LA BELGIQUE AU FÉMININ PLURIEL

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Jo GÉRARD LA BELGIQUE __AU FÉMININ PLURIEL S'il y a un féminin pour « Français » et « Anglais », il n'y en a pas pour « Belge ». Doit-on trouver là l'explication de l'absence des femmes belges dans l'histoire de la Belgique ? Et pourtant il y en eut, et de fameuses. Voici quelques portraits, du xvr au xx- siècle. C herchez, fouillez les bibliothèques, interrogez les librai- res, vous ne trouverez pas une seule histoire féminine des Belges. Plus curieux encore ? Lisez l'œuvre monumentale qu'Henri Pirenne consacra à notre passé et qu'y découvrirez- vous ? L'absence singulière des femmes dans cette gigantesque fresque. On dirait que notre histoire fut presque entièrement vécue et forgée par des hommes et par eux seuls. J'imagine pourtant que la mère d'un Jaccob Van Artevelde, celle d'un Auguste Beernaert, celle, aussi, d'un Ernest Solvay, jouèrent un rôle capital dans la formation de leurs fils. Comme il me paraît qu'au xix e siècle les femmes d'ouvriers devaient accomplir des miracles pour nourrir leurs enfants avec le maigre salaire de leurs maris. Quels miracles ? On n'en sait rien. Les seules filles d'Eve que nos historiens

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Jo GÉRARD

LA BELGIQUE _ _ A U FÉMININ PLURIEL S'il y a un féminin pour « Français » et « Anglais », il n'y en a pas pour « Belge ». Doit-on trouver là l'explication de l'absence des femmes belges dans l'histoire de la Belgique ? Et pourtant il y en eut, et de fameuses. Voici quelques portraits, du xvr au xx- siècle.

Cherchez, fouillez les bibliothèques, interrogez les librai­res, vous ne trouverez pas une seule histoire féminine

des Belges. Plus curieux encore ? Lisez l'œuvre monumentale qu'Henri Pirenne consacra à notre passé et qu'y découvrirez-vous ? L'absence singulière des femmes dans cette gigantesque fresque. On dirait que notre histoire fut presque entièrement vécue et forgée par des hommes et par eux seuls. J'imagine pourtant que la mère d'un Jaccob Van Artevelde, celle d'un Auguste Beernaert, celle, aussi, d'un Ernest Solvay, jouèrent un rôle capital dans la formation de leurs fils.

Comme il me paraît qu'au xix e siècle les femmes d'ouvriers devaient accomplir des miracles pour nourrir leurs enfants avec le maigre salaire de leurs maris. Quels miracles ? On n'en sait rien. Les seules filles d'Eve que nos historiens

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daignèrent ressusciter furent nos princières gouvernantes du xvi e au xvnp siècle et nos souveraines depuis 1832.

Il aura fallu qu'une romancière telle que Marguerite Yourcenar écrive Souvenirs pieux et Archives du Nord pour qu'enfin nous sachions comment vivaient les femmes de la bourgeoisie et de la noblesse au xix e siècle. Mais auparavant ? A u temps de l'impératrice Marie-Thérèse ? Durant le règne de Charles Quint et au cours de notre période bourguignonne ? Autant de points d'interrogation plantés dans le vide le plus consternant. Consternant.

Certes, i l faut des archivistes, des érudits minutieux, et nous n'en manquons heureusement pas. Mais la Belgique est cruellement dépourvue, aujourd'hui, à quelques honorables exceptions près, d'historiens vraiment humanistes. Donc capa­bles de savoir et de nous dire que, jadis, i l y avait des femmes et quel fut leur rôle.

Fait singulier, les auteurs les plus riches d'informations en ce charmant et souvent émouvant domaine ne firent pas leurs études d'histoire. Je songe au regretté Luc Hommel et surtout à Carlo Bronne. L'un et l'autre ont dessiné d'admirables ou de piquants portraits de femmes. Carlo Bronne fut le premier à tirer de l'ombre la comtesse Le Hon et Mme de Nettine. Luc Hommel nous donna sur Marie de Bourgogne un ouvrage original et passionnant où il éclaira d'un jour nouveau la psychologie de la fille du Téméraire.

La preuve par la peinture

Le musée de la Vie wallonne à Liège consacra une exposition d'une qualité exceptionnelle à la vie féminine au siècle dernier. Visiter ces salles où était présentée et illustrée l'existence quotidienne des femmes, c'était pour l'historien un sujet de réflexions et de découvertes sans cesse renouvelées. Parmi celles-ci : d'extraordinaires contrastes entre la condition féminine dans le peuple et dans les classes aisées. L'usure précoce des visages, la grisaille du vêtement, la mauvaise condition physique des femmes d'ouvriers, voilà ce qui frappait nos regards de contemporains plus guère accoutumés à observer

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tant de différences entre l'aspect d'une ouvrière de 1988, celui d'une dactylo et d'une femme d'avocat ou de médecin.

Durant les années 1860-1900, l'architecture même des maisons révèle l'opposition des conditions sociales faites aux femmes. Pour les servantes, la cuisine-cave et la mansarde, soit les deux extrémités de la demeure dont les chambres les plus agréables sont réservées à celles dont les portraitistes tels que Stevens, Helleu, Boldini détaillèrent la grâce, la fraîcheur, la coquetterie.

Plus étonnant encore ? La permanence historique du clivage entre femmes du peuple et femmes du monde en Belgique. Comparez les paysannes peintes au XVP siècle par Bruegel à celles qu'on photographiait en 1900. Il n'y a aucune différence : c'est la même et rude silhouette, une identique et pesante démarche de corps habitués à porter lourd, à puiser l'eau du puits, à ramasser le bois dans la forêt, à nourrir le bétail, à amasser les gerbes de blé dans les chariots.

Si vous mettez en regard les portraits de femmes appartenant à des milieux aisés, vous leur verrez aussi une continuité évidente au cours des âges : coiffures très élaborées, bijoux de prix, étoffes somptueuses.

Il faudra attendre 1936 et la loi sur les congés payés pour que ces dames et ces demoiselles se retrouvent sur les mêmes plages, par exemple.

Après la dernière guerre, l'instauration, en 1945, de la Sécurité sociale améliora la condition féminine en garantissant enfin, à toutes les mères, les soins indispensables lors de leur accouchement. Ainsi s'effaça encore une barrière entre les femmes du peuple et celles de la bourgeoisie.

Depuis 1950, s'est vulgarisé l'usage des appareils ménagers. Le temps ainsi récupéré sur la lessive et la vaisselle permet aux femmes de disposer de loisirs dont leur mère fut frustrée.

On ne l'a pas assez souligné : les mouvements d'éman­cipation féminine, en Belgique comme ailleurs, se développèrent parallèlement à la multiplication des appareils ménagers, exac­tement comme la libération des masses ouvrières épousa de près les progrès du machinisme.

Nous vous proposons un jeu amusant. Etalez sur une table des illustrés féminins de 1870, 1900, 1920, 1940 et 1988.

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Comparez leur contenu. Vous serez stupéfaits et heureusement surpris de l'évolution de ces hebdomadaires. Il y a cent ans, ceux que lisaient nos aïeules ne leur offraient que des recettes de gigots ou de confitures, des modèles de robes, des petits conseils moralisateurs et souvent bêtifiants, l'une ou l'autre charade, un rébus, un feuilleton sirupeux très rose bonbon et totalement coupé du réel.

Aucun de ces illustrés ne révélait aux bourgeoises ce qu'était l'enfer des petites salariées de dix ans trimant dans les fabriques et les mines.

En 1900, voici un début d'émancipation : on conseille la bicyclette, on parle des suffragettes britanniques et on recommande les bains de mer, mais dans quels atours montgol-fiériques !

De 1920 à 1940, la presse féminine se cherche et innove, car elle doit tenir compte de l'impact d'événements qui transfor­mèrent profondément la condition de ses lectrices. Durant la guerre de 1914-1918, en effet, elles durent se substituer aux hommes et assumer des tâches très neuves pour elles : conduire des camions, diriger les entreprises familiales, régler la circula­tion dans les villes, etc.

Mais, de 1920 à 1940 aussi, les jeunes filles belges s'ins­crivent de plus en plus nombreuses dans les universités. Elles ne se contentent pas de magazines edulcores et ronronnants.

Enfin, en 1988, les illustrés féminins se veulent très complets. On y trouve des chroniques littéraires, médicales, artistiques, des suggestions pour décorer le home, des reporta­ges sur les femmes de science ou sur celles qui s'engagent dans la politique.

Une pierre de touche : les feuilletons à l'eau de rose sont remplacés par des récits d'une tout autre classe. Phéno­mène qu'on ne distingue pas assez parce qu'on manque de recul, mais les progrès remarquables du cinéma, devenu un grand art, influencent aussi l'opinion et la mentalité des femmes. Les oeuvres de Visconti, de Bergman et de Lelouch ont contribué à enrichir l'univers féminin dans des proportions mal mesurables. Qu'on compare les romans de Delly à Cris et Chuchotements et l'on nous comprendra.

Reste une énigme : la Belgique féminine d'aujourd'hui ne compte ni Françoise Giroud, ni Benoîte Groult, ni Gisèle

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Halimi, personnalités qui incarnent, chacune à sa manière, l'engagement intensément vécu dans les combats d'opinion.

Nos femmes parlementaires sont d'excellentes « ména­gères » de l'Etat, donc vouées davantage au concret, à l'organi­sation pratique de l'existence, aux aspects quotidiens des problèmes plutôt qu'à une remise en question de la société par la publication de livres chocs, d'articles étincelants ou de plaidoi­ries souvent pimentées de polémique.

Il faudrait, enfin, étudier l'influence de l'Eglise post­conciliaire sur les femmes, sous ses aspects négatifs et positifs. Le dépeuplement des grands ordres féminins et les difficultés qu'il pose aux religieuses de plus de cinquante ans, mais aussi la formation des petites communautés où une nouvelle vague de chrétiennes vit une foi moins formaliste, moins pharisienne que jadis. A quoi bon s'enfouir la tête dans le sable ? Tout le monde sait que nombreuses sont aussi les jeunes filles d'aujourd'hui qui ne pratiquent plus tout en professant un certain déisme et en manifestant en faveur de grandes causes humanitaires un dévouement et un enthousiasme combien émouvants.

Tels sont parmi d'autres les éléments d'une histoire de Belgique au féminin, mais cette histoire-là s'illustre de portraits.

Trois fortes têtes

L'élégante et douce Marguerite de Lalaing initia Pierre Paul Rubens et Antoine Van Dyck aux belles manières. Elle était le navire-école de la bonne éducation, cette grande dame anversoise qui appréciait l'obstination déployée par les jésuites pour apprendre à leurs élèves le maniement de la fourchette à table et l'usage du mouchoir.

Mais c'est d'une autre de Lalaing qu'il s'agit ici. De celle qu'on connut toute bardée de fer et l'épée au poing, criant face à l'ennemi : « Plutôt quitter la vie que quitter la brèche ! » Elle se nommait Christine, naquit en 1546 au château de Bailleul, fille de Charles de Lalaing et de Marie de Montmorency.

Le 2 juillet 1572, elle épouse Pierre de Melun, prince d'Epinoy et gouverneur du Hainaut. La bête noire de Christine, c'est Philippe IL Pourquoi ? Parce qu'il infligea un sort cruel à

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plusieurs membres de sa famille. Florent de Montmorency, emprisonné à Simancas, cette lourde forteresse dominant un lugubre bourg de Castille, le comte de Hornes, décapité à Bruxelles, et nous en passons. Alors, l'indomptable Christine va lutter, oui, pour se venger.

A peine Alexandre Farnèse a-t-il réussi par la paix d'Arras à rallier à Philippe II la noblesse wallonne que Christine refuse ce compromis.

« Prenez d'assaut Condé et Saint-Ghislain ! » enjoint-elle à son mari qui s'empresse d'obéir.

Mais tandis qu'il guerroie, les troupes espagnoles progressent à marches forcées vers Tournai et assiègent la ville. Point aisée à prendre celle-là : soixante-huit tours et quels remparts bien pansus ! Deux faiblesses : le petit nombre de soldats de la garnison et surtout l'absence de leur chef, Pierre de Melun, le mari de Christine. Celle-ci, nullement déconcertée, organise la résistance. Portant de hautes bottes, sanglée dans sa cuirasse, sa noire chevelure flottant au vent, elle se bat en lionne, participe à vingt-trois combats, commande, elle-même, une douzaine de sorties.

Ses soldats l'ont surnommée : « Monsieur le Prince ». Mais le 18 octobre 1581, les notables de la ville déclarent à Christine : « Nous manquons de boulets et de poudre et les bastions de l'enceinte s'écroulent les uns après les autres. Conti­nuer la lutte serait folie. »

Très pâle, les lèvres serrées, le regard buté, Christine rejette d'abord toute capitulation. Elle finira par céder. On engage des pourparlers avec les Espagnols et Farnèse envoie en négociateur le propre frère de Christine, Emmanuel de Lalaing, qui servait dans l'armée de Philippe II.

Emmanuel de Lalaing n'oubliera pas l'accueil que lui réserva sa sœur. Furie déchaînée, elle le qualifie de traître et lui affirme que Tournai ne se rendra que contre ses propres décisions.

Après cette orageuse entrevue, la ville résistera encore jusqu'au 30 novembre. Alors, Farnèse se montre grand sei­gneur. Il permet que la princesse sorte de Tournai à la tête de sa garnison, toutes bannières déployées.

A cheval, le bras en écharpe, Christine a de l'allure. L'armée espagnole rangée en bataille acclame l'indomptable

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princesse, et les soldats de Farnese d'abaisser leurs étendards jusque dans la poussière en hommage à leur héroïque et belle ennemie.

Alexandre Farnese s'avance à la rencontre de Christine et, selon le chroniqueur Strade, « la salue bien doucement ». Après ce spectacle prodigieux, la princesse s'en ira vivre à Anvers où elle s'éteindra, le 9 juin 1592, âgée de trente-six ans seulement.

Notre Pompadour

Jacques Pinaut ? Pas fier du tout, ce mendiant aveugle qui tend sa sébille aux Namurois. Comment Marianne Latrouille accepta-t-elle d'épouser ce clochard ? Mystère. Tou­jours est-il que, le 1e r mars 1734, leur naît une fille : Jeanne.

Dès qu'elle tiendra sur ses deux jambes, elle devra accompagner son mendigot de père et pousser la chansonnette pour apitoyer les passants.

Jeanne Pinaut, faite au tour, grandit et s'en va tenter fortune à Bruxelles. Comme elle dispose de ces arguments qui ne laissent pas les hommes insensibles, elle devient la maîtresse d'un magistrat riche et veuf. L'épouser ? Elle le voudrait bien, mais n'y réussit pas. Elle essaye alors de se marier avec le fils de son aimable protecteur. Nouvel échec.

Mais Jeanne Pinaut, si elle a perdu sa vertu, n'a pas gaspillé son temps, car la voilà s'introduisant dans la bonne bourgeoisie bruxelloise et s'y faisant appeler la baronne de Bellem.

Jolie, la baronne ? Non : superbe, imposante, pinçant son français, la repartie prompte ou feutrée selon les circons­tances.

Elle rencontre dans notre capitale un volumineux et redondant avocat, Henri Van der Noot, qui offre aux yeux de notre baronne plusieurs avantages : i l a la clientèle des riches abbayes, l'oreille du petit peuple bruxellois et de gros appétits dans tous les domaines. Comment Jeanne Pinaut téléguidera-t-elle le tonitruant tribun brabançon au cours de la révolution de 1789 contre Joseph II ? C'est un des épisodes les plus tragi-comiques de notre histoire. Et qu'on ne s'y trompe pas : la belle

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Namuroise est intelligente, elle écrit bien, elle se veut très informée. Son principal talent ? L'art de conspirer, de nouer les fils d'un complot, de jouer sur le clavier des ambitions et des ressentiments. Durant des semaines, elle éblouira même cet intellectuel d'élite qu'est Jean-François Vonck, cet intrigant tortueux, le chanoine Van Eupen et jusqu'au remarquable avocat Verlooy, auteur d'un curieux bouquin sur la renaissance de la langue flamande.

Ces hommes et tant d'autres, la baronne de Bellem les rassemble contre la politique de Joseph II, les encourage, organise elle-même le recrutement de volontaires belges à Breda et noue des rapports avec Beaumarchais pour qu'il nous vende des fusils.

Elle est partout, Jeanne Pinaut, toujours aussi pim­pante, vive, aux aguets. La police autrichienne la traque mais en vain, après qu'elle eut parcouru les Marolles et le quartier de Sainte-Catherine pour y soulever le peuple.

Le 18 décembre 1789, c'est le jour de gloire de la baronne de Bellem. Regardez-la se pavanant dans un somp­tueux carrosse au côté de Van der Noot. La révolution est victorieuse. Une foule immense acclame le gros tribun et son amie. Escortés de patriotes en armes, ils entrent dans la collégiale des Saints-Michel-et-Gudule, où le cardinal de Fran-kenberg accueille Jeanne Pinaut, baronne de Bellem, qui ira s'agenouiller sur le prie-dieu, hier encore réservé à l'archi­duchesse Marie-Christine de Saxe Teschen, sœur de la reine Marie-Antoinette et épouse de notre dernier gouverneur autri­chien.

Après le Te Deum, la baronne et son rubicond amant trôneront à la Monnaie dans la loge impériale pour y assister à une œuvre de Voltaire : la Mort de César.

Mais les lendemains ne chanteront pas pour Jeanne Pinaut. Grisée par ses triomphes, elle sombre dans le fana­tisme politique, persécute ses adversaires vonckistes, les libé­raux de l'époque. La « République des Etats belgiques unis », en proie à une anarchie tantôt délirante, tantôt grotesque, sera reconquise en décembre 1790 par les Autrichiens. La baronne de Bellem disparaît alors discrètement de notre scène nationale et elle finira ses jours aidée par sa fille Marianne, qui est une

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artiste-peintre assez douée se doublant d'une talentueuse musi­cienne.

Une femme d'affaires

Après Christine de Lalaing, cette Minerve en cuirasse, et Jeanne Pinaut, cette Pompadour namuroise et brabançonne à la fois, voici Marie-Anne de Biolley, une femme chef d'entreprise.

Elle est née le 7 janvier 1758 à Verviers, son père, Jacques Joseph Simonis, est un aristocrate aux idées neuves et à la vaste culture. A dix-neuf ans, elle épouse François de Biolley qui possède une fabrique de draps à Verviers. Mais ce charmant homme meurt jeune et sa veuve va se révéler une étonnante femme d'affaires. Voyez-la exporter du drap en Iran, en Turquie, en Russie, faire face aux troubles et aux drames dus à l'occupation française de notre pays, réussir à passionner Napoléon pour les progrès qu'elle introduit dans ses ateliers verviétois, où l'Empereur envoie pour y perfectionner leurs méthodes les fabricants de draps de Sedan, d'Elbeuf et de Louviers.

Comme le raconte Jean Schoonjans, en 1799, un personnage timide, malin, roux et génial se présente à Mme de Biolley. C'est un Anglais, venu de Suède. Il s'appelle William Cockerill. Il prétend avoir inventé des machines mécaniques à filer et à carder, capables d'exécuter le travail cent fois plus vite que ne le faisaient les travailleurs manuels. Il fallait alors à un ouvrier un jour entier pour filer un écheveau de laine. « Quatre cents écheveaux en un jour avec quatre hommes ! » affirme Cockerill. Mais i l avoue que personne jusqu'à ce moment ne l'a pris au sérieux.

« Essayons », dit Mme de Biolley. Et on essaya. Elle fit, à ses frais, l'expérience des fameuses machines. La tentative échoua sous les éclats de rire des concurrents. On essaya de nouveau. On remonta les machines. Et cela marcha. Les concurrents ne riaient plus.

Alors l'affaire Biolley prit des proportions fantasti­ques. Elle eut des succursales à Eupen, à Cambrai, partout. En même temps, Mme de Biolley s'occupait d'agriculture, d'éle-

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vage de moutons, de l'industrie du coton, du chanvre, de la houille.

Tout en amassant une fortune, Marie-Anne de Biolley octroie de bons salaires à ses ouvriers et finance des écoles pour leurs enfants.

Elle développe à ce point ses exportations que, en 1828, l'explorateur René Caillé entrant à Tombouctou où, avant lui, aucun Européen n'avait pénétré, y achètera au marché une pièce de drap portant cette étiquette : « Maison Biolley, Verviers. »

Marie-Anne de Biolley s'éteindra le 21 novembre 1831 au château d'Hodbaumont, non loin de Theux. Elle mériterait qu'on lui consacre tout un livre, et qui serait fascinant...

Madeleine d'Alcantara

Le cardinal Mercier parle aux Belges et sa voix d'outre-tombe mérite plus que jamais d'être entendue, respec­tée, obéie : « Ne point douter de la patrie, afin que vous demeuriez libres, afin que la Belgique garde son indépendance, sa dynastie et qu'elle se relève plus noble, plus fière, plus pure, plus glorieuse que jamais. La patrie est une association d'âmes qu'il faut à tout prix, fût-ce au prix de son sang, sauvegarder et défendre. »

Deux années après que Mgr Mercier ait rédigé ce texte, naît, le 18 janvier 1917 à Gand, Madeleine d'Alcantara. Elle aurait aujourd'hui soixante et onze ans. Elle serait toujours aussi belle, fière, nerveuse, s'intéressant à tout et à tous, rédigeant à la diable des lettres tantôt piquantes, tantôt émouvantes, et sportive et rieuse telle que nous l'avons connue après ses examens de philosophie et lettres aux facultés de Saint-Louis.

« Ces examens ? Tout à fait un match de tennis ! », et elle fourrageait dans son sac à main à la recherche d'un mouchoir, évidemment oublié chez elle.

La voilà suivant des cours d'histoire de l'art, d'italien, de cuisine, de sténo et, discrète, se faufilant dans les impasses des Marolles où elle soignait des vieillards et aidait des gosses à faire leurs devoirs.

Mai 1940 : Madeleine d'Alcantara est ambulancière-conductrice, les mains crispées sur le volant, fonçant à travers

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tout. Bientôt, elle organise un home pour les enfants les plus abandonnés, les plus affamés, au château d'Averschoot.

Avec Jean d'Ursel et Jean Greindl, Madeleine s'engage à fond dans la Résistance. Le 6 janvier 1943, la Gestapo l'incarcère à Saint-Gilles.

Sur la porte de sa cellule, la sinistre inscription : « Aile Sperren », donc ni lettres, ni colis, ni visites.

22 octobre 1943,7 heures du matin : Madeleine réussit à griffonner sur un morceau de toile : « Ayez le sourire. » C'est le dernier message qui parviendra à sa mère au moment où sa fille part pour Gross-Strelitz, au cachot, en attendant d'aller scier du bois et de trimer dans les champs, de l'aube à la nuit, dans la région de Kreuzberg, sous la surveillance d'implacables SS.

Novembre 1944 : Madeleine d'Alcantara est bagnarde à Ravensbriick. Neige, vent, interminables stations debout durant les appels, la bagnarde résiste, bien droite, la plus altière de toutes les vivantes statues de notre histoire.

Atteinte d'œdèmes au visage et aux jambes, elle meurt sur sa paillasse, dans la vermine, le 13 février 1945. Une question : combien y a-t-il de jeunes filles belges d'aujourd'hui qui connaissent Madeleine d'Alcantara ?

Une certaine Maria de Meester

On parle toujours des blondes Flamandes, mais à combien d'entre elles ne voit-on pas des yeux et des cheveux plus noirs que ceux de Carmen ?

Telle apparaît Maria de Meester, née le 8 avril 1857 à Roulers et éduquée à Ypres par les chanoinesses de Saint-Augustin.

Jolie, tenace, énergique, Maria de Meester. Elle a deux idées en tête : devenir chanoinesse de Saint-Augustin et missionnaire. Voilà pourquoi on la retrouve en octobre 1897 en Inde, très exactement à Mulagumudu.

En deux ans, Maria construit un vaste orphelinat où elle recueille et instruit trois cents petites hindoues. Elle leur apprendra à lire, à écrire et à faire de la dentelle. Infatigable, notre religieuse bâtit un sanatorium au cap Comorin, des écoles à Nagercoil.

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Appelée aux Philippines, on l'y voit multiplier les établissements d'enseignement. Mais Mgr Barthe, un jésuite, demande à Maria de Meester de revenir en Inde, au Madure. Il lui fallait, disait-il, mille religieuses ! Il en vint quatre, dont elle. A Sivi Liputhur, elle créa une mission pour les parias. Mais i l fallait retourner aux Philippines, à Baguio, chez les Igorotes. Il y avait là un camp de soldats indigènes, le camp John Hay, où des milliers d'hommes, de femmes et d'enfants vivaient littérale­ment comme des bêtes, tant était affreuse leur misère. Maria de Meester s'y fit transporter dans un camion militaire. Une école sortit de terre et débuta avec trois cents élèves.

Véritable saint Paul en version féminine et asiatique, toujours navigante, bourlingante, secouée sur de mauvaises pistes, affrontant la mousson, le soleil torride, les pires épidé­mies, la puanteur et les regards implorants de toutes les détresses, Maria de Meester s'en ira aux Antilles pour assurer des écoles et des dispensaires aux mulâtres.

1919, elle regagne la Belgique, y apprend que le noviciat de son ordre à Roulers est détruit. Qu'à cela ne tienne : elle en élèvera un à Louvain. Un Belge qui la connut écrit : « Mais déjà on la réclamait de toute urgence aux Indes. Elle allait partir lorsqu'une paralysie la terrassa. Pendant neuf années, elle lutta contre le mal. Mais, au cours des cinq dernières, elle resta clouée sur une chaise longue. Et qu'importe ? Elle trouva quand même moyen de fonder cinq maisons au Congo, deux en Chine, une dans les territoires des Peaux-Rouges, trois aux Indes occidenta­les, quatre aux Philippines. »

C'est le 10 octobre 1928 que meurt Maria de Meester, une des religieuses les plus sensationnelles de notre histoire.

Anna Bijns

Pourquoi achever cette galerie de portraits féminins, choisis au fil de notre histoire, par celui d'Anna Bijns ?

Une femme si discrète qu'on se demande quand elle naquit. En 1492 ou en 1494, et où ? A Anvers, d'après d'aucuns qui, n'en sachant trop rien, risquent donc une hypothèse. Entrée dans le monde en trottinant si menu, quand Anna Bijns le

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quittera-t-elle ? En 1540, selon certains écrivains, en 1575, selon d'autres.

J'avoue que la précision toute relative de ces dates m'indiffère assez. Ce qui est intéressant, c'est le long titre qu'on vous traduit ici du vieux flamand et qu'Anna Bijns donna au livre qu'elle publia le 9 août 1528 chez l'imprimeur anversois Jacob van Liesvelt : « Voici un beau et pur petit livre contenant beaucoup de jolis et artistiques poèmes remplis d'écriture sainte et de doctrine sur divers sujets, très bien faits par l'honorable et ingénieuse vierge Anna Bijns, de façon subtile et rhétoricienne réfutant dans la vérité toutes les erreurs et abus provenant de la maudite secte luthérienne, laquelle a été condamnée. »

La petite béguine qui signe cet ouvrage est aussi institutrice et elle donne des leçons dans sa demeure à l'enseigne de Het Roost Kerken.

Rien, rigoureusement rien ne l'oblige à s'engager de tout son être, et en prenant combien de risques, dans la lutte contre la Réforme. Elle est la première femme-polémiste de notre histoire, et, dans un flamand tantôt truculent, tantôt subtil, la voilà qui dessine des caricatures moliéresques des pseudo-savants qui discutent théologie sans y rien connaître. Elle ne ménage pas le clergé, qu'elle estime très assoupi, et elle reproche à ses contemporains leur amoralité. Elle a les bavards en horreur, car elle déteste la logomachie des intellectuels de son temps, une logomachie très contagieuse, car, écrit-elle : « 'T volck Clapt nu dat en de tanden dater en » (le peuple parle tellement que les dents lui en claquent).

Et que signifie cette façon de pérorer : « In d'een hand d'Evangelie, in t'ander den pot » (dans une main l'Evangile, dans l'autre un pot de bière).

Ironisant sur les précieuses ridicules déjà nombreuses en son siècle, Anna Bijns écrit qu'à force de perdre leur temps à philosopher elles ne savent plus ni cuisiner ni filer la laine. Et les sectes protestantes ?

Anna Bijns est, ne l'oublions pas, témoin de leurs excès et de leurs violences, aussi ne ménage-t-elle pas les partisans de Luther. Elle les qualifie, par exemple, de « ongeleerde buffels », de bœufs illettrés, et les compare tantôt à des boucs, tantôt à des loups. Ces intempérances de langage étonnent, certes, car elles

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contrastent avec la merveilleuse poésie dont ruissellent de nombreux textes d'Anna Bijns.

D'ailleurs, la virulence de ses réactions au protestan­tisme vaudra à la béguine anversoise des haines coriaces et de vertes ripostes.

Qu'en pense-t-elle ? Elle écrit : « Du moment que vous voulez travailler à quelque chose de grand, vous rencontrerez plus d'amertumes que de douceurs. »

Ce quelque chose de grand évoqué par Anna Bijns, si souvent rééditée au cours des xvi e et xvn e siècles, préfigure la vie de Pierre Paul Rubens qui sera, d'ailleurs, un fervent lecteur de notre poétesse. Mais si Anna Bijns nous attire, c'est par son allergie à tous les snobismes et à tous les engouements de son siècle. Il apparaît alors de bon ton d'être protestant. Ne pas suivre Luther, c'est se ranger parmi les esprits rétrogrades. Ne point se moquer de la Rome pontificale ? Quelle preuve d'abrutissement et d'ignorance !

Anna Bijns rame donc à contre-courant. Elle rejette les préjugés, les lieux communs, on dirait aujourd'hui les slogans qu'on répand autour d'elle.

Elle va exercer une influence profonde sur son contem­porain Pieter Bruegel. Plusieurs de ses toiles, dont la Chute des anges rebelles, illustrent des poèmes antiluthériens de la petite béguine anversoise.

Quand Bruegel peint un prêche protestant, c'est encore d'Anna Bijns qu'il s'inspire, et lorsqu'il évoque, en un boulever­sant tableau, la Mort de la Vierge, comme il se révèle, une fois de plus, tributaire de l'image que nous donne Anna Bijns de la mère de Dieu, dans ses poèmes !

Le jour où une étudiante flamande en histoire consa­crera sa thèse aux délicates et étranges longueurs d'ondes reliant Anna Bijns à Pieter Bruegel, notre littérature nationale s'enrichira.

JO GÉRARD