La chose

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LA CHOSE LE RESEAU REVUE D’INDICES N°13 2 €

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LA CHOSE

LE RESEAU

REVUE D’INDICESN°13

2 €

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EDITO

Notre époque a un problème d’étoffe.Le tissu social se troue et il défibre. Les relations humaines sont remplacées par leur calque virtuel : les réseaux. La so-cialité molle nous traverse comme du beurre. Nos fibres ne vibrent plus, elles conduisent. On a recâblé nos nerfs avec de la fibre optique. Les visages qu’on embrassait disparaissent derrière leur photo. Les gestes qu’on attend restent à la surface du plasma : vidéo. Tout se dématérialise : la musique, la pellicule,

l’humeur, la voix. La présence. Même le toucher a trouvé son ersatz, sous mode vibreur. De toutes parts ça envoie grave et ça reçoit, ça transfère et ça retransmet, ça télécharge. Ça circule. Textes, sons, images, données. Tout passe. Et pour-tant, c’est comme si rien ne se passait. Ou se passait ailleurs, dans le dos des ré-seaux. Plus assez d’absences, de laps et de stases, de blackouts, de temps syncopé. Sois joignable, toujours, bippe l’injonction.

Moi, je disjoncte.

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Le terme générique « réseau » définit un ensemble d’entités (objets, personnes, etc.) interconnectées les unes avec les autres. Un réseau permet ainsi de faire circuler des éléments matériels ou immatériels entre chacune de ces entités selon des

règles bien définies.

Plus que d’autres langues qui possèdent un terme analogue (Netz en allemand, network en anglais, red en espagnol...), le français moderne utilise abondamment le mot réseau. À quelques bonnes raisons historiques s’ajoute peut-être aujourd’hui un effet de mo-dernité. Pourtant, tout n’est pas affaire de sentiment ou de mode. À Paris comme à Atlanta, à Francfort comme à Madrid, on parle bien de la même chose lorsqu’il est question de réseau de télécom-munications, de réseau d’autoroutes, de réseau d’ordinateurs ou même de firmes-réseaux mondiales. La notion commune devient concept opératoire pour des techniques et des disciplines scienti-fiques de pointe, et le statut du réseau est conforté dans l’ordre de la pratique et de la connaissance. Il faut aujourd’hui comprendre ce qu’est un réseau.Réseau provient étymologiquement du latin retis (filet). En té-moigne encore aujourd’hui l’adjectif réticulaire. À travers une longue filiation composée de rets, de résel (xiie s.), de réseuil (xve s.) et de réseul (xvie s.), on parvient à réseau (xviie siècle, dic-tionnaire de Furetière) sans que le sens ait été altéré. Si le filet de l’Antiquité, composé de fils régulièrement entrelacés, servait à capturer certains animaux, le résel, le réseuil et le réseul (celui-ci désignant... un soutien-gorge) restent des tissus à mailles larges, et le réseau du xviie siècle est toujours un maillage textile.

RETIS

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Plus le monde recule dans la brume des réseaux, plus les autres deviennent des figures floues (va-guement amies, vaguement dangereuses) et plus le besoin d’appropriation de ce monde, le besoin d’outils qui soient aussi des filtres, grandit. C’est le cercle. Les réseaux de socialité aggravent au-tant l’absence de l’autre qu’ils la conjurent. Les systèmes de sécurité — glacés, optiques et fail-libles — font tout aussi peur qu’ils rassurent. Alors qu’un simple regard humain et trois mots, échangés dans une rame anonyme, redéplie-raient une sérénité tangible.Dans ce 21e naissant, le sentiment collectif ne se vit plus sous forme de familles ou de groupes, mais de grappes structurées par affinités de consommation : les « communautés », en lan-gage net. Tu aimes quelle zik, quels films, tu joues à quoi ? Aussitôt repérées et mûries, ces

grappes sont vendangées par les golems du da-tamining, avec leur immense base de données, pour presser le profit de nos jus.Ainsi je m’affiche sur le mur de facebook avec l’ensemble de mes livres lus, des sons que j’aime, des films que je n’ai pas vus. Avec mes idoles, mes sisters et mes amis. Avec mes goûts, mes photos de fête, mes liens, mes besoins, mes achats potentiels, mon lifestyle, ma singula-rité, mes régularités. Et j’alimente, en toute conscience, le plus gigantesque fichage consenti de l’histoire du marketing personnalisé. Je me donne, à nu, et mieux : je leur livre mes potes, mes groupes, mes clubs. Fragment dividuel par fragment dividuel, de la plus idéale façon pour une exploitation commerciale optimale : bien classé et bien sérié.

Tout nous connecte — de loin et sans fil — mais rien ne nous relie.

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En théorie de la connaissance, on peut sous-estimer totalement l’importance des sciences cognitives, avec les conséquences pratiques que cela peut avoir sur les politiques d’innovation, sur l’intelligence écono-mique et la gestion des connaissances : on ne verra que des réseaux de télécommunications alors que l’on a au moins autant besoin de structurer des contenus.

En économie, on peut surestimer les valeurs d’échange par rapport à d’autres types de valeurs, dans les trans-positions économiques du modèle, et ignorer le coût total de possession. En sociologie, on peut brider les dynamiques de groupe, ce qui peut avoir des conséquences impor-tantes sur les modes de décision politique.

PHILOSOPHIE DES RESEAUX

À l’origine de la philosophie des réseaux, on trouve le comte de Saint-Simon, dont la doctrine s’ap-puie sur la notion de réseaux physiques.

Saint-Simon prétendait que Dieu était remplacé par la loi universelle de la gravitation (une expé-rience très simple consistant à placer un aimant sur une surface métallique verticale montre que l’aimant ne tombe pas, donc que la force de gravi-tation n’est pas la seule force de l’univers).

Pierre Musso nous apprend que la philosophie des réseaux s’applique maintenant aux réseaux de télécommunications, en prenant cette fois la mé-taphore du cerveau et du système nerveux central. Dans cette métaphore des réseaux neuronaux, ce qui est important, ce sont les synapses, qui font la liaison entre les neurones, et qui représentent les liens de télécommunications, qui se réorganisent dans la société.

En conséquence, la définition de la politique de déréglementation des télécommunications est confiée aux ingénieurs de télécommunications, les politiques n’ayant pas un grand rôle à jouer.

Ce type de philosophie pose la question de la re-lation humaine avec autrui.

Sommes-nous en relation avec autrui seulement lorsque nous utilisons des techniques informa-tiques et de télécommunications ? Ne créons-nous pas un objet, un instrument, derrière lequel, comme l’affirme Pierre Musso, se cache une idéo-logie ? Ne confondons-nous pas communication, et télécommunications, ensemble de techniques et d’instruments qui devraient être au service de la communication humaine ?La transmission technique d’un message four-nit-elle la garantie que le message est bien perçu par le destinataire : ne confond-on pas transmis-sion et échange ?

Les conséquences peuvent alors être graves :

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Opposer au réseau tactique des brutes, des routes et des rondes

le faisceau tactile des luttes, des doutes et des frondes.

Devenir déréseaunable.

Disjoncter.