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LE KRACH AGRICOLE GÉOÉCONOMIE REVUE TRIMESTRIELLE - ÉTÉ 2008

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G É O É C O N O M I EREVUE TRIMESTRIELLE - ÉTÉ 2008

Diffus ion :La Documentation française29, quai Voltaire75 344 Paris Cedex 07Téléphone : 01 40 15 70 00Télécopie : 01 40 15 68 00www.ladocumentationfrançaise.fr G

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ENTRETIENLes enjeux de la présidence française de l’Union européenne

Pascale JOANNIN

DOSSIERLE KRACH AGRICOLEPropositions pour une nouvelle vision de l’agricultureJacques CARLES

Marchés agricoles en ébullition : diagnostic et évaluation des risques pour l’économie mondialeThierry POUCH

Agriculture : la nouvelle donne mondiale et les perspectives à moyen et long termeBruno PARMENTIER

Ne pas sacrifi er l’agriculture françaiseChristian PÈES

Les biocarburants : un engagement responsableXavier BEULIN

VARIALe réchauffement climatique : un dilemme du prisonnier aux conséquences catastrophiquesJean-Paul MARÉCHAL

Iran : l’émergence d’une puissance régionaleBarry RUBIN

G É O É C O N O M I E46 - ÉTÉ 2008

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Diffus ion :La Documentation française29, quai Voltaire75 344 Paris Cedex 07Téléphone : 01 40 15 70 00Télécopie : 01 40 15 68 00www.ladocumentationfrançaise.fr GÉ

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ENTRETIENLes enjeux de la présidence française de l’Union européenne

Pascale JOANNIN

DOSSIERLE KRACH AGRICOLEPropositions pour une nouvelle vision de l’agricultureJacques CARLES

Marchés agricoles en ébullition : diagnostic et évaluation des risques pour l’économie mondialeThierry POUCH

Agriculture : la nouvelle donne mondiale et les perspectives à moyen et long termeBruno PARMENTIER

Ne pas sacrifi er l’agriculture françaiseChristian PÈES

Les biocarburants : un engagement responsableXavier BEULIN

VARIALe réchauffement climatique : un dilemme du prisonnier aux conséquences catastrophiquesJean-Paul MARÉCHAL

Iran : l’émergence d’une puissance régionaleBarry RUBIN

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GÉOÉCONOMIE | Été 2008

Si la décennie 1970 fut celle de l’arrivée aux limites de la longue phase de croissance et de plein-emploi, les années qui suivirent devaient être annonciatrices d’une ère nouvelle, celle d’une croissance non moins durable fondée sur les nouvelles technologies, l’immatériel, le cognitif. La forte croissance américaine qui ponctua les deux mandats de William Clinton, dans le sillage de laquelle s’inscrivit le regain d’activité en Europe, et sur lesquels se greffèrent d’importants bouleversements géopolitiques, ont accoutumé les sociétés à cette idée que l’économie mondialisée, le triomphe du marché et de la démocratie étaient désormais les vecteurs du bien-être et de la paix. Si elle a été porteuse d’espoirs, la mondialisation est désormais tout autant messagère du pire, la « crise alimentaire » actuelle en constituant l’un des révélateurs les plus puissants, comme nous nous proposons de le voir.

Marchés agricoles en ébullition : diagnostic et évaluation des risques pour l’économie mondiale

Thierry POUCHResponsable du service références et études économiques à l’Assemblée permanente des chambres d’agriculture, chercheur associé HDR au laboratoire organisations marchandes et institutions de l’université de Reims Champagne-Ardenne.

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Thierry POUCH

La succession des crises, tant économiques que fi nancières, se transformant parfois en tensions géopolitiques, a rappelé que les croyances en une révolution scientifi que et technologique comme base même de l’accroissement de la productivité, en une fi nance globalisée censée fournir à l’économie les instruments de fi nancement adaptés à la dynamique du progrès technique et de l’innovation, et par conséquent à la croissance et à l’emploi, ces croyances n’ont été que des mythes. Car depuis près de deux ans, les signes de crise se multiplient, les déséquilibres mondiaux s’accentuent, et les marchés des produits de base – matières premières agricoles notamment – sont entrés en ébullition. La récente et brutale augmentation des prix agricoles constitue en effet une dimension – presque – inattendue de l’instabilité actuelle qui règne dans l’économie mondiale. Presque, car la force des croyances économiques antérieures résida dans le fait que le secteur agricole était perçu comme résiduel dans le fonctionnement même de l’économie capitaliste, comme devant s’effacer devant la puissance de l’innovation technologique, puisque les sources d’approvisionnement étaient nombreuses, diversifi ées et peu coûteuses dans le monde, de grands producteurs agricoles émergents comme le Brésil et l’Argentine étant dotés de surfaces et de capacités de production colossales, pour peu que le processus de libéralisation des échanges de produits agricoles et alimentaires aboutisse au travers d’un accord commercial multilatéral à l’OMC.

Ce qu’il est convenu de nommer la « crise alimentaire » de ce début de XXIe siècle constitue une force de rappel non moins brutale. Dans l’esprit des économistes qui hier avaient dédaigné le secteur primaire et les biens agricoles en particulier, et discrédité des politiques agricoles supposées entraver le libre jeu de la concurrence, l’agriculture et l’alimentation redeviennent des facteurs décisifs de la croissance et du développement, qui présupposent cependant une organisation et des institutions dont la mission est de réduire l’instabilité chronique régnant sur les marchés. Les déséquilibres entre l’offre et la demande sur les marchés mondiaux de produits agricoles et alimentaires, en suscitant dans certains pays des « émeutes de la faim », rappellent que les conditions matérielles de la vie des êtres humains reposent fondamentalement sur une organisation de la production de denrées et de l’accès à la nourriture. La Banque mondiale a elle-même rappelé dans son Rapport sur le développement dans le monde 2008 l’importance de l’agriculture dans le développement des nations les plus pauvres, après plus d’un quart de siècle d’oubli de ce secteur.

L’originalité de la situation présente réside à la fois dans le constat de l’échec de la mondialisation et dans la restauration de la légitimité d’un secteur et d’une politique agricoles que l’on estimait jusque-là davantage entraver la

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concurrence que l’inverse. Or les perspectives convergent pour montrer que la hausse des prix des matières premières agricoles devrait se prolonger à moyen terme, hausse qui pose et posera le problème de l’accès à la nourriture pour une partie de la population mondiale, et qui attisera tout autant les convoitises des pays producteurs pour capter une demande mondiale dont la dynamique ne faiblirait pas d’ici à 2030. L’enjeu des années à venir a par conséquent trait aux orientations – choix entre deux modèles d’organisation de l’agriculture – qui seront prises en matière d’agriculture et d’alimentation. Soit la libéralisation des échanges de produits agricoles sera effective et la mondialisation, loin d’unifi er le monde, amplifi era sa fragmentation, soit l’agriculture sera considérée comme un domaine inaliénable de l’économie des nations, propre à garantir l’autosuffi sance alimentaire de chacune d’entre elles – il s’agirait alors d’une donnée anthropologique fondamentale –, les politiques agricoles ayant pour fonction fondamentale de nourrir les populations et de faire progresser les sociétés.

L’objet de cet article est donc de revenir sur les causes multiples de la brutale, et pourtant prévisible, augmentation des prix agricoles qui a interrompu la baisse des vingt-cinq dernières années (première partie), accompagnées d’un diagnostic sur le profi l actuel de l’économie mondiale. Ensuite, nous nous proposons de tracer les contours des probables tensions géoéconomiques qui pourrait en découler (seconde partie). Car le processus de hausse des cours des matières premières agricoles et la crise alimentaire qui lui est associée, constituent un révélateur supplémentaire de l’instabilité endémique de l’économie mondiale.

Des marchés agricoles en ébullition : pourquoi ?

Une précision méthodologique s’impose d’emblée. Aucune distinction n’ayant en effet été effectuée dans le propos introductif de cet article, de quoi parlons-nous lorsque nous indiquons que les prix des « matières premières agricoles » ont augmenté depuis près de deux ans ? Au regard de l’évolution de ces prix sur les marchés mondiaux, il est nécessaire de décomposer cet ensemble que constituent les matières premières agricoles. On distingue habituellement les « produits agricoles alimentaires » (agricultural food products) – y compris leurs usages non alimentaires comme nous allons le voir plus bas – des « produits de base agricoles » (agricultural raw materials). Or ce sont davantage les agricultural food products qui sont entrés dans un cycle haussier, les agricultural raw materials enregistrant encore quelques baisses depuis le début des années 2000, comme le montre le cas du coton (graphiques 1 et 2). Sur une longue période, les prix de ces produits agricoles,

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alimentaires et non alimentaires, ont enregistré, selon les sources, une baisse modérée, moins accentuée pour les agricultural food products que pour les agricultural raw materials. Il a fallu attendre la décennie 1970 pour voir les cours de ces produits augmenter considérablement, dans le sillage du pétrole. À cette phase de hausse succéda un mouvement de repli des prix, jusqu’à la fi n des années 1990 environ. Les phases de hausse succédant aux phases de baisse, les prix des produits agricoles et alimentaires et des matières premières agricoles connaissent des fl uctuations de grande ampleur. La complexité est accentuée par des sources et des traitements des données statistiques extrêmement variés d’un auteur à l’autre 1. Cette précision méthodologique étant faite, c’est donc sur la hausse des prix agricoles et alimentaires, les agricultural food products, que portera notre analyse de l’ébullition dans laquelle se trouvent les marchés depuis plus de deux ans.

Une spirale haussière s’est donc enclenchée sur les marchés sur lesquels se réalisent des transactions de produits agricoles et alimentaires. L’indice CRB-Reuters, instrument synthétisant la plupart des prix sur les marchés des agricultural food products, indique en effet que sur la période 2000-2007, la hausse du prix du blé a été de 236 %, celle du riz de 234 %, du sucre de 120 %, et du cacao de 182 %, l’indice global alimentaire ayant quant à lui progressé de 107 % 2. Ces variations sont conséquentes, et leurs effets désastreux pour les populations ne disposant que de faibles revenus pour se procurer ces denrées alimentaires. Les niveaux des prix agricoles demeurent toutefois encore inférieurs à ceux des années 1970, période durant laquelle le prix du baril de pétrole fut multiplié par quatre. Les produits agricoles et alimentaires avaient en effet connu à cette époque une brusque envolée de leurs prix, illustrative d’une croissance soutenue de la demande mondiale induite en partie par le recyclage des pétrodollars et l’émergence d’une économie mondiale d’endettement. La confi guration actuelle constitue toutefois une rupture par rapport à la tendance antérieure, celle des années 1980, durant laquelle la faiblesse des prix de ces produits fut une donnée économique de base, confi rmant l’idée que des cours tendanciellement trop bas permettaient aux pays utilisateurs de ponctionner une rente au détriment des producteurs locaux situés en particulier dans les pays en développement. Ce sont essentiellement les produits végétaux – blé, maïs, soja, riz – qui ont enregistré les hausses les plus fortes depuis

1. Lire sur cette complexité V. Géronimi, L. Mathieu, A. Taranco [2007], « Les cours internationaux des produits agricoles : tendances et cycles », in J.-M. Boussard et H. Delorme (éds.), La régulation des marchés agricoles internationaux, éditions L’Harmattan, coll. « Biologie, écologie, agronomie », p. 27-51.

2. Voir le site du Commodity Research Bureau : www.crbtrader.com

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plus de deux ans, comparativement aux produits animaux, les prix du lait et des produits laitiers ayant connu une nette augmentation au cours du second semestre de 2007, pour retomber ensuite.

Graphique 1

Des hausses d’ordre conjoncturel…

Dans leur précipitation à jeter le discrédit sur le secteur agricole, les économistes, les experts et les pouvoirs publics ont un peu trop rapidement évacué le rôle toujours prépondérant du climat et de ses aléas sur les productions agricoles. Il faut en effet distinguer la saisonnalité des cultures agricoles des risques encourus par les producteurs dès lors que les conditions climatiques se dégradent ou s’éloignent d’un profi l jugé standard, engendrant l’anéantissement total ou partiel des récoltes. Ce qui distingue l’agriculture des autres secteurs d’activité économique a trait aux quantités que l’agriculteur peut obtenir de sa production et est en mesure d’acheminer sur le marché, à partir d’une combinaison donnée mais évolutive de facteurs de production. L’aléa climatique constitue donc une donnée fondamentale de l’agriculture, donnée appelée à le devenir sans doute davantage en raison du processus dit de « réchauffement climatique » 3. Dans le même registre, les productions animales sont régulièrement exposées aux risques sanitaires, certains virus ou bactéries pouvant conduire à détruire un cheptel, destruction engendrant un déséquilibre offre-demande sur le marché.

3. Lire W. R. Cline [2008], « Global Warming and Agriculture », Finance and Development, March, p. 1-5. Sur les principales particularités de l’activité agricole, se reporter à J.-M. Boussard [1987], Économie de l’agriculture, éditions Economica, coll. « Économie agricole et agroalimentaire ».

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Graphique 2

Sur les deux années écoulées, le risque climatique que représente la sécheresse a frappé certaines régions du monde, comme l’Ukraine, une partie de l’Union européenne, et surtout l’Australie. Ce pays producteur de blé est sans doute marginal sur la scène céréalière internationale, puisqu’il ne représente que 2 % de la production et 7 % des exportations mondiales de blé, mais dans la mesure où il exporte, selon les années, entre 55 et 70 % de sa production, une variation de la quantité qu’il achemine sur le marché mondial peut occasionner des fl uctuations importantes des cours. Si l’on ajoute à ce paramètre les mauvaises récoltes enregistrées dans des zones fortement consommatrice de denrées comme le blé – cas de l’Inde, du Maroc ou même du Brésil – le déséquilibre entre l’offre et la demande n’a fait que s’aggraver, au point d’inciter certains pays à recourir au contingentement de leurs exportations afi n de limiter les effets de la hausse du prix. Le plus préoccupant est que l’Australie n’en est pas à sa première sécheresse. Si les années 2006 et 2007 ont été sévères, des épisodes antérieurs de sécheresse se sont produits, limitant considérablement la pertinence de l’idée d’ « accident climatique ». Relevons tout de même que, au moins pour l’année 2008, les prévisions de production de blé établies par le Conseil international des céréales (CIC) et par le Département américain de l’agriculture (USDA) apparaissent bien meilleures, ces prévisions ayant récemment occasionné un repli du cours du blé à Chicago (graphique 3). L’USDA estime que la production mondiale de blé en 2008/2009 atteindrait 663 millions de tonnes contre 610,7 récoltées en 2007/2008 et 606 en 2006/2007, en raison notamment de meilleures conditions climatiques en Ukraine et en Russie. Le prix du maïs quant à lui devrait rester sur un trend haussier, l’impact des inondations dans le Midwest américain risquant d’être substantiel. Vue sous cet angle, il résulte que l’augmentation actuelle des cours des produits agricoles, pour réelle qu’elle

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soit, est également illustrative d’une volatilité chronique sur des marchés agricoles de dimensions somme toute étroites 4.

La croissance du prix du baril de pétrole n’est sans doute pas par ailleurs étrangère à l’envolée du prix des produits agricoles et alimentaires. Par l’alourdissement du coût des transports, l’augmentation du prix du pétrole s’est répercutée sur le prix de ces produits, d’autant plus qu’il y eut antériorité de la hausse du prix du pétrole sur les prix de certaines matières premières comme le blé. Si à ce surcoût du carburant on adjoint la saturation des capacités d’expédition et la congestion des infrastructures portuaires, un quart du prix d’une tonne de céréales serait imputable à ces mouvements de prix des carburants et du fret maritime. Il ne s’agit certes pas d’un facteur strictement conjoncturel, puisque les projections les plus récentes indiquent que le prix du pétrole devrait se maintenir à un niveau élevé, en raison notamment d’une demande mondiale qui resterait soutenue, mais il n’est pas exclu qu’une phase de repli s’enclenche en fonction de variables économiques (une remontée de la production des pays de l’OPEP ou un déclin de la demande mondiale corrélatif de l’entrée en récession des pays industrialisés) ou géopolitiques (une accalmie au Proche et Moyen-Orient), repli qui entraînerait avec lui les produits agricoles et alimentaires 5.

Si les prix des hydrocarbures exercent un effet indéniable sur les prix agricoles et alimentaires, l’impact du taux de change du dollar apparaît non moins réel. Évoluant depuis le milieu de la décennie quatre-vingts avec des défi cits de leurs transactions courantes colossaux, et confrontés à une crise économique et fi nancière dont on a pas encore mesuré toutes les conséquences, les États-Unis n’ont d’autre arme que de laisser se déprécier leur billet vert par rapport aux principales autres devises du monde, euro et yen en particulier, afi n de soutenir une activité économique par le biais du commerce extérieur, alors que, jusque-là, c’était l’endettement et la demande des ménages qui contribuaient à la croissance. Le processus de repli du dollar vis-à-vis de l’euro notamment avait d’ailleurs été enclenché dès 2001, et s’est amplifi é par la suite (graphique 4).

Ce rapide détour par la macroéconomie internationale signifi e que, puisque la plupart des matières premières agricoles sont cotées en dollar, toute dépréciation de cette devise provoque une baisse des prix de ces

4. Cf. D. Lautier et Y. Simon [2004], « La volatilité des prix des matières premières », Revue d’économie fi nancière, numéro 74, p. 21-61, ainsi que H. Saadi [2005], L’économie des matières premières, éditions L’Harmattan, coll. « L’esprit économique ».

5. Sur les perspectives relatives au prix du pétrole, lire P. Artus [2008], « Prix du pétrole : quelles perspectives ? », Flash économie, Natixis, numéro 233, 4 juin, p. 1-12.

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denrées, certes profi table aux consommateurs qui intensifi ent leur demande, mais qui incite les producteurs à redresser leurs prix de vente. Dans le même registre, la crise fi nancière et l’affaiblissement du dollar ont par surcroît érodé les rendements des actifs fi nanciers placés dans l’immobilier ou dans d’autres types d’actifs libellés en dollars, entraînant de la part de leurs détenteurs la recherche de placements plus rentables, le pétrole et les produits agricoles constituant des actifs de substitution, au moins à court terme. L’affl ux de capitaux vers des actifs liés à l’agriculture repose sur une abondance de liquidités mondiales. Comparativement aux prix du baril de pétrole et des métaux, dont l’ascension s’enclenche dès 2003, on voit bien sur le graphique 3 la concomitance de la crise immobilière qui se déploie durant l’été 2007, et la brusque montée des prix agricoles, en particulier ceux du blé et du maïs, le soja ayant déjà connu un pic en 2004/2005. Mais si cette stratégie de diversifi cation des portefeuilles d’actifs qui s’est portée sur les produits agricoles participe de la hausse des prix, l’effacement de la composante spéculative n’entamerait sans doute pas la durabilité des hausses constatées, car des causes plus structurelles expliquent l’ébullition sur les marchés.

Graphique 3

…indissociables de paramètres plus structurels

Il est fort délicat de procéder à une démarcation infranchissable entre des facteurs conjoncturels et des variables plus structurelles pour conduire une analyse économique sur un domaine ayant fait l’objet, depuis au moins deux siècles, de controverses passionnées, fondatrices de la discipline « économie

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politique » 6. Ces facteurs interagissent continuellement entre eux selon une dimension spatio-temporelle. Ces interactions sont par surcroît amplifi ées par une mondialisation qui a élevé le degré d’interdépendance des pays et des variables économiques à un degré rarement atteint dans l’histoire économique des nations. Prenons le cas du taux de change du dollar et des prix des agricultural food products. En se dépréciant, la devise américaine diminue le coût d’acquisition de ces biens agricoles et alimentaires importés, engendrant un surcroît de demande émanant de pays n’appartenant pas à la zone dollar. Ces mêmes pays, constatant la dépréciation de la devise américaine, opèrent une détente sur leur politique monétaire via le taux d’intérêt, expansionnisme monétaire qui exerce une pression supplémentaire à la hausse sur la demande de produits agricoles et alimentaires, processus se heurtant à une insuffi sance d’offre. La demande mondiale en sort donc rationnée.

Cet exemple montre à l’envi que le conjoncturel se mêle au structurel, l’exacerbe, car la demande mondiale se portant sur les produits agricoles et alimentaires avait déjà amorcé un mouvement de hausse depuis que des pays émergents ont vu leur niveau de vie augmenter sous l’infl uence de taux de croissance très élevés, mouvement amplifi é depuis par la baisse de la devise américaine. Dans la mesure où cette croissance de la demande ne se limite pas au seul secteur agricole, puisqu’elle a touché ceux des métaux et du pétrole, et qu’elle émane des principaux pays émergents dont la croissance moyenne du produit intérieur brut (PIB) est forte et durable, il n’y a guère de motifs recevables pour estimer que les tensions sur les marchés des matières premières ne s’inscriront pas dans la durée. Ces mouvements joints sur les marchés des matières premières sont désormais bien connus depuis que les travaux de R. S. Pindyck et J. J. Rotemberg ont montré que les prix des différentes matières premières peuvent suivre des tendances voisines, voire communes, non seulement en raison du comportement des agents fi nanciers (herd behavior), mais aussi au regard de variables macroéconomiques comme la croissance du PIB ou le taux de change d’une devise, le dollar servant notamment de monnaie de référence dans la fi xation des cotations internationales 7.

6. Pour une approche détaillée et documentée des interactions entre production et prix agricoles, salaire et développement économique, et des débats que ce problème a suscité dès la fi n du dix-huitième siècle, se reporter à P. Vidonne [1987], La formation de la pensée économique, éditions Economica.

7. Se reporter à R. S. Pyndick and J. J. Rotemberg [1990], « The Excess Co-movement of Commodity Prices », Economic Journal, vol. 100 (403), December, p. 1173-1189. Voir également S. Antoshin et H. Samiei [2006], « Modeling the Relationship Between Speculation and Commodity Prices », International Monetary Fund, World Economic Outlook, Chapter 5, September, p. 26-30.

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Il convient du coup de prendre la pleine mesure du caractère durable du processus d’industrialisation des économies émergentes, lequel se répercute sur les marchés des matières premières. Les principales économies émergentes, d’Asie en particulier, s’industrialisent en effet à un rythme accéléré. Dégageant des surplus commerciaux et accumulant des réserves fi nancières conséquentes, disposant de taux d’épargne nationaux pouvant avoisiner, comme en Chine, les 60 % du PIB, ces économies non seulement rattrapent les pays industrialisés, mais sont au cœur en quelque sorte d’un basculement du centre de gravité de l’économie mondiale (graphique 5). Même s’il existe des facteurs de vulnérabilité économique et fi nancière chez certains d’entre eux, la Chine y étant exposée plus que d’autres en raison des créances qu’elle détient sur les États-Unis et qui peuvent se dévaloriser, l’Asie de l’Est et du Sud-Est est davantage qu’une zone émergente de co-prospérité. Elle préfi gurerait ce que pourrait être l’économie-monde des cinquante ou cent prochaines années, au sens où l’historien de l’école des Annales F. Braudel l’entendait, c’est-à-dire un centre économique de taille mondiale qui tend à accumuler et à produire les richesses – mais aussi le pouvoir, le savoir et la culture 8. L’Asie, et la Chine en premier lieu, se seraient emparées de la première dimension.

L’élévation des niveaux de vie, la formation d’une classe moyenne dont les modes de consommation alimentaire se transforment, une croissance démographique encore vigoureuse, une montée de l’urbanisation, autant d’éléments permettant de constater et d’entrevoir la persistance d’une demande vigoureuse de produits agricoles et alimentaires. L’émergence de la classe moyenne chinoise représente encore une faible part de la population

8. F. Braudel [1979], Civilisation matérielle, économie et capitalisme, XVe-XVIIIe siècles, éditions Armand Colin, 3 tomes. Voir également C. Grataloup [2007], Géohistoire de la mondialisation. Le temps long du monde, éditions Armand Colin, coll. « U ». Sur le débat économique qu’une telle perspective suscite, lire J. Mistral [2006], « Le bassin pacifi que : future “économie-monde” ou catastrophe en préparation ? », Document de travail 2006-2, Agence fi nancière de l’ambassade de France aux États-Unis, Washington, mars, p. 1-34. D’autres auteurs indiquent même que l’ère de l’hégémonie des pays occidentaux sur le monde s’achève. Sur ce dernier point, lire M. Aglietta [2008], « La gouvernance du système monétaire international », Regards croisés sur l’économie, numéro 3, mars, p. 276-285, ainsi que M. Aglietta [2008], « La rivalité monétaire sino-américaine et le régime de change de la Chine », in P. Artus (éd.), La Chine, Presses Universitaires de France, coll. « Descartes et Cie », p. 35-54. Cette interrogation demeure pour le moment suspendue à la diffusion de la crise économique et fi nancière américaine aux pays émergents. Parmi les facteurs cruciaux de vulnérabilité de l’Asie, celui relatif aux répercussions de la crise américaine sur la zone asiatique, dont le degré d’ouverture commerciale vis-à-vis des États-Unis est élevé, apparaît le plus immédiat. Si la thèse du découplage des rythmes économiques s’avère inexacte, ne serait-ce qu’en raison d’une mondialisation qui a accentué l’interdépendance des nations, il est probable que le rôle de l’Asie sur les marchés mondiaux agricoles en serait diminué, provoquant un repli des cours de ces denrées agricoles et de ces produits alimentaires.

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totale, mais l’on peut supposer qu’une fois l’industrialisation de la Chine achevée, l’effectif des classes moyennes augmentera, occasionnant une croissance de la demande intérieure au détriment de l’actuelle stratégie de croissance fondée sur l’exportation. L’hypothèse d’une forte hausse future des importations chinoises de produits agricoles et alimentaires apparaît de ce point de vue raisonnable.

Graphique 4

Les mutations en cours dans ces pays émergents se traduisent par une progression régulière de la consommation de produits carnés, nécessitant un recours massif aux importations de produits agricoles destinés à la nourriture du bétail (il faut 7 kilos de grains pour produire un kilo de viande de bœuf, 4 pour le porc et 2 pour les volailles) (tableau 1). C’est le cas de la Chine qui, en tant que principal producteur mondial de viande porcine, importe massivement du soja en provenance du Brésil ou d’Argentine, pour acquérir des matières protéiques destinées à l’alimentation animale. On consommait 50 kilos de viande par an et par habitant en 2006 en Chine, contre seulement 20 kilos vingt ans auparavant.

La grande interrogation pour l’avenir proche est de savoir si la Chine va privilégier le maintien de son autosuffi sance alimentaire ou bien sacrifi er son agriculture sur l’autel de l’industrialisation, un peu à l’image de ce que l’Angleterre fi t au milieu du XIXe siècle en abrogeant les Corn Laws, et exercer un véritable big bang sur les marchés mondiaux agricoles, occasionnant une nouvelle spirale de hausse des prix en raison des importations massives qui

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découleraient d’un renoncement à l’agriculture 9. L’évolution du profi l du commerce extérieur agroalimentaire chinois, devenu défi citaire depuis le début des années 2000, des superfi cies cultivées et des effectifs d’agriculteurs constituent sans doute les premiers indices allant dans le sens de la seconde hypothèse, mais la réponse à une telle question requiert de la nuance, car les autorités chinoises ont récemment redéployé leur politique agricole dans le sens d’une effi cacité croissante des conditions de fi nancement de l’activité agricole, d’une croissance de l’investissement productif (+31 % en 2007) afi n de stimuler la production de grains et conserver ainsi une autonomie alimentaire. On ne peut par conséquent incriminer la Chine – et elle seule – et ses importations pour expliquer l’envolée récente des prix des agricultural food products. Il en est de même pour l’Inde, dont la balance commerciale agroalimentaire, contrairement à celle de la Chine, demeure excédentaire, indicateur suffi sant pour montrer que les importations de ce pays ne sont pas aussi élevés qu’on le dit dans la presse. L’Inde – l’agriculture y contribue encore pour 20 % à la valeur ajoutée en 2007 – semble davantage préoccupée par la préservation de son autosuffi sance alimentaire, quand bien même celle-ci serait des plus précaires.

Si la Chine était en 2006 le quatrième importateur mondial de ce type de produits, l’Union européenne, les États-Unis et le Japon formaient quant à eux en 2006 près de 30 % des importations mondiales, l’UE étant dans une situation de défi cit commercial agroalimentaire chronique depuis le milieu des années 1960 (graphique 6). Il conviendrait donc d’évaluer l’impact des importations américaines et européennes sur la formation des prix mondiaux. Au regard de ce qui a été dit précédemment, cette dynamique de la demande mondiale de produits agricoles et alimentaires s’est heurtée à une raréfaction de l’offre mondiale, déséquilibre ayant occasionné une envolée des prix des principales productions 10. S’inscrivant au-delà de la seule dimension conjoncturelle, cette moindre disponibilité de l’offre s’est amplifi ée pour au moins deux raisons supplémentaires. Il s’agit d’abord

9. Lire Y. Hé et J.-C. Simon [2005], « La dynamique agricole chinoise face au commerce mondial : un nouveau Big Bang ? », Revue Tiers-Monde, Tome XLVI, numéro 183, juillet-septembre, p. 517-537, ainsi que M. Kuhn [2007], « Lest défi s et mutations de l’agriculture chinoise », Revue Chambres d’agriculture, numéro 966, octobre, p. 9-40. Pour un aperçu des positions respectives des grands pays producteurs face à la libéralisation des marchés mondiaux agricoles, consulter A. Pontvianne [2007], « Les grandes agricultures mondiales face à la libéralisation », in INSEE (éd.), L’agriculture : nouveaux défi s, INSEE édition, coll. « Références », p. 107-122.

10. De plus, l’élasticité-prix de la demande étant faible, toute variation à la hausse des prix agricoles et alimentaires n’engendre que peu de réaction de la part des demandeurs. La tension sur le prix peut d’autant mieux perdurer, que l’offre elle-même nécessite un délai assez long avant de s’ajuster à la demande.

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de l’usage croissant qui est fait des productions agricoles à des fi ns non alimentaires. L’alourdissement du coût d’approvisionnement en pétrole pour les pays consommateurs, l’incertitude persistante sur les réserves pétrolières dans le monde, sans évoquer les tensions géopolitiques dans la région du Proche et du Moyen-Orient, ont incité certains États à préconiser le développement de ce que l’on nomme désormais des « agrocarburants ». Ces derniers, essentiellement le bioéthanol et le biodiesel, sont obtenus soit à partir du maïs, soit avec de la canne à sucre pour le premier, et à partir du colza, du soja et du palme pour le second.

Resurgissant comme une antienne dans tous les débats, la conviction selon laquelle nous pourrions imputer en partie la hausse des prix agricoles à cet usage non alimentaire des productions est largement partagée. Un examen plus approfondi du problème montre que le lien de causalité entre développement des productions d’agrocarburants et prix est plutôt ténu. Que les États-Unis et le Brésil se partagent 90 % de la production mondiale et que le Brésil soit premier exportateur d’éthanol, n’implique nullement que la production d’agrocarburants ait exercé un impact aussi important qu’on le dit sur la formation des prix. Le Brésil l’a bien compris, qui se démarque du discours ambiant en indiquant que l’éthanol qu’il fabrique est obtenu à partir de la canne à sucre. Or c’est le cours du maïs qui a fl ambé sur le marché de Chicago, et non celui du sucre.

Graphique 5

S’il y a donc un lien à établir entre la production d’éthanol et le prix des denrées agricoles, c’est bien sur le seul cas du maïs que l’investigation doit porter, le cours du sucre ne s’étant pas, à l’instar du maïs, fi xé sur un trend haussier, en dépit de la croissance de la production brésilienne

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d’éthanol 11. Il y a par surcroît une nette différence entre la stratégie, récente, des États-Unis en matière de développement de la production d’éthanol à base de maïs, stratégie visant à assouplir la contrainte d’approvisionnement en énergie fossile et qui s’est affi rmée à partir du début des années 2000, et celle du Brésil, beaucoup plus ancienne puisqu’elle remonte au début des années soixante-dix avec la mise en place du plan Proalcool en 1975. Si l’objectif du Brésil était d’alléger la facture pétrolière à court terme, la visée à plus long terme était également de soutenir l’industrie automobile, notamment au travers de la mise en circulation de véhicules à moteur bi-combustible (fl ex-fuel) tout en envisageant de s’affranchir défi nitivement de la contrainte pétrolière 12.

La production américaine d’éthanol fabriqué à partir du maïs a représenté en 2007 près de 25 % de la production nationale de maïs, engendrant une réelle ponction sur les stocks américains, et sur l’offre mondiale puisque les exportations américaines de maïs ont diminué. Il est en effet signifi catif que l’usage du maïs pour la fabrication de l’éthanol ait dépassé, en 2006, le volume des exportations. En découle que la probabilité d’une nouvelle vague de hausse du prix du maïs est élevée. Selon les prévisions de l’USDA, la production d’éthanol passerait de 20 millions de mètres cubes en 2006 à 53 en 2014, la surface en maïs éthanol passant quant à elle de 6 à 14 millions d’hectares sur la même période. Les conséquences d’un tel développement de la production d’éthanol commencent déjà à être analysées, évaluées, en particulier en termes de prix des terres labourables et d’alimentation animale. Le prix du foncier a effectivement connu une nette progression depuis le début des années 2000, alors que dans le même temps, les disponibilités en maïs pour l’alimentation du bétail ont de leur côté diminué, phénomène s’accompagnant d’une envolée du prix de l’aliment pour animaux.

L’usage énergétique de certaines productions agricoles comme le colza par l’Union européenne explique également l’augmentation du prix de cet oléagineux. Sur l’année de campagne 2006/2007, la production européenne de bio-diesel a absorbé près de 65 % de l’huile de colza produite. L’UE est même contrainte d’importer des graines de colza en dépit de la croissance de sa production, laquelle est en effet passé de 8 millions de tonnes en 1992 à 16

11. Le marché mondial du maïs est étroit, car 12 % de la production mondiale y sont exportés. Selon le CIC, les États-Unis en sont l’acteur principal puisque leur production atteint 43 % de la production mondiale et leurs exportations pèsent pour 62 % dans les échanges mondiaux.

12. Se reporter à J.-P. Bertrand, N. Aparecida de Mello, A. Driedacker et H. Théry [2008], « La politique brésilienne en matière de biocarburants : le pari sur l’éthanol », in Déméter 2008, Economie et stratégies agricoles, p. 163-186.

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millions en 2007, importations renforçant la spirale haussière dans laquelle le prix de cette matière première s’inscrit depuis la fi n de l’année 2006 13. Cette tension sur les marchés du maïs et du colza a suscité une accumulation de critiques, enjoignant les autorités américaines et européennes à réviser leurs plans de productions d’agro-carburants. Les prévisions indiquent toutefois que la stratégie énergétique de ces deux zones demeure pour le moment axée sur la croissance de l’incorporation d’agro-carburants dans l’énergie utilisée dans les moyens de transports (pour l’UE, 5,75 % en 2010, 10 % en 2020, 7 et 10 % pour la France, 10 et 17 % pour l’Allemagne).

Si le développement des productions d’agrocarburants a exercé une pression sur l’offre mondiale de certains produits agricoles et donc sur leurs prix, la seconde raison expliquant la hausse a trait aux recommandations de la Commission européenne en matière de production agricole dans le cadre de la Politique agricole commune (PAC). Il est certes hasardeux d’établir un lien de corrélation entre les réformes de la PAC et la raréfaction de l’offre mondiale de produits agricoles et alimentaires, mais les baisses des productions programmées dans la zone UE depuis 1992, date à laquelle fut décidée la première grande réforme de la PAC, suivie de celles de 1999 et de 2003, a sans doute exercé un impact sur le volume mondial disponible de produits agricoles et alimentaires. En diminuant les prix de soutien, puis en instaurant un procédé de découplage des aides par rapport à la production (les aides sont versées indépendamment de l’activité de production depuis la réforme de 2003 14), la Commission a impulsé une dynamique de renonciation progressive à produire dans le but de réduire les dépenses budgétaires consacrées à l’agriculture européenne, en particulier dans le secteur des viandes, des céréales et des oléagineux – l’impact du développement des agrocarburants serait beaucoup plus modeste que les mutations macroéconomiques.

Les productions agricoles européennes ont par conséquent crû moins vite que la demande mondiale induite par la croissance des économies émergentes et de la démographie de ces pays, entravant la capacité exportatrice des 27. Cette tendance devrait se prolonger, à en juger par les quelques projections à l’horizon 2020 récemment rendues publiques par l’IFPRI (Institut de

13. Sur ces impacts, consulter S. Pfuderer et M. del Castillo [2008], « The Impact of Biofuels on Commodity Prices », Department for Environment, Food and Rural Affairs, Economics Group, London, April, p. 1-30.

14. Voir J.-C. Bureau [2007], La politique agricole commune, éditions La Découverte, coll. « Repères ». Pour une critique du découplage des aides agricoles, lire J.-C. Kroll [2007], « Politique agricole : l’insoutenable légèreté des économistes », Économie rurale, numéro 300, juillet-août, p. 42-47.

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recherche sur les politiques alimentaires) et l’OFCE (Observatoire français des conjonctures économiques) 15. La stratégie de l’Union européenne est-elle la bonne face à une demande mondiale en pleine expansion ? La réponse est peut-être du côté des États-Unis, qui ont maintenu ou même renforcé leur dispositif de politique agricole (Farm Bill 2008-2012).

Tableau 1 : Évolution de la consommation alimentaire par habitant (en calories/jour)

Pays en développement Asie du Sud Asie de l’Est Pays industrialisés Monde

1964-1966 2 054 2 017 1 957 2 947 2 358

1974-1976 2 152 1 985 2 105 3 065 2 435

1984-1986 2 450 2 205 2 559 3 205 2 655

1997-1999 2 681 2 405 2 925 3 380 2 800

2015 2 855 2 710 3 070 3 440 2 940

2030 2 990 2 900 3 190 3 500 3 050

Source : FAO

La tentative établie ici pour dresser un diagnostic sur l’instabilité des marchés mondiaux agricoles doit maintenant déboucher sur une évaluation des menaces qu’une telle augmentation des prix agricoles mais aussi de leur volatilité fait courir à l’économie mondiale. Cela se greffe aux multiples autres facteurs d’instabilité chronique de la mondialisation, la crise immobilière et ses répercussions sur l’activité macroéconomique étant au centre des analyses et des prévisions. Parmi ces facteurs, il en est un qui est révélateur de la contradiction dans laquelle se trouve la mondialisation : d’un côté une montée en puissance des économies émergentes qui participent de l’érosion de l’hégémonie des nations occidentales sur le monde, et de l’autre les graves lacunes en matière de coordination des réponses qui sont à apporter pour que ce basculement de l’économie-monde s’opère sans un désordre potentiellement néfaste.

Les risques pour l’économie mondiale

Il a été précédemment exposé que l’insertion des économies émergentes dans la division internationale du travail et l’affi rmation de leur poids dans la croissance mondiale, constituaient un élément structurel permettant de dire que la demande de produits agricoles et alimentaires émanant de ces zones maintiendrait les cours des agricultural food products sur un trend haussier, accompagné parfois de phases de repli, accentuant ainsi la volatilité

15. A. Bouët, J. Le Cacheux et S. Mevel [2007], « Les marchés mondiaux des produits agricoles à l’horizon 2020. Causes et conséquences de la hausse des prix », IFPRI, OFCE, CGB, décembre, p. 1-20.

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de ces cours. En découleraient des risques que l’on peut classer en deux catégories. La première contiendrait des risques apparents, immédiats, mais non moins réels, alors que la seconde serait le réceptacle de risques moins visibles mais sensiblement porteurs d’une instabilité économique durable et annonciatrice de confl its économiques et commerciaux dont la crise du multilatéralisme à l’OMC forme l’un des signes annonciateurs. Examinons ces risques successivement, en rappelant tout de même, comme cela a été indiqué au sujet des facteurs conjoncturels et structurels de la hausse des prix agricoles, qu’aucune ligne de démarcation ne pourra empêcher de séparer les risques apparents de ceux plus enfouis dans les tréfonds des stratégies de domination qu’élaborent les nations et les fi rmes multinationales. Car ce qui se prépare dans la phase actuelle de crise de l’économie mondiale, n’est ni plus ni moins que l’échec de la mondialisation et le retour des nations 16.

Graphique 6

Dans le secteur de l’agriculture, l’élévation du degré d’interdépendance des économies productrices de produits agricoles et alimentaires a offert à certains pays émergents ceux d’Amérique du Sud en particulier, l’opportunité de se hisser au rang d’acteur central dans le jeu des négociations commerciales agricoles, au point de les inciter à revendiquer le statut de « greniers du monde », à l’instar du Brésil. C’est l’une des contradictions importantes de ces dernières années, c’est-à-dire depuis la création de l’Organisation mondiale du commerce en 1995 qui a remplacé le GATT créé en 1947. En souhaitant créer une institution internationale fondée sur des règles de droit, les économies industrialisées, et les États-Unis en tout premier lieu, ne pouvaient empêcher à terme que se déploient des stratégies économiques

16. Lire sur ce point J. Sapir [2008], Le nouveau XXIe siècle. Du siècle américain au retour des nations, éditions Le Seuil.

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et commerciales capables de contester leur suprématie agricole. L’économie mondiale se révèle être en cela davantage un espace de confl its que d’harmonie économique. Il n’est guère surprenant que cette institution se soit enlisée dans d’interminables négociations agricoles – négociations qui ont tout autant porté sur les produits manufacturés et sur les services – depuis 1995, et qu’à ce jour, aucune avancée signifi cative n’ait été enregistrée malgré les pressions et autres menaces énoncées en particulier par son directeur général Pascal Lamy. Au préalable, mentionnons que parmi les conséquences de cette hausse brutale des prix agricoles, on trouve la faiblesse des stocks mondiaux de produits végétaux – le blé en constituant un exemple signifi catif – niveau ayant incité la Banque mondiale et la FAO à considérer qu’il faudrait doubler la production agricole mondiale à l’horizon 2050 (graphique 7). Les stocks mondiaux de blé sont au plus bas depuis quarante ans (à titre d’exemple, le stock de blé américain de fi n de campagne était en 2007 de 6,6 millions de tonnes, niveau le plus faible depuis 1947), amplifi ant les tensions entre l’offre et la demande mondiale de produits agricoles. Pour doubler la production mondiale, les pays producteurs devront tenir compte des contraintes fondamentales suivantes : diminution de la superfi cie céréalière mondiale ; stagnation des rendements dans certaines régions du monde comme en France ; raréfaction des ressources en eau (75 % de la consommation mondiale d’eau est imputable à l’activité agricole) 17.

De quelques risques économiques immédiats…

Les débats économiques sont vifs autour de la problématique de la hausse des prix des agricultural food products, car il s’agit d’apporter les analyses les plus robustes permettant d’y voir plus clair dans l’ébullition qui s’est emparée des marchés mondiaux agricoles. Ils sont non moins passionnés dès lors que la posture se déplace de l’explication vers l’évaluation des risques encourus par les pays impliqués, de près ou de loin, dans la mondialisation. La hausse des principales denrées agricoles comporte deux types de menaces, lesquelles exercent déjà suffi samment de pressions sur les populations. Si les producteurs de ces produits agricoles dont les prix grimpent ont des raisons de se réjouir de la hausse au regard de la croissance des revenus tirés de la production agricole qui en découle, les pays importateurs ont vite pris la mesure des risques qu’ils

17. Sur le cas français, lire L. Bisault [2008], « Les rendements du blé et du maïs ne progressent plus », Agreste Primeur, SCEES, mai, p. 1-4. Le stock de fi n de campagne se calcule de la manière suivante : stock de départ plus production plus importations moins consommation intérieure plus exportations.

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encouraient 18. En tant qu’importateurs nets, les pays à bas revenus (Pays les Moins Avancés – PMA) enregistrent en effet une détérioration de leurs comptes extérieurs, puisqu’ils cumulent l’augmentation des prix des biens agricoles qu’ils achètent et celle des autres matières premières non agricoles. En se répercutant sur les prix alimentaires à la consommation, cette hausse a provoqué un certain nombre d’ « émeutes de la faim » dans une quarantaine de pays (dont le Mexique, l’Egypte, le Nigeria…), largement relayées, voire amplifi ées, par les organes de presse et également par les organisations internationales comme la Banque mondiale ou la FAO.

Graphique 7

On peut prendre la mesure des dégâts occasionnés par une mondialisation qui devait pourtant établir une division internationale du travail des plus optimales, capable d’élever le bien-être des nations par la fl uidité de l’accès aux biens alimentaires. Outre les « émeutes de la faim », qui renvoient pour certaines d’entre elles à l’organisation des circuits de distribution de la nourriture inhérente d’ailleurs aux choix politiques de chacun des États, l’augmentation des prix agricoles a également exercé un effet sur le montant et le volume de l’aide alimentaire internationale. Cette aide alimentaire représentait, en 2006, 7 % de l’aide globale au développement apportée aux pays pauvres, et un peu moins de 0,4 % de la production mondiale agricole. La faiblesse de ces proportions n’affecte pas pour autant l’importance de cette aide alimentaire pour des fractions entières de populations dont la priorité est de se nourrir. Que ces « émeutes de la faim » perdurent et se

18. Sur le cas de la hausse des revenus agricoles en France, lire notamment É. Le Rey, G. Terroux, J. Sparhubert [2008], « Hausse de revenu mais fortes disparités », Agreste-Primeur, numéro 212, juillet, p. 1-4. Voir également J.-M. Annequin [208], « L’agriculture en 2007 en France et en Europe », INSEE-Première, numéro 1199, juillet, p. 1-4.

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généralisent, ce serait courir le risque d’accroître l’instabilité politique de certains pays situés dans des zones déjà instables. En ont découlé des politiques de restrictions volontaires d’exportations de blé ou de riz menées dans certains pays, y compris parmi les émergents à l’instar de l’Argentine, de l’Ukraine, de l’Inde et du Vietnam, afi n de soustraire les prix alimentaires des effets de la hausse des cours mondiaux agricoles. Même si le nombre d’êtres humains souffrant de la faim n’a que peu augmenté en un quart de siècle, il reste que près de 900 millions d’individus n’ont toujours pas accès à la nourriture et dépendent de l’aide internationale.

Quant aux économies industrialisées, le risque qu’elles encourent a trait au retour de l’infl ation. Que la hausse des prix agricoles se transmettent aux prix alimentaires et c’est l’infl ation, que les politiques économiques menées dans les années 1980 avaient cherché à éradiquer, qui ferait son retour. Or, dans le cas de la zone euro, nous savons que la maîtrise de l’infl ation constitue l’un des fondements de la stratégie économique et monétaire de la Banque centrale européenne, dont la hantise est de voir resurgir le spectre d’une déformation du partage de la valeur ajoutée au bénéfi ce des salariés et au détriment du capital. Gageons que la BCE profi te de la dépréciation accélérée du dollar par rapport à l’euro pour contenir les pressions infl ationnistes par le biais des importations opérées dans la zone euro. La zone euro n’est pas un cas isolé. Ces pressions infl ationnistes imputables aux augmentations des prix des produits agricoles – et du prix du pétrole – touchent en effet mais de manière différenciée les pays émergents d’Asie, la Chine étant sans doute la plus exposée à l’infl ation des prix de l’alimentation. Les prévisions d’infl ation sont peu optimistes car la fl ambée des prix des matières premières végétales utilisées pour la nourriture des animaux, comme le maïs et le soja, se répercutent sur les coûts de production des viandes, lesquels se transmettent aux prix à la consommation. Dans la mesure où les parités des monnaies asiatiques face au dollar demeurent encore sous-évaluées, la hausse des prix par la voie des importations peut donc s’amplifi er et entraver à moyen terme la croissance économique de cette zone.

Sur un registre plus agricole, il est souvent dit que la fl ambée des prix des produits agricoles est un facteur incitatif à investir et à produire dans ce secteur, en particulier dans les pays en développement qui pourraient ainsi enclencher une dynamique de sortie de la pauvreté en s’appuyant sur l’agriculture. S’il est vrai que le revenu tiré de la production et de la vente est orienté à la hausse, encore faut-il souligner que l’accès à la terre

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est très loin d’être garanti dans certaines régions du monde 19. Bien plus, dans la conjoncture actuelle caractérisée par la hausse des cours, le prix de la terre a suivi cette tendance, empêchant les paysans de cultiver faute de moyens fi nanciers. La mise en service des terres agricoles jusque là non utilisées ou la transformation de territoires forestiers en terres cultivables, comporte un réel risque environnemental. On sait en effet que des pays comme l’Ukraine, la Russie, l’Argentine, le Brésil, sont en mesure de répondre au surcroît de demande mondiale de produits agricoles, mais sans doute au prix d’une intensifi cation des procédés de productions, ce qui entrerait en contradiction avec les exigences d’une croissance plus écologique. L’économie mondiale apparaît par conséquent prise dans une insoluble équation. Comment concilier en effet croissance de la production agricole pour répondre dans un délai raisonnable à une demande mondiale stimulée par l’industrialisation des pays émergents et la croissance démographique, et les attentes assorties de nombreuses préoccupations exprimées par les sociétés – à défaut d’engagements concrets des États – en matière de développement durable 20?

…à une menace géoéconomique dévastatrice

La mondialisation économique se distingue depuis plus d’une décennie par l’éclatement des pays du Sud et par l’avènement consécutif de nouvelles puissances économiques dont l’ambition est de se substituer aux anciennes, principalement occidentales. Parmi l’ensemble des pays émergents, d’Asie et d’Amérique Latine, l’évolution de l’économie chinoise affecte le rapport de forces qui s’est institué entre les nations depuis l’avènement de la mondialisation. De ce point de vue, l’adhésion de la Chine à l’OMC a mis au jour une contradiction décisive pour le devenir de la mondialisation. L’insertion de la Chine dans la division internationale du travail, tant comme « atelier du monde » que comme débouché en construction au regard d’une population nombreuse et appelée à adopter un mode de vie à l’occidental, a également contribué à la formation d’un rival économique, hier potentiel et aujourd’hui bien réel. La forte croissance, l’industrialisation accélérée, la consolidation de l’accumulation du capital de la Chine induisent par conséquent la recherche d’un accès facilité aux ressources énergétiques,

19. Le revenu agricole a en effet augmenté dans la plupart des grands pays producteurs. Lire par exemple sur le cas américain R. Schnepf [2008], « High Agricultural Commodity Prices : What Are the Issues ? », Congressional Research Service, Report for Congress, May 6, p.1-43.

20. Sur ces contradictions, lire par exemple J.-P. Maréchal [2005], « De la religion de la croissance à l’exigence de développement durable », in J.-P. Maréchal et B. Quenault (éds.), Le développement durable. Une perspective pour le XXI° siècle, Presses Universitaires de Rennes, coll. « Des Sociétés », p. 31-50.

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minières et sans doute agricoles et alimentaires disponibles dans le monde. La stratégie chinoise repose à la fois sur une force d’attraction de son territoire, de sa main-d’œuvre, et de ses capacités fi nancières puisqu’elle détient une épargne abondante, dont le montant des réserves de change constitue une bonne illustration (graphique 8) 21.

C’est le premier risque d’ordre géoéconomique. Une lutte s’est en effet engagée pour capter les ressources énergétiques et les autres matières premières au détriment de l’économie américaine dont les besoins demeurent prégnants afi n de préserver son rang de puissance dominante. Dans l’hypothèse, déjà avancée plus haut, d’un renoncement à son agriculture, la Chine deviendrait un importateur net de produits agricoles et alimentaires, ces importations deviendraient du coup porteuses de tensions économiques et commerciales internationales pour l’acquisition des denrées alimentaires 22. L’augmentation des prix des matières premières énergétiques et minières, et des agricultural food products, est une traduction de l’état de tensions qui règne dans l’économie mondiale et plus spécifi quement entre les nations industrialisées et émergentes.

Dans le domaine agricole et alimentaire, la demande mondiale attise et continuera d’attiser les convoitises pour s’accaparer ce surcroît de rente, rendant diffi cile voire impossible la signature d’un accord commercial multilatéral à l’OMC. Si la Chine s’affi rme progressivement comme un demandeur de produits alimentaires de taille mondiale, le Brésil et l’Argentine forment deux exemples de pays offreurs dont les visées internationales dans le secteur de l’alimentation – viandes de volailles, poulet en particulier, viande bovine, demain porcine, soja, jus de fruits, éthanol –, sont désormais affi chées, et d’autant plus affi rmées que de tels pays estiment ne pas avoir tiré les bénéfi ces de l’accord de l’Uruguay Round signé en 1994 à Marrakech par les pays membres du GATT. Le Brésil n’a-t-il pas récemment indiqué, par la voie de son ministre de l’Agriculture, que la crise alimentaire mondiale était une réelle opportunité économique pour le Brésil, dont l’aptitude à accroître ses productions et ses exportations est désormais connue, au regard de sa main-d’œuvre, de sa réserve en surface agricole (100 millions d’hectares cultivables rapidement) et de ses capacités en matière d’approvisionnement

21. Sur l’économie chinoise, lire M. Aglietta et Y. Landry [2007], La Chine. Vers la superpuissance, éditions Economica. Voir également P. Artus (éd.), op. cit. ainsi que P. Artus [2008], « États-Unis – Chine : l’inévitable confl it », Flash économie, Natixis, numéro 252, 12 juin, p. 1-15.

22. Sur la distinction à établir entre géopolitique et géoéconomie, consulter P. Lorot [2000], « La géoéconomie : nouvelle grammaire des rivalités internationales », Annuaire Français des Relations Internationales, volume 1, p. 110-122.

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en eau ?… Pour ces nouveaux acteurs de la scène alimentaire mondiale, il s’agit de développer une politique économique et commerciale agressive à partir de laquelle, d’une part, s’articuleraient l’action de l’État et les stratégies industrielles des fi rmes multinationales, et qui serait tournée, d’autre part, vers l’acquisition d’une suprématie agricole et alimentaire au détriment des États-Unis et de l’Union européenne, tant sur les marchés émergents acquéreurs de ces produits alimentaires que sur les marchés intérieurs américain et européen. De telles politiques, d’un côté agressives, de l’autre plutôt défensives, constituent de puissants indicateurs de l’état de confl ictualité dans lequel s’inscrivent désormais les nations impliquées, de près ou de loin, dans la production et l’échange de produits agricoles et alimentaires.

Graphique 8

Considérée hier comme un secteur marginal de l’économie mondiale, l’agriculture (re)devient un domaine stratégique dans le processus d’internationalisation du capital 23. La naïveté d’une telle perception du rôle mineur de l’agriculture et de l’alimentation a occulté le rôle réel de ce secteur dans la dynamique de l’accumulation du capital. On sait en effet que la cohérence de l’accumulation du capital et de sa reproduction, à l’échelle nationale comme internationale, suppose qu’existe un système de relations économiques entre les secteurs productifs. La diffi culté, fl agrante dans la confi guration actuelle prise par l’économie mondiale, réside dans le fait que les foyers de productions agricole et alimentaire – la notion de système agro-industriel ou d’industrialisation de l’agriculture pourrait être de ce point de vue réhabilitée, au regard du développement de produits comme le soja

23. On pourra se reporter sur ce thème à notre article, T. Pouch [2005], « Y a-t-il une fatalité de la guerre économique ? Une analyse à partir de l’agriculture », Géoéconomie, numéro 32, p. 115-141.

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au Brésil ou en Argentine, ou de l’intégration de la production de poulets – se sont multipliés et fragmentés, exacerbant une concurrence entre les pays et les fi rmes multinationales, fragilisant du même coup la cohérence d’ensemble de l’accumulation du capital à l’échelle mondiale. Anticipant la durabilité de la demande mondiale se portant sur les agricultural food products, des pays comme le Brésil et l’Argentine ont misé sur des productions répondant à cette demande assortie d’un haut niveau de rentabilité fondé sur l’élévation des niveaux de vie et la généralisation des comportements alimentaires occidentaux.

Une telle stratégie explique assez largement qu’aux produits agricoles traditionnels (haricots, manioc), on ait substitué au Brésil dans les années 1980 des cultures d’exportation (soja, sucre, viandes de volaille comme le poulet en morceaux, fruits frais et transformés…) 24. Nul doute que s’affrontent deux modèles d’organisation de la production agricole et deux conceptions de la contribution de l’agriculture à l’accumulation du capital : le modèle européen encore centré, mais pour combien de temps, sur la petite exploitation familiale ; le modèle brésiliano-argentin, reposant sur de très grandes exploitations et sur un processus d’industrialisation de l’agriculture opéré et structuré par de grandes fi rmes multinationales comme Perdigao, Sadia, Frangosul, fi liale du groupe agroalimentaire français Doux.

L’économie mondiale est par conséquent un espace de rivalités entre des États et des fi rmes de dimension internationale. Cette montée en puissance des rivalités entre les États serait la résultante de la crise des années 1997/1998, tant en Asie qu’en Russie ou en Argentine et au Brésil, ayant incité ces économies à se désendetter massivement, en misant ensuite leur stratégie de développement sur une agressivité commerciale dont une des conséquences est l’impasse dans laquelle se trouve les négociations à l’OMC. Dans le cas de l’agriculture et de l’alimentation, les principaux pays producteurs se sont engagés dans une bataille visant à capter une demande mondiale en forte croissance. Pour y parvenir, ils ne ménagent pas leurs efforts pour libéraliser totalement le secteur agricole, ouvrir les marchés encore protégés par des dispositifs de politiques agricoles – l’Union européenne et son principe de préférence communautaire étant la première visée –, notamment dans le cadre des négociations multilatérales de l’OMC. Mais ces dernières sont dans l’impasse depuis l’échec de la conférence de Seattle en 1999, et bien plus

24. Sur le processus de modernisation/restructuration de l’agriculture brésilienne, lire J.-P. Bertrand [1985], « Brésil : modernisation agricole et restructuration alimentaire dans la crise internationale », Revue Tiers-Monde, volume 26, numéro 104, octobre-décembre, p. 879-898.

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Marchés agricoles en ébullition

depuis le démarrage du cycle de Doha 25. Mais la conquête de la suprématie alimentaire sur le monde peut passer par d’autres canaux qu’un accord commercial multilatéral. Outre le recours à des accords de libre-échange bilatéraux ou régionaux, les pays exportateurs de ce type de produits ont comme ultime instrument la manipulation du taux de change de leurs devises, procédure monétaire échappant totalement à l’OMC. La menace géoéconomique serait alors porteuse d’une guerre commerciale agricole et monétaire entre les grandes puissances productrices, et au détriment des nations les plus pauvres.

C’est sans doute cette perspective qui a conduit le Congrès américain, en dépit de l’hostilité du président G. W. Bush, à procéder à une augmentation des aides versées aux agriculteurs – près de 300 milliards de dollars voire légèrement plus selon le Congressional Budget Offi ce (CBO) – dans le cadre du Farm Bill 2008-2012. Contrairement à l’UE, qui cherche à réduire les dépenses consacrées à l’agriculture, les États-Unis, non seulement cherchent à préserver un secteur crucial pour leur économie (contribution à la croissance, à l’emploi et au commerce extérieur), mais entendent encore peser sur l’échiquier alimentaire mondial 26. La décision de verser des soutiens aux agriculteurs, assortie d’une forte et durable baisse du dollar face à l’euro, indique que la rivalité commerciale entre cette zone et les pays émergents spécialisés dans l’agriculture et l’alimentaire est engagée et qu’elle sera de grande ampleur. Les dépenses agricoles récemment votée dans le cadre du Farm Bill 2008 constituent une illustration selon laquelle les États-Unis n’entendent renoncer ni à leur capacité de production agricole, ni à leur pouvoir alimentaire sur le monde.

Conclusion

En procédant à une investigation visant à mettre au jour les principaux facteurs déclencheurs de la fl ambée des prix agricoles et alimentaires sur les marchés mondiaux, ainsi que ses conséquences directes mais aussi plus lointaines, le but de cet article était également de montrer que la mondialisation des économies a échoué. L’échec est révélé par le degré de fragmentation

25. Voir par exemple M. Abbas [2005], « De Doha à Cancún : éléments d’analyse de la crise du multilatéralisme commercial et de l’Organisation Mondiale du Commerce », Annuaire français des relations internationales, volume 6, p. 880-900.

26. Sur l’importance du secteur agroalimentaire pour l’économie et l’emploi américains, et des échanges dans ce type de produits entre les États-Unis le reste du monde, lire T. Pouch et C. de Lorgeril [2006], « Structure et évolution du commerce extérieur agroalimentaire américain. Une interprétation économétrique (1967-2001), Économie appliquée, Tome LIX, numéro 1, mars, p. 59-92.

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et d’instabilité qui caractérise la mondialisation alors qu’elle devait être porteuse d’homogénéisation des sociétés, autour notamment du marché et de la démocratie. Dans la mesure où aucune gouvernance mondiale n’est venue jusqu’à présent maîtriser voire bloquer les forces centrifuges de la mondialisation, il faut en revenir à cette idée selon laquelle la fragmentation du monde est la conséquence immédiate d’un affrontement généralisé entre des fractions rivales du capital internationalisé 27. Ce constat est renforcé par le fait que la mondialisation n’a pas la même signifi cation selon la position occupée par les acteurs économiques, industriel, banquier, salarié ou bien, dans le cas présent, producteur de denrées agricoles. En décortiquant le phénomène de la hausse des prix de la plupart des produits agricoles et alimentaires, il s’agissait d’indiquer que l’agriculture était un secteur contribuant à la poursuite de l’accumulation du capital à l’échelle mondiale, mais qu’à ce titre, elle était insérée dans les contradictions propres au capitalisme mondial. L’éclosion des rivalités pour la suprématie alimentaire mondiale a agi comme un révélateur puissant de ces contradictions qui iront s’accentuant.

Résumé

Plusieurs indices laissaient prévoir depuis deux à trois ans la hausse des prix des produits agricoles et alimentaires. Si cette augmentation est contrastée selon les produits, elle n’en est pas moins réelle et, selon les cas, bénéfi ques pour les producteurs ou dévastatrices pour les pays importateurs. L’article entend procéder à un examen des causes conjoncturelles et structurelles de ces augmentations de prix agricoles et alimentaires, et à un diagnostic de la situation actuelle de l’économie mondiale qui en découle. S’ensuit une seconde partie dans laquelle les conséquences économiques immédiates et les tensions géoéconomiques plus lointaines de ces hausses des prix agricoles sont analysées.

Abstract

For two or three years, several signs let make out the increase of agricultural raw materials prices and more specifi cally that of the agricultural and food products. Even though this rise is contrasted wit hits various effects, benefi cial to producers or damaging to importing countries, it isn’t less real for more. At fi rst this article will study both the economic conditions and structural causes of this increase, and then will establish a diagnosis of the current world economic state. In the second part, an analysis about immediate economic consequences and remote geo-economic tensions issued by rise of agricultural and food products will be proposed.

27. Ce fractionnement de l’économie mondiale, découlant d’une absence totale de coopération à l’échelle du monde, en dépit des propositions avancées à la fi n des années quatre-vingt-dix, visant à initier une nouvelle « gouvernance », apparaît porteur de confl its futurs, proches selon certains. Pour une vision assez apocalyptique, qui mériterait un large débat, lire P. Artus et M.-P. Virard [2008], Globalisation : le pire est à venir, éditions La Découverte, coll. « Cahiers Libres ».