Julien Lepers, un harceleur sexuel voyant et télépathe

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Quatrième extrait J’aurais dû, au collège Lakanal de Colombes, être alarmée par ce grand nombre d’enseignants chaleureux et sympathiques, mais semblant lire en moi comme dans un livre ouvert et paraissant être au courant de mes fantasmes les mieux enfouis. Ainsi, deux collègues entreprirent-elles à maintes reprises d’influencer un idéal masculin que personne d’autre n’avait jamais soupçonné jusque-là, puisque j’étais un pur produit de ma génération. S’il y avait eu un concours, mon cœur éclectique, mes goûts sans barrières ni frontières m’auraient, en effet, valu le titre flatteur de Citoyenne du Monde ; Bénetton aurait même pu s’adresser à moi pour recruter les mannequins de ses célèbres publicités car mes anciens petits amis étaient à eux seuls une ode à la tolérance, l’ouverture d’esprit, la fraternité intercommunautaire. En dépit de tout cela, ces deux dames étonnamment perspicaces avaient mis à jour mes préférences et, selon elles, j’avais bien tort de ne rêver que de Nègres jeunes, beaux et cultivés ; en gros, ma devise devait être désormais «Un Aryen, sinon rien !». Alors qu’elles m’intéressaient -le frère de l’une gravitait autour du monde de la publicité et l’autre connaissait un professeur de musique devenu le guitariste de Nicoletta-, je devins froide et distante. Leur conseil n’avait été accompagné d’aucune explication et, après chaque flambée de violence de ses élèves issus de l‘immigration, l‘une d‘elles avait reconnu être séduite par les idées nauséabondes de Le Pen. Il en allait de même pour le dyslexique et

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Ce dernier extrait confirme ce que nous savions tous délà : le monde du show-business est un univers impitoyable. Mais, il nous apprend aussi une chose incroyable, effrayante et REVOLTANTE : du haut de leur Olympe, certains dieux du spectacle harcèlent en toute impunité de simples particulières, ravalées au rang de gibier.

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Quatrième extrait J’aurais dû, au collège Lakanal de Colombes, être alarmée par ce grand nombre d’enseignants chaleureux et sympathiques, mais semblant lire en moi comme dans un livre ouvert et paraissant être au courant de mes fantasmes les mieux enfouis. Ainsi, deux collègues entreprirent-elles à maintes reprises d’influencer un idéal masculin que personne d’autre n’avait jamais soupçonné jusque-là, puisque j’étais un pur produit de ma génération. S’il y avait eu un concours, mon cœur éclectique, mes goûts sans barrières ni frontières m’auraient, en effet, valu le titre flatteur de Citoyenne du Monde ; Bénetton aurait même pu s’adresser à moi pour recruter les mannequins de ses célèbres publicités car mes anciens petits amis étaient à eux seuls une ode à la tolérance, l’ouverture d’esprit, la fraternité intercommunautaire. En dépit de tout cela, ces deux dames étonnamment perspicaces avaient mis à jour mes préférences et, selon elles, j’avais bien tort de ne rêver que de Nègres jeunes, beaux et cultivés ; en gros, ma devise devait être désormais «Un Aryen, sinon rien !». Alors qu’elles m’intéressaient -le frère de l’une gravitait autour du monde de la publicité et l’autre connaissait un professeur de musique devenu le guitariste de Nicoletta-, je devins froide et distante. Leur conseil n’avait été accompagné d’aucune explication et, après chaque flambée de violence de ses élèves issus de l‘immigration, l‘une d‘elles avait reconnu être séduite par les idées nauséabondes de Le Pen. Il en allait de même pour le dyslexique et cyclothymique Anicet Ramolino, un rond sexagénaire d’un mètre soixante qui devina bizarrement les deux points qui m’écoeuraient le plus chez lui : au bout d’une dizaine de jours d’indifférence, il se mit à m’imiter en rompant, d’une manière soudaine et brutale, la mise en quarantaine d’une malheureuse dépressive notoire, une enseignante d’allemand ; et à l’exemple de Morgan - un languide T.R d’Arts Plastiques taciturne mais dont les silences éloquents m’assourdissaient - il cessa tout à coup de confondre son répugnant mouchoir à carreaux avec son gros index velu de matou décrépit. Ce laissé-pour-compte usé par des générations de collégiens chahuteurs, et d’innombrables nuits passées en tête -à tête avec leurs copies ou le jus de treille, avait pris l’habitude de me déposer à la gare de Colombes pour grappiller, après les cours, quelques minutes de monologue à deux. Bâillements disgracieux, réponses lapidaires, et si inarticulées qu‘elles étaient presque aussi difficiles à déchiffrer que des inscriptions en crétois, ponctuaient effectivement un méchant trajet d’environ trois kilomètres. Malgré tout, sans que je m’en aperçoive, ce pensum fastidieux exhalait, pour le vieux fou abruti par des années de solitude, l’envoûtant parfum

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d’une inclination naissante et …partagée ! N’étais-je pas à ses côtés, en dépit des toupets grisonnants dépassant de ses orifices fripés, de ses goûts musicaux de papy boomer, de ses lectures de cacographes tombés, depuis deux ou trois générations, dans les oubliettes de la littérature ? N’y avait-il donc pas des chances que j’accepte de jouer avec lui à «Moi, Rrrréné, toi, Céline», la version québécoise de «Moi, Tarzan, toi, Jane» Lorsqu’il me communiqua, un beau jour, avec naturel et enjouement, adresse et numéro de téléphone, tel un ministre démissionné pour un troussage de bonne, je tombai brutalement de très haut. Mine choquée, mise au point consternée, rebuffades vexantes, dégrisèrent par paliers successifs le bonhomme, qui chutait à son tour de très haut, mais au ralenti, tant il tenait à son rêve impossible. Le pur amour s’exprime avec sensibilité, délicatesse. L‘amoureux au cœur noble souffre en silence. J‘eus très vite un aperçu de la qualité des sentiments d’un vilain Roméo de plus d’un demi-siècle, dont la coiffure au petit bonheur, les tenues négligées, les chaussures démodées, dégageaient autant de pouvoir de séduction qu’une collerette à l’espagnole, un bonnet de nuit ou… l’amoncellement de chairs jaunies du sieur Julien Lepers. Succéda à mon exposé sur ma préférence pour les beaux prétendants tout neufs deux recommandations dictées par le bon sens et sans aucun vice logique. Celles de s’adresser à des beautés tarifées et de courtiser les dames du même âge que soi. Il faut croire que ces évidences n’étaient pas si évidentes que cela ou qu’elles furent peut-être prononcées, je le concède bien volontiers, sur un ton un peu trop sec et accompagnées, sans doute, d’un petit air supérieur beaucoup trop condescendant. Bref, toujours est-il que ce «séducteur aux tempes argentées», fervent partisan des fadaises de la série Harlequin, ou pire de la guimauve de La Belle et la Bête, m’expliqua fort vertement qu’il n’en était pas encore réduit à ces extrémités. A la suite de ces propos fleurant le macho, il ne poussa aucun cri primal, n’exécuta pas non plus les célèbres figures du haka, se contenta juste de lisser lentement ses vibrisses, de gratter l’aile de sa narine gauche, de faire ensuite de même avec son oreille droite. Cette pause modifia sensiblement ses traits, qui redevinrent paisibles, sereins, et s’apparentèrent à ceux d’un sage oriental ou d’un empereur romain déifié. L’orage était-il passé ? Allait-il faire montre de cette exquise politesse qui serait le propre des hommes âgés ? Ce que je me trompais ! Chat, et vieux, pardonner ! Cela n’arrive guère. Je le sus très vite puisqu’au moment où je commençais à me détendre, et à oublier ses paroles agressives, il cracha, avec une lueur mauvaise dans les yeux et des accents de triomphe dans la voix, une pique venimeuse par une allusion à mes penchants pourtant bien cachés pour la pratique du coït anal. Cette attaque imprévue me démonta. Je trouvai machinalement la

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poignée de sa carriole -et en descendis. Je ne sais plus si j’ai songé à tousser pour marquer mon indignation. Ou mieux, à claquer avec arrogance la portière. Je suppose que non. En effet, lorsque je suis dans une position délicate, mon cerveau se paralyse, hésite longuement entre plusieurs attitudes contradictoires. Ensuite, sept fois sur dix, il finit par adopter un comportement inapproprié. Je veux dire par là que loin de rompre les chiens en improvisant par exemple une plaisanterie, trempée dans le poison du sarcasme, je deviens d’une courtoisie ressemblant à de l’abdication. Voire de la servilité. J’en déduis donc que j’ai dû descendre avec douceur et obséquiosité du véhicule poussif. Je présume être allée jusqu’à saluer minablement l’odieux Raminagrobis. L’état de mort encéphalique prit fin, dès que je ne fus plus dans une situation embarrassante. Et le fâcheux incident de me tracasser. Par pur réflexe instinctif, j’ai pris ce jour-là l‘habitude de me moquer de l’immense poster de Lepers qui trônait à la gare Saint-Lazare, juste au-dessus de l’escalier mécanique que j’empruntais : en lui faisant mentalement un bras d‘honneur, je le qualifiais de patrimoine audio-visuel en péril ; je raillais par la pensée sa calvitie bien avancée, son visage aux contours affaissés, la tôle ondulée de son cou, ses mains comme des sarments, ses habits à l‘antique. Rouler dans ma tête qu’il était un machin aussi peu ragoûtant qu’un Jack Nickolson, n’était pas ce qui me faisait le plus exulter. Qu’il ait choisi de rester célibataire jusqu‘à un âge canonique était ce dont je raffolais. C’est simple, je me délectais, le plus régulièrement possible, de ce choix désastreux. Il faut dire aussi que la situation du «cinquantenaire» était assez risible : avec son argent, et sa célébrité, lui, il avait certes le droit de brûler ses derniers feux dans les bras de fillettes de vingt ans et il pouvait, en théorie, procréer tardivement grâce au précieux concours d’ovules frais et vifs -mais, il avait raté à jamais l’occasion d’être un jeune père ! En arrivant chez moi deux heures plus tard, vous pensez bien que je cherchais encore à découvrir l’origine de la botte secrète du barbon. Les événements de ma maudite journée me valurent même une insomnie sévère puisque la question suivante me tortura jusqu‘à l‘aube : comment de simples grognements, laconiques, impersonnels, difficilement arrachés à mes insultants assoupissements quotidiens, auraient-ils pu me trahir à ce point ? Je retrouvai mon assiette au bout d’une semaine de réflexion. J’avais imputé le savoir surprenant du malappris à une inspiration soudaine et fortuite - ou la diffusion à la télévision de «Légendes d’automne». Après avoir eu la confirmation qu’un prédateur ne se convertissait pas en gentilhomme avec la fuite du temps, je me félicitai de cette clairvoyance ayant fait de moi une esthète attirée par la fraîcheur masculine (elle me permettait de me soustraire aux canines usées d’un loup prisonnier d’un

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physique à la Joe Cocker), puis, sottement, fort sottement hélas! je ne pensai plus à ce désagréable moment. N’allais-je pas, sous peu, voler vers d’autres cieux ? Etre comme un oiseau sur la branche, cela avait quand même du bon ! Cet espoir fut vite déçu. Un événement mineur fit du bruit dans Landerneau : la pétition transmise au Rectorat de Versailles par les parents de mes élèves, afin d’obtenir une prolongation de mon arrêté d’affectation. En effet, malgré ses graves difficultés relationnelles avec ses classes et sa propension à collectionner les arrêts de maladie, la T.R. que je suppléais, et qui remplaçait elle-même une dame en congé de maternité, devait revenir pour la période de janvier. Le succès de cette démarche me valut, pendant encore un mois, un périple de quatre heures aller-retour, des yeux rougis par les réveils à l‘aube, un début de paralysie de ma mâchoire inférieure, diagnostiqué comme un signe de fatigue ou de contrariété, une tendance à ronfler dans les quatre transports en commun que j’empruntais, ce qui a réjoui bien des persécuteurs déguisés en usagers aux rires frais et argentins. Qui avait bien pu informer mes ennemis -ces gens simples qu’un rien amuse !- de l’existence de cette pétition ? Des collègues bavardant dans le train ? Des élèves ayant de la famille ou des amis dans le 95, mon département de résidence ? Ces personnels technique et administratif aimant, parfois, à colporter les menus renseignements glanés dans la salle des professeurs ? Je rapprochai cette fuite de plusieurs autres encore plus impardonnables puisqu’elles avaient eu lieu dans des milieux tenus, en principe, au secret professionnel. Cela faisait longtemps, en effet, que j’avais saisi que des secrétaires médicales, des infirmiers et des préparateurs en pharmacie peu scrupuleux avaient divulgué à mes bourreaux mes divers ennuis de santé : ma drépanocytose, mes fibromes, ma faiblesse chronique de jeune femme anémiée, la particularité physiologique m‘amenant à séjourner fréquemment aux toilettes… Pour oublier le guêpier dans lequel je m‘étais fourrée, j’accordai, toute mon attention, à ces collégiens, lycéens et petite enseignante d’Education Physique et Sportive qui entonnèrent, des jours durant, sur mon passage «Un jour, mon Prince viendra» ! Tiens, tiens, tiens ! eux non plus n’avaient pas digéré ma mise au point avec Clark Gable, le «séducteur aux cheveux poivre et sel» ! La belle affaire ! Ils pouvaient se moquer de moi autant qu’ils le voulaient : le ridicule ne tue pas. Et il n’était pas question que j’accepte les hommages d’un homme presque aussi vieux que mon père, alors qu’on m’avait autrefois reproché de m’intéresser à un garçon de deux ans seulement mon cadet ! Non, mais ! L‘Education Nationale me largua, en février, au beau milieu d’un repaire de crétins cultivés, le collège Wanda Landoska de Saint-leu-la-forêt. Une poignée de manipulateurs de tous âges se réunissaient

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régulièrement à une table où, dans un ramage qui se voulait alexandrin, ils discouraient de tout et de rien, de l’inutilité des syndicats, du déclassement social des titulaires de B.T.S et des diplômés de l‘université, du siècle d’or espagnol, des sonates pour pianos... Pourtant, leur vernis de culture et leur appétence pour le dépècement des proies faibles, ne faisaient d’eux qu’un respectable ramassis de gredins de haute volée. Ainsi ne rechignèrent-ils pas à me présenter comme réelle la prétendue neurasthénie de la dame que je remplaçais, une victime qui leur fut livrée par le mauvais sort et qui avait dû apprendre à mordre pour ne pas être dévorée. L’épée dans les reins, je réalisai qu’ils comptaient sur moi pour répandre cette rumeur et qu’ils se préparaient à m’en attribuer, ensuite, l’entière responsabilité. Ma résistance ne contribua pas à mon intégration. Et me valut même quelques solides inimitiés. Ces amateurs de jeux sadiques -combats où des innocents sont amenés à s’entretuer- eurent vent de l’intérêt que me portait Aurique Durand, un collègue d’histoire -géographie très loin de posséder une beauté classique. Seulement voilà, quand je m’ennuie, je m’encourage quelquefois à trouver irrésistibles sourire sympathique et personnalité farfelue. Le physique très particulier du géographe surgissait donc dans ma vie au bon moment : la nature l’ayant gratifié d’une tête, ce grand oiseau échassier, constamment paré d’un plumage bigarré, tenait à tout prix à en faire bon usage. Aussi l’ornait-il de toutes sortes d’aigrettes : à 8 heures 30, un casque de motard des beaux quartiers, à 8 heures 31, la houppe ébouriffée des rebelles tout fiers de se passer de l’assentiment de leur mère pour épouser une aventurière fine, madrée et… engrossée par un autre. La traîtresse ayant colporté mes confidences était une maritorne souriante, certifiée d’anglais, enceinte jusqu’aux dents d’un singe musicien dont elle attendait, les lois de la génétique n’étant pas impénétrables, le décalque inaugural d’une inlassable répétition sérielle à la Andy Warhol (depuis Mendel, De Vries, Morgan, chacun sait qu’il ne faut pas jouer avec l’avenir de ses futurs enfants car, même sous la contrainte des gènes pirates de la mutation, l’avion transportant le matériel héréditaire change rarement de destination!). Pour prix de son service signalé, elle sera adoptée par la noble assemblée de tourmenteurs et aura désormais le droit de disserter avec eux sur l’aristocratie morale de Beethoven et sur les lettres et les arts au temps de Philippe II. J’appris, par une écervelée, que Kermitt -la-grenouille -une timide et douce brunette aux gros yeux clairs, à la peau laiteuse, aux jambes mal dessinées -convoitait le héron depuis six longs mois, avec l‘appui d’un attelage inattendu de frigides, d’impuissants et autres peine-à-jouir qui rivaliseront en témoignages de fidélité plus que douteux. Etait hors-concours Armantine Auffrey, une sexagénaire à l’habillement de paysanne montée en ville, au venin aussi intarissable que la jarre percée

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de la haine de Lepers. Cette fée Carabosse, aux intonations de chef de guerre, fit preuve d’une prescience si miraculeuse, d’une célérité si soudaine, que sa petite protégée, une faible jouvencelle de vingt-neuf ans, déjoua tous mes plans et obtint en deux semaines ce dont elle rêvait depuis deux trimestres. Armantine était la mère-supérieure de notre couvent de bégueules et de pères -la-vertu, indignés par ma conduite et me créant des difficultés. Soit. Elle servait d’exemple à toutes celles qui briguaient le prix Nobel de l’entremise et de la solidarité entre laiderons. C‘était entendu. Mais, il n’était tout de même pas normal qu’elle ait réussi, avec une déroutante rapidité - celle d’un accélérateur de parties de jambes en l’air - une mission jusque-là impossible : amener l‘escogriffe à partager la couche d’une rainette sèche comme un cotret ! Un tel faisceau de petits riens, concordant tous à me nuire, ne pouvaient plus être taxés de simples coïncidences. En conséquence, je ne refusai plus l’idée que l’illustre salarié de R.T.L. soit doté de pouvoirs occultes et que ses intrigues n’aient ni cadre ni limite. C’est pourquoi j’ai réalisé qu’il avait, d’abord, violé mes pensées dans le dessein de me charmer, matin et soir, par un accord factice des cœurs, qu’il avait ensuite projeté de détruire 24 h/24 ma personnalité par un flot ininterrompu de messages déstabilisants et, qu’avec l’aide de ses exécutants, il avait, pour finir, profité de ma réticence à croire au surnaturel pour corrompre, à mon insu, le plus grand nombre possible de personnes, ruiner ma vie sentimentale - et se venger ainsi de ma légitime résistance. Je fus ébranlée pour la deuxième fois de mon existence par la découverte du paranormal. Et, je me mis à croire à toutes sortes de niaiseries. Ainsi, ai-je redouté, durant un après-midi d’épouvante, que le détecteur vivant d’activité psychique, opérationnel dès que vous lui donnez «quelque chose», ne soit cet individu s’étant juste enquis du prénom de Maxence, l’aîné de mes neveux, avant de lui raccrocher au nez. Ainsi me suis-je persuadée, pendant quelques jours, que mon aversion pour les hommes âgés me venaient d’une vie antérieure si traumatisante que j‘en avais retenu quelques leçons : ne plus fréquenter les badernes aigries par les outrages du temps ; fuir les vieux boucs en chaleur, surtout s’ils ont des dons indéniables et redoutables ; privilégier les relations romantiques avec un jeune être ignorant encore le cynisme et la rancune. Tout ceci me donna, naturellement, à réfléchir et je pris la résolution qui s’imposait. En franchissant la porte d’un établissement scolaire, je ne devais plus oublier mes soucis puisque l’école n’était plus du fait de ses professeurs ni un sanctuaire ni un rempart contre le bruit et la fureur du monde.

VI

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En septembre 1997, j‘atterris quelques jours après la rentrée scolaire à Henri Wallon, un établissement situé à Garges-lès-Gonesse et classé Zone d‘Education Prioritaire. C’était une affectation à l’année. _Charles-Amédée, par ici, s‘il te plaît ! Je sais que tu n’aimes pas être interrompue dans ton travail de bénédictin mais une prof de français et de latin vient d‘arriver, hurla une coordinatrice aux longs cheveux châtains, chargée de me présenter aux différentes équipes pédagogiques. Un vrai cheval de labour, ce Charles-Amédée, contrairement à d’autres qui se payent de mots, m’expliqua-t-elle tout bas sur le ton de la confidence intime. Il ne faut pas se fier à sa mise élégante, sa toilette est toujours raffinée mais, lui au moins, il est aussi dur à la tâche qu’un gentilhomme campagnard ! Il me rappelle d’ailleurs les cousins de province d’autrefois. Tiens, tiens, c’est bizarre qu’il bosse là ! D‘habitude, il est tout le temps fourré au C.D.I. vu qu’il compte réellement se présenter à l’agrégation. Enchaîna-telle pour elle-même, et les paroles sortaient de sa bouche avec le débit rapide des litres de vin d‘un jéroboam. Je m’étais retournée, à l’énoncé de ce prénom peu commun, et avait aussitôt su à qui l’attribuer. Certes pas aux haridelles isabelle, ni aux divers bidets pommelés, tout occupés à hennir et s’amuser au lieu d’ouvrir les ouvrages placés devant eux, de manière ostensible. Assurément à l’ombrageux érudit en chemise blanche, mélancoliquement assis à un angle retiré, dans une posture à la Chateaubriand. _Je range mes manuels et mon dictionnaire ! Répondit-il d‘une voix aussi chaude que les sonorités du violoncelle. Une demi-seconde plus tard, il était en face de nous, la face illuminée par le soleil de son sourire, symbole rayonnant et bienfaisant de ses valeurs humaines. Après les salutations d’usage, la pulpeuse et bavarde enseignante de Lettres Classiques rejoignit, du pas des vieillards égrotants, un groupe de bipèdes sans plumes confortablement installé dans un canapé, pourvu de dossiers douillets, d’accoudoirs moelleux et de joues enveloppantes. Le nommé Charles-Amédée se garda bien de s’éclipser avec elle. Tout en observant à la dérobée ma veste en jean bleu délavé, mon pantalon en skaï noir, mes grosses bottes de motarde, il m’apprit qu’une organisation un peu contraignante avait été mise en place pour gérer l’utilisation des salles. Il fallait, en arrivant, emprunter la clef de sa classe auprès de la dame de la loge, et la lui rendre en repartant ; la même opération se répétait, dans la journée, à chaque changement de pièces. Comme pratiquement toutes les natures cabrées et frileuses, mon interlocuteur avait la langue bien pendue et un esprit sarcastique lorsqu‘il se sentait en confiance. J‘avais le même caractère timoré et maniais moi aussi finement l’ironie dans une atmosphère propice à la décontraction. Complices et détendus, nous avons donc laissé fuser quelques saillies et

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avons ri à l‘unisson de ce cérémonial quasi protocolaire. La sonnerie marquant l’heure du déjeuner retentit et la salle se vida bruyamment. Nous ne suivîmes ni l’un ni l’autre le mouvement général. Notre discussion venait de rebondir avec la passion pour le journalisme de mon interlocuteur au regard vert foncé. Cette conversation, à bâtons rompus, me changea agréablement des jacasseries limitées à une inintéressante question d’ordre culinaire. A la deuxième sonnerie, nous nous séparâmes : _Bon appétit, Martine, modula le luron dont le visage était devenu aussi triste qu‘un poème saturnien. Et, tel un homme excité par le parfum de l’amour, ou redoutant d’être supplanté par un dandy au pelage d’été chatoyant, il partit récupérer à grandes enjambées sa propre fourrure saisonnière. _A lundi matin, j’espère, ajouta-t-il, sitôt qu’il eut fini d’enfiler sa veste de flanelle. Sur son pantalon de coutil, le vêtement doux, pelucheux, d’un blond cendré, était du plus bel effet et élargissait ses épaules étiques, si bien qu‘il ressemblait à un immense papillon albinos ou un parpaillot de la Renaissance. A l’annulaire de sa dextre brillait une bague avec une manière de tortil, qui me rappelait très vaguement celui d’un baron. Ses doigts beaucoup trop larges, et incurvés, à leurs extrémités étaient émouvants et non pas laids et ridicules puisqu’ils avaient la beauté des pattes courtaudes et tortues des chiots. _ A lundi matin, j’espère, répéta-t-il avec le fatalisme d’un individu qui plie sous l’aquilon défavorable de sa laideur, ou d’une infirmité, et qui, à l’instar d’un Casanova ou d‘un Lord Byron, doit d’abord enchanter par son verbe, puis insister sans agacer pour avoir une chance d’humer la fragrance enivrante d’un rendez-vous d’amour. Son manque d’assurance était encore plus engageante que la couleur de ses yeux, cachés par de fines lunettes d‘intellectuel. Réserve farouche, maintien aristocratique, mise élégamment raffinée, peau impeccablement lisse et jeune me charmaient également, à tel point que j’en oubliais maigreur, bésicles et crâne à moitié dégarni. _A lundi, m’entendis-je répondre. Je le regardai s’éloigner sur ses jambes grêles et m’aperçus alors qu’il était le sosie presque parfait du bécasseau famélique de Saint-leu-la-forêt, empêtré dans les filets d‘une catherinette. La première fois que l’on mange des merles, l’on regrette neuf fois sur dix le goût de la grive, me dis-je en mon for intérieur. Ensuite, l’on s’habitue et l’on ne se souvient même plus de son ancienne répulsion pour des mets peu flatteurs pour le palais. Je repensai, le soir même, à ma journée. Tout s’était déroulé comme dans un rêve : les élèves avaient fait montre de bonne volonté et mes collègues avaient des mœurs délicieuses. De surcroît, j’avais retrouvé

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avec un plaisir partagé trois vieilles connaissances croisées ailleurs. Aussi considérai-je cela du meilleur augure. Nul message ne me parvint d’un monde parallèle, aucune petite voix intérieure ne m’exhorta à la prudence. J’avais oublié mes résolutions, ainsi que ce papy devenu tout récemment papa (l‘article, lu dans un magazine télévisé à fort tirage, passait sous silence l’identité de la génitrice. J’en ai déduit que le soudard de F.R.3 n’avait pas su gagner l’amour d’une consoeur célèbre, brillante, sensible et que ses manières brutales l’avaient réduit à une liaison ancillaire, une copulation avec une fan vénale, l’achat du ventre d’une vénus de carrefour ou, plus vraisemblablement, un arrangement avec un alter ego, un monstre femelle sans fibre maternelle et doté de pouvoirs effrayants). Aujourd’hui, je regrette amèrement mon insouciance. Si j’avais été moins ivre de bonheur et de vie normale, le cours de mon existence aurait, peut-être, pris une autre direction -et, je n’aurais, sans doute, jamais éprouvé l’impérieuse et vitale nécessité d’écrire ce récit vibrant de révolte et de cris de colère légitimes. Je songeai, juste avant de partir pour le pays du dieu Hypnos, à ce garçon qui m’avait soumise à un examen de passage discret et j‘eus envie de lui donner sa chance. Dame Nature ne l’avait-elle pas nanti de ce physique médiocre garantissant automatiquement, au dire de notre société patriarcale, grande beauté intérieure et quotient intellectuel élevé ? En agissant de cette façon, ne complairai-je pas de surcroît à mon fin lettré de père, qui m’avait toujours conseillé de privilégier l’intelligence en amour ? Et, cerise sur le gâteau, j‘assurerai mon avenir sentimental puisque aucune femme de goût ne viendrait me disputer un prétendant plus proche de l’araignée géante ou du marabout déplumé que du Prince Charmant. Je me souvenais quand même, dans mon euphorie, de mes amours contrariées avec Colin, le beau Normalien au délicieux accent américain, ainsi que des récentes recommandations de deux ou trois amies, dont Judith (elle m’avait téléphoné afin de m’emprunter une fois de plus de l’argent et, parce que cette situation l’humiliait, elle m’avait donné, sur un ton gascon, des leçons sur les hommes, pour se grandir à ses yeux et tenter de prendre le pas sur moi ; tout comme sa sœur Hermine, aussi complexée qu’elle par leur héritage génétique, et leurs multiples échecs au baccalauréat, elle s‘estimait très compétente dans cette partie depuis qu‘elle avait réussi l’exploit de passer devant monsieur le maire). J’envisageai plusieurs types de retrouvailles, dans les différents scénarios de mes songes éveillés. Mais, je n’y faisais pas non plus montre d’audace et demeurais aussi inhibée que dans la réalité : parler m’y semblait ridicule ; je m’élançais et puis reculais «Devant une phrase inutile» susceptible de briser «un instant fragile». Finalement, dans la dernière phase de mon sommeil paradoxal, j’ai décidé en dernier ressort

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que «Je lui dirai les mots bleus / Les mots qu’on dit avec les yeux / Je lui dirai tous les mots bleus / Tous ceux qui rendent les gens heureux». Bien que je sois allée danser avec Ophélie dans une discothèque latino-américaine, le week-end passa à un rythme un peu trop lent à mon goût. En fait, j’avais tout simplement hâte de revoir celui que mon cœur, prompt à donner des petits noms d’amour ou des sobriquets, appelait déjà Aimé- Chéri ! Rivée sur mon écran intérieur, je murmurai, avec délectation et extase, ces quatre syllabes magiques. La sorcellerie évocatoire du Verbe opéra durant ces deux journées interminables, où je ne fis rien d‘autre que rêver les yeux ouverts, ou parler du jeune homme à ma sœur aînée, au lieu de re-natter mes longs cheveux crépus. Ainsi que je l’ai déjà signalé, je ne communique pas facilement mes sentiments. Aussi Ophélie s’étonna-t-elle à haute voix de mes confidences, après les avoir écoutées avec attention. Je bavardais avec une collègue d’anglais, dont les hardes, mal lavées, et rarement changées, dégageaient des odeurs hircines et capiteuse, quand un sublime blond fit irruption dans la salle des professeurs et nous salua d‘une voix chaleureuse. Tout en invectivant mentalement le sort -une panne d’oreiller me valait d’être très négligée dans ma tenue-, je le dévorai des yeux. Semblable à bien des femmes sous l’emprise d’une passion naissante, je devinai un certain nombre de choses : il était de repos le jour de mon arrivée ; le lundi, il commençait à 10 h 30, mais arrivait trois quarts d’heure plus tôt. Hypnotisée, je ne me lassais pas de le contempler. Tout en lui me ravissait : sa fraîcheur de Bébé Cadum, les émeraudes de son regard vert, sa queue de cheval de surfeur, sa carrure de nageur…Toutes les célibataires savent que la beauté chez les enseignants, et bien d’autres professions dites intellectuelles, est aussi rare qu’un oranger sur le sol irlandais. Aussi crus-je un instant qu’il était surveillant. Comme poussé par une force irrésistible, Gueule d’amour fit pivoter l’un de ces fauteuils capitonnés qui donnent, avec une table basse et un canapé, un air de salon à toute pièce froide et fonctionnelle. Une fois ceci fait, il s’installa résolument et commodément en face de moi, avant de sortir son journal de son sac à dos. En critiques amateurs, nous discutâmes pendant vingt bonnes minutes de la qualité des articles de Libération, des petites annonces que les âmes en peine y passaient, de la solidité des histoires nées dans de pareilles circonstances…Notre intimité grandissante était évidente. En conséquence, elle n’échappa pas à Alix qui la préserva en faisant gentiment semblant d’être plongée dans la lecture d‘un manuel. Mon beau Boileau nous dit aimablement au revoir aux premières notes de la sonnerie mais s’arrêta au milieu du couloir. On l’eut cru en difficulté sur un parquet ciré ou victime d‘une apoplexie. Il ne s’écroula pas cependant, chancela juste un peu, se ressaisit rapidement et se retourna

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pour regarder dans ma direction. Tel un cœur encagé ne désirant pas fuir son oiseleur, il joua gauchement avec les deux joncs en argent de sa main gauche, avança d‘un pas, recula d’autant et fit une nouvelle pirouette incomplète. Sa danse en deux temps glissés et une demi-volte dura au moins soixante secondes et je compris, à ma grande joie, qu’un angelot bouclé et grassouillet venait de lui décocher une flèche. C’était un coup de foudre ! Un merveilleux coup de foudre ! Et cette attirance était …réciproque ! Et son encéphale n’était pas une calotte glaciaire impropre à l‘apparition d‘une question élaborée ou simplement originale et intéressante ! Si sa conversation à lui ne se résumait pas à des banalités sur les omelettes c’est parce que son cerveau à lui était un bijou de mécanique, l’ultime merveille de l’évolution humaine, une machine si puissante qu’elle était apte à servir de locomotive à mes propres pensées sophistiquées. La sonnerie indiquant le début de la récréation du matin s’était fait entendre. J‘allais me rendre aux toilettes pour tenter de ressusciter mes tresses décédées, quand une ombre gigantesque, sèche et décharnée, se plia en deux et s’assit à côté de moi, un gobelet de café chaud à la main. C’était mon premier prisonnier ! J’avais complètement oublié l’existence de cet autre cœur embastillé ! Parce que Charles-Amédée se mit à jaboter comme s’il était frappé d’incontinence verbale, je tentai dans un premier temps de l’interrompre, ensuite, je me mis à gesticuler sur ma chaise car je m’efforçais de découvrir une autre place. Il s’en aperçut et, visiblement très déçu, observa une trêve. Durant cette pause reposante, une serpillière en toile de jute, aux cheveux gras et plats, mais aux jambes remarquablement fuselées et bronzées, vint le chercher. Comme la saison des impôts, le babillard, dont la logorrhée était très sélective, fut rapidement de retour, se rassit lestement à mes côtés, comme si cela allait de soi, ou comme si mon comportement ne l’avait jamais désappointé - et il ne s’en tint pas là puisqu’il caqueta, coqueta, bref, fit le mirliflore. La vieille fille aux traits sans harmonie, et habillée en sœur converse, quitta la pièce, à la suite d’une ou deux autres interventions. Mon interlocuteur s’employa aussitôt à m’expliquer avec volubilité son attitude plutôt singulière : elle était documentaliste et ils avaient eu des entretiens «strictement professionnels» sur le lancement du futur journal d‘Henri Wallon. Ces excuses inutiles m’irritèrent. Tandis que l’importun personnage se lançait dans une dissertation sur la musique, je me levai sans un mot et, en dépit de son air de chien battu, je partis faire cours. Deux ou trois gentes dames et beaux messieurs m’emboîtèrent aussitôt le pas et piaillèrent, à haute voix, que mon attitude était inadmissible, et que j’étais coupable d’avoir répondu aux avances de ce pauvre garçon, dont je me devais de ménager l’amour-propre, désormais. Ces justiciers étaient encore plus diserts et coriaces que le bavard que je fuyais !

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Je cherchai, à l’heure du déjeuner, mon héros solaire des yeux, malgré ma coiffure irrémédiablement défraîchie et mon grotesque accoutrement. Je ne le vis nulle part. Il s’était volatilisé ! Je ne savais pas que les professeurs d’E.P.S étaient de vraies petites fées du logis et qu’ils passaient un temps considérable à préparer, ranger ou même nettoyer leur gymnase. Aussi me résignai-je à être la commensale d’un figurant souhaitant obtenir le rôle principal. Je décrivais, le soir même, le dieu du stade à mes deux sœurs, puisque Daphné nous rendait visite. Cette dernière avait toujours goûté la beauté. Aussi m’encouragea-t-elle à cultiver mes relations avec cet éphèbe pour qui les esthètes de tous sexes s’entre-tueraient : la reine Margot, George Sand, Alexandre le Grand, l’empereur Hadrien, Oscar Wilde, pour ne citer qu‘eux ! Hormis le mardi, Charles-Amédée ne travaillait jamais l’après-midi. Toutefois, au lieu de rentrer chez lui, il prit les jours suivants l’habitude de m‘attendre pour déjeuner en ma compagnie. Je le laissai faire : il était un compagnon très amusant et je ne tenais pas non plus à me mettre à dos nos collègues, dès le début de l’année scolaire. Il nous arrivait, en chemin, de croiser mon beau Monsieur Propre qui me souriait alors timidement et m’admirait plus ou moins discrètement. Antonine et Domenech‘, deux blondes, aussi aimables qu‘une porte de prison, l‘escortaient le plus souvent. La première était une sauterelle plus chamarrée qu’une hippie de Neuilly, la seconde, un oisillon dodu. Ou plutôt, le portrait sera ainsi beaucoup plus fidèle, un poussin au croupion volumineux, aux plumes hérissées, aux petits yeux méchamment fouineurs. Je notais, à chaque fois, que Fabrice était le seul à posséder une toison où les nuances de blond foisonnaient et offraient au regard une fascinante symphonie de couleurs : sa somptueuse chevelure ensoleillée était une cascade d’anneaux caramel, miel et or. Un feu d’artifice de cette qualité était-il naturel ? Ce dégradé de tons ne serait-il pas l’œuvre d’un coiffeur habile et génial ? _Salut, Fabrice ! Comment vas-tu ? Lui demandais-je invariablement. Mon prétendant déclaré ne se souciait nullement de s’associer à ces salutations rituelles qui l‘impatientaient. Les dames de compagnie de mon idole étaient tout aussi agacées, ne desserraient pas elles non plus les dents, et me jaugeaient, de surcroît. _Cool ! Me répondait le flamboyant Boucle d’Or. Prononçant ce monosyllabe, il arborait un sourire aussi lumineux que les deux lagons de ses yeux et me fixait, ostensiblement, de son regard étoilé. Le sens de la courtoisie se brésillait chez lui à la vue de son rival, ignoré comme un malpropre. Aussi formions-nous, à cause de ma lâcheté, et de mon manque d’initiative, un tableau burlesque et grotesque, une

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véritable bambochade. Nous le rencontrions, d’autres fois, avec Rodolphe Trébillard, un individu qui ne déjeunait jamais à la cantine pour …garder la ligne ! Ce personnage filiforme, tout rabougri, s’exprimait, se vêtait et se chaussait d’une façon excessivement particulière. S’il exhibait fièrement bandana, chemise à carreaux, veste à franges, ceinturon à grosse boucle, santiags à talonnettes et éperons dorés, il n’avait néanmoins ni le lasso, ni le cheval et ni l’amène sourire « Hollywood fraîcheur » de ses maîtres du Far-West. Ventre affamé est irascible. Or, le cow-boy picorait, en salle des professeurs, un éternel sandwich allégé, avalé sans s‘asseoir et à la hâte. Ces jours-là, mon baigneur aux yeux verts se mettait sans doute à la diète, ramenait sa gamelle ou était convié à partager ce festin pris au pas de course. D’autres fois encore, ses trois gardes du corps papillonnaient tous autour de lui dans le vestibule car ils projetaient sans doute de se rendre dans un assommoir ou de butiner dans les vestiaires tout proches. Je contemplais alors, avec tristesse, cet échantillonnage donnant un petit aperçu de l’excentricité humaine, et de la cruauté des lois de la génétique. Je pressentais, avec une chagrine clairvoyance, que cette coterie de déshérités serait éclaboussée par notre bonheur. Je craignais également qu’elle n’exerce sur lui un ascendant dangereux. Cela s‘avéra exact : _Doux Jésus, Fabrice, tu lis Libé, maintenant ! Turlututu chapeau pointu, depuis quand les grands garçons enseignant le sport savent-ils lire ? Hou ! le vilain ! il se triture inutilement le cerveau, ironisa un jour le John Wayne, minuscule, cacochyme, et qui devait fréquenter en cachette une célèbre discothèque des Champs- Elysées. _Bientôt, il va tenter de nous faire croire qu’il aime la littérature ou qu’il est bon en orthographe, renchérit, à mon intention, Térence Isaac, un jeune homme qui jetait sur ses épaules, avec une négligence toute affectée, un tricot chic, et griffé, qui jurait avec ses modestes survêtements. Il m’avait repérée grâce à un clin d‘œil de Rodolphe signifiant deux choses : du calme, détends-toi, le mâtin en jogging, je ne méprise pas tous les membres de votre honorable confrérie ; notre ennemie commune est dans la place. En personne stupide et futile, cet imposant molosse d’un mètre soixante-quinze et de soixante-dix kilos me faisait une cour discrète, depuis qu’il s’était aperçu de l’intérêt que me portaient mes deux autres soupirants. Une inspiration subite le fit s’emparer d’une feuille, déposée par Fabrice sur la table basse. Tel un cavalier masqué qui surgit dans la nuit, un stylo rouge jaillit alors de la poche de son pantalon. Rusé comme un renard, il traça dans l’air un 0/20 visible depuis la porte d’entrée, puis il parcourut des yeux le document manuscrit et, après l‘avoir toiletté, il lui

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attribua la note de la nullité absolue. Une nouvelle inspiration subite le fit se diriger vers une jeune et grande obèse, encombrée des paupières tombantes d’ Aristote Onassis, des robustes bajoues d’ Alfred Hitchcock, du double menton de Winston Churchill. Sa figure était, en résumé, aussi triste et déplaisante que sa chienlit en jean bleu foncé, avec laquelle un va-nu-pieds refuserait d‘être enterré. De toute évidence, quand elle n‘était pas accompagnée de son faire-valoir, une chétive pécore à la tignasse étrangement raidie, au visage constellé de boutons luisants, cette baleine, qui venait sans doute d’arriver à Henri Wallon, était muette et nerveuse : assise à la même table qu’un goret en polo, qui enfouissait son groin dans un manuel d’allemand tout en déglutissant avec force bruits de mastication une pleine poignée de friandises, elle se curait les fanons pour se calmer, ou adopter une certaine contenance. Dès que le bouledogue les eut rejoints, le monumental germaniste se leva avec balourdise et quitta la ménagerie d‘un air apeuré. Avancer d’un pas lourd et pesant jusqu’à la porte où je me tenais droite et immobile ne requérait pas toute son énergie : _ C‘est un faux blond, un faux blond qui descend d’une gondole, pas d’un Drakkar ! Ton Suédois de Syracuse, il a eu recours à un artiste capillaire ! Me couina-t-il à l’oreille en épongeant, d’abord, ses cheveux épais et calamistrés, puis, son front bombé à l‘aide d‘un mouchoir sale. Après avoir été bien contents de passer des C.A.P.E.S. faciles, ils pleurent et s’ vengent sur moi parce que j’ai pas, comme eux, les cancres et les caïds de c’ foutu collège de merde. Qu’ils s’ lancent, pour peu qu’ils en soient capables, dans la précellence ! Rauqua-t-il sans plus se soucier de moi et ce grondement terrifiant, sauvage, révéla le tigre qui était en lui. Pour se frayer un passage, le porcelet médisant, et plus altéré de sang qu‘un félin, me poussa de ses épaules gibbeuses et moites mais il avait dû oublier un document car il rebroussa chemin et me re-bouscula sans ménagement. Arrivé près des casiers, il me regarda avec insistance, effleura avec agacement trois ou quatre compartiments ornés d’une formule emblématique, entourée d‘un soleil : « Nec pluribus impar », la devise de Louis XIV et celle de tous ceux qui, persuadés d’être supérieurs à tous, l‘avaient placardée sur leur espace de rangement. Il accompagna à chaque fois ce geste plein d’irritation d’un haussement d’épaules qui semblait vouloir me dire : Bof, une langue morte ! _ Parler l’ Teuton couramment, et avec l’accent tudesque, ça, ça distingue du populo ! bougonna, ensuite, à mi-voix, le huron tout en fourrageant avec vulgarité dans le tortillon de poils frisés qui dépassaient de ses aisselles malodorantes. Parce que j’attendais toujours, du seuil de la salle des professeurs, une réaction énergique de Fabrice, qui me tournait le dos et ne savait donc pas que j‘assistais à son humiliation, je ne prêtai pas attention à ces propos

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étonnants - mais esquissai un petit mouvement sur le côté pour éviter un énième contact avec le corps mou et tout bossué de l’écoeurant sosie de Pedro Almodovar. Au lieu de rabrouer Térence et le blessant agrégé de Lettres classiques, le doux certifié d’Education Physique baissa juste la tête ! Je me promis de me méfier d’un être faisant preuve d’une telle pusillanimité, et devins enjôleuse avec ce jeune bourgeois si féru de journalisme qu‘il avait accepté le poste d’éditorialiste du premier journal de notre établissement. Cette charge supplémentaire tombait plutôt mal : il n’était titulaire que depuis peu d’années, manquait encore d’expérience et d’aisance, avait trois sixièmes. Il était, par conséquent, celui qui était le plus débordé par les évaluations nationales concernant ce niveau de classe. A ma grande confusion, j’appris, au détour de l’une de nos conversations en tête-à-tête, que Muguette Maharashtra avait eu, contrairement à moi, la délicatesse de le débarrasser d’une dizaine de cahiers. Cette ancienne connaissance avait été si peu gâtée par Dame Nature qu’elle paraissait être, pour son malheur, la fille cachée de Gandhi et de Mère Térésa. Nous nous entendions suffisamment bien, au collège Denis Diderot de Deuil-la- Barre, pour qu’elle m’ait avoué apprendre ses cours à la virgule près, ne pas lire les devoirs de ses élèves quand elle était submergée de travail, ou avait envie de se reposer, mais les noter en fonction de leurs résultats précédents. Nous n’avions elle et moi qu’une pile de vingt-cinq productions à corriger. Pourtant, nous n’en étions toujours pas venues à bout. Aussi fus-je un peu surprise qu’elle ait trouvé le temps d’aider un parfait inconnu ! Je le fus encore bien davantage, lorsque je me souvins qu’elle m’avait laissé me débattre avec mes 270 copies de Brevet blanc. Je me rappelai aussi que mes difficultés à tout rendre à la date butoir avaient amené notre coordinatrice à envisager pour les années à venir - époque où je ne serai plus là, et où elle pourrait bien avoir à en découdre avec une montagne de fautes en tous genres - le système de la demi-journée banalisée. Mon interlocuteur suivit certainement le cheminement de ma pensée grâce à deux ou trois mots marmonnés à voix basse, et sans même m’en apercevoir, puisqu’il me confirma sur un ton, qui se voulait tendre et serein, que ce système était bien plus équitable et efficace car il requérait, pendant quatre heures, la participation de tous les enseignants de français. Je ne sais pas ce qui se passa mais, durant les jours qui suivirent, je ne trouvai à Fabrice que des défauts -et regrettai d’être sortie de ma réserve naturelle pour mentionner son existence à mes sœurs. Un matin, c’était son nez qui était trop fin. Le lendemain, c’était son sourire qui était irrémédiablement gâché par une couronne. Le sur-lendemain, une petite cicatrice attirait irrésistiblement mon regard. Bizarrement, des collègues totalement dépourvus de beauté, égoïstes et manipulateurs gagnaient ma

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bienveillance. Cela m‘alerta. Que se passait-il ? Pourquoi mes yeux me trahissaient-ils ? Quelle était cette force curieuse qui me poussait à excuser les défauts majeurs des salauds m’environnant mais à reprocher à un garçon affable, sensible, et de surcroît beau comme un astre, ses minuscules disgrâces physiques ? C‘était un phénomène si dangereux pour ma vie sentimentale qu’il me jeta dans un maelström de réflexions, qui eut la vertu de me faire lutter contre ce que j’appelais, faute de mieux, « le syndrome de l‘infirmière »-tout en subodorant qu’il s’agissait certainement d’autre chose. Vous imaginez bien que j‘étais atterrée par mon ralliement, totalement inattendu, à cette opinion qui exige qu’une partie de l’humanité - celle, bien sûr, qui, depuis des millénaires, et sous toutes les latitudes, plie pratiquement sans broncher sous des règles arbitraires et unilatérales !- ne soit composée que de purs esprits éthérés, dévoués, volontiers disposés à consoler toutes les âmes blessées et à pardonner la grossièreté de n’importe quelle enveloppe mortelle. Comme je n’étais pas un être chimérique mais une femme moderne, vivante, obstinément fermée à l’idée de s‘élever au-dessus des réalités terrestres, trois semaines après la rentrée des classes, je m‘intéressai de nouveau à mon chérubin aux fesses fermes et musclées. Et, il ne fallait plus qu’un ragot échappé d’un tableau de Botero mentionne ses imperfections en ma présence ! Faux blond ou pas, nez droit, de travers, fin, puissant, busqué, aquilin, camus, épaté, je m’en moquais dorénavant ! Ses joues fraîches, ses lèvres roses, ses cuisses fuselées étaient beaucoup trop craquantes et mes feux mal éteints ! Je m’étais également rendue compte que la baleine aux traits hommasses tourniquait autour de lui (« tourniquait » n’est sans doute pas le terme le plus approprié puisque cette géante des mers se halait bien plus qu’elle ne marchait ). Son entêtement était si lamentable et si peu suivi d’effet que j‘eus sincèrement pitié d‘elle. Et, je n’étais pas la seule ! Levon Khanchatoujian, un Pygmée d’Arménie éternellement accroché aux basques de ma petite gueule d‘ange, avait pris en sympathie cette masse informe, gonflée, affolée d‘amour, à qui il souriait aimablement, comme pour l’encourager à poursuivre ses tentatives d’approche infructueuses. Parce que cela l’arrangeait de se bercer d’illusions, la malheureuse avait mis l’intérêt que mon poupon blond me portait sur le compte de ma joie de vivre. Pour la reproduire, ses gros yeux de candidate au suicide n’étaient plus éteints mais pétillants de gaieté, et malgré la forte présence matérielle de son corps lourd et évasé, sa garde-robe s‘était enrichie de tenues vaporeuses aux couleurs flamboyantes. Comme elle sifflotait déjà, à longueur de journée, les mêmes airs classiques ou de variété que moi, il ne lui restait plus que quatre choses à faire pour devenir ma copie certifiée conforme : 1°) Essayer la chirurgie esthétique. 2°) Observer le

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jeûne efficace des meurt-de-faim du Tiers-Monde. 3°) S’exprimer d’une façon faisant moins « prof de techno exerçant dans le 9-5 ». 4°) Ne plus donner l’impression d’être un laideron désespéré et prêt à tout pour tressauter sous le feu nourri d’un gros canon phallique. Du jour au lendemain, mon clone avait cessé de régaler mes yeux du spectacle de sa répugnante toilette dentaire ! Chose encore plus étrange, elle parut deviner la compassion qu’elle m’inspirait et mendia mon amitié, par deux ou trois fois. Elle m’épia, pour cela, aux récréations, et, malgré la dépense d’énergie à fournir, elle me suivit partout -même dans ma salle de classe!- en invoquant toutes sortes de prétextes vaseux. Sitôt qu’elle m’aperçut un lundi après- midi, avec labeur et sans le moindre à-propos, elle aiguilla, avec l’aide de ses amies, leur conversation sur le Cha-cha-cha, un cabaret cubain où des éphèbes bruns dansent lascivement sur le comptoir. Or, je venais d’y retourner avec ma sœur, et l’une de ses relations, une divorcée en quête de son Commandante. L’étonnant savoir de cette brebis Dolly m’a ramenée très brutalement à la dure réalité. Si j’avais oublié Julien Lepers, il n’en allait pas de même pour lui. Il est vrai que cet individu important avait joué jusque-là les violettes. Fort naïvement, j’avais donc cru qu’il s’était lassé de harceler le ver de terre que j’étais. Et voilà qu’en vraie tête de linotte, Marie-Ingrid m‘apprenait, très sottement, que le voyant extralucide l’informait de mes moindres faits et gestes pour seconder son entreprise de séduction ! Elle pouvait aussi avoir été renseignée par ce réseau tentaculaire qui, courageusement tapi dans l’ombre, n’avait jamais renoncé à son Grand Œuvre. D’ailleurs, badauds et voisins ne me scrutaient-ils pas plus étrangement qu’à l’accoutumée, au point de me sembler être sur le pied de guerre ? Ne m’arrivait-il pas fréquemment de surprendre des glapissements fort incohérents ? _…tout doit se jouer cette année !…tenir prêts et se méfier de ses partisans !… _…Ah bon ? ça y est ? ...pas encore l’année des Poissons !… êtes bien sûrs qu’il s’agit de ce blond ?… _…faudrait qu’elle rencontre aux Halles … Marty est mille fois mieux que son actuel cageot !… _… devrait plutôt lui refourguer le Suédois… lui, au moins, il l’aime pas et il est moins beau que… _… sépare pas un enfant d’ son père ! on sépare pas un …C’est bien c’ qu’on prétendait, non ? En plus …ils connaissent tous deux par cœur Marty… s’emmerder avec elle …trop sage, trop sérieuse et … _… s’en fout, maintenant, d’ tout ça !…Au fait, avez-vous remarqué vous aussi à quel point la p’ tite bâtarde est laide ? …Si ça s’ trouve…ah!ah! ah! …en plus d’être laide…ah!ah! ah!… elle s’ra peut-être aussi turbulente…insolente …nulle à l‘école…

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_ Si ça s’ trouve…ah!ah! ah!… est même pas d’ Jeffrey…Ah ! j’en peux plus ! Ah ! …sont trop drôles ces deux alpinistes de la cime des honneurs …Elle…hi!hi!hi!… un point culminant de la beauté….Lui…ah!ah!ah! …un toit du monde de la pensée … un petit couloir avalancheux….hi!hi!hi! et pfft…! malgré les prises et les appuis, une chute vertigineuse…fou, comme j’apprécie maintenant ma vie toute simple …sans excès ni grandeur…Ah!ah!ah! hi!hi!hi!… _…Marty a eu l’année dernière une deuxième nièce…paraît qu’elle va en avoir d‘autres…on a pas fini de s‘amuser…la relève est assurée pour… _ …aura aussi des problèmes de caries …bouche est déjà pleine d’ couronnes et ça va empirer car… _…comment …savez tout cela ?… _T’occupe, mec !…pas tes affaires… laisse faire les boss ! Après avoir quand même perdu une éternité, soit trois semaines de baisers et de déclarations enflammées, je pris la décision de m’asseoir sur ce canapé que « réquisitionnait », à chaque récréation, un groupe essentiellement composé des sept professeurs de gymnastique. Devant m‘absenter un instant pour aller aux toilettes, je marquai mon territoire en laissant bien en évidence mon cartable. Au cas où elle aurait repéré mon petit manège, je fis ensuite un signe d‘intelligence à Toussine, une grande bringue nanti d’un regard inexpressif et pourvue d’une coiffure aussi stricte et lugubre que ses habits de punaise de sacristie. Je constatai, à mon retour, qu’on avait déplacé mon sac ! Et il ne restait plus une seule place sur ce canapé d’où la morte-vivante, sur qui j’avais eu tort de compter, me regardait sans paraître me voir ! Quant à mon Fabrissou d‘amour, il était encadré par deux frères siamois faisant office de gardes du corps ! L‘un était un nabot, qui m’avait accueilli, à mon arrivée à Henri Wallon, avec des propos policés, puis avait montré des difficultés grandissantes à contenir, en dehors de son cercle d’amis, sa hargne de roquet en colère contre Dame Nature. L‘autre, un long nigaud au crâne chauve et en forme de poire, aux maxillaires proéminents, aurait été en droit d‘intenter un procès au Créateur, ou à ses géniteurs, puisqu‘il avait la tête de l’emploi pour les rôles d’homme préhistorique, mais aussi de super-vilain aux gènes de mutant. Il avait raté sa vocation, et gâché une faculté naturelle, tant il n’avait qu’à être lui-même pour paraître venir d’un monde ancien ou futur, ceux de « La guerre du feu », « Rahan, le fils des âges farouches », « Notre-Dame de Paris », « Le seigneur des anneaux », « Mars attacks », « La planète des singes », « Terminator » … Comme le verre et la bouteille, Toulouse-Lautrec et Conan-le-Barbare étaient différents mais inséparables. Un rictus déchira leur face livide quand ils me virent récupérer sans mot dire ma serviette en cuir. Comment ces adultes de trente ans parvenaient-

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ils à être exquis avec certains et odieux avec tous les autres ? Pourquoi ces individus, en principe, cultivés et issus des meilleures familles s‘abandonnaient-ils soudain, et avec un plaisir manifeste, à ces pulsions primitives qu’ils avaient réprimées jusqu’ici dans l’intérêt général ? Apprenant à mes dépens qu’aucun lieu de travail n‘était un paradis, je fus obligée de m’asseoir sur une chaise. Charles-Amédée mit aussitôt fin à sa discussion avec Xavière, la documentaliste aux traits disgracieux, et il vint me rejoindre après s‘être payé un thé à notre distributeur de boissons chaudes. Eprouvant à son égard un mélange d’agacement et de pitié, je lui souris. Il me lança aussitôt un regard plein de reconnaissance, qui me toucha et me fit réfléchir pendant un laps de temps où j‘eus fort à faire avec ma conscience : « Bon, d’accord, tu apprécies la timidité de ton blondinet à la beauté extra-terrestre. Mais…cette timidité ne serait-elle pas plutôt de l’indifférence ?… Oui, tu apprécies également qu’il soit tombé amoureux sans avoir jamais cherché à te détailler sous toutes tes coutures. Mais, imagine la gêne et la peine d’« Aimé- Chéri » si tu t’affiches brutalement avec « Fabrissou d‘Amour ». Cette année, ma pauvre Martine, tu es une girouette ! un vrai cœur d‘artichaut !… D’accord, tu as traversé dix ans de disettes et de famine ! …Oui, 1997 est une année faste…un grand cru…Ce n’est pas une raison pour constituer des réserves. Sinon, à ce rythme-là, la -plus- vieille- vierge- de- France va finir nymphomane !…Par ailleurs, depuis quand aimes-tu les garçons mesurant moins d‘1 m 85 et portant de vieux survêtements déchirés et informes ? …Bon, bon, O.K, tu n’aimes pas non plus les chauves de 26 ans même s’ils ont la taille bien prise dans leur habits de grands couturiers … Mais alors, ainsi que te l’ont reproché certains, pourquoi as-tu répondu à ses avances ?… Oui, c’est vrai, tu ne pouvais pas deviner que tu allais rencontrer trois jours plus tard le jeune homme idéal… Puisque la polyandrie n’existe pas encore en France, choisis quand même Charles-Amédée car, en plus d’être flatteusement démonstratif et entreprenant, il t’a vu le premier, il est gentil et…nettement moins frais que son rival ! Eh oui, la société a raison ! une femme avec un visage de vieux papier chiffonné ne peut pas être heureuse aux bras d’un jouvenceau ! Alors, résigne-toi, ma vieille ! Abandonne l’adonis à la grosse jument aux yeux de vache normande et satisfais-toi du dandy ! Ne joue plus avec cette âme délicate à « Je t’aime moi non plus » et aux amants terribles. Tu n’es pas Elizabeth Taylor, il ne s’appelle pas Richard Bur… » Mes réflexions s’interrompirent quand je réalisai que je culpabilisais et divaguais dangereusement. Afin de ne pas mettre en péril mon droit au bonheur, je déguerpis sans un mot d’explication. Pourquoi ne pourrais-je pas prétendre, moi aussi, à un être alliant qualités morales et physiques ? un garçon dont la plastique était peut-être l’œuvre du hasard, ou de la

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chance, mais pas sa culture ni sa gentillesse ? Sur le pas de la porte étaient postés trois fillettes ainsi qu’un garçonnet. Les jeunes filles me demandèrent d’appeler un certain « monsieur Anidio ». Je ne savais pas qui c’était ; elle m’expliquèrent alors qu’il s’agissait du plus « haut » des sept professeurs d’E. P.S. _ « Un idiot » est demandé ! « Un idiot » est demandé ! Claironnai-je, malgré les mines effarées des gamines. Le quatrième élève hésitait, se balançait sur ses jambes, me guignait d‘un air méfiant. Je n‘eus pas pitié de lui et insistai mais…en vain. Déboucha alors du couloir une cinquième bouille ronde qui l’encouragea par des coups de coude. Finalement, le malheureux jeune garçon murmura, la mine inquiète, qu’il souhaitait parler à « madame Monsieur ». Je n‘eus rien à déformer, rien à massacrer, la malchance s’était déjà acharnée sur Toussine, le lémure au sévère chignon de Dame de fer ! Le demeuré aux mâchoires saillantes et le Premier Ministre anglais d’Henri Wallon avaient des noms qui leur allaient comme un gant ! Qu’en était-il pour le bilieux avorton, plus brutal qu’un homme des cavernes ? S‘appellerait-il Orrorin ou Toumaï ? Bilbo Baggins ou Rigoletto ? Ce petit jeu divertissant me donna l’idée de consulter les casiers : lequel pouvait bien correspondre à celui du descendant direct des Australopithèques, ces singes du Sud disparus officiellement trois millions d‘années plus tôt ? Mon regard voleta, sans aucune méthode, d’une niche de rangement à une autre ; je vis ainsi une série d’appellations amusantes, banales, à rallonge ou ronflantes ; j’éliminai la dernière catégorie car, pour être aussi haineux, le nain ne devait pas porter l’un de ces patronymes que l’on clame où que l’on aille, et qu’on laisse plusieurs fois retentir dans les haut-parleurs de la sécurité sociale avant de se lever orgueilleusement, sous les regards surpris et admiratifs. Ah bon ? cette famille prestigieuse ne s’est pas éteinte ? et cet individu a la chance d’être issu d’un ancêtre qui a participé au rayonnement de la France ? J’étais toujours au même poste quand le moucheron au torse puissant pénétra dans la pièce et se dirigea vers le compartiment individuel où était sèchement inscrit « Zeus », sans aucune mention de prénom. « Bad luck ! » Ricanai-je aussitôt puisqu’il partageait avec un être surhumain la même désignation pompeuse et riche en effets sonores. Et pas n’importe quelle divinité ! Pas Silène, Faunus, Lupercus ou Héphaïstos. Non, avec ses jambes fluettes d’homuncule et ses longs bras de mammifère primate, il se nommait comme le dieu des dieux, le maître suprême de l’Olympe ! Le plus drôle, c’était qu’il en paraissait satisfait ! A l’instar d’une bande de collégiens à la figure boursouflée, visiblement allergiques au sport en général, et à la marche à pied en particulier, j’attendais mon autocar, le lendemain matin, quand une petite frimousse de rêve surgit à mes côtés :

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_Salut ! _Oh ! Salut, Fabrice ! C’est plutôt rare de te rencontrer ici, Fabrice. J’ai bien envie de lever mon pouce. Cela fait dix minutes que je grelotte, or, ce matin, il fait un peu frais pour un mois de septembre . Peut-être aurais-je dû me couvrir un peu plus chaudement ? Je le sais bien pourtant que je suis une grande frileuse. Même aux Baléares et au Sénégal, j‘ai eu froid. C‘est dire ! babillai-je, radieuse et dévorant des yeux l‘élu de mon cœur. _De l’auto-stop ! Et cela t’arrive souvent d’en faire ? S’enquit-il avec un petit rire étonné et amusé. _Oui, quelquefois, Fabrice. J’en ai surtout fait lors de la grande grève de 95. Cela m’arrive aussi en vacances, affirmai-je avec assurance pour impressionner celui avec qui je me voyais bien dans le rôle de Madeleine Renaud. _ Des collègues passent, parfois, devant la gare et nous voiturent alors jusqu‘au bahut. Je ne vois aucune caisse à l’horizon. Apparemment, ce ne sera pas le cas aujourd’hui, poursuivit mon Jean-Louis Barrault. _Ce n’est pas tous les jours dimanche, Fabrice ! Ronronnai-je telle une chatte se réchauffant au soleil, parce que j’étais heureuse de me trouver à ses côtés et de réussir à prononcer le plus souvent possible son prénom. _On peut aussi prendre deux autres lignes, le 133 et le 250, qui ne nous déposent pas trop loin du collège. On peut également y aller pédibus cum jambis ! Mais, rassure-toi, notre bonne vieille patache ne va plus tarder à présent, et mon latin macaronique était destiné à te faire sourire, madame le professeur de Lettres Classiques, fit-il le visage irradié de bonheur car le simple fait de me parler lui suffisait amplement. Nous bavardions depuis plusieurs minutes lorsque je sentis que quelqu’un me couvait des yeux : Charles-Amédée nous étudiait avec tristesse, accoudé à la passerelle située juste derrière nous. Peut-être s’imaginait-il, comme certains, que le grand blond délaissait, de temps à autre, son automobile pour multiplier les occasions de me rencontrer ? Dans l’intention de le consoler, je lui adressai la parole sur un ton mielleux. Mon ton et mes propos devaient contenir une trop forte dose de miséricorde car, tout ragaillardi, l’élégant dandy m’a noyée dans un nappage de regards langoureux et accaparé par son habituelle boulimie de questions. Cela ne me surprit pas. Mes difficultés à m’exprimer avec justesse et efficacité, dans les situations délicates, m’étaient connues. Ces lourdes séquelles de dix années de harcèlement intensif m’avaient déjà coûté bien de stupides malentendus avec trois singes à queue coupée. Ce fut le cas avec Joachim, un ami d’Axel qui était barbu, poilu, trapu et si féru de termes clinquants qu’un dictionnaire lui servait de livre de

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chevet. Durant plus d’une décennie, ce demi-frère de Demis Roussos plaça dans ses potins les mots compliqués appris la veille au soir afin d’éblouir sa soi-disant captive de l‘amour. Il y eut également un cousin germain du yéti, le très chevelu mais peu scrupuleux Zhao Huang. Ce deuxième marathonien -qui s’imagine encore à l‘heure où j‘écris cette bluette que seule la timidité m’empêche de laver et baiser ses pieds- continuait à me courtiser alors qu’il connaissait très bien Jeffrey et vivait avec une amie de Béatrice, transformée en bonne à tout faire voire en toiletteuse. Pour finir, un autre « chaînon manquant » se laissa abuser par mon élocution embarrassée au point de me prendre, pendant six mois, pour une zoophile inhibée. Il s’agissait de Monsieur Trobo, l’anthropopithèque du collège Sainte-Thérèse d’Ecouen qui portait bien mal son nom tant il était vilain et velu. Fabrice, qui s’était éloigné de nous, se mit, cinq minutes plus tard, à discuter de son côté avec Kouassi N‘Diaye, un musicologue travaillant dans deux établissements différents, et tellement zen que je l’imaginais préparant ses cours sous un arbre sacré, le visage tourné vers l‘est, une pipe à opium ou une lanterne à la main, un tonneau à ses côtés et un chien à ses pieds. J’entendis le porteur de joggings troués raconter qu’il venait d’un milieu modeste. Son père, d’origine italienne, était intendant de lycée et sa mère, d’ascendance anglaise, exerçait la profession de…professeur d’anglais ! Ce n’était donc pas vraiment l’idée que l’on se fait d’un tel milieu ! Mais, son interlocuteur ne releva pas cette incongruité. Il jouait, lui aussi, au pédagogue « jeune » et « sympa » et tenait, lui aussi, à se distinguer par cette attitude de la phalange des précieuses et des snobs. A l’inverse de Marie -Ingrid, qui exagérait jusqu’à la caricature son côté « populo », ce bohème, savamment mal vêtu, coiffé avec de très longues tresses retenues par un élastique, ou une bande d’étoffe ample et souple, ne versait pas dans la vulgarité et ne risquait pas d‘indisposer celui qui ne confondait pas simplicité et manque de distinction. Au bout de cinq autres minutes, une vague d‘enseignants du collège et de la S. E. G. P.A. ( Section d’Enseignement Général et Professionnel Adapté ) vint participer à leur symphonie en poils majeurs ; tout ce petit monde s’étant mis à converser joyeusement et bruyamment, j’appris sans plus avoir à tendre l‘oreille que Boucle d’0r détestait les boîtes de nuit, appréciait, tout comme son frère, les concerts de reggae et de jazz, notamment ceux du New Evening. Ainsi donc, il avait un frère ! La nature avait-elle, par deux fois, réussi à faire œuvre d’artiste de génie ? Un troisième train ayant déversé à l’arrêt de bus son contingent d’employés de bureau, la file d’attente était dense, compacte, mais pas aussi longue que celles de la poste, de la Sécurité Sociale ou du service des urgences hospitalières. Pourtant, quand la diligence arriva, nous n’eûmes pas droit à une simple ruée vers l’or mais à une attaque

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d’Indiens dans la pure tradition hollywoodienne. En effet une horde sauvage de collégiens se servit du tomawak de ses coudes pour monter parmi les premiers, et attraper ensuite au lasso un siège capitonné ; les adultes se comportèrent eux aussi en mercenaires de western, lorsqu’ils se bousculèrent pour effectuer leur conquête de l’Ouest. Bien entendu, comme à l’accoutumée, aucun d’eux ne songea à dire bonjour au postillon ou même à faire une charge de cavalerie dans sa besace afin de montrer sa carte orange. Il n’y avait ni contrôleur ni tunique bleue dans notre cheval de fer. J’extirpai néanmoins la précieuse pièce justificative le plus discrètement possible de mon cartable et la présentai avec gêne. Non contente de faire sécession de la confédération des malappris, j’accompagnai, de surcroît, ce geste d’un autre âge d’une salutation mécanique. Au moins fus-je remerciée de ma peine par des marques de reconnaissance et de civilité prodiguées par Œil de Lynx, le conducteur de notre convoi de trafiquants d’eau de feu et de planteurs de coton et de marijuana. Parce qu’aucun garçon ne lui avait adressé la parole durant notre chevauchée fantastique, la première personne à descendre fut Christelle Wyszynski, une jeune femme obèse et souriante… d‘habitude ! La deuxième fut Fabrice, que nos collègues avaient également délaissé. Je me hâtai de l’imiter après m’être faufilée parmi ces représentants mâles d’ Henri Wallon, qui s’étaient tous agglutinés autour du couple que Charles-Amédée et moi formions : mon quart d’heure de triomphe et de B. A. était terminé ! Après avoir alterné deux rôles -celui de reine du bal et de Jeannette- je voulais m’essayer dans un autre registre, celui de la femme -moderne- qui- fait -les- premiers- pas. _Puis-je me placer entre vous deux ? Cela ne te dérange pas, sister ? Me demanda soudain d’une voix de castrat l’importun Kouassi-Farinelli. Je me permets de t‘appeler ainsi, Martine, car chez nous les fidèles de ras Tafari Makonnen, on est tous parents. Mais, tout ça, ma sœur, tu le sais déjà puisque tu as adopté l’une de nos coiffures, et partant de là notre philosophie de la vie, poursuivit-il avant de recommencer à fredonner le refrain du tube de Bobby Mc Ferrin et à balancer la tête à la manière des pacifistes de la Jamaïque. Je n’eus pas l’audace de refuser, devant Fabrice, un si petit service à un membre de ma grande et belle famille ethnique. Moi, je savais que toutes ses paroles lénifiantes n’étaient que manœuvres et manigances. Lui, non. Bien que « Monsieur Don’t worry, be happy  » fut de format réduit, je devais désormais me pencher pour apercevoir le visage aimé tout en lui parlant. Comme mon cœur débordait de tendres sentiments, et que je comptais narguer par la même occasion notre indélicat compagnon, j’avouai au beau jeune homme que son prénom me plaisait. C’était une si piteuse manière de déclarer sa flamme que le principal intéressé n’a pas

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compris le message que je tâchais de lui passer. Par contre, le lilliputien esquissa une grimace sarcastique. De toute évidence, mes débuts de « femme- moderne -faisant -les -premiers-pas » n’avaient pas échappé à tout le monde ! Ah ! pour qu‘il débarrasse le plancher, j‘aurais accepté de donner tous mes disques de Bob Marley à l’indésirable ricaneur à dreadlocks ! Et, pour savoir communiquer comme les fourmis en émettant des signaux chimiques, j’aurais supporté sans défaillir d’horreur un deuxième baise-main de Lepers ! Le rasta …resta, malheureusement, avec nous jusqu’au collège, où Charles- Amédée monopolisa, ensuite, mon attention. J‘ai repéré, à midi, mon Bébé Cadum sur le canapé et je me suis empressée de l’y rejoindre. Accompagnée de l‘ectoplasme, dont les os perçaient sous son débardeur beige, Marie-Ingrid s’est installée à côté du jeune homme, telle une orque s‘accrochant à son festin. Gênée par la muette présence de ces duègnes au visage sévère et réprobateur, ma conversation languissait : j’ai mentionné, sur un ton morne et impersonnel, ce mal de dos dont je souffrais après mes folles équipées sur deux roues ; je me suis enquis de la hauteur à laquelle guidon et selle devaient se situer pour éviter ce genre de désagréments ; sans aucune transition, j’ai froidement proposé à Fabrice de lui soumettre mes œuvres. Malgré la présence de Laurel et Hardy, j’espérais, en fait, que ce dernier oserait me fixer un rendez-vous chez lui, ou dans un café, et que nous nous pencherions, main dans la main, sur mon répertoire de textes, lequel s’était encore étendu depuis que je résistais au psychopathe télépathe. _Mon Dieu, si Vous existez, si Vous êtes vraiment un Dieu Vivant, faites au moins qu’il relève le numéro de mon téléphone, priai-je dans mon for intérieur mais ce n’était, hélas ! ni en araméen ni en sanskrit. Pour que ma prière parvienne au Père Universel, j’aurais sans doute dû laver mon âme et purifier mes pieds tout en balançant mystiquement ma tête d’avant en arrière ? faire le signe de la croix en position du lotus, une main en contact avec le sol, pour être en parfaite osmose avec le cosmos et le monde des morts ? Poser une kippa sur ma tête, puis me placer dans la section des femmes pour glisser un texto dans l’une des fentes d‘un totem de Miséricorde ? chercher un baobab de l’Eveil et tourner sept fois autour avant de me prosterner en direction de la papamobile ? Le Sauveur étant soit un Dieu Caché et sourd, soit une création de l‘homme, j‘ai à Fabrice promis d’une voix blanche de sélectionner des textes que nous lirions au collège, et j’ai remis à plus tard mon intention de l’inviter à un mariage auquel je devais assister. J’avais pourtant rêvé des jours durant de m’y exhiber à son bras ! J’avais même fantasmé sur notre premier baiser, renouvelé ma lingerie fine et acheté des préservatifs en vue de pratiques tantriques ! Une voyante expliqua le soir même à une auditrice de Chants de France

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ou de Chérie F.M que, dans notre société moralisatrice, l’on ne pouvait pas régner sur deux cœurs. Ce préambule une fois achevé, elle lui conseilla de se méfier d’un blondinet, qui se révèlerait faible et décevant, et de privilégier, au contraire, ses relations avec un brun maigre, chauve, faisant preuve de patience et de force de caractère. Enervée, je changeai de station de radio : je savais que le pervers Bouffon Vert de « Questions pour un champion » utilisait contre moi mes craintes et mes pensées les plus intimes. Dès le seuil de la porte, je remarquai, le lendemain matin, mes deux prétendants. Après avoir lancé un « Bonjour ! » cordial et tonique, qui s‘adressait à chaque membre de l‘assistance réunie, j’entrai en hésitant dans la vaste pièce : la brève salutation magique avait perdu sa capacité à être répercutée et s‘adresser en premier au «blondinet qui se révèlerait être faible et décevant » ou au « brun maigre, chauve, faisant preuve de patience et de force de caractère » n‘était pas anodin. Par cette simple marque de préférence, j’avais le pouvoir de plonger l’un de ces deux gentils garçons dans les ténèbres et les affres de l‘amour non partagé. Je fis à Charles-Amédée un geste de la main amical, parce que j’avais été très impolie avec lui ces derniers temps et que je tenais à m’en excuser. Il l’ignora de façon ostentatoire et poursuivit de manière tout aussi affectée sa discussion avec Xavière, la documentaliste aux cheveux ternes et dépressifs. Il me parut que tous les professeurs observaient la scène avec un petit sourire goguenard et satisfait. Tous sauf peut-être deux ou trois enseignants me jetant un regard contrit, et mon poupon blond qui s’est enfui de la fosse aux serpents, sans avoir jamais détaché ses yeux de la pointe de ses pieds, et qui fut poursuivi de très près par Khanjatouchian. Je me promis, en m’asseyant sur une chaise, de ne plus jamais saluer à la cantonade les scélérats de notre collège et décampai, au bout de dix minutes, car, pour mettre l‘accent sur ma déconfiture, l’on avait sciemment évité de venir me tenir compagnie. Un aréopage de lettrés, plus grossiers que des enfants s’amusant à qui crachera et pissera le plus loin possible, salua mon départ précipité par des brocards plus ou moins chuchotés : _Il se comporte enfin en homme ! _ Alléluia ! _Jésus, Marie-Joseph, merci mon Dieu ! _ L‘amour est un oiseau rebelle ! _Alors, prends gaaaaaarde à toooooi ! _Oignez vilain, il vous poindra, poignez vilain, il vous oindra ! _C’est pas bon pour le moral, pas bon pour le moral ! Pas bon, bon ! pas bon, bon ! Roulez, roulez ! Tournez, tournez ! _Et ça a fait bobo à son petit cœur tendre !

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_ C ’qu’on s‘en tape ! Elle l’ prenait pour son loulou ! Je croisai, dans le couloir, Fabrissou d‘amour, entouré de plusieurs de ses élèves de troisième technologique. Lorsque je lui dis bonjour ses yeux s’étoilèrent d’espoir et les gamins le dévisagèrent aussitôt avec attention. Son baise-en-ville sur le dos, le frêle Kouassi évolua jusqu’à moi et susurra en me dépassant : « Pour qui sait voir, ce bahut est rempli de garçons mignons et fidèles ». La tête baissée, les muscles tendus, la cyclopéenne Marie- Ingrid manoeuvrait comme elle le pouvait son corps monumental pour suivre vaille que vaille son vol de libellule. En entendant sa phrase, elle en profita pour interrompre son pénible travail de locomotion, hausser avec mépris ses épaules tout en bosses graisseuses et hurler à la manière des harengères : « Voilà ce qui arrive quand on manque d’expérience et de détermination ! » De la voix du prêtre qui sermonne une ouaille égarée, une certifiée d’anglais aux traits négroïdes, aux longs cheveux dorés, me glissa à l’oreille quelque chose comme « La couleur blanche ne vaut deux fois la couleur noire qu’en musique » et, en fille d’Eole, elle rejoignit avec promptitude un géant, âgé, maniéré, désossé, qui ne passait, à son exemple, qu’en coup de vent à la cantine et dans la salle des professeurs. Il était si discret que je n’avais aucune idée de la matière qu’il enseignait ! Je savais tout de même qu’il ne parlait pas pour communiquer, mais pour exploiter les ressources des îles inexplorées de la langue française, et que ses parents d’origine sénégalaise l’avaient prénommé Pétronille, mais qu’il préférait Hyacinthe, son nom de baptême. Peut-être aurait-il souhaité s’appeler « Martine » ? L’ oeil velours, ce dénicheur d’images rares, ce chercheur de jeux de sons et de mots jouait avec toutes les potentialités musicales de cette lyre à sept lettres et deux syllabes. Fort malheureusement pour moi, je savais aussi qu’il avait trouvé en Marie- Neige un procureur défendant sa cause avec l’ardeur du zélateur, ainsi que des louvoiements interminables- ponctués d’accablants silences. Goujaterie et comportement hostile me tracassèrent toute la journée. Les mêmes images défilèrent une bonne centaine de fois dans ma tête et m’occupèrent pratiquement sans répit. Et j’approuvai subitement le dicton « L‘enfer est pavé de bonnes intentions », un dicton que j’avais jugé jusque-là stupide, dangereux, susceptible en tout cas d’encourager les gens à l’indifférence voire à l’égoïsme. Je m‘expliquai également la raison pour laquelle certaines femmes prétendaient qu’il ne fallait jamais avoir pitié des hommes. Comme je regrettais d’avoir cru que les agréments moraux étaient une douce consolation pour tous ceux qui n’avaient rien attrapé le jour de la distribution des atouts physiques ! Pourquoi avais-je écouté ces amies me recommandant de vivre un bonheur médiocre, certes, mais réel et durable avec un garçon dépourvu d‘attrait sexuel ? Pourquoi n’avais-je pas

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compris que cette logique, suant la capitulation, n’était valable que pour deux catégories de femmes ? Celle des nymphes aigries, cyniques, sans illusion sur le sexe opposé. Celle des laiderons qui accordent généreusement des conseils qui les justifient. Et comment avais-je pu être suffisamment sotte pour ne pas réaliser que le nabot de la radio s’exprimait par leurs bouches ? Ses idées ne couraient-elles pas déjà dans notre région ? En effet, malgré les problèmes de santé, les risques de vergetures et de vieillissement prématuré, les militaires en permission, et les autres consommateurs des cafés de Saint-Lazare, de la gare du Nord ou de Saint-Michel, répétaient à qui mieux-mieux sur mon passage que « les trentenaires » devaient accepter d’enfanter à la hâte avec des Verts-galants à la virilité déclinante et l’espérance de vie raccourcie. Le fossoyeur de rêves avait le bras si long que ma belle-sœur m’avait, quelques mois plus tôt, bien étrangement conseillé d’imiter l’une de ses cousines par des épousailles avec un monsieur dont l’âge m‘assurerait sécurité affective et aisance matérielle. Je m’étais toujours demandé comment cet ancien mannequin -défiguré, il est vrai, par la vingtaine de kilos pris à la suite d’une déception sentimentale- faisait pour accomplir le devoir conjugal avec son Prince Charmant sénile. Au moment monstrueux où ils se mélangeaient pour ne plus faire qu‘un, l’appelait-elle « papa », à l’exemple de bien d’orphelines mariées à une figure de substitution ? ou travestissait-elle les paroles d’une chanson de Serge Reggiani ? « L‘homme qui est dans mon lit N‘a plus vingt ans Depuis longtemps. Ne riez pas! N‘y touchez pas! Gardez vos larmes Et vos sarcasmes ! Lorsque la nuit Nous réunit, Son corps, ses mains S’offrent aux miens Et c’est son cœur Couvert de pleurs Et de blessures Qui me rassurent. » Le présentateur aux costumes de clown n’avait pas su choisir son ambassadrice. J’étais très peu disposée à suivre un avis émis par une jeune femme mue par son seul intérêt, consultant des voyantes depuis son adolescence, et qui, des années plus tard, me proposera sans que je pense alors à me méfier d’être la marraine de sa fille aînée, après avoir choisi

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pour parrain son plus jeune frère, un autiste incapable d‘assumer une telle tâche. Rigoberta était l’emblème de tout ce que je méprisais : n’avait-elle pas préparé son trousseau pratiquement dès le berceau ? n’avait-elle pas abusé du chantage au suicide pour féconder coûte que coûte dans le cadre de liens bénis par Dieu et les hommes ? n’amadouait-elle pas ses ennemis par l’étalage de la longue liste de ses maladies ? ou des pleurnicheries sans fin sur des traumatismes dus au passé sentimental de sa procréatrice, une pondeuse d’enfants tous nés d’un père différent, peu soucieuse des problèmes liés aux devoirs et aux leçons, uniquement travaillée par deux soucis : celui de briquer son parquet et celui de lapiner la patte baguée ! J’avais à l’encontre de la délicieuse Rigoberta, de toute sa parentèle de France, des Antilles, et des Etats-Unis, ainsi que de tous ses amis de jeunesse, des griefs bien plus graves. A cause de l’ostracisme dont j’étais l’objet depuis l’âge de dix-sept ans, je m’étais aperçue que pour eux être Antillais se réduisait à coller aux clichés véhiculés par certains Blancs. A savoir manger épicé, organiser à longueur d‘année des soirées dansantes, verser dans la bondieuserie, investir les clubs de sport et déserter les conservatoires, ne pas faire d’études supérieures, accepter l’idée qu’être Noir, c’est appartenir à une seule et unique classe sociale, celle sur-représentée dans les médias occidentaux, les prisons ou les files d’attente à l’A.N.P.E ! Me saluer en dernier, ne pas me servir à boire et à manger, me déranger aux toilettes, me reprocher sans aucun fondement de ne pas assez bien m’occuper de ma mère et de ne pas envoyer suffisamment d’argent à un oncle et une tante restés en Haïti étaient leur passe-temps favori. Cette société choisie de titulaires de C.A.P et de B.E.P se méfiait farouchement des intellectuels issus de nos rangs et de moi, en contrecoup ( à ses yeux, j‘étais bien plus élitiste que mon père, qui dissimulait avec art le fond de sa pensée, et se réfugiait derrière une calembredaine lorsqu’ils se mettaient à plusieurs non pas pour avoir avec lui des discussions métaphysiques mais pour se montrer pointilleux sur des vétilles ou feindre, à l’aide de réflexions ambiguës, de prendre la défense des Haïtiens, exploités et méprisés dans les Dom-Tom ). Seul l’un des frères de Rigoberta ne vivait pas en colonies, ne se déplaçait pas en grappes, et ne hurlait pas avec la meute. Parce qu’il ne s’est jamais laissé enfermer dans leur ghetto moral et a toujours refusé de me diaboliser et de me lyncher, je rends hommage à sa gentillesse et lui exprime toute ma gratitude, à l‘occasion de ce récit autobiographique. Quant aux miens, ils n’étaient au courant de rien puisque tout se passait avec finesse, discrétion, hypocrisie -et que je me taisais. Je ne tenais pas à être à l’origine du divorce d‘Axel. Et ma plus grande crainte était que mes neveu et nièce ne soient éduqués que par son épouse. Ne leur communiquerait-elle pas sa vision du monde mitée et limitée ? Elle qui accable son mari de boutoirs en public, et qui corrige dès qu’elle le peut

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ses petits manquements aux règles de français, mais qui a toujours eu besoin de son aide pour écrire la moindre lettre, ne serait-elle pas dépassée dès l’entrée de leurs enfants à l’école primaire, et bilieuse avec leurs instituteurs sur qui elle rejetterait la responsabilité de leurs échecs scolaires à répétition ? _ M’dame, vous allez bien ? Ca fait trois fois qu’ je vous pose la même question. Vous êtes pas dans votre assiette, aujourd’hui, ça s‘ voit, s’apitoya l’une de mes élèves de 5e A. De ma main transformée en balai, j’écartai d’un geste lent mes papillons noirs et lui jetai un regard qui ne se voulait ni vide ni douloureux. _ Voilà, euh, continua-t-elle en hésitant, mes parents m’ont déconseillé d’ vous demander la question mais, moi, j’aimerais savoir pourquoi cet auteur, il appelle tout l’ temps le héros « l’enfant noir » et pas l‘enfant tout court. Mes grandes sœurs m‘ont dit qu’à la télé, et au ciné, on dit Noirs- Américains mais pas Blancs- Américains, on dit petits Chinois, petits Arabes ou petits Beurs mais pas petits blancs, petits chrétiens ou petits juifs. Elles disent aussi qu’ dans les bouquins on écrit tout l’ temps les mots « noir » et « nègre » sans majuscule, sauf si la même phrase comporte aussi le mot « Blanc », qui est presque jamais dévalorisé par une minuscule. D’après elles, tout ça, c’est pas neutre mais une astuce nélu…nébu…Enfin, bref, ça veut dire que cette astuce elle saute pas aux yeux et elle est dangereuse car presque personne y fait attention. Euh…voilà, c’est tout…Alors, qu’est-ce que vous en dites, vous, m’dame ? Comme cette « astuce nébuleuse », mon cerveau était également une enveloppe de gaz et de poussière d’étoiles, aussi dus-je faire un effort pour me concentrer sur Niourk, récit de science-fiction de Stéphan Wul dont certains passages figuraient dans notre manuel de 5e, édité par Hachette Education. Lorsque la sonnerie indiquant la fin du cours eut cessé de retentir, j’entendis ma petite élève marmonner à sa voisine que, dans un ouvrage étudié en 6e, l’écrivain Gudule avait attribué à un Noir un surnom ridicule ( Doudou ) et une personnalité affligeante ( il parlait en rappant et, à l’instar des personnages mélano-africains du film Orfeu Négro, il passait son temps à danser ). Son interlocutrice lui apprit tout bas que dans son dictionnaire l’un des exemples illustrant le qualificatif « petit » était « les petits Africains », puis elle mentionna trois expressions comportant un adjectif marqué, et correspondant, selon ses géniteurs, à une vision raciste du monde : boire un « petit » noir, acheter une « petite » robe noire, le « grand » Blanc mangeur d‘hommes. Après m’avoir souri pour me dire au revoir, elles allèrent rejoindre dans le couloir un groupe de collégiennes chuchotant, sur un ton de commisération, que mon amoureux avait été vu avec la moins âgée des

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documentalistes. Un garçon leur souffla à l’oreille qu’un autre professeur semblait s’intéresser à moi et que j’étais loin de perdre au change. Cela les ravit. On aime ses pédagogues, à cet âge-là, et un élève soutient « son » enseignant, à l’instar d’un adulte supportant « son » équipe sportive. L‘ancien cœur éploré s’afficha les jours suivants avec Xavière, dont les poils écailleux resplendissaient de bonheur et étaient plus ensoleillés que la falaise d’Etretat après l’orage. Son sourire, rayonnant de vie, était aussi éblouissant que les épaules d’albâtre d’une déesse et pas moins gracieux qu’un pétale tombant d’un cerisier en fleur ou une femme à l’ombrelle ondoyant sous le baiser léger du zéphyr. Vexée, je tentai d’aborder le traître. Hélas, Muguette, l’enfant naturelle du mahatma Gandhi, Antonine, l’hippie aussi émaciée qu’une grande sauterelle, et Rodolphe, l’agrégé rêvant d’intégrer le groupe Village People, formèrent autour d‘eux une ligne de postes de sécurité, très proche du cordon sanitaire. Notre John Wayne local était un malandrin malintentionné. Il avait, pourtant, l’air beaucoup moins sauvage que les deux féroces dragons se retournant constamment pour me tenir à une distance respectueuse de leurs protégés, un couple de complexion délicate, à la viabilité peu assurée ( sa difficile gestation les forçait -pardi !- à établir des pronostics réservés). Ce ne fut pas le pire. Je dus, encore une fois, subir les assauts de l’hypocrite de R.T.L., qui passa des chansons par lesquelles il essaya de me persuader que ses turpitudes étaient attachantes puisque seul l‘amour les inspirait, et qu’il fallait toujours absoudre un homme dont l’esprit était égaré par la passion ! Quant à mon bébé aux yeux verts, il fut aux prises avec Marie-Ingrid, qui avait renoncé -quelle suprême preuve d’amour !- à se gaver du picotin et de la picrate d’une gargote enfumée. Sans l’aide d’Ouarda, qui festoyait chez un marchand de soupe, elle l’assiégeait à la cantine, sous les yeux intéressés des demi-pensionnaires. Après avoir mangé pour quatre et saucé son assiette, elle regagnait la salle des professeurs, en compagnie de Térence et de Zeus, et y retrouvait généralement son éternelle ombre, qui ne luisait plus grâce à une épaisse couche de fond de teint. Flanquée de cette dernière, elle travaillait à son intégration en écoutant avec fascination les uns et les autres, notamment Zoubida, une enseignante d’histoire-géographie, s’exténuant à passer pour une intellectuelle, et qui la faisait très souvent profiter de sa longue expérience de masochiste : __Moi, je t’exhorte à la longaninité…longanimité ! Comme chacun le sait, c’est…euh… euh…la patience à endurer les offenses ! Essuie sans ciller rebuffades et humiliations publiques. Il sera toujours temps pour toi de redresser fièrement la tête. Tout ceci, je le rabâche aussi à Xavière. Cette petite conne de Martine, qui refuse constamment de me prêter de la

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craie, va regretter d’être née. Ca la gratouille et la chatouille ? Ca la démange tant qu’elle rêve d’un bois sacré trop longtemps resté en friche mais enfin ensemencé par la pluie d’or tombant de l’arrosoir phallique d’un beau jardinier ! Eh bien ! Par le vol de ses deux prétendants, vous allez exciser les petites lèvres de ses fantasmes, déclara-t-elle, un jour, d’une grosse voix retentissante. Rien que pour la plonger dans la confusion, je continuerai de mon côté à employer toutes les deux secondes l’adjectif « vierge », poursuivit la harpie devant une auditrice si rusée qu’elle imita pour lui être agréable une ablation rituelle avec deux doigts de sa main droite. Avant de sortir avec Fabrice, ce garçon bien plus beau que tous les Jude Law et les Ewan Mac Gregor de la terre, je désirai régler à mon avantage mes problèmes avec Charles-Amédée. Aussi laissai-je faire le Bibendum qui quémandait une petite gâterie, sans intervenir une seule fois. De surcroît, la belle et légitime résistance de mon angelot, très certainement habitué à être courtisé par des déesses, me rassura. N’était-ce pas déjà miraculeux qu’un pareil être de rêve m’ait trouvée digne de lui ? Alors, la géante à la gueule de baudroie… Ophélie, qui avait emménagé à Villiers-le-Bel près de notre sœur Daphné, passa me prendre en voiture, sitôt le samedi soir venu. Nous allâmes nous distraire dans une boite à frotti-frotta, où un craquant brun aux yeux bleus me contempla de loin toute la soirée. Je le vis discuter, lors de la série de musique antillaise, avec l’un de ses amis, qui se retourna vivement dans ma direction. Après m’avoir identifiée, cette créature aussi contrefaite que Mr Hyde lui fit un mouvement de la tête signifiant chez les humains qu’il lui déconseillait de m’inviter à « coller-serrer », ce qui m’irrita naturellement. Pourquoi avais-je autant d’ennemis ? et pourquoi tombais-je toujours sur des garçons influençables ? Bof ! c’était aussi bien ! ça me permettait de laisser se reposer ce bras toujours endolori par mes gesticulations sur une piste de danse ! Et puis qu’espérer d’autre du sosie parfait des protégés de Diane Fossey, un individu si simiesque qu’il pourrait faire un safari-photo à Henri Wallon ou dans les forêts des montagnes du Rwanda sans jamais être dépaysé ? Comme pratiquement tous les dimanches de cet été indien, je m’offris, le lendemain, quelques heures de transpiration et de remise en forme mentale, soit une randonnée à vélo destinée à me faire oublier mon affreux destin de bête traquée. En effet, depuis la rentrée de septembre, ma vieille bicyclette rouillée ne me servait plus uniquement à me transporter d’un point à un autre mais également d’outil de thérapie. J’étais enfin seule au monde, quand je la chevauchais. Lorsque je lâchais le guidon pour dévaler, nattes au vent, les pentes les plus dangereuses, je me sentais libre, invincible, heureuse. Je sillonnai la capitale en sifflotant et slalomant, en danseuse, entre les

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automobilistes bloqués aux embouteillages, ou les passants prisonniers d’une marée humaine - et fis une longue halte au marché aux Puces. Là, un splendide roux à queue de cheval, qui vendait des vêtements africains et hippies, me fit songer à ma frimousse de rêve préférée, le magnifique Fabrice. A notre heure de « trou » du lundi, je remis à mon bambin blond l’échantillon de textes de chansons promis deux semaines plus tôt. Je les avais sélectionnés avec difficulté car j’étais dépourvue d’esprit critique et choisir me procurait l’impression de me mutiler. Seul Je me souviens  ne m‘avait pas posé de problème. J’étais à peu près sûre et certaine que ce fatras de sentiments quintessenciés, et mal maîtrisés, saurait faire vibrer les cordes de son cœur. N’était-il pas une guirlande de cris d’amour échappé d’un kiosque à émotions ? Je déclinai, pour deux motifs, sa proposition d’analyser sur le champ les modestes feuillets qu’il tenait dans sa main avec précaution, comme s’ils étaient les premiers textes poétiques de la langue française. Premièrement, je l’avais fait quelques jours auparavant avec Charles-Amédée ( malgré son désir manifeste d’être hautain, ce dernier avait peu à peu abandonné sa réserve blessante pour me demander de lui confier tout un classeur ). Deuxièmement, Fabrice étant arrivé au collège avec une heure d’avance, je souhaitais marivauder. Je lui parlai avec feu de ma récente promenade afin de lui prouver que nous partagions la même passion pour le sport, le mettre en confiance et installer une tendre complicité. La fin dictant les moyens, je fis volontairement l’impasse sur mes désolantes incompétences en gymnastique et en natation. Mon héros me demanda, avec un dédain non dissimulé, si je n’avais pas d’autres activités dominicales. Soit mes continuels récits de balades à bicyclette l’inclinait à croire que je menais une petite vie étriquée. Soit il était humilié que nos conversations tournent aussi souvent autour de cette distraction. Or, ne reprenait-il pas avec morgue tous ceux qui, à l’exemple de Rodolphe, le traitaient -en ma présence, à chaque fois !- en simple « prof de sport » ? N’insistait-il pas longuement sur ces études difficiles et ce concours sélectif passé avec succès ? Après m’être laissée désarçonnée par son amertume, je voulus savoir si le commerçant rencontré la veille n’était pas son frère. Deux paires d’oreilles se dressèrent. Quatre torches électriques inspectèrent minutieusement les moindres linéaments de nos visages. Sans m’en soucier, je m’attardai sur le physique de l’inconnu, insistai autant que je le pus sur leur surprenante ressemblance, bref, essayai, avec la brouillonne maladresse de Gribouille, de faire comprendre à l’homme que j’aimais qu‘il me plaisait. Pourquoi les relations entre les deux sexes sont-elles si compliquées ? Comme il fallait s’y attendre, ma lamentable stratégie n’a pas obtenu

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les résultats escomptés ! Au bout d’un quart d’heure passé à m’entendre vanter la plastique d’un autre, mon interlocuteur s’est sans doute imaginé que ce Poil de Carotte, m’ayant fait une si forte impression, était un deuxième rival. Il s’est peut-être aussi rappelé m’avoir confié qu’on lui avait jadis proposé d’être mannequin et s’est alors figuré n’être à mes yeux qu’un bel animal. Toujours est-il que le visage de ce garçon romantique, doux, vivant sa beauté comme un fardeau, se fit plus morne que la perfide et pluvieuse Albion. Et jusqu’à la récréation il s‘enferma dans un mutisme rageur ! Rassurées, Alix et Toussine reportèrent sur leurs copies le pinceau lumineux de leurs yeux indiscrets. Le lémure murmura à un moment : « Selon Marty, nous sommes aussi exotiques que les fameux animaux dénaturés de Vercors ou les monstres hybrides du Docteur Moreau. Eh bien, on va lui montrer qu’il vaut mieux être un laideron faisant partie d’un réseau qu’une jolie fille seule ! Après, en guise de psychanalyse, notre Judah Ben Hur n‘aura plus qu‘à faire dada sur son char à deux roues ! » De la bouche de sa voisine jaillit aussitôt un galimatias balisé de faux amis, de verbes irréguliers, de locutions propres au pays de Galles, à l’Ecosse ou à la Jamaïque, de structures grammaticales pas plus compliquées que des énoncés d’algèbre mais prononcées avec un accent destiné à la faire passer pour une bilingue de naissance. La jargonneuse sortit ensuite de son cartable deux ouvrages littéraires, un recueil de nouvelles d’un auteur américain, et un roman policier d’un écrivain britannique; puis, elle étala dans son casier un torchon, aussi troué que ses haillons, et y disposa du pain azyme, une salade de soja, de tofu et de betteraves, un pot de faisselle de chèvre, une tranche de fromage de brebis et une bouteille de jus de pruneaux biologique. Aucun roast-beef bouilli, nulle gelée à la menthe, pas un plum-pudding à la graisse de bœuf ou une part de gâteau aux carottes. Si son cœur était devenu grand-breton, ses papilles gustatives et ses intestins avaient apparemment refusé, avec véhémence et humeur, de se faire naturaliser. Ou alors, comme le garçon-vacher gros mangeur de sandwiches à l’omelette et aux crudités, la guenon speaking in english était au régime. Et peut-être même l’un de nos babas pas très cools (Henri Wallon abritait une espèce d’hippies dégénérée, très marginale, car prête à tuer père et mère pour changer non pas le monde mais leur vie !) J’attendais, à 10 heures 15, devant la machine à café quand quelqu’un sifflota « La Marche turque » puis toussota bruyamment derrière moi. Je me gardai bien de me retourner. Depuis l’infidélité de Charles-Amédée, deux ou trois profiteurs du désarroi d’autrui utilisaient régulièrement ce stratagème d’une subtilité cyclopéenne pour attirer mon attention. Ces toussotements ayant été complétés par la tiédeur d’une haleine nauséabonde, j‘identifiais sans problème signatures auditives et paraphes

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olfactifs. Ce matin-là, il s’agissait, bien évidemment, de Lubin Marius, cet individu fâché avec les liaisons, visqueux, crasseux - et dont les flatulences, sonores et pestilentielles, étaient chargées d‘apprendre à une assemblée entière qu’il avait mangé et digéré. Par souci d’économie, ce S.D.F. de luxe vivait dans l’une des cages de notre jardin d’acclimatation et donnait, semblait-il, des cours de mathématique ou de technologie, entre deux repas pris chez un contingent d‘obligés, de tantes célibataires et de vieilles filles pressées de se caser. Mon hostilité ne lui avait pas échappé ; il m’aborda toutefois sur un ton paterne, insidieux, sans perdre contenance un seul instant. Peuchère ! m’avoir démontré qu’il était plus près du porc que du paradisier ne lui posait pas non plus de problème ! _Salut et fraternité, Martine ! alors, ess’ qu’ ça boume ? … tu veux p’ têt’ qu’ j’ t’offre quèque chose ? Du café ? … du thé ? … du chocolat ? … D’ abord, ess‘ qu’ j’ai assez pour nous deux ? … Attends une seconde … j’ vérifie illico…cinq centimes, dix centimes, quinze, trente…Voyons voir si…Oui, là, dans ma poche, j’ai encore d’ la belle ferraille. Allez, soyons fou ! j’ prends, en ton honneur, deux potages à la tomate ! Ce n’est point - z - à moi à t’apprendre qu’ c’est pas d’ la pisse d’âne, le potage à la tomate ! C’est délicieux et, d’après Rodolphe, c’est bon pour l’ teint et la ligne ! _… _ Tu peux m’faire confiance, car mon pote Rodolphe c’est un condensé de connaissances ! _… _ Tu dois avoir chaud avec ta doudoune rouge. Tu viens d’ l’acheter ? ou elle décorait ton armoire jusque-là ? …tu sais, bien sûr, qu’ c’est la couleur d’ la passion, l’ rouge, mais ess’ qu’ tu savais qu’ c’est aussi la couleur qui excite le plus l’ regard des mecs ? …ouais, tu l‘ savais, allez avoue-le, la moitié d’ ta garde-robe est composée d’ nippes rouges! _ … _ Hé, Miss Monde, tu pourrais ouvrir la bouche pour répondre à mes questions courtoises ! Pour ça, t’as besoin que d’te précipiter de la stratosphère de ton orgueil pour tomber jusqu’au sous-sol de mon humilité ! _ … _ C’est qui ess’ qui est assis sur l’ canapé, aujourd’hui ? Ah ! tiens ? Y a pas encore la bande habituelle mais y a déjà ton âme sœur…et il est en bonne compagnie … et toi, t’es bien seulette …Comment ça s’ fait ? _ … _Avec Xavière aussi, il sait deviser d‘amour, avec ta rivale aussi, il a pas oublié l’art d’pétrarquiser…J’sais pas c’ qu’il lui dit, ou lui promet, mais elle est plus radieuse qu’ la Vierge portant Jésus dans son ventre…

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Regarde-la, j’invente rien…_…_ Non, tu veux pas les mater…ça t’ ferait trop de peine…T’as bu aucun philtre magique mais tu l’as toujours dans la peau, ton prince charmant ! Pourtant, avec son crâne chauve, il a rien d’un Brad Pitt et est tout à fait oubliable … D’ailleurs, si le très distingué Charles-Amédée de Mortefontaine épouse un jour une guenon, ça s’ra rien d’autre qu’une union consanguine ! _ … _ …Et pi, si, au lieu d’être un Tristan, un Lancelot ou un Céladon, il était rien qu’un incorrigible fornicateur ? …une hochequeue toujours frétillante d’excitation ? …Quelle ridicule disparate entre ta fidélité indéfectible et son attitude de dragueur émérite ! _… _ Est-ce que ce spectacle te fait pas douter d’ l’existence de Dieu ? …T’as pas envie d’ rendre à ce coureur chevronné la monnaie d’ sa pièce ? …Pour ça, ma déesse, faut juste me donner les numéros cabalistiques de ton bigophone comme ça, dès ce soir, j’ pourrais t ‘emmener dîner dans un grand restaurant, digne de ta beauté. _ …_ Si tu m’accordes une p’tite chance, baby, tu l’ regretteras jamais, j’te l’jure car « J’ te love » sera la clausule de ma vie et le paraphe d’ notre histoire d’amour. _ … _ Pourquoi ce silence de trappiste ? …Tu t’ prendrais quand même pas à toi toute seule pour la grande muette ? … Ton comportement dédaigneux se justifie vraiment pas car, moi, j’ai rien fait et, comme toi, j‘aime bien fredonner le célèbre « Alla turca» de Mozart. Tu vois, on a déjà un point commun. …Hé ! Ho ! T’entends c’qu’j’dis ? …C’est pas moi qu‘i faut bouder…c‘est pas à - t - à moi qu’i faut en vouloir si ton moral est à zéro ! _… _ Sache qu ‘ j’ suis le chevalier en armure de toutes les gentes dames offensées ! Essaie-moi, juste pour te venger d’ l’autre imbécile ! _… _Moi, j’ai un saint-bernard doux, docile et fidèle…pas une « Bête du Gévaudan » éternellement en rut ! _… _Si tu t’ remues pas, tu l’ récupèreras jamais ton berger à particule. Pour ça, faut l’ rendre jaloux, compte pas sur la beauté de tes yeux ou de ton caractère pour l’ reconquérir ! _ … _J’ sais qu’on assiste -t- à un retour en force du sentiment religieux et

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j’ parie que t’es une catholique bon teint mais fais gaffe, ma belle, à pas t’ prendre pour sœur Emmanuelle ou mère Térésa. Sans mon aide, n’aie pas la naïveté d’ croire que ton royaume s’ra un jour de ce monde. _… _ Et tous les deux vous vous réunirez plus jamais autour du vin et du pain…et formerez plus jamais ce curieux attelage à s’ bidonner de rire ! _… _ Allons, voyons, Martine, n’aie pas d’ scrupule, pour parvenir à ses fins, et être heureux dans la vie, i faut souvent s’ salir les pattes…Ca t’ plaît donc tant qu’ ça de jouer au dragon d’ vertu ? _… _Il a raison, Rodolphe, t’es venue trop tard dans un monde trop vieux. Tant pis pour toi ! J’ t’ai donné ta chance ! Après, faudra pas venir m ’ relancer ! … Comme le chantait le King, « It’s now or never », Martine, « now or never ». Sans état d’âme ni subtilité, Monsieur Pataquès venait, une fois de plus, mesurer le degré de mon désespoir et de ma colère. J’avais compris que le but des séducteurs de notre établissement était de me déprimer au point de me jeter, par leurs réflexions désobligeantes, dans les bras de l’un d’eux. Aussi refusais-je avec constance tout geste guidé par l‘affliction, l’amour-propre ou l’esprit de vengeance. Je ne voulais pas leur faire ce plaisir. Je ne souhaitais pas non plus me conduire aussi niaisement que Colin ou Charles-Amédée. Le mardi en semaine B, ma journée de travail débutait à 9 heures 30, celle de Charles-Amédée commençait une heure plus tôt cette semaine-là. Qu’à cela ne tienne ! Le lendemain matin, je me forçai à prendre le même bus que lui. En effet, il ne me fallait pas compter sur la prochaine régénération des âmes corrompues mais réagir avec décision pour le récupérer rapidement et contrecarrer, par la même occasion, l’infâme projet des persécuteurs me faisant les yeux doux. Aussi ai-je ignoré les regards soi-disant bienveillants de Lubin, j’ai même dédaigné de répondre à un geste amical de Marie-Neige, et c’est sans le secours de qui que ce soit qu’en descendant du véhicule je me suis glissée adroitement jusqu‘à l’ancien amoureux transi. _ Rompez ! Dis-je malicieusement en simulant un salut militaire. Et je lui désignai d’un air mutin la documentaliste qui le suivait comme un ordonnance obstinément attaché à un officier. Christelle se dépêcha alors d’entourer son amie de sa sollicitude. Bizarrement, cette enseignante me fit d’abord un discret clin d’œil, puis un amusant sourire de comique troupier, alors qu’elle avait pris, une semaine plus tôt, ombrage de mes succès auprès de la gent masculine de notre collège. Etait-ce son jour de bonté ? une révolution copernicienne lui avait-elle permis de réaliser un salutaire retour sur soi-même ? ou dissimulait-elle

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tout simplement son statut de cinquième colonne ? Deux professeurs de S. E. G. P. A. cheminaient, graves et silencieux, derrière la documentaliste et sa canne pour estropiée du cœur. Ils ne cherchaient ni à les dépasser ni à engager la conversation avec l‘une d‘elles. Ils agissaient ainsi depuis qu’ils s’étaient aperçus que les adultes d’ Henri Wallon s’adonnaient à des jeux que n’importe quel pédagogue réprouverait et condamnerait dans sa salle de classe. Le jeune homme à la toilette recherchée reprit, aux deux récréations, sa place à mes côtés. Nous rîmes beaucoup de son « ravissant » foulard d’aristocrate ainsi que des goûts d’artiste bohème que j‘affichais ce jour-là : mon anneau de corsaire des mers et ma boucle d’oreille bleu turquoise flattaient mon teint ; ma jupe de gitane aux couleurs éclatantes et mes santiags marron mettaient en valeur ma personnalité funambulesque. Le visage de ce garçon tiède et conciliant se décomposa, lorsque j’évoquai mon désir de quitter rapidement l’enseignement. Et, c’est d’une voix très basse qu’il me recommanda de ne pas attiser l’animosité de nos collègues avec ce genre de déclarations. Loin de suivre ses conseils décevants, je me lançai dans une tirade au cours de laquelle je qualifiai mes ennemis de « ratés » et d’ « horreurs ambulantes ». La réplique fusa aussitôt : alors qu‘il était plus dépensier et superficiel que moi, Térence Isaac, l’un des princes de sang de la dynastie régnante d‘Henri Wallon me compara à « Marie-Antoinette» dans une belle et longue envolée lyrique. Imaginez le soulagement de la baudruche lorsque deux dauphines, Xavière et Muguette, vinrent nous interrompre, à tour de rôle, pour lui prêter un livre ! Afin de retenir le plus longtemps possible son attention, elles se livrèrent, avec des liaisons prétentieuses, à divers commentaires de bon sens, pris pour une brillante analyse de texte. _ Cette coquette, qui se ruine pour lancer la mode, croit encore au Prince Charmant et à son fier destrier blanc ! Pourquoi pas au dahu et à la petite souris ? Que ses phantasmes, formatés par ses lectures d’enfance, aillent se faire lanlaire ! Il est de notre devoir d’apprendre à « Madame Déficit » que Perrault est un zéro, Andersen, un grimaud, Machiavel et Sade nos héros, suggéra Rodolphe sur le ton de quelqu’un qui roule de sinistres projets. _ «Titine ou les malheurs de la vertu», ça sonne hyper bien, ricana Lubin, le tourmenteur à la décontraction de fumiste « jeune et sympa ». _ Pour ça, Xavière et toi, vous devriez acheter vous aussi des boucles d’oreilles dépareillées, ainsi que ces livrées bigarrées qui sont des phéromones textiles pour les idiots. Pourtant, il me semblait… _ Ouais, t’as raison, avec sa chienlit, cette mamie, qui se permet encore de faire des chichis, est vraiment plus chamarrée et grotesque qu’une vieille jument bréhaigne ! Déclara Lubin sur le ton de l’amoureux vindicatif.

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_ Il me semblait que toutes les féministes étaient… _ Elle a cessé d’faire la claque, elle a bien raison car si elle avait croisé sur un plateau-télé son idéal masculin, le beau Brad Pitt, même bourré, il aurait refusé d’la sodomiser ! Oups ! désolé, mec, j’ viens d’ te couper la parole par deux fois. Continue, fais comme si j’avais rien dit. _ Il me semblait que toutes les féministes étaient pour le bouquet de persil sous les aisselles et contre les badigoinces badigeonnées ! Pour ne pas finir entourée de chats, de poissons rouges, et de canaris, je vois que notre partisane du M.L.F. emploie, sans état d’âme, tous les artifices de la séduction, vomit la crotte de nez hargneuse, retorse, et sosie presque parfait de Lepers. Disant cela, Zeus s’installa entre Marie- Ingrid et Antonine, l’hippie qui fléchissait sous le khôl, les turbans, les colliers de chiens à grelots, les bracelets à clochettes ; l’hippie harnachée de fanfreluches, dorées ou tintinnabulantes, pour aller à la chasse au mari. Oups ! pardon, à l’ idiot ! Pour ne pas être en reste, et mériter de monter sur la deuxième marche du podium, la vache laitière s’était pomponnée et, comme sa voisine Mirza, le bichon de concours dûment toiletté, elle avait garni son cou et ses poignets de babioles semblant toutes provenir de la caverne d’Ali Baba ou du trésor des Templiers. Du coup, elle s’était follement bien amusée mais ressemblait à une statuette inca. Le lendemain, je me retrouvai nez à nez avec Fabrice. Après avoir fait la queue pour déposer ma clef, moi, j’attendais, comme deux ou trois autres enseignants, Viviane Lépicier, une remplaçante d’anglais qui venait d‘arriver, dont les traits dégénérés évoquaient ceux des maisons nobles en fin de race et qui nous servait de chauffeur de taxi une fois par semaine. Lui, il s’apprêtait à dispenser son savoir puisqu’il travaillait le mercredi après-midi, à l’instar de tous les gentilshommes de la puissante principauté des gens du sport. D’ailleurs, un peu plus loin, des collégiens, nous épiant en chuchotant comme des conspirateurs, se dirigeaient déjà vers les vestiaires du gymnase et s‘interrogeaient sans doute sur le contenu de l’encombrant sac de voyage posé à mes pieds. Je fus stupidement discourtoise, en me forçant à être drôle. Peut-être fut-il trop susceptible ? Ou peut-être fus-je un peu trop coincée avec lui pour être amusante et charmante ? Toujours est-il que mes plaisanteries le piquèrent. Pour avoir pris conscience de mes torts, je souhaitai lui témoigner mes regrets de l‘avoir offensé. Mais, furieux, il s’éloigna à grands pas avant que j’aie pu dire quoi que ce soit. Je me promis de m’excuser lundi, lors de notre heure de battement commune : je n’enseignais pas le jeudi et il était de repos le vendredi. Après notre réconciliation, nous pourrions discuter de mes textes de chanson. Le jour venu, je ne le vis ni à 9 h 30 ni à 10 h ! L‘on eut cru qu’un illusionniste l’avait escamoté ! A la pause de 10 h 15, je m’assis

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courageusement sur ce canapé où je m’aventurais rarement. Lorsque le disparu réapparut, il m’ignora : il était très intéressé par les moues lascives, et les œillades lubriques, d’une Merveilleuse en robe de tulle garance, aux lèvres écarlates, aux crins métamorphosés en une gaze vermillon. Je restai là, sans réagir, dépitée, j’avais saisi que leur petit manège datait de jeudi dernier et qu’ils s’entendaient au point de déjeuner ensemble à la cantine. Grâce à la gaine amincissante d‘un prestidigitateur de la couture, la palette aux couleurs pures d’un peintre du maquillage, la pierre philosophale d’un alchimiste de la coiffure, la truie qui se curait autrefois les dents, avec décontraction et naturel, ressemblait à une grenade charnue et juteuse ! Malgré sa démarche de virago, elle paraissait enfin - mais de loin ! - féminine et même… belle. Si Marie-Ingrid avait eu l’excellente idée de se faire couper, permanenter et teindre les cheveux en rouge, elle avait négligé un point de détail capital : elle n’avait pas poncé des pieds monstrueusement rugueux, et incapables de se loger dans une pantoufle de verre. Ragaillardie par ces pensées, je me mis à comparer mes deux amoureux et estimai que Charles-Amédée avait un caractère beaucoup plus facile. Lui, au moins, me trouvait spirituelle et ne se fâchait pas pour une blague innocente ! Si nos cœurs n’étaient pas en harmonie, nos personnalités l’étaient. Moi, j’aimais me moquer des garçons me plaisant. Lui, il appréciait cet intérêt que je lui manifestais de cette manière si caractéristique des anciennes timides mal guéries. Je comptai aussi sur la future adoration, pleine de reconnaissance, de ce jeune homme au physique quelconque, qui venait de me rejoindre, après avoir salué avec amabilité, ainsi qu’un zeste d‘embarras et de pitié, le pion assis à la même table que moi, le pion qui lui avait servi à avancer sur l’échiquier de mon cœur. Ce simple geste poli stimula Xavière, dont les yeux se pailletèrent aussitôt d’une myriade d’étoiles. Aussi délaissa-t-elle une collègue à mi-temps qui grignotait avec elle des viennoiseries, et elle se coula bruyamment en face de nous. Un soupir d’aise lui échappa et je devinai ce qui l’avait provoqué : les outils de torture à talons aiguilles destinés à la faire paraître plus grande et plus svelte. Sans se soucier de la mine effarée de la pauvre dame soudain délaissée, et très inquiète à l’idée de se retrouver sans protectrice au milieu d’une dispute ou, pire, d’une conversation licencieuse, elle s’adressa à haute voix à Christelle afin d’attirer l’attention de mon voisin, le héros de ses rêves d‘adolescente attardée. Sa tentative étant restée vaine, elle se contenta, au bout de quelques minutes, de regarder d’un air chagrin mon blouson noir, ma cravate rouge, mes modestes pendants d’argent, car, tout comme Berthe -au -grand-pied, elle s’était si endimanchée qu’elle semblait revenir d’un bal du XVIIIe siècle ou d’un mariage de La Belle Epoque : des lustres

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décoraient ses organes de l’ouïe ; un serpent à paillettes ondulait sur son front ; un ver luisant à rubans s’enroulait autour de ses poils miraculeusement vaporeux ; et elle s’était ennuagée dans un pantalon flottant et satiné, une ample ceinture de taffetas, un chemisier bouffant dont la cascade de dentelles mobiles, et tourbillonnantes, étaient recouvertes de scintillantes broderies rococo. « Paris, ville lumière » enleva ses appareils d’éclairage sur les conseils de trois dames d’atour -Zeus, Térence et Anidio-, qui lui faisaient de leurs places de grands gestes éloquents. Elle eut alors l’idée de les rejoindre. Si elle avait été ailleurs, elle se serait sans doute déchaussée. Elle n’était pas ailleurs. Et je l‘observais. Sa bouche se contracta en une horrible grimace. Utiliser comme balanciers ses bras grands et maigres était la seule chose à faire et elle l’avait réalisé à l‘instant. A la guerre comme à la guerre ! Elle se lança et parvint par des dandinements de canard à ne pas tomber et à se diriger saine et sauve jusqu’au coin-salon. Là, elle répondit par un large sourire à un hochement revivifiant du nabot contrefait, et se mit à questionner de manière animée mon sublime Casque d’Or qu‘elle accapara. Le Bibendum au cou-de-pied puissant jeta un rapide coup d’œil vers les frères Dalton, s’agrippa un peu plus au blondin par une racine adventive mais n‘émit pas un seul petit grognement de protestation. Je compris aussitôt que Xavière était à leurs yeux une vache sacrée intouchable et …prioritaire ! Visiblement, elle faisait également office de phare : avec son gobelet de café brûlant, le chausson aux pommes qui lui poissait les mains et son manteau à moitié enfilé, Mme Soukhorov la suivait comme le naufragé suit le faisceau d’argent qui le mènera à bon port, tout en se jurant de ne plus jamais quitter « son lopin de terre » et « son vieil arbre tordu au milieu ». Ecartelé entre deux crampons de lierre qui se servaient de lui à des fins différentes, mon bébé d’amour courbait la tête, le visage crispé et angoissé, tel Bambi prisonnier d’un lac gelé ou Ugolin terrassé par la fatalité. Comme c’est douloureux d’être pris pour une belle enveloppe vide, quand on a aussi un cerveau ! Qu’il est agaçant d’être réifié jusqu’à n’être plus que l’exécutant docile et muet de deux pots de colle aussi adhérents que du gluten, un escadron de morpions ou un beau-père cavaleur, vieux routier du harcèlement sexuel ! Pâle et défait, dès la première note de la sonnerie, Fabrice se dépouilla de sa peau de camarade complaisant. Semblable à un ressort à boudin, l’obèse, ayant d’impérieux besoins de galipettes ou de baisers baveux, souleva son formidable arrière-train de poussah poussif. Elle parvint alors à talonner, de ses lourdes foulées de mammouth, le faon qui bondissait et volait, tandis que la seconde ventouse, qui fonctionnait désormais en pilote automatique, regagnait aussi majestueusement que possible le C .D. I, les joues roses de plaisir - et les lèvres en demi-lune renversé. Son

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sourire à la Mona Lisa se voulait plus mystérieux que la Trinité, moins discret que la souris apeurée qui trottinait derrière elle, avec tout son saint-frusquin. Ses complices lui firent un signe équivoque, lorsqu‘elle se retourna vers eux. Signifiait-il qu’elle avait adopté le bon comportement ? Manifestement, oui… Charles- Amédée et moi n’avons, pourtant, jamais été dupes de son numéro de pie voleuse ! Mon ouïe rendue fine par dix années d’entraînement intensif fut alertée, dans la cour de récréation, par de faibles bruits de voix suivis de piaillements compulsifs : _Hé oui ! La roue tourne ! Ca lui apprendra, à Martine, à avoir des goûts de chiotte ! C‘est sûr que la marie-couche-toi-là ne fera la mijaurée que ce soir, peut-être encore demain, à cause des mots d’ordre de ses copines ! Pas plus longtemps, en tout cas ! Elle meurt d’envie de les écarter ses jambonneaux ! On devrait lui passer un coup de bigophone, on a nous aussi une petite giclée pour son gros trou. Allô, miss Oui- oui- ouiiiiiiih ? Ecoute le mâle rauquement de notre bête du Gévaudan ! hoqueta un grand de troisième à l’un de ses camarades, qui suffoquait et se tire-bouchonnait lui aussi de joie. _ C’est pas la techno qu’elle devrait enseigner mais l’éducation sexuelle ! Lâcha ce dernier une fois qu’il eut repris son souffle. Pour oublier les cancres qui aiment la chahuter et foutre en l‘air ses cours, Miss Leçon de choses rêve d’imiter les animaux des champs avec son vibromasseur aux yeux verts ; elle mouille déjà rien qu‘à cette perspective …ré-jouiiiis-sante ! L’adjectif de conclusion déclencha de nouveaux tressautements tant ils étaient tous deux décidés à s’amuser. _ Elle est décidée à tout, même à atteindre le septième ciel à quatre pattes, comme les juments et les vaches de son enfance, leur glissa très timidement un « Petit Chose » bizarrement accoutré, à tête de chou et nez en bec d’aigle. A 17 heures, je m’attardai avec trois ou quatre élèves. J‘avais assisté toute la journée au spectacle qu’avait continué à donner le couple le plus ridicule de l’année, que dis-je, du siècle et la coupe était pleine ! Quand les derniers collégiens furent partis, je rangeai sans me presser les manuels débordant de mon armoire, pour ne pas croiser le burlesque tandem de fantaisistes ou, pire, rentrer avec les enseignants non motorisés. J’ai calculé à 17 heures 30 que la salle des professeurs devait être vide et c’est avec la rapidité d’un escargot conversant avec une tortue que j‘ai mis de l‘ordre dans mon casier. A l’arrêt d‘autocar, deux petits attroupements guettaient encore le véhicule de la R.A.T.P et Marie-Neige me fit, malheureusement, un signe de la main très amical. _Bonjour tout le monde ! Lançai-je gauchement à la cantonade. _Bonjour, toute seule ! Comment vas-tu ? Pourquoi restes-tu

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légèrement en retrait ? T’es en retard ! Tu t‘es perdu au pipi-room ? Me demanda gentiment la jeune femme au regard émeraude, perdue au milieu de sa compagnie de jacquots qui répétaient, avec jactance, les dernières informations picorées dans divers journaux écrits et télévisés. _ Alors, étais-tu aux toilettes ? Glapit Manuella Laspierre. Ma seule vue avait suffi à la désincarcérer de son groupe de pédants sots et ignorants, et à la faire s’avancer vers moi, la paupière gauche saisie d’un battement convulsif, le front barré par une contraction musculaire involontaire. Cette fausse blonde -couronnée d’une mousse de cheveux fins et permanentés, affublée d’un arrière-train large, plat et bas- était la deuxième de ces trois personnes retrouvées avec satisfaction. Depuis ma récente déception en salle des professeurs, je me posais des questions lancinantes à son sujet . En dépit de son amitié pour Xavière, était-elle toujours emplie de bienveillance à mon égard ? Etait-elle l’une de ces rares personnes désolées par l’atmosphère empoisonnée qui régnait au collège, mais qui n’osaient pas s’indigner par peur d’éventuelles représailles ? Ou appartenait-elle à cette fine équipe de tartuffes qui me poignardait d’autant plus facilement dans le dos qu‘elle me prodiguait à longueur de journées des mots aimables ? Je ne savais que répondre. Ne m’avait-elle pas aidé, mercredi dernier, à porter jusque dans mon train le lourd paquet de vêtements de rechange destiné à ma mère hospitalisée ? Avec une gentillesse confondante, ne s‘était-elle pas depuis enquis régulièrement de l’évolution de sa santé ? Ah ! Pourquoi mes ennemis n‘avaient-ils ni le crochet de fer, ni la mine patibulaire qui signalent les méchants dans la littérature enfantine ! Ton mordant, sourire crispé et agitation fébrile m’édifièrent. Et, il m’apparut clairement que l’hypocrite caniche frisé surveillait le bien de sa maîtresse tel le fabuleux Cerbère, le chien de garde à trois têtes. Ou plus exactement, tel un autre animal imaginaire, une stryge à langue de vipère et bave de crapaud. Je savais qu’une rumeur courait sur Charles- Amédée et moi depuis que des élèves avaient ri, à ventres déboutonnés, en nous voyant sortir ensemble des toilettes. Miss Cul-Bas s’imaginait-elle réellement que, tel un opiomane malais déchaîné, le rigide, et très prude, bourgeois à lavallière connaissait des périodes de crise au cours desquelles il oubliait sa bigoterie naturelle et se métamorphosait, dans les lieux d’aisances, non pas en assassin, mais en bête de sexe vicieuse et luxurieuse ? _Le car n’est pas encore passé ? On devrait en référer à qui de droit car il est constamment en retard et pas très confortable avec ses sièges troués et lacérés. Une vraie patache, ronchonnai-je pour faire une digression. _ Alors, étais-tu aux toilettes ? Tonna à nouveau Manuella, mais cette fois avec un rictus comminatoire. _Serait-ce un interrogatoire ?

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_Non, car tu n’es accusée de rien ! Ce n’est qu’une simple question suggérée par la sollicitude. Je t’en témoigne depuis pas mal d’années, non ? Quelle ingrate ! Quelle saleté d’ingrate ! _ Une certaine jeune femme peut-elle être « accusée » de tourner autour de Charles-Amédée ? J’étais quelque peu embarrassée : je n’avais aucune preuve irréfutable de ce que j’avançais. J’avais, cependant, envie de répondre à la fureur de mon ancienne amie par de l’ironie voire de la perfidie. En outre, notre algarade me permettait de décharger cette colère accumulée passivement et qui risquait de me ronger de l‘intérieur. _ De qui parles-tu ?…Pas d’Alix Isabeau de Morlaye ni d’Antonine Papanpoulos, je suppose…Pas non plus de Zoubida El Kacem …ou de Madame Sokhourov, la respectable mère de famille nombreuse. Plutôt de mademoiselle Satrapi, alors ! Comment te permets-tu d’insinuer ça ? Ainsi, tu n’hésiterais pas à salir sa réputation ! Mais, comme tout le monde, elle sait pour Charles-Amédée et toi et votre bonheur la remplit d‘aise ! Cette documentaliste ne se permettrait jamais d’agir aussi bassement ; elle ne vous interrompt dans vos roucoulements que pour parler à Charles- Amédée d’ Internet, des derniers prix littéraires, des joies et des peines de nos beaux métiers. C’est bien normal entre collègues ! s’époumona le démon tutélaire de Xavière. Et, l‘écume aux lèvres, elle se raidit sur ses pieds, comme un boxeur qui s’apprête à combattre, ou un polémiste habitué à rompre en visière. _Cela arrive quand même bien souvent ! A un certain moment, la « do-cu-men-ta-liste » et son « col-lègue » poussaient le professionnalisme jusqu’à déjeuner ensemble, en tête-à-tête, rappelai-je triomphalement et je martelai, intentionnellement, les mots que je lui empruntais. Ce fait que la sournoise occultait soigneusement m‘était revenu comme par magie. En entendant cette vérité, la métisse lissa avec nervosité les petits cheveux frisés de ses tempes, hésita deux ou trois secondes, quitta finalement sa compagnie de beaux merles pour venir poser sa main sur l’épaule de la harpie, et l’encourager par ce simple geste débonnaire à se maîtriser un peu. En enseignante peu commode, Muguette opta, elle, pour un regard sévère, accompagné d’une brève et sonore invitation au silence. L’effet du monosyllabe de quatre lettres fut fulgurant. Sans plus se soucier ni de Manuella, domptée, convertie à la non-violence, ni de moi, toujours sur le qui-vive, Marie-Neige n’attendit pas qu’on lui tire les oreilles et l’envoie au piquet pour se mettre au garde-à-vous et diriger, vers le vent, la lumière, et mes regards, son dos battu par sa longue queue de cheval dorée. _Elle est enceinte, si ça peut te rassurer. S’extasia avec suavité la mégère apprivoisée.

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Désarçonnée par cette nouvelle, je me tus. Etait-elle vraie ? Si tel était bien le cas, Xavière attendait-elle un bébé d’un suborneur inconnu ou de Charles-Amédée ? Ou bien était-ce une conception, sans acte sexuel, après la salutation de cet ange Gabriel, qui ne rendrait visite à une femme que tous les deux mille ans ? Cette ultime supposition expliquerait l’air béat de mon interlocutrice, dont le prénom signifie, d‘ailleurs en hébreu, « Dieu (est) avec nous ». La reproduction asexuée existe. Deux parthénogenèses heurtaient, néanmoins, mon esprit cartésien. Celle de la Vierge Marie. Et celle de sainte Xavière. La petite certifiée d’histoire -géographie me planta là, satisfaite de cette trouvaille m’ayant réduite au silence - et elle s’immisça, avec aisance et naturel, dans une conversation engagée depuis déjà un bon moment. Qu’un si bon accueil lui ait été réservé n’était guère étonnant : elle était sortie grandie d‘un conflit l’ayant opposée, deux ou trois ans plus tôt, à l‘ancien Principal, qui avait commis une bévue irréparable en s’adressant à un inspecteur chargé de la mettre au pas mais qui …l’avait intronisée par des dithyrambes sur son travail ! Après cette expédition censée être punitive, le rayonnement dont elle jouissait déjà avait gagné en éclat et en influence, sa morgue et son insolence s‘étaient décuplées et avaient culminé à chaque réunion, ou chaque face à face, la mettant en position de faire perdre sa dignité à l‘infortuné Chef d’établissement. Lorsque notre autobus arriva, malgré un clin d’œil plein de bonne volonté de Marie-Neige, je montai la dernière, fus, comme d’habitude, la seule à produire ma carte orange et continuai à m’isoler en me plaçant juste derrière le conducteur. Je cédai rapidement mon siège à un infirme, restai néanmoins au même endroit, à deux mètres de la litée de pies-grièches. La suite des événements me donna raison. Le sourire hypocrite, Manuella fit l‘apologie des protecteurs de l‘humanité souffrante. D’autres furies, également agacées par le signe de connivence, furent, elles aussi, patelines et louangèrent, avec des larmes de crocodile, mais le regard torve, les sœurs de charité assises entre deux chaises. Pour redresser un galopin, les pédagogues disposent d’un large éventail de sanctions graduées. Souhaitant échapper aux vertus de la fessée la culotte baissée, ma bienfaitrice s’enferma, les bras croisés et le buste droit, dans un silence doux et soumis. On put donc questionner sa voisine, un laideron qui avait la tête d’une tortue, sur son futur congé de maternité et la date de sa mise bas. L’angliciste se crut alors autorisée à rompre son mutisme. Elle tendit, en guise de calumets de la paix, des clichés de sa nombreuse portée et voulut raconter des anecdotes sur sa dernière parturition. Nul ne les prit, personne ne prêta attention à ses propos, le conseil de discipline venait de prononcer son exclusion temporaire. La tortue gravide eut, par contre, droit à leur tendre intérêt. Quelques célibataires en mal d‘enfants, très soucieuses de quitter rapidement leur état, - et de ne plus avoir à

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importuner de leurs suppliques un tiercé perdant de sourds, les dieux Hathor, Héra et Hyménée- lui demandèrent si c‘était un jeune homme qui allait la remplacer dès le lendemain. Elle n‘en savait rien et chuchota quelque chose sur Xavière. Dans un battement de queues à plumes ou à écailles, des prunelles jaune vif se retournèrent aussitôt dans ma direction. Je fis celle qui n’écoutait pas, alors que j’étais tout yeux, tout oreilles. Ma ruse ne servit à rien. Les prédateurs avaient flairé le danger, et pour me faire pièce, ils s’arrangèrent pour que plus rien ne parvienne jusqu’à moi. L’anecdotière les observa d’un air abattu, décavé, et laissa échapper un soupir plein de reproches. Comme l’âne de Buridan, elle hésitait entre deux partis à prendre et tripotait sans ménagement le délicat sac à main en cuir dans lequel elle ne se résignait pas à ranger les reproductions refusées. Au bout d’une dizaine de minutes, elle en sortit un attirail futile et féminin : un ravissant poudrier de couleur vieux rose, un miroir au manche orné de motifs entrelacés, un fin bâton de rouge à lèvre ocre, un élégant porte-monnaie d’étoffe noire et elle compta lentement ses piécettes pour s’occuper à quelque chose. Après avoir compté et recompté sa fortune, elle se maquilla les joues, ombra ses lèvres et contempla très longuement les images des êtres aimés. Elle se serait rabattue sur moi et m’aurais fait leurs éloges, si j’avais été à ses côtés. Vu sa propension à parler d‘eux, il m’eut été difficile de ne pas savoir que Dieudonné était Congolais, neurochirurgien et qu’il lui avait fait quatre beaux enfants, Chanel, Cerise, Magnus et Prince. Je n’étais pas d’humeur à revoir leurs photos puisque j’étais déjà au courant de l’immense chance de leurs héritiers mâles d’être les portraits de leur papounet ; j’avais besoin, de surcroît, de réfléchir pendant le trajet. Xavière pouvait-elle être enceinte de son grand amour ? N‘avait-elle pas eu la sagesse de veiller à ce que leurs relations restent platoniques ? Si la chair de la malheureuse avait été trop faible, son tentateur penserait-il à passer un test en paternité ? Accepterait-il ensuite de reconnaître l’éventuel fruit de sa chair ? - Bref, si c’est un garçon, pourvu qu’ils ne l’appellent pas Térence, Rodolphe ou Julien. Si c’est une fille, espérons qu’ils éviteront Alix, Xavière ou Muguette. Apparemment, à l’instar de Judas, Caïn, Seth, Lilith ou Adolphe, ces prénoms exercent une action maléfique sur la personnalité de leur propriétaire. S’ils désirent quelque chose de bourgeois et de prétentieux, Clovis, Socrate, César, Amadeus et Marie-Antoinette feraient tout à fait l’affaire, ai-je conclu au bout d’une quinzaine de minutes car nous étions arrivés à destination. Je révélai, ce soir-là, ma mésaventure amoureuse à mes sœurs, qui ne me firent aucun commentaire désobligeant mais m’observèrent, à la fin de mon récit, avec dédain. Je me promis de ne plus leur parler d’ Henri Wallon car, contrairement à ce que pourrait laisser croire le ton geignard de cette autobiographie, ce genre d’aveux me coûte. De plus, j’avais

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honte de ne pas avoir hérité de ce caractère fort qui définit, depuis des générations, les représentantes de notre famille, lesquelles appartiennent à une catégorie de maîtresses femmes assez déroutante pour moi. Elles, elles sont justes, honnêtes et humaines, ce qui ne les empêche pas de soumettre sous leur autorité les événements et les hommes, alors que toutes les autres dominatrices croisées ici et là subissent, avec une certaine satisfaction masochiste, le joug d’un malotru, au point qu‘il m‘arrive fréquemment de me féliciter de ne pas avoir de personnalité et de rechercher par conséquent les garçons aussi faibles et sensibles que moi. Ce goût très marqué pour les prétendants au cœur tendre, et aux mœurs douces, est ancien et date de l’époque où des lycéennes de quinze ans, jolies, intelligentes, et qui aimaient à exercer leur suprématie dans tous les domaines, m’avaient plus ou moins scandalisée après m’avoir confié désirer s’offrir pour compagnon un brailleur d’ordres dont elles seraient le repos du guerrier. Je suis de toute évidence douée pour écouter et les gens n’hésitent pas à se servir de moi comme psychologue. Depuis que j’enseigne, des dames redoutées de tous s’en rendent régulièrement compte, constatent surtout que je ne porte pas de jugement de valeur et sais tenir ma langue. Aussi plutôt que de payer des mille et des cents pour s’allonger sur un divan, elles préfèrent m’avouer, lors d’un trajet en voiture, ou autour d’une boisson chaude, aimer être malmenée par un butor hérissé d’aspérités, au verbe raboteux et avoir refusé de convoler avec les Saint-Preux lisses, gentils et romantiques sur qui elles s’étaient essuyé les pieds. Le cas le plus surprenant, je l’ai rencontré à Ecouen, au collège Sainte-Thérèse, où une Gorgone terrifiante se révéla être finalement une petite chose fragile, dès qu’elle regagnait la prison dont sa progéniture était les gardes-chiourmes. C’était plus fort qu’elle, elle n’était despotique qu’avec ses élèves, ses amies, ses collègues - et il en avait toujours été ainsi malgré des années de thérapie, son divorce d’avec un sauvage qui l’avait battue comme plâtre et qui ne se privait pas de recommencer à chaque fois qu‘il quittait les forêts de son Canada natal pour venir rendre visite à ses dignes rejetons. Indira, une jeune femme avec qui j’avais tout récemment sympathisé dans mon club à frotti-frotta des Champs- Elysées, m’appela peu après ces révélations si pénibles et douloureuses. Allait-elle me transformer, elle aussi, en confidente et s’offrir sans bourse délier une séance de thérapie ? _Une pub télévisée m’a fait penser à toi, avant-hier. Dans celle-ci, un garçon tambourine sur une porte, obstinément close, tout en réclamant, à cor et à cri, une certaine « Martine ». Il paraît que je ne sais plus trop quoi « n’ouvre pas les portes ». Tiens ? Depuis, je ne la revois plus, elle doit passer quand je ne suis pas devant mon poste, cria-t-elle de sa voix aux roulements de tambour, ce qui fit vibrer mon tympan droit.

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Que cette simple relation ait noté des faits étranges et songe à m’appeler pour m’en toucher deux mots ralluma en moi la flamme de l‘espoir. _C’est également le cas de mes textes de chansons, investis de la mission de clefs littéraires. Contre toute attente, et malgré les lettres spirituelles, ou bassement flatteuses qui les accompagnent, ces textes ne m’ouvrent pas les portes du show-business, lui appris-je assez finement. Disant cela, je guettais sa réaction et faisais passer le téléphone à mon oreille gauche. _… _D’après l’une des secrétaires d’un ancien collège, enchaînai-je déçue par le silence poli accueillant des propos supposés explosifs, on pouvait voir dans un passage publicitaire de l’année dernière une institutrice vêtue d’une trop longue veste rouge, aux cheveux blancs, à la verticalité réduite. Il paraît qu’elle me ressemblait beaucoup. _Hi!Hi!Hi! Alors là, il fallait cotiser pour offrir des lunettes à ta secrétaire malvoyante! Cette sexagénaire échevelée, affublée d’une chose innommable, une espèce de redingote à collet droit, était la caricature de l’Enseignante. Elle n’était donc pas du tout ton portrait ! Ah!Ah!Ah! S’esclaffa-t-elle à l’autre bout du fil. Et là, je crus entendre non pas une Sonate au clair de lune ou une Petite musique de nuit mais La Chevauchée des Walkyries un jour de chaos primitif ou de fin du monde ; ce fut donc au tour des canaux internes de mon appareil auditif gauche d’être sévèrement touchés. Je n’invoquai pas mon ange protecteur. Je repassai tout simplement le combiné à droite, le tins à une distance respectable, tant je craignais de finir malentendante. Au moins, venais-je d’avoir la confirmation de ce que je soupçonnais : comme tous les agresseurs, le bélître de F.R.3 tentait de me rabaisser et de me faire perdre toute confiance en moi par le choix de la mamie censée être mon sosie. - As-tu, au moins, remarqué la réclame dans laquelle deux ou trois jeunes femmes déclarent qu’« on n’est plus au Moyen Age » ? Elle ne passe plus depuis quelques jours, mais elle me rappelle une œuvre, chargée de régler mes comptes avec un vieux salaud. Quelle coïncidence surprenante ! J’étais exceptionnellement en veine de confidences. J’avais envie de me confier à quelqu’un susceptible de me comprendre. Peut-être allais-je me transformer en express, et aller droit au but, au lieu de faire des détours, tel un tortillard ? Accoutumée à m’exprimer dans un langage figé et contraint, très loin du franc-parler, je n’ai pas su extérioriser toute ma pensée et je me suis contentée de mes habituelles allusions confuses. - Non ! ça me dit rien du tout ! Mais, alors là rien du tout ! Arrêtons avec les platitudes et abordons enfin un sujet intéressant. Alors ? Qu’est-

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ce que tu penses du damoiseau qui t’ draguait l’autre soir ? J’ai vu que t’étais hypnotisée par ses adorables fesses rondes et musclées. - Hum, hum ! - Ne sois pas gênée, ou exaspérée, t’étais pas la seule à saliver. Les autres nanas se sont crues, elles aussi, devant une pièce montée. Les biscuits secs et autres gâteaux rassis n’étaient pas de taille à lutter et sont allés noyer leur déception dans une anisette ou une verveine. - Hum, hum ! - Quant aux jeunes gens, dépourvus du charme sensuel de notre jouvenceau, ils lui enviaient toutes les beautés qui lui tournaient autour, pareilles à des passantes alléchées par une vitrine. Être traités en friandises par des boulimiques d’arrière-trains caramélisés était un fantasme qui brillait dans bien des regards. Ce soir, certains vont encore dire trois Pater et deux Ave pour avoir une p’tite chance de se réveiller avec un derrière à rendre folle d’amour Done Elvire et sa consoeur portugaise. - Hum, hum ! - Moi, depuis l‘autre soir, je rêve de me ré-incarner en dessous masculins ; en attendant, pour exprimer toute ma gratitude à l’inventeur du jean blanc, j’compte composer un psaume de louange et d’adoration à sa gloire. Toi, tu devrais inviter le chéri de ces dames à danser puisque, maintenant ça s’fait. Rappelle-toi, ma grande, que poussière nous sommes et que poussière nous retournerons ; en plus, nous les femmes, nous devons nous hâter d‘être heureuses ici et maintenant car aucune religion ne nous promet un paradis peuplé d’éphèbes aux croupes rebondies ! - Hum, hum, hum ! - Au fait, pourquoi vous sortez si rarement ta sœur et toi ? Venez, ce samedi ; vous serez aux anges ; mon petit doigt me dit qu’il va y avoir un arrivage de chérubins. Pas des grimes à fraises à l’antique ou cadenettes ridicules ! Non, ça s’ra une pleine cargaison d‘Apollons extra-frais et y’ aura de quoi donner d’ l’appétit à la plus farouche des nonnes ! D’après les marieurs, la récolte est limitée mais d’ qualité, cette année. Toi, t’es déjà casée, mais, mm ! miam-miam ! elle et moi, on va pouvoir se servir ! Hurla-t-elle jusqu‘au nerf de mon pavillon droit. Et le couvercle de mon cerveau de siffler, significativement. C‘est beau la technique. Si le téléphone sans fil n’avait pas été inventé, je n’aurais pas pu courir chercher des boules de coton dans ma salle de bain, tout en jacassant, comme si de rien n’était, avec mon interlocutrice. - J’avoue que j’ ferai bien mon ordinaire de son divin petit postérieur. Mais, d’après moi, ce poussin du jour dépend un peu trop des avis d’ l‘un de ses amis. Or, le caractère, ça compte aussi. Et pourquoi ne vas-tu pas jusqu’à me proposer de lui offrir un bouquet de fleurs ? Ou mieux encore du parfum ? Au fait, t’as bien dit « arrivage de chérubins » et non pas

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« arrivée de cartes Gold » ? Lui demandai-je avec perfidie, tout en sachant pertinemment qu‘elle allait se murer dans une réserve atrabilaire. Les deux publicités avaient disparu du petit écran quelques jours avant cette conversation ; cet escamotage, dû à une rare prescience des événements potentiellement dangereux, acheva de me convaincre de l’ampleur des redoutables dons occultes de l’animateur chenu. Lepers était télépathe, ça, je l’avais compris depuis un certain temps déjà, mais également …voyant ! Me sentant impuissante et seule contre un pareil phénomène de foire, je m’abîmai dans le désespoir, pendant une minute confinant à l’éternité. Ma plongée aux enfers fut suivie d’un court sursaut de révolte et d’écoeurement, durant lequel je désirai enlever le masque couvrant les turpitudes du monstre à ma poursuite. Avec quel entrain ai-je voulu que son public apprenne à le connaître tel qu’il était dans l’intimité d’un cœur mort ! Comme j’ai souhaité braquer les projecteurs sur cet astre éteint et froid ! ce soleil noir ne produisant ni lumière ni chaleur ! ce soleil noir n’apportant que la nuit et la barbarie ! Sans doute, n’agissait-il pas en créature maléfique avec tout le monde, vu que sa mère vivait encore avec lui et que ses débiteurs de R.T.L. l’appréciaient jusqu’à l’aveuglement. Pour m’en persuader, ne faisaient-ils pas exprès de passer « Les copains d’abord » de Georges Brassens ? Ils me confirmaient, par leur attitude reconnaissante et solidaire, que le présentateur était un mille-feuille de personnalités. Cela ne m’étonna guère. J‘étais relativement bien informée sur les mœurs de ce milieu et savais donc que les protées - des lunatiques dangereux, incontrôlables, au Moi kaléidoscopique - y pullulaient comme les cristaux de sel dans la mer. Ainsi Claude François, Salvador Dali ou Werner Rainer Fassbinder avaient-ils été, selon leurs interlocuteurs, soit des bons-vivants d’une exquise sensibilité soit des pachas cruels se livrant aux pulsions les plus troubles de leur Ça ! Mon rêve de restauration de la vérité demeura à l’état de pures velléités car je me convainquis très vite que je n’étais pas de taille à lutter. Dr Jekyll et Mr Hyde ayant de l’entregent, étant riche et adulé, je me cognais sans cesse contre les murs de ma prison mentale. En outre, ma raison et mon amour-propre me faisaient craindre incrédulité et boutades au cas où je viendrais à révéler ses secrets. En me muselant ainsi, j’étais son alliée et ma propre ennemie. Mais, au moins, les gamins ne lançaient pas des cailloux sur mon passage ! Et, la France entière ne m’accusait pas d’être une dangereuse mythomane ! Le vrai peut être invraisemblable. C‘est pour cela que je n’ai pas osé, le lendemain, me confier à Béatrice, que je voyais de loin en loin afin de me protéger de ses frères, de son cousin Benoît, de son futur beau-frère Maxime, surnommé Minime en raison de son goût prononcé pour les blagues bloquées tout comme lui au stade anal. Depuis mon séjour à Dakar, et les fuites sur la prophétie de la voyante sénégalaise, je me

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gardais également de Jacinthe mais aussi d’une certaine Houria. Chez Béatrice grouillait pratiquement tous les jours, mais surtout le week-end, une faune de possesseurs de B.E.P., qui prenaient leurs repas dans son pavillon familial et y dormaient de temps à autre, puisque ses parents étaient décédés. Complexés, à l’affût des rares fautes des intellectuels égarés parmi eux, ces pique-assiettes avaient suffisamment d’éducation pour ne mordre qu’occasionnellement cette hôtesse toujours avenante, alors qu’elle ne confondait pas, contrairement à eux, le boxeur Rambo et le poète Rimbaud, l’animateur Michel Foucaud et le philosophe Michel Foucault… Les deux grosses dindes- élevées au bon air vif et piquant des cancans, nourries au grain de la mauvaise foi, titulaires toutes deux d‘un C.A.P mais docteurs ès-chicanes- étaient rongées par un sentiment d’infériorité bien plus prononcé : elles avaient horreur qu’on les identifie en tant que Juive et Arabe et, partout où elles se rendaient, elles déclaraient du bout des lèvres être des « filles de la Méditerranée » ( Lorsque leur interlocuteur insistait et devenait ironique, elles prétendaient être Pied-Noire pour l‘une, et Berbère pour l‘autre) ; un dictionnaire à la main, ou un recueil de citations célèbres sur les genoux, elles se moquaient régulièrement des loisirs de la jeune cérébrale, et de ses prétentions à épouser un fin lettré. Pourtant, afin d’avoir un fonds de culture, elles s’obstinaient à voir les mêmes films d‘auteurs qu‘elle et se hasardaient parfois dans les galeries d‘art et les musées qui lui avaient plu. C’est qu’elles espéraient, elles aussi, séduire des « crânes d’œufs », en dépit de leurs ventres rebondis, de leurs fesses sans ressort et de leur mépris affiché pour les titres et les diplômes. Pour cela, elles vétillaient de manière odieuse sur la syntaxe, ou le vocabulaire, des « tabellions », des « médicastres » et des « apothicaires » qu‘elles attiraient dans leurs filets. Elles nous racontaient cela sur un ton si triomphant que ni Béatrice ni moi ne leur expliquions jamais que cette tactique était fort malavisée et que nous n’étions guère étonnées que toutes leurs proies se dépêchent de rompre, une fois qu’elles avaient accepté l’acte sexuel. Elles auraient pourtant pu se marier très facilement et s’offrir de quoi se payer un loyer. Mais, aigries par leurs échecs professionnels et leurs physiques de déesses de la fécondité, elles refusaient, en dépit des objurgations de leurs pères, de recourir à leurs communautés pour trouver emploi subalterne et époux âgé. _Pourquoi ne participes-tu pas à « Questions pour un Champion » ? me demanda, tout à trac, ma voisine, ce qui me fit l’effet d’un horion. Noyées dans la foule qui piétinait patiemment le trottoir du Grand Palais, nous devisions gaiement jusque-là. _Heu…Heu…Pour oser y participer, il faut être très cultivé, sinon on risque de se couvrir de ridicule. C’est arrivé récemment à une ancienne condisciple de la Sorbonne, car, contrairement à Bac -5 -que j’appelle

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aussi C. E pour Certificat d’Etudes -, nous, nous ne devons compter que sur nos connaissances. Eh oui, nous, nous n’avons droit à aucune fiche, aucun précieux appendice cérébro-spinal ! Quel grand écart parfaitement réalisé ! Etre inculte et présenter un jeu s’adressant à l’élite intellectuelle ! Sais-tu que, dans un recueil de blagues lu tout récemment, les auteurs vont jusqu’à brocarder sa navrante inappétence pour le monde de l’esprit et cette anti-sèche qui lui est notoirement indispensable ? Ce charlot ferait mieux de se cantonner au populaire « Stop ou encore ? » car cette émission, au moins, il l’anime, avec brio et aisance. Il n’en va pas de même pour « Questions par un couillon ». _Il n’y a pas mieux pour gagner rapidement de l’argent ou se constituer un embryon de carnet d‘adresses, Continua-t-elle sans m’écouter. L’une de mes connaissances prétend que les pré-sélections relèvent de l’enfance de l’art. Tu n’y as jamais songé ? Toi qui aimerais devenir parolière, tu n’es jamais allée sur le plateau de télévision de ton rigolo en tant que simple spectatrice ? Disant cela, elle se tortillait sur place, n’osait pas me regarder en face, ainsi qu’une personne chargée d’une mission déplaisante. _Si…si…une….f-f-f-fois, articulai-je péniblement bien décidée à ne pas en dire davantage puisque aborder ce sujet la gênait autant que moi, la jeune femme solitaire et habituée à verrouiller ses lèvres. Je parvins à parler d‘autre chose grâce à une pirouette de mauvais clown. Mais, je passai mon après-midi de libre à repenser à notre conversation, ainsi qu’à l’odieux Julien Lepers, tout en faisant semblant de m’intéresser aux tableaux qu’abritait le Grand Palais : « Pourquoi l’interroger sur son excellent réseau de renseignements et lui causer peut-être ensuite des ennuis ? A quoi bon expliquer à une journaliste débutante qu’un baron du show-business, calfeutré dans des coutumes multiséculaires, pratique encore le droit de cuissage ? Pourquoi avouer à une simple amie ce que je dissimule à Ophélie : les talents bien particuliers d’un épicier égrillard prenant mon corps pour une marchandise ? Mais, ne serait-ce pas plutôt sa mère qui possèderait ses dons de télépathie et de voyance ? Ou un de ses exécuteurs stipendiés ? Bah ! Cela importe peu ! Ce qui est certain c’est que ce vieux garçon, qui habite bizarrement chez sa mère à près de soixante ans, est par essence mauvais : c’est dans sa nature de petit chef d’être habitué à ce qu’on cède à toutes ses lubies luxurieuses. Pour mon malheur, tout comme ces pré-sapiens qui, munis d’un gourdin, traînaient leurs femelles ensanglantées par les cheveux tout en grognant « Stop ou encore ?  », cet homme des cavernes n’a pour arguments de séduction que ses menaces. Sa sauvagerie. Et sa rancune. Plus d’une année s’est écoulée, depuis son coup de foudre à sens unique, et pourtant, le temps n’a pas oblitéré sa rancœur de mauvais perdant. A l’âge où on joue à la pétanque, un enfant

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est né des profondeurs de ses entrailles. Or, ce prix Albert Londres de la rancune, ce 7 d’Or de la vengeance, tente toujours de sceller mon avenir sentimental et de faire de moi une loque écartant les cuisses sur un simple claquement de ses doigts flétris ! Les propos de l’extralucide de la radio ne poursuivaient-ils pas ce noble but ? Ne m’auraient-ils pas inconsciemment jeté dans ce piège que « le brun maigre et chauve faisant preuve de patience et de caractère » me tendit ? Est-ce que ça ne serait d’ailleurs pas à cause des conseils éclairés de ce grand seigneur méchant homme que Marie- Ingrid était si satisfaite ce matin ? et Fabrice si furieux qu’il tournait en rond comme un lion en cage ? Quelques secondes après son départ de la salle des professeurs, le grenadier, vêtu d’un élégant costume féminin, paré de boucles d’oreilles bleu turquoise, arriva en grand arroi. Sa brillante suite était composée de deux salauds du plus haut lignage, Zeus et Térence, d’une dame d’atour en bliaut de soie, Zoubida et, bien sûr, de son inévitable demoiselle d’honneur, Ouarda. Elle n’était plus l’humble laideron bien décidé à arracher, à une vie misérable, quelques instants de bonheur, mais, une grosse bonne femme qui plastronnait : les bras croisés derrière la tête, la poitrine bombée en avant, le ventre à demi escamoté par sa tenue incroyablement chic et classique, elle riait très grossièrement, et racontait, certainement tout aussi crûment, ses exploits à ce parterre acquis à sa cause. Celui qui pouffait le plus, c’était incontestablement Zeus, le ridicule mais hargneux déchet vivant, qui lui parla à l’oreille, sitôt qu’il m’eut repérée. Je présume qu’il lui conseilla, avec une rare perspicacité, de continuer à se défier de moi, puisque la virago cessa aussitôt son stupide numéro pour me surveiller avec discrétion. Comment ce maraud sans vergogne a-t-il su que je m’intéresse à Fabrice bien plus que je n’en donne l’impression ? Qui a bien pu lui dessiller à ce point les yeux sur mes sentiments cachés ? Qui d‘autre que le tordu cosmique abritant en lui l’âme et le cœur du prince des ténèbres ? »