Journal du TNS #20 Sept.-Oct. 2013

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« Écrire avant qu'il ne soit trop tard. » entretien avec Claude Duparfait et Célie Pauthe metteurs en scène de Des arbres à abattre > page 2 « Nous, dans l'Histoire. » par Bernard Sobel metteur en scène de Hannibal > page 3 L'hypothèse de l'émancipation Extrait de Politiques du spectateur de Olivier Neveux > Stammtisch « Ils le voyaient bien : je suis l’observateur, l’ignoble individu qui s’est confortablement installé dans le fauteuil à oreilles et s’adonne là, profitant de la pénombre de l’antichambre, à son jeu dégoûtant qui consiste plus ou moins à disséquer, comme on dit, les invités des Auersberger. Ils m’en avaient toujours voulu de les avoir toujours disséqués en toute occasion, effectivement sans le moindre scrupule, mais toujours avec une circonstance atténuante ; je me disséquais moi-même encore bien davantage, ne m’épargnais jamais, me désas- semblais moi-même en toute occasion en tous mes éléments constitutifs, comme ils diraient, me dis-je dans le fauteuil à oreilles, avec le même sans-gêne, la même grossièreté, la même indélicatesse. Et après cela, ce qui restait de moi était encore bien moins de chose que ce qui restait d’eux, me dis-je. » Thomas Bernhard Des arbres à abattre, traduit de l’allemand par Bernard Kreiss, Gallimard, Folio, 1987 OURNAL Théâtre National de Strasbourg Claude Duparfait © Élisabeth Carecchio « Écrire avant qu’il ne soit trop tard. » Joana, artiste « marginale », s’est suicidée. Le jour-même des funérailles, un dîner artistique en l’honneur d’un vieux comédien du Burgtheater a lieu chez le couple Auersberger. Le narrateur, écri- vain, y retrouve là son ancien cercle d’amis, tous artistes, qu’il a fuis, trente ans plus tôt, en quittant Vienne pour Londres. Thomas Bernhard dresse un portrait au vitriol de ce groupe. Personne n’échappera à la critique. La mise en scène de Claude Duparfait et Célie Pauthe prend résolument le parti de l’intelligence du texte et du jeu des acteurs. Les mots échangés évoquent avec un humour mordant la violence du temps qui passe, les aspirations déchues, les non- dits, et l’amitié, malgré tout, toujours… Clémence Bordier - Comment est né ce désir de tra- vailler sur Des arbres à abattre de Thomas Bernhard ? Claude Duparfait - Tout a commencé, il y a un peu plus de dix ans, par la découverte fulgurante de l’œuvre romanesque de Thomas Bernhard, qui m’a immédiatement donné envie de travailler dessus avec des élèves de l’École du TNS. C’était soudain pour moi une nécessité absolue de partager ce choc littéraire, et de me livrer aussi, en quelque sorte, à travers lui. Car Thomas Bernhard nous oblige à nous engager, nous positionner, nous révolter aussi. On ne peut qu’avoir un rapport passionnel à son écriture. Rejet ou amour. Célie Pauthe - Depuis que j’ai découvert l’écriture de Thomas Bernhard, Des arbres à abattre a été un livre de chevet, et un aiguillon. De tous ses romans, c’est celui qui m’a laissé l’impression la plus forte, une émotion vive, quasi physique. Cela tient bien sûr à l’écriture, irriguée de part en part d’un mouvement intérieur d’une vivacité et d’une brûlure permanentes. Tout est dit dans le sous-titre, Une irritation. Le terme allemand, Erregung, signifie à la fois émotion, animation, agitation, irritation, excitation, y compris sexuelle... C’est ce « style excité » qui me fascine depuis longtemps dans ce roman, cet état si particulier d’échauffement, de vibration intime permanente, dans lequel Bernhard se livre lui-même entièrement, et « tout nu », comme Montaigne. Ce style-là ne permet aucune attitude de surplomb : il ne s’épargne pas plus qu’il n’épargne aucun des convives de ce mémorable dîner artistique. Et puis c’est dans ce roman que j’ai vraiment eu l’impression de comprendre pour la première fois, de manière absolument sensible, à quel point toute l’œuvre de Bernhard est celle d’un survivant. C’est quelqu’un qui a toujours écrit contre la mort. « Écrire avant qu’il ne soit trop tard », ce sont les derniers mots du roman. Et c’est cela, bien sûr, qui rend cette littérature si irrésistiblement vivante et vitale. > suite page 2 Des arbres à abattre MCBTH d'après William Shakespeare par Guy Cassiers Coréalisation avec Musica > page 2 Groupe 41 de l'École du TNS La Sandale et le Rocher Atelier-spectacle dirigé par Cécile Garcia Fogel > page 3 SEPTEMBRE-OCTOBRE 2013 / n°20

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Rentrée du TNS, entertiens autour des spectacles ! Des arbres à abattre, MCBTH, Hannibal. Actualités de l'Ecole du TNS et grand angle sur "Politiques du spectateur" d'olivier Neveux. Calendrier et abonnements, bal du TNS de rentrée..

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Page 1: Journal du TNS #20 Sept.-Oct. 2013

« Écrire avantqu'il ne soit trop tard. »

entretien avecClaude Duparfait et Célie Pauthe

metteurs en scène deDes arbres à abattre

> page 2

« Nous, dans l'Histoire. »par Bernard Sobel

metteur en scène de Hannibal> page 3

L'hypothèse de l'émancipationExtrait de

Politiques du spectateurde Olivier Neveux

> Stammtisch

« Ils le voyaient bien :  je suis l’observateur, l’ignoble individu qui s’est confortablement installé dans le fauteuil à oreilles et s’adonne là, profitant de la pénombre de l’antichambre, à son jeu dégoûtant qui consiste plus ou moins à disséquer, comme on dit, les invités des Auersberger. Ils m’en avaient toujours voulu de les avoir toujours disséqués en toute occasion, effectivement sans le moindre scrupule, mais toujours avec une circonstance atténuante  ; je me disséquais moi-même encore bien davantage, ne m’épargnais jamais, me désas-semblais moi-même en toute occasion en tous mes éléments constitutifs, comme ils diraient, me dis-je dans le fauteuil à oreilles, avec le même sans-gêne, la même grossièreté, la même indélicatesse. Et après cela, ce qui restait de moi était encore bien moins de chose que ce qui restait d’eux, me dis-je. »

Thomas Bernhard Des arbres à abattre,traduit de l’allemand par Bernard Kreiss,

Gallimard, Folio, 1987

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« Écrire avant qu’il ne soit trop tard. »

Joana, artiste « marginale », s’est suicidée. Le jour-même des funérailles, un dîner artistique en l’honneur d’un vieux comédien du Burgtheater a lieu chez le couple Auersberger. Le narrateur, écri-vain, y retrouve là son ancien cercle d’amis, tous artistes, qu’il a fuis, trente ans plus tôt, en quittant Vienne pour Londres. Thomas Bernhard dresse un portrait au vitriol de ce groupe. Personne n’échappera à la critique.La mise en scène de Claude Duparfait et Célie Pauthe prend résolument le parti de l’intelligence du texte et du jeu des acteurs. Les mots échangés évoquent avec un humour mordant la violence du temps qui passe, les aspirations déchues, les non-dits, et l’amitié, malgré tout, toujours…

Clémence Bordier - Comment est né ce désir de tra-vailler sur Des arbres à abattre de Thomas Bernhard ?Claude Duparfait - Tout a commencé, il y a un peu plus de dix ans, par la découverte fulgurante de l’œuvre romanesque de Thomas Bernhard, qui m’a immédiatement donné envie de travailler dessus avec des élèves de l’École du TNS. C’était soudain pour moi une nécessité absolue de partager ce choc littéraire, et de me livrer aussi, en quelque sorte, à travers lui. Car Thomas Bernhard nous oblige à nous engager, nous positionner, nous révolter aussi. On ne peut qu’avoir un rapport passionnel à son écriture. Rejet ou amour.

Célie Pauthe - Depuis que j’ai découvert l’écriture de Thomas Bernhard, Des arbres à abattre a été un livre de chevet, et un aiguillon. De tous ses romans, c’est celui qui m’a laissé l’impression la plus forte, une émotion vive, quasi physique. Cela tient bien sûr à l’écriture, irriguée de part en part d’un mouvement intérieur d’une vivacité et d’une brûlure permanentes. Tout est dit dans le sous-titre, Une irritation. Le terme allemand, Erregung, signifie à la fois émotion, animation, agitation, irritation, excitation, y compris sexuelle... C’est ce «  style excité » qui me fascine depuis longtemps dans ce roman, cet état si particulier d’échauffement, de vibration intime permanente, dans lequel Bernhard se livre lui-même entièrement, et «  tout nu  », comme Montaigne. Ce style-là ne permet aucune attitude de surplomb : il ne s’épargne pas plus qu’il n’épargne aucun des convives de ce mémorable dîner artistique. Et puis c’est dans ce roman que j’ai vraiment eu l’impression de comprendre pour la première fois, de manière absolument sensible, à quel point toute l’œuvre de Bernhard est celle d’un survivant. C’est quelqu’un qui a toujours écrit contre la mort. «  Écrire avant qu’il ne soit trop tard », ce sont les derniers mots du roman. Et c’est cela, bien sûr, qui rend cette littérature si irrésistiblement vivante et vitale.

> suite page 2

Des arbres à abattre

MCBTHd'après William Shakespeare

par Guy CassiersCoréalisation avec Musica

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Groupe 41de l'École du TNS

La Sandale et le RocherAtelier-spectacle dirigé par

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Septembre-OctObre 2013 / n°20

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page 2Des arbres à abattre (suite)

Musica s’associe au TNS pour la création du dernier spectacle du tandem Guy Cassiers - Dominique Pauwels. Un projet où la tension entre théâtre dramatique et théâtre lyrique agit en moteur dramaturgique. Avec Macbeth en mentor sanguinaire.

Le travail de Guy Cassiers est depuis une quinzaine d’années associé à l’idée que la mise en scène peut être l’outil d’une puissante réflexion sur les questions du pouvoir et du bouleversement de la condition de l’individu, vis-à-vis de la société comme de lui-même. Préférant souvent aux dramaturges les grands auteurs romanesques (Proust, Conrad, Musil…) ou les figures des tyrans modernes

(Hitler, Staline, Mao), il a construit une esthétique où se conjuguent à parts égales l’image, le son et l’acteur.À l’opéra, Guy Cassiers vient de terminer la Tétralogie que lui a confiée la Scala de Milan, en coproduction avec le Staatsoper de Berlin.Avec Dominique Pauwels, compositeur polymorphe – féru de musique électronique, admirateur du mouvement spectral, réalisateur aussi de clips ou de génériques radio…  – ils forment depuis de longues années un compagnonnage créatif autant qu’efficace. Le désir de Cassiers de revisiter quelques grands classiques (notamment Hamlet et Macbeth, puis la tragédie

grecque) leur offre l’opportunité de développer autrement ce théâtre musical auquel ils aspirent l’un et l’autre.MCBTH réunit donc une double équipe d’acteurs et de chanteurs :  le centre de gravité de la pièce va progressivement migrer d’un groupe à l’autre. « Le spectacle commence comme une simple pièce de théâtre, explique le compositeur. Mais à mesure que Macbeth acquiert plus de pouvoir et commet plus de meurtres, le média du théâtre commence à s’effriter et un autre média apparaît :  l’opéra. Macbeth s’enfonce tellement dans sa lutte pour le pouvoir que le monde autour de lui se dissout. L’opéra symbolise cette désagrégation. »

Antoine Gindt pour Musica

MCBTH du 2 au 6 octobre 2013Du THéâTreà L’éCran

BorD DepLaTeau

d’après Macbeth de William Shakespeare Macbethd’Orson Welles1948 – 110'Jeudi 3 octobreà 20hCinéma Star

Tarif spécial :5,50 € par séance sur présentation de la carte d’abonnement du TNS ou d’un billet du spectacle

à l’issue de la représentationVendredi 4 octobre

> Coréalisation avec MUSICA> Spectacle en néerlandais surtitré

Mise en scène Guy Cassiers

Musique Dominique Pauwels

Du mercredi au samedi à 20h, dimanche 6 à 16h

Salle Koltès> La représentation du 2 octobreest exclusivement ouverte aux abonnés de Musica

Avec les comédiens Katelijne Damen, Tom Dewispelaere, Kevin Janssens, Johan Van Assche, Vic de Wachter • les chanteuses Fanny Alofs, Ekaterina Levental, Els Mondelaers, Francine Vis • et les musiciens Jan Vercruysse (flûte), Kris Deprey (clarinette), Frank Van Eycken (percussions), Pieter Jansen (violon), Bram Bossier (alto), Jan Sciffer (violoncelle)

Claude Duparfait - Quand j’ai lu Des arbres à abattre, j’ai éprouvé une fascination immédiate à l’égard de ce roman qui réunissait à la fois le théâtre, des questionnements profonds sur la quête artistique, sur l’intransigeance qu’elle nous impose, et sur l’échec possible de cette quête. Particulièrement au travers de la figure de cette artiste marginale, la Joana du roman, qui s’est suicidée. Il y avait aussi, tout ce rap-port d’amour et de désamour entre des gens vieillissants, qui s’étaient rencontrés dans les années cin-quante, et qui se retrouvaient trente ans après, à cause du suicide de cette Joana, dans la pleine maturité, avec leurs échecs, leurs réussites, leurs propres limites, avouées ou refoulées, leurs compromis, leurs lâchetés, et leurs blessures.Et, bien sûr, il y a le personnage fascinant et complexe du comédien du Burgtheater, que l’on peut voir, dans un premier temps, comme une figure archétypale, incarnant une sorte de vieux sociétaire auto-satisfait, bourré de principes, voire réactionnaire, disant qu’il n’existe pas un seul auteur dans toute l’Autriche. Mais paradoxalement il prononce des paroles qui pourraient être les propos mêmes de Bernhard, sur l’intransigeance absolue que l’on entretient avec son art, le besoin de se retirer totalement du monde des hommes pour survivre, sans toutefois réussir jamais à pouvoir les fuir véritablement. Ce paradoxe philosophique est énoncé par Bernhard lui-même, dans la citation de Voltaire qu’il glisse comme préambule au roman : « Comme je n’ai pas réussi à rendre les hommes plus raisonnables, j’ai préféré être heureux loin d’eux. »

Clémence Bordier - Comment avez-vous élaboré l’adaptation pour la scène ?

Claude Duparfait - L’adaptation qu’on a construite enchâsse trois scènes. La première met en jeu le narrateur dans un principe d’introspection impitoyable, et reste fidèle à la démarche littéraire du roman de Bernhard : le narrateur, seul dans le fauteuil à oreilles, commente, analyse, s’auto-analyse, parle de lui-même, de ses amis d’autrefois, de la Joana, etc. La deuxième scène met en situation un fragment de ce dîner artistique. Enfin la troisième relie tous les protagonistes principaux, dans une forme de fugue, de coda finale, vertigineuse. Elle porte une seule et même parole partagée. Avec Célie, nous avons tenté de faire surgir les figures principales de ce roman, qui ont toutes eues un lien direct et passionnel avec Bernhard dans les années cinquante, et qu’il retrouve au cours de ce dîner dans les années quatre-vingt. Nous souhaitions faire entendre leurs voix, au-delà de la satire qu’énonce Bernhard, leur donner la parole, en leur permettant de s’adresser au narrateur, de dire ce qu’ils ressentaient, en interrogeant ce que cela pouvait produire théâtralement. Nous ne voulions pas, pour autant, tomber dans un réquisitoire acerbe à son égard. Mais nous souhaitions simplement, donner corps, chair à ces figures, leur donner une pensée, une autonomie de fonctionnement à l’intérieur même du jeu social de ce dîner, faire revivre les relations. D’une certaine manière, il y a un roman derrière chacun de ces personnages, un autre roman que celui de Bernhard.

Clémence Bordier - Il y a cette citation de Claude Porcell, qui est un des traduc-teurs des écrits de Thomas Bernhard, où il parle de la différence entre la prose et le théâtre de cet auteur, en ces termes : « On connaît dans la prose la grande phrase tourbillonnante de Bernhard, la phrase "hyper-allemande", pous-sée quasi jusqu’à l’absurde, alors que, dans le théâtre, c’est au contraire une langue hachée ». Comment allez-vous approcher cette langue, cette prose ?

Claude Duparfait - L’adaptation questionne, à sa façon, cette différence, d’un point de vue formel, car nous avons décidé d’avoir deux types de styles à l’intérieur même de l’adaptation, de donner deux possibilités musicales à ce texte. L’une, la prose, débordante, aux mille variations, ce flux de pensée qui ne s’arrête jamais, particuliè-rement dans la première scène. Mais, nous avons cherché, à partir du moment où on entrait dans le dîner artistique, à questionner autrement cette phrase, à la structurer sous forme de vers, en tentant de retrouver cette rythmique très particulière des vers du théâtre de Bernhard. Nous avons tenté de bâtir un roman-théâtre.

Clémence Bordier - Le travail d’immersion et d’adaptation que vous avez effectué vous a-t-il fait découvrir des aspects du livre ou de l’œuvre de Bernhard que vous ne soupçonniez pas, ou auxquels vous portiez moins d’attention avant ?

Célie Pauthe - Je dirais peut-être que ce que l’on formule de plus en plus avec Claude, à la fois en plongeant dans le roman et dans ce passé fusionnel qui a uni et désuni ces êtres, c’est combien la pureté n’existe pas, ni dans la vie, ni dans l’art. C’est, sans doute, une des choses les plus profondes que nous dit Bernhard. D’un certain point de vue, c’est un roman qui raconte ce qu’il en coûte d’être un artiste, ce qu’il en coûte d’intransigeance, de refus absolu de toute forme de compromission, de solitude, d’isolement. Bien sûr, il y a cette dimension-là, mais c’est évidemment plus compliqué que ça. Ces gens-là, avec lesquels il a dû rompre pour pouvoir deve-nir écrivain, il s’en est servi. Il les a « sucés jusqu’à la moelle ». C’est donc aussi le constat et la critique de son propre opportunisme social et artistique qu’il dresse de manière implacable. Et c’est bien avec cette contradiction qu’il ne cesse de se débattre. Tout ça c’est une plaie ouverte. C’est un écrit travaillé par la mauvaise conscience.

Claude Duparfait - Je pense à cette phrase dans un de ses romans, Béton : « le soi-disant homme de l’esprit passe toujours par-dessus quelqu’un qu’il a tué pour cela et transformé en cadavre pour les besoins de son esprit ». Quand Bernhard l’écrit, il l’écrit pour lui-même avec une férocité terrible.

Clémence Bordier - Existe-t-il pour vous un rire « bernhardien » ? On insiste beaucoup sur la noirceur extrême de ses écrits, mais certains penseurs de l’œuvre de Bernhard, évoquent aussi la présence d’une dimension comique. Est-ce une chose sur laquelle vous allez travailler ?

Célie Pauthe - Je ne sais pas si nous pouvons travailler sur cette dimension-là...

Claude Duparfait - ...mais, par contre, on peut travailler sur l’art de l’exagération « bernhar-dienne  », qui amène forcément et irrésistiblement le rire. La dimension du rire ou du comique vient d’une chose dans laquelle chacun se retrouve, et qui est son propre art de l’exagération. Selon Bernhard, il faut exagérer, être dans l’art de l’exagération. C’est une forme de survie. Sinon on crève ! Ce surplus, cet excès-là fait d’un seul coup naître le rire, qui permet de supporter les choses les plus sombres et les plus terribles de notre condition humaine, de notre rapport au monde, de notre Histoire aussi. Quand nous lisons Thomas Bernhard, nous avons souvent l’impression qu’il va vraiment trop loin, et la seule porte de sortie, c’est de rire. Et de se sur-prendre à rire ! 

Entretien réalisé par Clémence Bordier, mars 2011

DeS arBreS à aBaTTre du 3 au 19 octobre 2013ConverSaTionS De

La LiBrairie KLéBerBorD DepLaTeau

THéâTre en penSéeS

d’après le roman de Thomas Bernhard > Séance spéciale• Audiodescription Jeudi 17 octobre

avec Claude Duparfait et l'équipe artistiqueSamedi 12 octobreà 11h30

à l'issue de la représentationMardi 15 octobre

Du roman à la scèneRencontre avec Claude Duparfait (sous réserve) et Julie Brochen (pour Liquidation)Lundi 2 décembre à 20hRéservation recommandée

Un projet de Claude Duparfait et Célie Pauthe

Du mardi au samedi à 20h,dimanches 6 et 13 à 16h

Relâche les lundis

Salle GignouxAvec Claude Duparfait, Laurent Manzoni, Annie Mercier, Hélène Schwaller, Fred Ulysse et la participation de Anne-Laure Tondu

3 viDéo : www.tns.fr

MCBTH > Festival MusicaAvec Musica toujoursLes abonnés du TNS bénéficient du tarif réduit de 16 € (au lieu de 20 €) pour toutes les manifestations du festival.

La Nuit haLLuciNéeOpéra raDiOphONiquePrix Italia en 2012 à Turin, la pièce radiophonique de Sebastian Rivas est créée à Strasbourg dans une version concertante à laquelle Charles Berling prête sa voix.Samedi 21 septembreÀ 17h – salle Koltès

WaNDerer, pOst scriptumÀ partir de deux cycles de chansons de Wolfgang Rihm et Gérard Pesson, Wanderer, post scriptum redessine l’art du récital : portrait de couple autant que réminiscence du personnage de Richard Wagner, la mise en scène tisse des liens inédits entre les musiques et leurs textes.Mercredi 25 septembreÀ 20h30 – Salle Gignoux

Renseignements et réservations :http://www.festivalmusica.org/

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w w w . t n s . f r+33 (0)3 88 24 88 00

présentations de saison

Vendredi 6 à 20hSamedi 7 à 18h, suivie du Bal du TNSà partir de 20h30

Le Bal du TnS

Ce sera très rock’n roll cette année sur le parvis du TNS avec, notamment, le groupe Snatchband.Venez danser avec nous et fêter le lancement de la saison. Samedi 7 à partir de 20h30

Forum Culturel

Le TNS est présent au Forum culturel organisé par la ville de Strasbourg, Place Gutenberg.Vendredi 6 septembre de 16h à 19hSamedi 7 septembre de 10h à 19h

Journées du patrimoine

VISITES• des ateliers de construction de décors Des visites guidées en présence de l’équipe des ateliers sont proposées :Samedi 14 septembredépart des visites : 11h, 14h30, 16h30Dimanche 15 septembredépart des visites : 11h, 14h30, 16h308 rue de l’Industrie, Illkirch GraffenstadenTram A direction Illkirch/Lixenbuhl, arrêt Colonne• du TNSSamedi 14 septembredépart des visites : 11h, 14h30, 16h30Dimanche 15 septembredépart des visites : 11h, 14h30, 16h30

Nombre de places limitéesRéservation obligatoire

ouverture dela billetterie etdes abonnements

Lundi 26 et mardi 27 aoûtSouscription des Cartes Saison • Accueil à la billetterie du TNSde 10h à 18h• Sur Internet• Par dépôt ou par courrier

Lundi 2 septembre à partir de 14hOuverture de la billetterie

> Les formulaires d'abonnement par-venus au TNS par courrier, dépôt ou Internet seront traités dès mercredi 28 août.

Tournées

HANNIBALGennevilliers, T2G-Théâtre de Gennevilliers,du 13 septembre au 4 octobre 2013

REqUIEMACHINELyon, Théâtre de la Renaissance,le 27 octobre 2013Dans le cadre du festival «  Sens Interdits  » du Théâtre des Célestins. Les deux premières parties de la trilogie, Chœur de femmes et Magnificat, sont également présentées le 26 octobre 2013.

atelier de Jeu avec les comédiens de la troupe

Durant la saison 13-14, le TNS organise deux ateliers de théâtre ouverts à tous les publics (non-initiés, débutants ou amateurs expérimentés). Ces ateliers sont animés par les comédiens de la troupe du TNS et proposent une exploration du rapport entre le texte et la scène. Ils ne donnent pas lieu à des présentations publiques. Le premier atelier est un « Grand week-end théâtre » (ouvert à tous).

Du jeudi 17 au dimanche 20 octobreParticipation : 40 €Date limite d’inscription :dimanche 15 septembreSpectacles à voir : Des arbres à abattre (vendredi 4 octobre) ou Hannibal (vendredi 11 octobre)

SEPTEMBRE

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6 Présentation saison 20h

7 Présentation saison 18h + Bal

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14 Journées du patrimoine

15 Journées du patrimoine

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25 MUSICA 20h30

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22 ATELIER - ÉCOLE  

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« Nous, dans l'Histoire. »par Bernard Sobel, metteur en scène de hannibal

L’École du TNSdirigé par Cécile Garcia Fogel, comédienne et metteur en scèneLa Sandale et le Rocher d’après Bérénice, Phèdre et Britannicus de Racine

Pour ce premier atelier-spectacle du Groupe 41 qui débute sa troisième et dernière an-née de formation, Cécile Garcia Fogel réunit des élèves comédiens, scénographes-cos-tumiers, régisseurs et dramaturges autour de pièces de Racine. Dans le même temps, les élèves metteurs en scène préparent les deux ateliers-spectacles suivants, présen-tés en février : L’homosexuel ou la Difficulté de s’exprimer de Copi et splendid’s de Genet. Le Groupe 41 « sortira » ensuite sous la direction de Éric Vigner avec une adaptation du roman de Marguerite Duras : Le Vice-consul présenté en mai à Strasbourg et en juin à Paris, au Théâtre de La Commune d’Aubervilliers.

À travers le parcours de trois grandes pièces de Racine,

Bérénice, Britannicus et Phèdre, Cécile Garcia Fogel poursuit le processus de travail entrepris avec les élèves du groupe 41 depuis leur entrée à l’École du TNS. Du mythe grec de Phèdre aux personnages historiques de l’Empire romain, des thèmes se dégagent autour de couples antinomiques : la politique et l’amour, la passion et la raison d’état, la tentation tyrannique et les principes du bon gouvernement. Une même et unique recherche guide et anime cette traversée : l’exploration de la langue racinienne à travers l’interprétation de certaines grandes figures de la littérature dramatique.

Thomas Pondevie, élève dramaturge

La SanDaLe eT Le roCHerdu 21 au 23 octobre 2013

d'après Bérénice, phèdre et Britannicus de Racine

Atelier-spectacle dirigé par Cécile Garcia Fogel

> Atelier-spectacle du Groupe 41 de l’École du TNS(3e année)

Tous les soirs à 20h

Espace Grüber • Entrée libre

Avec Elissa Alloula, Manuela Beltran, Luca Besse, Claire Boust, Pierre Cevaër, Florian Choquart, Claire de la Rüe du Can, Isabel Aimé González Sola, Iannis Haillet, Matthias Hejnar, Caroline Menon-Bertheux, Romaric Séguin, Heidi Zada

J'aime chez Grabbe que l'Histoire, lointaine ou proche, soit sa matière poétique, non comme un refuge contre le présent, mais pour mieux le comprendre.

J'aime qu'il prenne la matière historique à bras le corps, à l'échelle de l'Europe ou à celle de son équivalent pour le monde antique, le bassin méditerranéen. Mais c'est une pensée qui vient d'en bas et du fond d'une prison, celle dont son père était gardien et où il a grandi, dans une petite ville de province dont il n'a pu s'échapper ; et l'histoire des hommes est autant pour lui celles des petits que des grands, celle du marchand de poisson et celle du stratège génial, à égalité. Son œuvre abonde de personnages aussi inoubliables que les fossoyeurs d'Hamlet.

J'aime, dans nos époques faites de tsunamis successifs, politiques, économiques, philosophiques, écologiques, quand la survie même de l’espèce et celle de la planète sont en question, son refus de l'espérance comme celui du désespoir, puisque de toute façon, au présent, l'avenir est indécidable.

Le théâtre, toujours, en commençant par les Grecs, frappe à cette porte mystérieuse du sens et du non sens.

Grabbe a inventé un outil qui, sans mise en œuvre de moyens extraordi-naires, nous permet de « voir » de grands évènements de l'histoire des hommes qui ont moins besoin d'être montrés que donnés à réfléchir et à comprendre. Grabbe prend l'Histoire, et même la très grande Histoire, pour matière, il n'écrit pas de pièces historiques, à la différence d'un Hugo ou même d'un Schiller.

Et je n'hésiterai pas à dire de Grabbe qu'il est mon contemporain, « ab-solument moderne » comme Rimbaud, ayant forgé un théâtre qui dans son texte et sa méthode nous permet d'affronter l'aléatoire de notre univers et de notre condition. Face à la mondialisation, au retour du religieux, la recherche de refuges « hors du monde », Grabbe est aussi nécessaire qu’Eschyle, toujours aussi « moderne » que lui.

En 1929, Freud, réfléchissant sur ce qu'il qua-lifie de Malaise dans la civilisation, cite «  ...ce poète original qui, en guise de consolation, en face d'une mort librement choisie, fait dire à son héros  :  " Nous ne pouvons choir de ce monde ". » C'est une citation de l'Hannibal de Grabbe (« Nous ne tomberons pas hors du monde, puisque nous sommes dedans. ») et ce n'est certes pas un ha-sard. Ces paroles pour moi font écho à cette phrase de Marx dans La Critique de la philosophie du droit de Hegel :  «  L'exigence de se débarrasser des illusions sur le sort qui nous est dévolu n'est rien d'autre que l'exigence de se débarrasser d'un état des choses qui fait qu'on a besoin d'illusion. »Oui, dit Grabbe, nous sommes dans ce monde et il n'y en a pas d'autre. Il est impitoyable, sans nostal-gie comme sans illusions. Son théâtre rompt avec

la métaphysique, la morale et la psychologie. Il le fait brutalement et va dans ce sens bien plus loin que Büchner. Cela explique sans doute son moindre succès.

Grabbe a vécu une vie douloureuse et brève, dans une époque de gueule de bois historique. Il aurait eu les meilleures raisons du monde d'être désespéré. Il y a de la fureur, de l'extravagance, du grotesque, dans sa vie et dans son théâtre, mais jamais de tragédie, ou alors c'est du «  théâtre  », le mauvais théâtre qu'il désigne comme tel du lâche Prusias couvrant de son manteau rouge le cadavre d'Hannibal, l'hôte qu'il a trahi.

Hannibal nous raconte la défaite d'un homme, la fin, la destruction par le fer et le feu d'un monde, tout comme Napoléon nous racontait l'ap-parente retombée des peuples d'Europe dans les vieux esclavages à l'issue de Waterloo. Familier de Shakespeare, auteur de la Shakespearo-mania, l'histoire des hommes est pour lui aussi « une histoire pleine de bruit et de fureur, ne signifiant rien », et il affirme furieusement contre toute la philosophie de l'Histoire de Hegel – qu'il exècre – qu'elle n'a ni sens ni signification. Ce qui ne signifie pourtant jamais qu'il faille renon-cer à agir, baisser les bras devant l'absurde. Il n'y a pas d'absurde chez Grabbe, il y a des intérêts, de la lâcheté, de la bêtise, de l'énergie, de la fatigue, de l'ambition, du grotesque, des erreurs, de mauvais choix, mais ni absurde ni tragique.

Grabbe nous raconte des histoires dont nous connaissons l'issue. Il n'y a aucun suspense. Comme les Tragiques grecs, il s'attache à montrer comment les choses adviennent, le plus souvent en raison de mauvais choix, d'erreurs de jugement. Mais sans fatalité  :  si les dirigeants de Carthage avaient compris plus tôt la nécessité de soutenir Hannibal, s'ils avaient envoyé plus tôt des renforts, si Hasdrubal n'avait pas commis l'erreur de suivre le même chemin qu'Hannibal à travers les Alpes, le cours de l'histoire eût été réellement différent... Même le suicide d'Hannibal n'a rien de tragique en soi. C'est Prusias qui fait d'Hannibal mort un personnage de tragédie classique. Hannibal, lui, envisage son suicide, dès le début de la pièce, comme une issue ultime et raisonnable. Et je pense à cette réflexion de Jean-Pierre Vernant, dont je ne sais plus d'où elle vient mais qui m'avait frappé et que j'avais notée : « Voici donc une solution à la condition humaine :  trouver par la mort le moyen de dépasser cette condition humaine, vaincre la mort par la mort elle-même, en lui donnant un sens qu'elle n'a pas, dont elle est absolument dénuée. »

Voilà pourquoi vouloir aujourd'hui monter Grabbe, auteur allemand tou-jours quasi inconnu du début du XIXe siècle, contemporain sans succès de Büchner, un raté, un furieux alcoolique mort à 35 ans, auteur de sept pièces dont quatre inachevées et toutes réputées injouables. Et mon-ter qui plus est Hannibal, une pièce dont l'action se déplace d'Italie en Espagne, de Carthage jusqu'en Asie mineure entre le second et le pre-mier siècle avant J.-C., qui met en scène, outre les sacrifices humains à Moloch, la chute de Numance et l'incendie de Carthage.

Et puis « merdre » comme disait notre bon Jarry qui lui au moins a pris la peine de traduire Plaisanterie, satire, ironie et signification plus pro-fonde de notre original.

Mars 2012

HanniBaL du 10 au 19 octobre 2013THéâTre en

penSéeS

de Christian Dietrich Grabbe > Séances spéciales• Surtitrage françaisVendredi 11 octobre• Surtitrage allemandSamedi 12 octobre

Rencontre avec Bernard Sobel animée par Emmanuel Behague (UdS)Lundi 14 octobreà 20h au TNSRéservation recommandée

Mise en scène Bernard Sobel

> Coproduction du TNScréée le 13 septembre au T2G-Théâtre de Gennevilliers.

du mardi au samedi à 20h, dimanche 13 à 16h Relâche lundi 14

Salle KoltèsAvec Sarah Amrous, Jacques Bonnaffé, Romain Brosseau, Éric Castex, Pierre-Alain Chapuis, Laurent Charpentier, Philippe Faure, Simon Gauchet, Claude Guyonnet, Yann Lefeivre, Vincent Minne, Anaïs Muller, François-Xavier Phan, Tristan Rothhut et Gaëtan Vassart

3 viDéo : www.tns.fr

« Nous ne tomberons pas hors du monde, puisque nous sommes dedans.»

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Bernard Sobel et Jacques Bonnaffé en répétition

Atelier-spectacle du Groupe 41

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Page 4: Journal du TNS #20 Sept.-Oct. 2013

Édité par le Théâtre National de Strasbourg • Directrice de la publication Julie Brochen  • Responsables de la publication Éric de La Cruz, Fanny Mentré • Rédactrice en chef Chantal Regairaz •En collaboration avec Quentin Bonnell, Tania Giemza, Chrystèle Guillembert, Fabienne Meyer  • Conception et réalisation graphique Tania Giemza  • Remerciements Bertrand Fejoz, Marion Staub, Les Éditions La Découverte, Musica Impression DNA

Où trouver le Journal du TNS ? Au TNS et dans de nombreux lieux de dépôts : Boutique Culture, bibliothèques, FNAC, théâtres, musées, bars… (liste consultable sur www.tns.fr) •Sur le site du TNS (téléchargeable dès les 1er septembre, novembre, janvier, mars et mai) • Sur le blog du TNS : www.tns.fr/blog > rubrique Le Journal du TNS

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Stammtisch

Par Olivier Neveux

Dans la manière qu’ont les choses et les êtres d’échapper à une assignation, de se désidentifier, de rompre la logique ajustée des places et des fonctions, de ne pas tenir en place en quelque sorte, se joue, pour Jacques Rancière, un processus de subjectivation. Cette hypothèse, celle de l’émancipation – qui s’arrache à la tutelle, se libère de la mainmise, de l’autorité –, plus ou moins intuitive, pourrait rassembler un certain nombre d’expériences théâtrales et par là proposer, peut-être, une articulation différente du théâtre et de la politique. Le théâtre, dans cette optique, n’est pas le pourvoyeur de connaissances (dans la multiplicité des formes que celles-ci peuvent adopter  :  énoncés, formes di-dactiques, mimétique exemplaire), il est cette pratique qui mise sur la capacité égale de tous.«  Ce qui avait le plus manqué aux prolétaires était moins la connaissance des mécanismes de l’exploitation et de la domination qu’une pensée, une vision d’eux-mêmes comme êtres capables de vivre autre chose que ce destin d’exploités et de dominés1», affirme Rancière, désignant par là une modalité singulière de l’émancipation. Deux lectures peuvent s’en déduire pour le théâtre, mais il faut tenter de dire, auparavant, quelques mots sur cette bien étrange «  capacité  », sur

la reconnaissance de sa propre capacité, sur ce que peut être la découverte d’une capacité de soi à soi réfractaire à l’ordre de la performance, de l’effort mesurable, du geste comparable. La capacité est une expérience faite :  celle précisément de sa propre capacité à détraquer l’enchaînement des causes et des effets, à briser l’unité des mots et des choses, des places et des vies, des actes et de leur sens. Elle a trait à la levée de la peur qui encastre les choses dans leurs usages et les êtres dans leur devenir. Il est nécessaire de la soustraire, ici, bien qu’elle entretienne de forts points de contact avec elle, de l’agency, ce « concept », complexe et malaisé2, qui a pris une place centrale dans nombre de débats récents – notamment dans les milieux queer et féministes. La capacité serait, en fait, moins la « puissance d’agir », l’« empowerment », que, parfois minuscule, microscopique, à peine perceptible, sa capacité propre à partir, à rompre avec toute logique de l’assignation. Elle n’est donc surtout pas un concept, et doit être toujours appréhendée dans l’ambiguïté de sa signification, dans ses usages divers et par là, dans sa fragilité. La capacité n’est en rien une « méthode » de l’émancipation. Elle peut prendre mille formes, mille voies, mille manifestations. «  Ils ont osé !  » :  la capacité est imprudente, parfois sans le savoir, elle défait, en un éclair ou lentement, ce qui fut patiemment tissé, ficelé. Elle associe ce qui ne devait pas l’être, sépare ce qui était harmonieusement disposé, bref, désordonne un monde de places justes et de sensations adéquates.Il faut alors distinguer deux manières pour le théâtre d’être, aujourd’hui, requis par la capacité. La première a trait à l’œuvre qui représente cette capacité et qui entendrait alors produire celle-ci par mimétisme, la seconde est conduite sous l’axiome de l’égalité des capacités.[…]Dans un entretien de 2007 paru sous le titre de «  L’art du possible  », Rancière, après avoir commenté les œuvres de la photographe française Sophie Ristelhueber, du photographe chilien Alfredo Jaar ou du réalisateur portugais Pedro Costa, affirmait : « Ce sont des exemples, pas au sens de modèles à imiter, mais des illustrations de ce que “dissensus” peut signifier : une manière de reconstruire le rapport entre les lieux et les identités, les spectacles et les regards, les proximités et les distances. Interrogé sur le rapport entre les nécessités de l’engagement et les risques de l’escape, [l’artiste] Paul Chan parlait d’“empathic estrangement”, en référence à Brecht. Je parlerai pour ma part d’allégement plutôt que de distanciation. Le problème est d’abord de donner de l’air, de desserrer les liens qui enferment des spectacles dans une forme de visibilité, des corps dans une estimation de leur capacité, le possible dans la machine à produire les évidences du donné3. »Ces quelques lignes mettent tout d’abord en garde contre toute volonté modélisatrice ou toute position surplombante à la recherche de pratiques exemplaires. Loin du fantasme de maîtrise, il convient d’abandonner tout savoir préconstitué sur ce qu’une œuvre devrait être. Il n’est de possibilité qu’après-coup, sur ce qu’est l’œuvre, ce qu’elle produit, propose ou plutôt ce qu’elle dispose et redispose. De manière similaire, il ne s’agit pas de décerner ici bons points ou mau-vais points, d’inventer un cadre intangible de l’œuvre politique, mais de réfléchir à partir de ce qui est là, chaque fois singulier. Il est important de revenir sur cette prévention, car le risque est grand de plaquer la « capacité », ou cette belle idée d’« allégement » sur toute œuvre, de lui demander des comptes et de faire d’une nécessité un procédé. Il n’existe pas de bonnes formes d’« allégement », il n’existe que des propositions, qui à leur manière, parfois au plus loin du souci d’« alléger », en produisent les affects les plus vigoureux. Que veut dire, une fois ces précautions prises, l’« allégement » qui se substituerait, conjoncturellement du moins, à la « distanciation brechtienne » comme une manière de se loger dans la contradiction présente ? Sans certitude, il est possible d’extrapoler qu’ici se désigne la façon qu’aurait l’œuvre de dénouer des liens trop solidement établis, trop serrés au cœur même d’un monde sans distance : venir délester les rapports de leurs poids d’évidence, surprendre ou suspendre la fonction des choses et des êtres, déplacer, perturber – non pour tendre ou aggraver, mais pour soulager – la cohérence des choses et leur adéquation à leur nomination, à leur signification. Alléger ce n’est donc pas montrer un monde sautillant, ravissant et gai. C’est venir délacer ce que des liens trop forts – y compris théoriques – immobilisent, créer du jeu, des interstices, en d’autres termes désidentifier les spectacles, les affects, les choses, les êtres, les sons et les images de ce qui les fixe et les

stabilise. C’est permettre à chacun de se départir de soi-même, de lever l’ancre, de n’être plus à quai, rivé à l’évidence plus ou moins harmonieuse de ce qui est : découvrir la « logique spiralique de l’émancipation qui brise le cercle de l’ethos, le cercle de l’être-là et de sa raison4 ». Mais aussi de venir alléger le spectateur de ce qu’il est convenu qu’il doit faire : il n’est tenu ni de faire corps avec la brutalité montrée, ni de ricaner de l’impuissance et de l’enlisement, ni même de trouver « étonnant », « étrange », « d’exception » la règle qui lui est exposée.

La logique des effetsCela pourrait suffire : un théâtre déculpabilisant, critique, animé par la puissance créatrice du négatif, bagarreur, qui n’aurait pas le temps d’attendre, pressé, logé au cœur des contradictions du présent, pesant de toute sa légèreté pour en déployer les possibles, travaillant moins ce qui est que ce qui advient, suscitant goûts et capacités à relever combien l’époque déprimée ca-moufle des gestes insensés, enivré par le vertige d’une histoire de nouveau à écrire et décou-vrant, pour cela, l’histoire au bout de chaque geste, dans le son de chaque mot. Un théâtre qui n’entend violenter ni brusquer personne (du moins au théâtre), attentif à ce que les rapports inventés soient conséquents avec ceux escomptés dans la vie, lassé des injonctions surmoïques à la transgression et à la performance, préoccupé de desserrer tout ce qui peut nous étouffer, nous prendre à la gorge. Un théâtre peu enclin à faire la leçon, à solliciter le spectateur, armé de quelques questions vitales, de quelques assurances et certitudes (mais qui sont moins à démon-trer qu’à accepter), de la mémoire d’où il provient et de ce qu’il aimerait bien, pour l’heure, et peut-être avec d’autres, résoudre.Il faut cependant tenter d’aller plus loin – hic Rhodus, hic salta !  – et, au-delà de ce caractère conjoncturel, essayer de penser plus avant ce qui pourrait rassembler et démarquer ce théâtre ou, plutôt, ce vers quoi celui-ci entraîne le « théâtre politique ».

Extrait de Politiques du spectateur. Les enjeux du théâtre politique aujourd'hui,d'Olivier Neveux, Éditions La Découverte, 2013

1. Jacques RANCIÈRE, « La politique n’est-elle que de la police ? » (1999), repris in Jacques RANCIÈRE, Et tant pis pour les gens fatigués, Éditions Amsterdam, Paris, 2009, p. 115. Je souligne.2. Voir « Lexique », in Judith BUTLER, Le Pouvoir des mots. Politique du performatif, traduit de l’anglais par Charlotte Nordmann, Amsterdam, Paris, 2004, p. 275. Voir aussi Elsa DORLIN, « Le concept de “puissance d’agir” », Sexe, genre et sexualité, PUF, Paris, 2008, p. 122-129.3. Jacques RANCIÈRE, «  L’art du possible  », entretien réalisé par Fulvia Carnevale et John Kelsey, 2007, repris in Jacques RANCIÈRE, Et tant pis pour les gens fatigués, op. cit., p. 593.4. Jacques RANCIÈRE, « La méthode de l’égalité », in Laurence CORNU et Patrice VERMEREN (textes réunis par), La Philosophie déplacée. Autour de Jacques Rancière. Colloque de Cerisy, Éditions Horlieu, 2006, p. 512.

> Rencontre avec Olivier Neveux, mercredi 6 novembre à 18h45, librairie Quai des Brumes, Strasbourg

L’hypothèse de l’émancipation

Renseignements/Location : 03 88 24 88 24

Tarifs saison 12-13 : de 5,50 € à 27 €

Où se jouent les spectacles ?TNS : 1 avenue de la Marseillaise- Salle Koltès, placement numéroté- Salle Gignoux, placement libreESpACE KLAuS MiCHAEL GRüBER :18 rue Jacques Kablé, placement libre

Toutes les salles sont accessiblesaux personnes à mobilité réduite.

Où et comment acheter vos billets ?

• À la billetterie du TNS : 1 avenue de la MarseillaiseHoraires d’ouverture :lundi 14h-18h, mardi > vendredi 10h-18h, samedi 10h-12h /14h-18h

• Par téléphone : 03 88 24 88 24 et par Internet http://billetterie.tns.fr

• À la caisse du soir (uniquement le spectacle du jour) : ouverte 45 min. avant le début de la représentation.

• Autres points de vente :- Boutique Culture, place de la Cathédrale- Réseau « FNAC, Carrefour, Géant, Système u, intermarché »- Détenteurs de la carte Culture : Kiosque Culture, L’Agora - bâtiment Le platane

informations pratiques

n0 208 penser le spectateur

avril - juin 2013

Théâtre/Public, penser le spectacteurDossier coordonné par Olivier Neveux et Armelle TalbotCe 208e numéro de la revue Théâtre/Public, paru en juin 2013, est issu du colloque co-organisé par le Théâtre National de Strasbourg et l'Université de Strasbourg en mars 2012.

En 1935, Brecht relevait à propos du théâtre chinois sa capacité à produire un « art du spectateur, art qui doit s’apprendre, se perfectionner, puis être constamment exercé au théâtre  ». Ce numéro, quelques décennies plus tard, entend interroger cet art mais à la lumière du théâtre contemporain occidental. Il invite, pour ce faire, des artistes et des universitaires à en percevoir les nouveaux motifs mais aussi les permanences.À sa façon, il s’inscrit dans une récente et dense actualité éditoriale qui a redonné à la figure du spectateur toute sa centralité dans l’expérience théâtrale et ce, à travers une multitude d’approches.Dans ce numéro, se devine, plus particulièrement, l’ombre politique portée de l’ouvrage de Jacques Rancière, Le Spectateur émancipé.

Après plusieurs années à Strasbourg où il fut notamment maître de conférences à l'Université de Strasbourg et intervenant à l'École du TNS, Olivier Neveux est maintenant professeur d'histoire et d'esthétique du théâtre à l'Université Lyon 2. Son dernier ouvrage dont nous proposons ici un extrait vient de recevoir le prix du meilleur livre sur le théâtre décerné parLe syndicat de la critique.