La Campagne de Russie 1941 1945 Leon Degrelle

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TABLE DES MATIERES Prface 11 17 39 89

1 Rush sur l'Ukraine 2 Hiver au Donetz

3 La bataille de Charkow 4 Au Caucase pied 121

5 Arc-bouts au Dnipr 189 6 Encercls Tcherkassy 7 L'pope d'Esthonie 335 379 401 237

8 La soupape des Ardennes 9 Lutte mort en Pomranie 10 L'agonie la Baltique 449

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La Diffusion du livre 2 rue Cervex, Paris, XVIIe

Agence Littraire Gnrale S.A. 9 rue Grotius, Tanger (Maroc) Copyright 1949

Sur Internet AAARGH 2004Cette dition est strictement conforme celle de 1949. Elle ne comporte donc pas les multiples petites corrections, certaines fort fcheuses, que des diteurs empresss ont cru bon de faire subir au texte en 1987. Les erreurs restantes seraient les ntres.

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A LA MMOIRE et A LA GLOIRE des deux mille cinq cents Volontaires belges de la Lgion Wallonie, morts en hros au Front de l'Est de 1941 1945, dans la lutte contre le bolchevisme, pour l'Europe et pour leur Patrie.

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PRFACE

J'ai t, en 1936, le plus jeune chef politique de l'Europe. A vingt neuf ans, j'avais fait frmir mon pays jusque dans ses fibres les plus secrtes. Des centaines de milliers d'hommes, de femmes, de jeunes gens, de jeunes filles me suivaient avec une foi et une passion totales. J'avais fait pntrer en ouragan au parlement belge des dizaines de dputs et de snateurs. Je pouvais tre ministre : je n'avais qu' dire un mot, entrer dans le jeu des partis. J'ai prfr poursuivre, hors du bourbier officiel, le dur combat de l'ordre, de la justice, de la propret, parce que j'tais possd par un idal qui n'admettait ni les compromissions ni les partages. Je voulais dbarrasser mon pays de la domination dictatoriale des forces d'argent qui corrompaient le pouvoir, faussaient les institutions, souillaient les consciences, ruinaient l'conomie et le travail. Au rgime anarchique des vieux partis, tous avilis par de lpreux scandales politicofinanciers, je voulais substituer, lgalement, un Etat fort et libre, ordonn, responsable, reprsentatif des nergies vritables du peuple. Il ne s'agissait l ni de tyrannie ni de . Il s'agissait de bon sens. Un pays ne peut vivre dans le dsordre, l'incomptence, l'irresponsabilit, l'incertitude, la pourriture. Je rclamais l'autorit dans l'Etat, la comptence dans les fonctions publiques, la continuit dans les entreprises de la nation, un contact rel, vivant, entre les masses et le pouvoir, une concorde intelligente et productive entre les citoyens que, seules, des luttes artificielles sparaient et opposaient : luttes de classes, luttes religieuses, luttes linguistiques, toutes entretenues et alimentes avec un soin minutieux parce qu'elles taient la vie mme des partis rivaux qui, avec une gale hypocrisie, se [12] disputaient thtralement ou se partageaient discrtement les avantages du pouvoir. J'ai fonc, balai au poing, parmi ces bandes corrompues qui puisaient la vigueur de ma patrie. Je les ai fouailles et flagelles. J'ai dtruit, devant le peuple, les spulcres blanchis sous lesquels elles cachaient leurs turpitudes, leurs brigandages, leurs lucratives collusions. J'ai fait passer sur mon pays un souffle de jeunesse et d'idalisme; j'ai exalt les forces spirituelles et les hauts souvenirs de lutte et de gloire d'un peuple tenace, travailleur, passionn de vie, d'abondance et de beaut. Rex fut une raction contre la corruption d'une poque. Rex fut un mouvement de rnovation politique et de justice sociale. Rex fut surtout un lan fervent vers la grandeur, un jaillissement de milliers d'mes qui voulaient respirer, rayonner, s'lever au dessus des bassesses d'un rgime et d'un temps. Tel fut mon combat jusqu'en mai 1940. La Seconde Guerre mondiale que j'avais maudite changea tout, en Belgique comme ailleurs. Vieilles institutions, vieilles doctrines s'croulrent comme des chteaux de bois mort, vermoulus de longue date.

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Rex n'tait li en aucune manire au Troisime Reich triomphant, ni son chef, ni son parti, ni qui que ce ft de ses dirigeants ou de ses propagandistes. Rex tait un mouvement foncirement, intensment national, d'une indpendance absolue. On a saisi toutes les archives du Troisime Reich : on n'a pu y trouver la plus infime trace d'une attache quelconque, directe ou indirecte, du rexisme avec Hitler avant l'invasion de 1940. Nos mains taient nettes, nos curs taient propres, notre amour de la patrie, lucide et brlant, tait pur de toute compromission. La rue allemande laissa notre pays pantelant. Pour quatre-vingt neuf pour cent des Belges ou des Franais, la guerre, en juillet 1940, tait finie ; la prdominance du Reich tait un fait auquel, d'ailleurs, l'ancien rgime dmocratique et financier brlait de s'adapter le plus vite possible ! C'tait qui, parmi les insulteurs du Hitler de 1939, serait le plus empress se jeter aux pieds du vainqueur de 1940 : chefs des grands partis de gauche, magnats de la finance, propritaires des plus importants journaux, ministres d'Etat francs-maons, ex-gouvernement, tous [13] qumandaient, proposaient, mendiaient un sourire, une possibilit de collaboration. Fallait-il abandonner le terrain aux revenants discrdits des vieux partis, aux gangsters d'une finance pour qui l'or est l'unique patrie, ou de sinistres forbans sans talent, sans dignit, prts aux plus basses besognes de valets pour satisfaire leur cupidit ou leur ambition ? Le problme n'tait pas seulement pathtique : il tait urgent. Les Allemands apparaissaient presque tous les observateurs comme les vainqueurs dfinitifs. Il fallait se dcider. Pouvions-nous, par peur des responsabilits, laisser notre pays s'en aller la drive ? Pendant plusieurs semaines, je rflchis. Ce n'est qu'aprs avoir demand et obtenu en haut lieu un avis compltement favorable que je me dcidai laisser reparatre le journal du mouvement rexiste, Le Pays rel. La collaboration belge, amorce la fin de 1940, se faisait, toutefois, dans une atmosphre pesante. De toute vidence, les autorits allemandes d'occupation s'intressaient beaucoup plus aux forces capitalistes qu'aux forces idalistes. Nul ne parvenait savoir exactement ce que mditait l'Allemagne. Le roi des Belges, Lopold III, voulut, avec un grand courage, y voir clair et obtenir des prcisions. Il demanda Hitler de le recevoir. L'audience fut accorde. Mais, malgr sa bonne volont, le roi Lopold revint de Berchtesgaden sans avoir abouti et sans avoir appris rien de neuf. Il tait clair qu'on allait faire attendre notre pays jusqu' la paix. Or, la paix, ce serait trop tard. Il fallait, avant la fin des hostilits, avoir acquis le droit de ngocier efficacement et de parler firement au nom d'un vieux peuple fier. Comment arriver traiter sur de telles bases ? La collaboration l'intrieur du pays n'tait qu'une opration de lent investissement, de grignotage, de luttes d'influences, quotidiennes et harassantes, menes contre d'obscurs sous-fifres. Non seulement ce travail ne donnerait aucun prestige celui qui s'en chargerait, mais il ne pourrait que le discrditer. Je ne voulais pas tomber dans ce pige. Je cherchais, j'attendais autre chose. Cette autre chose clata brusquement : ce fut la guerre de 1941 contre les Soviets. [14] L'occasion unique tait l, l'occasion de nous imposer au respect du Reich force de combats, de souffrances et de gloire. En 1940, nous tions des vaincus, notre roi tait un roi prisonnier. En 1941, soudainement, l'occasion nous tait offerte de devenir les compagnons et les gaux des vainqueurs. Tout dpendrait de notre courage. Nous avions, enfin, la possibilit de conqurir la position de prestige qui permettrait, au jour de la rorganisation de l'Europe, de parler, la tte haute, au nom de nos hros, au nom de nos morts, au rom du peuple qui avait offert ce sang. Certes, en courant au combat dans les steppes de l'Est, nous avons voulu faire notre devoir d'Europens et de chrtiens. Mais, nous le disons ouvertement, nous l'avons proclam haut et clair ds le premier jour, nous avons fait, avant tout, ce don de notre jeunesse, pour garantir l'avenir de notre peuple au sein de l'Europe sauve. C'est pour lui, d'abord, que plusieurs milliers de nos camarades sont tombs. C'est pour lui que des milliers d'hommes ont lutt, lutt pendant quatre ans, souffert pendant

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quatre ans, soutenus par cette esprance, pousss par cette volont, fortifis par la certitude qu'ils allaient arriver au but. Le Reich a perdu la guerre. Mais il et pu parfaitement la gagner. Jusqu'en 1945, la victoire de Hitler resta possible. Hitler vainqueur et, j'en suis certain, reconnu notre peuple le droit de vivre et d'tre grand, droit qu'avaient acquis pour lui, lentement, durement, nos milliers de volontaires. Il leur avait fallu deux ans de luttes piques avant de forcer l'attention du Reich. En 1941, la lgion belge antibolcheviste Wallonie avait pass inaperue. Nos soldats durent multiplier les actes de bravoure, risquer leur vie cent fois avant de hisser le nom de leur pays au niveau de la lgende. En 1943, notre lgion de volontaires tait devenue clbre tout le long du front de l'Est par son idalisme et par son intrpidit. En 1944, elle atteignit le sommet de la renomme lors de l'odysse de Tcherkassy. Le peuple allemand, plus que n'importe quel peuple, est sensible la gloire des armes. Notre position morale se rvla unique dans le Reich, de loin suprieure celle de n'importe quel pays occup. [15] Je vis longuement Hitler deux reprises, cette anne-l, visite de soldat, mais visite qui me montra clairement que nous avions gagn la partie. Me serrant avec force la main dans ses deux mains au moment des adieux, Hitler me dit avec une affection vibrante : j'avais un fils, je voudrais qu'il soit comme vous. Comment, aprs cela, me refuser le droit pour ma patrie de vivre dans l'honneur ? Le rve de nos volontaires tait atteint : ils avaient, en cas de victoire allemande, assur avec clat la rsurrection et la grandeur de leur peuple. La victoire des Allis a rendu provisoirement inutile ce terrible effort de quatre ans de combat, le sacrifice de nos morts, le calvaire des survivants. Aujourd'hui, l'univers s'acharne bafouer les vaincus. Nos soldats, nos blesss, nos mutils ont t condamns mort ou sont enferms dans des camps et des prisons infmes. Plus rien n'est respect, ni l'honneur du combattant, ni nos parents, ni nos foyers. Mais l'infortune ne nous terrasse pas. La grandeur n'est jamais vaine. Les vertus conquises dans la douleur et le sacrifice sont plus fortes que la haine et que la mort. Comme le soleil jaillissant des nuits profondes, tt ou tard elles resplendiront. L'avenir ira bien au-del de cette rhabilitation. Il ne rendra pas seulement hommage l'hrosme des soldats du front de l'Est de la Seconde Guerre mondiale, il dira qu'ils avaient raison ; qu'ils avaient raison ngativement, car le bolchevisme est la fin de toute valeur ; qu'ils avaient raison positivement, car l'Europe unie, pour laquelle ils luttaient, tait la seule possibilit de survie, la dernire, peut-tre d'un vieux continent merveilleux, havre de la douceur et de la ferveur humaines, mais mutil, morcel, dchir en mourir. Un jour viendra o l'on regrettera amrement la dfaite, en 1945, de ces dfenseurs et de ces btisseurs de l'Europe. En attendant disons avec des mots vrais ce que fut leur pope, comment ils ont combattu, comment leurs corps ont souffert, comment leurs curs se sont donns. A travers l'pope des volontaires belges, une unit parmi des centaines d'units, c'est le front de Russie tout entier qui va surgir nouveau, aux jours ensoleills des grandes victoires, aux jours plus [16] mouvants encore des grandes dfaites, dfaites que la matire imposait, mais que la volont n'acceptait pas. L-bas, dans les steppes sans fin, des hommes ont vcu. Lecteur, ami ou ennemi, regarde-les revivre ; car nous sommes en un temps o l'on doit chercher beaucoup pour trouver de vrais hommes, et ceux-ci l'taient jusqu' la moelle des os, tu vas le voir. L. D.

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RUSH SUR L'UKRAINE

Le 22 juin 1941 se leva comme tous les beaux dimanches d't. J'avais tourn, distraitement, un bouton du poste de T.S.F. Soudain, des mots m'accrochrent : les troupes du Troisime Reich avaient franchi la frontire europenne de l'U.R.S.S. ! La campagne de Pologne en 1939, la campagne de Norvge, la campagne de Hollande, de Belgique et de France en 1940, la campagne de Yougoslavie et la campagne de Grce au printemps de 1941 n'avaient t que des oprations prliminaires ou des faux pas. La vraie guerre, celle o allait se jouer l'avenir de l'Europe et du monde, venait de commencer. Ce n'tait plus seulement une guerre de frontire ou d'intrts. C'tait une guerre de religion. Et, comme toutes les guerres de religion, elle serait inexorable. Avant d'engager ses panzers dans les steppes, le Reich avait biais longtemps, comme un chat aux aguets. L'Allemagne nationale-socialiste de 1939 poursuivait un effort sans prcdent. Mais elle s'tait redresse parmi de telles dcharges lectriques, dans les grondements et les lueurs aveuglantes de si violents orages, que l'Europe entire, que le monde entier taient traverss de frmissements. Si tous ses ennemis de l'Ouest s'abattaient sur la Rhnanie et la Ruhr, si, en mme temps, la masse sovitique dferlait vers la Prusse orientale et vers Berlin, Hitler risquait fort d'tre touff. Il rptait volontiers que Guillaume II avait perdu la guerre [18] de 1914-1918 pour n'tre point parvenu viter le combat sur deux fronts. Il allait faire davantage. Et on verrait, un jour, excursionner cte cte, dans les ruines du palais de la Chancellerie de Berlin, non seulement des Ecossais et des moujiks, mais les ngres de Harlem et les Kirghizes flins des dserts asiatiques... * * *

En aot 1939, la veille de l'explosion polonaise, Hitler avait vit in extremis l'tranglement.

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Staline devait normalement rgler un vieux compte avec le national-socialisme : sa collaboration avec les paraissait donc assure l'avance. Londres et Paris avaient envoy au tsar sovitique des missions militaires qu'avait mises en vedette une publicit tapageuse. Pendant ce tempsl, dans un secret total, Hitler tait parvenu desserrer la corde. Staline avait, comme lui, jou au plus adroit. Il avait tout intrt laisser d'abord se fatiguer les dmocraties ploutocratiques et le national-socialisme. Il tait l'ennemi des unes comme de l'autre. Plus violemment ceux-ci s'affaibliraient, plus le communisme aurait, en fin de compte, la tche facilite. Staline mena son jeu en Asiate retors et en chef de bande internationale, sr de ses hommes. Il put ostensiblement s'allier au Troisime Reich. Dans l'univers entier, la discipline communiste fut absolue. Les effets de cette extraordinaire solidarit se firent promptement sentir. La guerre mondiale avait t officiellement et vertueusement dchane parce que Hitler avait envahi la Pologne, Staline en fit autant quinze jours plus tard. Personne ne se risqua ragir dans les chancelleries allies. Pourtant le chef sovitique poignardait dans le dos la Pologne vacillante. Il put la poignarder impunment. Il annexa plus du tiers de son sol. Les Allis ne se dcidrent pas dclarer la guerre au gouvernement de l'U.R.S.S. Cette abdication morale et militaire donna aux bandes communistes rpandues travers l'Europe une confiance inbranlable. On avait eu [19] peur de Staline ! On avait recul devant lui ! Ce qui avait t intolrable, venant de Hitler, avait t tolr venant des Soviets ! Les avalrent couleuvres, crapauds, scorpions, morale et principes parce qu'elles redoutaient de consolider l'alliance de Staline avec le Troisime Reich. Elles redoutaient aussi le sabotage, soigneusement prpar, ou mme en voie d'excution, des diffrents partis communistes au sein de chacun des pays allis. L'intrt l'emporta, comme toujours, sur toute autre considration. En ralit, la soi-disant n'avait dur que quinze jours. Ds septembre 1939, les Allis n'eurent plus qu'une ide : ne pas brusquer l'U.R.S.S., amorcer une rconciliation avec Staline, malgr l'agression de celui-ci contre leurs allis polonais. Staline put multiplier les diktats, mettre fin l'indpendance de l'Estonie, de la Lettonie, de la Lithuanie, arracher la Bessarabie aux Roumains. Une seule chose comptait : rendre possible un changement de camp des Russes. En moins de deux ans, ce fut chose faite. * * *

L'Allemagne avait, en 1939 et en 1940, gagn les batailles de Pologne, de Norvge et de l'Occident. Mais elle luttait depuis plus de cinq cents jours sans avoir obtenu l'essentiel : dbarquer victorieusement sur le sol anglais. L'Angleterre, de son ct, n'tait plus mme, en 1941, de reprendre pied sur le continent europen : Churchill parlait d'une prparation de plusieurs annes. Staline avait donc la piste libre. Libre dans la direction du Reich. Libre surtout dans les Balkans. Le jeu devint de plus en plus serr. Les Allemands avaient avanc adroitement leurs pions vers Bucarest, vers Sofia, vers Belgrade. Le coup de tte de la Yougoslavie, rompant, en mars 1941, le pacte conclu par elle, huit jours plus tt, avec le Reich, amena l'vnement dcisif. Les Soviets, instigateurs secrets de l'opration et qui voyaient plus loin que le jouet de [20] l'espionnage britannique, le jeune roi Pierre, tlgraphirent publiquement leur sympathie au gouvernement yougoslave. Certes, les blinds allemands balayrent, en deux semaines, Belgrade, Sarajevo, Salonique et Athnes ; les parachutistes du marchal Wring occuprent l'le de Crte. Mais la cassure germanosovitique avait t nette. Dsormais, l'alliance avec le Reich avait fait son temps. Elle avait rapport aux Soviets tout ce que Staline pouvait en attendre : un morceau bien saignant de Pologne, les trois pays baltes, d'importantes positions en Finlande, la magnifique Bessarabie.

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Le citron hitlrien avait t press fond. L'heure tait venue de presser un second citron : le citron dmocratique. On sait ce que ce citron donna finalement comme jus aux Soviets, en 1945 : l'occupation de territoires habits par deux cent millions d'Europens et d'Asiates, l'Arme rouge installe en Thuringe, sur l'Elbe, devant Lubeck, Petsamo, en Mandchourie, en Core, aux Kourilles ! La volte-face yougoslave, les prtentions dclares de Molotov sur les Balkans, les prparatifs militaires des Soviets durant le printemps de 1941 n'avaient plus laiss de doute Hitler sur les ambitions de l'U.R.S.S. Plus il attendrait, moins apte il serait recevoir le choc. Afin de concentrer ses forces l'est, il renona provisoirement son plan d'invasion de l'Angleterre. Il tenta, par divers moyens, de trouver un rglement pacifique au conflit qui opposait l'Allemagne et le Royaume-Uni. C'tait trop tard. Les Anglais n'taient plus disposs annuler le match : il tait commenc, il ne s'arrterait plus. Depuis deux annes, chaque pays avait calcul froidement, selon la loi millnaire de l'gosme national et de l'intrt. Pour finir, tous taient arrivs exactement aux mmes conclusions. Les Russes, adroitement pousss par les Anglais et stimuls par de nouveaux appts, tt ou tard allaient bondir. Les Allemands, sentant les jeux faits, n'avaient plus qu' prendre les devants. Le 22 juin 1941 commena la bataille mort entre le Reich national-socialiste et la Russie sovitique : deux imprialismes, deux religions, deux mondes roulrent sur le sol, dans les sables crissants de l'Est. [21] * * *

L'Angleterre, isole de l'Europe par la mer, ayant ses principales richesses disperses sur des terres lointaines, pouvait ne pas sentir exactement l'importance du duel. Elle ragit en pensant davantage son intrt immdiat le dgagement de 1'Ile qu'au sort de l'Europe, si les Soviets taient un jour vainqueurs. En revanche, pour nous, peuples du continent europen, ce combat tait un combat dcisif. Si l'Allemagne nationale-socialiste triomphait, elle serait matresse, l'Est, d'une prodigieuse terre d'panouissement, colle son flanc mme, lie elle directement par les voies de chemin de fer, les fleuves, les canaux, ouverte son gnie de l'organisation et de la production. Le Grand Reich germanique en pleine renaissance, dot d'une remarquable armature sociale, enrichi par ces terres fabuleuses, s'tendant, d'un bloc, de la mer du Nord la mer Noire et la Volga, connatrait une telle puissance, aurait une telle force d'attraction, offrirait aux vingt peuples entasss sur le vieux continent de telles possibilits d'essor que ces territoires constitueraient le point de dpart de l'indispensable fdration europenne, voulue par Napolon, pense par Renan, chante par Victor Hugo. Si, au contraire, les Soviets l'emportaient, qui leur rsisterait, en Europe, une fois dmantel l'norme bastion germanique ? La Pologne exsangue ? Les Balkans chaotiques, submergs, pourris, occups, domestiqus ? La France dpeuple, n'ayant que des discours opposer deux cents millions d'Asiates et l'idologie bolcheviste, gonfle par la victoire ? La Grce, l'Italie, bavardes et charmantes, avec leurs peuples pauvres, tapis au soleil comme des lzards ? Le puzzle des petites nations europennes, rsidus de mille ans de guerre civile, incapables, chacune, de se payer plus de cent chars ? Les Soviets abattant le Reich, c'tait Staline couch sur le corps d'une Europe bout de rsistance et point pour le viol. [22] * * *

Certes, on essaierait, sur le tard, de sauver cette Europe aux trois quarts sovitise. Les allis d'hier prendraient peur, parce que l'U.R.S.S. ne se contenterait plus des proies toutes proches, parce que ses mains avides se tendraient, peine la Seconde Guerre mondiale finie, vers l'ocan Pacifique,

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vers la Chine, vers le golfe Persique, vers la Mditerrane, vers le canal de Suez, mettant en pril les colonies, les matires premires, les grands trusts internationaux. Mais les Anglo-Amricains ne chercheraient plus alors sauver l'Europe pour l'Europe : simplement, ils s'efforceraient de conserver en Occident un tremplin qui leur permettrait de protger leur imprialisme et de ragir contre l'imprialisme sovitique, quitte, s'il le fallait, transformer un jour ce tremplin, coups de bombes atomiques, en un champ de dcombres phnomnal. Nous, fils de l'Europe, pensions la vie de l'Europe. Quel que ft notre jugement sur la faon dont la guerre avait t engage, quelque regret que nous eussions du pass, quelque amre que ft pour nos patries l'occupation trangre, chacun de nous comprit que, bien au-del des satisfactions ou des dsagrments ressentis de 1939 1941 par les divers pays europens, le sort de l'Europe entire tait en suspens. C'est ce qui explique l'extraordinaire sursaut qui souleva d'innombrables jeunes hommes, d'Oslo Sville, d'Anvers Budapest. Ceux-ci ne quittrent point leurs foyers aims du Jutland ou de la Beauce, des Ardennes ou de la Puszta, du Limbourg ou de l'Andalousie pour servir les intrts particuliers de l'Allemagne. Ils partirent pour dfendre deux mille ans de la plus haute civilisation. Ils pensaient au baptistre de Florence et la cathdrale de Reims, l'Alcazar de Tolde et au beffroi de Bruges. Ils sont morts lbas, innombrables, non pour des Dienststellen de Berlin, mais pour leurs vieux pays, dors par les sicles, et pour la patrie commune, l'Europe, l'Europe de Virgile et de Ronsard, l'Europe d'Erasme et de Nietzsche, de Raphal et de Drer, l'Europe de saint Ignace et de sainte Thrse, l'Europe du Grand Frdric et de Napolon Bonaparte. [23] Entre cette Europe millnaire et la rue sovitique, son horrible nivellement, le dversement de ses peuplades grouillantes, leur choix, sur le champ, avait t fait. Des quatre vents, toute une jeunesse se dressa. Gants blonds de Scandinavie et des pays Baltes, Hongrois rveurs aux longues moustaches, Roumains trapus et noirauds, Croates normes aux houppelandes violettes, Italiens fantaisistes et sentimentaux, Espagnols aux yeux de jais, Franais gouailleurs, Danois, Hollandais, Suisses accoururent au combat de l'Europe. Tous les peuples taient l. On vit mme s'engager quelques Anglais, Canadiens, Australiens, Sud-Africains et No-Zlandais, une cinquantaine en tout, une cinquantaine tout de mme. * * *

Des milliers de Belges se rassemblrent, selon leur langue, au sein d'une lgion flamande et d'une lgion wallonne. Ils constiturent d'abord deux bataillons, puis, en 1943, deux brigades, puis, en 1944, deux divisions : la division Wallonie et la division Flandre J'allais tre, quarante-six mois durant, un de ces Volontaires de l'Europe et connatre, avec mes camarades, la plus terrible et la plus grandiose des popes, avancer pied, pendant deux ans, jusqu'au seuil de l'Asie, puis refluer interminablement, du Caucase jusqu'en Norvge, passer de l'ivresse des offensives de 1941 et de 1942 la gloire amre de la dfaite et de l'exil, tandis que, sur la moiti de l'Europe exsangue, s'pandrait la mare jaune des Soviets vainqueurs.

L'Ukraine conquise En octobre 1941, on mettait deux trois semaines pour accomplir le trajet de la frontire du Reich au front russe. Nous dpassmes Lemberg, o les tramways agitaient dans le vent des petits drapeaux ukrainiens, jaune et bleu. A peine emes-nous pntr dans les campagnes, au sud-ouest, nous pmes juger par nous-mmes de l'tendue des dsastres militaires qui avaient t infligs aux Soviets. Des

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centaines de voitures blindes taient culbutes le long de la toute. Chaque carrefour tait un cimetire de ferraille. Le spectacle se prolongea pendant une demi-heure, puis les traces [24] de combats disparurent. Nous tions arrivs en pleine Ukraine, une Ukraine intacte, dressant dans l'immensit de ses plaines boueuses des centaines de meulards gigantesques, longs comme des zeppelins. Des villages paisibles semaient leurs isbas, blanches ou bleu ple, aux toits pais de paille. Chaque chaumine tait isole parmi des boqueteaux de jeunes cerisiers aux reflets de cuivre. Les murs taient en torchis. Mais les artistes locaux avaient taill dans le bois des sculptures naves, oiseaux d'amour, fleurs, flches, festons, qui encadraient les petites fentres. Ces bois ouvrags taient peints, comme les volets, en couleurs vives. Les fentres taient doubles, hermtiquement closes, spares par une planche large comme la main, sur laquelle reposaient, dans de l'ouate, des verroteries, des oranges ou des tomates en ciment color. De grosses filles aux pommettes plates s'agitaient devant les petites fermes. Leurs cheveux blonds taient nous dans des foulards bleus ou rouges. Elles taient vtues de vestes molletonnes qui leur donnaient des airs de scaphandriers lapons. Bottes la cosaque, elles pataugeaient gaillardement dans la boue, parmi les cochons criards. Le train stationnait durant des heures au milieu des champs ou devant des maisons perdues. Nous achetions des poules que nous cuisions dans l'eau bouillante de la locomotive. Des gosses ukrainiens nous montraient avec orgueil leurs devoirs de langue allemande. Dans le mme cahier, nous lisions aux premires pages : , puis, aux dernires pages, la formule revue et corrige par l'instituteur prudent : La marmaille n'en paraissait pas autrement trouble. * * *

Certaines rencontres nous donnaient une ide de ce qu'avaient t les victoires de septembre et d'octobre 1941: c'taient les trains qui transportaient vers le Reich des hordes fantastiques de prisonniers. A chaque arrt, nous courions contempler les wagons. Nous restions bahis devant ces colosses hirsutes, safrans, aux petits yeux luisants de chats. Beaucoup taient des Asiates. Ils se tenaient debout, quatre-vingts, cent mme, dans chaque fourgon. [25] Une nuit, des cris pouvantables nous rveillrent. Nous stationnions dans une gare. Nous dgringolmes, ouvrmes les portes d'un wagon de prisonniers : des Asiates, voraces comme des murnes, se battaient en s'arrachant des morceaux de viande. Ces morceaux de viande, c'tait de la viande humaine ! Le wagon se disputait les restes d'un Mongol mort qui avait t dissqu avec des lamelles de botes de conserve. Certains prisonniers s'taient estims lss lors de la distribution, d'o la bagarre. Les os rongs avaient t jets l'extrieur, par les barreaux. Ils taient sems, sanguinolents, le long du wagon, sur la terre vaseuse. Nous apprmes par la suite que les centaines de milliers d'hommes qu'on entassait de la sorte restaient parfois trois semaines debout, nourris quand il y avait de la nourriture proximit des voies. Beaucoup de ces Asiates, amens de leurs steppes sauvages, prfraient ronger une cte de Kalmouk ou de Tartare plutt que de courir le risque de mourir de faim. Dans une gare, j'en vis plusieurs qui creusaient le sol. Ils extrayaient des vers rouges et lectriques, longs comme la main. Ils les gobaient comme ils eussent gob un uf. La pomme d'Adam de ces vermivores s'agitait avec une satisfaction vidente. * * *

Un matin, nous arrivmes au fleuve Bug. Le grand pont mtallique tait abattu au fond de la valle. Nous dmes dcrocher tous nos impdiments et camper dans la ville de Pervomask.

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Nous pmes entendre, nouveau, le communiqu. Les avances n'taient pas aussi prodigieuses que nous l'avaient dit les gobe-mouches de la ligne du chemin de fer. Au contraire, la pousse allemande se ralentissait : Moscou n'tait pas prise, Leningrad non plus ; du ct de Rostov, la situation n'tait pas claire. L'optimisme tait encore trs grand, mais on remarquait certaines rticences. Les Allemands de Pervomask faisaient des allusions discrtes aux difficults des divisions lances mille kilomtres des frontires du Reich. Nous regardions la boue et nous pensions la mer de limon qui sparait de leurs anciennes bases les armes en offensive. Une route [26] partait de Pervomask vers le Dniepr. Des camions y taient englus jusqu'en haut de l'essieu. La boue tait noire, paisse comme de la poix. Les plus solides moteurs s'arrtaient, impuissants. Les voies de chemin de fer n'taient gure praticables, elles non plus. Depuis les tsars, on ne devait plus avoir touch aux lignes ; les trains avanaient avec une lenteur de tortue ; pourtant, les rails se soulevaient et s'abaissaient comme des balanoires. Le trafic tait faible, bien que l'largissement des voies et t ralis avec une diligence extraordinaire. Les transbordements achevaient de tout gter. Le Bug atteint, il fallait descendre pied jusqu'au fond de la valle, remonter celle-ci par un dtour fangeux de plusieurs kilomtres. Cette piste tait un fleuve : on marchait dans l'eau jusqu'aux genoux. C'est dans ces conditions que tous les secours des armes du Sud devaient tre transports audel des ponts rompus. Les armes allemandes avaient plong vers l'est tombeau ouvert. Cette audacieuse opration et pu parfaitement russir si la guerre s'tait termine en un laps de temps trs court. Des troupes victorieuses se fussent provisoirement dbrouilles sur place. Le gnie et organis tte repose les communications de l'arrire, et amlior les voies, rtabli les ponts dans l'espace de quelques mois : ce n'et pas t un drame. Malheureusement pour le Reich, la guerre ne s'tait pas termine aussi vite que le commandement l'avait prvu. Les divisions essayrent encore de progresser, mais le dluge d'automne englua totalement la steppe. Les munitions, l'essence, les renforts indispensables tranrent pendant des semaines travers la Russie disloque. Une arme qui se bat est un gouffre. Et l'hiver approchait. En 1812, exactement la mme poque, Napolon avait d se dcider, l'angoisse dans l'me, quitter Moscou. Les armes du Reich, elles, allaient demeurer en Russie. Or, il ne s'agissait pas ici d'une pointe avance, comme l'avait t la marche de l'empereur des Franais, mais d'un front de trois mille kilomtres qui courait de la mer Blanche la mer Noire ! Quand nous regardions les gares vides, les ponts coups, les camions plongs dans la boue, nous ne pouvions dtacher nos penses des centaines de milliers d'hommes engags au fond de la Russie et qui [27] allaient risquer ce que Napolon n'avait pas os tenter : se maintenir malgr tout, en pleine steppe, avec l'ennemi devant soi, avec le dsert dans le dos, avec la neige tombant du ciel, avec le gel rongeant les corps et le moral. Toutefois, nous avions une telle confiance dans l'infaillibilit du haut commandement allemand que nous ne prolongemes pas outre mesure nos rflexions. La guerre pouvait encore finir d'ici les grands froids. Sinon, tout avait t prvu, certainement, cette fois-ci comme toujours... Nous nous rembarqumes dans un autre convoi, aprs avoir franchi la valle inonde du Bug. Le pays restait calme durant le jour. Mais, la nuit, on tirait des coups de feu sur les trains. Le long des voies, le matin, nous remarquions des cadavres de soldats sovitiques. Ils avaient tent un coup de main isol. Leurs corps recroquevills gisaient dans de longues capotes violettes. Il se mit geler ferme. Il nous fallut casser la glace des fosss pour nous laver, le matin, aux arrts du convoi. Nous tions entasss quarante soldats par wagon, depuis dix-sept jours. Le 2 novembre, trs tt, nous franchmes de grandes tranches antichars, ouvertes dans des collines rousses.

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Le train descendit. Nous longemes interminablement des murs calcins d'usines. Puis, magnifique, une prodigieuse coule bleue, d'un bleu brillant, lav par le soleil, apparut brusquement nos yeux. C'tait le Dnipr, large de plus d'un kilomtre.

Dniproptrovsk On ne s'tait gure battu entre la Galicie et le Dnipr. Une fois enfonce la porte de Lemberg, la bataille d'encerclement de Balta avait rgl le sort de la merveilleuse plaine d'Ukraine, crible de mas et de bl, dame de grands villages blancs et bleus, pavoise de milliers de cerisiers. Les blinds du Reich avaient pouss, sans autre incident, jusqu' Dniproptrovsk. Le combat devant la ville avait t trs rude. Un cimetire rassemblait, prs de la gare, plus de six cents tombes allemandes. Des rues entires taient incendies. Mais la cit avait encore belle allure. La [28] perspective Karl-Marx, baptise aussitt avenue Adolphe-Hitler, s'tendait interminablement, large comme les Champs-Elyses. La guerre avait maintenant travers le fleuve. Le dernier aspect qu'elle avait revtu, l'entre des troupes allemandes dans les quartiers populeux, avait t plus pittoresque que terrifiant : de longues ranges de poivrots taient tendus, ivres morts, ct de rigoles par o descendaient en torrents trois cent mille litres de vodka, chapps des fts qu'avaient dfoncs les bolchevistes en retraite. Les solauds avaient lap l'alcool mme la boue ; puis, noys de flicit, ils avaient attendu, la bedaine en l'air, l'arrive de l'envahisseur. Le rgime stalinien avait fait, Dniproptrovsk, un grand effort de construction. Nous fmes d'abord trs impressionns, l'approche des faubourgs de la ville, lorsque nous vmes se dessiner les grands cubes de maonnerie des immeubles proltariens levs par les Soviets. Leur ligne tait moderne. Les btisses taient normes et nombreuses. Indniablement, le communisme avait ralis quelque chose pour le peuple. Si la misre des paysans tait grande, du moins l'ouvrier semblait-il avoir profit des temps nouveaux. Encore fallait-il visiter et examiner ces immeubles. Nous vcmes durant six mois dans le bassin houiller du Donetz. Nous emes tout le loisir de vrifier les constatations que nous avions faites ds notre entre Dniproptrovsk. Ces constructions, si impressionnantes de loin, n'taient qu'une gigantesque escroquerie, destine mystifier les voyageurs de l'Intourist et les spectateurs des actualits de cinma. Ds qu'on approchait de ces blocs d'immeubles, on tait cur par une fade odeur de boue et d'excrments, montant des marcages qui entouraient chacun des difices. Il n'y avait autour de ceuxci ni dallage, ni pierraille, ni blocaille. La boue russe rgnait l comme ailleurs. L'vacuation des eaux de pluie se faisait mme le sol. De vagues tuyaux pendaient au bord des larmiers et jetaient l'averse la cantonade. Les murs taient caills et effrits dans tous les sens. La qualit des matriaux utiliss tait de dernier ordre. Partout les balcons taient descells. Les escaliers de ciment taient rps et creuss. Or ces constructions dataient peine de quelques annes. Chaque tage possdait un certain nombre d'appartements blanchis [29] la chaux, nantis d'une cuisine minuscule l'usage de plusieurs familles. Les fils lectriques couraient en girandoles. Les murs taient en torchis et crevaient ds qu'on se risquait y planter un clou. Gnralement, le service d'eau ne fonctionnait pas. La population proltarienne, ne parvenant pas utiliser les installations sanitaires, oprait tout autour des immeubles, convertis de la sorte en une vaste fosse d'aisance. Le froid ptrifiait ces dpts qui, chaque dgel, fondaient en rpandant des odeurs pestilentielles. Finalement, ces appartements s'avraient encore plus inconfortables que les misrables isbas o, sur la terre la plus riche de l'Europe, des millions de paysans russes vgtaient au milieu d'une misre sordide, n'ayant sur le dos que des souquenilles, mangeant dans l'cuelle commune, au moyen de cuillers tailles grossirement mme des morceaux de bois.

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Soixante-quinze pour cent de nos soldats taient des travailleurs manuels. Beaucoup d'entre eux avaient t sensibles, jadis, la propagande des Soviets. Ils demeuraient bouche be maintenant qu'ils voyaient dans quel tat de dchance et de prostration se trouvait le proltariat russe. Ils hochaient la tte, regardant par deux fois le spectacle avant d'y croire. Hitler avait tent une exprience dangereuse. Les centaines de milliers de travailleurs allemands mobiliss et envoys au front de l'Est eussent pu faire de prilleuses comparaisons si les Soviets avaient vraiment ralis quelque chose de grand en faveur de la classe ouvrire. Chaque Allemand, au contraire, pensait aux ravissantes habitations ouvrires du Reich, leur confort, au jardinet familial, aux cliniques et aux maternits populaires, aux loisirs, aux vacances payes, aux magnifiques croisires en Scandinavie ou en Mditerrane. Il se souvenait de sa femme, de ses enfants, joyeux, bien portants, bien vtus ; en regardant le peuple russe haillonneux, les isbas misrables, les appartements ouvriers lugubres et branlants, il tirait des conclusions absolument nettes. Jamais masse de travailleurs ne fit un pareil voyage d'tude. Quatre ans plus tard, la comparaison s'oprerait en sens inverse : aprs avoir vol les montres, les bijoux, les vtements, dans tout l'Est de l'Europe, le soldats sovitique retournerait en maugrant en U.R.S.S., stupfait du confort des pays non communistes et dgot [30] de son de cuillers en bois, de robes effiloches et d'excrments gcheux s'talant autour des maisons-casernes. * * *

Au bout de trois jours, nous remes notre nouvel ordre de marche : aux dernires heures de la nuit, nous passerions sur la rive gauche du Dnipr et rejoindrions la zone de combat. A six heures du soir, notre lgion se runit sur une terrasse qui dominait le fleuve. Le grand chant de l'eau montait jusqu' nous. Je sortis des rangs pour rpter une dernire fois mes camarades leurs devoirs d'Europens, de patriotes et de rvolutionnaires. Une motion trange nous dominait tous. Qui de nous repasserait le fleuve plus tard ? A minuit nos colonnes se rangrent. Le passage du Dnipr s'effectuait sens unique, sur un pont de bois long de treize cents mtres. Celui-ci avait t coup plusieurs reprises par l'artillerie et l'aviation sovitiques. Une (artillerie de D.C.A.) vigoureuse protgeait cette troite passerelle, seul trait d'union avec le front du Sud. La masse noire du fleuve tait fleurie de centaines d'normes glaons, pareils des lotus de lgende. Des carcasses de bateaux couls mergeaient de l'eau. Nous htions le pas. Nous nous taisions, mus d'tre arrivs au rendez-vous o la guerre nous attendait.

Le front de la boue Qui n'a pas ralis l'importance de la boue dans le problme russe ne peut rien comprendre ce qui se passa durant quatre annes au front europen de l'Est. La boue russe n'est pas seulement la richesse o la steppe se revivifie, elle constitue aussi une dfense du territoire, dfense plus efficace mme que la neige et le gel. Il est encore possible de triompher du froid, de progresser par quarante degrs au-dessous de zro. La boue russe, elle, est sre de sa domination. Rien n'en vient bout, ni l'homme ni la matire. Elle rgne sur la steppe pendant plusieurs mois. L'automne et le printemps lui appartiennent. Et mme pendant les quelques mois d't o un [31] soleil de feu crase et caille les champs, des ouragans clatent toutes les trois semaines. Cette boue est extraordinairement gluante parce que le sol est imprgn de matires huileuses. Tout le pays est imbib de mazout. L'eau ne s'coule pas, elle stagne. La terre colle aux pieds, colle aux attelages.

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Dj en dbarquant au fleuve Bug, au mois d'octobre, nous avions t stupfaits devant le spectacle des camions engloutis dans cette fange noirtre. Mais nous ne ralismes exactement la situation que lorsque nous fmes entrs nous-mmes dans le marais ukrainien. * * *

A partir de Dniproptrovsk, les trains ne circulaient plus. Les ponts taient coups. Les voies avaient saut. Au mois d'octobre 1941, les troupes allemandes avaient couru vau-vent tout au fond du Donetz, laissant derrire elles un pays immense : ds la tombe des pluies, celui-ci se convertit en une zone morte, virtuellement inaccessible. Les units parties en flche durent combattre, pendant des semaines, spares de Dniproptrovsk par cette mare de trois cents kilomtres de longueur. Staline chappa au dsastre quinze jours prs. Quinze jours de soleil de plus, et tout le charroi des vainqueurs et pu suivre. Staline, arriv au fin fond de la dfaite, fut sauv par cette glu souveraine qui obtint ce que ses troupes et son matriel n'avaient pu obtenir. Hitler avait broy des millions de soldats sovitiques, annihil leur aviation, leur artillerie et leurs chars, mais il ne put rien contre ces abas qui tombaient du ciel, contre cette gigantesque ponge huileuse qui happait les pieds de ses soldats, les roues de ses camions-citernes, les chenilles de ses panzers. La plus grande et la plus rapide victoire militaire de tous les temps fut stoppe, au stade final, par de la boue, rien que par de la boue, la boue lmentaire, vieille comme le monde, impassible, plus puissante que les stratges, que l'or, que le cerveau et que l'orgueil des hommes. [32] * * *

Notre lgion tait arrive en Ukraine juste point pour se battre ou plus exactement se dbattre contre cet ennemi-l. Lutte sans gloire. Lutte harassante. Lutte qui abalourdissait et qui dgotait. Mais lutte qui rendit courage des milliers de soldats sovitiques, jets dans tous les sens par les vagues de panzers allemands qui les avaient dpasss, deux ou trois semaines plus tt. Ils avaient cru d'abord, comme les Franais en juin 1940, que tout tait fini. Tout l'indiquait. Ils s'taient cachs, parce qu'ils avaient peur. La pluie tomba. De la lisire des peupleraies ou du chaume des isbas o ils se camouflaient, ils s'aperurent que ces merveilleuses troupes du Reich qui les avaient tellement impressionns n'taient plus invincibles : leurs camions taient vaincus, leurs panzers taient vaincus. Ils entendaient les chauffeurs, impuissants, jurer prs de leurs moteurs. Des motocyclistes enguignonns pleuraient de rage, ne parvenant plus dgager leurs machines supes. Peu peu, les fuyards sovitiques reprirent confiance. La rsistance naquit ainsi, du rpit que la boue donna et du spectacle de la vulnrabilit des forces du Reich, irrsistibles quelques semaines auparavant quand leurs fantastiques colonnes blindes dferlaient au soleil. La boue tait une arme. La neige en serait une autre. Staline pouvait compter sur ces allis gratuits. Il ne se passerait plus rien de dcisif avant six mois. Six mois de sursis, alors que les paules touchaient le sol... Il lui suffirait, jusqu'au mois de mai 1942, de contenir les forces du Reich qui, accables par les lments, ne dsiraient plus qu'hiverner dans le calme. Dj les partisans s'organisaient dans le dos des divisions allemandes, les harcelaient comme des moustiques de marais, vite arrivs, vite repartis, aussitt aprs la piqre. * * *

Nous avions rv de combats blouissants. Nous emes connatre la vraie guerre, la guerre de la lassitude, celle des fanges dans

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[33] lesquelles le corps sombre, celle des bouges nausabonds, celle des marches sans fin, celle des nuits qui ruissellent et du vent qui hurle. Nous arrivions au front alors que l'offensive d't avait pris fin, alors que les armes de Hitler se dbattaient dans des marais monstrueux, alors que des partisans surgissaient de chaque coudraie et tendaient leurs piges partout. C'est contre eux qu'on nous engagea, peine sortis de Dniproptrovsk. Thoriquement, le front se trouvait deux cents kilomtres du Dnipr. En fait, il tait cinquante mtres de la route. A quelques lieues mme du Dnipr, des milliers de partisans s'taient installs dans une sapinire cheval sur une rivire appele Samara. La nuit, les ponts du voisinage sautaient, les soldats isols se faisaient abattre, dix incendies mystrieux s'allumaient. Le soir de notre arrive dans la grosse localit ouvrire de Novo-Mosco, le garage o taient abrits quatre-dix camions de la Wehrmacht avait flamb, illuminant toute la rgion. Ces assaillants sournois devaient tre acculs et rduits. Notre lgion reut l'ordre de se porter l'ouest, au sud-ouest et au sud de cette fort, repaire touffu de l'ennemi. * * *

Franchir la ceinture de boue qui nous sparait de ces bois fut une preuve diabolique ; chaque mtre de limon tait un obstacle, demandait un effort et une souffrance. Tout le pays sombrait dans une ombre paisse, pleine d'eau. Pas une lampe de ferme ne tremblait. Nous culbutions dans des fondrires, lchant nos armes qu'il nous fallait rechercher ttons. L'eau nous montait mi-cuisse. Les trous taient si prilleux que nous avions d nous lier trois par trois, afin de pouvoir retenir temps celui qui s'enfonait brusquement dans une crevasse. Nous mmes prs de vingt heures pour franchir ces kilomtres sataniques. Nous nous relevions de nos chutes, tremps jusqu' la tte. Tous nos quipages, tous nos bagages avaient t abandonns dans l'eau. Nous nous affalmes enfin dans quelques isbas dsertes. Nous fmes des feux de fortune avec de la paille et des ais de cloisons. Nous [34] avions d enlever tous nos vtements. Nous tions gluants d'un limon putride qui nous recouvrait le corps entier. Notre peau avait la couleur grise des phoques. Nous nous bouchonnmes longuement avec du foin et, dans une curante puanteur, nus comme des Adamites, nous attendmes le retour de la lumire, parmi les bouffes de la fume cre... * * *

Ainsi, des centaines de milliers de batraciens-soldats essayaient de lutter sur ce front visqueux de trois mille kilomtres. Il fallait affronter l'ennemi devant soi, derrire soi, sur les flancs, l'esprit inquiet, le corps vid de force. Cette boue asphyxiait les mes. Les moins fortes s'effondraient, empoisonnes. Nous n'en tions encore qu' ces prliminaires lorsqu'un de nos camarades tomba la renverse dans les marais, la tte clate. A bout de courage, il venait de se tirer un coup de fusil dans la bouche. La terre a ses armes, elle aussi. La vieille terre russe, foule par l'tranger, se servait de ses armes ternelles ; elle se dfendait et elle se vengeait. Elle se vengeait dj, dans cet automne ruisselant de 1941, tandis que nous regardions cette flaque de sang mauve stagner sur la boue noire, lisse et impntrable...

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Un village Le village de Karabinovska, o nous passmes prs de trois mois contenir les partisans, tait, comme tous les villages russes, travers par un interminable chemin campagnard, large de cinquante mtres, bord d'isbas, de haies, de cltures de planches et de cerisaies. Les paillotes dissmines, aplaties sous leur gros toit de joncs, taient peu prs toutes les mmes, part la couleur de la chaux. On entrait dans un petit vestibule obscur, ou, directement, dans la chambre commune. Une fade touffeur vous accueillait, une odeur de salet, [35] de tomates, de respiration et d'urine des jeunes btes qui, l'hiver, couchaient ple-mle avec les gens. Durant l'hiver, les Russes ne quittaient gure la bancelle et les escabelles boiteuses de l'isba, Les parents sortaient tout juste pour aller, l'autre bout de la maison, soigner le cochon, la vache ou un buf solard. Ils revenaient avec le chargement de cannes de mas ou de tournesols, grce auquel ils alimentaient le four. Ce four remplissait tous les offices : cuisinire, chauffage central et lit de la famille entire. C'tait un cube imposant, en briques et en torchis, pass la chaux. Il occupait le tiers ou la moiti de la pice et s'levait, en deux paliers, jusqu' un demi- mtre de la vote. On enfonait dans le foyer, deux ou trois fois par jour, une botte de joncs ou un peu de mort-bois. Le soir, la famille, au grand complet, grimpait sur le palier suprieur du pole. Pre, mre, enfants, emmls, recroquevills, dormaient mme le torchis tide, recouverts d'oripeaux et de quelques dredons rouges d'o dpassait une file de pieds nus, aplatis et boucans. Pareils des ouistitis au haut d'un orgue de Barbarie, les gosses passaient les six ou sept mois de l'hiver au sommet de ce four. Ils portaient, pour tout vtement, une chemisette s'arrtant mi-corps. Ils taient crasseux et piaillards. Leur nez coulait. En Russie, la mortalit infantile tait norme. La slection se faisait la base, impitoyable. * * *

Tout un coin de l'isba tait rserv aux icnes. Certaines, particulirement belles, dataient du XVe ou du XVIe sicle. Les fonds de ces miniatures taient ravissants : chteaux verts et blancs, gibier gambadant avec grce. Le plus souvent, elles reprsentaient saint Georges terrassant le dragon, ou saint Nicolas, barbu et dbonnaire, ou la Vierge, au teint aduste, aux yeux en amande, portant un petit Jsus de primitif italien. Ces icnes trnaient parmi des guirlandes de papier vert ou rose. Les paysans se signaient vingt fois par jour en passant devant elles. Parfois ils possdaient encore un tout vieux livre de prires rogn, sali, [36] dont ils lisaient quelques pages avec une merveilleuse ferveur, le soir, la lueur d'un quinquet mouvant. Ces gens ne se disputaient jamais, regardaient au loin, avec des yeux bleus ou pers, pleins de rves... Des plantes himales encombraient l'isba. Elles possdaient de larges feuilles huileuses, s'levaient deux mtres de hauteur, quasiment jusqu'au plafond. Elles donnaient des airs de jungle ces bouges ftides. L'isba possdait en annexe le hangar des btes. Les paysans riches, les koulaks, taient partis depuis longtemps, par millions, en Sibrie, pour y apprendre mpriser les biens de ce monde. Ceux qui avaient chapp aux dportations se contentaient d'une vache brune, d'un ou de deux cochons, d'une douzaine de poules, de quelques pigeons. C'tait tout leur bien. Ils le couvaient avec des soins jaloux. Aussi les veaux, les porcelets taient-ils transports au chaud dans la chambre unique de la famille, ds le premier gel. Le kolkhoze, o chacun servait obligatoirement le rgime, absorbait la quasi-totalit du bl, du mas, de l'huile de la contre. Mais, grce ces spoliations, Staline pouvait fabriquer des blinds et des canons, prparer la rvolution universelle. Il ne restait au paysan, aprs avoir aval tristement, le soir,

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sa polonne de pommes de terre ou ses oignonades, qu' prier devant ses icnes, fataliste, les yeux purs, la volont vide. * * *

L'automne passait. L'air perdit sa moiteur. Les soirs furent secs. La boue durcit au bout de quelques jours. Puis il neigea. Il gela. Ce fut le dbut du grand hiver russe. Les arbrisseaux brillaient, mouchets de mille paillettes. Le ciel se peignit de bleu, de blanc et d'or frle. Le soleil tait doux, audessus des saules qui bordaient les lacs. Vers ceux-ci descendit, un matin, toute la population du village. Ces grands tangs taient peupls de milliers de joncs, pareils des lances, hauts de trois mtres, surmonts de plumets bruns et roses. Le gel avait treint les cannes grises. Les paysans prouvrent la rsistance de la glace noire, saupoudre de neige. Elle tait solide. Tous allrent chercher leurs trapes et leurs faulx. Ce fut une moisson trange. Sous le soleil froid de novembre, le village coupa les grands joncs, comme en juillet il avait coup les bls, les grands joncs qui recouvriraient le toit des isbas blondes. La rcolte s'abattait, par pans magnifiques. Des milliers de petits passereaux grassouillets ppiaient et se roulaient sur la rive. En trois jours, les tangs furent fauchs. Le village, alors, rentra chez lui et ferma ses portes pour l'hiver. D'ailleurs, il tait temps de se terrer. Des balles s'incrustaient parfois dans le torchis et cassaient les branches des cerisiers.

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II

HIVER AU DONETZ

Les sovitiques constituaient des formations militaires d'un genre tout fait spcial. Ils n'taient nulle part. Et ils taient partout la traverse. Tapis dans un bosquet, dans un meulon, la lucarne fatire d'une isba, leurs guetteurs surveillaient silencieusement durant le jour chaque pas de l'adversaire. Ils repraient les hangars et le matriel, les endroits de passage, l'avance des travaux des pionniers. La nuit suivante, un pont tait dynamit, des camions prenaient feu. Des rafales partaient d'un talus. On courait. C'tait trop tard. On retrouvait dans les entours une vieille schapska fourre, ou la trace de bottes de feutre. Rien d'autre. La fort avait absorb sans bruit les fuyards. Nous devions, avec une seule compagnie, couvrir plusieurs kilomtres de la grand'route de Dniproptrowsk Stalino, surveiller une lieue de lisire de la fort, spare de notre village par deux kilomtres de lande mamelonne o s'agitaient quelques bouquets d'arbustes. Nos postes se trouvaient trois cents mtres au-del des isbas. Nous y montions la garde, le nez blanchi, les mains crevasses. Le froid tait devenu mordant. Nous ne possdions pas le moindre quipement d'hiver. Il ne suffisait pas de rester l'afft dans ces trous. Les Russes se glissaient flinement, la nuit, entre nos postes. Une fois ceux-ci [40] dpasss, ils pouvaient accomplir leurs mfaits l'aise. Aussi la moiti de nos effectifs devait elle patrouiller sans cesse dans les ptis, du village jusqu' la fort. Nous allions nous camoufler dans des fosss neigeux, guettant le moindre signe de vie, l'oreille au vent. Nous tombions dans des trous de neige. Nous claquions des dents, rongs par ces heures interminables jouer au tue-chien. Nous rentrions gels jusqu'aux os. Nos armes glaces fumaient longtemps prs des feux de cannes de tournesol. * * *

De jour en jour, notre treinte se resserra autour de la pineraie.

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Par deux fois, nous fmes de profondes incursions dans le bois. La neige crissait. Nous dcouvrions partout des traces de bottes feutres. Mais pas une branche ne bougeait. Pas une balle ne partait. La guerre des partisans tait une guerre de coups de main sournois, elle vitait les batailles ranges. A notre droite, des troupes allemandes contactrent leur tour l'ennemi. Dans les soirs secs, brillants d'toiles, les charpentes noires et les palanons des isbas en feu se dtachaient sur des fonds d'or. Les Rouges essayrent de se dgager dans notre direction, Ils arrivrent, une nuit, vers onze heures du soir. Couchs dans la neige, nous dvidmes nos rafales de fusils mitrailleurs. Les balles traantes s'lanaient pareilles des poignes de fleurs. Pendant une heure, la steppe fut zbre par ces flches flamboyantes. Sentant que le barrage tait solide, les Russes regagnrent leurs tanires secrtes. * * *

A la lisire nord-ouest de la fort, sur la rive droite de la Samara, les Rouges avaient difi de solides blockhaus. La rivire tait gele. Nos hommes reurent l'ordre de prendre d'assaut les positions de l'ennemi. A peine furent-ils proximit du cours d'eau qu'un tir violent les [41] accueillit. La troupe dut charger dans ces conditions, en franchissant le dcouvert que constituaient les vingt-cinq mtres de glace lisse. Nous emes, ce jour-l, des pertes sanglantes. Mais les bunkers furent emports, les Rouges clous la neige ou mis en fuite. La terre russe reut nos morts. Combien d'autres n'allaient pas tomber, dans le gel, dans la boue ou sous les soleils d'or, au Donetz et au Don, au Caucase et en Esthonie... Mais ces premires taches roses, toiles comme des ptales dans la neige de la Samara, avaient l'inoubliable puret des premiers dons, des premiers lilas et des premires larmes... * * *

Il nous fallut quitter ces tombes. Nous devions maintenant nous porter l'extrme pointe du front, rejoindre une division qui s'tait jete au fond du bassin charbonnier du Donetz. A la fin de novembre, sans gants, sans passe-montagnes, sans fourrure quelconque, nos minces vtements militaires traverss par la bise, nous commenmes une progression de deux cents kilomtres.

Routes de glace Le gel, au cours de l'automne de 1941, avait compltement mtamorphos les routes du Donetz. Le fleuve de boue tait devenu un fleuve de lave cahoteux. La fange s'tait consolide alors que des centaines de camions continuaient la taillader et la triturer. Elle s'tait ptrifie dans un entrelacement de crtes rocheuses, hautes d'un demi-mtre. Ces artes et ces nappes avaient la couleur lisse du marbre, un marbre noir qui, sur cinquante ou cent mtres de largeur, s'ouvrait et s'incurvait, coup par de longues bandes. Il tait inutile de vouloir engager des autos ordinaires entre ces rainures. Les rservoirs des limousines se faisaient dfoncer ds les premiers kilomtres. Seuls les gros camions et les voitures tout terrain, particulirement hautes sur pattes, pouvaient se hasarder sur ce verglas et cartayer parmi les crevasses. La marche des fantassins tait une misre. Nous n'osions [42] quasiment pas soulever le pied. Nous le poussions seulement. Les chutes taient douloureuses, car cette glace tait dure comme du mtal.

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Nous devions tenir nos armes prtes pour le combat, la moindre alerte. L'quipement d'un soldat mitrailleur reprsentait alors plus de trente kilos de ferraille, sans parler des trois jours de vivres de route et de tout le barda habituel. Les efforts faits pour ne pas draper nous brlaient les tendons. Nous devions, avec nos couteaux, crever l'arrire de nos gros godillots durcis, pour leur donner un peu de jeu. Chacun serrait les dents pour rsister la souffrance. Parfois, un homme s'abattait, les nerfs rompus par l'effort. Il rlait, le visage contre la glace. On le hissait dans le premier camion qui passait, sur un monceau de pains ou sur des caisses de munitions. Puis la colonne reprenait son brimbalement sur le verglas noir. * * *

Pourtant le pays tait agrable voir. La grande steppe blanche tait hachure par les centaines de milliers de cannes grises des tournesols. Des nues de passereaux s'agitaient comme des petites boules de laine, prises de folie. Le ciel, surtout, tait admirable, d'une puret de cristal, bleu ple, d'une telle limpidit que chaque arbre dtachait sur l'horizon chacune de ses branches dpouilles, avec une nettet athnienne. Des paysans nous indiquaient parfois une platane ou une aligne de vieux bouleaux, dernier vestige d'un domaine seigneurial. Mais de la construction de jadis il ne restait ni une planche ni une pierre, pas mme la trace d'anciennes assises. Tout avait t ras, nivel, rendu la vgtation. Il en avait t de mme de la plupart des glises. Il en subsistait quelques-unes, pollues depuis longtemps, qui servaient de granges, de dpts, de salles de runion, d'curies ou de centrales lectriques. Le beau bulbe vert et or brillait toujours au-dessus des murs blancs. Nous dcouvrions parfois des dbris de boiseries ou l'une ou l'autre peinture ancienne que les badigeonneurs n'avaient pu atteindre au sommet des votes. A part cela, le parquet tait jonch de mas ou de crottin. Ces glisescuries, ces glises moteur, tournesols ou [43] runions du soviet local taient, d'ailleurs, extrmement rares. Nous avons franchi, pendant deux ans, plus de deux mille kilomtres pied, de Dniproptrovsk jusqu' l'entre de l'Asie : nous avons pu compter sur nos doigts les glises rencontres en route, toutes profanes, indistinctement. * * *

Au dbut de dcembre, nous traversmes Pawlograd. Puis nous gtmes dans des hameaux vids de tout, La tempte tourbillonnait. Les dparts se faisaient des quatre heures ou des cinq heures du matin. Les rafales de neige hurlaient autour de nos visages, nous flagellaient, nous aveuglaient. Nous mettions des heures pour amener jusqu' la route nos grosses charrettes de fer, charges de matriel. Les chevaux tombaient sur le verglas, se brisaient les jambes. Les malheureuses btes s'brouaient vainement dans la neige sifflante, elles soufflaient, se redressaient demi, s'abattaient nouveau, affoles. La neige tombait si dru que les pistes et la steppe se confondaient compltement. On n'avait pas encore paill les hauts piquets au moyen desquels les Russes, qui connaissent leur pays, balisent leurs routes lorsque l'hiver nivelle ces immensits. Les flches indiquant les directions taient recouvertes de monceaux de neige. Les troupes avaient tt fait de s'garer. Pour comble de malheur, les localits ou les lieuxdits que nous cherchions avaient gnralement chang deux ou trois fois de nom durant les vingt-cinq dernires annes : les vieilles cartes indiquaient un nom tsariste ; les cartes de 1925 un nom rouge sang de buf, fruit de la Rvolution ; les cartes de 1935 le nom d'un roitelet sovitique, l'imitation de Stalingrad et de Stalino. Parfois, d'ailleurs, le roitelet en question avait reu, entre temps, une balle dans la nuque, au fond des caves du N.K.V.D. : d'o nouveau et quatrime baptme ! En revanche, cinquante, cent villages de la steppe russe portaient le mme nom, noms de femmes ou de filles des tsars, adopts par paresse, conservs par paresse. Lors de l'tape qui devait nous conduire Grichino, nous tournmes, durant toute une journe, dans la tornade : nous n'choumes

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[44] dans cette agglomration qu'aprs avoir franchi une affaire de cinquante-trois kilomtres. Et encore ce Grichino n'tait-il pas notre Grichino. Non seulement la localit avait reu, en vingt-cinq annes, trois noms diffrents, mais il y avait deux Grichino : Grichino-Gare et Grichino-Village, distants de sept kilomtres ! Toutes complications typiquement slaves ! Nous n'arrivmes au bon Grichino qu'au matin, en avanant dans la neige jusqu' mi-cuisse. Nous y tions les premiers. Il fallut quarante-huit heures avant que les autres compagnies fussent l, sauf une qui resta gare, courut la prtentaine durant quinze jours, eut tous ses chevaux crevs et nous rejoignit au front mme, la Nol, escortant une colonne mrovingienne de grands bufs blancs, attels ses camions gris. * * *

Malheureusement, l'odysse ne se bornait pas, chaque jour, des transformations d'quipages. Ce pays, dans lequel nous tions les jouets de ces temptes, tait truff de mines sovitiques. La neige les avait recouvertes, ainsi que les piquets de protection poss, de ci, de l, par les premires quipes de pionniers allemands. Egare parmi ces rafales qui tourbillonnaient jusqu' trois mtres de hauteur, une de nos Compagnies s'engagea dans une des zones mines. Le commandant avanait en tte, cheval. C'tait un jeune capitaine de l'arme belge. Il portait le beau nom campagnard de Dupr. Sa bte cogna sur un de ces engins terribles. Le cheval monta tout droit deux mtres de hauteur, retomba, les intestins pars, tandis que le cavalier gisait dans la neige rouge, les jambes dchiquetes. La steppe criait, sifflait, miaulait sa victoire. Nos soldats durent, avec deux morceaux de bois, fixer les membres taillads et transporter ainsi sur des branches de sapin leur infortun capitaine. Aprs quelques kilomtres, ils atteignirent une isba dserte. Il fallut vingt-six heures avant qu'une ambulance tout terrain pt arriver au secours du mourant. Il avait onze fractures. Il fumait par petits coups secs. Il fit ses adieux ses garons. De grosses gouttes [43] de sueur descendaient le long de son visage, tellement la souffrance le torturait. Il succomba, sans un mot de regret, en tirant une dernire fois sur sa cigarette... * * *

Aprs les Grichino, ce furent les Alexandrowska. Il y a en U.R.S.S. cent ou deux cents Alexandrowska. Nous errmes dans tous les Alexandrowska du Donetz. Enfin nous atteignmes des cits ouvrires. Nous touchions au but. Un brusque dgel nous valut une dernire tape de boue. Au bout des champs gcheux, nous vmes luire le verglas dlav de Cherbinowka, centre charbonnier de quarante mille habitants. Ceux-ci se tenaient immobiles, silencieux, le long des murs. Beaucoup nous regardaient fixement, l'oeil aigu, la bouche mauvaise. Les troupes bolchevistes s'taient replies dans la steppe, trois kilomtres plus l'est. Mais dans notre dos, nous le sentions, des hommes de main communistes seraient l'afft.

Nol Cherbinowka Le front de l'Est, en dcembre 1941, tait capricieux, pareil au dessin d'une plage. Chaque arme du Reich avait port sa vague au maximum de ses possibilits. Chaque unit s'tait trouve enlise, la fin d'octobre, dans des bourges tratresses, ayant des zones vides sa gauche, sa droite, ne connaissant qu'imparfaitement les intentions et la situation d'un ennemi qui, lui aussi, avait couru de toutes ses forces, dans un dsordre qui, souvent, avait relev du vaudeville.

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A la faveur de la boue, les Rouges avaient manifest certaines ractions ; ils avaient repris Rostow ; faute d'essence, les Allemands avaient d y abandonner ou y brler des centaines de camions. Enhardis par ce succs local, les Soviets avaient repris du mordant l'est du Donetz, l'aile gauche de notre secteur. De Slaviansk Artemovsk, leurs assauts taient extrmement violents. La pression sovitique s'exerait principalement vingt kilomtres au nord-est de nos bunkers. Devant nos positions de Cherbinowka, [46] l'ennemi s'excita peu, tout d'abord. Il tait englu comme nous dans un terrain qui fondait comme si on l'et pos dans un lac chaud. Notre ravitaillement mettait cinquante heures ou davantage pour franchir la vingtaine de kilomtres qui nous sparaient des dpts de Constantinowska. Plus un motocycliste ne passait. Les chevaux crevaient en route, bout d'efforts, le nez enfonc dans le limon. * * *

Cherbinowka tait devenu absolument immonde. Partout les excrments dgels empestaient l'air. La malpropret et la misre de la ville disaient tragiquement ce que le rgime sovitique avait fait des grands centres proltariens. Les installations charbonnires en taient restes au matriel de 1900 ou de 1905, acquis au temps facile des emprunts franais. Les puits, dynamits par les bolchevistes en retraite, taient dsormais inutilisables. Il en tait ainsi de tout l'appareil industriel de la Russie occupe. Systmatiquement, avec une science diabolique, des quipes de spcialistes sovitiques avaient dtruit les usines, les mines, les dpts de chaque bassin, de chaque ville, de chaque faubourg. Terre brle ! Sous-sol brl ! Les chevaux eux-mmes avaient t abattus dans les fosses. L'odeur nauseuse de ces btes en putrfaction se rpandait dans toute la localit, car les bouches d'air des charbonnages s'ouvraient au bord mme des rues. Ces excavations taient peine protges par de mauvaises planches. De ces trous primitifs montaient sans cesse les gaz carboniques et les manations asphyxiantes des charognes. * * *

Les Soviets avaient emport ou dtruit tout le ravitaillement de la ville. Le peuple mangeait n'importe quoi. Les mets de surchoix taient des lambeaux des chevaux crevs qui gisaient dans la boue. La population se les disputait avec acharnement. Nous avions d abattre un cheval incurable, horrible voir, tout [47] couvert de pustules rpugnantes. Nous n'emes mme pas le temps d'aller chercher un chariot pour conduire son cadavre hors de la ville. Vingt personnes s'taient prcipites sur cette dpouille ignoble, lacrant la peau, agrippant la chair encore fumante. Pour finir, il ne resta que les tripailles, plus dgotantes encore que tout le reste. Deux vieilles femmes s'taient jetes sur l'estomac et sur les boyaux, tirant chacune de son ct. La panse clata, couvrant les deux femmes d'une mixture jaune et verte. Celle qui avait gagn le gros lot s'enfuit sans mme s'essuyer le visage, serrant contre elle, farouchement, sa proie. * * *

Les cantonnements de la troupe taient la mesure de ces merveilles. Lorsque nous redescendions de nos positions, c'tait pour nous entasser dans les btiments scolaires rcemment difis par l'Etat : trois longues btisses, dites modernes, exactement dans le style de tout ce que nous avions vu depuis Dniproptrowsk. Le premier soldat qui voulut planter un clou dans le mur, pour accrocher ses armes, le creva d'un seul coup de marteau. Le parquet tait form de planches disjointes

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entre lesquelles s'engouffrait l'air. Sous ce plancher de fortune s'ouvrait le vide, l'difice ne reposant que sur quelques pilotis. Entre les trois btiments se trouvait un terrain vague, tellement boueux que nous avions d installer des caisses et construire des passerelles pour nous rendre d'un immeuble l'autre. L'odeur du gaz carbonique montait sans cesse, fade, enttante, autour de l'cole. Vers le 20 dcembre, la neige et le gel revinrent. Nous nous retrouvmes rapidement vingt degrs au-dessous de zro. Sur nos planches disjointes, nous grelottions, recroquevills dans une seule couverture. Les ftes arrivrent, les ftes des autres. Nous emes notre messe de minuit dans l'glise que nous avions rendue au culte. Une chorale russe lana ses cris aigus et dchirants. Au dehors, la neige tombait gros flocons. Couchs derrire leurs mitrailleuses, une partie de nos soldats occupaient des positions de combat aux quatre coins de l'difice. [48] Mais nos mes taient glaces, tranasser dans ces semaines sans couleurs, dans ce silence au fond duquel nos rves flottaient la drive. * * *

Les lgions europennes, populaires dans les journaux du Reich, avaient t accueillies au front de 1941 avec scepticisme. Certains gnraux allemands craignaient l'intrusion parmi leurs divisions d'lite de troupes envoyes l'Est pour un but de propagande. Ils ne se rendaient pas toujours bien compte de la somme d'enthousiasme et de bonne volont que reprsentaient nos units de volontaires. Ces incomprhensions nous pesaient. Nous aurions attendre que vnt l'vnement ou l'accident qui ferait juger sa valeur notre idalisme. Mais cette heure tait lente surgir. Entretemps, inconnus et mconnus, nous devions consumer notre don dans un service vtilleux et amer. Nous passmes la Nol et le nouvel an sans joie, au fond de nos chambres fumeuses. Une crche, dessine au charbon de bois sur le torchis, nous rappelait dcembre dans nos maisons... De pauvres lampions fumaient. Etendus sur la paille, nous regardions dans le vide. En haut de la cte, au sommet des croix de bois, les casques d'acier de nos morts portaient de grosses touffes de neige, pareilles des chrysanthmes tombs du ciel...

Italiens du Donetz Les contingents trangers taient trs nombreux au front antisovitique. Au sud se trouvaient les corps expditionnaires de l'Europe centrale et des Balkans. Armes originales mais dvores par les rivalits. Les Hongrois et les Roumains taient toujours prts s'arracher les yeux pour une htraie des Carpathes ou pour dix mtres de luzernire de la Puszta. Les Croates, plus slaves que les Ukrainiens, taient diviss en musulmans et en catholiques. Les Italiens constituaient, en 1941, l'unit trangre la plus nombreuse [49] de tout le front de l'Est. Ils taient arrivs soixante mille, rpartis dans trois divisions et dans de nombreux dtachements de spcialistes. On les voyait partout, du Dnipr au Donetz, petits noirauds, cocasses sous leur calot deux pointes ou pareils des paradisiers sous les casques de d'o dbordaient, en pleines rafales de la steppe, d'imposantes moissons de plumes de coq ! Ils avaient des fusils pareils des jouets. Ils s'en servaient avec beaucoup d'adresse pour abattre toutes les poules de la contre. Nous fmes leur connaissance au moment o nous dbarquions Dniproptrovsk. Nous emes aussitt une trs haute ide de leur esprit d'initiative et de leur astuce. Ils entouraient un norme ft qui

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gisait sur un wagon. C'tait un ft de chianti. Ils avaient for, mi-flanc du foudre, un petit trou peine visible. Ils y avaient plant un ftu de paille en guise de tte-vin ; le jus jaillissait miraculeusement. L'invention eut le plus vif succs auprs de nos licheurs, qui passrent, repassrent nombreux cette fontaine des merveilles, digne des noces bourguignonnes de Charles le Tmraire ou de Philippe le Bon ! Les Italiens, srs de l'avenir c'tait un tonneau de deux mille litres nous cdaient la place avec beaucoup d'amabilit. Ds ce moment-l, les volontaires wallons furent extrmement pris de l'Italie et ravis de la collaboration qu'elle apportait au front de l'Est ! * * *

Le front tait constitu, non par une ligne tout d'un tenant, mais par des points d'appui. Nos postes de Cherbinowka n'avaient que de la neige leur gauche et leur droite. Pour atteindre les premiers Italiens, dont le secteur glissait au sud de Stalino, nous devions marcher travers la steppe pendant deux heures. Nous allions bavarder avec eux, aux moments de rpit. Evidemment, leurs citrons et leur chianti y taient pour quelque chose. Mais leur charme aussi nous attirait. La complication, c'est qu'ils dtestaient les Allemands. Ceux-ci ne pouvaient supporter leurs maraudages, leurs amours incandescentes dans les isbas en ruine, leur tenue fantaisiste, le [50] pittoresque laisser-aller latin, plein d'irrvrence, d'indolence, de gentillesse et de jabotages joyeux, si loin de la rigidit prussienne. En revanche, les Italiens avaient mal au cou et au larynx ds qu'ils voyaient un Allemand se mettre au garde--vous ou crier des ordres. a ne cadrait pas avec leurs mains dans les poches, leurs plumets mordors et leurs tours de gavroche. Les nationalismes, eux non plus, ne correspondaient pas. Les Italiens aimaient Mussolini et criaient, tout bout de champ, des en devenir aphones. Mais ces dbordements taient seulement d'ordre sentimental. Les rves de grandeur impriale de Mussolini ne les atteignaient pas. Ils taient fiers comme des coqs, mais sans ambition. Un jour o ils insistaient sur leur dsir de retrouver la paix cote que cote, je leur avais rtorqu: Mais si vous ne luttez pas jusqu'au bout, vous allez perdre vos colonies ! Bah ! me rpondirent-ils, quoi bon se battre pour des colonies ? Nous sommes heureux chez nous. Nous n'avons besoin de rien. Nous avons le soleil. Nous avons les fruits. Nous avons l'amour... C'tait une philosophie qui en valait une autre. Horace avait dit la mme chose, mais moins franchement. De mme, ils trouvaient absolument inutile de travailler outre mesure. Notre conception du labeur humain les laissait rveurs. Pourquoi tant travailler ?... Et ils reprenaient la molle, ravissante et chantante litanie : le soleil, les fruits, l'amour... Enfin, repris-je, tonn, le travail est une joie ! Vous n'aimez pas travailler, vous autres ?... Alors un Italien du Sud me fit, avec une grce de prince, cette rponse, magnifique dans son naturel et sa solennit : Mais, monsieur, le travail, a use ! a use ! Quand les Allemands entendaient des rponses pareilles, ils suffoquaient pendant une semaine et frlaient l'attaque d'apoplexie. [51] * * *

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Malheureusement, les gardes de jour ou de nuit , elles aussi. De mme que l'ingrat service dans la neige et le gel. Souvent les sentinelles jaseuses abandonnaient leur garde et leur prfraient la chaleur d'une isba, o elles plaisantaient, grapillaient, jacassaient, tudiaient de trs prs les caractristiques des desses locales. Les Russes finirent par s'en rendre compte. Ils prparrent un mauvais coup. Nos gentils camarades d'outre-mont payrent chrement leur laisser-aller romantique. Une nuit, au sud du secteur, de forts dtachements de cosaques se glissrent sur leurs chevaux nerveux travers les neiges paisses. A l'aube, ils purent librement encercler trois villages occups par les Italiens, mais que les sentinelles, occupes au sommeil ou l'amour, ne protgeaient pas. Ce fut la surprise complte. Les Soviets dtestaient particulirement les Italiens. Ils les hassaient plus encore que les Allemands. Ils les traitrent toujours, au front de l'Est, avec une extraordinaire cruaut. Ils s'emparrent, en un tournemain, des trois villages. Personne n'avait eu le temps de se ressaisir. Les prisonniers furent trans prs des puits et compltements dvtus. Alors commena le supplice. Les cosaques puisaient de grands seaux d'eau glace. Ils les dversaient, en s'esclaffant, sur le corps de leurs victimes. Il faisait trente trente-cinq degrs au-dessous de zro. Les malheureux prirent tous, gels vivants, dans les trois villages. Nul n'chappa. Pas mme les mdecins. Pas mme l'aumnier, qui subit, lui aussi, dpouill comme un marbre romain, le supplice de l'eau et du gel. Deux jours aprs, les trois villages furent reconquis. Partout des corps nus gisaient dans la neige, contorsionns, recroquevills comme s'ils avaient pri dans un incendie. A partir de ce moment, les troupes italiennes du Donetz furent renforces par des blinds du Reich. Le long de leurs lignes, de gros panzers allemands, entirement peints en blanc, haletaient dans la neige paisse. [52] * * *

C'tait ncessaire. Les Rouges devenaient de plus en plus actifs. A notre gauche, notre droite, on se battait avec violence. Jour et nuit, la steppe tait branle par la canonnade. Des avions sovitiques surgissaient. Leurs bombes creusaient autour de nous de grands trous gris. Le froid tait de plus en plus incisif. Il descendit, la mi-janvier, trente-huit degrs au-dessous de zro. Nos petits chevaux avaient le poil tout blanchi par le gel. De leurs naseaux, mouills de sang, tombaient, goutte goutte, sur les pistes, des centaines de taches roses, denteles comme des illets...

Steppe hurlante La vie tait devenue intenable dans nos gtes de Cherbinowka. Avec de la paille, nous avions colmat plus ou moins les fentres, dont la moiti des vitres avaient t brises lors de la retraite des bandes sovitiques. Mais la bise s'acharnait et s'engouffrait en sifflant entre les planches du parquet. Nous nous revtions, pour dormir, de tout le pauvre quipement que nous possdions. Nous enfoncions nos pieds dans les manches de nos capotes. Mais qu'tait-ce qu'une capote, une lgre couverture, un peu de paille, dans ces baraques traverses par le vent que nous jetait la steppe maudite ?... Nous cassions la hache la margarine, le saucisson et le pain, durs comme du roc. Les quelques ufs que nous remettait le ravitaillement arrivaient gels, presque gris. Cela, c'taient les heures de dtente... *

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Nos positions avances se trouvaient trois kilomtres l'est de Cherbinowka. Nous nous y rendions par quipes, travers une neige qui avait gnralement quarante cinquante centimtres d'paisseur. Le froid [53] oscillait entre vingt-cinq et trente-cinq degrs au-dessous de zro. Certaines Compagnies avaient leurs petits bunkers creuss dans les flancs mmes des terrils des charbonnages. Les autres taient flanqus en pleine steppe. La neige, ce n'tait rien. Ce qui tait atroce, c'tait la tempte. Elle glapissait, elle miaulait avec de longs sifflements aigus, nous jetant la face des milliers de petites flchettes qui nous dchiraient comme un jet de cailloux. Nous avions fini par recevoir des passe-montagnes et des gants en tricot trs mince, et qui nous protgeaient peine. Mais nous ne possdions toujours ni fourrures ni bottes feutres. Celui qui enlevait ses gants un instant avait aussitt les doigts gels. Nous portions nos passemontagnes relevs jusqu'au nez : la respiration, en les traversant, se transformait en grosses touffes de glace, la hauteur de la bouche, et en longues moustaches blanches accroches nos sourcils. Nos larmes elles mmes gelaient, devenaient de grosses perles qui soudaient douloureusement nos cils. Nous ne les rduisions qu' grand peine. A tout moment, un nez, une joue devenaient jaune ple, comme la peau d'un tambour. Il fallait, pour viter le gel, frictionner vivement la chair avec de la neige. Souvent c'tait dj trop tard. * * *

Ces temptes vertigineuses donnaient aux troupes de choc sovitiques une vidente supriorit. Les Russes taient habitus ces climats hallucinants. Leurs skis, leurs chiens, leurs traneaux, leurs chevaux nerveux les aidaient. Ils taient vtus pour rsister au froid, matelasss dans des vestes ouates, chausss de bottes de feutre qui rsistaient la neige, sche comme de la poussire de cristaux. Ils devaient invitablement profiter des souffrances indicibles des milliers de soldats europens qu'une offensive tmraire avait jets dans ces neiges, cette bise, ce gel, sans quipement et sans entranement adquats. Ils s'infiltrrent partout. Leurs espions, camoufls sous des dguisements civils, s'insinuaient entre nos postes, atteignaient les nuds [54] ouvriers, y retrouvaient des complices. La grande majorit des populations paysannes ignorait tout du communisme, sauf ses exactions ; mais dans les centres industriels la propagande sovitique avait atteint les jeunes travailleurs. C'est eux que s'adressaient les espions de l'Arme rouge, meneurs convaincus et courageux. Je fis partie d'un peloton d'excution charg d'en fusiller deux, dont les aveux devant le conseil de guerre avaient t complets. Lorsque nous fmes en pleine steppe, nous nous alignmes. Les deux condamns, les mains dans les poches, ne dirent pas un mot. Notre salve les abattit. Il y eut une seconde extraordinaire de silence dans lequel flottait le frmissement de la fusillade. Un des deux communistes s'agita, comme s'il voulait rassembler un reste de vie. Il sortit la main droite de sa poche, la redressa, le poing bien ferm, par-dessus la neige. Et nous entendmes un cri, un dernier cri, lanc en allemand pour qu'il ft compris de tous : Heil Staline ! Le poing crisp retomba ct du mort. Ces gens-l, eux aussi, avaient leurs idalistes... * * *

Gnralement, les Russes condamns la peine capitale acceptaient leur sort avec fatalisme, les bras pendants, l'air hbt.

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Les Allemands avaient pris le parti, pour ne plus dranger la troupe et pour frapper l'imagination populaire, de pendre les espions qu'ils avaient saisis. Les condamns russes s'approchaient, abouliques, l'oeil vague, puis ils grimpaient sur une chaise, juche elle-mme sur une table. Ils attendaient l, sans protester, sans rien demander. Au-dessus d'eux pendait la corde. On la leur nouait au cou. C'tait ainsi, c'tait ainsi... Ils se laissaient faire. Un coup de pied culbutait la chaise et clturait la tragdie. Un jour, les Allemands devaient justicier, en une seule fois, cinq condamns. Un des pendus cassa la corde et s'abattit sur le sol. Il se releva sans souffler mot, replaa lui-mme la chaise sur la table, remonta dessus et attendit, avec le plus grand naturel, qu'on et install une nouvelle corde. Il y avait au fond de ces curs un fatalisme oriental, une innocence [55] enfantine et, aussi, une longue habitude de recevoir des coups et de souffrir. Ils ne se rvoltaient pas contre la mort. Ils ne protestaient pas. Ils n'essayaient pas de s'expliquer. Ils acceptaient passivement le trpas comme ils avaient accept le reste, l'isba sordide, le knout des seigneurs et l'esclavage du communisme... * * *

La deuxime quinzaine de janvier 1942 fut beaucoup plus agite. De nombreuses troupes se dplaaient. Les avions sovitiques venaient l'attaque trois et quatre fois par jour. Nous ignorions encore ce qui s'tait pass. Des units sovitiques d'lite, amenes de Sibrie, avaient franchi le Donetz gel, au nord de notre bassin industriel. Elles avaient contourn les dfenses allemandes et atteint d'importantes lignes de chemin de fer, notamment la voie Kiew-Poltawa-Slaviansk. Elles s'taient empares de dpts considrables et avaient dferl vers l'ouest. Russes et Sibriens avaient russi une perce d'une grande profondeur en direction du Dnipr. Ils menaaient de couper toute l'arme du Sud. Dj ils avaient dpass la rivire Samara. Des pointes de cosaques taient mme arrives jusqu' douze kilomtres de Dniproptrovsk. Le commandement allemand rassembla en hte les forces disponibles pour une contreoffensive. Une contre-offensive, alors que le thermomtre se tenait entre trente cinq et quarante degrs audessous de zro ! Nous ne nous doutions gure de ce qui nous attendait lors qu'un ordre urgent nous mit en tat d'alerte. La nuit mme, nous fmes relevs. A quatre heures du matin, nous pitinions derrire nos fourgons au milieu d'une tempte prodigieuse qui balayait la neige avec furie et nous aveuglait tous. Nous ignorions tout de notre destination. Pourtant l'heure du sang et de la gloire tait l. [56] Cosaques C'tait, si je me souviens bien, le 26 janvier 1942. Nous ne savions pas exactement jusqu'o avaient pouss les troupes sibriennes, glissant sur leurs traneaux chiens, et les cosaques, monts sur leurs petits chevaux nerveux qui rsistent tout. L'ennemi ne devait pas tre loin. C'est tout ce que nous avions pu apprendre. D'ailleurs, nous, les simples lignards, connaissions peu de chose. Nous pensions mme navement que nous battions en retraite. Je n'en savais pas plus long que mes camarades, tant alors simple soldat, vivant strictement la vie de la troupe et n'ayant aucun contact avec l'chelon suprieur ma compagnie. Notre objectif connu tait, pour la seconde fois, la localit de Grichino, situe soixante kilomtres au nord-ouest de Cherbinowka. Sans doute longerions-nous les forces ennemies durant toute la marche ?... Pour la premire tape, nous avions l'ordre d'emprunter des accourcies infrquentes. Il fallut quatre heures pour que notre colonne pt dmarrer dans la tempte de neige. Nous ne voyions plus dix mtres devant nous. Lorsque nous fmes parvenus dans la campagne, la steppe

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nous harcela de toutes parts. Le chemin escaladait et descendait des collines courtes et raides. Nous tranions avec nous des stalwagen, fourgons d'acier pesant plus de mille kilos, excellents pour les routes paves ou macadamises de l'Europe, mais absolument impraticables dans les neiges et les glaces de la steppe. Les paysans russes, eux, n'utilisent que des traneaux ou des voitures de bois, lgres, roues fines et trs hautes. Nos normes corbillards dgringolaient une vitesse folle aux descentes, malgr les freins. Des chevaux se faisaient culbuter. Des fourgons se renversaient. A la contre-pente, nous devions pousser les vhicules, vingt hommes la fois. Au bout de quelques heures, de nombreux stalwagen furent enliss ou couchs dans les trous de neige des raidillons. L'tape fixe n'tait que de douze kilomtres. Cependant il nous fallut poursuivre le travail durant la nuit entire. Ce n'est que le lendemain six heures du soir que tout le matriel fut amen. Dj [57] quatre Sibriens taient venus en patrouille dans le village et s'taient fait tuer aux premires maisons. * * *

A cinq heures du matin, la marche recommena. Les tourbillons de neige avaient cess. Mais le gel tait de venu plus violent encore. Il avait durci la piste montueuse qui glissait sous la neige comme une patinoire. Les chevaux ne parvenaient plus avancer. Plusieurs se cassrent une patte. A midi, nous n'avions gure franchi plus d'un kilomtre. Devant nous se trouvait une valle encaisse. La tempte l'avait remplie de phnomnales quantits de neige. Tout notre bataillon dut se mettre au travail et creuser un couloir d'une cinquantaine de mtres de longueur, profond de trois mtres. La monte tait rude. L'ascension de nos Siahlfeldwagen fut une opration terrible. A neuf heures du soir, nous arrivmes avec les premiers fourgons en haut de la montagne. Nous avions fait, en seize heures, exactement trois kilomtres ! Nous enfournmes nos attelages dans un hangar. Seuls quelques hommes purent trouver place ct d'eux. Un paysan nous signala l'existence d'un hameau, environ quatre kilomtres, l'cart dans un vallon. Nous nous mmes en route sous la lune. La neige, dans les fonds, nous montait jusqu'au ventre. Nous finmes par atteindre quelques isbas, plus misrables que tout ce que nous avions jamais vu. Nous nous installmes dix sur la terre battue, dans l'unique chambre d'une de ces huttes, remplie de civils qui sans doute se cachaient et attendaient les Sibriens. Une grosse fille, rouge comme un homard, voluait de Russe Russe, la lueur d'un quinquet. Elle tait vtue uniquement d'une lingette qui lui descendait mi-corps. Elle gloussait ignoblement, inlassable, continuant son mange jusqu' ce que le circuit ft puis. Alors elle remonta en haut de son four, en se dandinant, et lana de grosses plaisanteries. Mais les mles ronflaient dj, besogne faite. Des btes s'a