JUL, 1, Version Française

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journal of urban life ½ été 2012

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Journal of Urban Life, 1, Pilot Edition, été

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journal of urban life½ –été 2012

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Rédacteurs en chef Lukas Ley Aina RatsimbazafyRédacteurs Christine Boucher Martin Lamotte Lukas Ley Aina Ratsimbazafy Çagda Yıldız Auteurs Maria Hoffman Martin LamotteLukas Ley Maria Anita Palumbo Pantelis Pavlakidis Artistes Franziska Kabisch Laura Nitsch Graphisme ingaalbers.desonjadeffner.de Impression Online-Druck.biz FlyeralarmType Neuzeit Grotesk Web designVolkan Flörchingerjul-magazine.com Remerciements Thomas Pestre Max Fabian Starke

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Cher lecteur, Bienvenue dans l‘aventure JUL ! JUL vous invite à explorer les villes, à une errance douce ou frénétique à travers leurs formes, leurs frontières et leurs âmes. En compagnie de jeunes et talentueux anthropologues, vous vous frayerez un chemin dans une « jungle » particulière : la métropole urbaine. JUL est né de la volonté d‘ancrer les situations urbaines dans une réfle-xion générale sur l‘homme, consommant la rupture de l‘anthropologie et de l‘exotisme. Fort de la curiosité inhérente au regard ethnologique, JUL se propose de matérialiser par un design inédit et audacieux la diversité des citadins et de leurs façons d‘habiter l‘âme de leur ville. L‘anthropologie est bien plus que la discipline de formation de ses éditeurs ; elle est le monde que JUL vous ouvre. Vous y découvrirez sans fard l‘envers du décor de celles et ceux qui pratiquent « l‘art du dépaysement ». Le numéro que vous tenez dans les mains est la pierre fondatrice d‘un projet collectif et indépendant, qui entend enrichir le paysage éditorial des sciences sociales. Dans ce numéro pilote, deux anthropologues prometteurs, Martin Lamotte et Maria Anita Palumbo nous introduiront à la particularité de cette spécialité vibrante : l‘anthropologie dans la ville. À partir de leur expérience, ils feront état d‘une méthode de recherche s‘inventant autant de fois que la ville se transforme et se reconstruit, ailleurs. Deux chercheurs allemands nous inviteront à une étonnante promena- de dans le quartier « africain » de Berlin. Maria Hoffman et Pantelis Pavlakidis sont allés à la rencontre des figures de ce territoire imprégné d‘histoire(s) (post-)coloniales dont la temporalité est multiple. Leur enquête les a amené à placer la politique urbaine berlinoise dans une perspective critique. Enfin, Franziska Kabisch et Laura Nitsch nous feront partager leur projet photographique « I will be mostly absent during this exhibition », un trompe-l‘oeil qui dévoile nos ruses et nos pratiques de mise en scène lorsque nous montons sur les planches de notre monde urbain. Nous saisirons cette provocation pour soulever des questions d‘ordre méthodologique. Mais ce n‘est qu‘un début ! JUL souhaite embarquer avec vous pour une palpitante expédition vers le quotidien et l‘aventure des villes contemporaines. Bienvenue à bord ! Editeurs en chefs Aina Ratsimbazafy & Lukas Ley

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Martin Lamotte & Maria Anita Palumbo

Anthropologie urbaineQuoi ? Pourquoi ? Comment ?Que se passe-t-il. Je n’y comprends rien.Y’avait une ville. Et y’a plus rien.Claude Nougaro

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Quand JUL nous a demandé d’écrire une intro- duction à propos de l’anthropologie urbaine, nous avons décidé d’écrire à quatre mains, comme ces pianistes qui se confortent à deux. Une main pour assurer le support théorique, une pour écarter les écueils d’une définition trop essentialisante d‘une anthropologie urbaine, une pour dessiner une esquisse et une enfin pour battre le rythme. Quatre mains et plusieurs villes dans nos biographies réciproques donc, pour parachever cet avant - propos et dégager les principes et les objectifs d’un regard anthropologique sur la ville. Et si le but est, comme JUL nous l’a proposé, d'ouvrir cette discipli- ne à une interdisciplinarité allant bien au de - là du champ des sciences sociales, alors le principe à suivre est d'aller à l'essentiel et de poser des que- stions d'autant plus complexes qu'elle doivent être simples. Quoi ? Il nous serait cependant bien mal aisé de donner une définition à l’anthropologie urbaine, tant d’autres bien plus adroit, plus expérimenté et plus sensible en ont déjà dressé un portrait tout à fait subtile (Hannerz 1980, Raulin 2001). Et pour-tant, aucune définition ne peut être arrêtée ni être exhaustive, tant les pratiques semblent différentes. Une multitude de définitions a été proposée. Et, c’est sûrement ce qui transparaît de chacune d’elles qui dessine l‘unité de l’anthropologie urbaine. 1

Dans le passé, certaines villes en mouvement ont signé les avancements du regard anthropologique sur l‘urbain : Berlin dans les années 10, Chicago dans les années 30, Luanshya dans les années 50. C‘est de leurs transformations à des moments particuliers de l‘histoire globale, que nous héritons diverses approches et questionnements : la mé- tropole comme foyer d‘une mentalité moderne ; le monde urbain comme microcosme du monde ; la ville comme espace de réinvention identitaire et culturelle. Les sociologues de l’Ecole de Chicago ont été les premiers peut-être à s’interroger sur ce qui constituait le cœur du phénomène urbain (what is the core proposition of the city ?). Et, le fait qu’aujourd’hui, plus de 80 ans après la parution de The City de Robert E. Park et Ernest Burgess, JUL pose encore cette question apporte certaine dimension à la réponse. « Anthropologie dans la ville » et « anthropologie de la ville » (Hannerz 1983), autant de tentatives de clarifier, d‘un même mouvement, objet et méthode de cette branche de l‘anthropologie du « contemporain » (Augé 1994, Agier 1999) qui pose la ville comme centre et

prisme de l‘interrogation sur l‘homme et le monde d‘aujourd‘hui.

Pourquoi ? Cet engagement de l‘anthropologie dans le champ urbain se comprend d‘autant plus aujourd‘hui du fait que la plus grande partie des habitants de cette planète vivent désormais dans des villes. La ville, l‘urbain et l‘urbanité deviennent alors des sujets encore plus urgents et transversaux car ce processus d‘urbanisation planétaire ne se fait pas sans fractures, sans sélection entre des formes d‘habitat et d‘habiter valorisées ou vouées à être effacées dans ce processus de reconfiguration du faire lien et du faire lieu aujourd‘hui. Un rôle pour l‘anthropologie se dessine alors : d’abord, celui de questionner sans cesse ce qui ne se voit pas car tellement évident qu’il devient invisible. Il s’agit là d’un travail de déconstruction et de doute (méthodologique et épistémologique), qui fait corps avec la pratique anthropologique. Ensuite, un intérêt à déstabiliser les définitions normatives, les notions acquises, consensus et noyaux durs de sens, pour proposer un autre regard sur la ville. On pourrait donc dire de l‘anthropologie qu’elle travaille parallèlement les transparences et les opacités. Comment ? Différente selon les points de vue, le moment, le point d’ancrage, la ville se recouvre de multiples dimensions, interprétations, représen-tations. L’anthropologie urbaine travaille à lire, à dire et à dessiner la ville de tous ces « autres » qui cohabitent en elle, contant dans un double mouvement une altérité radicale mais aussi une communauté intrinsèque. Elle se doit de soulever les en-jeux des villes contemporaines, par exemple leur capacité à créer des lieux qui, à la place de se dire simplement « publiques », réinterrogent les fonctions des espaces en commun (De Biase/ Coralli 2009), suggérant ainsi qu‘il est nécessaire de questionner la capacité de toute ville à faire lieu, c‘est à dire sa capacité à accueillir sans écraser.

Étudier la ville, c’est pour l‘anthropologue en comprendre la production de sens qui accompa-gne la production de l’espace (Lefebvre 1974) et parallèlement la dimension spatiale des régimes symboliques. Il s’agit alors de montrer les diver-ses façons de faire ville (Agier 1999, 2009), de sou- ligner le caractère fluide, mouvant, et parfois fictif, qui accompagne la fondation de la ville. Ainsi alors, si les anthropologues racontent des bouts de villes, c’est parce que la réalité sociale est faite de ces mêmes bouts. Dans une intervention

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publique, l‘écrivain nigérien Chris Abani (2007) soulignait la puissance des histoires, mais aussi la fragilité de la réalité sociale. Il en ressort alors un argument politique évident que l’auteur nigérien amène habilement. Désacraliser une histoire, la mettre au même niveau que la multitude d’autres qui dessine la réalité, et ainsi en montrer toute la relativité, est politique. Si par exemple, les villes sont faites de multiples réalités, toute aussi performative, réelle et fictionnelle les unes que les autres, le simple fait de les dire leur donne une épaisseur nouvelle. D’où le rôle central de l’écrivain, du conteur et peut-être même, de l’anthropologue. Cependant, si la réalité est elle même une histoire, une fiction tangible posée à un moment de fixation historique, comment peut-on en rendre compte ? Si la réalité est aussi incertaine que dans la chanson de Nougaro, comment la décrire ? Tout comme il existe une multitude de manières de « faire ville », c‘est à dire de s‘installer quelque part et produire matériellement et symboliquement des relations sociales urbaines, il doit nécessairement exister plusieurs façons d’écrire la ville. Un doute donc, quant à la possibilité de la démarche d‘anthropo-logie urbaine. Un doute producteur cependant, qui pousse les anthropologues à rejeter une vision figée de la ville et à toujours questionner sa méthode d’exploration. Peut être faut-il laisser une plus grande place au flou, à une forme de non- réalité. Considérant que l’anthropologue pratique « un art », H. Wolcott promeut par exemple l’incertitude liée à la recherche et rappelle que l’intuition est une pratique méthodologique. Mais il semble que la question ne soit pas résolue : comment pouvons-nous adopter une méthode qui cherche à la fois à connaître une réalité sociale et laisse une grande place à l’incertitude de son fondement ? Pour reprendre les termes de De Certeau et la posture de Sansot, l’anthropologue urbain procède au bricolage et se fait artisan, renou- velant à chaque fois ses moyens d’appréhender ces multiples manières de faire ville.

Quoiqu’il en soit, il apparaît clairement que l’anthro- pologie urbaine évolue avec les villes. Il lui faut écouter, avant tout, les clameurs et les chuchote-ments urbains, comme une façon de danser avec le monde. Il s’agit alors pour l’anthropologie urbaine de converser – pris aussi dans le sens de « verser ensemble ». Etre dans la ville, se glisser dans son tissu, parler, interagir, y être avec le corps, marcher, se mettre à l’écoute, être curieux : ce qui définit la démarche d‘un anthropologue est pour nous une posture, disposition physique et

mentale à défier quotidiennement nos automatis-mes, à changer de parcours, à se glisser derrière la scène, à découvrir patiemment, en sortant du rythme frénétique. Alors pour reprendre les quatre mains des pianistes, l‘anthropologue joue de son habilité à battre le temps et à inventer un contretemps qui lui permet de jouer et déjouer le quotidien. Tempo et contre-tempo, jazz.

1 En effet, au cours du développement de cette discipline, différentes écoles de pensée se sont dé- veloppées aux croisements avec des disciplines voisines (notamment l‘ethnologie, la sociologie, la gé- ographie, l‘architecture, la psychologie et l‘histoire). De même, l‘ancrage géographique des chercheurs semble avoir joué un rôle décisif. De ces différentes orientations sont donc nées celles qu‘on pourrait ap- peler l‘anthropologie urbaine, l‘anthropologie de la ville, l‘anthropologie de l‘espace (les « urban studies » anglo-saxons se situent quelque part au milieu de tout cela). Même si la distinction n‘est pas nette, ces approches correspondent à des variations d‘échelle d‘analyse, à la prise en compte ou pas du « politique » et à des modes différents de problématisation. C‘est une histoire fascinante de généalogies, d‘alli- ances et de prises de distances qu‘il n‘est pas in- dispensable de développer davantage ici mais qui enrichira sûrement le débat « interdisciplinaire » que JUL veut ouvrir sur les pages de cette revue.

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Martin Lamotteest doctorant en anthropologie à l‘École des Hautes- Etudes en Sciences Sociales de Paris. Il a conduit une étude sur les milices de protection des frontières en Amérique du Nord dans le cadre de son mém-oire de Master. Il travaille aujourd’hui sur les gangs et les thèmes d’empowerment, de privatisation de la sécurité et sur le programme de Community Poli-cing dans les quartiers minoritaires et populaires à New York et à Cape Town.

Maria Anita Palumbo a étudié la sociologie et l‘anthropologie à Paris. Actuellement, doctorante en anthropologie à l‘École des Hautes Etudes en Sciences Sociales, elle est membre du Laboratoire Architecture et Anthropologie de l‘ENSAPLV. Elle est chargée de cours à L‘École Nationale d‘Architecture de Paris-Belleville et à l‘École Nationale d‘Architecture de Paris la Villette. Ses thèmes de recherche incluent l‘anthropologie urbaine et audiovisuelle ainsi que les études urbaines. Ses recherches récentes, menées à Paris et à Cotonou au Bénin, s‘articulent autour de son intérêt pour la transformation de l‘espace de la ville et son étude à travers des méthodes [email protected]

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Maria Hoffmann & Pantelis Pavlakidis

Histoires enchevêtréesUne perspective postcoloniale de BerlinNous vivons dans un monde post - colonial, pas seulement ceux qui vivent des et/ou au sein de territoires colonisésEckert & Randeria

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À en regarder l‘utilisation actuelle du concept quel- que peu abstrait d‘Europe, dans les débats sur la faillite de la Grèce ou de l‘entrée éventuelle de la Turquie au rang des pays membres de l’UE, il nous apparaît clairement qu’il s’agit d’une Europe occi- dentale, progressive et attachée aux valeurs des Lumières. Il s’agit d’une Europe blanche 1 qui se fon- de sur des idées et valeurs chrétiennes 2. Les mythes fondateurs sont nécessaires mais aussi libre- ment interprétés afin d’établir un récit cohérent créant l’identité européenne 3. Ces mythes s‘appu- ient sur l’image d‘une affinité culturelle 4 et d‘une origine symbolique commune, émanant d‘histoires triomphantes riches en mots clés : Antiquité, Lumi- ères, vertus humanitaires et chrétiennes, droit romain et démocratie grecque, civilisation et rationalisme, capitalisme et modernité. Le revers de la médaille

– en l‘occurrence, violation et meurtre, exploitation et expropriation – est passé délibérément sous si- lence, alors que les « exportations de réussites européennes », telles que les institutions de for- mation, les réseaux ferroviaires et organisations administratives, de même que les « vertus europé-ennes », telles que l‘ordre, la ponctualité et la propreté n‘ont de cesse d‘être louées.

L‘histoire glorifiée de la civilisation européenne y est souvent perçue comme un développement auto- nome ; porté par l‘obligation morale 5 de l‘homme blanc à apporter ses accomplissements aux autres régions, aux régions de l‘Autre, perçu inférieur et envers lequel l‘usage de la violence est légitime. À l’inverse de l‘« Ouest » émancipé et civilisé, ces régions non-européennes furent déclarées comme « reste » (cf. Hall 1992). L‘ « Ouest » et ce « reste » entretiennent désormais relation d‘ambiguïté ayant permis au premier de jouir, grâce à ses entreprises coloniales, d‘une position de suprématie universelle.

Le « quartier africain » et le quartier africain

Le colonialisme peut facilement être perçu comme un évènement s‘étant déroulé « là-bas », dans ces régions du reste, excluant l‘« ici » et l‘« Ouest ». Or, les résidus coloniaux sont visibles dans chaque ville européenne. Sans surprise, ils sont souvent igno- rés, négligés ou - si l‘observateur y prête atention

– réintégrés de façon positive dans leur régime pa- trimonial. Ainsi, nous vous invitons à une prome- nade à travers Berlin où nous scruterons de près la coexistence ambivalente entre le « quartier africain » et le quartier africain. « Le district de Wed- ding a changé de couleur et est devenu noir. En perdant son ancienne couleur [socialiste], l’ancienne

région ouvrière a développé un caractère plus coloré, plus international, plus africain ! », écrivait en 2008 le quotidien allemand tageszeitung 6 avec enthousiasme, pour célébrer une vie multiculturelle supposée harmonieuse et évacuant par là-même le passé colonial de Berlin, sur lequel est fondé le « quartier africain ».

Le « quartier africain » fait partie du district de Wed- ding qui est situé dans le nord-ouest de la capitale allemande. Il s‘agit d‘une région dépourvue d‘attrac- tions touristiques prestigieuses, et donc sans intérêt aux yeux de la plupart des visiteurs de la capitale. La toponymie du « quartier africain » s‘articule sur le legs de l‘empire allemand, et sur ses entreprises coloniales, comme : –d‘anciennes colonies et protectorats : la rue de Cameroun, la rue de Samoa, la rue du Togo et la rue d‘Ouganda. –des endroits stratégiquement clés situés dans les régions occupées et colonisées, par exemple la rue de Douala, la rue de Muhazi, la rue de Damara, la rue d‘Otavi, la rue de Swakopmund, la rue de Tanga, la rue d‘Usambara et la rue de Windhoek. –des personnages masculins et blancs qui ont joué un rôle important dans la recherche sur les thèmes coloniaux, la politique coloniale et se sont investis dans le commerce colonial, soit la rue de Lüderitz, la rue de Nachtigal et le boulevard Peters (ce dernier ayant été requalifié en 1986). –des espaces « étant » politiquement et strategiquement judicieux pour le régime colonial allemand, à savoir la rue de Zambezi, la rue Zanzi- bar, la rue Senegal et la rue Transvaal.

Bien que le terme de « quartier africain » ne figure sur aucune carte officielle, une grande partie des Berlinois connaît cette expression « courante ». Cette expression est utilisée de façon neutre du fait que la plupart des citoyens Berlinois ne prêtent pas attention aux rapports actuels de pouvoir déri- vant des constellations coloniales. Alors que le « quartier africain » peut être considéré comme un mémorial colonial à ciel ouvert, ancré dans la composition architecturale de Berlin-Wedding, l‘atmosphère dite multiculturelle faisant l‘objet d‘ap- préciations positives unanimes résulte de l‘instal- lation permanente dans ce lieu des résidents de provenance d‘Afrique et des Allemands noirs. Le concept de multiculturalisme n‘est donc pas limité aux frontières géographiques imaginées du « quar- tier africain ». La coexistence ambiguë d‘un quartier africain ethniquement homogène et d’un quar- tier imprégné d‘histoire coloniale peut être retenue

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comme une métaphore unique de la lutte postcolo-niale en Allemagne et au-delà de ses confins.La toponymie de la rue du Togo et de la rue du Cameroun 7, inaugurée en 1899 pour la partie résidentielle du quartier, témoigne du rêve colonial d‘une omnipotence allemande (cf. Honold 2003). La pratique de nommer des rues et places en réfé- rence à des contextes coloniaux est observable dans d‘autres métropoles coloniales comme Paris, Londres et Bruxelles. En Allemagne, nous avançons que cette pratique doit être appréhendée comme l‘expression d‘une politique d’expansion et d‘an- nexion qui a commencé au temps de l‘Empire Alle-mand, s‘est poursuivie pendant la République de Weimar, pour culminer dans l‘Allemagne national-socialiste. C‘est en 1939, sous le régime Nazi, que l‘avenue Peters a été nommée en hommage à l‘hom- me politique du régime colonial allemand Carl Peters, à qui l‘on a attribué le rôle de découvreur et d‘explorateur de l‘Afrique. En raison des brutal- ités infligées aux populations des territoires occupés en Afrique de l‘Est, l‘empereur Wilhelm II l‘avait révoqué en 1896. Ce n‘est qu‘en 1986 que certains résidents ont protesté publiquement contre la déno- mination de cette rue. Quoi qu‘il en soit, le nom de la rue n‘a pas tout à fait été changé finalement, il a seulement été ré-attribuée. Aujourd‘hui, un minuscule panneau explique que cette rue est été dédiée au professeur Hans Peters, qui a combattu dans la résistance contre le régime Nazi, membre du parti politique l‘Union chrétienne-démocrate (CDU) et député du parlement fédéral de Berlin jusqu‘en jusqu‘en 1948 8.

Il n‘en reste pas moins que la place de Nachtigal avoisinante n‘a pas reçu le même traitement. Ici, l‘on cherche vainement des informations quant à l‘inauguration de la place en 1910 qui honore Gustav Hermann Nachtigal. De nos jours, celui-ci est considéré comme l‘un des pionniers du colo-nialisme allemand. En contemplant le lac Möwe (lac de la mouette) voisin, l‘on a davantage en tête l‘image d‘un oiseau chanteur que celle d‘un politicien colonial chargé de la construction du protectorat allemand dans les actuels Togo et Came- roun. En effet, le patronyme Nachtigal peut prêter à malentendu car il est souvent confondu avec le terme Nachtigall, signifiant rossignol en Allemand.

La première fois que nous nous sommes rendus dans le « quartier africain » et que nous nous sommes exposés à son environnement délicat, ce fut par le biais de l‘ONG Berlin Postkolonial. Selon Aretha Schwarzenbach-Apithy (2005) nous aurions précé-

demment joui d‘une position de « blanc privilégié », nous permettant de pouvoir ignorer les faits coloniaux voire même de revendiquer le droit à l‘indifférence à leur égard. Les visites guidées critiques que cette ONG organise visent à une prise de conscience des références coloniales et post- coloniales de la part de la population générale et souhaitent mettre en avant l‘histoire coloniale allemande présente à Berlin - n‘ayant jusque-là pas fait l‘objet de contexualisation. La profusion de symboles à caractère colonial atteint son paroxysme dans la « Dauerkolonie Togo e.V. », un jardin ouvrier qui se trouve au coeur du quartier. Traduit littéralement, Dauerkolonie signifie « colonie permanente ». Compte tenu de l‘histoire coloniale allemande, cette appellation est problé- matique car le Togo a été une colonie allemande de 1884 à 1916. De plus, il convient de souligner que la « Dauerkolonie Togo e.V. » a été fondée par le parti nationalsocialiste en 1939 à des fins propa-gandistes, dans l‘intention de rappeler au peuple allemand que la « Honte de Versailles », qui con- sistait alors à céder tout contrôle des colonies alle- mandes aux vainqueurs de la Première Guerre Mondiale, avait été renversée. Même si aujourd‘hui la plupart des jardiniers refusent d‘admettre que le nom du terrain véhiculait un message politico-idéologique en arguant qu‘il fait référence au carrefour de la rue du Togo, on y distingue au loin des drapeaux de la marine impériale hissés ainsi que des drapeaux de Templiers et de pirates. Puis- que ces drapeaux mettent en scène des relations de pouvoir spécifiques s‘inscrivant dans une logique de conquête et d‘assujettissement, leur contenu politique ne peut pas être dénié. En outre, s‘agissant d‘un lieu dont le propre nom résonne comme une provocation postcoloniale, il devient difficile de lui nier tout registre politique, comme le font toute fois les jardiniers. Par conséquent, le « quartier afri- cain » ne peut pas - ne devrait pas – être consi-déré comme une survivance fortuite vide de sens des enjeux coloniaux de l‘empire allemand et du Troisième Reich.

Un autre exemple d‘appropriation des espaces urbains au travers des usages de symboles colo-niaux et historiques est donné par une pharmacie située rue d‘Otavi. Cette dernière tient son nom du village de l‘Hereroland situé dans l‘ancienne colonie appelée « Afrique Allemande du Sud- ouest » (aujourd‘hui Namibie) qui, en dépit de sa petite taille, relevait d‘une importance stratégi- que pour la politique coloniale. C‘était à Otavi que

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l‘on chargeait les trains de cuprique, plomb et zinc pour les acheminer à la côte d‘où des bateaux transportaient les minéraux vers l‘Allemagne. Selon le pharmacien propriétaire, l‘histoire coloniale fait partie intégrante de l‘histoire locale, d‘où son importance pour l‘identité locale. Les fenêtres de sa pharmacie sont minutieusement décorées de pro- duits et de masques d’apparence africaine, de cartes anciennes cartes et de figurines de girafes. Les « trésors d‘Otavi » sont fièrement affichés sur un bandeau : diamants, cuprique, cacahouètes et autres produits exotiques africains, le tout rassem-blé dans une valise, prête à être transportée. En cherchant un ancien atlas de l‘ère coloniale, le pharmacien nous raconte volontiers l‘histoire d‘Otavi pour laquelle il porte un véritable intérêt. Puis, en regardant les masques posés derrière la caisse, il ironise en déclarant qu’ils proviennent « de toute facon de Chine ». A son avis, le colonialisme est une partie constitutive de l‘histoire locale, aussi l‘usage de cette histoire comme stratégie commerciale de distinction de la concurrence est sans poser de problème. Cette position peut seulement être tenue grâce à une perspective blanche, caractérisée par une relation sélective à l‘histoire coloniale, telle que l‘a définie Horold.

Brouillage

« Berlin traditionnel se transforme en Berlin multicul-turel! » 9 Ainsi promet fièrement une campagne publicitaire de la ville. Or, qu‘est-ce que c‘est, au juste, le Berlin traditionnel ou alors qui est-ce ? Et qui est multiculturel ? Sont-ce les migrants postco- loniaux qui confèrent le nom au « quartier africain »? Lorsque, dans le cadre d‘une première enquête effectuée en janvier 2011, nous demandions aux ré- sidents pourquoi ils appelaient ce quartier de la sorte, ils nous répondaient souvent : « A cause des Africains qui habitent ici, je crois. » Est-ce que ces gens, symboliquement présents à Berlin depuis 1899, rentrent enfin chez eux ? Stuart Hall, né dans l‘ancienne colonie anglaise de Jamaïque, fondateur des Études Culturelles Bri- tanniques, s‘est interrogé sur l‘expérience de son propre déménagement en Angleterre en 1951 : « Des gens comme moi étant venus en Angleterre dans les années 1950 ont vécu ici pendant des siècles ; sur le plan symbolique, nous avons été ici depuis des siècles. Je rentrais chez moi. Je suis le sucre au fond d‘une tasse de thé anglaise. Je suis la gour- mandise, les plantations de sucre qui ont ruiné des générations de dents d‘enfants anglais. Il en y a

des milliers d‘autres qui, vous le savez, sont eux-mêmes la tasse de thé. Parce qu‘ils ne le cultivent pas à Lancashire, n‘est-ce pas ? Il n‘y a pas une seule plantation de thé au Royaume - Uni. C‘est bien le symbole de l‘identité anglaise – je veux dire, que sait-on à propos des Anglais, mis à part qu’ils ne peuvent passer une journée sans une tasse de thé ? Ceylan - Sri Lanka, l‘Inde. C‘est l‘histoire exté- rieure intégrée à l‘histoire de la nation anglaise. Il n‘y existerait pas d‘histoire anglaise sans cette histoire autre. » (Hall 1991:48)

Cette histoire, en vérité partagée, fortement en-chevêtrée est habituellement considérée comme une histoire séparée ; l‘histoire coloniale se voit – surtout dans le discours allemand – écartée du coeur de l‘attention historique. Une région située à l‘extérieur d‘une Europe définie à l‘aune des carto- graphies devient une « non-Europe » sur le plan socio-culturel ; quelque chose d’autre, d’étranger. Lorsque l‘on regarde les enchevêtrements histo-riques de Berlin et de son « Autre », on y distingue l‘impérialisme comme la condition partagée de leur constitution réciproque (cf. Conrad & Randeria 2002) ; comme l‘élément charnière d‘une histoire partagée. Jusqu‘à nos jours, les rencontres coloni-ales continuent d‘agir sur les colonisateurs (cf. Comaroff & Comaroff 1992 10). Ces rencontres ont particulièrement donné forme à Berlin, ancienne capitale de l‘empire colonial.

A l‘instar de Stuart Hall, qui incarne de façon ex-emplaire des mondes imbriqués voire des histoires enchevêtrées à l‘origine d‘une Europe définie et de sa non-Europe, de nombreux espaces à Berlin, parmi lesquels le « quartier africain », peuvent être compris comme l‘expression résiduelle de ces liens coloniaux et post-coloniaux. Ainsi, par exemple: –l‘ancienne Reich-Chancellerie sur rue Wilhelm, située à quelques mètres de la fameuse porte de Brandebourg et de l‘ambassade britannique actu-elle, qui a considérablement intensifié la « quête de l‘Afrique ». C‘est ici que le premier chancelier de l‘empire allemand, Otto de Bismarck, a invité les pouvoirs coloniaux européens, les États-Unis et l‘em- pire ottoman à négocier leurs intérêts quant aux colonies du continent africain, en 1884

11. –le mémorial Herero qui représente un monu- ment qui commémore les occupants de l‘Afrique allemande du Sud-Ouest tués pendant la guerre coloniale, inaugurant le premier génocide du 20ème siècle. Il a exterminé 80 % de la population Herero et 50 % de la population Nama (cf. Aikins 2004).

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–le « Sarotti Moor » (le « nègre » de Sarotti), qui a servi de logo au producteur de chocolat Sarotti de 1918 à 2004. Ce n‘est qu‘à ce moment- là que le « nègre » a été remplacé par un magi-cien qui a, quant à lui une couleur de peau dorée, et jongle avec des étoiles au lieu de porter un plateau 12.

Une histoire effacée

Dans le « quartier africain », la seule rue faisant référence à l‘ère post-coloniale est la rue du Ghana, marquant la reconnaissance depuis 1958 de l‘indépendance de l‘ancienne colonie britan- nique nommée auparavant Côte d‘Or. La dimension symbolique de cette rue post-coloniale se défait cependant vis-à-vis des autres rues coloniales et n‘est intelligible que pour un auditore au fait de l‘histoire coloniale. Une rhétorique qui rejette les conséquences du colonialisme sur d‘autres puis- sances européennes semble être une manière em- blématique dont le legs et la responsabilité allemand, manifestes dans les inégalités économi- ques, sociales et les relations de pouvoir, sont perçus aujourd‘hui. L‘héritage se voit simplement ignoré sans doute par crainte de revendication de réparation.

D‘autres évènements historiques sont importants dans la perception de soi allemande et dans le dépassement de l‘histoire nationale. En particulier, les évènements désastreux de la Deuxième Guerre Mondiale et de l‘Holocauste constituent des aspects historiques centraux du discours allemand. A en croire à Sebastian Conrad et Shalini Randeria (2002), le passé colonial allemand, malgré les tentatives de l‘effacer, de le dissimuler et l‘habitude de simple- ment le passer sous silence, a eu des effets consi- dérables tant sur les sujets colonisés que sur les colonisateurs. On observe de nombreux exemples d‘enchevêtrement à la fois partagés et divisés en- tre des histoires Européennes et non-Européennes. Le passé colonial déplacé est omniprésent dans le paysage urbain de Berlin qui lui doit des formes substantielles. Les résidus de ce passé, à mettre au compte des colonisateurs, sont éparpillés sur l‘en- semble de la ville et du pays, comme le constate Joshua Kwesi Aikins (cf. 2004).

Prenons pour exemple les débats retentissants autour de la requalification du Gröbenufer, une rue dans le district de Kreuzberg. Tandis qu‘elle céléb-rait traditionnellement le colonialiste Otto Friedrich von der Groeben, la rue exprime aujourd‘hui

l‘admiration pour le poète moderne afro-américain, May Ayim (cf. Bauche 2010) ; regardons la lutte féroce entre le Ministère bavarois de la Science, de la Recherche et de l‘Art et le Cameroun au sujet du retour de l‘insigne royal Camerounais ; ou bien pensons aux controverses déclenchées par les di-tes « journées africaines » organisées par les zoos allemands, qui n‘étaient pas sans rappeler l‘assi- milation des hommes aux animaux, à l‘image des « Völkerschauen », expositions populaires pendant l‘apogée de l‘oppression coloniale 13. Un débat qui a dominé la politique post-coloniale pendant quel-ques années tourne autour de la mise en place d‘un panneau d‘information. Ce panneau contesté mais promu entre autres par l‘ONG Berlin Postkolonial entend apporter un soutien à la contextualisation de la genèse historique du « quartier africain ».

Liens in/visibles

Stuart Hall parle d‘une généalogie symbolique, d‘une histoire partagée qui a désormais reproduit des relations d‘inégalité entre l‘« Occident » et le « reste ». D‘après Stuart Hall, les migrants comme lui ne sont pas des étrangers mais sont depuis quelque temps déjà de vieilles connaissances, tenu- es à l‘écart de l‘ordre colonial. L‘arrivée en Europe de personnes comme Hall révèle le caractère en- chevêtré et partagé de cette histoire.

Quels liens trouve-t-on derrière la façade europé- enne ; qu‘est-ce qui semble jouer en faveur de l‘identification du familier et de l‘étranger ; qu‘est-ce qui est vraiment européen et qu‘est-ce qui est autre ? Qui sont les étrangers, les exclus ?

Ce n‘est pas seulement avec l‘arrivée de personnes, de manières de vivre et des produits rendus au- tres 14 dans les métropoles européennes à l‘issue de l‘ère coloniale que des discours sur la globali- sation, sur le sens d‘appartenance, sur les frontières et sur la nature de l‘Europe sont apparus. Berlin se présente comme l’icône internationale et multicultu- relle de l‘Allemagne afin de peser dans la con- currence pour le statut de métropole globale et cosmopolite. Mais à y regarder de plus près, chaque « autre » ne fait pas partie de ce projet multiculturaliste.

Ces idées de circulation et les imaginaires de glo-balisation, de tradition et de diversité se reflètent particulièrement dans le « quartier africain ». Le quartier reste néanmoins plus qu‘un espace où des réseaux migratoires, des pratiques mondiales

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1 Nous ne considérons pas blanc comme ayant pour corrélatif une couleur de peau, mais plutôt comme une catégorie politique qui entraîne certains privilèges. Ces privilèges permettent entre autre de définir le fait d‘être blanc comme la norme alors qu‘être non-blanc est considéré comme hors-norme et problématique (cf. Dietze 2006, Sow 2011). 2 Des débats politiques actuels qui ont pour sujet l‘Islam en Europe ont souvent recours aux valeurs juives-chrétiennes communes, avec pour résultat que la longue histoire de la persécution juive, suppression et meurtre en Europe et particulièrement en Allemagne est passée sous silence et ignorée. 3 Ce terme renvoie à une « Europe géographique » qui fait actuellement partie de ou se trouve en négociation de rentrée avec l‘Union Européenne. Cette écriture indique la relation souvent problématique et la distinc- tion incertaine entre l‘« UE » et l‘« Europe ». Les dernières sont souvent, de manière implicite mais régulière, mises en équivalence (cf. Poehls 2009:9). 4 Le slogan officiel de l‘UE - « Unité dans la diversité » - conçoit l‘Europe comme la somme de ses communautés nationales membres qui constituent un ensemble solidaire. 5 Cf. Poème de Rudyard Kipling « The White Man‘s Burden ». Kipling écrivait ce poème en 1899 en appelant les États-Unis « développer » les Philippines, conquises à l‘issue de la guerre hispano-américaine. Il y a plusieurs grilles de lecture de ce poème, le prenant soit comme une satire, soit comme un message raciste, coloni-aliste et populaire dissémine pour concevoir les territoires annexés. 6 La tageszeitung : « Das Afrikanische Viertel », publié le 24 septembre 2008. 7 Cf. Registre de rues, Lien : http://berlingeschichte.de/strassen/ bezirk/3, consulté : 10 septembre 2011. 8 Cf. ibid. 9 Cf. BerlinOnline : « Wedding: Ur-Berlin trifft Multikulti ». 10 Les travaux des anthropologues Jean et John Comaroff portent depuis longtemps sur le colonialisme. Ils soulignent que le colonialisme n‘a pas eu un effet unilinéaire, c‘est-à-dire qu‘il n‘a pas seulement changé les vies des colonisés. Au contraire, ils décrivent le colonialisme comme un processus réflexif qui conditionne la création d‘un Autre colonial perçu à travers un miroir. Cela permet de lui adresser des missions civilisatrices ainsi que de soumettre les classes sociales inférieures aux projets de l‘empire (britannique). Par conséquent, le colonialisme a autant contribué à définir le centre qu‘à désigner la périphérie. 11 Cf. Deutsches Historisches Museum (Musée Historique Allemand). Lien : http://www.dhm.de/ausstellungen/namibia/stadtspaziergang/pdf/8_reichskanzlerpalais.pdf, consulté : 12 septembre 2011. 12 Cf. Sarotti GmbH. Lien : http://sarotti.de/#/sarotti/markengeschichte/1918_2/ et http://www.sarotti.de/#/sarotti/markengeschichte/2004_1/, consulté 12 septembre 2011. 13 Cf. Deutsche Welle : « Colonial Cliches in a German Zoo ? », publié 9 juin 2005. 14 Ce terme, traduit à partir du terme original, « to other », a été proposé par Edward Said et désigne l‘acte de mettre en exergue les faiblesses supposées des groupes marginalisés pour démontrer la force de celui en position de pouvoir (Jones, Jones & Woods 2004:174).

et des programmes politiques se donnent à voir. Au-delà de ce scénario, il est une métaphore, une aire symbolique de tensions postcoloniales entre ceux qui revendiquent une investigation critique du passé colonial allemand, d‘un côté, et de l‘autre, de ceux qui font de leur mieux pour s‘agripper au statut quo de l‘oubli.

Le « quartier africain » abrite certains discours et représente un terrain de brouillages post-coloniaux où différents récits se rencontrent, se croisent et se font concurrence. Le statut de Wedding comme une zone relativement pauvre et socialement faible de Berlin met en évidence que la dichotomie simpliste colonisateurs riches / colonisés appauvris

n‘est pas toujours pertinente. Reconnaître que les différents niveaux sociaux – structure sociale, ethni-cité et attributs socio-économiques – se recoupent permet alors son dépassement.

Le quartier africain » en tant qu‘espace abstrait mais réellement contesté et traversé par ces enche-vêtrements nous a permis de saisir les multiples tensions, conflits et ruptures qui rendent sensibles différentes conceptions du monde, des cosmolo-gies de l‘Europe à la perception de soi.

Nous soulignons que ce texte a été traduit de l‘anglais en français par la rédaction de JUL.

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Lukas Ley

Self & the City Commentaire de l‘éditeurQuelle image les autres ont-ils de moi ? Est-ce que cela me ressemble ? Est-ce que tu me reconnais ?

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La portraiture est intrinsèquement un acte de mise en scène et de placement de soi ; et la photogra-phie de souvenir typique suit elle aussi les dida- scalies d‘une dramaturgie bien connue. Les images marquantes sont les plus enclines à entrer dans notre mémoire ; de quelles composantes ont-elles besoin pour qu‘elles fassent sens? Un sentiment, un événement extraordinaire, un endroit particulier ou les trois ? Les artistes allemandes Franziska Kabisch et Laura Nitsch affirment que les photogra- phies n‘ont pas seulement pour fonction d‘archiver nos émotions et nos états, mais prouvent in fine l‘ex- istence du photographié à un endroit donné, pour la postérité. D‘après elles, « devenir l‘image révèle le désir anthropologique de se matérialiser ». Seulement y figurer ne suffit toutefois pas. Selon les artistes, la photographie de souvenir reflète forte- ment les conceptions de soi-même ; le sujet peut accepter ou refuser son image, puis l‘utiliser pour générer son identité. Dans leur série intitulée « I will be mostly absent during this exhibition », Kabisch et Nitsch font apparaître des scènes caractéristiques du genre souvenir. Inspiré d‘une série de confé-rences données par Roland Barthes à la fin des années soixante dix, « I will be mostly absent du-ring this exhibition » explore le concept de présence, et en creux celui d‘absence. Pour Kabisch et Nitsch la photographie ne répète ni ne perpétue le passé en restaurant ses objets dans le présent ; elle ex-hibe au contraire l‘éphémérité et lafugacité des portraiturés. Ainsi, leur photographie invoque davantage la disparition, l‘inexorable perte et lanon-existence qu‘elle n‘attribue de vérité absolue au cliché.

Parfois les artistes seules sont visibles, mais la plupart du temps d‘autres personnes les accompa-gnent. Les clichés de leur pièce sont étrangement normaux, voire sans intérêt. S‘abattent chaque jour sur nous des centaines de clichés de ce genre, de la publicité aux méandres des réseaux sociaux. En réunissant les ingrédients d‘une image dite-normale, Kabisch et Nitsch consignent des composantes du soi instantané, insistant sur l‘appartenance ou glorif-iant l‘individualité. Leurs photographies dépeignent des instants de familiarité, d‘affection, de préve-nance et de bien-être. C‘est à s‘y tromper, car ces sentiments sont factices ! Les émotions, la gestuelle et autre matérialisation du rapprochement sont ici purs artefacts. Les artistes ne connaissent aucune des personnes posant sur leurs photographies ; elles n‘ont aucun souvenir de leurs noms, ne savent rien d‘elles et ne les reverront probablement jamais. Ces scènes sont de simples reconstructions, des

pastiches et par conséquent, des illusions de la réalité. Autant qu‘elles présentent la photographie comme outil perfide dès lors qu‘elle est dénuée de contexte, les artistes se jouent de la puissante influence qu‘elle exerce sur notre mémoire. Loin d‘être cyniques, elles saisissent l‘occasion de ré- fléchir sur leur propre identité et pratiques de représentation de soi.

Bien que les personnes soient cruciales à leur travail, les lieux n‘en sont pas moins importants. Kabisch et Nitsch n‘insistent pas uniquement sur l‘interchangeabilité des visages et des émotions , mais font également allusion à l‘importance de la localité. Il est impossible de déterminer avec pré- cision où ces clichés ont été pris, seule leur carac-tère urbain transparaît. Et l‘urbanité qui nous est donnée à voir est un style de vie ; la consommation d‘art, l‘errance et la promenade; autrement dit une vie de loisir plutôt que de travail. Les lieux importent à la remémoration, et à la mémoire sociale. Ainsi, où que notre imagination nous porte, ces clichés nous transmettent une sensation d‘urba- nité. J‘ai été à Berlin. Je vis à Paris. C‘est ici que je passe du temps.

L‘anthropologie urbaine a son propre tête-à-tête avec la photographie. Les habitants des villes utilisant fréquemment la photographie et la Vidéo, à quelque finalité que ce soit, le matériau visuel s‘avère abondant. Sans doute le langage des pro-testations « Occupy » n‘aurait pas pu être mieux restitué qu‘à travers les milliers de vidéos filmées du début de l‘occupation à l‘expulsion finale. Le cliché d‘événement instaure son propre personnage dramatique (Nora 1994). Si nous nous servions uniquement des images pour comprendre la vie sociale, ou en l’occurrence des événementshistoriques, où l‘ethnographe urbain se tiendrait-il ? Comme Barthes l‘a défendu, les images montrent quelque chose de la réalité, et non la réalité elle-même. Ainsi, plus elles invoquent l‘authenticité pluselles contiennent de sens social et de normativité ; et cette pratique n‘en devient que plus pertinente pour l‘étude anthropologique. Cette pratique est alors définie à la fois par la situation de l’instantané et par un cadre complexe de contraintes, d‘incita- tion et de permission. Prenons l‘exemple du tumulte causé par le cliché du groupe de jeunes adultes « bavardant au soleil » devant les Twin Towers après l‘attaque terroriste du 11 septembre 2001 (Hoepker/ Magnum), ou encore celui des trois membres d‘une famille italienne posant solennellement sur la rive à quelques mètres du corps à demi-immergé

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du paquebot de croisière Concordia. Il est tentant de voir ces images comme tenant d‘une vérité absolue ; mais accepter cette vérité s‘avère problé-matique. Non seulement les situations diffèrent-elles de ce qui est dépeint, mais porter un simple regard sur ces images relève de l‘aporie. Pour comprendre ce quelque chose de la réalité, il nous faut appréhender l‘art troublant de la mise en image et partager son atmosphère ; et pour ce faire, la présence de l‘ethnographe y est requise, à l‘instar de Kabisch et Nitsch qui se sont engouffrées dans des moments de la vie d‘autres. La question serait alors de qualifier la présence de l‘ethno- graphe. Doit-il être physiquement présent ? Et quel niveau de proximité peut-il atteindre ? Le moins que nous puissions affirmer est que sa présence physique est utile.

Dans le passé, les anthropologues sont parvenus à ne pas apparaître sur les clichés des « peuples », « lieux culturels », ou « rituels » utilisés pour docu-menter de leur terrain de recherche. Cette pratique était largement due au paradigme éthique et méthodologique de l‘époque : l‘interaction avec un objet de recherche était perçue comme altération, obstruction à la beauté virginale de la réalité mise en scène et photographiée. La fonction des fameux clichés de Malinoswki au milieu de foyers trobriand- ais étaient ainsi de constituer une preuve photo-graphique de ses données tout en permettant une cartographie mentale de ce terrain (Clifford, 1997). La disparition de l‘ethnographe du scénario a de-puis les années 1990 été l‘objet d‘une révision analytique, mettant l‘emphase sur l‘impact inévita-ble de sa présence. En transformant l‘observateur en auteur, et les données de terrain en matériau brut, le récit ethnographique s‘extrait de l‘environ-nement qui entoure leur collecte.

L‘usage ethnographique de la photographie a-t-elle évoluée ? Selon le paradigme en vigueur, il est désormais de bon ton pour l‘ethnographe d‘appar-aître parmi les sujets qu‘il étudie ; l‘ingérence, la proximité physique et l‘implication émotionnelle, loin d‘être réprimées, sont autant d‘ingrédients d‘un terrain apparaissant comme réussi, mais aussi d‘outils de remémoration et analytiques. L‘appré-hension du rôle de l‘ethnographe est devenu pra-tique commune, unissant l‘ethnographe, l‘interprète et l‘auteur.

Pour l‘anthropologie autant que pour la photogra-phie, poser la question de l‘authentique et dufallacieux se révèle trompeuse. La question est celle

de la réalité, sans laquelle l‘image perd son sens et devient ironique ou cynique. Appliquer la réflexion des deux artistes aux clichés ethnographiques nous permet de les détacher de la notion de véra- cité. Ne leur octroyer qu‘un simple regard nous porterait à croire que l‘ethnographe noue des re-lations d‘égale profondeur avec tous les sujetsfigurants sur ses clichés. C‘est ignorer la diversité des relations que fonde une enquête de terrainethnographique, et c‘est plus gravement encore effacer le dynamisme de cette pratique dans uncliché de toute éternité. Ainsi, l‘usage raisonné de l‘image permet autant à l‘audience universitairequ‘à l‘ethnographe de guider l‘interprétation de la représentation de soi comme acte performatif, etde réfléchir à notre relation à l‘espace.

Dans les éditions à venir, les auteurs de JUL commenterons des travaux d‘artistes touchant aux représentation de l‘urbanité contemporaine. Restez avec nous pour encore plus de matériauvisuel !

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Franziska Kabischvit à Hambourg et est une étudiante du professeur Michaela Melián à l‘Ecole des Beaux-Arts de Hambourg. Elle a également étudié à l‘Ecole Nati-onale Supérieure des Beaux-Arts de Paris. En tant qu‘artiste, elle exprime un intérêt pour le conflit au moyen-Orient, et a crée des pièces conceptuelles sur l‘impact des médias sur les normes sociales.

Laura Nitscha poursuivi des cursus d‘études africaines, d‘anthro-pologie et de beaux-arts à l‘Université d‘Hambourg avant d‘étudier les arts visuels avec Matt Mullican. Membre du collectif GuO, elle a récemment contribué à l‘étude des limites conventionnelles de la vocation d‘artiste. Depuis 2011, elle étudie l‘art conceptuel avec Marina Griznic à l‘Académie des Beaux-Arts de Vienne. En 2011, Kabisch et Nitsch fondent le collectif « N/K ». www.nitsch-kabisch.de

Lukas Leyest diplômé d‘anthropologie sociale de l‘Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales de Paris. Il vit provisoirement à Berlin. En plus d‘être co-fondateur de JUL, il mène une thèse doctorale sous la direc- tion de Michel Agier et au sein du cercle “Décentrer l‘anthropologie!”. Il intégrera cet automne le pro-gramme doctoral du département d‘anthropologie de l‘Université de Toronto. Ses recherches actuelles portent sur l‘urbanisation informelle et la gouver-nance écologique des métropoles indoné[email protected]

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