LA CHANSON DE ROLAND - World Public...

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  • LA CHANSON DE ROLANDpar Alexandre S. Garcia

    Couverture de Caza

    [ Artefact éditions ]

  • AVANT-PROPOSComme l’explique si bien Orson Scott Card, il existe trois types de fictions. Celles qui

    focalisent sur les personnages, celles où l’idée est privilégiée et, enfin, celles où le contexte est mis en exergue.

    Ici, je vous propose une quatrième approche. Particulière, certes, mais motivée par le souhait de rendre hommage à Roland C. Wagner et, par la même occasion, à la littérature SF qu’il aimait tant.

    Car cette approche, donc, se veut référentielle.En effet, vous trouverez dans cette novella des séquences qui n’apportent pas grand-

    chose à l’histoire. Ce choix est volontaire. Car ces scènes, en revanche, contiennent toutes, sans exception, au moins une référence à une œuvre, un auteur, voire à Roland lui-même. Certaines sont flagrantes, d’autres plus discrètes et subtiles.

    La sélection des écrivains référencés est assez large, et je sais en compter certains chers à Roland. La SF francophone (dont il se faisait l’ardent défenseur) est, comme il se doit, richement représentée, tout comme plusieurs auteurs phares de la SF anglophone.

    Il ne s’agit pas de viser à l’exhaustivité, l’exercice eut été futile, mais plutôt de faire sourire le lecteur et – s’il lit ce texte d’où il se trouve – notre cher disparu.

    Petite anecdote, pour conclure : cette novella contient, très exactement, 42 références !Et quelques autres, non littéraires.Bonne lecture.

  • À Roland, à sa famille, à tous ceux qui l’ont connu et aimé...

    I. UN PETIT PAS POUR UN HOMME...Sous un ciel lacéré d’éclairs, je quittai, enfin, l’immeuble de l’Amicale des Médecins

    Anonymes.Les nuages se massaient, menaçants. Je me demandai, en les observant, si je pourrais

    rejoindre ma voiture avant que la trombe ne commence à tomber. Faute de place, j’avais garé mon véhicule à trois rues de là.

    J’accélérai le pas, car les potes m’attendaient pour la répétition de notre groupe rock, les Intrépides Lascars.

    Un regard à ma montre : minuit vingt-quatre. À cette heure, je devrais déjà me trouver au studio. Mais avec un collègue en vacances et un autre malade, il restait juste Sam et moi pour réaliser le travail de quatre personnes. Et six étages de sols à nettoyer, de vitres à laver et de corbeilles à vider... ça ne s’accomplit pas tout seul. Six étages de galère !

    Une première goutte heurta mon front et je rageai de sortir si tard. Cet horaire nocturne arrangeait certes tout le monde – nos boulots respectifs nous autorisant à faire la grasse matinée –, mais mon retard nous coûterait du temps et de l’argent.

    Désormais, la pluie battait son plein. J’avançais, trempé, et faillis trébucher sur un objet. Je baissai le regard et vis une poupée abandonnée sur le trottoir, dont les yeux – noirs, vides, morts – paraissaient m’observer.

    Je levai le pied pour l’enjamber...

    ***

    Dans un vacarme assourdissant, le tonnerre gronda.Le désert rouge d’Alkabir se transformait vite en enfer sous le feu croisé de nos tirs.Je vis le canon d’un fusil plasma se tourner vers moi et bondis sur le côté, au moment

    même où le coup partait. Je roulai au sol et me réfugiai derrière un rocher tout en balayant la zone ennemie de mon rayon laser.

    Des cris – de douleur et de rage – fusèrent du camp adverse. J’en profitai pour jeter un œil rapide et repérai le réacteur quantique du vaisseau ziir. Si je pouvais le toucher, l’engin exploserait, mais cela désactiverait aussi leurs armes les plus dangereuses – sans oublier, point non négligeable, leurs armures. Il me fallait toutefois agir vite, avant que l’ennemi puisse se ressaisir... À dix contre un, ils tenaient de toute évidence l’avantage du nombre.

    Une pluie fine commença à tomber au moment où je levais la tête, juste assez pour viser. Je m’accordai trois secondes avant d’activer mon arme et replongeai derrière mon abri sans attendre de voir le résultat.

    Trois choses se produisirent alors simultanément.Mon tir atteignit sa cible, provoquant une déflagration retentissante...Un objet, lancé par les Ziirs – et que je reconnus comme une grenaille explosive –,

    atterrit à deux mètres de moi...Enfin, l’air se troubla – accompagné d’un son de déchirure –, et un homme apparut

  • hors de nulle part...Il enjamba la grenade.

    ***

    Je reposai le pied au sol et me figeai, stupéfait. Le décor s’était métamorphosé, du tout au tout. Envolé, le trottoir ; disparue, la poupée ; évaporés, les immeubles... seule cette foutue pluie demeurait et s’entêtait à me tambouriner sur le crâne. Je découvris autour de moi un terrain accidenté, à la terre rougeâtre, couvert de roches écarlates.

    Des mouvements sur le côté attirèrent mon regard. Je tournai la tête et écarquillai les yeux. Je vis des créatures humanoïdes, à peau de lézard d’un jaune crasseux, avec des billes rouges en guise de globes oculaires, et enveloppées d’armures couleur charbon. Elles se précipitaient dans ma direction, en brandissant des sortes de lances cristallines. Derrière elles, majestueux, trônait un énorme vaisseau ovoïde, vert et or. À intervalles réguliers, de noires protubérances recouvraient sa paroi. Au sommet de l’engin s’élevaient de la fumée et des flammes d’une structure carbonisée, devenue méconnaissable.

    Je découvris toutes ces choses en l’espace de quelques secondes. À peine enregistrées, je me sentis soudain projeté en arrière. Je perdis l’équilibre et tombai. Couvert de boue, je me retournai et vis un homme grand – à la tenue multicolore et aux cheveux longs et flamboyants. Il assena un magistral coup de pied à la sphère métallique que je venais d’enjamber, en lieu d’une poupée. L’objet s’envola en direction des créatures reptiliennes...

    L’étranger ne m’accorda pas le temps d’en distinguer plus. Dans le même geste fluide, il m’empoigna, me releva et me tira dans la direction opposée.

    Je remarquai alors l’autre vaisseau.Celui-ci ressemblait davantage à l’image classique dépeinte par les films de science-

    fiction dont je me gavais enfant. Il n’existait bien sûr pas de forme standard. Cela tenait plutôt à un aspect familier – un profil allongé, des vitres à l’avant marquant l’endroit où devait se situer le poste de pilotage, des propulseurs à l’arrière, un sas ouvert sur le côté avec une passerelle permettant l’embarquement... Je distinguai même des caractères inscrits à l’encre noire sur la paroi me faisant face – sans doute le nom du vaisseau, bien que je fus incapable de le déchiffrer.

    Nous courions vers l’entrée lorsqu’une terrible détonation résonna et secoua le sol sous nos pieds. Nous parvînmes néanmoins à maintenir notre équilibre et à franchir le seuil.

    Le sas se referma derrière nous, nous plongeant dans le silence...

    ***

    Dès notre montée à bord, le vaisseau avait décollé et quitté le champ de bataille. Il s’agissait à présent d’établir la communication.

    Curieusement affublé – il portait un pantalon serré, d’un bleu foncé, avec une chemise grise dénuée de toute saveur –, l’étranger semblait en effet incapable d’assimiler mes paroles. Je décidai donc d’employer les grands moyens.

    Je l’entraînai à l’infirmerie et attrapai un injecteur. Je l’apposai contre le bras de

  • l’inconnu – qui commença à montrer des signes d’inquiétude – et pressai la détente.Il se crispa, et recula en titubant.— Et maintenant, tu me comprends ?Adossé à un mur, il écarquilla les yeux. Mais, toujours sous le choc, il ne parvint pas à

    répondre. Il continuait à me fixer d’un air ahuri.— Ferme au moins la bouche, lui lançai-je d’un ton sarcastique. On ne sait jamais

    quelle bestiole pourrait y trouver son chemin...Cette pique eut le don de secouer le visiteur hors de sa torpeur.— Mais... comment est-ce possible ?La bonne blague !— Tu sais, il existe toutes sortes de créatures volantes...— Non, non, me coupa-t-il, je veux dire... qu’on puisse se comprendre...— En fait, c’est très simple. Des nanobots symbiotes se sont logés à la base de ton

    cerveau. Ils peuvent ainsi instantanément interpréter mes mots et te les transmettre d’une manière plus intelligible. Tu aurais d’ailleurs dû être implanté dès l’enfance, comme tout le monde...

    Comment pouvait-il ne pas connaître cela ?— Nous ne possédons pas cette technologie, d’où je viens.— D’où viens-tu donc ?— De la Terre.Je considérai mon hôte avec perplexité, et un brin d’incrédulité.— La Terre ? Je n’avais plus entendu mentionner ce nom depuis très longtemps...

    Mais tu dois te tromper. Elle a été détruite voilà plus de trois cents ans.L’autre pâlit. Il agrippa le rebord d’une table et secoua la tête.— C’est pas possible !— Et pourtant... (Je dus adoucir ma voix devant sa réaction.) Je suis désolé.Avant qu’un silence gêné ne pût s’instaurer, je lançai :— Tu t’appelles comment ?— Brice Enoch.— Enchanté. Je suis Hroudland Youd-Ould.Je lui tendis la main.

    ***

    Ce geste familier aida à me calmer les nerfs... un peu. Je serrai la main offerte.— C’est pas tout ça, poursuivit Hroudland, mais je dois donner des instructions à

    Gaya. Suis-moi.Nous enfilâmes plusieurs corridors – de l’intérieur, cela rappelait davantage le

    Nostromo que l’Enterprise – et débouchâmes dans une vaste salle de contrôle. Je trouvais le vaisseau bien sombre, et cette nouvelle pièce ne faisait guère exception.

    Un mouvement sur le côté attira mon attention. Je sursautai en apercevant un géant reptilien à la peau jaune.

    — Hroudland ! Attention ! Une de ces créatures est à bord !— C’est quoi cet insecte ? siffla le monstre d’une voix rauque.Mon sauveteur jeta un œil vers le lézard et ricana tout en pianotant sur un écran où

    apparurent des images, des voyants et de l’écriture.

  • — Un touriste. (Il me regarda.) T’inquiète, il fait partie des gentils.— Tu dois être Gaya, donc ? demandai-je, encore un peu méfiant.Hroudland s’esclaffa.— Mais pas du tout ! Gaya, c’est le vaisseau.La créature renifla – ou était-ce un rire ? – et m’examina un instant.— Moi, je me nomme Zevalihnnqskapehlhaarqziyizzh... Mais, plus tôt, vos chefs

    n’arrivent pas à le dire. Alors Zev suffit. C’est plus simple pour vous autres humains et votre diction limitée.

    Je trouvais sa façon de parler étrange et m’apprêtais à lui en faire la remarque, mais je n’en eus pas le temps :

    — Tu sais, lança Hroudland, habituellement je ne prends pas de touristes – et encore moins sans serviette ! Mais vu la situation en bas, il n’aurait pas été charitable de t’y abandonner. D’ailleurs, comment diable as-tu réussi à atterrir en plein champ de bataille ?

    — Je n’en sais fichtre rien... J’allais regagner ma voiture pour rentrer chez moi... Un instant, je marchais sous la pluie, sur un trottoir longeant une route goudronnée. Le suivant, je me retrouvais dans un décor désolé et surréel... mais toujours sous la pluie !

    Les deux personnages échangèrent un regard que je ne sus interpréter.Une voix féminine s’éleva de nulle part.— Nouvelles coordonnées enregistrées. Cap modifié.— Merci, ma belle, dit Hroudland. (Il se tourna vers moi.) Tu m’as dis venir de la

    Terre... de quelle époque ?Je fronçai les sourcils, interloqué par sa question.— Le 30 mai 2012.— C’est bien ce que je craignais. Tu as été victime d’une rouette.— Je ne comprends pas...— Il s’agit d’une déchirure dans l’espace-temps, expliqua Zev. La variété Alpha se

    contente de te transporter d’un point à un autre. Plus tôt, certains scientifiques parviennent à maîtriser ce phénomène, créant ainsi les Portes Alpha. Celles-ci permettent de se déplacer instantanément sur des distances parfois séparées de milliers d’années-lumière.

    « Il y a ensuite les Oméga, plus rares. Elles te propulsent à travers le temps, sans toutefois modifier ton lieu de départ. La théorie se confirme par l’envoi d’une sonde dans une telle déchirure. Elle revient, avant sa fermeture, et de toute évidence en provenance du passé... car elle rapporte des images de certains bâtiments, pourtant détruits lors d’une guerre locale récente.

    « Enfin, certains suggèrent la possible existence de rouettes Pi. A priori, celles-ci transportent leurs victimes à la fois à travers l’espace et le temps. Cette fois, il s’agit de pure conjecture, puisque de telles brèches restent inconnues... jusqu’à présent.

    D’une voix un peu tremblante, je demandai :— Et en quelle année sommes-nous ?Je crus déceler de la pitié dans le regard de Hroudland lorsqu’il lâcha, non sans

    douceur :— Selon le calendrier de ton monde, la Terre fut détruite en l’An 6349. Pour nous,

    c’était il y a trois siècles...

    ***

  • Exténué par les événements, et secoué par nos révélations, Brice se réfugia plusieurs heures dans le sommeil et l’oubli. Ce repos bien mérité à présent terminé, il nous avait rejoints en salle de contrôle. Un peu distrait, il m’écoutait lui expliquer comment nous vivions désormais dans un univers pacifique, où toute violence était abolie depuis plus de deux millénaires.

    — La République de l’Accord est une panstructure composée d’une centaine de mondes...

    — Votre Accord ne me semble pas si paisible que ça, m’interrompit-il.Je soupirai.— La paix a été troublée lors de notre rencontre avec les Ziirs, voilà six mois. Cette

    race guerrière a entrepris de nous conquérir... (Brice jeta un œil vers mon ami.) Zev, précisai-je, n’adhère pas aux actes belliqueux de ses compatriotes.

    Le concerné lâcha un reniflement.— Ni davantage aux tendances pacifistes de ton Accord. Cette guerre-ci n’a pas lieu

    d’être, voilà tout.— Pour quelle raison ? demanda notre invité.Le Ziir ouvrit la bouche dans un large sourire où brillaient ses longues incisives

    acérées. Ce spectacle sembla troubler Brice.— Quelle gloire y a-t-il à écraser un peuple inoffensif ?Je savais ses motivations plus complexes, mais il paraissait prendre un malin plaisir à

    tourmenter notre voyageur du passé... Le cri brusque d’une alarme m’empêcha d’intervenir. Je me précipitai vers le panneau de contrôle.

    — Que se passe-t-il, Gaya ?— Mes senseurs détectent la présence d’une flotte ziir à proximité.— Sommes-nous repérés ?— Trois vaisseaux se sont détachés du groupe et se dirigent vers nous.Zev jura derrière moi.— Sont-ils assez proches pour enregistrer notre signature si nous procédons à un saut

    quantique ?— Pas encore, mais ils le seront dans quarante-deux secondes.— Accrochez-vous, les gars ! Pas le temps de faire dans la dentelle... Saut immédiat

    vers Babel Wâd !

    ***

    Le saut me remua les tripes et j’allai dégueuler dans un coin. Des robots se précipitèrent pour nettoyer ma contribution au décor.

    Je perçus la voix de Hroudland dans mon dos sans comprendre ses paroles. Il ne paraissait toutefois pas s’adresser à moi, je m’autorisai du coup à m’apitoyer un instant sur mon sort.

    Étrangement, Zev fut le premier à manifester un semblant de sollicitude à l’égard de mon indisposition.

    — Ca va, le touriste ? l’entendis-je me lancer.Je grognai un borborygme en guise de réponse. Il n’insista pas.— Aucun poursuivant, clama la voix féminine du vaisseau après quelques secondes de

  • silence.Je me tournai et vis Hroudland se décontracter. Il sembla alors se souvenir de mon

    existence et me chercha du regard.— Désolé, Brice, dit-il en me repérant. Je devais agir vite. Tu dois être pas mal

    secoué, j’imagine.— C’est le moins qu’on puisse dire, maugréai-je.Il s’approcha, tout en farfouillant dans une poche de sa tenue exotique, et en retira une

    petite boîte métallique. Il en sortit une fiole et me la tendit.— Tiens, ça devrait te requinquer un peu.J’avalai avec méfiance une gorgée du liquide vert-de-gris et grimaçai en goûtant son

    amertume. Mais une chaleur réconfortante se propagea bientôt en moi. Elle dissipa mon malaise, apaisa mon estomac et dénoua ma gorge. Je voulus remettre ça, mais Hroudland m’arrêta d’un geste vif.

    — Je te le déconseille...Je m’apprêtai à protester, mais je me sentis pris de vertige et dus m’adosser au mur.— C’est un puissant analgésique, expliqua-t-il, mais certains de ses ingrédients

    peuvent se révéler néfastes à trop grandes doses. En outre, tu n’y es pas habitué – et du coup plus sensible à ses effets. Tu voudras éviter, je soupçonne, de goûter à l’une de ses regrettables séquelles. Restons-en là. Tu sembles déjà aller bien mieux, de toute manière...

    La sensation de vertige passa et je me trouvai avec les idées claires.— Impressionnant...Il haussa les épaules. Avec délicatesse, il replaça la fiole dans son étui, puis dans la

    poche.— Ce n’est que du klox.Je me massai vigoureusement le crâne, comme pour dissiper les images rémanentes

    venues s’incruster dans mon esprit. Elles s’accompagnaient de désagréables élancements. Sans doute les séquelles évoquées – mais, déjà, je les sentais faiblir et s’étioler.

    — Pour en revenir à cette histoire de rouette, lançai-je, ne pourrions-nous en trouver une autre ? Je ne m’ennuie pas avec vous, mais j’aimerais tout de même rentrer chez moi...

    — Étant donné la rareté de ces phénomènes, j’en doute.— Je veux bien te croire... Mais, les rouettes Alpha et Oméga sont, dis-tu, plus

    fréquentes. Or, la variété Pi me semble une sorte de mélange entre les deux. Ne serait-il pas envisageable de cumuler leurs effets pour reproduire une déchirure spatio-temporelle ?

    Hroudland et Zev parurent surpris par ma suggestion. Ils la considérèrent un moment, mais mon sauveteur secoua la tête.

    — L’idée est séduisante, mais je doute de son efficacité. Quand bien même cela serait-il possible, je ne vois pas comment nous pourrions contrôler cette brèche artificielle. Le point de chute d’une rouette est aléatoire. Tu te retrouverais sans doute projeté dans un lieu et à une époque différents de ton point d’origine – un autre futur que celui-ci, voire un passé lointain... Le résultat serait tout à fait imprévisible, et pas forcément plus plaisant.

    Les Intrépides Lascars devraient donc se passer de ma voix.Et Sam, se coltiner les six étages à lui seul...

  • ***

    Planté devant l’écran panoramique, Brice observait avec fascination notre mise en orbite.

    — C’est quoi, cette planète ? demanda-t-il.— Babel Wâd, répondit Zev. Un point stratégique, au cœur de l’Accord.— En fait, il s’agit d’un monde isolé, presque abandonné, mais bien entouré. Il est

    ceint de plusieurs étoiles mourantes et, au-delà, de nombreuses colonies. Si l’ennemi nous suivait, il croirait déboucher sur un territoire vierge. Mais, en réalité, il se trouverait encerclé de tous côtés.

    — Si l’Accord est pacifique, quelle menace cela pourrait-il représenter pour les Ziirs ? N’est-ce pas plutôt suicidaire ?

    Je ricanai.— Je disais que Babel est presque abandonnée. Officiellement, la planète est déserte.

    Mais dans la pratique, elle sert de terrain de jeu. Connais-tu le riks ?Je m’amusai de l’expression de confusion du Terrien. Il me confirma ce dont je me

    doutais : il n’avait jamais entendu parler du passe-temps fétiche de l’Accord.— Au départ, il s’agissait d’une simple course à obstacles. Au fil du temps, cela s’est

    développé en un complexe chassé-croisé où chaque participant doit éliminer le plus possible d’adversaires à l’aide d’une saroka... À mon humble avis, l’homme a reporté dans les jeux cette agressivité crue perdue lors de la pacification de l’Accord – en particulier à travers le riks.

    « D’ailleurs, les premières sarokas ressemblaient à s’y méprendre aux antiques armes à feu de nos ancêtres. Sauf, bien sûr, qu’en lieu de balles, leurs canons lâchaient des jets d’eau colorés. Ceux-ci permettaient de marquer les “victimes” touchées et, donc, éliminées. Ce moyen de divertissement est devenu très populaire, au point où plusieurs planètes y étaient dédiées – y compris Babel.

    « Lorsque les Ziirs sont apparus, les joueurs de riks se sont vite révélés notre meilleure chance de survie. À force de pratiquer, ils ont acquis de bons réflexes, mais aussi de solides notions en matière de stratégie et de tactique pseudo-militaire...

    — Notre ami omet de préciser un détail, ricana Zev. Il est lui-même, vois-tu, un champion à ce jeu. Pour ma part, je le trouve assez puéril.

    Je haussai les épaules et affichai mon sourire le plus engageant.— Je comptais sur toi pour apporter cet éclaircissement, mon cher. Cela dit,

    poursuivis-je, Babel s’avéra d’emblée le meilleur choix pour une base stratégique, plus ou moins officieuse, de par sa nature et sa position unique. Nous y détenons même des vaisseaux aménagés pour le riks. Leur armement était à l’origine tout aussi factice que les sarokas. Mais, avec l’aide de Zev, nous avons pu les modifier de manière radicale. Pas toutes, il est vrai, mais assez pour donner aux Ziirs matière à réfléchir.

    — Fascinant, dit Brice. Cela me rappelle le paintball.— Le paint quoi ?Il sourit.— Le paintball. L’arme utilisée par ses amateurs projette des jets de peinture. Elle a

    été inventée en 1970 par la société Nelspot, sur commande d’un groupe de forestiers, afin de faciliter le marquage d’arbres. Mais c’est en 1981 que le jeu lui-même naquit, suite à

  • une conversation entre deux amis : Charles Gaines – un chasseur et baroudeur, et Hayes Noel – un courtier de Wall Street. Ils s’interrogeaient sur leurs capacités à survivre en milieu hostile et ont entrepris de réunir une douzaine de personnes pour tester leurs théories... (Brice s’arrêta soudain et nous considéra d’un air gêné.) Désolé. Ma mémoire tend à tout absorber, et moi à régurgiter ces banalités sans m’en rendre vraiment compte...

    — Pas si banal. Le parallèle est intéressant, et sans doute le riks doit-il beaucoup à ton paintball.

    — En attendant, lança Zev, je vous signale que nous sommes arrivés.Comme pour confirmer les propos de mon ami, Gaya vibra au contact des filins

    d’arrimage.

    ***

    Une navette devait nous amener à la surface de Babel Wâd. En l’attendant, j’errais dans les couloirs du vaisseau comme une âme en peine.

    Mes pensées me ramenaient sans cesse sur Terre. Je considérais la manière dont je l’avais quittée et j’eus un pincement au cœur en songeant à cet album dont je rêvais depuis si longtemps. Il m’aurait enfin permis de démissionner, de vivre ma vie comme je le souhaitais. Mais rien de tout cela n’avait plus aucun sens. Je pensai aussi à ma famille et aux amis...

    Une sorte de couinement perçant me tira de cet état mélancolique. Je regardai autour de moi, sans rien apercevoir de particulier. Mon imagination devait me jouer des tours, me dis-je. Mais je l’entendis de nouveau. Cette fois, je pus en percevoir l’origine : un couloir latéral, un peu plus haut sur ma droite...

    Je fis quelques pas dans la coursive et m’arrêtai net.Le bruit provenait d’une petite boule de fourrure jaune, dont dépassaient un museau

    gris, deux pattes fines et une queue effilée. Enfoncés dans ce pelage incongru, deux yeux globuleux me fixaient avec curiosité et, peut-être, un soupçon de désappointement.

    La fourrure s’ouvrit soudain sur une bouche rouge – garnie de minuscules dents grisâtres –, et une douce mélodie s’en déversa.

    — Pikapi, kapika pi !La créature semblait chanter plus que parler. Elle parvenait par ailleurs à produire

    simultanément des sons musicaux. Je les soupçonnais provoqués – sans pouvoir me l’expliquer – par ses incessants frétillements. L’expérience s’avérait déconcertante. En outre, cette mélodie me paraissait familière, et cela amplifiait mon trouble.

    — Kapipika ?Elle se mit à sautiller dans tous les sens. Rebondissant contre les parois du couloir, elle

    s’éloigna et disparut au loin...Je réalisai soudain l’origine de cette sensation de familiarité. La créature avait

    chantonné sur l’air, un brin déformé, de Space oddity.

  • II. COMMUN ACCORDUn paysage de désolation s’étendait à perte de vue. De larges déserts recouvraient

    presque complètement la surface de Babel Wâd, parsemés de-ci de-là de dunes sablonneuses. Au loin, un observateur attentif – et obstiné – pouvait distinguer des silhouettes de bâtiments. Et sans doute étaient-ils aussi vétustes, s’ils ne s’agissaient de mirages, que celui sur le point de nous accueillir.

    La navette nous avait déposés au seuil d’un vaste édifice. Ses parois – marquées de craquelures, de fissures et autres témoignages du passage du temps – paraissaient faites d’un assemblage de briques verdâtres.

    Nous fûmes reçus par... j’aurais voulu dire “des gardes”, mais leur allure décontractée – et assez semblable, en fin de compte, à celle de Hroudland lui-même – me l’interdit. Je dirais donc, plus simplement : nous fûmes reçus par un groupe d’hommes à l’expression joyeuse et, ma foi, fort sympathique. Leur attitude et leur comportement semblaient démentir l’existence d’un quelconque conflit et, si je n’en eus été moi-même un témoin privilégié, j’aurais sans doute pu en douter.

    Ils nous conduisirent à l’intérieur, empruntant plusieurs couloirs, et par deux fois des escaliers, pour au final déboucher dans une large pièce vide. Ou du moins me parut-elle vide au premier abord.

    À notre arrivée, un de nos guides releva sa manche, révélant une sorte de montre attachée à son poignet. Il appuya sur une touche et des notes de musique s’élevèrent tout autour de nous. Au même instant, l’air commença à vibrer, à se brouiller. Une silhouette apparut. Puis une autre. Et une autre.

    Les contours se dessinèrent avec plus de précision... D’abord, il y eut un homme, de dos. Ensuite, un bureau, sur lequel s’entassaient des piles de papiers ; l’homme les fouillait, comme s’il cherchait un document d’importance. Enfin, sur le côté, se matérialisa un second personnage. Celui-ci nous faisait face, immobile ; sa tenue rappelait un uniforme militaire.

    Les formes se solidifiaient à mesure que la musique se dissipait. Lorsqu’elle s’arrêta, le premier individu cessa ses recherches pour se tourner vers nous.

    — Ah ! Hroudland. Te voilà de retour... (Ses yeux se posèrent sur moi et il marqua une pause.) Et avec de la compagnie.

    Un large sourire apparut sur les lèvres de mon nouvel ami.— Tout à fait. Je te présente Brice Enoch, un Terrien venu d’un lointain passé à

    travers une rouette Pi ! Et Brice, voici Corwin, le chef d’orchestre de nos efforts contre les Ziirs... et, soit dit en passant, le meilleur joueur de riks connu !

    Corwin sembla un peu décontenancé par cette présentation – mais je ne saurais dire si c’était à cause de la mienne ou de la sienne... peut-être les deux, à la réflexion. Mais il se reprit bien vite, m’accordant juste un léger hochement de tête, avant de tourner à nouveau son attention sur Hroudland. Cet homme-là était d’une autre trempe.

    — Nous verrons cela plus tard, lâcha-t-il. Il y a plus urgent.— Que se passe-t-il ?— En ce moment même, les Ziirs envahissent Suurdia.

    ***

  • J’observe.Je vois.Je sais ce qui va suivre.Les miens ne peuvent jamais baisser les bras.Les humains s’entêtent à vouloir parlementer.Ils ne comprennent pas l’humiliation subie par le Clan...Je me désintéresse de la conversation.Le nouveau, lui, me fascine.Je me tiens derrière lui.Il est si simple de tendre une main, une griffe.De le frôler. Juste, l’effleurer.Je fais un pas, m’avance vers lui.Je me penche...... et lui susurre quelques douceurs.— Tu vois cet homme, derrière Corwin ?Brice sursaute.Il est faible, je le sens.— Euh, oui, dit-il en me regardant d’un air méfiant.— C’est Xélophane. Son bras droit.— Et ?Les humains aiment comprendre.Tout doit avoir un sens.Sans doute cela les tranquillise-t-il.Sans doute est-ce pour eux une manière d’oublier, même l’espace d’un instant, qu’il

    reste tant de mystères, de choses qu’ils ne peuvent, plus tard, jamais appréhender.Sans doute est-ce une manière de ne pas céder à la folie.Alors, je parle :— Je ne veux pas te laisser languir.Il ne semble pas rassuré.Tant mieux.L’univers regorge de dangers.La mort rôde, tout autour de nous.Parfois, seule la longueur d’une griffe nous en sépare...

    ***

    Vêtu de sa tenue pseudo-militaire, Xélophane restait en retrait, derrière Corwin. Il ne parlait pas, mais je sentais bien son mécontentement. Et à force de nous écouter, il ne tint plus, et s’approcha de la table.

    — Voyons, Corwin, c’est insensé ! Pourquoi envoyer Hroudland ? J’ai beaucoup d’hommes sur place. Tu risquerais sa vie pour une broutille ?

    — Tu préfères risquer celle de tes hommes ?— Ce n’est pas ce que je veux dire...— Non, bien sûr. Excuse-moi. Mais il ne s’agit pas d’une broutille. Sioli des Cieux est

    coincé sur Suurdia, et nous ne pouvons le laisser tomber entre les mains de l’ennemi.

  • Hroudland me semble tout indiqué pour cette mission. Si nous envoyons une troupe, elle se fera remarquer. Lui, par contre, saura se montrer discret. Leur petit nombre joue aussi en sa faveur. En outre, une fois retrouvé, le robot devra être évacué sans attendre. Or, je ne peux me permettre de retirer des hommes de Suurdia, pas à l’heure où elle a le plus besoin de notre aide...

    — Nous pourrions le lui confier, dès Sioli récupéré, proposa Xélophane. Ainsi, Hroudland n’aurait pas à risquer sa vie...

    Je trouvai sa sollicitude pour ma santé des plus touchantes.— T’inquiète pour moi, Xél, je gère.Il me lança un regard agacé et s’apprêta à me répondre, mais il fut coupé par Corwin :— Écoute, j’apprécie tes conseils, Xélophane, mais ma décision est prise. Donc inutile

    d’insister sur ce point.Son second se rembrunit, mais ne dit plus un mot.Corwin se tourna de nouveau vers Brice. Ce dernier paraissait mal à l’aise et je

    remarquai la présence de Zev, juste derrière lui – calme et placide, comme toujours.— Je vais te faire préparer une chambre. Tu pourras rester ici le temps qu’on t’attribue

    des quartiers sur l’un des mondes de l’Accord. Tu pourras, bien sûr, en choisir un à ta convenance...

    Notre visiteur du passé sembla surpris.— À vrai dire, je préférerais continuer sur le Gaya...Ce fut au tour de Corwin de manifester son étonnement.— Tu irais te jeter en plein combat ?— Eh bien, j’y ai déjà goûté... Je ne prétends pas apprécier la chose, mais si nos

    chemins se sont croisés – à Hroudland et moi – ce n’est peut-être pas dû au hasard... j’aurai peut-être un rôle à jouer. J’avoue aussi espérer, malgré une improbabilité manifeste, trouver une nouvelle rouette pour me ramener chez moi...

    — Ton courage te fait honneur, lâcha Xélophane avec une note de dédain, mais tu n’as pas l’entraînement d’un joueur de riks.

    Corwin secoua la tête, l’air pensif.— Cela importe peu, à vrai dire. Après tout, cette mission ne cherche pas le conflit,

    mais au contraire à l’éviter. La discrétion sera de mise. Certes, l’expédition demeure périlleuse... toutefois, si Hroudland l’accepte, je ne m’opposerai pas à cette solution. Nous ne sommes point une société despotique, et moins encore militariste. Chacun reste libre d’aller où bon lui semble.

    Tous les regards convergèrent sur moi. Je souris et gratifiai Brice d’une amicale claque dans le dos.

    — On dirait que nous allons faire un petit bout de chemin ensemble...

    ***

    Nous voilà de nouveau à bord de Gaya.Je les écoute.Ils parlent de Suurdia.Hroudland en décrit la position particulière, au carrefour des étoiles.Enfouie au sein du territoire humain de l’Accord.La présence du Clan sur ce monde les effraie.

  • Leur incompréhension est compréhensible.Elle m’amuse.Brice s’inquiète : comment trouver le robot sans nous faire repérer ?Mon ami lui sourit.Il explique l’évidence : Sioli émet en permanence un signal de localisation...Il dit d’autres choses aussi, mais cela me lasse.Je quitte la pièce.Ils ne le remarquent même pas.D’un pas lent – rien ne presse –, je retourne dans ma cabine.J’hésite.Puis, d’un geste méthodique, je retire l’irziskh de son étui.La connexion s’établit rapidement.Un visage fin apparaît sur l’écran miniature.Élégant.Au regard empli de malice et d’intelligence.Je dévoile mes crocs.— Respect, Jannankorihl.Il me répond :— Respect, Zevalihnn.— Comment va le front sur Suurdia ?

    ***

    Les symboles volaient en tous sens. Je ne parvenais pas à les maîtriser. Cela avait pourtant paru si simple lorsque j’avais observé Hroudland manipuler l’écran ! Mais à chaque fois qu’il me semblait enfin effleurer la solution, l’image se fragmentait et les icônes recommençaient à tournoyer dans une danse effrénée et insensée de couleurs et de sons.

    Agacé, je m’éloignai de l’appareil.— Je n’y comprends rien !— Tu cherches quoi ?— Le robot se trouve dans les locaux de la ZRK, et je voulais juste en apprendre

    davantage sur cette société...— Rien de plus simple. (Il se dirigea vers l’écran et je le suivis.) D’abord, tu règles

    l’accred, puis tu lances la connexion...— L’accred ? coupai-je en l’observant tapoter les icônes.— Ah, bien sûr, tu n’as pas de carte. J’aurais dû y penser. C’est pour cette raison que

    tu ne parvenais pas à faire fonctionner le système. Tu commences par payer le prix de l’accès. Ensuite, il y aura la taxe liée au renseignement recherché – montant variable, selon l’importance et la quantité des données transférées...

    — Mais... c’est incroyable, ça ! Et Wikipédia, alors ?— Oui qui quoi ?Je me sentis mal.— Si je comprends bien, il faut tout payer, maintenant ? La moindre petite info ?— Évidemment, me répondit-il, tout étonné.— Mais bon sang ! la culture se doit d’être diffusée, partagée...

  • — Bien sûr. Mais la transmettre au public requiert un certain investissement en temps, et parfois en argent. Il devient dès lors logique d’en rendre l’accès payant, afin de récompenser les efforts fournis. Personne, par contre, n’envisagerait de monnayer des informations lors d’une conversation... quoique, à la réflexion, certaines de mes connaissances ne se gêneraient pas !

    — Et si une personne souhaitait distribuer son travail gratuitement ? insistai-je.Hroudland sembla horrifié par cette simple notion.— Mais qui voudrait faire une chose pareille ?— Tu sais, je commence à me demander si l’Accord est aussi parfait que je le

    pensais...

    ***

    Je confiai à Brice le code de mon multipass pour couvrir ses frais et il put enfin se connecter à la Natte. Malgré cela, il s’effrayait à chaque affichage de prix.

    La Zerstörer Rückwirkung Kumpuny – ou ZRK –, était une société interplanétaire bicentenaire, découvrit-il, spécialisée dans le recyclage des déchets toxiques et dont la filiale suurdienne avait été fondée une vingtaine d’années plus tôt.

    — Je ne vois pas bien le rapport avec ton Sioli ? demanda mon nouvel ami.— Il s’agit d’un robot diplomatique, dis-je, et par conséquent construit en arnathium.

    (Brice ne parut pas comprendre.) Bon, tu dois pas connaître ça d’où tu viens, alors je t’explique. Comme tu le sais à présent, la ZRK récupère toutes les émanations néfastes de la planète – que ce soient produits chimiques, radiations, ou autres toxines. Elles sont traitées dans une usine spécialisée – alimentée par un générateur quantique – et transformées en une bouillie épaisse. Celle-ci subit ensuite un balayage aux rayons gamma et, une fois refroidie, elle durcit et devient une matière très particulière.

    « L’arnathium est très résistant et, du coup, très onéreux. Mais il s’agit aussi d’un matériau précaire, conduisant à de fréquentes pannes. D’où la présence du robot dans ce bâtiment.

    — Pour réparations, je comprends. Mais comment cette matière peut-elle être à la fois résistante et précaire ?

    — Eh bien, elle résiste aux intempéries, aux chocs, à la corrosion... ce genre de choses. En fait, c’est même plus que de la résistance. Rien de tout cela ne peut l’affecter. Du tout.

    — Ça c’est du recyclage, murmura Brice.— En revanche, cette substance se marie très mal avec les autres – et avec elle-même

    aussi, d’ailleurs ! Les soudures sont un véritable cauchemar à réaliser. De fait, les courts-circuits et les déréglages abondent.

    — Et l’arnathium, lui, je suppose, n’est pas toxique ?— Tu supposes bien. Bon, c’est pas tout ça, mais moi, je crève de faim. Tu

    m’accompagnes ?Il jeta un œil frustré à l’écran et se leva.— Bonne idée. Mais, je te préviens : je suis végétarien...

    ***

  • Notre traversée des coursives me rappela l’étrange créature vue avant notre arrivée à Babel Wâd. Je la décrivis à Hroudland.

    — Ah ! Tu as dû rencontrer Kapi-Kapi. Ou Pika-Pika. Ce sont des pikounes. J’en ai deux.

    — Comment ?Hroudland haussa les épaules.— Juste comme ça.— Pardon ?— Mais tu es tout excusé, mon ami ! (Il m’assena une grande claque dans le dos qui

    manqua de m’étouffer.) Viens. Je vais te montrer.Ce détour nous conduisit dans une vaste salle circulaire. Je n’avais pas encore eu

    l’occasion de la visiter. Mal éclairée, elle contenait quantité de caisses et de tubes métalliques. Du fond de la pièce, j’entendis un son diffus. Je tendis l’oreille et crus reconnaître un air familier. Une voix fluette s’éleva pour ajouter une ligne mélodique. Cela confirma mon soupçon.

    — Pikapipika, kapika pipikapi kapi kapikapi ka!D’abord du Bowie, maintenant du Dylan...— C’est quoi, ces bestioles ?— Attention, tu risques de les froisser si elles t’entendent !— Elles peuvent nous comprendre ?— Bien sûr. Elles sont aussi intelligentes que toi et moi. Enfin, presque. Elles

    proviennent d’une planète nommée Proxi Mecca, aux confins de l’univers connu. (La mélodie se faisait plus forte et deux boules de poils roulèrent jusqu’à nous – une jaune, une verte.) Les pikounes peuvent, comment dire, s’aligner sur nos ondes cérébrales pour en capter des échos, des vibrations... D’aucuns prétendent qu’elles y puisent les airs qu’elles nous resservent par la suite, de bien étrange manière.

    Durant tout ce beau discours, les deux créatures avaient poursuivi leur concerto impromptu à deux voix, se balançant d’avant en arrière sur leurs petites pattes, en un mouvement de parfait asynchronisme. Elles continuaient à déverser toute une série de mots incompréhensibles, toujours composés de ces mêmes deux sons. Mais, contre toute attente, le résultat ne détonnait pas, au contraire ! L’harmonie entre les voix et la musique en arrière-plan enchantait mes oreilles.

    Je perçus à peine les transitions, tant le chant et les lignes mélodiques se mêlaient à la perfection. Pourtant, les pikounes – en l’espace de quelques instants – avaient, à Dylan, enchaîné Strawberry Alarm Clock, Neil Young, Flat Earth Society, Scritti Politti et Brain Damage.

    Hroudland me tira de mon état de transe avec un petit rire moqueur.— On dirait qu’ils se régalent avec toi. Tu dois être fin mélomane, mon ami !Je ris de bon cœur.— Ce sont plutôt elles, les mélomanes !Les pikounes semblèrent apprécier mon commentaire. Elles vinrent se frotter contre

    ma jambe, un peu comme un chat aurait pu le faire.Je m’abaissai et les caressai tout en amenant à mon esprit des chants spécifiques. Elles

    s’empressèrent de les reproduire.Je ne pus alors m’empêcher de penser au générique de La guerre des étoiles et, tout à

    coup, la musique familière inonda la salle.

  • ***

    La faim me conduit au réfectoire.Je les y trouve en pleine conversation, leur propre repas terminé.— Le riks est un jeu passionnant, explique Hroudland. C’est toute une question de

    tactique, de stratégie... d’improvisation, aussi, car il faut pouvoir retomber sur ses pattes lorsqu’on est confronté à un coup inattendu de l’adversaire... (Il m’aperçoit et s’interrompt.) Zev ! Te voilà enfin. Où étais-tu donc passé ?

    — Plus tôt, je me repose, mens-je.Je m’approche de l’écran de commande.Je saisis le code de mon plat préféré.— T’as bien fait. Nous avons, je crains, des moments difficiles devant nous...Fatigué, je m’assois près d’eux pour attendre mon repas.— Combien avant l’arrivée ? demandé-je.Hroudland considère son compte-temps.— Deux heures.— Pourquoi ne pas avoir sauté jusqu’à Suurdia ? questionne Brice.— S’il est possible d’enclencher un Saut à partir de n’importe quel endroit de

    l’univers, lui répond mon ami, les Points d’Arrivée sont quant à eux peu nombreux. Nous avons emprunté le plus proche, mais il se trouve néanmoins à une centaine de parsecs de notre destination.

    Un bourdonnement précède l’ouverture de la table.Une plaque coulissante se dérobe, et une assiette fumante s’élève.— Il me semblait pourtant vous avoir entendu parler de technologie quantique,

    reprend Brice. Ne permet-elle pas l’impossible ?— Comme dit L’Équation de la Vie, “Dans l’Absolu, tout est possible”. Toutefois,

    cela requiert des connaissances spécifiques. En théorie, nous pourrions déboucher au-dessus de Suurdia, sans même passer par une Porte Alpha. Mais cela nécessiterait de nombreux calculs, très complexes. Nous en sommes, pour l’instant, incapables. Sans parler des risques... Car, selon le principe du “tout est possible”, nous pourrions tout aussi facilement, sur une simple erreur, nous matérialiser au cœur de la planète plutôt que dans son orbite !

    Je ne peux retenir mon ricanement.Cela me vaut un regard étonné de Brice.Et un autre, réprobateur, de Hroudland.— Vous autres humains, m’expliqué-je, vous redoutez trop ce concept fallacieux

    nommé “mort”. Cela vous empêche de réaliser votre potentiel.Ils sont surpris, incapables de réagir.Peu m’importe.Je mange.— Mais, commence enfin Brice, tu veux dire que les Ziirs ne craignent pas de

    mourir ?— La mort est illusion. Lorsque nous quittons cette vie, nous rejoignons la

    Synchrosphère, où tout se perpétue. Ainsi va.— La Synchrosphère ?

  • Je m’arrête un instant de mâcher afin de réfléchir.Il me faut trouver des mots simples.Adéquats.Pour qu’ils comprennent.— Visualisez la vie comme un voyage à travers une série de couches superposées les

    unes aux autres. Chaque traversée est douloureuse, et à sens unique. Mais elle implique aussi des retrouvailles avec des aimés partis plus tôt. Nous du Clan voyons donc cela plus comme un moment de réjouissance.

    « Chaque passage permet, en outre, de renforcer la Synchristoire...Je m’arrête brusquement.Trop tard, bien sûr.— Et ça, c’est quoi ? demande Brice, encore plus intrigué.Je soupire.— Nous ne parlons jamais de telles choses avec des extraziirs, expliqué-je. Disons,

    pour simplifier... la Synchristoire laisse évaluer l’avenir à la lumière du passé.Je ne précise pas que cela révèle les possibles.Ni que je sais, depuis longtemps, ce qui va suivre.

  • III. SUR SUURDIALe soleil froid de Suurdia en éclairait la surface par de fins traits rougeoyants. L’effet,

    presque stroboscopique, était saisissant. On eût dit que des griffes lacéraient sans cesse le ciel, déversant par de béantes blessures de sanglantes traînées.

    La présence de gigantesques vaisseaux ziirs dans les cieux de Suurdia expliquait cet étrange phénomène.

    Le gros de la flotte ennemie étant concentré au-dessus des grandes métropoles, Gaya se posa, en toute discrétion, dans la campagne. Nous empruntâmes un véhicule local, abandonné par son propriétaire, pour regagner la capitale, Suurd... ou, du moins, sa banlieue, plus calme, où nous rencontrerait un membre de la résistance – une vieille connaissance de Hroudland.

    Zev, ne souhaitant aggraver une situation déjà tendue, avait préféré attendre à l’orée du hameau, où nous le rejoindrions après notre rendez-vous.

    De violents combats meurtrissaient la planète entière. Ici, pourtant, nous découvrîmes un petit village paisible, lové au creux d’une vallée fleurie, où les habitants vaquaient à leurs occupations. À notre arrivée, ils nous lancèrent des regards inquiets – mais comme nous n’étions pas Ziirs, ni armés, ils se désintéressèrent de nous.

    Face à d’étroites venelles, nous dûmes poursuivre à pied.À mesure de notre avancée, une cacophonie épouvantable nous agressa les tympans.

    Nous passâmes bientôt à proximité d’un marchand. Il poussait un chariot – couvert d’objets en cuivre, de cuillers, de cloches et autres breloques –, d’où provenait l’effroyable raffut.

    Nous apercevant, il crut avoir enfin déniché de nouveaux pigeons. Il souleva un voile, sur la partie inférieure de son commerce ambulant. Nous y vîmes un engin grotesque, aux angles tortueux et aux contours gondolés, d’où se déversait l’ignoble averse sonore.

    Il nous débita alors, avec moult passions, un laïus se voulant persuasif :— Oyez ! Du fin fond du cosmos, des lointaines contrées de Proxi Mecca jusqu’aux

    rivages de Sarif-Oban, oubliez quelques heures les tourments de la guerre, évadez-vous ! Voyagez aux confins de l’univers aux douces envolées de l’Orchestre Plasmique Municéphale Gooyvanox. Acclamés sur mille mondes, ovationnés par des peuples depuis longtemps éteints, ces musiciens du subconscient et de l’inextricable perdurent et persistent, pour le plus grand bonheur de tous ! Aujourd’hui et aujourd’hui seulement – car demain, ils fuiront ce génocide qui nous menace –, vous pourrez avoir l’insigne honneur de les écouter et de les applaudir lors de leur unique représentation sur Suurdia. Par leurs nombreux voyages, et l’immensité de l’espace, cette opportunité ne se présentera qu’une fois de votre vivant ! Ne ratez surtout pas cette occasion. Vous ne les entendrez nulle part ailleurs, je vous le garantis !

    Hroudland jeta à l’homme un regard dégoûté et, d’une voix sèche, lança :— Bien. Dans ce cas, nous irons voir ailleurs...Sans autre préambule, et ignorant l’expression choquée du commerçant, nous

    contournâmes son chariot et poursuivîmes notre route.— Tu sais, j’en ai écouté de la musique expérimentale... mais là, c’était du grand

    n’importe quoi ! Tu ne connais pas, je m’en doute bien, mais avec Magma, par exemple – et même si leurs paroles sont incompréhensibles –, il existe tout un univers derrière, servi

  • par une histoire complexe. Et l’on ne peut résister à la puissance des voix, ou des instruments. Là, par contre, je n’entends que bruit et fureur !

    — Cherche pas, dit-il en ricanant, ce sont des toqués de la tête. Tiens, regarde plutôt, voilà notre contact...

    Il attendait au pied d’un édifice en ruine. Des symboles et des couleurs vives en recouvraient les murs, le désignant comme un ancien bâtiment administratif.

    L’homme paraissait tout aussi officiel. Vêtu d’une robe pourpre et rouge, un pendentif d’or et d’argent autour du cou, il mesurait plus de deux mètres et se tenait raide comme une statue. Mais il se détendit en nous apercevant.

    — Hroudland ! s’écria-t-il. Cela fait plaisir de te revoir...Notre contact avança vers nous, les bras grands ouverts.Après une embrassade en règle – à laquelle je n’échappai pas –, Hroudland nous

    présenta.— Brice, voici Absuurd af Suurd, ambassadeur de l’Accord sur Suurdia. Et Absuurd,

    voici Brice Enoch, un visiteur du passé.Je tentai de ne pas laisser paraître ma surprise, ou mon envie de rire, en entendant son

    nom. Sans doute mal, car il se raidit et fronça les sourcils. Pour ne pas le vexer, je dis :— Hroudland m’expliquait tout à l’heure que “suurd” signifie “tonnerre” en Suurdien

    et du coup “Suurdia” pourrait se traduire par “terre du tonnerre”. Ton nom doit aussi avoir un sens, je suppose, mais je ne comprends pas ce “ab”... ?

    L’expression de l’ambassadeur, au nom improbable, se transforma en sourire.— Nous appelons cela un “descriptif”, celui-là désigne l’éloignement. Tu pourrais, par

    exemple, traduire mon nom par “tonnerre au loin” ou “tonnerre lointain”. De même, “af” décrit l’appartenance...

    — Excuse-moi de te couper, l’ami, intervint Hroudland, mais nous devrions discuter de sujets autrement plus pressants, je pense.

    D’un air gêné, Absuurd af Suurd acquiesça.— Oui, bien sûr, tu as tout à fait raison. Suivez-moi.

    ***

    Après avoir établi un plan d’action, nous rejoignîmes Zev en compagnie d’Absuurd af Suurd. Nous avions échangé notre petit véhicule de campagne contre un glisseur plus moderne, mais silencieux et discret.

    Mon ami suurdien nous dirigea à travers nombre de villages abandonnés et de champs dévastés. Nous vîmes des granges brûlées, des maisons rasées, des cadavres calcinés... La tristesse qui nous baignait au départ se transforma en malaise et nos conversations se firent plus rares et plus brèves.

    Nous empruntâmes un chemin isolé et, peu après, Absuurd af Suurd se gara sur le côté.

    — À partir d’ici, nous devrons marcher. Il n’y a plus de route et, de toute manière, la région est infestée de Ziirs. Il nous faudra redoubler de prudence.

    Nous descendîmes et commençâmes à grimper sur une colline. Lorsque nous en atteignîmes le sommet, nous restâmes un instant immobiles, sonnés par la vue.

    Aussi loin que l’œil portait, la terre semblait en proie à des sursauts d’agonie. Elle vibrait, tremblait, hoquetait. Un nuage de fumée cramoisie la recouvrait en certains

  • endroits, où des griffes cruelles l’avaient labourée. De ces crevasses se dégageaient de vivaces flammèches ocrées. Par moment, des relents nauséabonds parvenaient à nos narines agressées.

    J’observai Zev, mais, comme à son habitude, son expression demeurait indéchiffrable.— On croirait le sol enfiévré, murmura Brice.— Non, répondit Absuurd af Suurd d’une voix faible, le visage drainé de toute

    couleur. La fièvre est une maladie. (Une pause.) Suurd est une ville malade... mais Suurdia est un monde mourant.

    — Il nous faut poursuivre, dis-je avec douceur.Le Suurdien me regarda. Il hocha la tête, sans ajouter un mot, et reprit la route.Nous descendîmes sur l’autre versant et je craignis un instant que nous dussions

    traverser le champ agonisant. Mais notre guide emprunta un petit sentier de terre battue. Ce dernier serpentait le long du cours d’un ancien ruisseau – aujourd’hui asséché et fumant –, s’éloignant de la zone sinistrée.

    Au loin se profilèrent les silhouettes de plusieurs structures. Sombres et massives.L’air légèrement vicié commença à s’assainir. Mais il restait un sentiment diffus et

    oppressant dont je ne parvenais à identifier la source... et cela me frappa soudain. Nous baignions dans un silence total ! Disparus, les bruits de la nature : pas de sifflements d’insectes, de roucoulements d’oiseaux, de cris d’animaux sauvages... Rien. Outre le rythme de nos souffles et celui de nos pas.

    À ceux-ci, toutefois, vint bientôt se joindre un autre son, plus inquiétant. Celui, lointain, de marche cadencée. Auquel s’ajouta un autre, tout aussi troublant. Celui, très proche à présent, du métal contre la chair. Mais encore plus angoissante était l’absence de certaines clameurs qu’il aurait désormais été logique d’entendre : le râle de douleur provoqué par le matraquage, les rires moqueurs, les conversations, des chants peut-être...

    Nous échangeâmes des regards troublés.— Cela semble provenir de ces bâtiments.Les mots de Brice vinrent comme une brise, faibles et légers, à peine audibles.Absuurd af Suurd nous fit signe de le suivre.Il changea sa trajectoire, se dirigeant maintenant vers un groupe de rochers sur une

    butte, non loin des immeubles. Le martèlement rythmé des pas et des coups de métal couvrait dorénavant nos propres mouvements. De fait, nous atteignîmes l’abri rocheux sans encombre. Il surplombait un terrain accidenté, étendu entre deux des bâtiments les plus larges. Là, dressés comme des pics, des hommes en uniformes paradaient. Tous, sans exception, portaient des marques de blessures plus ou moins graves – parfois juste des cicatrices, plus souvent de vilaines entailles encore saignantes ou purulentes. Ils marchaient néanmoins sans sourciller, ni vaciller, avec des regards vides et des gestes mécaniques.

    — Ce sont des prisonniers, murmura Absuurd af Suurd.— Il s’agit sans conteste de Suurdiens, répondis-je, pourtant je ne vois ni chaînes, ni

    gardiens. Pas même un vaisseau ziir à l’horizon...— On dirait des soldats, constata Brice.— Nous ne formons aucun guerrier de cette manière, s’indigna notre guide.— En tout cas, ils paraissent redoutables, interrompis-je. Mais je trouve incroyable

    qu’aucun d’eux ne parle ou ne se rebelle... On croirait des robots !Il y eut quelques secondes de silence, pendant lesquelles nous continuâmes à observer

  • la scène en contrebas, saisis par une morbide fascination. Puis, Zev dit :— On leur a tranché la langue et ôté toute capacité à la réflexion.Je me tournai vers lui, surpris. Ses yeux jaunes de saurien étaient rivés sur moi.

    D’ordinaire impassibles, ils luisaient à présent de colère.

    ***

    Cette ignominie me répugne.Je trouve déjà inadmissible d’empoisonner l’environnement.Le Suurdien a raison : ce monde se meurt.Mais de souiller et corrompre ainsi la nature d’une créature vivante et pensante me

    révulse.Cela va contre toutes les valeurs inculquées pendant l’enfance.Comment le Ru/Qan peut-il approuver de telles infamies ?Ces ombres d’hommes ne peuvent jamais, plus tard, rejoindre la Synchrosphère.Je perçois là une vérité dérangeante.Froide.Cruelle.Mes compagnons de voyage me pressent de questions, mais je reste coi.J’observe les mouvements des damnés.Peu à peu, les pièces du puzzle se mettent en place.Je consens enfin à répondre :— Il existe une science chez nous pour soumettre les Ziirs les plus dangereux. Plus tôt,

    certains suggèrent de l’employer aussi sur d’autres peuples, considérés inférieurs. Mais cela provoque de nombreuses réactions d’indignation et cette méthode est désormais cantonnée à un usage thérapeutique, ou carcéral.

    J’omets de préciser les ramifications synchritiques, que je commence à peine à appréhender.

    — De toute évidence, remarque Hroudland, la politique sur ce sujet a dû changer pendant ton absence.

    Brice me regarde d’un air pensif.Je lui montre mes crocs.— Nous devrions contourner ce terrain et rejoindre au plus vite l’usine de la ZRK,

    suggère Absuurd af Suurd.Nous retournons sur nos pas, nous éloignant des bâtiments afin de mieux les éviter.Nous marchons et, moi, je réfléchis.Je pense à mon frère.Je pense à mon Clan.Je pense à tous ceux qui nous précèdent.Je pense aux victimes, surtout.De nos crimes, de nos abus.Et puis...Je pense à la solution.

    ***

  • Nous suivîmes notre guide dans le silence, encore trop sonnés par les révélations de Zev. Lui aussi se taisait, perdu dans ses pensées.

    Par moments, nous sentions la terre trembler sous nos pas. Suurdia souffrait. Absuurd af Suurd tout autant. Il nous conduisit néanmoins, et sans plus d’encombres, jusqu’à notre destination.

    Ce nouveau bâtiment, gris et morne, s’étendait sur plusieurs kilomètres. Paré de nombreuses tours, aux parois garnies de larges vitraux, il s’élevait majestueusement dans les airs, sur au moins une dizaine de niveaux. Immense et imposant, il dégageait une impression de force et d’ancienneté.

    — C’est énorme ! siffla Brice. Comment allons-nous retrouver ton robot là-dedans ?— Il émet un signal, rappelai-je. Il nous suffira de le suivre...Je sortis le localisateur de ma poche et tapotai sur son écran pour illustrer mes propos.

    Il s’alluma, affichant un plan en coupe de l’usine désaffectée. Un cercle vert fluo clignota, indiquant une pièce du troisième étage, vers l’arrière de la structure.

    Nous reprîmes notre marche et pénétrâmes bientôt le large édifice.L’odeur de l’arnathium – à la fois rance et musquée – agressa de suite nos narines.

    Elle semblait tout imprégner – les murs, les sols, les meubles, les objets...Nos pas résonnaient dans la vacuité de cette fabrique abandonnée. Mais ils nous

    menèrent, sans faillir, vers notre objectif. Nous ne rencontrâmes aucun obstacle, aucun contretemps, aucune résistance. Tout se déroula dans une simplicité déconcertante.

    Il nous fallut une vingtaine de minutes pour rejoindre la pièce où se trouvait le robot. Sioli des Cieux se tenait là, debout, immobile... et magnifique. À le regarder, on comprenait de suite l’origine de son nom. Son corps azur offrait des représentations de nuages et d’oiseaux, sous un soleil radieux.

    Nous tentâmes de le soulever, mais en vain. Il devait peser au moins une tonne.— Nous allons devoir le réactiver, dis-je. Nous ne pourrons le transporter, même à

    quatre, et nous avons abandonné notre glisseur un peu loin...— Il faut ses codes d’accès, remarqua Zev.— Je pense savoir où les trouver, sourit Absuurd af Suurd, si ça n’a pas changé. J’ai

    eu l’occasion de faire un stage ici... à l’époque de gloire de la ZRK.Je me frottai les mains.— Parfait. Pendant que tu cherches ça, Zev et moi allons lui ouvrir le ventre, histoire

    d’atteindre la console de contrôle.Sur ce, nous attaquâmes la séance de décorticage.

    ***

    Je laissai les autres à leurs jeux – ils n’avaient nul besoin de moi – et flânai dans les couloirs vides. Je ne cherchais rien en particulier, outre prévenir l’ennui.

    Mais ce dédale de salles poussiéreuses et de corridors sombres n’aidait pas. Au contraire, il me rendait maussade et accentuait mon malaise, mon sentiment de déracinement.

    Et puis, au loin, il me sembla entendre un bruit de frottement. Cela fut très bref et je crus d’abord l’avoir imaginé. Mais le son revint, peu après, et plus long cette fois-ci. Étonné, j’essayai d’en déterminer la source.

    Je débouchai bientôt dans un laboratoire. Nombre d’alambics, de microscopes, de têts

  • et autres flacons garnissaient les longues tables de la salle. Certains renversés, d’autres brisés, tous dans un état de délabrement avancé.

    Je perçus un ronronnement, provenant selon toute vraisemblance du fond de la pièce. Il s’éteignit dès que je fis quelques pas, mais je continuai à explorer les lieux, de plus en plus intrigué...

    Une voix s’éleva alors derrière moi, me prenant par surprise :— Salut. Je m’appelle Shayol.Je sursautai et me retournai. Se tenant là, sur une des tables, je découvris un large chat

    à la fourrure blanche et aux yeux verts, pétillants de malice. Il m’observait avec attention et, me parut-il, un brin de curiosité.— Un chat qui parle ! Voilà autre chose... J’aurai tout vu.— Tu te trompes. Je ne suis pas un chat.— Ah non ?— Tu en connais beaucoup, toi, des chats à six queues ?La créature se retourna et agita son arrière-train sous mon regard médusé. Je pus y

    dénombrer six longues queues effilées multicolores.— En effet...Shayol me fit face à nouveau, puis s’allongea – dans une posture rappelant beaucoup,

    elle également, celle d’un chat. Un large sourire, du moins cela y ressemblait-il, se dessina sur son petit visage rondelet.

    — Tu peux aussi disparaître à volonté ? ne pus-je m’empêcher de demander.— Bien sûr que non. Seuls les pikounes possèdent cette faculté. Moi, je suis un Chyen.— Un chien ?— Tout à fait. Ma race provient d’un monde nommé Fayans, dont tu as sans doute dû

    entendre parler ?Je crus déceler une pointe d’espoir dans sa voix, mais j’étais trop stupéfait pour la

    relever.— Un chien de faïence ?— Je suis ravi d’enfin croiser un connaisseur ! s’extasia le simili-chat.Il avait, de toute évidence, mal interprété mon incrédulité, car il poursuivit :— Nous ne sommes plus beaucoup à sillonner l’espace, il est vrai. C’est à cause du

    Projet Vitalis...Il s’interrompit en abaissant les yeux, l’air gêné.— Le Projet Vitalis ? l’interrogeai-je.Il soupira en relevant sa petite tête.— Je suppose pouvoir en parler, à présent, puisque tout est compromis. Suurdia, vois-

    tu, est en réalité un gigantesque ordinateur. Il fut conçu et programmé par mes ancêtres, il y a de nombreuses générations, dans le but de calculer une réponse à l’Équation de la Vie. J’en suis le superviseur actuel. Et nombre de mes concitoyens vivent désormais dans les souterrains de cette planète, afin d’entretenir la machine.

    « Malheureusement, l’invasion des Ziirs change tout ! Avec leurs armes quantiques, ils parviennent à affecter la nature en profondeur. Les circuits ont commencé à se dérégler – voire à fondre, pour certains – et le noyau risque de bientôt lâcher.

    « Plusieurs de mes collègues ont déjà fui dans la crainte d’une fission cataclysmique...— Mais toi, tu restes ?— J’espère encore pouvoir sauver ce monde. L’ordinateur ne fonctionnera jamais

  • plus, nous n’y pouvons rien, mais il est peut-être possible d’éviter l’explosion...— Je peux faire quelque chose pour t’aider ?Le Chyen m’étudia un instant, d’un air songeur.— Tu t’y connais en physique subatomique ? En nanotechnologie ? En science

    microluminique ?— Euh, non.— De toute manière, tu es bien trop grand pour pouvoir emprunter les passages

    conduisant au cœur de la machine. Cela dit, c’est gentil de l’avoir proposé.Je considérai la créature et la salle alentour.— Si la situation est si critique, que fais-tu ici ? demandai-je.Il se releva et trottina jusqu’à un petit sac ouvert, posé non loin de là. Il s’y trouvait

    des outils divers – seringues, loupe, tubes métalliques...— Je réunis les pièces nécessaires pour réparer les dégâts.— À deux, nous irons plus vite, remarquai-je.Le sourire, narquois et impudent, revint à ses lèvres. Et il commença à énumérer tout

    ce dont il avait encore besoin...

    ***

    Nous sortons de l’usine, accompagnés de Sioli.Il titube, mais au moins il avance.Le soleil commence à se coucher.Je ressens encore les secousses de la terre sous nos pieds.Je ne décolère pas.Dans cinq nacrons...Absuurd af Suurd choisit d’emprunter un chemin différent.Sans doute pour éviter les soldats aux langues tranchées.Ou pour ne plus voir les tressauts d’un monde à l’agonie.Cela me convient.Quatre nacrons...J’observe Brice.Il paraît si fragile.Parfois, le possible semble insensé.Pourtant, la Synchristoire ne se trompe pas.Jamais.Trois nacrons.En silence, et en file indienne, nous traversons un champ abandonné.Nous suivons un chemin de terre.Il grimpe vers le sommet d’une colline.Là, nous marquons une pause.Sur notre gauche, au loin, nous apercevons la silhouette d’un petit village.De la fumée s’en élève.Toute la commune est en feu.Nous sommes trop loin pour entendre les cris des désespérés ou des mourants.Deux nacrons.Nous descendons sur l’autre versant.

  • À droite se profilent quelques arbres.Ils marquent l’orée d’une forêt.Devant nous, la route se poursuit.Tout au bout, elle recoupe le chemin où nous avons abandonné notre véhicule.Il fait nuit, à présent.Un nacron...Absuurd af Suurd et Hroudland marchent devant, côte à côte.Sioli les suit.Je suis à l’arrière.Brice, lui, se tient entre nous, au milieu.Une place opportune.Je tends mes griffes vers lui.Pas le choix.Elles se referment sur son épaule.J’arrête d’avancer et, fermement, je le retiens.Il s’apprête à protester...Ses paroles se coincent dans sa gorge.Ainsi va.Cela commence.

    ***

    L’obscurité naissante, la fumée lointaine de l’incendie et les images rémanentes dans mon esprit – de Suurdiens muets marchant d’un pas rythmé, de champs cramés ondulant de douleur – peignaient un tableau glauque et oppressant. Ce malaise, accentué par le silence, semblait vouloir imprégner tout mon être.

    Une poigne glacée, sur mon épaule, m’arracha à mes pensées. Je titubai en arrière, incapable d’avancer, tant elle m’agrippait fort. Je réalisai – non sans un soupçon d’anxiété – que ce devait être Zev, puisqu’il se trouvait derrière moi ! Je me réprimandai aussitôt pour ma bêtise et m’apprêtai à crier...

    Pas un mot ne sortit de ma bouche.Le sol devant moi – à l’endroit même où j’eus dû me tenir si un certain Ziir ne m’avait

    stoppé net dans ma marche – explosa dans un geyser de flammes. Je fus projeté à terre. Il y eut des hurlements.

    Je me lançai à l’abri de l’arbre le plus proche. Relevant la tête, je fus stupéfié par la scène.

    Hors de la forêt se ruait une armée de lézards à la peau jaune crasseuse. Ils portaient tous des fusils dont les canons émettaient des rayons mauves. Ces derniers provoquaient d’abord une explosion enflammée, vite suivie par – je ne sais comment le décrire – un dérèglement de la matière touchée. Elle se contractait, se gondolait, se dilatait ; elle oscillait et fluctuait au rythme de vibrations invisibles.

    D’un coup d’œil rapide, je vis Hroudland et Absuurd af Suurd sortir leurs armes, eux aussi abrités par de larges arbres. Zev, quant à lui, se tenait derrière le robot. Celui-ci demeurait immobile et impassible, face aux Ziirs déchaînés. Car la réparation de Sioli était partielle. Ses capacités, pour l’heure, se limitaient juste à marcher et, admettons-le, à faire décor.

  • Pourtant, une chose étrange survint. Le soleil sur la poitrine métallique se mit à briller. De plus en plus fort. À la lumière de son éclat, les Ziirs hurlèrent. Aveuglés, nombre d’entre eux lâchèrent leurs armes. Les autres luttaient, comme agressés par d’invisibles adversaires...

    Zev ne se cachait pas, compris-je. En fait, il avait activé une fonction endommagée du robot. Et à présent, il avançait vers ses compatriotes d’une démarche assurée. Il en agrippa un à la gorge et le souleva dans les airs. Leurs yeux se rencontrèrent et le supplicié glapit. Un autre Ziir parvint à se relever, sortit une lame, et se précipita vers notre ami. Cela se produisit si vite que je n’eus guère le temps de le prévenir. Mais il n’en avait nul besoin.

    Sans jamais relâcher sa prise, ni même jeter un regard à l’agresseur, il se porta sur le côté – offrant le vide à la charge de l’effronté – et, dans un même mouvement, lui assena un coup de coude au cou lorsqu’il l’eut dépassé.

    Un autre tenta de le renverser en lui saisissant les jambes. D’un geste tout aussi désinvolte, Zev fit un pas de danse pour l’esquiver, puis le plaqua au sol en rabaissant son pied sur le dos de l’impudent. J’entendis des os craquer.

    Durant tout ce ballet fantasque – dont la durée n’excéda pas quelques secondes – Zev ne lâcha jamais les yeux de son compatriote. Il le maintenait encore par le cou, à bout de bras. Ses griffes commencèrent à percer la chair, d’où suintèrent des gouttes d’un sang ocre.

    Je vis un Ziir se relever, avec difficulté, et diriger son canon vers mon ami. Le rayon mauve se propulsa à toute vitesse vers sa cible, mais Zev l’évita, toujours aussi fluide. Il se pencha sur le côté juste à l’instant où il aurait dû être pulvérisé. Le faisceau poursuivit sa trajectoire... et finit par heurter le tronc abritant Absuurd af Suurd et Hroudland.

    Je réalisai soudain que certains Ziirs avaient échappé à l’éblouissement causé par Sioli des Cieux. Ceux-là portaient d’autres armes, plus petites. Ils se rapprochaient de mes amis et, lorsque l’arbre commença à vibrer et vaciller, plusieurs d’entre eux levèrent leurs canons et visèrent.

    Je criai de toutes mes forces. Pour prévenir Hroudland. Pour supplier Zev d’intervenir. Pour prier Sioli de manifester un nouveau pouvoir insolite.

    Mais aucune prière ne fut écoutée. Ni encore moins exaucée.Un sifflement strident accompagna la décharge. Elle allait toucher Absuurd af Suurd,

    mais Hroudland s’interposa. Frappé de plein fouet, il s’écroula dans les bras du Suurdien, un trou béant et fumant dans la poitrine.

    ***

    Il se nomme Grevnarqzevhinqajiln.Je sens sa douleur.Il hurle de l’intérieur.Je perçois les mouvements autour de moi.Mais je les contrôle.Je me coule dans le flot de la Synchristoire.Plus rien d’autre ne compte.Seul m’importe Grevnar.Je suis en lui.

  • Il est en moi.Je lis ses pensées, ses peurs, ses doutes, ses joies, ses envies...De gestes fluides, j’épluche les couches successives de son être.Comme un oignon, disent les humains.Ils sont étranges.Mais je dois me concentrer.J’épluche, donc, et je lis.Je trouve enfin une clef.Puis, une seconde.Je les décode.Les traduis.Les active.Me voilà de nouveau plongé dans le bruit et la fureur.Je lâche le cadavre de Grevnar et me tourne vers l’arbre meurtri.Derrière, je vois Hroudland s’écrouler dans les bras d’Absuurd af Suurd.Je perçois, distraitement, un hurlement. Brice.Des Ziirs se précipitent vers leur victime tombée.Je lève la main vers eux.La pensée activée se propage en moi, à travers tout mon être tendu.Je la dirige, l’aiguise, la façonne à l’image d’une lance.Sans l’ombre d’une hésitation, je la projette vers les Ziirs.Ils se figent à leur place, yeux grands ouverts.Je leur montre mes crocs.Puis, je les achève.Ma lance psychique transperce leurs cerveaux, les réduit en charpie.Ils s’écroulent.Cela finit.

    ***

    De loin, je vis Hroudland trembler, comme pris de soubresauts. J’eus un regain d’espoir. Il ne semblait pas mort. Peut-être pourrions-nous encore le sauver. Il fallait le ramener sur le vaisseau. J’étais persuadé que Gaya pourrait le ranimer...

    D’un pas rapide, Zev rejoignit Absuurd af Suurd et se pencha sur le corps de mon ami. Il produisit un tube métallique à la pointe acérée. D’un geste brusque, il l’enfonça dans le cou du joueur de riks.

    — Mais que fais-tu !? hurlai-je en courant vers eux.Il ne répondit pas.J’enrageais. Et ne comprenais rien.D’abord, il me sauvait – par je ne sais quel miracle. Ensuite, il réparait Sioli – juste à

    temps pour paralyser nos ennemis... Et, maintenant, il achevait Hroudland ! Cela ne rimait à rien.

    — Tu vas le tuer !Je l’agrippai et tentai, vainement, de l’éloigner.— Ne dis pas de bêtise, siffla-t-il. Il est déjà mort.— Non !

  • Je m’écroulai, en larmes.— Regarde.Il pointa la blessure. Le rayon avait frappé en plein cœur, transperçant le corps de part

    en part. Le cœur lui-même avait dû être désintégré.— Il s’est jeté devant moi, renifla Absuurd af Suurd. Il m’a sauvé la vie... au prix de la

    sienne. Il n’aurait pas dû !— Ainsi va, murmura Zev.— Mais à quoi sert cet objet, bon sang ?— Je récupère son empreinte mnémonique. Par elle, il peut rejoindre la

    Synchrosphère. Je peux le faire maintenant. Ni avant, ni après. Avant, il est vivant. Après, il est trop loin.

    — Toi et ta putain de Synchrosphère ! Tu commences à me les briser menu...Il prit Hroudland dans ses bras, se releva, et considéra le champ de bataille. Il s’arrêta

    un instant sur les Ziirs aveuglés du premier groupe, toujours allongés au sol.— Ceux-là reviennent bientôt à eux. Il faut retourner au vaisseau sans plus tarder.

    Venez.

  • IV. LA FIN DES HARICOTSGaya s’éloignait de Suurdia à toute vitesse.À son bord, je me retrouvais seul avec Zev, Absuurd af Suurd étant resté sur son

    monde – dans l’espoir ténu de pouvoir encore le sauver. Les hommes de Xélophane ne parvenaient pas à contenir cette invasion, alors Zev avait promis une intervention rapide et plus musclée des troupes de l’Accord. Mais je n’y croyais guère et, je le voyais bien, le Ziir en doutait tout autant – sinon plus. Des joueurs de riks ne feraient jamais le poids contre ces armes monstrueuses, dont nous avions pu constater la redoutable efficacité.

    Restait mon malaise. Je regrettais amèrement de m’être porté volontaire pour cette mission. Que Hroudland puisse être tué ne m’avait jamais effleuré l’esprit. Pourtant, comme moi, il était humain – fait de chair, d’os, de sang. Et, sans Zev, j’y serais sans doute aussi resté.

    Mes sentiments vis-à-vis du Ziir demeuraient très partagés et cela m’agaçait au plus haut point. Je ne savais si je pouvais lui faire confiance ou pas. Non que j’eus vraiment le choix.

    Et puis, bien d’autres détails me taraudaient.L’attaque des Ziirs ressemblait beaucoup trop à une embuscade. Comment nous

    avaient-ils trouvés ? Zev les avait-il renseignés ? Mais, dans ce cas, pourquoi nous avoir sauvés – fut-il pris de remords ? Ou alors, désirait-il juste se débarrasser de Hroudland ? Et à quoi servait réellement ce fichu tube métallique ? Je ne pouvais m’empêcher d’encore le soupçonner d’avoir achevé mon ami.

    Par ailleurs, je repensais aussi à la scène du combat et aux gestes si simples, si efficaces de Zev. Il aurait esquivé des balles, ou marché entre les gouttes lors d’une averse, je n’en aurais pas été davantage surpris. C’était comme s’il pouvait prédire les coups de l’ennemi.

    Je me décidai enfin à lui poser la question – rompant ainsi le silence établi entre nous depuis notre retour à bord du vaisseau.

    Il révéla ses crocs et répondit sans me regarder, concentré sur les cadrans du poste de pilotage, où il programmait notre rentrée sur Babel Wâd.

    — Il n’y a pour moi ni passé, ni futur. Seul le présent existe, en perpétuel mouvement.— Cela ne veut rien dire ! remarquai-je d’un ton agacé.— Et pourtant, cela veut tout dire. (Il se tourna vers moi, me considérant d’un air

    pensif.) Nos voies sont tracées dès notre naissance. De cet instant-là, jusqu’à l’ultime moment de notre vie, où nous pénétrons dans la Synchrosphère.

    — Non sans un peu d’aide, lançai-je avec amertume.— Cet artifice sert dans des cas particuliers... avec les extraziirs, par exemple. Vous ne

    bénéficiez pas de ce lien privilégié dont le Clan jouit. Et je ne souhaite pas perdre Hroudland à jamais. Donc, j’use de l’orcanthe.

    — Mais rien de tout cela ne peut expliquer ta facilité à parer, ou plutôt, à éviter les coups ! C’est insensé.

    Zev ne répondit pas.Il continua un instant à travailler sur le terminal, puis s’arrêta.Il s’avança alors vers moi.— Nous devons parler, dit-il. Viens.

  • Et il quitta la salle sans attendre de voir si je le suivais.Je le suivis.

    ***

    J’observe Brice.Mon annonce le secoue.— Je ne comprends pas ! s’écrie-t-il.Il aime décidément clamer haut et fort les capacités limitées de son intelligence.— Si vous pouvez arrêter le temps, poursuit-il, pourquoi les autres Ziirs n’ont-ils pas

    agi de même pour éviter la mort ?— Tu ne comprends pas, en effet. Alors, je t’explique. D’abord, je n’arrête pas le

    temps. Je le perçois, dans sa globalité, sans pour autant l’appréhender. Par ailleurs, la Synchristoire est une science. Il faut l’étudier longtemps pour la maîtriser. Tous n’y accèdent pas.

    — Admettons. Mais pourquoi ne pas avoir sauvé Hroudland, si tu savais qu’il allait mourir ?

    Nous y voilà.Le cœur du problème.Peut-il comprendre ?— Il est impossible de modifier les événements.— Pourtant tu m’as secouru, moi !— Oui. Mais cela, je me vois le faire. Comme je me vois activer le robot et tuer mes

    frères. En revanche, je ne me vois pas sauver Hroudland.— Donc, au final, tu te contentes de suivre un scénario ?Cette notion semble le révolter.Moi, d’un ton plus ferme, je répète :— Il est impossible de modifier les événements.— Qu’en sais-tu ? s’énerve-t-il. Tu n’as pas même essayé ! Tu tenais un Ziir par la

    gorge, bon sang ! Tu aurais pu le lancer sur l’autre qui a tiré, tu aurais pu...Je l’interromps en levant mes griffes et révélant mes crocs.— Crois-tu vraiment que plus tôt nous ne tentons jamais cela ? Crois-tu le Clan aussi

    ignare que le plus ignare des humains ?Brice pâlit et recule d’un pas.Je ne souhaite pas mettre tant de férocité dans mon ton.Je décide, malgré tout, de poursuivre sur ma lancée.Il doit comprendre.— N’imagine pas une seconde que cela me fait plaisir de voir un ami mourir devant

    moi. Ce n’est pas la première fois et ce n’est pas la dernière. Je le sais. Si nous étudions la Synchristoire, nous devons subir ces conséquences. Plus tôt, bien sûr, certains essaient d’en modifier les règles. Les résultats sont chaque fois désastreux. Car le temps n’aime pas les perturbations. Il les rejette, comme un anticorps se bat contre un virus. Il fait tout pour éradiquer le problème et reprendre son cours normal. Et il y parvient toujours.

    — Alors, à quoi bon ? Si tout est écrit, autant baisser les bras...Je marque une pause.J’hésite.

  • — Ce n’est pas si simple, dis-je d’une voix lente. L’inéluctabilité des choses ne signifie pas pour autant une absence de choix. Tu peux décider de me faire confiance, tout comme tu peux très bien me détester et me considérer un traître...

    — Tu ne vois pas cela dans ta boule de cristal ? demande-t-il d’un air cynique.— Non. Il existe de nombreuses zones floues. Plus un événement compte, plus il

    devient visible dans le flot de la Synchristoire. Mais peu importe ton choix. Il change bien sûr beaucoup de choses, en commençant par notre relation, mais il n’affecte pas ce que nous nommons, dans notre langage, les “points de crise”.

    — Si je ne t’avais pas fait confiance, pourtant, je serais mort maintenant.Il ne m’a jamais confiance.Mais je ne relève pas ce détail.— Dans ce cas, tu marches derrière moi, je m’arrête d’avancer, tu te heurtes à moi, et

    nous obtenons le même résultat.Il fronce les sourcils.Se lève et quitte la pièce.Sans dire un mot.Il lui faut du temps pour digérer tout cela.Ainsi va.

    ***

    Je retournai visiter les pikounes.Je crus déceler de la tristesse dans leurs voix, comme un troublant écho à ma propre

    mélancolie. Peut-être savaient-ils pour Hroudland ? Mais sans doute se contentaient-ils de percevoir et de retranscrire mes émotions, comme ils le faisaient déjà avec la musique.

    Je m’installai sur un caisson, avec deux boules de fourrure ronronnantes lovées contre moi.

    — Pikapika ? interrogea la verte.Je la caressai sans la regarder.— Projeté plus de quatre mille ans dans le futur, propulsé dans l’espace, sans espoir de

    ne jamais revoir la Terre, ma famille, mes amis, mon groupe... Plus de blockbusters hollywoodiens aux effets spéciaux grandiloquents et aux scénarios si minces qu’on pourrait voir à travers. Plus de séries, plus de Dr House... Merde ! Je connaîtrai jamais la fin de Desperate housewives ! Plus de MacDo non plus, de FNAC, de Pink Floyd, de jeux vidéo... Et, pour couronner le tout, mon seul ami ici vient de mourir. Me voilà bien.

    Un soupir m’échappa.Restait Zev et moi. Mais lui, je n’arrivais pas à l’accepter. Sans doute était-il trop

    différent de moi. Et ce n’était pas qu’une question de culture. Malgré mon éducation très libérale et une philosophie – pourtant bien ancrée en moi – opposée à juger autrui selon les apparences, force m’était de reconnaître que le physique reptilien du Ziir ne m’aidait pas à le considérer favorablement. Cela, en soi, me dérangeait tout autant, sinon plus.

    Pris d’une idée, je me relevai. Les pikounes sursautèrent et bondirent en tous sens, s’éloignant vers le fond de la pièce. Je n’y prêtai guère attention. Je me trouvais déjà à la porte et la franchis d’un pas rapide.

    Je retournai au poste de pilotage et me tins là un instant. Puis :— Gaya, m’entends-tu ?

  • — Oui, Brice.— Je souhaiterais m’entretenir avec Corwin. Peux-tu établir une communication avec

    Babel Wâd ?Il y eut quelques secondes de silence.— Pas pour l’instant. Mais nous approchons d’une Porte Alpha. Elle facilitera la

    transmission.— Dans combien de temps ?— À notre vitesse actuelle... cinq minutes, trente-trois secondes et quatorze microdes.— Parfait. Préviens-moi dès que le contact aura été établi.

    ***

    Il portait une chemise bariolée aux couleurs criardes, une large ceinture verte et un pantalon jaune. Ses cheveux, marron et rebelles, cascadaient sur ses épaules. Il n’avait pas dû beaucoup dormir ces derniers jours, devinai-je en constatant les rides sous ses yeux.

    — Que puis-je faire pour toi ? demanda-t-il d’une voix fatiguée.— Je voudrais en savoir plus sur Zev...Il fronça les sourcils.— Il y a un souci ?J’hésitai un instant.— J’aimerais juste le comprendre. De toute évidence, il existe une multitude de

    différences entre nous, ne serait-ce que culturelles, et cela m’exaspère.— Nous sommes un peu débordés en ce moment, me fit-il remarquer sur un ton où

    pointait une note d’agacement.— Je sais ton temps très précieux. Toutefois, je me retrouve seul avec lui, et sans

    vraiment savoir comment me comporter en sa présence. Je demande ton indulgence. Je ne suis pas de ce monde. J’ai bien cherché sur la Natte, mais on y trouve bien peu d’informations sur les Ziirs. En outre, cela ne m’aurait pas révélé de détails sur Zev lui-même.

    — Mais que veux-tu, au juste ?J’y avais réfléchi en attendant la connexion, je pus donc répondre sans hésiter :— Pourquoi l’Accord lui fait-il confiance ?Surpris, Corwin cligna des yeux. Un léger sourire se forma sur ses lèvres.— En effet, tu ne trouveras pas ça sur la Natte. (Un soupir.) Très bien. Mais je serai

    bref.« Environ un mois après le début de la guerre, le vaisseau de Hroudland – il ne

    s’agissait pas encore de Gaya – dut atterrir d’urgence sur Proxi Mecca. Ce monde limitrophe de l’Accord n’abrite aucune population humaine – en fait, les pikounes en sont la seule forme de vie intelligente. Avec une radio endommagée, il se retrouvait donc coincé sur une planète sauvage, limite inhospitalière.

    « Peu après son arrivée, un autre vaisseau s’écrasa, un peu plus loin, dans la jungle. Son aspect et ses couleurs l’identifiaient comme un navire ennemi. Malgré le risque encouru, il vit là comme un espoir de fuite – peut-être le matériel radio de cet appareil serait-il fonctionnel ? Si oui, il faudrait en outre empêcher le Ziir d’appeler des renforts. Il se mit donc en tête de capturer le pilote.

  • « Je te passe les détails. Pour résumer, ils s’affrontèrent dans un duel digne des plus grands matchs de riks, aucun ne parvenant jamais à surpasser son adversaire. La radio du Ziir étant tout aussi endommagée, et confrontés aux dangers indigènes, ils résolurent en fin de compte de s’entraider afin de pouvoir survivre.

    « Durant trois semaines d’une cohabitation forcée, ils se sauvèrent l’un l’autre la vie à plusieurs reprises. Et ils discutèrent. D’abord avec méfiance. Puis, plus candidement. Zev révéla de nombreuses choses sur son peuple. Dont un aspect primordial : tout comme chez nous, il existe chez eux des scissions. Tout le monde n’approuve pas les agissements de leur gouvernement. Zev lui-même est un scientifique et appartient à une faction anti-conflit. Ainsi, il a pu nous aider à développer des armes efficaces pour contrer la menace ziir...

    — Il pourrait avoir menti.Corwin croisa les bras.— Nous y avons songé. Toutefois, son histoire est crédible. Sa mère fut tuée lors

    d’une précédente guerre. Quant à son père, il fut incarcéré lorsqu’il osa dénoncer les attaques contre l’Accord. Zev et son frère furent menacés de... hmm... (Corwin réfléchit, les sourcils froncés.) Zut. Je ne me souviens plus du terme qu’il a employé, un mot spécifique dans sa langue. En gros, si j’ai bien tout compris, le gouvernement menaçait d’humilier leur nom – un concept très fort chez les Ziirs – et de dissoudre leur famille. Avec un ris