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de lÉtat dues aux effets conjugués de la segmentation des sociétés modernes et de la mondia- lisation ? Ou encore sans références aux nouveaux rapports entre la loi et la négociation voire à la perte deffectivité de la décision publique reconnue par de nombreux sociologues ? Non, assurément et surtout pas dans le contexte français où les rapports « État-syndicats » sont sou- vent plus prégnants quailleurs. Or, cest ce que fait lauteur occultant ainsi divers travaux sur les évolutions de lÉtat dans son lien à la société ou à laction collective, quil sagisse de la théorie de la régulation sociale et de ce que Jean-Daniel Reynaud nomme la « normativité sociale ordinaire » ou encore des approches actuelles de laction publique. Mais au fond, ces lacunes restent compréhensibles. Elles découlent, à lévidence, dun choix de lauteur. Celui-ci ne sest pas donné pour seul but dédifier une histoire interne de la FEN. Il a aussi choisi un mode dexposé, celui de la chronique (historique) avec ses apports mais aussi ses limites. Il sagit là dun choix parfaitement légitime, dût-il appauvrir les liens entre historiens et sociologues. Guy Groux Centre de recherches politiques de Sciences Po, Cevipof, CNRS, 98, rue de lUniversité, 75007 Paris, France Adresse e-mail : [email protected] (G. Groux). 0038-0296/$ - see front matter © Elsevier SAS. Tous droits réservés. doi:10.1016/j.soctra.2006.04.012 Julien Duval, Critique de la raison journalistique. Les transformations de la presse économique en France, Seuil, coll. « Liber », Paris, 2004 (366 p.) Le livre de Julien Duval vient combler un vide en matière de recherche sur les médias et le journalisme en France. On ne disposait en effet jusquà aujourdhui que de peu de matériaux sur la presse et le journalisme économique, alors que ce secteur est un des plus dynamiques de la presse écrite et que par ailleurs la question du « rapport à léconomie » des titres de presse comme des individus est aujourdhui au centre de nombre de préoccupations dans le débat public. Le premier chapitre décrit le processus qui, dans un premier temps, a conduit la presse financière de lentre-deux-guerres, essentiellement tournée vers un lectorat dépargnants et sou- vent suspecte de vénalité, à se transformer en une presse économique pour cadres privilégiant des analyses de type macroéconomique. La création de LExpansion en 1967, le recours fré- quent à linformation statistique publique dans les colonnes de la presse ou encore le position- nement de la rubrique économique du Monde ont participé pour lauteur à la domination dans cette presse jusquaux années 1980 dune certaine « hauteur de vue », permise notamment par «lallongement des circuits de production de linformation » caractéristique des cadres à forts capital culturel qui formaient alors lessentiel des auteurs et des lecteurs de cette information. Dans les deux chapitres qui suivent, J. Duval sintéresse au retour, dans les années 1980 et 1990, à une presse microéconomique intéressée par la finance (Les Échos et La Tribune) ou par léconomie « pratique » (Capital). Dans les deux cas, une presse « dépolitisée » dont lori- gine serait à trouver dans de profondes mutations de la société française que J. Duval identifie à un bouleversement de fond de la « dynamique des cadres » : le déclin des « salariés bour- geois relativement bien dotés en capital culturel » (p. 54) au profit de cadres cumulant capital culturel et économique (ce qui signe donc la fin de la structure chiasmatique de la société fran- Comptes rendus / Sociologie du travail 48 (2006) 257277 273

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de l’État dues aux effets conjugués de la segmentation des sociétés modernes et de la mondia-lisation ? Ou encore sans références aux nouveaux rapports entre la loi et la négociation voireà la perte d’effectivité de la décision publique reconnue par de nombreux sociologues ? Non,assurément et surtout pas dans le contexte français où les rapports « État-syndicats » sont sou-vent plus prégnants qu’ailleurs. Or, c’est ce que fait l’auteur occultant ainsi divers travaux surles évolutions de l’État dans son lien à la société ou à l’action collective, qu’il s’agisse de lathéorie de la régulation sociale et de ce que Jean-Daniel Reynaud nomme la « normativitésociale ordinaire » ou encore des approches actuelles de l’action publique.

Mais au fond, ces lacunes restent compréhensibles. Elles découlent, à l’évidence, d’unchoix de l’auteur. Celui-ci ne s’est pas donné pour seul but d’édifier une histoire interne dela FEN. Il a aussi choisi un mode d’exposé, celui de la chronique (historique) avec ses apportsmais aussi ses limites. Il s’agit là d’un choix parfaitement légitime, dût-il appauvrir les liensentre historiens et sociologues.

Guy GrouxCentre de recherches politiques de Sciences Po, Cevipof, CNRS,

98, rue de l’Université, 75007 Paris, FranceAdresse e-mail : [email protected] (G. Groux).

0038-0296/$ - see front matter © Elsevier SAS. Tous droits réservés.doi:10.1016/j.soctra.2006.04.012

Julien Duval, Critique de la raison journalistique. Les transformations de la presseéconomique en France, Seuil, coll. « Liber », Paris, 2004 (366 p.)

Le livre de Julien Duval vient combler un vide en matière de recherche sur les médias et lejournalisme en France. On ne disposait en effet jusqu’à aujourd’hui que de peu de matériauxsur la presse et le journalisme économique, alors que ce secteur est un des plus dynamiques dela presse écrite et que par ailleurs la question du « rapport à l’économie » des titres de pressecomme des individus est aujourd’hui au centre de nombre de préoccupations dans le débatpublic.

Le premier chapitre décrit le processus qui, dans un premier temps, a conduit la pressefinancière de l’entre-deux-guerres, essentiellement tournée vers un lectorat d’épargnants et sou-vent suspecte de vénalité, à se transformer en une presse économique pour cadres privilégiantdes analyses de type macroéconomique. La création de L’Expansion en 1967, le recours fré-quent à l’information statistique publique dans les colonnes de la presse ou encore le position-nement de la rubrique économique du Monde ont participé pour l’auteur à la domination danscette presse jusqu’aux années 1980 d’une certaine « hauteur de vue », permise notamment par« l’allongement des circuits de production de l’information » caractéristique des cadres à fortscapital culturel qui formaient alors l’essentiel des auteurs et des lecteurs de cette information.Dans les deux chapitres qui suivent, J. Duval s’intéresse au retour, dans les années 1980 et1990, à une presse microéconomique intéressée par la finance (Les Échos et La Tribune) oupar l’économie « pratique » (Capital). Dans les deux cas, une presse « dépolitisée » dont l’ori-gine serait à trouver dans de profondes mutations de la société française que J. Duval identifieà un bouleversement de fond de la « dynamique des cadres » : le déclin des « salariés bour-geois relativement bien dotés en capital culturel » (p. 54) au profit de cadres cumulant capitalculturel et économique (ce qui signe donc la fin de la structure chiasmatique de la société fran-

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çaise telle que l’avait découverte Pierre Bourdieu). Du double point de vue des lecteurs et desproducteurs de l’information économique joue alors à plein un phénomène de « conversion àl’économie ». Dans un quatrième chapitre consacré à l’émission « Capital », J. Duval se poseenfin la question des effets des mutations de l’information économique sur la production etl’entretien de ce qu’il appelle la « libido requise par l’univers économique et les croyancessans lesquelles celui-ci ne pourrait se reproduire » (p. 297).

Contre le simplisme de la « problématique obligée » mise en avant par les journalistes eux-mêmes, J. Duval montre donc que la presse économique n’est pas seulement le reflet de sonactionnariat. Elle est bien plus celui de ses lecteurs et de ses journalistes. Ou plutôt, puisquec’est le modèle utilisé ici, du « champ journalistique » qui la caractérise. J. Duval emprunteaussi à P. Bourdieu son modèle d’analyse des effets d’idéologie. Puisque la question centralepour lui est celle de la production de la « croyance économique », l’ouvrage ne se cantonnepas à l’analyse du champ journalistique comme structure de production de l’information. Ilva chercher plus loin dans l’espace social (par exemple dans les institutions qui mesurent defaçon variable les caractéristiques du lectorat) les conditions par lesquelles celui-ci se constitueun « lieu neutre » susceptible de la plus grande efficacité idéologique.

Cette thèse ne va pas sans poser quelques questions. Le thème de la « conversion » à l’éco-nomie, décliné sous de multiples formes (la « réconciliation entre la presse et l’argent » parexemple, p. 223) semble d’abord contredire le principe d’une analyse non intentionnelle pour-tant affiché pour lutter contre la « problématique obligée ». Ce modèle donne en effet une trèsgrande place aux logiques d’individus (cf. l’analyse du charisme d’Emmanuel Chain au chapi-tre 4) et, parce qu’il se positionne dans le registre des « croyances », finalise et moralise l’ana-lyse (ainsi de l’usage fréquent de termes comme « trahir », « prédisposé », « appelé à »).L’ambition, tôt affichée, de mesurer « l’influence » de la presse économique (il s’agit en effetde comprendre comment est produite « une façon de voir et de penser qui tend à subordonnertoute chose à sa dimension économique », p. 103) conduit ensuite à un certain flou de défini-tion. J. Duval emploie par exemple de façon interchangeable sans les justifier des conceptsenglobants comme « ordre », « cosmos », « monde » ou encore « univers » économique.Enfin, le recours à de robustes analyses factorielles dans le corps de l’ouvrage laisse aussi laplace à des matériaux plus discutables. Tout le premier chapitre est ainsi construit à partir dedocuments littéraires dont le statut est problématique. De nombreuses expressions y sontemployées entre guillemets ou au conditionnel sans que l’on puisse en identifier la source.Les entretiens quant à eux, bizarrement qualifiés de « privés », sont traités sur le mode de laconfidence illustrative plus que sur celui d’une recherche de l’évidence. On ne se satisfait fina-lement mal de l’appel à « l’intuition » lancé par J. Duval pour justifier son positionnementméthodologique (p. 150).

Sur le fond, et pour ce qui concerne directement la sociologie du journalisme, on peutregretter que J. Duval n’applique pas au groupe professionnel lui-même le principe des « luttesde classement » appliqué au produit des médias. Sans doute parce que sa thèse des effets de« proximité » (ou « d’emprise ») s’accommode mal de la diversité et de l’antagonisme ausein des groupes sociaux, il reprend à son compte un schéma implicitement fonctionnaliste dela « profession » journalistique. De « sous-profession », on glisse ainsi à la fin du premier cha-pitre à « noyau » et finalement à « milieu d’individus relativement interchangeables » (p. 91).La cohésion du groupe est donc un peu forcée. Comment en effet parler d’un noyau stable demembres et de « professionnalisation » quand les données livrées sur le recrutement montrentque le quart seulement des individus recensés dans un annuaire professionnel sont présents defaçon continue dans trois éditions pourtant distantes uniquement de 6 années (note 112,

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p. 85) ? Petit à petit, le champ est donc constitué en excluant de son spectre les pigistes outous ceux qui ne travaillent pas pour des médias dits « influents » d’un côté, et en y ajoutantquelques médias dits « alternatifs » de l’autre. On ne s’étonnera pas alors de retrouver dans lesrésultats des analyses factorielles les catégories qui ont été posées dès leur départ et la bipola-risation de toutes choses entre des « médias dominants » qui « contribuent essentiellement aufonctionnement du champ économique par la diffusion d’informations pratiques, de croyanceset de problématiques économiques » et les autres qui « peuvent réaliser, au moins partielle-ment, l’ambition d’informer « les citoyens » sur le monde dans lequel ils vivent » (p. 102).

Il faut cependant se réjouir de la publication de cet ouvrage. Par son ambition et par lerecours délibéré à des problématiques sociologiques en lieu et place de celles imposées par laprofession journalistique (il échappe notamment aux méandres des problématiques de typedéontologique), ce livre contribue largement au débat scientifique sur les médias.

Gilles BastinInstitut d’études politiques, BP 48, 38040 Grenoble cedex 9, France

Adresse e-mail : [email protected] (G. Bastin).

0038-0296/$ - see front matter © Elsevier SAS. Tous droits réservés.doi:10.1016/j.soctra.2006.04.009

François Vatin, Trois essais sur la genèse de la pensée sociologique, La Découverte,collection « Recherches », série Bibliothèque du M.A.U.S.S, Paris, 2005 (245 p.,bibliographie générale plus index des noms cités)

Cet ouvrage traite de quelques personnages oubliés ou négligés par les différentes histoiresdes sciences sociales, tels Edmond Buret, Étienne Perrier ou Antoine Augustin Cournot. Leursthéories auraient servi à alimenter de façon décisive Karl Marx, Karl Polanyi, Émile Durkheimet Gabriel Tarde. Ces trois auteurs, souvent maltraités par la sélection naturelle des grands pen-seurs, aideraient aussi à saisir les problèmes sociaux contemporains et résoudre quelques apo-ries que la sociologie connaît depuis plus d’un siècle.

La méthode est une version exigeante de l’histoire de la pensée :

« replacer les auteurs dans leur contexte, éviter les jugements rétrospectifs vains, ne pasdistinguer a priori, au nom de leur postérité, les « grands » et les « petits » auteurs, ne pasdécouper la pensée des épistémé passées selon les découpages académiques modernes […].S’astreindre au recueil systématique des sources : qui a lu quoi ? Qui fait référence à qui ?Qui a connu qui ? Pourquoi on écrit ? Contre quoi et contre qui on écrit ? » (pp. 15–17).

En somme, maîtriser en même temps les itinéraires biographiques des auteurs, les variationsde leurs théories et le contexte historique de leur production.

Ces essais sont de taille et de nature différente. Ainsi pour E. Buret, qui a reconnu l’impos-sibilité de traiter le travail comme marchandise et esquissé une théorie du caractère involon-taire de l’exploitation salariale. L’essai qui lui est consacré, quelques 120 pages, est abondam-ment pourvu de citations, peut-être parce que, publiciste, son seul titre de gloire académiqueest d’avoir eu quelques pages recopiées dans les Manuscrits de 1844 de K. Marx. Certainsdes extraits préfigurent en effet les démonstrations de K. Marx, d’autres les raisons del’énigme posée K. Polanyi dans sa Grande Transformation. D’autres citations, tirées de criti-ques littéraires, notamment à l’égard de Victor Hugo, éclairent l’esprit du temps régnant entre