et pas celui de l’autre. — Pourquoi pas ? — C’était pas juste. » Hist. I : « Elle aurait pas dû le faire. C’était pas à elle à le faire. — C’était juste de le faire ? — Non. C’était pas juste. »

PER (10 ans) : « Il a pas voulu aller. Il a dit que c’était à l’autre d’aller. »

FRI (11 ans). Hist. III : « Il devait pas le faire. — Mais la maman l’a dit ? — La maman a pas eu raison. C’est pas juste. »

SCHN (12 ans, F.). Hist. II : « Elle aurait pas dû les faire. C’est pas juste qu’elle travaille le double et pas l’autre. — Comment faire ? — Elle aurait dû dire à sa maman : « C’est pas juste. Je dois pas faire le double de travail que l’autre. » »

On voit que, pour ces enfants, l’égalité prime tout, non seulement l’obéissance, au rebours des enfants du second groupe, mais même la complaisance. Au contraire, les réponses du quatrième type présentent ceci de particulier que, tout en déclarant injuste l’ordre reçu, l’enfant estime nécessaire de l’exécuter par gentillesse ou serviabilité. Il ne faut pas confondre les enfants de ce groupe avec ceux du deuxième. Les sujets du second type considèrent, en effet, que l’obéissance prime la justice, tandis que ceux dont nous allons maintenant exa-miner les réactions préconisent une entraide volontaire, supérieure à la justice simple ou à l’obéissance obligée. La différence est donc grande : d’un côté la justice est subordonnée à l’obéissance, donc à un principe d’hétéronomie ; de l’autre côté, la justice se prolonge elle-même, par une voie tout autonome, en cette forme supérieure

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226 LE JUGEMENT MORAL CHEZ L’ENFANT

de réciprocité qu’est l’ « équité », relation fondée non sur l’égalité pure, mais sur la situation réelle de chaque individu. Dans le cas particulier, si la stricte justice s’oppose à l’obéissance, l’équité veut que l’on tienne compte des rapports spéciaux d’affection qui unissent l’enfant à ses parents : une corvée, même injuste du point de vue de l’égalité, devient ainsi légitime en tant que libre manifestation de complaisance. Cette seconde attitude ne s’observe guère que chez les grands, les petits confondant presque systématiquement la gentillesse avec l’obéissance. Voici quelques exemples :

PER (11 ; 9). Hist. I : « Il a été en chercher. — C’était juste ? — C’était pas juste, mais c’était complaisant. »

BALT (11 ; 9). Hist. II : « Elle l’a fait. — Qu’est-ce qu’elle a pensé ? — Que son frère n’était pas gentil. — C’était juste qu’elle fasse cela ? — C’était pas juste, mais pour sa maman elle l’a fait. »

CHAP (12 ; 8) répond que « son chef l’embêtait », à propos de l’Hist. I, mais dit, en ce qui concerne l’Hist. II : « Ça dépend de son caractère. S’il aime sa mère, il le fera ; sinon pas, il fera comme sa sœur, pour pas travailler plus qu’elle. »

PED (12 ; 5) fait lui-même la distinction qui nous paraît caractériser le mieux le présent type de réponses, et cela à propos de l’hist. I : « Il doit aller chercher le pain. — Qu’est-ce qu’il a pensé ? — Mon maître me le commande : je dois lui rendre service. — C’était juste ? — Oui, c’était juste, parce que c’était par obéissance : c’était pas tout à fait juste si on l’obligeait, mais, s’il acceptait, c’était juste. » On ne saurait mieux énoncer le principe d’autonomie qui caractérise l’attitude dont nous parlons : si l’on est obligé de faire quelque chose de contraire à l’égalité, c’est injuste, mais, si l’on accepte de rendre service, on fait quelque chose de supérieur à la stricte justice, et d’équitable vis-à-vis d’un chef.

GIL (12 ans). Hist. II : « Il était pas content. — Il l’a fait ? — Oh oui. — C’était juste ? — Non. — Pourquoi il l’a fait ? — Pour faire plaisir à sa maman. »

FRI (12 ans, F.). Hist. II : « Elle aurait pu refuser. Elle pensait que son frère allait s’amuser et qu’elle devait travailler, — C’est juste ou pas, de le faire ? — Pas juste. — Tu l’aurais fait ou pas ? — Je l’aurais fait pour faire plaisir à ma maman. »

On voit ainsi se dégager, de l’ensemble de ces réponses, une loi d’évolution suffisamment nette. Il n’est, il est vrai, pas pos-sible de parler de stades proprement dits, parce qu’il est fort douteux que chaque enfant passe successivement par les quatre attitudes que nous venons de décrire. C’est en bonne partie affaire de caractère et d’éducation reçue. La quatrième des réactions décrites pourrait ainsi se présenter très tôt si l’on se décidait à remplacer l’absurde obéissance sans discussion (« Je le veux et

LA COOPÉRATION ET LA NOTION DE JUSTICE 227

c’est comme cela ») par un appel à la coopération. Nous connaissons une petite fille qui, à trois ans déjà, acceptait tout, en disant à sa mère : « Je veux t’aider », là où sa fierté s’opposait à toute contrainte. En outre, comme nous l’avons déjà dit, mais comme il convient de le répéter pour prévenir l’inévitable objection, il est évident que les résultats de l’interrogatoire sont en retard sur ceux de l’expérience réelle.

Mais, ces réserves faites, il nous paraît possible de distinguer trois grandes étapes dans le développement de la justice distributive en relation avec l’autorité adulte (et nous verrons qu’il en est de même entre enfants).

Durant une première étape, la justice n’est pas différenciée de l’autorité des lois : est juste ce que l’adulte commande. C’est naturellement durant cette première étape que la justice rétributive l’emporte sur l’égalité, ainsi que nous l’avons entrevu au cours du paragraphe précédent. On pourrait donc caractériser cette première phase par l’absence de la notion de justice distributive, puisque cette notion implique une certaine autonomie et une certaine libération par rapport à l’autorité adulte. Mais il est vraisemblable qu’il y a quelque chose d’assez primitif dans le rapport de réciprocité et qu’on trouve des germes d’égalitarisme dès les premières relations des enfants entre eux. Seulement, tant que prime le respect pour l’adulte, c’est-à-dire précisément durant toute cette première étape, de tels germes ne sauraient donner lieu à des manifestations réelles que dans la mesure où ils ne créent pas de conflits avec l’autorité. Ainsi un enfant de deux à trois ans estimera correct qu’un gâteau soit partagé également entre lui et un semblable, ou que l’ami lui prête des jouets comme il prête les siens propres. Mais, si on lui affirme qu’il faut donner plus à l’autre ou garder plus pour lui, il s’en fera vite un devoir ou un droit. Il est douteux, par contre, qu’une telle attitude puisse subsister longtemps chez un enfant normal de dix ou de douze ans : pour ce dernier, la justice est fondée sur un sentiment autonome, supérieur aux commandements reçus.

Durant une seconde étape, l’égalitarisme se développe et l’emporte sur toute autre considération. La justice distributive s’oppose ainsi, en cas de conflits, à l’obéissance, à la sanction et même bien souvent aux raisons plus subtiles qui seront invoquées durant la troisième période.

Enfin, durant une troisième étape, l’égalitarisme simple cède le pas devant une notion plus raffinée de la justice, que nous pouvons appeler l’ « équité », et qui consiste à ne jamais définir l’égalité sans tenir compte de la situation particulière de chacun.

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228 LE JUGEMENT MORAL CHEZ L’ENFANT

Dans le domaine de la justice rétributive, l’équité consiste à déterminer les circonstances atténuantes, et nous avons vu précédemment que cette considération intervient bien tard dans les jugements de l’enfant. Dans le domaine de la justice distributive, l’équité consiste à tenir compte de circonstances d’âge, des services antérieurs, etc., bref à nuancer l’égalitarisme. Nous verrons de nouveaux exemples de ce processus au cours du prochain paragraphe.

Passons maintenant à l’analyse de nouveaux cas dans lesquels le respect de l’autorité et le sentiment de la justice entrent en conflit. Il n’arrive pas seulement que l’enfant désire l’égalité avec ses proches. C’est, dans certaines circonstances, l’égalité avec l’adulte lui-même que l’enfant réclame. Mlle Rambert a eu, à cet égard, l’heureuse idée d’étudier cette situation si courante de l’enfant que l’on fait attendre dans un magasin pour faire passer les grandes personnes avant lui. Elle a demandé à ses sujets : « Est-il juste de faire attendre les enfants dans les magasins et de servir d’abord les grandes personnes ? » La réaction a été extrêmement nette. Presque tous les enfants ont répondu catégoriquement que « non ». Ce ne sont que les plus petits des sujets interrogés qui ont hésité à l’affirmer, mais la majorité des enfants de six ans eux-mêmes soutiennent, avec une précocité qui étonne, que chacun doit passer à son tour.

Voici deux exemples des individus respectueux du primat de l’adulte :

SAN (6 1/2) : « Les petits sont pas aussi pressés que les grandes per-sonnes. »

PAI (7 1/2) : « Celui qui vient en premier, on le sert en premier. — Est-ce que les enfants ont autant de droit que les grandes personnes ? — Non, parce qu’ils sont plus petits et savent pas très bien commander. Les grandes personnes ont beaucoup de choses à faire et doivent se dépêcher. » Pai ajoute qu’il se réjouit d’être grand « pour pouvoir commander ».

Et quelques exemples de ceux qui exigent l’égalité pure : MART (9 ans) : « Ils [les marchands] ne doivent pas laisser attendre les

enfants. — Pourquoi ? — Parce que ce n’est pas juste de les laisser attendre. On doit toujours servir les grandes personnes en dernier [= à leur tour]. — Pourquoi ? — Parce que des fois les petits enfants sont aussi pressés et que c’est pas juste [de les faire attendre]. — Il faut les servir à leur tour ou avant les grandes personnes ? — A leur tour. »

DEF (9 ans) : « C’est pas juste. Il faut servir chacun à son tour. » BA (10 ans) : « Il aurait dû le servir [l’enfant] à son tour. — Pourquoi ?

— Parce que c’est pas juste de servir ceux qui sont venus après. » PRE (10 ans) : « Même s’il était petit, il devait pas attendre. Il faisait les

commissions aussi bien que les grandes personnes. »

LA COOPÉRATION ET LA NOTION DE JUSTICE 229

On voit combien est net le besoin d’égalité dont témoignent ces réponses et combien celles-ci reflètent les expériences vécues dans la vie quotidienne.

Pour terminer l’examen de ces prises de contact entre l’autorité et l’égalité, cherchons encore à analyser deux situations scolaires où les mêmes facteurs peuvent se trouver en jeu : pourquoi ne faut-il pas tricher à l’école et peut-on rapporter si c’est dans l’intérêt de l’adulte ou si l’adulte l’ordonne ?

La tricherie est une réaction de défense que notre système péda-gogique a développée comme à plaisir chez l’écolier. Au lieu de tenir compte des tendances psychologiques profondes de l’enfant, qui le pousseraient au travail en commun — l’émulation ne s’opposant pas à la coopération — l’école condamne l’élève au travail isolé et ne tire parti de l’émulation que pour dresser les individus les uns contre les autres. Ce système du travail purement individuel, excellent si le but de la pédagogie est de donner des notes scolaires et de préparer à des examens, n’a guère que des inconvénients si l’on se propose de former des esprits rationnels et des citoyens. Pour nous limiter au point de vue moral, il s’ensuit de deux choses l’une. Ou bien la concurrence l’emporte, et chacun cherche à capter la bienveillance du maître, sans se soucier du voisin qui peine et qui cherche dès lors à tricher s’il a du dessous. Ou bien la camaraderie l’emporte, et les écoliers organisent ensemble la tricherie pour résister en commun à la contrainte scolaire. Le deuxième de ces systèmes de défense apparaît surtout dans les grandes classes et, d’après nos souvenirs personnels, entre 12 et 17 ans. Nous n’en avons guère vu de traces chez les enfants d’école primaire que nous avons examinés (1). Dans le premier système, le problème qui se pose est de savoir pourquoi la tricherie est réprouvée : est-ce parce qu’elle est interdite par le maître ou parce qu’elle est contraire à l’égalité entre enfants ?

Ici encore le résultat de l’enquête est très net : il montre une diminution graduelle des préoccupations d’autorité et une aug-mentation corrélative du besoin d’égalité. Ce résultat est d’autant

(1) Cela peut être dû à ce que de tels aveux ne sont faciles ni à faire ni à provoquer. Mais, si nous faisons appel à nos souvenirs, cette tricherie en commun, quoique inavouée, ne nous est jamais apparue comme une faute. Nous avons tranquillement fait ensemble, pendant des années, tous nos devoirs domestiques et organisé, dans la mesure du possible, le « soufflage » dans les épreuves de classe. Ce travail en commun clandestin ne nous a d’ailleurs pas été complètement inutile, et nous nous rappelons beaucoup de choses apprises en discussion avec des camarades. Mais il va de soi qu’il diminue beaucoup l’effort individuel. Le travail en commun que réalise en classe l’ « école active » n’a précisément pas cet inconvénient.

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230 LE JUGEMENT MORAL CHEZ L’ENFANT

plus frappant que, dans le cas particulier, autorité et égalité ne sont pas les deux seules solutions possibles. A la question : « Pourquoi ne faut-il pas copier sur son camarade ? » les réponses données peuvent, en effet, se laisser classer sous trois chefs : 1° C’est défendu : « c’est vilain », « c’est une tromperie », « un mensonge », « on nous punit », etc. Nous groupons toutes ces réponses sous le même chef, parce que, si l’on analyse l’argumentation de l’enfant, la raison ultime est toujours la défense faite par l’adulte : il est vilain de tricher parce que c’est tromper, etc., et il est vilain de tromper, etc., parce que c’est défendu ; 2° C’est contraire à l’égalité (cela fait du tort au camarade, c’est un vol qu’on lui fait, etc.) ; 3° C’est inutile (on n’apprend rien, on est toujours pris, etc.). Cette troisième sorte de réponse est vraisemblablement d’inspiration adulte : l’enfant se borne à répéter la leçon entendue à l’occasion d’une tricherie. Elle n’est représentée qu’à partir de 10 ans : 5 % à 10 ans, 4 % à II ans et 25 % à 12 ans. La raison d’autorité est invoquée dans les proportions suivantes : 100 % à 6 ans et à 7 ans, 80 % à 8, 88 % à 9, 68 % à 10 ans, 32 % à 11 ans et 15 % à 12 ans. La décroissance est donc nette. La grande majorité de ces enfants se bornent à dire que la tricherie est défendue. Une petite minorité seule l’assimile à un mensonge. Enfin l’égalité est la raison que défendent le 16 % des enfants de 8 et de 9 ans, le 26 % de ceux de 10 ans et le 62 % des enfants de 11 et de 12 ans. En gros, l’égalité l’emporte donc avec l’âge, tandis que l’importance de la défense adulte décroit proportionnellement.

Voici des exemples de réponses faisant appel à l’autorité : MON (6 1/2) : « Pourquoi ne faut-il pas copier sur son camarade ? — Le

maître nous marronne [gronde]. » DEP (6 1/2) : « La maîtresse nous punit. » THÉ (6 1/2) : « Parce que c’est vilain. » MIR (6 1/2) : « C’est laid. On est puni. »

La définition « c’est une tromperie » n’est donnée que par le 5 % des enfants de 8 et de 9 ans et le 10 % des cas de 10 à 12 ans.

MART (9 ans) : « Il devait pas copier sur son camarade. Il avait trompé. — Pourquoi ne faut-il pas copier ? — Parce que c’est une tromperie. »

Voici maintenant des exemples d’enfants invoquant l’égalité : THÉ (9 ; 7) : « Il faut chercher soi-même. C’est pas juste qu’ils aient la

même note. Il faut trouver soi-même. » WILD (9 ; 4, F.) : « C’est lui voler son travail, — Et si le maître ne sait

LA COOPÉRATION ET LA NOTION DE JUSTICE 231

pas ? — C’est vilain à cause de la voisine. — Pourquoi ? — La voisine aurait pu avoir juste [avoir une bonne note] et on lui prend sa place. »

Citons, enfin, un enfant à qui la tricherie semble toute naturelle et pour lequel la solidarité entre enfants l’emporte évidemment sur le désir de compétition :

CAMP (11 ; 10) : « Qu’est-ce que tu penses de la tricherie ? — Pour ceux qui ne peuvent pas apprendre, ils devraient pouvoir regarder un petit bout, mais pour ceux qui peuvent apprendre, c’est pas juste. — Un enfant a copié ses problèmes sur son camarade. C’est juste ? — Il n’aurait pas dû copier. Mais, s’il n’avait pas d’intelligence, cela en somme lui était un peu permis. »

Cette dernière attitude paraît exceptionnelle chez les enfants que nous avons examinés. Mais bien d’autres ont peut-être pensé cela sans avoir osé nous le dire.

A ne considérer que la lettre des réponses ordinaires faisant appel à l’égalité, il pourrait sembler que, chez l’enfant, la concurrence l’em-porte sur la solidarité. Ce n’est qu’une apparence. En réalité, l’égalité croit avec la solidarité. C’est ce que va nous montrer l’étude d’une dernière question, dont nous allons maintenant faire l’analyse pour obtenir un supplément d’information sur les conflits entre l’autorité adulte et l’égalité ou la solidarité enfantine. C’est la question du « rapportage ».

Le mépris de tous les écoliers et les sanctions spontanées qui surgissent à l’égard des « mouchards » ou « cafards » (le langage de l’enfant est significatif à lui seul…) montrent assez que nous touchons ici à un point essentiel de la morale enfantine. Est-il bien de rompre la solidarité entre enfants au profit de l’autorité adulte ? En règle générale, l’adulte lui-même, s’il a en lui la moindre générosité, estime que non. Mais il arrive exceptionnellement que certains maîtres ou certains parents soient assez dénués de sens pédagogique pour pousser l’enfant à rapporter. Faudra-t-il, dans ce cas, obéir à l’adulte ou respecter la loi de solidarité ? Nous avons posé la question en mettant l’histoire au compte d’un papa très éloigné dans le temps et dans l’espace :

« Il y avait une fois, très loin d’ici et il y a très longtemps, un papa qui avait deux fils. L’un était sage et obéissant. L’autre était un bon type, mais qui faisait souvent des bêtises. Un jour le papa part en voyage et dit au premier : « Tu regarderas bien ce que fait ton frère et quand je serai revenu, tu me le raconteras. » Le papa s’en va et le frère fait quelque bêtise. Quand le papa revient, il demande à l’autre de tout lui raconter. Qu’est-ce qu’il fallait faire ? »

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232 LE JUGEMENT MORAL CHEZ L’ENFANT

Le résultat s’est trouvé ici encore très net. La grande majorité des petits (près des 9/10 à 6 et 7 ans) estiment qu’il faut tout raconter au papa. La majorité des grands (après 8 ans) pensent qu’il ne faut rien dire et certains vont même jusqu’à préférer le mensonge à la trahison d’un frère.

Voici des exemples des différentes attitudes adoptées, à commencer par la soumission complète à l’autorité :

WAL (6 ans) : « Qu’est-ce qu’il devait dire ? — Qu’il [l’autre] a été méchant. — C’était juste de dire ça ou pas ? — Juste. — Je connais un petit garçon, dans la même histoire, qui a dit à son papa : « Écoute, ça ne me regarde pas ce qu’a fait mon frère. Demande-lui à lui-même. » Il a eu raison de dire ça à son papa ? — Pas eu raison. — Pourquoi ? — Il fallait dire. — Tu as un frère ? — Oui. — Alors on dira que tu as fait une tache sur ton cahier, à l’école. Ton frère rentre à la maison et dit : « Voilà Eric qu’a fait une tache. » Il a raison de dire ça ? — Il a raison. — Tu sais ce que c’est qu’un rapporteur ? — C’est un qui dit ce qu’il [l’autre] a fait. — Ça c’est rapporter si ton frère dit que tu as fait une tache ? — Oui. — Et dans mon histoire ? — C’est pas rapporter. — Pourquoi ? — Parce que le papa lui avait demandé. »

SCHMO (6 ans) : « Il devait dire qu’il [l’autre] était méchant. Il devait dire ce que l’autre a fait. Le papa lui avait dit. — L’enfant a répondu à son papa : « Demande toi-même à mon frère. Moi je ne veux pas le dire. » C’est gentil, ou non de répondre ça ? — Pas gentil, parce que le papa lui a demandé. »

DESA (6 ans) : « Il fallait qu’il le dise. Son papa lui avait demandé. — Il devait le dire ou pas ? — Il devait le dire. — S’il répond : « Ça ne me regarde pas ce que fait mon frère », ça va ? — Il aurait pu le dire. — Il vaut mieux dire ça ou dire ce que le frère a fait ? — Oui, il valait mieux dire ce que son frère a fait. — Tu sais ce que c’est un rapporteur ? — Non. »

SCHU (6 ans) : « Il devait le raconter ou pas ? — Oui, parce que son papa lui a dit de raconter ce que fait son frère. — Il devait tout dire ? — Quand on fait de grandes vilaines manières, il faut tout dire. — Et les petites vilaines manières ? — Non, parce qu’elles sont pas grandes [cette distinction annonce le stade suivant !] — C’est rapporter ? — Non ; si on demande, c’est pas rapporter. — Il aurait pu dire : « Jean te dira tout seul ? » — Non. — Ou bien : « Demande à Jean. Moi ça ne me regarde pas ? » — Non. — C’est gentil de raconter ce que fait son frère ? — Oui. »

CONST (7 ans, F.) : « Il fallait raconter. Le papa l’a demandé. — Tu sais ce que c’est que rapporter ? — C’est dire des choses. — C’était rapporter ou pas ? — Rapporter. — Tu as des sœurs ? — Oui, une. Elle a onze ans. — Elle rapporte ce que tu fais ? — Oui. — Raconte-moi une fois qu’elle a rapporté. Elle a rapporté à qui ? — A ma maman. — Raconte-moi. — J’osais pas aller dehors. Je suis allé quand même. — C’était gentil ou pas de rapporter ? — Gentil. — Elle a eu raison ou pas de le raconter ? — Elle a eu raison. »

LA COOPÉRATION ET LA NOTION DE JUSTICE 233

SCHMA (8 ans) : « Il devait le dire. — C’était juste ou pas ? — Juste. — Une fois il a dit que ça ne le regardait pas. — Pas juste, parce que son papa lui avait dit de le dire. — Il rapportait ? — A ce moment, il devait le dire, parce que son papa lui avait demandé, et, à d’autres moments, il devait pas le dire, parce qu’on lui avait pas demandé. »

IN (9 ans) : « Il devait raconter. — Je vais te raconter trois histoires : dans la première il a raconté, dans la seconde il a dit au papa de demander lui-même à son frère et dans la troisième il a dit que son frère n’a rien fait. Lequel est le mieux ? — Le premier. — Pourquoi ? — Parce qu’il a dit ce qu’il [le frère] avait fait, comme son papa le lui avait demandé. — Lequel est le plus gentil ? — Le premier. — Et le plus juste ? — Le premier aussi. — Tu sais ce que c’est que rapporter ? — On dit ce qu’un autre a fait. — Et ici ? — Il n’a pas rapporté. Il a obéi. »

Voici maintenant des cas d’enfants qui s’opposent au rapportage : TEHU (6 ; 10) : « Moi, j’aurais pas dit au papa, parce que c’était

rapporter. J’aurais dit : « Il a été sage. » — Mais si ce n’est pas vrai ? — J’aurais dit : « Il a été sage. » — Un enfant a dit : « Ça ne me regarde pas. Demande-lui à lui-même. » C’est bien ? — Je peux pas dire que ça me regarde pas. J’aurais dit : « Il a été sage. » »

LA (7 1/2) : « Qu’en penses-tu ? — J’aurais pas rapporté parce que le papa l’aurait fessé. — Tu n’aurais rien dit ? — Non, j’aurais dit qu’il n’a pas fait de bêtises. — Et si le papa te demande ? — Je dirais qu’il n’a pas fait de bêtises. »

FAL (8 ans) : « Il devait raconter ? — Non, à cause que c’est rapporter. — Mais le papa l’avait demandé. — Il devait rien dire, dire qu’il avait fait le gentil. — Il valait mieux ne rien dire, ne pas répondre, ou dire qu’il avait fait le gentil ? — Dire qu’il a fait le gentil. »

BRA (9 ans) : « C’était pas beau de sa part, de celui qui avait rapporter. — Mais le papa lui avait demandé. Qu’est-ce qu’il fallait faire ? — Pas rapporter. »

MCHA (10 ans) : « Il devait dire qu’il n’allait rien fait. — Mais ce frère avait joué avec la bicyclette de son papa et crevé un pneu. Le papa ne pourrait pas aller à bicyclette à son bureau le lendemain et serait en retard. — Il devait quand même pas le dire… (puis après hésitation)… il devait le dire pour qu’il puisse arranger tout de suite. »

Voici, enfin, deux exemples de sujets hésitants. Ce sont comme toujours les plus instructifs, parce qu’ils laissent voir la nature des mobiles contradictoires qui inspirent l’une et l’autre thèse :

ROB (9 ans) : « Je n’en sais rien. — Est-ce que l’enfant devait le dire ? — C’est un peu juste, parce que le papa l’avait dit [demandé]. — Alors que faire ? — Il aurait pu dire un mensonge au père, parce que [sans ça] c’était rapporter. Mais il était forcé de le dire. — Quel est le plus chic type, celui qui a dit ce que le frère a fait, ou celui qui a dit

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234 LE JUGEMENT MORAL CHEZ L’ENFANT

un mensonge ? — Celui qui n’aurait pas rapporté. — Et lequel aurait été le plus gentil ? — Celui qui n’aurait pas rapporté. — Lequel aurait été le plus juste ? — Celui qui aurait rapporté parce que son papa avait commandé. »

WA (10 ; 3) : « Il avait bien fait, parce que son papa avait dit de lui dire [ton hésitant]. — Tu es sûr ou tu as hésité ? — J’ai hésité. — Pourquoi ? — Parce que je pensais qu’il pouvait aussi ne rien dire pour pas faire punir son frère. — C’est difficile, hein ? — Oui. — Alors toi, lequel tu trouves le plus chic type ? — Celui qui n’a rien dit. — Comment faut-il faire ? — Fallait mieux qu’il ne dise rien. — Qu’aurait-il dit ? — Qu’il a été sage. »

On voit le mécanisme de ces jugements. D’un côté, il y a la loi, l’autorité : puisqu’on demande de rapporter, il est juste de rapporter. Mais, d’un autre côté, il y a la solidarité entre enfants : il est mal de trahir un semblable au profit d’un adulte, et, pour le moins, illégitime d’intervenir dans les affaires du voisin. La première attitude prédomine chez les petits, en relation avec toutes les manifestations étudiées précédemment du respect de l’adulte. La seconde l’emporte chez les grands pour des raisons rendues claires, également, par tout ce qui précède. Cette seconde attitude est même si ferme chez certains qu’elle conduit le sujet à justifier le mensonge comme moyen de défendre autrui (1). Plus encore que les résultats précédents, ceux de cet interrogatoire nous montrent l’opposition des deux morales, celle de l’autorité et celle de la solidarité égalitaire. A cet égard, la stylistique enfantine est à elle seule hautement significative, et l’on peut dire que les termes employés par l’enfant pour désigner les conduites scolaires suffisent à différencier les deux types de réaction. Le terme le plus représentatif qui symbolise le premier type est celui de « petit saint ». Le « petit saint », c’est celui qui ignore ses camarades pour ne connaitre que le maître et prend toujours le parti de l’adulte contre celui des enfants. C’est l’élève soumis et sage. Voici comment le définissent quelques enfants de 10 à 12 ans : « C’est un qui va toujours après les robes de sa maman », « c’est un lèche-cul », « c’est un lèche-cuteur » [= idem], c’est « celui qui rapporte », etc. L’opposé du petit saint, c’est le « chic type », qui aura sans doute à l’occasion maille à partir avec l’autorité établie, mais qui incarne la solidarité et l’équité entre enfants : « C’est un qui donne tout ce qu’il a aux autres »,

(1) Soit dit en passant, nous avons là un cas net d’évaluation du mensonge en fonction de l’intention. Les enfants qui trouvent « chic type » de mentir pour protéger un frère nous ont dit très nettement que le même mensonge serait « vilain » pour se protéger soi-même.

LA COOPÉRATION ET LA NOTION DE JUSTICE 235

« c’est un qui rapporte pas », « c’est un garçon qui joue de nouveau avec les autres quand il a tout gagné aux billes », « c’est un qui est juste », etc.

Nous ne faisons ici que de la psychologie et n’avons pas à prendre position au point de vue moral. On peut cependant se poser une question qui relève du pronostic caractérologique : lequel, du « chic type » ou du « petit saint », sera plus tard celui qui constitue, pour la conscience commune, l’honnête homme et le bon citoyen ? Etant donnée la forme de notre système pédagogique actuel, on peut affirmer que le « chic type » a toutes chances de rester tel sa vie durant, tandis que le « petit saint » ne deviendra peut-être qu’un esprit étroit, dont le moralisme primera le sens humain.

Les conclusions à tirer des faits consignés ici semblent donc les suivantes : la justice égalitaire se développe avec l’âge aux dépens de la soumission à l’autorité adulte, et en corrélation avec la solidarité entre enfants. L’égalitarisme semble ainsi dériver des habitudes de réciprocité propres au respect mutuel plus que du mécanisme des devoirs qui dérivent du respect unilatéral.

§ 6. LA JUSTICE ENTRE ENFANTS. — Si le résultat de nos analyses précédentes est exact, ce sont les rapports sociaux entre contemporains qui constituent le milieu le plus propice au développement de la notion de justice distributive et à celui des formes évoluées de la justice rétributive. La sanction expiatoire et les formes primitives de la justice rétributive, au contraire, seraient créées des rapports d’adultes à enfants. Le moment est venu de procéder à une vérification directe de ces hypothèses en cherchant comment l’enfant conçoit la justice entre camarades. Deux points sont à considérer : les sanctions entre enfants et l’égalitarisme.

Il y a incontestablement, dans la vie sociale entre enfants, des éléments de justice rétributive : le tricheur est mis au ban du jeu, le batailleur reçoit des « raclées » en échange de celles qu’il prodigue, etc. Mais le problème est de savoir si ces sanctions sont de même nature que celles dont l’enfant est généralement l’objet de la part de l’adulte. Il nous semble que non. La sanction adulte provoque dans l’esprit de l’enfant des idées d’expiation. Un mensonge, une insubordination entraînent, par exemple, la privation d’un plaisir ou une claustration. L’enfant conçoit cette punition comme une sorte de remise en état, qui supprime la faute en apaisant l’autorité. Tout au moins la punition n’est considérée comme « juste » que dans la mesure où existent le sen-timent de l’autorité et le remords d’avoir offensé cette autorité. C’est

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236 LE JUGEMENT MORAL CHEZ L’ENFANT

pourquoi, avec les années et la diminution du respect unilatéral, le nombre des sanctions approuvées par l’enfant diminue progres-sivement. Comme nous l’avons vu au début de ce chapitre, la sanction « par réciprocité » supplante peu à peu la sanction expia-toire et finit même en bien des cas par être considérée comme inutile et nuisible. Au contraire, les sanctions d’enfants à enfants ne sau-raient guère reposer sur le sentiment de l’autorité (exception faite, pour les rapports de cadets à ainés, dans le cas des jeux réglés, par exemple) et, par conséquent, ne sauraient exciper de la notion d’expiation. Aussi allons-nous voir que presque toutes rentrent dans ce que nous avons appelé les sanctions « par réciprocité » et qu’elles sont considérées comme « justes » dans la mesure où croissent la solidarité et le besoin d’égalité entre enfants.

On peut, plus ou moins arbitrairement, distinguer deux classes de sanctions entre enfants : les sanctions collectives et plus ou moins codifiées et les sanctions privées. Les premières se rencontrent essentiellement dans le jeu, lorsque l’un des joueurs a enfreint une règle en usage. Les secondes apparaissent au hasard, partout où les mauvais procédés des uns déclenchent la vengeance des autres et que cette vengeance est soumise à certaines règles la rendant légitime. Or, parmi ces dernières sanctions, nous verrons qu’aucune ne peut être classée dans les sanctions expiatoires : lorsqu’un garçon rend les coups qu’il a reçus, etc., il ne cherche pas à châtier, mais simplement à marquer une exacte réciprocité. Aussi verrons-nous que l’idéal n’est pas de rendre plus, mais de distribuer mathé-matiquement ce qu’on a reçu soi-même. Quant aux sanctions collectives, elles sont également presque toutes du type des sanc-tions « par réciprocité », sauf une ou deux exceptions qu’il nous faut analyser de près.

Dans le domaine du jeu, par exemple, nous n’avons trouvé que des sanctions non expiatoires. Le tricheur est exclu de la partie, et, selon la gravité du délit, son exclusion dure plus ou moins longtemps. Les billes gagnées indûment sont restituées au propriétaire ou partagées entre les partenaires honnêtes. De même, dans les échanges, le fort qui abuse du faible est remis à l’ordre par de plus forts que lui : on lui fait rendre le bien mal acquis en cas de marché illicite, etc. Dans rien de tout cela il n’y a proprement de châtiments expiatoires : il s’agit de sanctions restitutives, d’exclusions marquant la rupture du lien de solidarité, etc. Ce n’est que dans certains cas d’une gravité excep-tionnelle, dans ces crimes que Durkheim caractérise par l’offense

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faite aux sentiments « forts et définis de la conscience collective », que nous avons noté l’apparition de la sanction expiatoire. Par exemple, en un certain collège de Neuchâtel, les « cafards » (rapporteurs) sont rituellement conduits « au jus », c’est-à-dire que la collectivité entière les attend après la classe pour les mener de force au bord du lac et les tremper tout habillés dans l’eau froide. Mais d’où vient ici la légitimité reconnue par tous de cette expiation ? Il y a évidemment chez chacun le sentiment d’une autorité morale présidant à ces sortes d’exécutions. Mais cette autorité est-elle celle du groupe actuel considéré au moment même de l’événement ? Les enfants qui constituent à un moment donné la classe, et qui entretiennent entre eux des relations de réciprocité, parviennent-ils à créer, du fait même de leur groupement, une conscience collective imposant à chacun son caractère sacré et équivalant ainsi à l’autorité adulte ? Dans ce cas, la distinction de la coopération et de la contrainte deviendrait illusoire : la réunion d’un certain nombre d’individus vivant en réciprocité les uns avec les autres suffirait à produire la plus rigide des contraintes. Mais les choses ne sont pas aussi simples, et il intervient, en réalité, dans les faits que nous discutons, un facteur d’âge et de tradition qui rend l’exemple comparable à celui de la pression exercée par l’adulte sur l’enfant. En effet, la mise « au jus » du coupable est un usage antique et vénérable, et la classe qui est investie pour un instant du droit divin de châtier le criminel a pleine conscience de prolonger une tradition séculaire. Or nous croyons que c’est à cause de cette contrainte de la tradition que la sanction paraît juste et qu’elle est devenue expiatoire. Nous avons le souvenir le plus net d’avoir éprouvé deux sentiments contradictoires la première fois que nous avons été témoin comme collégien de l’une de ces immersions sacrées : d’une part, le sentiment de la barbarie du châtiment (c’était en plein hiver), mais, d’autre part, un sentiment d’admiration et presque de respect pour les « anciens » de la classe qui pouvaient ainsi incarner le rôle dont chacun savait qu’il avait été joué par les meneurs des classes supérieures en des circonstances semblables. Bref, simple vengeance au début, et vengeance peut-être sentie comme cruelle par les enfants non directement intéressés, l’immersion des « cafards », en se ritualisant et en se transmettant de générations à générations, était devenue pour nous l’expression d’une juste expiation. On voit ainsi que, dans les cas rares où les sanctions entre enfants sont proprement expiatoires, il intervient un facteur d’autorité, de respect unilatéral et de contrainte des générations les unes sur les autres. Là où ce facteur

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238 LE JUGEMENT MORAL CHEZ L’ENFANT

ne joue pas de rôle, les sanctions entre enfants sont et demeurent de simples sanctions « par réciprocité ».

Venons-en maintenant aux sanctions « privées ». La sanction privée c’est, en sa source, la vengeance : rendre le mal pour le mal comme on rend le bien pour le bien. Mais cette vengeance est-elle susceptible de se soumettre à des règles et, dans cette même mesure, de paraître légitime ?

Nous allons voir qu’il en est bien ainsi, et que cette légitimation progressive est en corrélation directe avec le développement de l’égalité et de la réciprocité entre enfants.

Mlle Rambert a posé, aux 167 enfants qu’elle a vus, les deux questions suivantes : I) « Il y avait dans une école un grand garçon qui battait un plus petit. Le petit ne pouvait pas lui rendre ses coups, parce qu’il était trop faible. Alors, un jour à la récréation, il a caché le pain et la pomme du grand dans une vieille armoire. Qu’est-ce que tu penses de cela ? » — II) « Si on te donne un coup de poing, que fais-tu ? »

La statistique montre très nettement que la réciprocité croît avec l’âge et que dans cette même mesure la sanction apparaît juste. En ce qui concerne la première histoire, il y a deux réponses possibles : « c’est vilain », ou le petit a bien fait de rendre. La seconde réponse a été donnée dans les proportions suivantes :

6 ans 7 ans 8 ans 9 ans 10 ans 11 ans 12 ans — — — — — — — 19 % 33 % 65 % 72 % 87 % 91 % 95 %

Voici des exemples d’enfants n’approuvant pas le petit (ce sont donc surtout, chose curieuse, les petits eux-mêmes) :

SAV (6 ans) : « Il aurait pas dû le faire, parce que c’est méchant. — Pourquoi ? — Parce qu’on a faim, et puis on cherche, et puis on n’y trouve plus. — Pourquoi le petit lui avait pris son pain ? — Parce que le grand était méchant. — Il aurait dû le prendre ou pas ? — Non, parce qu’on est méchant. »

PRA (6 ans) : « Il aurait pas dû le faire, parce que c’était le pain du grand. — Pourquoi il l’a fait ? — Parce que le grand battait toujours le petit. — Il devait se laisser battre ? — Non, il aurait dû se défendre, pas se laisser faire, partir. — Pourquoi n’aurait-il pas dû prendre le pain ? — C’est pas juste de prendre. On ne doit pas prendre. »

MOR (6 ans) : « Il aurait pas dû prendre. — Pourquoi ? — C’est méchant. — Pourquoi il l’a fait ? — L’autre a battu. — C’était juste de prendre ? — Pas juste, il aurait dû dire à la maîtresse. »

BLI (6 ans) : « Il aurait pas dû parce qu’il était un voleur… — Comment devait-il faire ? — Dire à sa maman. — Il devait rendre les coups ? — Non ; c’est sa maman qui le grondera. »

LA COOPÉRATION ET LA NOTION DE JUSTICE 239

DED (7 ans) : « Il aurait pas dû y faire, parce que c’était pas gentil. — Pourquoi il l’a fait ? — Parce que son frère le tapait toujours. — Comment devait-il faire ? — Se laisser battre et dire à sa maman. Pas se défendre lui-même. »

RIC (7 ; 6) : « Il aurait pas dû, parce que c’est désobéir. » TEA (8 ans) : « Il aurait pas dû le faire. — Pourquoi ? — Après, l’autre

cherchait partout et pouvait pas manger. — Pourquoi il a caché le pain ? — Parce que le grand l’avait battu. — C’est juste alors ? — Non. — Pourquoi ? — Il devait dire au maître. »

MAR (9 ; 8) : « Il aurait pas dû le faire. — Pourquoi ? — Parce qu’il volait. — Mais l’autre l’avait battu ? — Il devait dire au maître. — C’est juste de se venger ? – Oui… (hésite) non. »

PRES (10 ans) : « Pas dû. — Pourquoi ? — Parce qu’il commettait un vol. — Qu’est-ce qu’il devait faire ? — Il devait réclamer. »

JAC (11 ans) : « Il aurait pas dû le faire, parce que le grand n’aurait rien à manger. — Il devait se laisser battre ? — Non. Il fallait qu’il se revenge, dire à quelqu’un de lui aider à se revenger. Mais pas lui prendre son pain. »

TRIP (12 ans, F.) : « Il a voulu se venger, mais il n’aurait pas dû. Quand on nous fait quelque chose, faut pas y rendre, faut dire à nos parents. »

On voit quelle est l’attitude de ces enfants. La plupart des petits et quelques-uns des grands estiment qu’il ne faut pas se venger, parce qu’il est un moyen plus légitime en même temps que plus efficace d’obtenir réparation : c’est d’en appeler à l’adulte. Chez ceux-là, ou bien il s’agit d’un calcul sans grandeur ou bien il s’agit d’une prédominance de la morale d’autorité sur la morale des rela-tions entre enfants : peu importe de rapporter (ce qui constitue, au contraire, une faute pour cette dernière morale), il faut se faire rendre justice. Pour ceux-là, la vengeance est un mal, mais essen-tiellement parce qu’elle est interdite. Il ne faut pas rendre le mal pour le mal, mais on peut faire punir celui qui vous a fait du mal. En outre, les petits condamnent le héros de l’histoire, parce que voler est défendu quelle que soit l’intention qui explique le vol (réalisme moral). Mais, chez les plus grands des enfants cités à l’instant, la réaction qui prédomine n’est pas cette soumission ou cet appel à la justice adulte, c’est l’idée qu’il n’y a pas de rapport suffisant entre le vol du petit pain et les coups reçus. Jac, qui est représentatif de cette attitude, nous dit ainsi nettement que le petit aurait dû rendre les coups ou les faire rendre par un aîné, mais pas voler. Ce qui est juste, c’est donc la réciprocité, et pas la vengeance brute : il faut rendre exactement ce qu’on a reçu, mais pas inventer une sorte de sanction arbitraire, sans rapport de contenu avec l’acte sanctionné. Ces sujets-là sont donc assez près de ceux qui approuvent le héros

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240 LE JUGEMENT MORAL CHEZ L’ENFANT

de l’histoire. Tout au moins s’inspirent-ils des mêmes raisons. Voici des exemples de ceux qui approuvent le petit : MON (6 1/2) : « Il devait le faire. — Pourquoi ? — Parce que le grand

le battait toujours. — C’était juste de lui cacher son pain ? — Oui. — C’était bien ? — Oui. »

AUD (7 1/2) : « Il a bien fait. — Pourquoi ? — Parce que son frère devait pas le battre. — C’était juste de se venger ? — … (ne comprend pas le mot). — C’était vilain de faire comme le petit ? — Pas vilain. »

HEL (7 1/2) : « Il aurait dû le faire. — Pourquoi ? — Parce que le grand faisait rien que le chicaner. — C’était juste de le faire ? — Oui, c’est juste. — Et c’était bien ? — … (réfléchit) Oui, c’est bien. »

JAQ (7 1/2, F.) : « Il a bien fait. — Pourquoi ? — Parce que le grand battait toujours. — C’était juste ? — Oui. » Mais Jaq, par ailleurs, nous dit : « C’est juste de se venger ? — Oh non ! » »Pour elle, le geste du petit n’est donc pas un acte de vengeance, mais une sanction par réciprocité.

WID (8 ; 9) : « Il devait le faire, parce que le grand le battait tout le temps. — C’était juste ? — Oui. — Est-ce que c’est juste de se venger ? — Faut pas se venger. »

CANT (9 ; 3) : « Il fallait y faire. — Pourquoi ? — Parce qu’il avait été battu. — C’était juste de le faire ? — Oui. — C’était bien ? — Il aurait pas dû le cacher. — Pourquoi ? — Il n’avait qu’à se venger. — Comment ? — Il aurait dû donner des coups de pied. »

AG (10 ans) : « Il a bien fait, parce que le grand était un lâche. — C’était juste ? — Oui, parce que les grands doivent pas battre les petits. »

BACIM (11 ; 1, F.) : « Il devait le faire, parce qu’il pouvait pas se défendre. — C’était juste de faire comme ça ? — Pas très juste, parce que le grand avait reçu le pain et la pomme et n’a pas pu les manger. — Comment faire pour que ce soit tout à fait juste ? — Lui rendre les coups. » Le vol du petit est donc tolérable à défaut de la sanction correcte qui consisterait à rendre exactement ce qu’on a reçu.

COLL (12 ; 8) : « D’un côté, c’est juste parce qu’il avait pas d’autres moyens. D’un autre côté, c’est pas juste de prendre le pain de son frère. »

Donc de deux choses l’une. Ou bien l’on appelle vengeance le fait de rendre exactement ce qu’on a reçu, et alors se venger est juste (cas de Cant) ; ou bien on appelle vengeance le fait d’inventer à froid une méchanceté qui ennuiera celui qui vous a nui, et alors il est injuste de se venger (cas de Jaq, de Wid, etc.). Mais, sur l’histoire, tous ces enfants sont d’accord : le petit aurait mieux fait de rendre simplement les coups qu’il a reçus, mais, dans l’impossibilité de procéder ainsi, il lui était permis de rétablir l’équilibre en cachant le goûter du grand.

La deuxième question (faut-il rendre les coups reçus) ne com-porte pas ces difficultés. Aussi les réponses sont-elles d’une grande

LA COOPÉRATION ET LA NOTION DE JUSTICE 241

simplicité : tout en affirmant très sincèrement qu’il ne faut pas se venger (au sens spécial de la vengeance à froid) ni rendre le mal pour le mal, les enfants soutiennent de plus en plus avec l’âge qu’il est de stricte justice de rendre les coups reçus. Mlle Rambert a obtenu la statistique suivante, en séparant garçons et filles : « C’est

vilain » Rendre

également Rendre

plus Rendre moins

% % % % — — — —

6 ans { Filles .......... 82 18 — — Garçons ....... 50 37,5 12,5 —

7 — { F ................. 45 45 10 — G ................ 27 27 46 —

8 — { F ................. 25 42 8 25 G ................ 45 22 33 —

9 — { F ................. 14 29 — 57 G ................ 29 57 14 —

10 — { F ................. — 20 — 80 G ................ 8 54 31 7

11 — { F ................. — 33 — 67 G ................ — 31 31 38

12 — { F ................. — 22 — 78 G ................ — 67 10 23

On voit que, malgré les inévitables irrégularités de détail, il existe chez les filles comme chez les garçons une tendance, de plus en plus forte avec l’âge, à considérer comme légitime de rendre les coups reçus : alors que plus de la moitié des petits de 6 ans et une bonne proportion des enfants de 7 et 8 ans estiment encore que « c’est vilain », cette réponse disparaît presque entièrement après 9 ans. Mais, si cette évolution est commune aux filles et aux garçons, ceux-ci diffèrent par contre de celles-là sur la question de savoir s’il faut rendre plus qu’on a reçu, ou moins ou exactement la même chose. Les garçons, surtout vers 7-8 ans, sont enclins à rendre plus, le besoin d’égalité prédominant ensuite vers 11-12 ans. Les filles, au contraire, sitôt qu’elles ont cessé, en majorité, de trouver « vilain » de rendre les coups, estiment qu’il faut rendre moins que ce que l’on a reçu.

Voici d’abord des exemples de ceux qui estiment « vilain » de rendre les coups :

JEA (6 ans, F.) : « Si on te donne un coup, que fais-tu ? — Je dis à la maîtresse. — Pourquoi tu ne rends pas les coups ? — Parce que c’est vilain. »

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242 LE JUGEMENT MORAL CHEZ L’ENFANT

SAV (6 ans) : « Que fais-tu ? — Je vais dire à ma maman. — Tu le rends ? — Non, j’ai peur qu’on me fasse du mal. Je vais dire à la maîtresse pour qu’elle le punisse. — Pourquoi la maîtresse doit-elle le punir ? — Parce qu’il est méchant. — S’il a été méchant, est-il juste de lui rendre un coup de poing ? — Non, parce qu’on est [= parce que nous serions] méchant. »

BRA (6 ans, F.) : « Que fais-tu ? — J’appelle ma maman. — Tu rends ? — Non. — Pourquoi tu appelles ta maman ? — Parce qu’il aurait pas dû donner un coup de poing. — C’est juste de rendre ? — C’est pas juste, c’est méchant. »

AU (7 ; 9) : « Je vais dire à mon papa. — Et s’il n’est pas là ? — A la maîtresse. — Et si elle n’est pas là, est-ce que tu rends les coups de poing ? — Non. — Pourquoi ? — Après on est puni. — C’est juste de ne pas les rendre ? — Oui. Après on nous aime, et papa et maman sont contents. »

CHA (8 ans) : « Je dis à la maîtresse. Je rends pas : c’est méchant. » NEN (9 ; 7, F.) : « Je ne lui rends rien. Je veux lui montrer le bon exemple.

Je ne suis pas méchante avec elle. »

Voici des exemples de ceux qui rendent également : PRA (6 1/2) : « Je me laisse pas faire. — Tu en donnes combien ? — Un

pour un. S’il m’en a donné rien qu’un, je n’en donne rien qu’un. S’il m’en donne deux, j’en donne deux. S’il m’en donne trois, j’en donne trois. — Et dix ? — Je les rends aussi. — C’est juste de rendre ? — C’est juste. — Pourquoi ? — Parce qu’il m’en avait donné aussi. »

SCA (7 1/2) : « Je le rends, je le veux pas [le coup qu’il me donne), je le donne à l’autre. — C’est juste ? — Oui. Ah non, je me suis trompé. Il faut jamais rendre. C’est mon papa qui me l’a dit. Mais moi, je suis comme ça, je ne veux pas me laisser donner des coups de poing et de pied. » Sca sait donc sa leçon, mais il rend tout de même et trouve juste de rendre.

HEL (7 1/2) : « J’en rends deux s’il m’en a donné deux, six s’il m’en a donné six, quatre s’il m’en a donné quatre. — C’est juste de rendre ? — Oui. — C’est bien ? — Oui. »

DIC (8 ; 6, F.) : « Je me défends : j’en rends un pour un. — Pourquoi pas plus ? — Parce que l’autre en rendrait le double [= si j’en rends deux pour un il m’en donnerait quatre]. — C’est juste ? — Oui. Trois pour trois. Il faut pas se laisser faire. Il faut se défendre. — C’est bien ? — Pas tant. » (Dic sait que ce n’est pas permis.)

LUC (9 ; 7, F.) : « Je la rebats. — Combien tu lui en redonnes ? — Tant qu’elle m’en a donné. — Pourquoi pas plus ? — Pour que ça fasse le compte juste. — C’est bien ? — Oui. »

PI (10 ans) : « J’en rends un et, suivant la force [du coup reçu), deux. — S’il en donne cinq ? — J’en rends cinq. — Pourquoi pas plus ? — Ça lui aurait fait plus de mal. »

ER (10 ; 2) avait répondu à la question I que le petit n’aurait pas dû voler le pain et la pomme du grand : « Pourquoi ? — On ne doit pas rendre rancune à un autre. — Pourquoi ? — Parce que ce n’est pas joli. » Mais, quand nous

LA COOPÉRATION ET LA NOTION DE JUSTICE 243

lui demandons ce qu’il fait lorsqu’il reçoit un coup de poing, il répond : « J’en rends un. — Et si tu en reçois deux ? — J’en rends deux. Il ne faut jamais plus, autrement l’autre nous en donne encore un. — Est-ce que c’est juste de rendre les coups ? — Oui. — Et de rendre rancune ? — Ah non ! Rendre rancune, ce n’est pas rendre un coup de poing. »

HEN (11 ; 2) : « Je lui rends un coup de poing. — Si on t’en donne deux ? — J’en rends deux. — Si on t’en donne trois ? — J’en rends trois. — Pourquoi pas plus ? — Parce que je ne veux pas être plus mauvais que lui. Je lui rends les siens. — C’est juste ? — Non, parce que je devrais me montrer plus mieux que lui. — C’est la même chose se venger ou donner un coup de poing ? — C’est pas la même chose. Rendre, c’est rendre les coups de poing. Se venger c’est de la bassesse. »

ELIS (11 ans, F.) : « Je rends les coups. — C’est juste ? — … (hésite) Oui, c’est juste. — Si on te donne un coup ? — J’en rends un. Si j’en rends deux, c’est pas juste. »

Voici des exemples de garçons qui rendent plus : JE (7 ans) : « Que fais-tu quand on te donne un coup de poing ? — J’en

rends deux. — Si on t’en donne trois ? — J’en rends quatre. — Est-ce que c’est juste ? — Oui… S’il est plus grand, ça fait plus mal » (justification après coup !).

ET (10 ans) : « Si on m’en donne un, j’en rends deux. Si on m’en donne deux, j’en rends trois. »

Et de filles qui rendent moins : BOE (8 ; 5, F.) : « Il faut rendre. — Si on t’en donne trois ? — J’en rends

un. — Pourquoi pas trois ? — C’est méchant. — C’est juste de rendre ? — Non, on devrait pas rendre. »

BER (10 ans, F.) : « Je rends moins, parce que, si je lui rends la même chose ou plus fort, il recommence. — C’est bien de rendre ? — Pas bien. »

On voit par ces exemples que ceux qui ne veulent pas rendre (et qui sont en majorité les petits) sont avant tout des enfants soumis, qui comptent sur l’adulte pour les défendre et qui se soucient de respecter ou de faire respecter les consignes reçues plus que de faire régner la justice et l’égalité par des voies propres à la société enfantine. Quant aux enfants qui rendent les coups, il s’agit, au contraire, chez eux d’égalité et de justice beaucoup plus que de vengeance proprement dite. Les cas de Er et de Hen sont particulièrement nets : ces sujets réprouvent la vengeance à froid, le calcul mesquin, mais défendent la réciprocité exacte par souci de justice. Il y a certes, chez ceux qui rendent plus, une attitude combative qui dépasse le besoin d’égalité, mais précisément cette attitude diminue d’importance avec l’âge.

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244 LE JUGEMENT MORAL CHEZ L’ENFANT

Passons maintenant à une question qui fera transition entre celles de la justice rétributive et de la justice distributive entre enfants : pourquoi ne faut-il pas tricher au jeu ? On demande à l’enfant à quoi il joue de préférence et on lui raconte l’histoire d’un petit qui a triché (par exemple se déplacer indûment au cours du jeu de billes, etc.). Lorsque le sujet a affirmé que c’est tricher, on lui demande alors pourquoi il ne faut pas tricher. Les réponses se laissent ramener à quatre chefs : 1° C’est vilain (défendu, etc.) ; 2° C’est contraire à la règle du jeu ; 3° Cela rend la coopération impossible (l’on ne peut plus jouer ») ; 4° C’est contraire à l’égalité.

Si nous répartissons les enfants en deux groupes d’âge, le premier de 6 à 9 ans (on se rappelle que c’est vers 9 ans que les règles commencent à se stabiliser), le second de 10 à 12 ans, nous constatons les changements suivants d’un groupe à l’autre. Les réponses faisant appel à l’autorité de la règle (règle morale ou règle du jeu, c’est-à-dire réponses du type I et II) passent du 70 % au 32 %, tandis que les réponses faisant appel à la coopération ou à l’égalité (types III et IV) passent du 30 % au 68 %. On peut, en outre, détailler ces données : les réponses du premier type (c’est vilain, défendu, etc., sans plus) passent du 64 % au 8 %, tandis que celles du second type sont de 6 % avant 5 ans et de 24 % après. Celles du troisième type (coopération) passent de 0 à 20 % et du quatrième (égalité) du 30 % au 48 %.

Un tel résultat est aisé à comprendre si l’on se rappelle notre analyse des règles du jeu. Pour les petits, chez lesquels prédomine le respect unilatéral et qui assimilent la règle du jeu à la règle morale, tricher est « vilain » comme un mensonge ou un mot grossier : c’est défendu par les consignes et interdit par des punitions. D’où l’abondance du premier type de réponses avant 8-9 ans : cette fréquence pourrait, il est vrai, s’expliquer par les difficultés d’analyse propres à l’intelligence des petits, mais il s’y ajoute, croyons-nous, l’élément moral que nous venons de rappeler. Pour les grands, chez lesquels la règle est devenue une émanation directe du groupe autonome, la tricherie est réprouvée au nom de raisons faisant précisément appel à la solidarité et à l’égalitarisme qui en découle.

Voici des réponses du premier type : DEM (6 ; 2) : « C’est vilain. — Pourquoi ? — On ne doit jamais frouiller

[= tricher]. — Pourquoi ? — Mon frère [aîné] il m’a dit. » BRAIL (6 ans) : « C’est pas juste. Les autres veulent pas qu’on frouille.

On nous dit : va-t-en ! » VAN (6 1/2) : « Parce qu’on ne doit pas. C’est vilain. — Pourquoi ? —

LA COOPÉRATION ET LA NOTION DE JUSTICE 245

Parce que c’est très vilain. — Pourquoi c’est vilain ? — Parce qu’on ne devrait jamais le faire. — Pourquoi pas le faire ? — Parce que c’est très laid. On ne doit jamais. — Pourquoi on ne doit jamais ? — C’est comme ça. »

GREM (7 ; 2) : « On ne doit pas. — Pourquoi ? — Parce que c’est vilain. — Pourquoi ? — Parce que c’est quelque chose de mal fait. »

GIS (8 ans, F.) : « Parce que c’est pas joli. — Pourquoi ? — Faut jamais frouiller. — Pourquoi ? — C’est laid. — Pourquoi ? — On ne doit pas frouiller. C’est très vilain. »

On voit que tous ces arguments reviennent simplement à ceci que c’est défendu. Les réponses du second type ne sont pas très diffé-rentes :

ZUR (6 ; 6) : « C’est pas du jeu. — Pourquoi ? — Il aurait pas dû faire ça. — Pourquoi ? — Parce que celui qui a frouiller a gâté le jeu, on ne peut plus s’amuser. — Pourquoi ? — C’est vilain. »

CHRI (6 ; 10) : « Il faut pas frouiller. — Pourquoi ? — Parce que c’est pas juste. — Pourquoi ? — Parce que ça finirait pas le jeu. Le jeu serait faux. »

WAL (7 1/2) : « C’est pas permis, parce que c’est pas le jeu. » MARG (9 ans) : « On fait pas juste. — Pourquoi ne faut-il pas tricher ?

— Parce que c’est pas le jeu. — Pourquoi ? — Il faut pas. — Pourquoi pas ? — C’est pas le jeu. »

Voici maintenant des exemples du troisième type (coopération) : SCH (7 ans) : « Il faut pas frouiller. Sans ça on les prend plus [= on ne

joue plus avec les tricheurs]. On les aime pas. — Pourquoi ? — Parce qu’on n’est plus des bons petits copains. — Pourquoi ? — Ils [de]viennent méchants. »

GO (7 ; 2) : « Ça dérange le jeu et ça embête les autres. Ça embrouille tout le jeu, parce qu’il nous a embêté. On veut plus jouer. »

BRU (9 ; 2) : « Ça embête le jeu. » TIS (10 ; 1) : « On veut plus jouer. — Pourquoi ? — C’est pas juste. —

Pourquoi ? — Si tout le monde veut faire comme ça, plus personne ne jouera. »

WI (10 ans) : « C’est pas juste : c’est tromper les autres. — Pourquoi il faut faire juste au jeu ? — Pour être honnête quand on sera grand. » (Voilà un garçon qui a compris combien un jeu bien réglé est plus utile qu’une leçon de morale … )

THEV (10 ans, F.) : « C’est une vilaine action. — Pourquoi ? — Elle a mal agi. Elle aurait pas dû faire ça. — Et si elle avait perdu ? — Il valait mieux perdre que de tromper. — Et si elle avait triché et quand même perdu ? — Elle aurait été punie [par le fait même]. C’était pas juste qu’elle ait gagné. — Pourquoi ne faut-il pas tricher ? — Parce qu’on commet un mensonge. »

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246 LE JUGEMENT MORAL CHEZ L’ENFANT

PERO (10 ans) : « On leur dit : « Tu veux frouiller, on te veut plus ! » — Pourquoi ? — Parce que ceux qui frouillent sont des sales types. »

ZAC (11 ans) : « C’est pas beau. — Pourquoi ? — On peut pas bien s’amuser gentiment. On l’appelle menteur. »

BOIL (12 ; 1) : « Si on frouille, c’est pas la peine de jouer. »

Et enfin des cas du quatrième type (égalité) : MER (9 ; 6) : « C’est pas juste. — Pourquoi ? — Les autres le font pas :

il faut pas non plus le faire. » THEB (9 ; 7) : « C’est pas juste pour les autres. » PER (11 ; 9) : « C’est pas juste : on gagne ce qu’on n’a pas le droit [de

gagner]. » GUS (11 ans) : « C’est pas juste. — Pourquoi ? — Les autres ne

frouillent pas. Alors c’est pas juste. » GAC (12 ; 0) : « Ce serait injuste envers l’autre. »

On voit d’ailleurs qu’entre les réponses faisant appel à la coopération et celles qui insistent surtout sur l’égalité, il y a toutes les transitions : la solidarité et l’égalitarisme sont, en effet, inter-dépendants chez l’enfant comme partout. Il y a donc bien, en résumé, deux types essentiels de réponses : l’un faisant appel à l’autorité (types I et II), l’autre à la coopération (III et IV). Entre deux il va de soi que des intermédiaires existent. Ainsi entre les réponses de Thev et celles du type I il n’y a pas hétérogénéité absolue. Mais en gros les deux types sont distincts et le second l’emporte peu à peu sur le premier.

A ce propos, nous pouvons rappeler les résultats d’une enquête relative au mensonge (chap. II, § 4) et qui intéresse aussi le problème de l’égalité entre enfants. Est-il aussi « vilain » de mentir à ses camarades qu’aux grandes personnes ou est-ce différent ? D’après les résultats de Mlle Rambert, le 81 % des sujets de 6 à 9 ans estiment plus vilain de mentir aux adultes, tandis que de 10 à 13 ans 51 % des sujets estiment qu’il est aussi vilain de se mentir entre enfants, et, sur ces 51 %, le 17 % est même d’avis qu’il est plus vilain de mentir à un camarade qu’à un adulte.

Passons maintenant aux questions de justice distributive proprement dite dans les rapports d’enfants à enfants. Nous avons étudié à cet égard les deux points qui semblent les plus impor-tants : l’égalité entre contemporains et le problème des différences d’âge. Voici les deux histoires employées pour l’analyse de la première de ces questions :

HISTOIRE I. Des enfants jouent ensemble à la balle dans la cour. Quand la balle sort du jeu et va rouler dans la rue, un des garçons va de

LA COOPÉRATION ET LA NOTION DE JUSTICE 247

lui-même la chercher plusieurs fois. Les fois suivantes on ne demande alors plus qu’à lui d’aller la ramasser. Que penses-tu de cela ?

HISTOIRE II. Des enfants sont assis dans l’herbe pour prendre leur goûter. Ils ont chacun un petit pain qu’ils ont posé à côté d’eux pour le manger après leur pain bis. Un chien arrive tout doucement par derrière un des garçons et lui attrape son pain. Que fallait-il faire ?

Nous n’aurons pas besoin d’une longue analyse pour débrouiller les réponses : à l’unanimité tous les enfants examinés ont affirmé la nécessité morale de l’égalité. En ce qui concerne la première histoire, il n’est pas juste que ce soit toujours le même qui travaille pour la collectivité, et, en ce qui concerne la seconde, il faut que chacun donne à la victime de quoi se reconstituer une part égale à celle des autres. Si nous insistons sur ces réponses, c’est simplement parce que, dans des récits analogues, mais où le besoin d’égalité se trouvait en conflit avec l’autorité adulte, on se souvient que les petits donnaient raison à l’autorité (§ 5).

Voici quelques exemples : WAL (6 ans). Hist. I : « C’est pas juste. — Pourquoi ? — Parce que

c’est un autre qui y aille [= qui devait y aller]. » Hist. II : « Il fallait partager. — Pourquoi ? — Pour qu’ils en aient chacun la même chose. »

SCHMA (7 ans). Hist. I : « C’est pas juste, parce qu’ils devaient aussi demander à des autres et chacun son tour. » Or, dans l’histoire du père qui demande à un garçon de faire plus de commissions que l’autre, Schma avait répondu (§ 5) : « C’est juste, parce que le papa avait dit qu’il irait. » Quand à l’Hist. II : « Il fallait que les autres partagent avec lui pour qu’il en ait un bout. » Nous demandons alors, pour voir si ce besoin d’égalité tiendra en échec l’autorité : « Mais sa mère ne veut pas qu’on lui en redonne. Elle dit qu’il n’avait qu’à empêcher le chien de le prendre. C’est juste ? — Oui. Il avait qu’à faire attention. — Et si la maman n’avait rien dit, qu’est-ce qui aurait été juste ? — Il aurait fallu partager. »

DELL (8 ans). Hist. I : « C’était pas juste. Ils devaient aller eux-mêmes. » Hist. II : « Il fallait partager. »

ROB (9 ans). Hist. I : « Chacun devait y aller à son tour. » Hist. II : « Il fallait partager. — La maman a dit qu’il ne faut pas. — C’est pas juste. »

FSCHA (10 ans). Hist. I : « Un autre aurait dû y aller. » Hist. II : « On devrait chacun partager une moitié à celui qui en avait point. »

Nous avons vu précédemment (§ 5) tant d’exemples du dévelop-pement progressif de l’égalitarisme entre enfants qu’il est inutile d’insister.

Par contre, une dernière question qui se pose est celle de ce que l’enfant pense des différences d’âge. Faut-il favoriser les grands

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248 LE JUGEMENT MORAL CHEZ L’ENFANT

ou les petits, ou l’égalité doit-elle s’étendre à tous les enfants ? Nous avons présenté à nos sujets les deux histoires suivantes :

HISTOIRE I : « Deux garçons, un petit et un grand, faisaient une longue course à la montagne. A midi ils avaient très faim et ont sorti leurs provisions de leur sac. Mais ils ont vu qu’il y en avait trop peu pour les deux. Que fallait-il faire, donner plus au grand, plus au petit ou la même chose aux deux ? »

HISTOIRE II : « Deux garçons jouaient à la course (ou aux billes, etc.). L’un était petit, l’autre grand. Fallait-il les mettre les deux à la même ligne, ou le petit plus près ? »

La seconde question se complique du fait qu’il s’agit d’un jeu organisé et par conséquent réglé par des usages traditionnels. Par contre, la première nous a permis de noter une réaction intéressante : les petits sont ou bien pour l’égalité ou bien, et surtout, pour que l’on favorise les grands par respect de l’âge, tandis que les grands sont ou bien pour l’égalité ou bien, et surtout, pour que l’on favorise les petits par équité.

Voici des exemples de réponses des petits. JAN (7 1/2) : « Il fallait donner la même chose. — Ils ont donné plus au

petit. C’était juste ? — Non. Ils devaient avoir tous la même chose. Tous la moitié. — Les petits n’ont-ils pas plus faim ? — Oui. — Si tu avais été le petit, qu’aurais-tu fait ? — J’aurais donné moins à moi et le plus aux grands. »

NEU (7 1/2) : « Il fallait donner plus aux grands. — Pourquoi ? — Parce qu’ils sont plus grands. »

FAL (7 1/2) : « Il fallait donner plus au grand. — Pourquoi ? — … — Si tu étais le petit, tu donnerais plus aux grands ? — Oui. — On doit leur donner plus, ou bien c’est eux qui veulent avoir plus ? — On doit leur donner plus. »

ROB (9 ans) : « Un peu plus au grand. — Pourquoi ? — Parce qu’il est l’aîné. — Lesquels ont le plus faim dans les courses, les petits ou les grands ? — Tous la même chose. — Si tu te promènes avec un gosse de douze ans et que vous n’avez qu’un morceau de pain, qu’est-ce que tu feras ? — Je donnerai plus à l’autre. — Tu trouveras que ça va bien ? — Oui, j’en voudrais en donner plus à l’autre. »

Voici des enfants préconisant l’égalité : WAL (7 ans) : « Il faut donner la même chose à chacun. — Pourquoi ?

— … » « Une autre fois ils avaient cinq bâtons de chocolat. Le petit en a demandé trois. C’est juste ? — On aurait dû donner deux et demi à chacun. — Toi tu es le plus grand. Tu te promènes avec un petit et tu gardes le plus ; c’est juste ? — Pas juste. »

LA COOPÉRATION ET LA NOTION DE JUSTICE 249

NUSS (10 ans) : « Il fallait partager. — Le petit a dit : je suis le plus petit et j’ai droit à plus. C’est juste ? — Pas juste. — Le grand a dit qu’il avait droit à plus, parce qu’il était le plus grand. C’est juste ? — Ils auraient dû prendre les deux la même chose. — Tu as dix ans. Tu te promènes avec un garçon de quinze ans qui te donne plus, qu’est-ce que tu en penses ? — Ça serait gentil. — Et juste ? — C’est encore plus juste de donner aux deux la même chose. »

Et des exemples d’équité : SCHMO (10 ans) : « Ils devaient donner plus au petit, parce qu’il est plus

petit. — Ils ont mangé la même chose. C’est juste ? — C’est pas tant juste. »

BRA (10 ans) : « La même chose à tout le monde. — On a donné plus au petit. C’est juste ou pas ? — C’était juste. — Non. Le grand en a gardé plus pour lui, parce qu’il était le plus grand. C’était juste ? — C’était pas juste. »

Quant aux jeux, les réponses sont différentes suivant qu’il s’agit de la course ou des billes. Le jeu de course est relativement peu codifié, et cette liberté d’usage permet d’y favoriser les petits. Au contraire, en ce qui concerne les billes, l’autorité de la règle complique les réactions : les petits veulent l’égalité, parce que c’est la règle intangible du jeu, tandis que les grands sont disposés à faire des exceptions en faveur des petits. Voici deux exemples de la réaction des petits :

BRI (6 ans) : A la course, « il faut mettre le plus petit plus en avant, parce que le grand il peut courir plus fort que le petit ». Mais, pour les billes, « il faut les deux la même chose ». — Pourquoi ? — Parce que [si on ne part pas du même point et qu’on favorise le petit] le Bon Dieu, il fasse au grand que ça aille toucher les marbres et que le petit pourra pas ». L’exception est donc assimilée à une tricherie que la justice divine punirait.

WAL (7 ans) : A la course, il faut mettre « le plus petit un peu plus en avant », mais, aux billes, « tous à la coche [la ligne de départ]. — Pourquoi ? — On met toujours à la ligne ».

Et un exemple de la réaction des grands : BRA (10 ans) : A la course, il faut rapprocher les petits. Aux billes, il en

est de même « parce que ça se fait toujours à deux ou trois ans plus bas ».

En conclusion, nous constatons que les notions de justice et de solidarité se développent corrélativement, en fonction de l’âge mental de l’enfant. Trois séries de faits nous sont apparues

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250 LE JUGEMENT MORAL CHEZ L’ENFANT

liées au cours de ce paragraphe. Tout d’abord, dans le domaine de la justice rétributive, la réciprocité s’affirme avec l’âge : rendre les coups paraît vilain aux petits, parce que c’est interdit par la loi adulte, mais cela semble juste aux grands en tant précisément que ce mode de justice rétributive fonctionne indépendamment de l’adulte et fait prédo-miner la « sanction par réciprocité » sur la « sanction expiatoire ». En second lieu, le besoin d’égalité augmente avec l’âge. Enfin, certains traits de solidarité, comme de ne pas tricher ni mentir entre enfants, se développent concurremment avec les tendances précédentes.

§ 7. CONCLUSION : LA NOTION DE JUSTICE. — Pour conclure notre enquête, examinons les réponses données à une question qui résume tout ce qui précède : nous avons demandé aux enfants, soit à la fin soit au début de nos interrogatoires, de nous donner eux-mêmes des exemples de ce qu’ils considèrent comme injuste (1).

Les réponses obtenues se sont trouvées de quatre sortes : 1° Les conduites contraires aux consignes reçues de l’adulte : mentir, voler, casser, etc., bref tout ce qui est défendu ; 2° Les conduites contraires aux règles du jeu ; 3° Les conduites contraires à l’égalité (inégalité dans les sanctions comme dans les traitements) ; 4° Les injustices relatives à la société adulte (injustice d’ordre économique ou politique). Or la statistique donne des résultats très nets en fonction de l’âge :

Défendu Jeux Inégalité Injustices sociales

— — — — 6-8ans ................................ 64% 9% 27 % — 9-12 ans ............................. 7% 9% 73 % 11%

Voici des exemples d’assimilation de ce qui n’est pas juste avec ce qui est défendu :

6 ANS : « Une petite fille qui a cassé une assiette », « crever un ballon ». « Les enfants qui font du bruit pendant la prière avec leurs pieds. » « Mentir », « quelque chose de pas vrai ». « C’est pas juste de voler », etc.

7 ANS : « Se battre », « désobéir », « se battre pour rien », « pleurer pour rien », « faire des farces », etc.

8 ANS : « Se batailler », « dire des mensonges », « voler », etc.

Voici des exemples d’inégalités : 6 ANS : « Donner un gros gâteau à l’un et un petit à l’autre. » « Un

morceau de chocolat à l’un et deux à l’autre. »

(1) A vrai dire, ce terme n’est pas compris de tous, mais on peut le remplacer par « pas juste », en ayant soin d’éviter la confusion avec le sens d’ « erroné ».

LA COOPÉRATION ET LA NOTION DE JUSTICE 251

7 ANS : « Une maman qui donne plus à une fille pas gentille. » « Battre un [camarade] qui vous a rien fait. »

8 ANS : « Un qui donne deux tuyaux [à deux frères] et un qui était plus gros que l’autre » [vécu !]. « Deux sœurs jumelles qui reçoivent pas un nombre égal de cerises » (id. !).

9 ANS : « La maman donne un [plus] gros bout de pain à un autre. » « La maman donne à une sœur un joli chien et pas à l’autre. » « Une plus forte punition à l’un qu’à l’autre. »

10 ANS : « Quand on a travaillé la même chose et qu’on n’a pas la même récompense. » « Deux enfants obéissent et l’un reçoit plus que l’autre. » « Gronder un enfant et pas l’autre s’ils ont tous les deux désobéi. »

11 ANS : « Deux enfants qui volent des cerises : un seul est puni parce qu’il a les dents noires. » « Un fort qui bat un faible. » « Un maître qui en aime plus un que l’autre et lui donne de meilleurs chiffres. »

12 ANS : « Un arbitre qui tient le parti d’un groupe. »

Et des exemples d’injustices d’origine sociale : 12 ANS : « La préférence de la maîtresse à cause de la force, de l’intel-

ligence et des habits. » « Souvent des personnes préfèrent choisir des amies riches à des amies

pauvres qui seraient meilleures. » « Une mère qui défend à ses enfants de jouer avec des enfants moins bien

habillés. » « Des enfants qui jouent, et délaissent une fille moins bien habillée. »

Ces réponses, dont on voit la spontanéité, jointes au reste de notre enquête, nous permettent de conclure, dans la mesure où l’on peut parler de stades dans la vie morale, à l’existence de trois grandes périodes dans le développement de la justice chez l’enfant : une période s’étendant jusque vers 7-8 ans, durant laquelle la justice est subordonnée à l’autorité adulte, une période comprise entre 8 et 11 ans environ, et qui est celle de l’égalitarisme progressif, et enfin une période qui débute vers 11-12 ans, durant laquelle la justice purement égalitaire est tempérée par des préoccupations d’équité.

La première période est caractérisée par une indifférenciation des notions du juste et de l’injuste avec les notions de devoir et de désobéissance : est juste ce qui est conforme aux consignes imposées par l’autorité adulte. A vrai dire, durant ce stade déjà, l’enfant considère certains traitements comme injustes : c’est lorsque l’adulte ne suit pas vis-à-vis des enfants les règles qu’il a lui-même édictées (punir pour une faute non commise, inter-dire quelque chose qu’on a auparavant permis, etc.). Mais si l’adulte s’en tient à ses propres règles, tout ce qu’il prescrit est considéré comme juste. Dans le domaine de la justice rétributive,

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252 LE JUGEMENT MORAL CHEZ L’ENFANT

toute sanction est admise comme parfaitement légitime, nécessaire et comme constituant même le principe de la moralité : si l’on ne punissait pas le mensonge, il serait permis de mentir, etc. Dans les histoires au moyen desquelles nous avons mis en conflit la justice rétributive et l’égalité, l’enfant de ce stade met la nécessité de la sanction au-dessus de l’égalité. Dans le choix des punitions, la sanction expiatoire prime la sanction par réciprocité, le principe même de ce dernier type de sanction n’étant pas exactement compris par l’enfant. Dans le domaine de la sanction immanente, plus des trois quarts des sujets, jusqu’à 8 ans, croient à une justice automatique émanant de la nature physique et des objets inanimés. Lorsque l’on met en conflit l’obéissance et l’égalité, le choix de l’enfant est toujours en faveur de l’obéissance : l’autorité prime la justice. Enfin, dans le domaine de la justice entre enfants, l’égalité constitue déjà un besoin, mais auquel le sujet ne donne libre cours que là où aucun conflit n’est possible avec l’autorité. Par exemple, l’acte de rendre les coups reçus, qui apparaît comme une mesure de justice élémentaire à un enfant de 10 ans, est considéré comme « vilain » par l’enfant de 6 et de 7 ans, bien que naturellement il le fasse constamment en pratique (on se rappelle que la règle hétéronome, si respectée soit-elle par la conscience du sujet, n’est pas nécessairement observée dans la vie réelle…). D’autre part, même dans les rapports entre enfants, l’autorité du grand l’emporte sur l’égalité. Bref, nous pouvons dire que, durant toute cette période durant laquelle le respect unilatéral l’emporte sur le respect mutuel, la notion de justice ne saurait se développer que sur certains points, là où précisément la coopération s’esquisse indépendamment de la contrainte. Sur tous les autres points, le juste se confond avec ce qui est imposé par la loi, et la loi est tout entière hétéronome et imposée par l’adulte.

La seconde période n’apparaît sur le plan de la réflexion et du jugement moral que vers 7 ou 8 ans. Mais il est clair qu’il y a là un léger retard par rapport à la pratique. On peut définir cette période par le développement progressif de l’autonomie et par le primat de l’égalité sur l’autorité. Dans le domaine de la justice rétributive, la notion de sanction expiatoire n’est plus acceptée avec la même docilité que précédemment, et les seules sanctions considérées réellement comme légitimes sont celles qui découlent de la réciprocité. La croyance en la justice immanente diminue de beaucoup et l’acte moral est recherché pour lui-même indé-pendamment de la sanction. En ce qui concerne la justice distributive, l’égalité l’emporte sur toute autre préoccupation. Dans

LA COOPÉRATION ET LA NOTION DE JUSTICE 253

les conflits entre la sanction et l’égalité, l’égalité prime par principe. Il en est a fortiori de même dans les conflits avec l’autorité. Enfin, dans les rapports entre enfants, l’égalitarisme s’impose progressi-vement avec l’âge.

Vers 11-12 ans, nous voyons s’esquisser une attitude nouvelle, que nous pouvons caractériser par le sentiment de l’équité, et qui n’est qu’un développement de l’égalitarisme dans le sens de la relativité : au lieu de rechercher l’égalité dans l’identité, l’enfant ne conçoit plus les droits égaux des individus que relativement à la situation particulière de chacun. Dans le domaine de la justice rétributive, cela revient à ne plus appliquer la même sanction à tous, mais à tenir compte des circonstances atténuantes de certains. Dans le domaine de la justice distributive, cela revient à ne plus concevoir la loi comme identique pour tous, mais à tenir compte des circonstances personnelles de chacun (favoriser les petits, etc.). Loin de mener au privilège, une telle attitude conduit à rendre l’égalité plus effective qu’elle n’était auparavant.

Même s’il ne s’agit pas, dans cette évolution, de stades généraux, mais simplement de phases caractérisant des processus limités, nous en avons dit assez pour essayer de dégager mainte-nant les origines psychologiques et les conditions de développe-ment de la notion de justice. Distinguons, à cet égard, la justice rétributive et la justice distributive, qui ne sont solidaires que réduites à leurs éléments essentiels, et commençons par la justice distributive dont les destinées, au cours du développement mental, semblent indiquer qu’elle constitue la forme la plus profonde de la justice elle-même.

La justice distributive peut être ramenée aux notions d’égalité ou d’équité. Pour l’épistémologie, de tels concepts ne sauraient être qu’a priori si l’on entend par a priori non pas naturellement une idée innée, mais une norme vers laquelle la raison ne peut pas ne pas tendre au fur et à mesure de son épuration. La réciprocité s’impose, en effet, à la raison pratique, comme les principes logiques s’imposent mora-lement à la raison théorique. Mais, au point de vue psychologique, qui est celui du fait et non plus du droit, une norme a priori n’a d’existence qu’à titre de forme d’équilibre : elle constitue l’équilibre idéal vers lequel tendent les phénomènes, et la question reste entière de savoir, étant donnés les faits, pourquoi leur forme d’équilibre est telle plutôt que différente. Ce dernier problème, qui est d’ordre causal, ne saurait se confondre avec le premier, qui est d’ordre réflexif, que le jour où le réel et l’esprit deviendraient coextensifs. En

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254 LE JUGEMENT MORAL CHEZ L’ENFANT

attendant ce moment, bornons-nous à l’analyse psychologique, étant entendu que l’explication expérimentale de la notion de réci-procité ne saurait contredire en rien l’aspect a priori de cette même notion.

De ce point de vue, la notion d’égalité ou de justice distributive a incontestablement des racines individuelles ou biologiques, conditions nécessaires mais non-suffisantes de son développement. On peut observer très tôt chez l’enfant deux réactions qui joueront un grand rôle dans cette élaboration. La jalousie, tout d’abord, est extrêmement précoce chez les bébés : lorsqu’ils voient un autre enfant sur les genoux de leur mère ou qu’on leur prend un jouet pour le donner à d’autres, les enfants de 8 à 12 mois déjà expriment souvent de violents sentiments de colère. D’autre part, on observe en corrélation avec l’imitation, et la sympathie qui en résulte, des réactions d’altruisme et de partage également très précoces : un enfant de 12 mois mettra ses jouets entre les mains d’un autre, etc. Mais il va de soi que l’on ne saurait faire de l’égalitarisme une sorte d’instinct ou de produit spontané de la constitution individuelle. Les réactions auxquelles nous venons de faire allusion conduisent à des alternances capricieuses d’égoïsme et de sympathie. Certes la jalousie empêche les autres d’abuser de soi et le besoin de communiquer empêche le moi d’abuser d’autrui. Mais, pour qu’il y ait réelle égalité et besoin authentique de réciprocité, il faut une règle collective, produit sui generis de la vie en commun : il faut que, des actions et réactions des individus les uns sur les autres, naisse la conscience d’un équilibre nécessaire, obligeant et limitant tout à la fois l’alter et l’ego. Cet équilibre idéal, entrevu à l’occasion de chaque dispute et de chaque pacifi-cation, suppose naturellement une longue éducation réciproque des enfants les uns par les autres.

Mais, entre les réactions individuelles primitives qui donnent occasion au besoin de justice de se manifester, et la pleine pos-session de la notion d’égalité, notre enquête nous montre l’existence d’un long intermède. Ce n’est, en effet, que vers 10-12 ans, à l’âge où nous avons vu, par ailleurs, les sociétés d’enfants atteindre un maximum d’organisation et de codification des règles, que la justice se dégage réellement des éléments adventices. Il faut donc distinguer, ici comme précédemment, la contrainte et la coopération, et le problème est de savoir si c’est le respect unilatéral constitutif de la contrainte ou le respect mutuel constitutif de la coopération qui est le facteur prépondérant dans l’évolution de la justice égalitaire.

LA COOPÉRATION ET LA NOTION DE JUSTICE 255

Or, sur ce point, les résultats de nos analyses nous paraissent décisifs : l’autorité comme telle ne saurait être source de justice, parce que le développement de la justice suppose l’autonomie. Cela ne signifie naturellement pas que l’adulte n’ait rien à voir dans le développement de la justice, même distributive. Dans la mesure où il pratique la réciprocité avec l’enfant et où il prêche d’exemple et non pas de paroles, il exerce, ici comme partout, son influence énorme. Mais l’effet le plus direct de l’ascendant adulte est, comme l’a bien montré M. Bovet, le sentiment du devoir, et il y a une sorte de contradiction entre la soumission qu’exige le devoir et l’autonomie entière que suppose le développement de la justice. En effet, parce que reposant sur l’égalité et la réciprocité, la justice ne saurait se constituer que librement consentie. L’autorité adulte, même si elle est conforme à la justice, a donc pour effet d’atténuer ce qui constitue l’essence même de la justice. D’où ces réactions des petits, qui confondent le juste et la loi, la loi étant ce qui est prescrit par l’autorité adulte. Le juste assimilé à la règle formulée, c’est d’ailleurs l’opinion de beaucoup d’adultes encore, de tous ceux qui ne savent pas mettre l’autonomie de la conscience au-dessus du préjugé social et de la loi écrite.

Ainsi l’autorité adulte, quoique constituant peut-être un moment nécessaire dans l’évolution morale de l’enfant, ne suffit pas à constituer le sens de la justice. Celle-ci ne se développe qu’au fur et à mesure des progrès de la coopération et du respect mutuel, coopé-ration entre enfants d’abord, puis coopération entre enfants et adultes dans la mesure où l’enfant tend vers l’adolescent et se considère, au moins en son for intérieur, comme l’égal de l’adulte.

A l’appui de ces hypothèses, il est frappant de constater, chez l’enfant comme dans la société adulte, combien les progrès de l’égalitarisme vont de pair avec ceux de la solidarité « organique », c’est-à-dire avec les résultats de la coopération. Si nous comparons les sociétés d’enfants de 5 à 7 ans avec celles de 10 à 12 ans, nous pouvons noter, en effet, quatre transformations interdépendantes. En premier lieu, tandis que la société des petits constitue un tout amorphe, sans organisation et où tous les individus se ressemblent, la société des grands réalise un ensemble organique, avec lois et règlements, et souvent presque avec division du travail social (chefs, arbitres, etc.). En second lieu, il existe chez les grands une solidarité morale beaucoup plus forte que chez les petits. Les petits sont tout à la fois égocentriques et impersonnels, cédant à toutes les suggestions et tous les courants d’imitation : le sens du groupe se ramène ainsi pour

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256 LE JUGEMENT MORAL CHEZ L’ENFANT

eux à une sorte de communion dans la soumission aux aînés et aux directions adultes. Les grands, au contraire, proscrivent entre eux le mensonge, la tricherie et tout ce qui compromet l’existence de la solidarité : le sentiment du groupe est ainsi plus direct et plus consciemment entretenu. En troisième lieu, la personnalité se développe dans la mesure où la discussion et l’échange des idées succèdent à la simple imitation mutuelle des petits. En quatrième lieu, le sens de l’égalité, comme nous venons de le voir, est beau-coup plus fort chez les grands que chez les petits, ceux-ci étant avant tout dominés par l’autorité. On voit que le lien entre l’égalitarisme et la solidarité est un phénomène psychologique général, qui ne dépend pas seulement de facteurs politiques comme cela peut paraître dans la société adulte. Il existe ainsi, chez l’enfant comme chez l’adulte, deux types psychologiques d’équilibre social : un type fondé sur la contrainte de l’âge, qui exclut l’égalité ainsi que la solidarité « organique », mais qui canalise sans l’exclure l’égocentrisme individuel, et un type fondé sur la coopération, reposant sur l’égalité et la solidarité.

Passons à la justice rétributive. Contrairement aux principes de la justice distributive, il ne semble pas qu’il y ait dans les notions de rétribution ou de sanction d’élément a priori ou proprement rationnel. En effet, si la valeur de l’idée d’égalité s’accroît au fur et à mesure du développement intellectuel, l’idée de sanction semble perdre du terrain. Pour être plus précis, il faut, ainsi que nous l’avons tenté, distinguer deux éléments dans l’idée de rétribution : d’une part, les notions d’expiation et de récompense qui constituent ce que l’idée de sanction paraît contenir de spécifique, et, d’autre part, les idées de remise en état ou de réparation ainsi que les mesures destinées à renouer le lien de solidarité rompu par l’acte coupable. Ces dernières notions, que nous avons groupées sous le nom de « sanctions par réciprocité », paraissent ne relever que des idées d’égalité ou de réciprocité. Ce sont les premières de ces notions qui tendent à être éliminées, lorsqu’à la morale de l’hétéronomie et de l’autorité succède la morale de l’autonomie. Les secondes sont bien plus résistantes parce que s’appuyant précisément sur autre chose que l’idée de sanction.

Quoi qu’il en soit de cette évolution des valeurs, on peut, ici comme à propos de la justice distributive, assigner trois sources aux trois aspects principaux de la rétribution : comme nous l’avons déjà vu (§ 1), certaines réactions individuelles conditionnent l’apparition de la rétribution, la contrainte adulte

LA COOPÉRATION ET LA NOTION DE JUSTICE 257

explique la formation de la notion d’expiation et la coopération rend compte des destinées ultérieures de la notion de sanction.

On peut trouver incontestablement des racines psychobiologiques à l’idée de sanction. Les coups déclenchent les coups, la gentillesse appelle la gentillesse, etc. Les réactions instinctives de défense et de sympathie déterminent ainsi une sorte de réciprocité élémentaire qui constitue le terrain de développement indispensable à la rétribution. Mais, naturellement, ce terrain ne suffit pas, et les facteurs indi-viduels à eux seuls ne peuvent dépasser le stade de la vengeance impulsive sans aboutir à ce réglage et à cette codification, au moins implicite, des sanctions que suppose la justice rétributive.

Avec l’intervention de l’adulte, les choses changent. Très tôt, et avant même l’apparition du langage, la conduite de l’enfant est sans cesse sanctionnée. On approuve le bébé et on lui fait risette, ou bien on lui fait grise mine et on le laisse pleurer, selon les circonstances, et les intonations seules des voix environnantes suffisent à constituer une rétribution incessante. Durant les années qui suivent, l’enfant est sans cesse surveillé, tout ce qu’il dit et fait est contrôlé, donne lieu à encouragements ou à gronderies, et l’immense majorité des adultes considèrent encore comme parfaitement légitime l’usage des punitions, punitions quelconques ou châtiments corporels. Ce sont évidemment ces réactions de l’adulte, ordinairement dues à la fatigue ou à l’énervement, mais souvent aussi codifiées « à froid », qui constituent le point de départ psychologique de l’idée de sanction expiatoire. Si l’enfant n’éprouvait pour l’adulte que de la crainte ou de la méfiance, comme cela peut arriver dans les cas extrêmes, ce serait simplement la guerre ouverte. Mais, comme l’enfant aime ses parents et éprouve pour leur conduite le respect si bien analysé par M. Bovet, la sanction lui apparaît moralement obligatoire et liée nécessairement à l’acte qui la suscite. La désobéissance — principe de tout « péché » est une rupture des rapports normaux des parents et de l’enfant ; une réparation est donc nécessaire, et, comme les parents manifestent leur « juste colère » par ces réactions diverses qui se traduisent sous forme de punitions, accepter ces punitions constitue la plus naturelle des réparations : la douleur infligée paraît ainsi rétablir les relations momentanément interrompues, et l’idée d’expiation prend ainsi corps dans les valeurs de la morale d’autorité. Cette notion « primitive » et matérialiste de la sanction expiatoire n’est donc pas, selon nous, imposée telle quelle par l’adulte à l’enfant et elle n’a même peut-être jamais été inventée par une conscience psycho-

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logiquement adulte. Mais elle est le produit fatal de la punition, celle-ci étant réfractée à travers la mentalité mystiquement réaliste de l’enfant.

Or, si l’idée de sanction est ainsi solidaire du respect unilatéral et de la morale de l’autorité, il en découle que tout progrès dans la coopération et le respect mutuel sera de nature à éliminer peu à peu l’idée d’expiation de la notion de sanction, et à ramener celle-ci aux proportions d’une simple réparation ou d’une simple mesure de réciprocité. C’est bien ce que nous croyons avoir observé chez l’enfant. Au fur et à mesure que diminue le respect de la punition adulte, se développent certaines conduites que l’on ne peut pas ne pas classer dans la justice rétributive. Nous en avons vu un exemple dans les jugements de nos sujets relatifs aux coups rendus : il apparaît de plus en plus juste à l’enfant de se défendre lui-même et de rendre ce qu’il a reçu. Il s’agit bien là de rétribution, mais l’idée d’expiation ne semble pas jouer le moindre rôle dans ces jugements. Il n’est question que de réciprocité : un tel s’arroge le droit de me donner un coup de poing, donc [*] il m’octroie ce droit. De même le tricheur est favorisé dans la mesure où il triche, donc il est légitime de rétablir l’égalité en l’écartant du jeu ou en lui reprenant les billes gagnées.

On dira sans doute qu’une telle morale ne mène pas loin, puisque l’élite des consciences adultes réclame plus qu’une simple réciprocité, dans la pratique de la vie. La charité et le pardon des injures dépassent, aux yeux de beaucoup, l’égalité simple. A cet égard, les moralistes ont souvent insisté sur les conflits de la justice et de l’amour, la justice prescrivant parfois ce que réprouve l’amour, et inversement. Mais nous croyons que le souci de la réciprocité conduit précisément à dépasser cette justice un peu courte des enfants qui rendent mathématiquement autant de coups de poing qu’ils en ont reçu. Comme toutes les réalités spirituelles qui ne résultent pas d’une contrainte extérieure mais d’un développement autonome, la réciprocité comporte deux aspects : une réciprocité de fait et une réciprocité de droit ou idéale. L’enfant commence par pratiquer sans plus la réciprocité, ce qui n’est pas si facile qu’on pourrait le supposer. Puis, une fois qu’il est habitué à cette forme d’équilibre des actions, il s’opère une sorte de choc en retour de la forme sur le contenu. Ce ne sont plus seulement les conduites réciproques qui sont considérées comme justes, mais essentiellement les conduites susceptibles de réciprocité indéfinie. Le précepte : « Ne faites pas aux autres ce que vous ne voudriez pas qu’on vous fît » succède ainsi à l’égalité brutale. L’enfant met le pardon au-dessus de la

[*Note FJP : Nous avons substitué « donc » à « dont ».]

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vengeance, non par faiblesse, mais parce qu’avec la vengeance « on n’en finira jamais » (garçon de 10 ans). De même qu’en logique on peut constater une sorte de choc en retour de la forme sur le contenu des affirmations, lorsque le principe de contradiction conduit à épurer les définitions initiales, de même en morale la réciprocité implique une épuration des conduites en leur orientation intime, en les faisant tendre par étapes jusqu’à l’universalité elle-même. Sans sortir de la réciprocité, la générosité — cette caractéristique de notre troisième stade — s’allie à la simple justice : aussi, entre les formes raffinées de la justice, telles que l’équité, et l’amour proprement dit, n’y a-t-il plus d’opposition réelle.

En conclusion, nous retrouvons ainsi, dans le domaine de la justice comme dans les domaines précédents, cette opposition de deux morales sur laquelle nous avons si souvent insisté. La morale de l’autorité, qui est la morale du devoir et de l’obéissance, conduit, dans le domaine de la justice, à la confusion de ce qui est juste avec le contenu de la loi établie, et à la reconnaissance de la sanction expiatoire. La morale du respect mutuel, qui est celle du bien (par opposition au devoir) et de l’autonomie, conduit, dans le domaine de la justice, au développement de l’égalité, notion constitutive de la justice distributive, et de la réciprocité. La solidarité entre égaux apparaît une fois de plus comme la source d’un ensemble de notions morales complémentaires et cohérentes, qui caractérisent la mentalité rationnelle. Assurément, on peut se demander si de telles réalités pourraient se développer sans une phase préliminaire durant laquelle le respect unilatéral de l’enfant pour l’adulte façonne la conscience enfantine. Comme l’expérience n’est pas possible, il n’est guère utile de discuter ici ce problème. Mais, ce qui est certain, c’est que l’équilibre moral constitué par les notions complémentaires du devoir hétéronome et de la sanction proprement dite est un équilibre instable, par le fait que la personnalité ne trouve pas en lui son épanouissement complet. A mesure que l’enfant grandit, la soumission de sa conscience à la conscience adulte lui paraît moins légitime, et, sauf les cas de déviations morales proprement dites qui sont constituées par la soumission intérieure définitive (ces adultes qui restent enfants toute leur vie) ou par la révolte durable, le respect unilatéral tend de lui-même au respect mutuel et au rapport de coopération, lequel constitue l’équilibre normal. Il est évident que, dans nos sociétés, la morale commune qui commande aux rapports des adultes entre eux étant précisément celle de la coopération, les exemples

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ambiants accélèrent ce développement de la morale enfantine. Seulement, en définitive, il est probable qu’il faut voir là un phénomène de convergence plus que de pression sociale simple. Car, si les sociétés humaines ont évolué de l’hétéronomie à l’autonomie et de la théocratie gérontocratique sous toutes ses formes à la démocratie égalitaire, ce peut fort bien être que les phénomènes de condensation sociale, si bien décrits par Durkheim, ont avant tout favorisé l’émancipation des générations les unes par rapport aux autres et ont rendu possible, chez les enfants et les adolescents, l’évolution que nous venons de décrire.

Mais cette rencontre des problèmes sociologiques avec ceux de la psychologie génétique pose une question trop importante pour que nous nous contentions de ces indications, et il convient maintenant de confronter nos résultats avec les thèses essentielles des socio-logues et des psychologues concernant la nature empirique de la vie morale.