JOURNAL DOCUMENTAIRE de Philippe Billé, année 2019. · plusieurs fois, et qu'un ami lecteur vient...

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1 JOURNAL DOCUMENTAIRE de Philippe Billé, année 2019. Mercredi 2 janvier 2019. Pour répondre à une question que l'on m'a posée plusieurs fois, et qu'un ami lecteur vient de poser encore, je dirais que si je me pare du titre de misanthropologue, c'est d'abord pour le plaisir de la blague, bien sûr. Mais cette appellation peut aussi se justifier : le misanthropologue doit être celui qui étudie les misanthropes, et s'ils écrivent, celui qui les lit. Or j'en compte de beaux spécimens, parmi mes écrivains préférés (Céline, Caraco, Ciry ...). Ceci explique cela. PS : On me fait remarquer que le misanthropologue (misanthrop-ologue) pourrait aussi être celui qui n'aime pas les anthropologues (mis-anthropologue). Cela correspondrait moins à mon goût, car je ne les déteste pas tous. Jeudi 3 janvier 2019. Après avoir vu sur une photo bien horrible les têtes des deux malheureuses touristes scandinaves, qui ont été égorgées et décapitées le mois dernier par des sauvages dans les montagnes du Maroc, je relis par hasard l'information telle qu'elle était annoncée par le journal 20 minutes, citant l'AFP, le 20 décembre : les deux jeunes femmes «ont été retrouvées mortes ... avec des traces de violence à l'arme blanche sur le cou». Sur un autre sujet, plus récemment, on a pu observer le même zèle de la presse à ménager notre sensibilité, dans les très vagues murmures faisant état des centaines de voitures incendiées à l'occasion du réveillon par nos sauvages de proximité. Il est maintenant d'usage que la médiaterie nous rapporte les faits à peu près comme la députerie représente nos opinions : de sorte que le reflet se présente comme une distorsion du réel, ou si possible comme son inversion. Samedi 5 janvier 2019. Dans le tabloïd Vénère... mais courtois n° 1 (décembre-janvier), sur le thème «Faut-il brûler les riches?», ma page préférée est peut-être celle où Johann Zarca répond que c'est «la fausse bonne idée». Dimanche 6 janvier 2019. Mail. «Cher Daniel, j'avais failli te mailer pour te dire finalement de n'apporter que le moins de livres possible. Le problème est que j'ai le book-appeal et que les bouquins m'arrivent sans cesse de partout et s'accumulent chez moi plus vite que je ne les revends (pour ceux que je revends). J'ai parfois l'impression qu'ils envahissent la maison et y stationnent comme une armée d'occupation. Mais bon, c'est une occupation aimable, et puis quand je serai à la retraite avec 450 euros par mois, il vaudra mieux que j'aie des réserves de marchandise. Merci donc pour ces vingt livres. J'ai noté que je devrai te rendre le Reclus et les deux J Perret, mais ne veux-tu pas récupérer aussi le Tuset? Quant aux autres, après en avoir pris connaissance, j'aviserai si je les conserve pour moi, si je les destine au commerce, ou si je les offre au peuple via les boîtes ad hoc. Après un premier tour d'horizon j'ai déjà vu que je ne ferai rien du Viguerie, ni du Honorez. J'ai parcouru les promenades de Michel Déon et Les Charentes à vol d'oiseau d'Onésime Reclus, tous deux très stylés mais dans des styles très différents. Le premier vraiment charmant, son «A la recherche d'Ulysse» en particulier. Onésime est élégant et clair mais un peu soporifique, je n'ai lu en entier que la partie sur Oléron et Ré, je l'ai même relue. J'aurais pu l'apprendre ailleurs mais c'est à cette occasion que j'ai réalisé certaines différences et ressemblances des deux îles, comme le fait que la surface d'Oléron soit à peu près le double de la maigrelette Ré, ou que ni l'une ni l'autre ne possède aucun cours d'eau. Je me demande d'où les habitants tirent l'eau potable, j'imagine qu'ils la puisent dans le sous-sol? Ces pages m'ont plu pas seulement pour leur qualité mais aussi pour les mille souvenirs qu'elles me rapportaient des visites annuelles à l'île de Ré avec mon aide de camp, et qui jusqu'à présent, par chance, sont de bons souvenirs. Maintenant j'ai commencé de lire le Horace à la campagne de Xavier Patier. J'aime beaucoup, ce Patier m'épate. Il va me servir de livre de tram cette semaine, quand je serai rentré en ville. Bien à toi, cher pourvoyeur, à bientôt. Ph.»

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JOURNAL DOCUMENTAIRE de Philippe Billé, année 2019. Mercredi 2 janvier 2019. Pour répondre à une question que l'on m'a posée plusieurs fois, et qu'un ami lecteur vient de poser encore, je dirais que si je me pare du titre de misanthropologue, c'est d'abord pour le plaisir de la blague, bien sûr. Mais cette appellation peut aussi se justifier : le misanthropologue doit être celui qui étudie les misanthropes, et s'ils écrivent, celui qui les lit. Or j'en compte de beaux spécimens, parmi mes écrivains préférés (Céline, Caraco, Ciry ...). Ceci explique cela. PS : On me fait remarquer que le misanthropologue (misanthrop-ologue) pourrait aussi être celui qui n'aime pas les anthropologues (mis-anthropologue). Cela correspondrait moins à mon goût, car je ne les déteste pas tous. Jeudi 3 janvier 2019. Après avoir vu sur une photo bien horrible les têtes des deux malheureuses touristes scandinaves, qui ont été égorgées et décapitées le mois dernier par des sauvages dans les montagnes du Maroc, je relis par hasard l'information telle qu'elle était annoncée par le journal 20 minutes, citant l'AFP, le 20 décembre : les deux jeunes femmes «ont été retrouvées mortes ... avec des traces de violence à l'arme blanche sur le cou». Sur un autre sujet, plus récemment, on a pu observer le même zèle de la presse à ménager notre sensibilité, dans les très vagues murmures faisant état des centaines de voitures incendiées à l'occasion du réveillon par nos sauvages de proximité. Il est maintenant d'usage que la médiaterie nous rapporte les faits à peu près comme la députerie représente nos opinions : de sorte que le reflet se présente comme une distorsion du réel, ou si possible comme son inversion. Samedi 5 janvier 2019. Dans le tabloïd Vénère... mais courtois n° 1 (décembre-janvier), sur le thème «Faut-il brûler les riches?», ma page préférée est peut-être celle où Johann Zarca répond que c'est «la fausse bonne idée». Dimanche 6 janvier 2019. Mail. «Cher Daniel, j'avais failli te mailer pour te dire finalement de n'apporter que le moins de livres possible. Le problème est que j'ai le book-appeal et que les bouquins m'arrivent sans cesse de partout et s'accumulent chez moi plus vite que je ne les revends (pour ceux que je revends). J'ai parfois l'impression qu'ils envahissent la maison et y stationnent comme une armée d'occupation. Mais bon, c'est une occupation aimable, et puis quand je serai à la retraite avec 450 euros par mois, il vaudra mieux que j'aie des réserves de marchandise. Merci donc pour ces vingt livres. J'ai noté que je devrai te rendre le Reclus et les deux J Perret, mais ne veux-tu pas récupérer aussi le Tuset? Quant aux autres, après en avoir pris connaissance, j'aviserai si je les conserve pour moi, si je les destine au commerce, ou si je les offre au peuple via les boîtes ad hoc. Après un premier tour d'horizon j'ai déjà vu que je ne ferai rien du Viguerie, ni du Honorez. J'ai parcouru les promenades de Michel Déon et Les Charentes à vol d'oiseau d'Onésime Reclus, tous deux très stylés mais dans des styles très différents. Le premier vraiment charmant, son «A la recherche d'Ulysse» en particulier. Onésime est élégant et clair mais un peu soporifique, je n'ai lu en entier que la partie sur Oléron et Ré, je l'ai même relue. J'aurais pu l'apprendre ailleurs mais c'est à cette occasion que j'ai réalisé certaines différences et ressemblances des deux îles, comme le fait que la surface d'Oléron soit à peu près le double de la maigrelette Ré, ou que ni l'une ni l'autre ne possède aucun cours d'eau. Je me demande d'où les habitants tirent l'eau potable, j'imagine qu'ils la puisent dans le sous-sol? Ces pages m'ont plu pas seulement pour leur qualité mais aussi pour les mille souvenirs qu'elles me rapportaient des visites annuelles à l'île de Ré avec mon aide de camp, et qui jusqu'à présent, par chance, sont de bons souvenirs. Maintenant j'ai commencé de lire le Horace à la campagne de Xavier Patier. J'aime beaucoup, ce Patier m'épate. Il va me servir de livre de tram cette semaine, quand je serai rentré en ville. Bien à toi, cher pourvoyeur, à bientôt. Ph.»

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Lundi 7 janvier 2019. Des cours sur la révolution mexicaine suivis lorsque j'étais étudiant, j'avais gardé l'impression que je n'y comprenais pas grand chose. Où étaient les bons et les méchants, y avait-il pas des méchants un peu partout, qui était vraiment contre ou avec qui, à quoi tout cela rimait-il? Récemment la lecture de l'excellent La révolution mexicaine, 1910-1940, de Jean Meyer (édition 1973) m'a confirmé que je n'y comprendrai sans doute jamais rien. Quelle période confuse. J'en tire cependant quelques enseignements : Il y a comme dans toute révolution le mystère de ses origines. On peut facilement trouver des causes, et tout aussi facilement les mettre en doute. Pourquoi en ce lieu et à ce moment? Ce moment était-il le pire de l'histoire du pays, la situation était-elle pire ou moins pire que celle des pays voisins? Ce ne fut pas un soulèvement des plus basses classes, mais de petits fonctionnaires, petits propriétaires, petits commerçants, simples bandits. «La révolution ne fut le fait ni du désespoir, ni de la misère» (p 37). «Le mécontentement populaire n'a pas fait cette révolution» (47). Beaucoup d'anciens instituteurs parmi les généraux révolutionnaires (16). Le «peuple» (pour ce que cela veut dire) a moins fait la révolution qu'il ne l'a subie (103). C'est après Madero, «chef de gouvernement le plus honnête» (41) et le plus paisible (il ne fusillait personne, 44) que le pays sombre dans la guerre civile et l'anarchie, et l'on assiste à la «division à l'infini des factions» (62) et à la «partition du pays en fiefs appartenant aux seigneurs de la guerre» (78). Ceux «qui avaient crié ... contre les riches, la première chose qu'ils firent fut de s'enrichir» (155). «La révolution a engendré une caste de généraux grands propriétaires» (247, 268). La violence fut effroyable. «Les gens s'habituaient à la tuerie» (62). Le livre donne quelques aperçus du pillage, du vandalisme, des massacres. Viols de femmes devant les maris, exécutions en musique (91), outrages infligés aux cadavres (130), mourants que l'on châtre (156). L'auteur dresse les portraits de différents personnages, dont les célèbres Villa et Zapata. Le premier sans surprise brute épaisse, qui «massacrait sans pitié tous les prisonniers» (52) et installera un «banditisme endémique» (66). Le second plus subtil que je n'aurais imaginé. Zapata respecte la hacienda (75) et «a veillé à la sécurité de ses anciens employeurs» (236). Son idéal est la petite propriété, un «monde où chacun aurait ses quatre hectares» (77). Zapata vouait un culte à la Vierge de Guadalupe et protégeait les prêtres. Carranza fut le principal artisan de la répression anti-religieuse (incendies, fusillades, lois tyranniques). L'anticléricalisme carranciste, impopulaire parmi la petite paysannerie, entraînera la révolte des Cristeros, à la fin des années 20, dont l'auteur est un spécialiste. Je n'aborderai pas la question compliquée mais très intéressante de la réforme agraire. Je note la bonne formule pointant un des problèmes récurrents, le «processus de pulvérisation par voie d'héritage» de la propriété foncière (19). Le livre est bien écrit et agréable à lire, ce qui n'est pas toujours le cas des livres d'histoire. Je terminerai en citant cette jolie tournure, à propos des routes médiocres, «bonnes seulement pour les oiseaux et les daims» (22). Mercredi 9 janvier 2019. Hier soir avait lieu à Paris le vernissage où je ne pouvais être, de l'exposition de sous-bocks illustrés, organisée par maître Lolmède, avec deux cents de ses propres oeuvres et celles de plus de deux cents participants (chez Arts Factory, 27 rue de Charonne). Grâce aux photos passées sur Facebook par des visiteurs, j'ai pu avoir quelques vues de l'événement, et même y reconnaître mon oeuvrette, dont je n'avais pas pris soin de garder une reproduction. C'est une tête hybride comme j'en fais souvent, celle-ci avec un regard coloré de modèle imposé sur un visage de statue romaine. Sur une photo, je vois que les sachets des sous-bocks sont dotés de gommettes de couleur, qui je suppose correspondent aux prix de vente fixés à l'avance (60, 90 et 120 euros). J'ai naturellement opté

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pour l'estimation la plus basse, qui est tout de même au-dessus du prix moyen auquel je vends mes collages, quand on a la charité de m'en acheter. Jeudi 10 janvier 2019. Mésaventures de l'expression anglaise «think tank» dans la prononciation française, où l'on entend des «sink tank», «fink fank», et autres variantes improbables. Vendredi 11 janvier 2019. J'ai reçu hier un mail d'un ami, m'avisant qu'il avait des problèmes de santé, qu'il était injoignable par téléphone, et me demandant si j'aurais le temps de lui rendre service. Cela pourrait paraître banal. «J'espère que tu passes un bon réveillon» me dit-il aussi. Il serait temps de s'en inquiéter, le 10 janvier. Cela pue l'arnaque, bien sûr. Cependant le détail le plus suspect est que cet ami est mort depuis bientôt dix ans. Il n'est pas rassurant de se sentir approché par les escrocs qui rôdent sur le net, mais on se console en les sachant mal renseignés. Dimanche 13 janvier 2019. Il n'est vraiment pas mal, le petit livre de Xavier Patier sur Horace à la campagne, il est même tout à fait charmant. On y évoque le peu que l'on sait de la vie de ce poète du premier siècle avant Jésus, né humble fils d'affranchi, devenu l'ami des princes, à qui son mécène Mécène offrit un petit domaine à la campagne. On y devise sur ce qu'a pu être sa conception du monde. L'auteur connaît son Horace sur le bout du doigt, le cite volontiers mais sans nous assommer, et en ayant la politesse de le traduire à chaque fois. Lecteur érudit, il se réfère aussi à différents auteurs de la même et d'autres époques. Le livre est savant mais le ton reste simple, parfois même confidentiel, quand interviennent des souvenirs personnels. Les dernières pages sont un dialogue imaginaire très amusant entre Horace et Patier. Il paraît que la première édition de l'ouvrage, en 2000, a disparu en grande partie dans l'incendie qui a ravagé un entrepôt des Belles Lettres. J'ai lu ce Horace dans la réédition de 2003 dans la collection de poche de La Table Ronde, nommée La Petite Vermillon, et non La Tablette Rondelette. Une allusion de la page 138, (le poète) «se moque des pertes d'argent, des fuites d'esclaves, des incendies», après au moins une autre sur le même sujet, m'intrigue et je me demande ce qu'il en était au juste, de ce destin volatil des esclaves. Mercredi 16 janvier 2019. Samedi dernier j'ai rejoint une deuxième fois les Gilets jaunes. Sans mon gilet, d'ailleurs, je l'avais oublié, j'ai défilé deux heures avec eux en manteau noir. Et sans grande conviction non plus, je dois dire. L'imprécision des objectifs ne m'aide pas à adhérer. Qui veut quoi, au juste? Parfois ce mouvement me fait l'impression d'un vaste foutoir aux mille nuances, dont certaines contradictoires, où tout un chacun peut trouver sa place, ou l'illusion d'une place, un peu comme un Mai 68 en plus terre à terre. Mais décidément je ne me sens pas bien à ma place au milieu de ces gens, même si beaucoup sont calmes, je ne supporte pas ici et là les brames, les coups de sifflet. Quel triste désert, dans l'âme du pauvre type qui trouve intéressant de souffler dans un sifflet. Le plus consternant, c'était peut-être les gars qui faisaient des doigts d'honneur en direction de l'hélicoptère, survolant la ville. On est là très en dessous du seuil de pauvreté mentale. Je me suis demandé encore qui dirigeait les opérations, qui décidait de mener le troupeau ici ou là. Je n'ai pu voir la tête du cortège, mais je suppose que je n'y aurais encore trouvé que des inconnus, dont je n'aurais rien su. Je me sens solidaire entre autres du côté proprement routier du mouvement, symbolisé par le gilet jaune. L'essence est chère en effet, et la part de taxes exorbitante dans son coût, mais il n'y a pas que ça. Il y a aussi le prix de l'autoroute, par exemple. Je ne dois pas beaucoup polluer en montant une fois par mois dans ma campagne, mais chaque aller-retour me coûte une bonne cinquantaine d'euros, entre le péage et le carburant. Quand on a mes ressources, on ne prend pas le volant inconsidérément. Il y a encore les exigences de plus en plus draconiennes

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du «contrôle technique» obligatoire et, sous prétexte de sécurité, le racket inouï des amendes, genre une centaine d'euros pour avoir traversé à 57 à l'heure un village désert. Cette pression fiscale routière n'a pas d'importance pour les gens friqués, qui ont de toute façon les moyens de se déplacer comme ils veulent, ni pour ceux, pas forcément riches, qui mènent une existence totalement urbaine. Mais il y a toute une population de ruraux et de rurbains pauvres ou pas très riches, qui en pâtissent, et que cela n'incite pas à voter pour les partis, de droite ou de gauche, qui appuient ce système. La violence provenant des manifestants est vraiment condamnable. Le vandalisme, parce qu'il est inutile et nuisible : il ne fait qu'aggraver les problèmes financiers du pays au lieu de les réduire, il est source de pollution massive, et surtout il discrédite le mouvement au lieu de le servir. Les excités qui restent sur place après la dispersion, dans le but stérile de se donner des sensations en agressant les flics, sont des imbéciles, et je ne pleure pas sur ceux d'entre eux qui se font secouer les puces. De l'autre côté il existe une «violence policière» incontestablement inhabituelle, exercée parfois sur des gens qui n'avaient rien fait pour justifier un tel traitement. Les premiers temps on aurait pu croire à de simples bavures, mais depuis lors le nombre de blessés graves, notamment à la tête, ne laisse pas de doute quant au fait qu'il y a là un degré de répression systématique et volontaire, que l'on n'avait guère vu appliquer aussi rudement contre les milices antifas et les bandes ethniques, quand il aurait fallu. Grosse différence aussi dans la réaction inexistante des autorités vis-à-vis des victimes. Cela est d'autant plus frappant, si l'on se rappelle en comparaison la sollicitude répugnante d'un François Hollande se précipitant au chevet du truand ethnique Théo. Il y a là des camps distincts, sans aucun doute. Un trait significatif, et qui me rend les Gilets jaunes sympathiques, c'est le silence massif et très évidemment méprisant du monde cultureux à leur égard. Ces gens d'ordinaire si prompts à la pleurnicherie humanitaire ont la charité sélective : Ouin-Ouin a ses préférences. Tous ces événements seraient dans l'ensemble assez ennuyeux s'il n'y avait de temps à autre des épisodes pittoresques. Ainsi l'assaut du boxeur Dettinger, qui ne manquait pas d'allure, et les sorties hilarantes des «experts», comme l'historien Sylvain Boulouque prenant le drapeau picard pour une bannière monarchiste, ou le sociologue socialiste Michel Wieviorka déclarant que le A encerclé des anarchistes est un «symbole d'extrême-droite». Cela met un peu de sel. Lundi 28 janvier 2019. Curieux destin de l'adjectif «faux». Depuis l'affaire des «vrais-faux passeports», remontant aux années 80, un certain esprit français, qui a la simplicité en horreur, ne pouvait plus se contenter du seul «faux» et mettait du «vrai-faux» à toutes les sauces. Avec le temps la mode passe, mais voilà maintenant qu'un courant anglomane, sourd au «faux», ne parle plus que de «fake». Plus de fausses nouvelles, place aux «fake news», et ainsi de suite. Samedi 2 février 2019. Ces derniers temps les livres s'accumulent sur ma table de chevet plus vite que je ne peux les lire, et ce n'est pas me rendre service que de m'en apporter de nouveaux, malgré quoi je suis reconnaissant au bienfaiteur, ignorant cet état de choses, qui m'a offert naguère Les terres du couchant, de Julien Gracq, que j'ai lu en priorité, par politesse d'abord, puis pour le plaisir de son style peu banal. Le narrateur raconte comment il quitte sa ville, peut-être la capitale du pays, pour rejoindre au terme d'un long voyage une région reculée, frontalière, en butte aux assauts d'une armée barbare. Il s'agit d'une publication posthume (Corti, 2014) et l'on a peine à croire qu'un texte aussi ouvragé n'ait pas été jugé assez abouti par son auteur pour le publier de son vivant. Il s'en dégage une impression étrange, d'une part à cause de l'imprécision spatiale et temporelle, les lieux étant irréels et l'époque mal définissable, d'autre part à cause de la forme peu balzacienne de ce roman, d'où les dialogues sont absents et où l'action se résume à peu

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de choses, l'essentiel du discours tenant dans la description d'objets et l'évocation d'ambiances, avec un foisonnement d'images et de comparaisons, souvent inattendues. J'ai remarqué un procédé consistant en ce que de temps à autre un détail brutal (les envoyés empalés, p 19, les oreilles coupées d'un serf, p 61, etc) nous fait soudain écarquiller les yeux, mais n'est suivi d'aucun développement. Un trait que je n'ai pas aimé est le tic de l'auteur mettant ici et là, toutes les quelques pages, un mot en italique, à chaque fois j'ai l'impression qu'il nous tend un écriteau disant «Attention, profondeur». Il y a aussi parfois quelque naïveté, comme dans l'évocation p 89 sq de femmes circulant sans être inquiétées dans une région hors la loi. Mais dans l'ensemble cette lecture dépaysante est très appréciable. Lundi 4 février 2019. J'ai l'impression que les réseaux sociaux sont de plus en plus envahis par la pub (le harcèlement sponsorisé). Et par ailleurs de plus en plus fliqués par la censure (le harcèlement humaniste). Je me demande s'il y a un rapport entre les deux tendances. Jeudi 7 février 2019. Avec ses grands yeux, ses gros sourcils, ses grandes narines, sa grande bouche, ses grosses dents, son front bas, et ses grosses idées, la députée américaine Alexandria Ocasio-Cortez présente un mélange effrayant d'idiotie et de pleine forme. Samedi 9 février 2019. J'aime bien les silhouettes de bonshommes que l'on trouve dans les dessins primitifs ou préhistoriques, comme le petit archer qui sert de logo aux éditions Seix Barral, à Barcelone. Celui-ci m'intrigue car il semble courir vers la gauche mais en tendant ses armes vers la droite. Je me demande si l'image a été choisie pour cette posture paradoxale, ou façonnée à partir d'un modèle différent. Samedi 16 février 2019. Rêvé de cette phrase, la nuit dernière : «Il pue le look, Marx». Mardi 19 février 2019. Il y a dans l'angle sud-est de la place Pey-Berland, entre la rue du Loup et le cours Alsace-Lorraine, une belle façade large de huit fenêtres. Entre certaines de celles du premier étage figurent de grands médaillons ovales vides, au pourtour gravé, qui semblent destinés à accueillir une décoration, pour l'instant absente, peut-être pour toujours. Jeudi 21 février 2019. Dans le sillage des Terres du couchant, j'ai emprunté un autre Gracq, son volume de Lettrines (1967) dont la forme naturellement m'attire : des notes brèves et détachées, quoique pas toutes sans ordre, mais parfois regroupées par proximité de sujet (jugements littéraires, souvenirs de jeunesse et d'enfance, impressions géographiques) avec ici et là quelques observations et anecdotes ponctuelles. Ces notes m'ont touché inégalement. L'auteur évoque une paire de fois Céline (p 80 & 152), avec un respect d'autant plus notable qu'il ne va pas de soi, vu leur différence de style. Il charrie méchamment Flaubert, dont il compare la prose à l'avancée d'un «convoi pesant» (90). Dans ses allusions historiques et politiques, il ne se prive pas d'évoquer les tyrannies de gauche (75, 94 et ailleurs). Il a quant aux Hébreux cette remarque bizarre, presque incongrue, «j'ai vu pendant la guerre l'étoile jaune donner soudain port, noblesse, et je ne sais quel feu ensorcelant à certaines Juives» (89) et quant à l'islam ce constat sévère, selon lequel «le monde où la civilisation s'est faite n'a connu véritablement que deux fléaux absolus ... : le déluge et la conquête turque» (90). Il y a deux évocations de rêve (93, 156). Dans la seconde l'auteur croit avoir visité «la petite ville de Berthet (?) dans le Périgord». C'était une occasion, il y avait longtemps que je n'avais rouvert mon Atlas Michelin, selon lequel il n'existerait aucune commune de ce nom en Dordogne ni ailleurs en France, tout juste un Berthez en Gironde, dans le Bazadais.

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J'ai bien aimé la comparaison des rues étroites de Venise à des «couloirs de maisons» (99). J'ai aimé et photocopié pour deux amis les pages évoquant la passion d'enfance pour le boomerang (112-117) et le beau «Tableau de la Bretagne» (189-197), brillant mais conclu par un méchant trait sur la «laideur accablante de Paimpol», qui paraît injustifié au vu des photos que j'en ai trouvé. En voyant évoquée p 112 la personne d'un parrain, je me suis dit que voilà bien un type social en régression, de nos jours, y a-t-il encore des parrains et où se cachent-ils? Je n'ai pas aimé l'affirmation que les pinèdes des Landes sont «laides» (210), elles ne me font cette impression ni vues de loin, ni de près. Pas bien compris non plus le parti pris de Julien pour Nantes et contre Bordeaux : il se sent «à l'aise dans (s)a cité» de Nantes, pour lui d'essence campagnarde et où il goûte le muscadet, «petit vin paysan», mais il déclare à propos de Bordeaux, qu'il ne nomme même pas, se contentant de métonymies hautaines : «je ne me plairai jamais aux bords de la Garonne, dans la ville aristocratique du Pavé des Chartrons» (216). Pour ma part, plébéien fortuit des Chartrons, cette rhétorique me laisse froid. Un bénéfice appréciable de cette lecture a été de découvrir p 140-141 une contribution indirecte à ma vieille enquête visant à établir sur quels arbres les Anciens faisaient monter la vigne. Dans un paragraphe sur l'île joliment nommée Batailleuse, située dans le coin de l'auteur, en amont de Nantes, il observe «Çà et là des plants de vigne abandonnés, redevenus sauvages, qui grimpent encore et s'entrelacent aux ormeaux», ce qui conforte les données que j'avais déjà réunies sur le binôme vigne-orme. Lundi 25 février 2019. Aujourd'hui j'ai passé dans Facebook une photo qui a plu, et dont j'étais gêné de ne pouvoir citer l'auteur. C'est un nu, en noir et blanc, trouvé je ne sais quand ni où sur le net et qui traînait dans mes archives. Il me semble qu'à première vue on aperçoit surtout la forme sombre d'une énorme feuille de plante exotique, vaguement ronde mais creusée de profondes zébrures, puis on distingue que ce n'est que l'ombre de cette feuille, qui couvre presque entièrement le buste d'une femme. La photo est cadrée de sorte que le regard peut descendre le long du ventre mais pas jusqu'au pubis, cependant qu'en haut la vue s'arrête à la gorge, la tête restant hors champ, si bien que le principal point de mire est la superbe paire de nichons paisibles, non dressés, mollement offerts en spectacle. Un charme de la photo est que ledit spectacle ne saute pas aux yeux mais requiert un effort d'attention, du fait que l'ombre y jette un voile. Je doute que cette image ait été fortuitement réussie par un amateur, c'est j'imagine le travail d'un maître, et tôt ou tard un connaisseur me fera savoir qui. (PS. C'est Emilio Jiménez, m'apprend-on). Mercredi 27 février 2019. Il me semblait avoir déjà constaté que Peter Handke n'était pas un auteur bien à mon goût, malgré quoi l'autre jour j'ai essayé de lire son livre La courte lettre pour un long adieu, que le hasard me présentait. J'ai tenu jusqu'à la page 15 (ça commence à la 13). Si certains écrivains sont des générateurs d'ennui, Handke entre dans la catégorie des surgénérateurs. Vendredi 1 mars 2019. Vendredi dernier j'ai passé la journée au bois de Sansou, à Cunèges. Je me demandais depuis quand je n'y étais retourné. J'en retrouve la trace sur un calendrier, c'était le dernier week-end de février de l'année dernière, cela faisait donc un an. Je ne sais jusqu'à quand j'aurai le courage de faire le voyage. A chaque fois je me dis que c'est peut-être la dernière. C'est d'autant plus loin maintenant que j'habite en ville, et que je dois d'abord aller en tram depuis les Chartrons jusqu'au campus pour prendre la voiture. M'étant réveillé à 5 heures et demie, je ne me suis pas recouché. Je suis sorti de chez moi à 6:20, j'étais dans le tram à 6:30, au volant vers 7 heures. Comme à chaque fois ces dernières années, en arrivant dans la contrée je me suis arrêté au Leclerc de Sainte-

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Foy acheter quelques vivres. Il était 8:30, j'ai fait l'ouverture. Il est immense, j'aime bien ce magasin. J'en suis reparti à 9 heures, j'étais à Cunèges vingt minutes après. J'ai descendu à pied le chemin d'accès trop boueux pour la voiture. En arrivant j'ai vu un écureuil au bord du chemin, seul animal du jour. Mon cabanon tient encore. J'avais apporté de la ville quelques documents secrets froissés en boule, quelques pommes de pin bien sèches. Avec ça le feu est parti à la première allumette, mais après il a brûloté laborieusement toute la journée parce que le bois sur place n'était pas aussi sec, même celui sous abri. Je venais le relancer de temps en temps. J'ai passé la première moitié de la journée à visiter la partie sud du terrain, la deuxième la partie nord. Il y a les bonnes surprises et les mauvaises. Dans les mauvaises, quelques assauts d'ortie ici et là dans les lisières, j'espère qu'elles ne s'étendront pas trop. Il y a surtout l'énorme quantité de bois tombé, en particulier les arbres entiers, dont certains trop gros pour que je puisse les débiter moi-même, et qui vont gêner certains passages. Tous ces écroulements de bois tombent ici et là sur de jeunes arbres, qui vont mourir ou rester estropiés, si l'on ne fait rien. J'y ai remis l'ordre que je pouvais. La nature ce n'est pas seulement le bordel, c'est l'indifférence au bordel. Il y a aussi les buis qui crèvent les uns après les autres, maintenant qu'une épidémie les ravage partout dans le pays. Les sept ou huit pieds que j'avais plantés, tous dans des endroits pierreux, n'ont jamais beaucoup profité, aucun ne dépasse un mètre de haut. Certains gardent bonne mine, d'autres sont attaqués, d'autres sont déjà complètement morts et dépouillés de leur petit feuillage. Il y avait un pied de buis que m'avaient offert ma mère et mon fils, qu'on avait planté dans un endroit sans cailloux, et qui lui avait littéralement explosé, atteignant rapidement les trois mètres de hauteur et autant de large. Maintenant lui aussi est complètement déplumé. Dans les bonnes surprises il y a quelques plantes sur lesquelles je ne comptais plus et qui finalement persistent. Deux ou trois lauriers et surtout un houx, que j'avais naïvement apporté ici, où ce n'est pas sa place, et qui a végété misérablement des années, mais vient de faire une grande tige droite. A midi j'ai mangé mes crevettes, une sur deux crue et l'autre grillée sur la braise, fichée sur une baguette de prunellier, faute de brochette. J'avais aussi un peu de jambon, du pain, des mandarines. Le bon point est que j'aime toujours être là, parcourir les différentes ambiances du lieu, avec mes pieds dans des bottes et mes mains nues, mon sécateur et ma scie d'élagueur. J'ai fini la journée dans la partie la plus en aval, là où le ruisseau fait une cascade petite mais toujours assez bruyante, même quand il n'y a pas beaucoup d'eau, comme en ce moment. Je suis reparti après six heures, et bien rentré. Dans le tram, au retour, je m'endormais. Je ne devais pas avoir grande allure avec mes mains sales et couvertes d'éraflures, mais j'étais assez content de ma journée. Dimanche 3 mars 2019. Un beau jour du mois dernier, en passant à l'Emmaüs d'Asnières la Giraud, je suis tombé sur un petit livre que je souhaitais retrouver depuis longtemps, le Carnet d'un biologiste de Jean Rostand, non dans l'édition originale de 1959 mais dans sa réédition de 1971 en Livre de Poche, dont j'ai tout de suite reconnu la couverture à fond bleu et rose. Ce fut dans ma jeunesse une de mes premières lectures de livre pour adulte, et sans doute la première dans le genre des pensées, qui deviendrait plus tard un de mes favoris. Rostand donne à un moment une définition concrète, pour ainsi dire spatiale, des «maximes», qui sont «une réflexion placée entre deux blancs». «Quand j'admire un livre, c'est que j'y ai trouvé quelques phrases à mâchonner», observe-t-il, et pour ma part celle-ci est une des trop rares que j'aie retenues de ce mince volume non sans charme, mais qui dans l'ensemble m'a paru assez fade. J'en citerai aussi cette pique, que l'on pourrait aujourd'hui encore, soixante ans après, adresser aux pleurnicheurs professionnels de l'université : «Recherche scientifique. Alibi trop commode que de se retrancher derrière l'insuffisance des crédits. Cela ne coûtait rien de découvrir la pénicilline, de fonder la théorie chromosomique de l'hérédité en croisant des mouches du vinaigre, de

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réaliser la parthénogenèse traumatique de la grenouille, de transplanter dans l'oeuf des noyaux d'embryon, etc.» Lundi 4 mars 2019. J'étais à la Croix ce week-end et chaque après-midi j'ai travaillé quelques heures au bois de la Rigeasse, où j'essaye d'éclaircir peu à peu une zone encombrée de troncs d'ormeaux à demi-tombés, enchevêtrés de lierre. Vendredi à un moment j'ai vu s'envoler un oiseau que j'avais dû déranger, et qui a disparu aussitôt. Une silhouette d'assez gros rapace, que je n'ai pu identifier, mais qui m'a fait penser au hibou moyen-duc, vu à deux reprises au même endroit il y a quelques années. Le lendemain samedi même scène, mais cette fois-ci l'animal se pose non loin, à une quinzaine de mètres, et je reconnais bien un hibou moyen-duc, à ses aigrettes dressées. Je me demande si cela peut être le même individu vu en 2010. Le détail étrange est que le hibou, qui m'a sûrement vu, puisqu'il est parti à cause de moi, s'est installé sur une branche bien en vue et me tourne le dos, comme nullement inquiet. Peut-être est-ce parce qu'après m'avoir regardé travailler un long moment, car j'étais bien là depuis deux heures quand il s'est envolé, l'oiseau a conclu que je ne représentais aucune menace, juste un dérangement. Je regrette maintenant de ne pas avoir essayé de me rapprocher de lui. Hier dimanche j'ai cherché à le revoir, sans le trouver. J'espère que mes travaux ne l'ont pas fait fuir définitivement. Mais ce bosquet étant isolé au milieu des champs, il aurait du mal à trouver une autre résidence. Mardi 5 mars 2019. Je remercie Hubert Duprat d'avoir eu la bonne idée de me faire parvenir un exemplaire du petit livre qu'une certaine Natacha Pugnet consacre à son oeuvre intitulée Volos (Editions Fage, 2019). Volos est une sculpture minimale, formée d'un pain d'argile rectangulaire laissé intact, encore enveloppé de son film plastique transparent, et dans lequel est fichée une hache préhistorique en pierre polie, l'ensemble présentant le vague aspect d'une statuette anthropomorphe primitive, réduite au tronc et à la tête. Il y a de prime abord quelque chose de choquant dans cette oeuvre, de par l'aspect brutal de sa facture, aussi du fait qu'y soit réduite au statut de simple élément la hache néolithique, dont la forme parfaite constitue en soi un assez bel objet de contemplation, sans qu'il soit besoin d'y ajouter rien. A cet égard la présente étude fait office de glose utile, car les considérations de l'auteur sur les caractéristiques de Volos et ses significations possibles, les rapprochements avec d'autres sculptures de l'artiste (entre autres la remarquable installation psychédélique de pots de fleurs emboîtés au musée de Lattes) et certains objets anciens, permettent en effet d'appréhender l'oeuvre tout autrement qu'elle n'apparaît à première vue. Natacha Pugnet rappelle l'incidence sur ses créations du savoir de Duprat, non simple amateur mais réellement versé dans les sciences naturelles et l'archéologie. Volos tire son nom de la ville de Grèce où se trouve, dans un musée, une figurine antique ayant inspiré l'oeuvre présente. L'ouvrage montre les photos de trois exemplaires de Volos. Il est précisé que dans le premier, la hache utilisée avait été découverte par Duprat lui-même, dans sa jeunesse. Pour plus de détails je renvoie le lecteur à cette petite monographie sérieuse et bien faite. Pour ma part sa lecture n'a pas manqué de me rappeler l'époque, il y a quelques années, où séduit par la belle forme de ces haches néolithiques, j'avais tenté en vain de m'en procurer une, en cherchant non dans les champs mais dans les petites annonces. En particulier j'en avais convoité une qui me plaisait par son aspect sur la photo en ligne, mais sa petite taille, dans les 7 cm si je me souviens bien, me démotivait. Interrogé, le vendeur m'avait expliqué que ces haches, une fois ébréchées, devaient être retaillées dans un format inférieur. Le livret sur Volos évoque de son côté l'hypothèse que certaines haches à destinée votive aient été directement fabriquées en miniature. Une photo présente une belle collection d'une quarantaine de haches en pierre polie de toutes tailles, provenant du monde entier, disposées en éventail et tournées toutes dans le même sens, tel un banc de poissons minéraux. On aimerait y lancer un filet.

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Jeudi 7 mars 2019. Ces jours-ci dans le tram j'ai lu un recueil de textes de Jacques Perret publié en 2004 par le Dilettante sous la forme bizarre d'un livre tête-bêche, comportant d'un côté un choix de sept articles, de l'autre une série de trois nouvelles. Tous ces écrits ont pour cadre la Guyane française, où l'auteur avait séjourné dans le début des années 30. Une singularité est qu'il s'agit là d'un livre sur la Guyane dans lequel il n'est jamais question du chef-lieu Cayenne, mais seulement de la région du fleuve Maroni, qui sert de frontière à l'ouest avec la Guyane alors hollandaise, maintenant le Suriname. Une autre bizarrerie est que les Indiens, très présents, sont désignés plusieurs fois comme étant des Emerillons, soit des locuteurs d'une langue tupi, or les rares mots indigènes cités (pakira, calimbé, ...) relèvent du caribe, en effet parlé par d'autres ethnies du coin, notamment les Wayanas. J'ai d'abord lu les articles, réunis sous un titre amusant (dû à l'éditeur, semble-t-il), Un Blanc chez les Rouges, mais que j'ai trouvés dans l'ensemble assez insipides et inconsistants. Les trois nouvelles, piquées dans un recueil préexistant, et ici rééditées sous le titre de la première, L'aventure en bretelles, m'ont fait bien meilleure impression, il y a vraiment de l'ambiance et du caractère, qui manquent aux articles. Vendredi 8 mars 2019. Très naturellement l'article du Wikipedia anglophone sur le «Yellow vests movement» divise son «Timeline» en paragraphes portant la date de chaque samedi de manif et le numéro de l'acte correspondant («17 November : Act I» etc) selon l'usage général qui s'est établi. Mais dans le Wikipédia francophone, l'article sur le «Mouvement des Gilets jaunes (France)» mentionne à peine cet usage, et celui consacré spécialement au «Déroulement du mouvement des Gilets jaunes en France» opte pour un découpage par semaine («Du 17 au 23 novembre 2018» etc) qui passe la formulation par actes complètement sous silence. Il y a là un choix idiot. Mercredi 13 mars 2019. Un interlocuteur, à qui je confiais que je n'aimais pas beaucoup le cinéma espagnol en général, et surtout pas celui de Buñuel, m'a suggéré de voir au moins Belle de jour, chef d'oeuvre indiscutable à ses yeux. Eh bien c'est fait, je viens d'emprunter et de regarder ce film, et je dois dire que je ne l'ai pas admiré. Passe encore qu'il y ait là des acteurs que je n'ai jamais bien appréciés, Piccoli et Deneuve la Fade. Mais surtout cette histoire, quelle foutaise, quel misérable petit ramassis croupissant d'actes sans intérêt, où le répugnant le dispute au ridicule. Penser en outre qu'avec ces âneries, le laborieux génie de gauche s'imaginait «lutter contre la bourgeoisie», haha, quelle pauvreté. E. Vendredi 15 mars 2019. Je repense au cachiri, dont parle Perret dans un des articles du livre sur la Guyane évoqué l'autre jour. Le cachiri est le nom de certaines réunions festives des Indiens, et celui de la boisson qui coule à flots en ces occasions. C'est une sorte de bière de manioc, l'équivalent je crois de ce que les Tupis du Brésil nomment cauim, et de certaines variétés de la chicha des Andes. La méthode traditionnelle de préparation, en usage du temps de Perret, et je le crains de nos jours encore, inclut une étape où les femmes du village mâchent longuement le manioc avant de le recracher dans les récipients, car les enzymes de la salive favorisent la fermentation du breuvage. Je trouve cette méthode peu glorieuse pour ce qui est de la répartition des tâches, et franchement répugnante quant à l'hygiène. Souhaitons à ces buveurs de découvrir les avantages de l'industrie moderne. Samedi 16 mars 2019. Par un coup de chance inattendu, je suis invité à exposer mes collages pendant le mois de juin, dans le centre de Bordeaux. Cette perspective me réjouit, naturellement, elle m'inquiète aussi un peu. Je n'ai pas encore décidé si j'exposerai seulement des oeuvres récentes ou si j'en inclurai de plus anciennes, façon rétrospective. J'y réfléchis en passant ma collection en revue. Un détail m'intrigue, dans la longue série de portraits hybrides formés en imposant sur un visage le regard d'un autre visage, c'est que plusieurs sont des portraits androgynes (regard féminin

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dans un visage masculin, ou l'inverse). Dans la vie sociale, ce genre de personnalité ambiguë ne m'attire pas spécialement, elle me mettrait même plutôt mal à l'aise, mais en art cette bizarrerie ne me gêne pas, je m'en accommode. Jeudi 21 mars 2019. Hier soir j'ai regardé le débat entre Eric Zemmour et Yacine Belattar, diffusé avant-hier dans une émission de Pascal Praud, l'homme aux lunettes rouges. Cela peut paraître une drôle d'idée, que d'organiser une discussion sur le thème «Qu'est-ce qu'être Français aujourd'hui» en invitant pour cela deux citoyens d'origine étrangère, un Berbère juif de droite et un Berbère musulman de gauche. Pourtant, sans être passionnant, c'était intéressant, au moins autant que si l'on avait convoqué là un Français de souche qui aurait passé son temps à s'auto-flageller. J'ai bien aimé Zemmour, égal à lui-même, je suis en général d'accord avec ses analyses. Belattar, que je ne connaissais pas, ne m'a pas fait grande impression, je l'ai trouvé agressif, vulgaire, fuyant, pas très malin. Zemmour a remis sur le tapis son dada des prénoms. On peut le chipoter là-dessus mais dans le fond il a raison, il est vrai que l'adoption de prénoms français marquait chez les immigrés de jadis une volonté d'intégration, dont ceux d'aujourd'hui ne se soucient plus beaucoup. Belattar a très bêtement accusé Zemmour d'être responsable de la tuerie de Christchurch, en Nouvelle-Zélande, sous prétexte que le massacreur d'une cinquantaine de musulmans se référait comme Zemmour au concept de «Grand Remplacement». Or il est faux de prétendre qu'un même constat de bouleversement démographique inspire nécessairement les mêmes actions, et Zemmour a eu beau jeu de rétorquer que l'islam était plus sûrement coupable des centaines d'assassinats d'Occidentaux perpétrés sans cesse par des musulmans. Les deux orateurs n'en sont pas venus aux mains, fort heureusement, mais il y avait entre eux une telle hostilité qu'elle augure mal, si l'on veut y voir un signe, de l'avenir des relations entre «communautés» dans le pays. La discorde a encore de beaux jours devant elle. Samedi 23 mars 2019. Tim Pike a publié dans son blog Invisible Bordeaux un troisième volet de son enquête sur les horloges de la ville, et je ne suis pas peu fier d'y avoir contribué par deux signalements. Dimanche 24 mars 2019. Mon aide de camp a bien voulu photographier pour moi un pochoir remarqué dans la rue, sur un mur des Chartrons. Il représente un diamant inscrit dans un coeur, me semble-t-il. J'aime bien cette image fine et simple. Je me demande qui en est l'auteur, et ce qu'elle signifie pour lui ou elle. (PS. «Le cœur de diamant, c'est un topos de la poésie amoureuse, depuis Pétrarque jusqu'au romantisme au moins», nous enseigne Carnif Low.) Lundi 25 mars 2019. On me signale dans ce catalogue (Images sauvages) de la librairie parisienne Lecointre et Drouet, la page 24, où est mise en vente une série de petits fascicules d'une trentaine d'auteurs, que j'avais publiés en photocopie dans les années 80 sous le titre Poqo. Le catalogue date d'octobre dernier. Cette rare mention publique et la mise à prix (1200 euros) ne me rapportent rien mais me flattent en quelque sorte. Samedi 30 mars 2019. Je me souviens de ma surprise, la première fois que j'ai entendu le «Paris-New York» de Jacques Higelin, un soir sur France-Inter, encore chez mes parents. Il y avait là toute la sensualité agressive propre à séduire le jeune homme. C'était le premier album rock de Higelin (BBH 75) et un excellent cru, ne comptant que huit titres mais tous presque aussi réussis que ce «Paris-NY» («Cigarette», «Oesophage boogie»...). J'ai dû découvrir vers la même époque, peu avant ou peu après, ses deux albums précédents, d'un genre plus poétique, parfois un peu niais, Higelin et Areski (1969) et Jacques Crabouif Higelin (1971). Du premier, je ne retiens que le titre de la chanson «Je veux des coupables», qui conviendrait si bien aux Grands Censeurs-Pleurnicheurs de notre temps, et

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le terrible incipit de «Remember» («Je mourrai dans une voiture carbonisée...»). Du second, la chanson «Je suis mort, qui qui dit mieux» et, au début de «Tiens j'ai dit tiens», la voix d'enfant disant «Avant des époques, là, j'sais plus quoi» (qui m'a bizarrement inspiré une de mes expressions favorites, «dans les époques»). Des albums rock postérieurs, je n'aime pas grand chose. Deux chansons dans Irradié (1976) : «Rock in chair» (peut-être ma préférée de Higelin) et «Le courage de vivre» (qui me fait rigoler par son emphase). Deux autres dans Alertez les bébés (1976) : «Le minimum» (surtout pour la phrase «Juste ce que tu sais faire, le minimum») et «Je veux cette fille», qui est drôle. Dans No man's land (1978), seule «Denise» m'amuse. Après j'ai décroché, j'étais déjà plus assez jeune. Dimanche 31 mars 2019. Chaque fois que je tombe sur un de ces trois adjectifs : enfantin, infantile, puéril, je me demande comment il se fait que l'usage n'ait pas éliminé au moins l'un d'eux, alors qu'ils sont assez exactement synonymes, au sens propre comme au figuré (à cette nuance près qu'au sens figuré, «enfantin» veut plutôt dire «simple, facile», et les deux autres «ridicule, pas sérieux»). Mais quelque nécessité linguistique mystérieuse maintient en activité ce brelan lexical, là où une paire suffirait largement. Lundi 8 avril 2019. Dans les débats publics, la question de l'économie est celle qui me laisse le plus perplexe. On entend des experts également savants défendre avec conviction les points de vue les plus opposés, des plus à droite aux plus à gauche, des plus libéraux aux plus dirigistes, des plus libre-échangistes aux plus protectionnistes. Je n'en tire aucune religion, qu'un attachement à la prudence. J'approuverais que l'on traite des affaires publiques à la façon dont je traite des miennes, en évitant le crédit, en s'interdisant de dépenser l'argent qu'on n'a pas, en refusant les dépenses inutiles, en considérant qu'il n'y a ni petit profit, ni petite perte. En gardant à l'esprit le double sens du mot économie (épargne et gestion) et celui du mot fortune (chance et richesse). En n'oubliant pas qu'un sou est un sou, quelle que soit la monnaie du pays. Vendredi 12 avril 2019. C'est le printemps et tout soudain voilà qu'une université de ma connaissance se retrouve copieusement tapissée par une campagne d'affichage avec photos, dessins et inscriptions en grosses lettres sur le thème «Stop aux violences sexistes et sexuelles dans l'enseignement supérieur». Avec des slogans d'une profondeur philosophique vertigineuse, comme «Les amphis sont le lieu de l'émancipation, pas du sexisme», ou «A l'université, les violences sexuelles ne sont pas au programme». N'étant pas un spécialiste en casuistique humaniste, j'ignore encore la nuance d'opprobre qui distingue les violences «sexistes» et «sexuelles», mais je devine que dans tous les cas il doit s'agir des méchancetés que les vilains hommes infligent sans cesse aux gentilles femmes victimes innocentes. Fichtre, ce n'est pas une mauvaise idée que ce déluge de propagande : j'imagine le nombre de rustres qui, à la vue des affiches, vont aussitôt se dire holà, il est grand temps que je me corrige. Et sans doute il est très judicieux de viser en particulier, parmi tous les milieux sociaux du pays, celui de l'enseignement supérieur, où il est connu que le problème des dites violences fait des ravages incomparables. Ces affiches portent divers sceaux, comme celui du ministère dudit enseignement supérieur, et ceux de plusieurs officines : ANEF (Association Nationale des Etudes Féministes), CPED (Conférence Permanente des chargés de mission Egalité et Diversité), CLASCHES (Collectif de Lutte Anti-Sexiste Contre le Harcèlement dans l'Enseignement Supérieur)... J'aimerais bien connaître les identités personnelles des colonies de parasites subventionnés qui grouillent derrière ces enseignes claires-obscures. Et accessoirement savoir combien ils ou elles palpent, pour ces belles réalisations. Samedi 13 avril 2019. Les Editions Cormor en Nuptial, de la région de Charleroi, m'ont fait l'honneur de recourir à mes services pour traduire en

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français, cet hiver, deux petits volumes de Crad Kilodney, dont le premier, Trois contes, vient de paraître. Ces trois contes («O'Driscoll, étrangleur de poules», «Préparation spirituelle à la castration», et «Le chien du gardien de la centrale nucléaire nazie») sont extraits du recueil Suburban chicken strangling stories, de 1992. C'est du même recueil que provenait «La vie sans drame» («Life without drama») que j'avais mis en ligne il y a une dizaine d'années (Ld 464). C'était une histoire on ne peut plus calme, puisqu'il ne s'y passait exactement rien, au contraire de ces trois pièces agitées. Ce ne sont pas les premières vers lesquelles se serait porté mon choix, peut-être parce que leur teneur sexuelle bizarre m'incommode quelque peu. Mais leur humour noir provocant porte indubitablement la marque de l'auteur. J'aime bien la chute au ton médical froid des deux premières, et l'uchronie de la troisième, dont l'action se déroule dans l'après-guerre d'une Allemagne imaginée victorieuse. Dimanche 14 avril 2019. Il me faudrait un page, pour m'aider dans mes tâches. Pôle Emploi aide-t-il à recruter un page? Lundi 15 avril 2019. Quelqu'un s'était introduit dans la cour et s'avançait vers la maison en poussant des hurlements effrayants. Je n'arrivais à voir qui c'était ni par la fenêtre du salon, ni par celle de la chambre. Je sentais que l'intrus allait faire irruption dans la maison d'un instant à l'autre en défonçant la porte ou une fenêtre. Je cherchai du regard quelque bâton pour me défendre, et ne trouvai qu'une mince latte de bois appuyée contre un mur. Quand je la saisis, elle se cassa en deux. J'empoignai quand même les deux bouts à la fois, en me disant que j'étais là bien mal armé. L'inquiétude arrivant à son comble, je m'éveillai, échappant ainsi à ce rêve horrible. Vendredi 19 avril 2019. Ce qui ajoutait à la consternation lundi soir, pendant l'incendie de Notre-Dame, c'est qu'il pleuvait inutilement sur Bordeaux, comme on aurait voulu qu'il pleuve sur Paris. La désolation générale qui s'en est suivie avait quelque chose de réconfortant. Le monde entier compatissait et disait non, tout mais pas ça. Cela m'a rappelé, à l'échelle de mon microcosme, les réactions au lendemain de l'incendie du château de Dampierre en 2002, qui avait là aussi détruit la charpente et la toiture : possédants et manants, tout le monde était accablé. Dans le cas présent la désolation n'est pas si générale, pour être exact. Il y a eu aussi les ricanements hyéneux ou les éclats de joie que l'on pouvait attendre de certains. Je suppose qu'au moins dans les premières heures, tout le monde s'est demandé s'il s'agissait encore d'une attaque terroriste. Le cours des choses étant ce qu'il est, il aurait fallu être bien niais pour ne pas y penser. La hâte des autorités à assurer que le feu était accidentel a renforcé les soupçons plus qu'il ne les a dissipés. Le complotisme a sans doute un boulevard devant lui, d'autant que l'enquête s'annonce longue. Dimanche 21 avril 2019. Vu A serious man, des frères Coen (2009). Film très judéo-juif, racontant l'histoire d'un professeur d'université dans les années 60, sur qui s'abat une avalanche d'ennuis qu'il n'a pas mérités. J'ai bien aimé, malgré le bizarre prologue en yiddish auquel je n'ai rien compris. B. Lundi 22 avril 2019. J'ai rêvé que Lucien Suel me présentait son nouveau Silo, qui paraissait maintenant sous la forme d'une revue de poésie au format A5 archétypique, mais bien imprimée, sur un papier plus souple que celui des photocopies d'antan. Je m'attardais sur la page des explications éditoriales et m'étonnais du prix de l'abonnement, 14,80 euros. Pourquoi précisément cette somme, lui demandai-je. Tu as mal lu, me reprit-il, c'est plus exactement 14,83 euros. Je comprenais alors que le prix avait été ainsi fixé par plaisanterie. Au réveil, ce détail me rappelle un incident

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de jadis, quand un fâcheux s'en était pris aux livrettes de poète «à 2,63 euros». Mais je ne vois pas ce qui explique une telle réminiscence. Mardi 23 avril 2019. Je ne joue jamais aux cartes et je n'ai guère le goût du jeu, mais j'aime bien les jeux de cartes, comme objets. Je dois en avoir déjà quatre ou cinq et naguère en visitant Noz j'ai cédé à la tentation d'en acheter bon marché un nouveau, moins pour son esthétique que pour son exotisme. Le paquet porte des inscriptions en caractères romains et cyrilliques parce que ce sont semble-t-il des «plastic coated playing cards» produites par des Chinois à l'intention des Russes. La société Ningbo Three A ou AAA ne donne qu'une adresse mail et ses numéros de téléphone et de fax, mais serait établie à Cixi City, au sud de Shanghaï. Les cartes sont très agréables à manipuler, les figures correctement dessinées sans plus, le verso couvert de lignes obliques noires et rouges qui forment des losanges en se croisant (ce genre de décoration doit porter un nom, que j'ignore). Une curiosité est qu'il s'agit d'un jeu non de 32 mais de 36 cartes, les chiffres représentés allant du 10 au 6, et non au 7. L'as, le roi, la dame, le valet, portent les initiales T, K, D, B, pour Tuz, Korol, Dama, Balet, d'après ce que je déchiffre dans Wiki. Ces cartes sont un peu belles, je suis un peu content de les posséder. Mercredi 24 avril 2019. Le titre ne l'indique pas mais Le désir de guerre, paru il y a vingt ans et reparu depuis, fait partie des livres dans lesquels Frédéric Roux prospecte la veine familiale. Il a consacré d'autres ouvrages à ses parents, celui-ci porte principalement sur son grand-père maternel, revenu de la Grande Guerre avec une jambe en moins, et accessoirement sur sa grand-mère, avec brèves apparitions du père et de la mère. Ces pages de souvenirs familiaux sont de mes préférées, pour les traits pittoresques typiques du milieu social, ou au contraire pour les traits atypiques, puisque nul ne se résume à sa sociologie, enfin pour l'humour dont l'auteur nous fait de temps en temps profiter (lire ici la page sur le collègue de son père, électricien automobile et très myope mais passionné de pilotage à grande vitesse, qui «accumulait ... des accidents dramatiques dont il sortait, par miracle, toujours indemne, mais pas ses passagers : sa femme avait en permanence un membre dans le plâtre, différent à chaque saison...»). A plusieurs reprises l'auteur étend son propos à des considérations générales sur cette Guerre mondiale ou sur la guerre tout court, considérations qui parfois m'indiffèrent soit parce que je ne suis pas d'accord, soit parce que tout simplement je n'y comprends rien. Mais j'ai prisé quelques remarques : ainsi l'énumération de plusieurs «idées reçues» («il y eut peu de désertions et peu de révoltes ... il y eut à proportion plus d'officiers tués que de soldats, plus d'instituteurs que de paysans, les troupes coloniales ne furent pas systématiquement utilisées comme chair à canon en première ligne... Et peu de viols...»), ou l'observation que le plus souvent la violence n'est pas spectaculaire, tout se passe très vite «et l'on n'a rien compris». L'ouvrage cite volontiers des inévitables comme Jünger et Céline, mais aussi des sources plus inattendues, telles la chanson «Frou-frou, frou-frou / Par son jupon la femme / Frou-frou, frou-frou / De l'homme trouble l'âme», ou encore cette saillie attribuée à Walter Benjamin, qui aurait déclaré que «Le fascisme se compose de deux choses : le fascisme proprement dit et l'anti-fascisme», axiome plus véridique aujourd'hui que jamais, mais comme il n'est pas référencé, comme je n'en trouve écho nulle part, et comme l'auteur lui-même avoue ne plus savoir où le retrouver, j'en viens naturellement à me demander s'il ne l'a pas un peu bricolé, voire inventé, mais après tout, comme l'on dit, si ce n'est vrai, c'est bien trouvé. Jeudi 25 avril 2019. Quel merveilleux musée que le marché des antiquaires, aux Quinconces. Je ne me lasse pas d'y flâner, quand j'ai un moment. Dommage qu'il ne dure que quinze jours au printemps et quinze autres à l'automne. Je le verrais bien rester toute l'année, au lieu qu'il cède la place aux manèges et aux cirques.

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Vendredi 26 avril 2019. Cette lettre B marquant la carte à jouer russe du Valet, m'inspire l'idée que l'expression bizarre «con comme un balai», d'origine incertaine, puisse être la déformation de «con comme un valet». Cela pourrait se défendre, il y aurait matière. Certes, formuler une telle hypothèse ne serait pas très aimable envers la classe des valets. Mais après tout c'est la mienne, j'en ai bien le droit. Samedi 27 avril 2019. J'ai regardé Godard s'exprimer trois minutes. Toujours les mêmes oracles à deux balles, les mêmes paradoxes creux, et sur le même ton sentencieux, mais maintenant avec la voix chevrotante. Je n'ai jamais pu le supporter, même quand j'étais de gauche. Dimanche 28 avril. Entendu en descendant du tram : «Faut pas les mettre tous les deux dans le même panier, tu connais l'expression...» Vendredi 10 mai 2019. J'étais impatient de lire deux récents numéros de La Hulotte (106 & 107) que j'avais commandés, ayant appris qu'ils étaient consacrés au lierre. Comme d'habitude, ces numéros sont bien renseignés et bien illustrés, mais ils m'ont un peu déçu, peut-être parce que j'en attendais trop. Qu'est-ce vraiment qui favorise ou qui défavorise cette plante, pourquoi certains pieds meurent-ils, pourquoi le lierre pousse-t-il sur certains troncs et non sur d'autres, pourquoi les bois ne sont-ils pas tous également envahis depuis toujours sous plusieurs épaisseurs de lierre, arrive-t-il qu'il régresse pour des causes naturelles, telles sont les questions qui demeurent pour moi des mystères. En outre j'hésite à croire à l'affirmation de la revue, que le lierre serait inoffensif pour les arbres. Est-ce bien une vérité, ou n'est-ce qu'un dogme de la religion écolo, pour qui tout est parfait dans la nature et il ne faut toucher à rien. La meilleure preuve avancée est une paire de photos d'un arbre, montrant qu'il a survécu des décennies à une invasion de lierre. Mais en même temps, quand on considère sa forme dégingandée, on se dit que quelque chose l'a empêché de se développer harmonieusement... Samedi 11 mai 2019. J'ai parcouru, lu quelques passages du best-seller 1491, Nouvelles révélations sur les Amériques avant Christophe Colomb, du journaliste scientifique Charles C Mann (Albin Michel, 2007, original paru deux ans avant aux USA). Cet ouvrage à mi-chemin entre vulgarisation et essai synthétise l'état des recherches dans quelques domaines, en y mêlant ingénieusement des éléments autobiographiques. Les idées avancées sont que les indigènes américains étaient plus nombreux, étaient arrivés plus tôt sur le continent, et avaient eu une plus grande influence sur le cadre naturel, qu'on ne le croyait jusqu'alors. Le baratin de couverture annonçant un «essai révolutionnaire» qui «nous montre pour la première fois le vrai visage des mondes précolombiens» me paraît bien exagéré. On a là un livre qui ne manque pas d'intérêt, mais qui est très marqué par l'idéologie du politicorrect, animé par le besoin frénétique d'Admiration de l'Autre. Dimanche 12 mai 2019. Je ne connaissais pas du tout Heptanes Fraxion, dont le nom étrange ressemble à un pseudonyme. Je découvre ses poèmes dans le recueil Il ne se passe rien mais je ne m'ennuie pas, que m'offre l'éditeur Cormor en Nuptial. Le livre accroche par son titre au gabarit d'alexandrin paisible et par le beau dessin de couverture signé Wood (un homme somnolant ou méditant devant une bouteille, les yeux fermés, la clope aux doigts, mal rasé mais portant cravate). Commençant comme souvent par la fin, j'ai d'abord été quelque peu refroidi par la postface, où quelqu'un parle mal de la revue Valeurs actuelles, qui a ma sympathie, et je redoutais d'avoir affaire à de la poésie de gauche. Ce n'est pas vraiment le problème. Ce «parasite pédé» (selon le rabat) fait penser à Bukowski par son profil de marginal buveur, aussi par son mode d'expression laconique, égrenant les propositions sur un rythme lent : «Gabriel est mort pendant la nuit / tu prends tes médocs / tu te rases / tu sors / tu trouves refuge dans une laverie automatique / où tu te surprends à prier.» Il y a chez lui de l'affliction («des nuits sous des ponts ... à dormir en sursaut dans son

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blouson») et de la célébration («que son sourire à elle c'est du soleil pulsé» ... «ses cheveux décochent des flèches»), du sérieux («le pouvoir de se nuire mutuellement régit l'univers / avec autant de force que la force gravitationnelle») et de l'enjoué («je partirais bien quelques semaines en week-end»), des images inattendues («apprendre à jongler / avec les grosses caillasses de mes pensées») et même du bon sens («jamais d'emprunts jamais»). Ce livre m'a plu, je l'ai relu et je le relirai. Lundi 13 mai 2019. L'an dernier une revue, spécialisée dans le roman policier, m'a prié de participer à un numéro consacré au Brésil, en fournissant bénévolement un article sur Rubem Fonseca, dont j'ai été le principal traducteur français dans les années 80 et 90. J'ai bien voulu. Une fois prêt, mon article a été accepté. L'on m'a prié en outre de fournir quelques photographies : un portrait de moi, un échantillon de l'écriture du romancier, un dessin explicatif contenu dans une de ses lettres. Ce numéro spécial a paru en décembre. Comme on ne se précipitait pas pour me l'envoyer, il a fallu que je le réclame, et j'ai enfin pu en prendre connaissance avec quelques mois de retard. En cherchant bien j'y ai découvert, sur une demi-page, mon article réduit de moitié, sans aucune des photos demandées. J'ai noté que ma contribution ainsi rabougrie n'était même pas mentionnée dans le sommaire du numéro. Ce traitement n'est pas très flatteur, n'est-ce pas? De mon côté, je restitue aujourd'hui le texte intégral de cet article en en faisant ma Lettre documentaire n° 507. TRADUIRE FONSECA Dans les premières années 80, j'avais aimé lire des nouvelles de Rubem Fonseca. J'en traduisis quatre de mes préférées. Mon premier contact avec l'auteur, par correspondance, fut pour les lui présenter. J'obtins son approbation, et son accord pour prospecter, mais je n'ai jamais réussi à convaincre un éditeur d'en publier un recueil. Une ou deux ont paru, dans des revues littéraires confidentielles. En 1984, lors de mon premier séjour à Rio, un ami me fit savoir que Fonseca venait de publier un roman policier, A grande arte, qui obtenait dans le pays un fort succès, et que je pourrais essayer de proposer en France. Les romans en général étaient moins à mon goût que les nouvelles, et le sont demeurés, mais je décidai de tenter l'aventure. Instruit par l'agence littéraire Carmen Balcells, basée à Barcelone, de ce que les éditions Grasset s'intéressaient à l'ouvrage, je leur offris mes services au moment opportun où elles avaient acquis les droits sur ce titre mais n'avaient pas encore embauché de traducteur. C'est ainsi que j'eus la chance d'être engagé, sans soutien particulier, pour procéder à la tâche. Ce fut mon premier contrat de cette importance dans la profession, celui qui m'a mis le pied à l'étrier. La maison de la rue des Saints-Pères dut être assez satisfaite de mon travail, ou de mon zèle à respecter les dates convenues, pour faire de nouveau appel à mes services. J'ai traduit pour elles, au fil des années 80 et 90, quatre autres oeuvres du même romancier. C'était François Bourin, travaillant alors chez Grasset, qui m'avait contacté pour le premier roman, et j'eus affaire pour les suivants à la regrettée Ariane Fasquelle. Ces emplois étaient une aubaine pour le jeune truchement aux habitudes frugales. La traduction d'un roman représentait un chantier de trois ou quatre mois, qui assurait ma subsistance pour un an. L'entreprise n'était pas une mince affaire dans les premiers temps, avant l'ordinateur et internet. Je rédigeais d'abord un brouillon complet au stylo, sur des cahiers d'écolier, puis je le transcrivais au propre sur ma petite machine à écrire Underwood. J'ai retrouvé dans mon exemplaire de Bufo, appartenant maintenant à une collection publique, le calendrier que j'avais tracé dans le rabat de couverture, fixant la dizaine de pages que je m'imposais de traduire chaque jour, de la page 7 à la 337, d'un lundi 26 au vendredi 27 du mois suivant. Dès ma première traduction de livre, je remarquai cette constante dans le déroulement du travail, que la reprise du brouillon, les corrections, la résolution des problèmes récurrents ou ponctuels laissés de côté, demandent

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autant de temps et d'efforts que toute la rédaction du premier jet. C'est la partie la plus intéressante de l'opération, celle où l'on peut se consacrer à «la petite cuisine du style» chère à Verlaine. Choix syntaxiques (passé simple ou composé, option du tutoiement ou du vouvoiement, le «você» étant au Brésil d'un emploi équivalant au «you» anglais), éclaircissement des termes inconnus et des tournures incompréhensibles (à l'époque où les seuls dictionnaires n'offraient pas toutes les possibilités d'informations maintenant trouvables en ligne, notamment pour le vocabulaire spécialisé ou celui de la vie courante), recherche de références (quel est le titre français de tel film américain cité en portugais dans le texte?). Il y a aussi la question des imperfections que l'on décèle dans l'oeuvre (rien n'échappe au traducteur, par nécessité le plus impitoyable des lecteurs) : répétitions fâcheuses, incohérences de détail (tel personnage, tel lieu a légèrement changé de nom à quelques pages d'intervalle). Là se pose le problème éthique de savoir si le traducteur doit seulement traduire, ou bonifier le texte original. Le grand avantage de travailler sur un auteur vivant est qu'on peut éventuellement le consulter. Sur ce plan Fonseca s'est toujours montré extrêmement attentif, répondant patiemment à mes longues listes de questions. Je possède même, parmi ses premières lettres, un dessin au stylo figurant un manche de poignard en forme de cercueil, que j'avais eu du mal à me représenter. Très scrupuleux, il adressait aussi à ses traducteurs en différentes langues des circulaires dans lesquelles il signalait des coquilles repérées dans les éditions brésiliennes, ou suggérait des modifications du texte. Je n'ai rencontré Rubem Fonseca qu'une seule fois, à Paris, je ne sais plus en quelle année. Il participait à un Salon du Livre en y donnant une conférence. J'y assistai sans mot dire, et ne fus me présenter à lui que quand il eut fini. Il se montra aimable, plaisantant sur le fait que je vivais «lá na roça», dans la brousse, c'est à dire en province. Il me pria de l'accompagner pour lui servir d'interprète dans un magasin d'informatique où il voulait acheter du matériel, ce que je fis volontiers. Mis à part cet épisode, nous ne nous sommes guère connus personnellement. Il s'est amusé à affubler de mon patronyme un personnage secondaire, le modérateur Jean-Claude Billé, dans la nouvelle Romance negro (roman noir) qui donne son titre à un recueil paru en 1992. Je garde le souvenir d'un trait sympathique de sa personnalité, lu en 1988 dans les pages d'un magazine, où l'on révélait qu'il consacrait du temps à soigner les arbres de son quartier. J'ignorais alors que j'aurais à mon tour charge d'arbres, quelques années plus tard. La phrase de ses fictions dont je garde le souvenir le plus insistant est celle que se répétait un narrateur mélancolique, «Pior do que uma doença» (pire qu'une maladie). Je n'avais d'abord pas compris le sens de cette formule énigmatique, se référant sans doute à l'arrivée de l'âge, au passage du temps. Mardi 14 mai 2019. La médiaterie américaine n'avait pas l'air bien à l'aise pour parler de la nouvelle tuerie en milieu étudiant, la semaine dernière dans le Colorado. Il faut dire que le résultat militaire était assez médiocre, un mort et quelques blessés. Mais surtout les deux auteurs de la fusillade, qui avaient sorti leurs armes de poing d'un étui à guitare, n'avaient pas le profil ad hoc : un jeune gay teint en mauve et un transsexuel en cours de métamorphose, professant des opinions pro-Obama et anti-Trump. Dans le cas contraire les journaux eussent bramé à l'unisson pour dénoncer le vilain trumpisme haineux, mais là l'urgence était surtout de changer de conversation, semble-t-il. Moi au contraire je trouve toujours intéressantes les occasions de prendre les préjugés à rebours. Comme a fait l'autre jour en Californie ce brave Fleccas en interrogeant des LGBT déçus du parti démocrate, et qui trouvent le bon Donald tout à fait gay-friendly. Lundi 20 mai 2019. De jeudi après-midi jusqu'à ce dimanche matin, avec mon coach, nous fûmes à Paris, où je n'étais pas allé depuis huit ans, et où nous étions aimablement hébergés par notre amie Flo, non loin du Père-

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Lachaise. Je n'avais pas de mission particulière, mais je profitai de l'occasion pour rencontrer quelques jeunes hommes de lettres et quelques artistes de mes relations. Le reste du temps, nous flânâmes. J'orientai une part de nos promenades vers des pèlerinages dont le but était juste de voir à quoi ressemblaient certains lieux : les trois adresses parisiennes les plus célèbres de Céline, l'immeuble du 98 rue Lepic, où il écrivit ses grands chefs d'oeuvre des années 30 (mal visible, en partie caché par des échafaudages), celui du 4 rue Girardon, d'où il dut déguerpir à la Libération (et dont je n'imaginais pas comme il est proche du précédent), le passage Choiseul, où l'enfant résida au 64 puis au 67, le 67 semblant faire maintenant partie de locaux du Théâtre des Bouffes Parisiens (dans ce passage pas folichon je me suis amusé du nom du restaurant L'Othentique Vietnam, qui m'a rappelé les «petits impérieux» proposés entre autres sichuaneries au Carnet de bord, rue de Budapest), le 3 rue Thérèse, où mes grands-oncles Pierre et Lili Zahnd possédaient je crois un restaurant (et passaient la moitié froide de l'année, réservant la moitié chaude à leur maison de campagne à Collonges en Côte d'Or), le passage de la Petite Boucherie (cadre miraculeusement retrouvé d'une rencontre Cioran-Nucéra), la bibliothèque Mazarine du quai Conti dont nous ne vîmes que la porte close pour cause de samedi (mais où je fis photographier un buste du cardinal, sur qui je dois publier des notes prochainement), enfin la rue de Tournon, dont Jünger vantait les marchands de livres et d'estampes, mais où je n'ai pas vu grand chose (alors que la voisine rue de Seine était, elle, truffée de galeries). Nous visitâmes deux fois le beau cimetière du Père-Lachaise, dont l'élégance atténue la mélancolie. Nous vîmes quelques tombes de célébrités, dont celle, signalée par Carnif, du journaliste Victor Noir, mort jeune d'un coup de revolver, et dont le gisant en bronze représente le corps tel qu'il était tombé, le chapeau ayant roulé, et le sexe bien moulé sous le vêtement, partie de la sculpture sans cesse astiquée par les fans, de sorte que ne s'y développe aucune oxydation. Il y avait dans le cimetière des pigeons, une paire de corneilles qui peuplaient le silence de leur criaillerie rauque, et de grandes perruches à collier, qui lançaient elles aussi des cris perçants. A l'extérieur du cimetière, sur le côté ouest, a été installé l'an dernier un impressionnant monument commémoratif, un panneau de 280 mètres de long où sont inscrits les noms des quelque 100 000 Parisiens morts à la Première Guerre mondiale. Dans les interstices du trottoir près de l'entrée de la station Père-Lachaise, j'ai remarqué et beaucoup aimé les incrustations de faïence dues je crois à l'artiste lyonnais Ememem. Nous contemplâmes un moment la cour du Louvre. Je n'ai pas d'avis sur la pyramide, plus exactement sur les trois, il y en a une grande et deux plus petites. Elles ne rendent pas le lieu hideux, mais n'ajoutent certes rien à sa grandeur spectaculaire. Aux Halles nous vîmes la Fontaine des Innocents, assez belle construction de la Renaissance, auprès de quoi celle de Tinguely et Saint-Phalle, située non loin, n'a pas grande allure, à mes yeux. Nous fûmes voir ce que l'on peut voir de Notre-Dame endommagée, entourée d'un important périmètre de sécurité, si bien qu'on ne peut la regarder que depuis la rive gauche. Nous visitâmes seulement trois églises, une par jour, assez brièvement : Saint-Eustache (où nous eûmes le temps avant la fermeture de voir le triptyque de Keith Haring, gravé dans du métal, qui m'a assez plu, alors qu'en général je ne raffole pas des oeuvres de cet artiste), le Sacré-Coeur de Montmartre (beau bâtiment et bien situé, où je me contentai de prendre une note symbolique, la signature de L Gouffault, verrier d'Orléans, dont jusqu'alors je n'avais vu le nom qu'à Saint-Vincent de Tyrosse, dans les Landes), enfin Saint-Louis en l'Ile (où le vitrail axial présente la rareté d'une date antérieure à 1850, 1842). J'en oublie sans doute, mais j'ai composé ce petit haïku du métro : Havre-Caumartin, Réaumur-Sébastopol, Barbès-Rochechouart. Mercredi 22 mai 2019. Je retombe sur cette phrase des Falaises de marbre, déjà lue et copiée, ailleurs me semble-t-il, peut-être dans les journaux de

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l'auteur : «Les plus beaux présents des dieux sont gratuits». Elle me plaisait, dans le temps, je lui trouve maintenant l'air un peu niais : les présents sont-ils pas gratuits par définition, d'où qu'ils viennent? Ou bien c'est un problème de traduction. J'avais déjà lu Les falaises par obligation, au temps du lycée, un prof admirable ayant assuré qu'elles faisaient partie des lectures nécessaires. Je ne dois pas y avoir compris grand chose, en tout cas je n'en gardais aucun souvenir, que le titre original, la formule m'était restée, Auf den Marmorklippen. Il y a quelques années j'ai récupéré dans une benne un exemplaire de l'édition originale allemande, avec joli petit tampon aux ailes d'aigle, et je l'ai laissé filer trop bon marché à la brocante, ce n'était pas malin. Récemment je me suis mis en tête de relire ce roman et je n'y pipe toujours pas grand chose, sans doute parce que je ne suis pas devenu plus malin entre temps. Et puis je dois avouer qu'il m'ennuie, malgré ma grande estime pour Jünger je n'arrive pas vraiment à m'y intéresser, je lambine depuis des jours à le lisoter par courtes bribes et je finis par le laisser tomber aux deux tiers. Tout ne m'y a pas déplu, il y a de belles images, des phrases bien sensées. Il m'a amusé d'y voir citer des personnages réels du passé, aussi différents que Villon et Linné. La figure du Grand Méchant Forestier correspondrait au Führer pour certains, plutôt à Staline selon d'autres. Pour ma part certaines expressions me font penser à une autre sorte de tyrannie : «le juste et l'injuste se mêlaient désormais inextricablement (p 71) ... dans le pays le crime prospérait comme le réseau des moisissures sur le bois pourri (85) ... Il n'est personne à qui le déclin de l'ordre ne soit funeste (96)». C'était peut-être un roman d'anticipation... Dimanche 26 mai 2019. Avant-hier vendredi, j'ai encore déménagé. Je retourne en banlieue, cette fois-ci dans les fins fonds de Gradignan, après avoir été néo-bordelais pendant presque deux ans et demi. Il y a des choses que je ne regretterai pas dans Bordeaux : sa crasse, ses terrasses, sa populace. Je ne regretterai pas non plus les 21 + 20 + 18 = 59 marches qu'il me fallait gravir pour monter chez moi. Mais j'aimais bien ce séjour sous les toits, j'aimais bien flâner, quand j'en avais le temps, dans les rues du centre, entre les Trois-Conils et l'Intendance, et j'aimais bien mon biotope des Chartrons : les maisons hollandaises sur les quais, la fontaine Wallace et les beaux balcons du cours Xavier-Arnozan, le passage Beaujau avec la maison orientale en perspective, la glycine de la rue Notre-Dame, le dallage composite dans l'entrée du 37 rue Tourat, la rue dont je hantais le numéro 22. Dieu veuille me donner des occasions de repasser dans le quartier. Mercredi 29 mai 2019. L'autre soir comme je prenais le frais debout sur les dalles à côté du bûcher, je vois passer près de mon pied un minuscule quadrupède. (J'avais prévu qu'à peine déménagé à Gradignan, pour compenser le choc psychologique, je me retirerais une semaine dans ma brousse charentaise). Je m'accroupis pour le regarder : je m'en doutais, au gabarit et à la démarche hésitante, c'est un triton. Quelle petite chose discrète et fragile. Je frémis de penser que c'est typiquement le genre de bestiole que l'on peut écraser sans le vouloir en marchant simplement dans l'herbe. Je me demande si ce peut être le même individu, ou l'un de ses congénères, que j'avais vu immobile au fond d'un seau d'eau, à côté du hangar, lors d'un autre séjour, vers le début du mois. Ce n'était pas la première, mais au moins la troisième fois, que j'étais confronté à cette interrogation. Fallait-il que je tire le triton de là pour le sauver avant qu'il ne se noie, comme font régulièrement des lézards tombés dans ces seaux où je récupère l'eau à l'aplomb du toit, ou bien était-il là de son plein gré, tout à fait capable d'en ressortir tout seul, et valait-il mieux que je lui fiche la paix. Cette fois j'ai écrit à La Hulotte pour demander un avis. On optait pour la deuxième hypothèse, mais en précisant qu' «un seau n'est pas un milieu favorable pour rencontrer des congénères et se reproduire». L'on me suggérait de «chercher pour ce triton un meilleur endroit (l’idéal serait une mare avec des plantes mais sans poissons, assez propre et tranquille, pas trop éloignée d’une haie ou d’un bois)», ce qui est

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beaucoup demander. J'ai des poissons dans mon bassin, qui ne mangeraient peut-être pas les tritons, mais assurément leurs oeufs. Je décidai de ne rien faire et de laisser le triton au sort qu'il s'était choisi. Ce matin je suis allé vider mes seaux, récupérer mon eau de pluie. Au fond du seau le plus profond, un grand seau bleu, j'ai retrouvé mon triton triston. Le pauvre diable était toujours au poste mais ne semblait pas avoir fait affaire. Je suis allé le déposer dans un pot d'iris, immergé au coin du bassin, avec le bord supérieur à fleur d'eau, qui devrait garantir la paix des poissons. Dieu sait ce que ça donnera. Vendredi 31 mai 2019. A l'invitation de Christophe Massé, dans le cadre du programme Boustrophédon, je vais exposer un choix de mes collages dans la salle de la Machine à Musique, 13-15 rue du Parlement Sainte-Catherine, à Bordeaux, du mardi 4 au samedi 29 juin. Entrée libre, du mardi au samedi de 10 h à 20 h. Rencontre avec l'artiste le mercredi 5 juin à 18 h 30. Pour ceux qui le souhaitent, la rencontre sera suivie d'un pot à la Luette-Galerie, 28 rue Bouquière, où j'exposerai également deux oeuvres tout juin. Dimanche 2 juin 2019. J'ai passé un bon moment à feuilleter Le temps des amphores en Gaule : vins, huiles et sauces, d'une certaine Fanette Laubenheimer (Editions Errance, 1990). Un livre solide et bien fait, trouvé par chance, très illustré, sur ces beaux objets. Elles ont servi plus de 1300 ans dans le pays, produites sur place ou importées, avant d'être remplacées par les tonneaux. Je n'avais jamais pris garde à la variété de leur forme, plus ou moins allongée ou ramassée, à la silhouette du col, à l'emplacement des anses, selon le modèle : les étrusques, les marseillaises, les puniques, les gauloises... Leur lointain descendant le cubi n'a pas autant d'allure, même s'il a aussi ses vertus. Jeudi 6 juin 2019. N'étant pas d'un naturel très ambitieux, j'espérais qu'il y ait au moins dix personnes, un nombre à deux chiffres, pour la présentation de mon expo hier soir. Pari tenu, je n'ai pas compté mais nous étions bien une vingtaine, je peux marcher la tête haute. D'autant que le temps était pourri, abats d'eau insistants. Par contre sur le plan commercial, zéro. Je présente pourtant mes chefs d'oeuvre à des prix raisonnables, entre cinquante et cent euros, mais je n'ai rien vendu. Bon, il me reste vingt-trois jours pour faire fortune. Vendredi 7 juin 2019. Il y avait longtemps que je n'avais rencontré Arnulphe, l'infirme (pardon, je voulais dire la «personne en situation de handicap») gauchiste (non, je n'ai pas dit que c'était un pléonasme). A vrai dire, je ne recherche pas sa compagnie, j'aurais même plutôt tendance à le fuir, depuis le jour où il nous avait demandé de l'aide au bricolage. Pouvions-nous pas, ma mie et moi, passer chez lui dans l'après-midi, l'aider à monter certain placard ou étagère, je ne sais plus, qu'il avait acheté à Ikéa. Nous n'avions pas que ça à foutre, mais nous avions accepté bien volontiers, tout éperdus de charité solidaire sacrificielle altruiste. Le résultat ne fut pas terrible, pour tout dire, car à notre arrivée, l'auxiliaire de vie équatorial d'Arnulphe avait déjà si bien salopé le meuble à coups de marteau, qu'il était impossible de l'agencer correctement. Mais enfin, avec quelques pointes clouées en biais, cela tenait vaguement debout. Notre hôte se trouvait assez satisfait de l'opération et, pour nous remercier de notre aide, offrit de nous payer un pot. Ce n'était pas de refus. Nous voilà partis dans un bar des environs, parmi la boboterie estudiantine jacassante. Nous bûmes, donc, et rebûmes, tout à la joie. Or voilà qu'une fois le pot pris, et la note apportée, Handicapé Premier nous attendait avec la question qui tue : «Alors, on fait comment?» Il s'avérait que la boisson n'était plus offerte, mais à raquer par tous. C'était là sans doute un effet du sacro-saint sens du partage en milieu humaniste. Je ne fus pas le seul à ne pas apprécier, je revois la gueule consternée de l'auxiliaire subsaharien, lui aussi piégé. Or donc voilà que l'autre jour, je tombe sur Arnulphe à la bibli de la fac, ça faisait longtemps. Il a bonne mine, il a pris de l'embonpoint. Je lui

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demande si c'est qu'il a braqué une banque. Il ne comprend pas la blague et je passe, je l'aide à manoeuvrer son fauteuil roulant, lui arrange ses affaires, et vais chercher pour lui le livre qui lui manque, pour avancer son interminable thèse engagée. Nous amorçons une conversation asymétrique : je lui demande de ses nouvelles, il ne m'en demande pas des miennes. Il part dans un vigoureux monologue autobiographique, tout en explications édifiantes. Il bénéficiait cette année scolaire d'un poste d'enseignant réservé aux personnes dans son cas. Mais il était en butte à sa fichue hiérarchie, qui lui refusait certains aménagements. En conséquence de quoi, au bout de quelques jours, il s'est mis en congé-maladie et n'a pas repris le boulot de toute l'année. Quant à l'année prochaine, il va s'inscrire au chômage, car il a besoin de souffler un peu. C'est que ça fatigue, de préparer sa thèse à temps plein aux frais du contribuable. Pour la suite, s'il conclut enfin son chef d'oeuvre, on lui a laissé entendre qu'il avait de fortes chances de se voir octroyer un poste réservé, à l'université. J'ai abrégé l'audition, j'avais besoin de prendre l'air. Samedi 8 juin 2019. En feuilletant une traduction française parue l'an dernier chez Droz, du vieux Traité de fauconnerie et d'autres oiseaux de vol, écrit par un certain Pedro López de Ayala au quatorzième siècle, j'apprends que c'est l'Oedicnème criard (Burhinus oedicnemus) que les Espagnols nomment Alcaraván. Le nom vient de l'arabe, qui l'aurait lui-même pris au persan, et je n'ai pas idée de son sens au départ. L'oiseau est mentionné plusieurs fois parmi les proies. Il y a des Oedicnèmes partout dans les champs autour de la Croix-Comtesse, on les voit peu, on entend souvent leurs cris aigus, surtout le soir et la nuit. Ils ont la réputation de voler peu et pas très haut, j'en ai quand même vu passer au-dessus des maisons. Depuis que je connais cette espèce je me demande mais je ne saurai peut-être jamais comment la nomment les gens du coin. Ils n'utilisent certainement pas le terme savant, artificiel et compliqué d'Oedicnème. Ils disent peut-être Courlis, s'il est vrai qu'un synonyme de l'espèce est Courlis de terre. Les Anglais aussi l'appellent Stone Curlew, le Courlis des pierres. Toutefois la ressemblance s'arrête à la sonorité du cri et à la stature, car l'Oedicnème n'a pas le long bec courbé du Courlis, ni ne vit dans la vase des rives, mais dans les champs secs et pierreux comme autour de la Croix. Les Italiens disent l'Occhione, à cause de son gros oeil rond et jaune. Pour ma part je l'appellerais bien le Criard, vu le raffut notable. Dimanche 9 juin 2019. Famille recomposée, famille décomposée. Lundi 10 juin 2019. L'autre soir, pour les besoins d'une controverse de table, j'ai défini Guy Debord comme petit prophète marxiste. C'était improvisé, mais je trouve que ça lui va assez bien. Mardi 11 juin 2019. En y repensant, un trait commun à Bordeaux et Paris est la saleté des rues, plus ou moins notable selon les endroits. Autour des Halles, par exemple, tous ces marginaux hébétés croupissant au milieu de leurs déchets, qui jonchent le sol. Un autre aspect commun, c'est la babélisation. Dans la rue et dans les transports, j'ai l'impression qu'une bonne moitié des bribes de conversation qui me parviennent sont en langues étrangères. Si ce n'est que les allophones sont en effet aussi nombreux que les locaux, c'est soit qu'ils sont plus bavards, soit qu'ils sont plus sonores. Mercredi 12 juin 2019. Où il y a parade, là est le pouvoir. La parade est l'exhibition arrogante du pouvoir. C'est toujours le pouvoir qui parade. Y compris à la Gay Pride. Samedi 15 juin 2019. Je n'ai assisté qu'à un extrait de l'émission La Grande Confrontation, en date je crois du 13 mai, qui opposait Eric Zemmour et Daniel Cohn-Bendit. Dans cette séquence d'une vingtaine de minutes, le présentateur David Pujadas interroge d'abord l'étudiante française Yousrah

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Baadj (que des Bretons ...) qui raconte sa formidable expérience de boursière Erasmus en Angleterre, où elle a merveilleusement cohabité avec des condisciples de trois autres nations. Elle en tire l'impression que son identité est plus européenne que française, et vante l'Europe qui glorifie les valeurs universelles des droits de l'homme. Zemmour lui reproche sa naïveté, lui fait observer que l'Europe n'est pas une nation mais une civilisation, que ces valeurs ne sont pas proprement européennes mais aussi bien américaines et mondiales, et que l'étudiante abuse en prétendant parler au nom de la jeunesse, alors qu'elle n'en représente qu'une minorité privilégiée (il pourrait aussi souligner que ces bourses plus ou moins utiles sont subventionnées par des contribuables écrasés d'impôts). Cohn-Bendit accuse Zemmour de misogynie pour avoir osé qualifier la fille de naïve (coup classique de la rhétorique de bas étage : toute critique adressée à une femme est sexiste, comme toute critique adressée à un noir serait raciste, etc) et fait l'éloge du système Erasmus. Selon lui un bon tiers des boursiers forment des couples "mixtes", c'est à dire supranationaux, cela est un progrès et il faudrait multiplier ces bourses (et les impôts qui les financent). Zemmour, tout en conservant son sang-froid, aggrave son cas en affirmant ne voir là que propagande et baratin. C'en est trop pour l'affolé Cohn, qui explose de rage, les yeux exorbités, et injurie Zemmour, lui lançant du «ordure ... dégueulasse ... petit franchouillard méchant ... bassesse d'un franchouillard qui ne comprend rien». Ce à quoi Zemmour rétorque en se proclamant «fier d'être franchouillard». A mon avis Cohn montre surtout, par son attitude fanatique, qu'il fait partie de ces humanistes intolérants totalement incapables de supporter, de concevoir que l'on puisse voir les choses autrement qu'eux, et passant promptement des arguments aux insultes. Pour ma part, je ne suis évidemment pas d'accord avec le cosmopolitisme sans-frontiériste de Cohn-Bendit, mais je reconnais la légitimité de ce point de vue que je ne partage pas. Par contre, je déplore les deux excès où son penchant le fait verser. D'une part, l'espèce de racisme mélangiste qui consiste à vanter les unions internationales ou inter-raciales, comme si elles valaient mieux que les unions entre semblables. Quelle triste conception de la gestion du bétail humain. Pour moi la formation d'un couple ne saurait être qu'une affaire personnelle entre deux individus, sans que les grosses pattes de l'idéologie ne s'en mêlent. Vanter le mélange des nations ou des races me paraît tout aussi raciste, que le serait de rechercher la pureté de sang. Exigera-t-on bientôt de justifier ses quartiers de mélange comme jadis ses quartiers de noblesse? D'autre part, ce qui apparaît dans la furie de Cohn-Bendit à l'égard du «franchouillard» (appellation à peu près aussi charmante que «youtre») c'est la haine et le mépris de l'horrible goy enraciné. Ce discours goyophobe est le même qu'avait exposé très clairement Bernard-Henri Lévy dans sa mémorable diatribe de la revue Globe, en 1985 : «Bien sûr, nous sommes résolument cosmopolites. Bien sûr, tout ce qui est terroir, béret, bourrées, binious, bref, “franchouillard” ou cocardier, nous est étranger, voire odieux.» Personnellement je ne suis pas fan de bourrées et de binious, mais je n'apprécie surtout pas que l'on se mêle de me dire ce que je dois en penser. A cet égard le juif patriote et goyophile Zemmour me paraît un concitoyen plus aimable, et estimable. Mercredi 19 juin 2019. J'étais intrigué de ce qu'il existe en version espagnole un livre de Marc Fumaroli consacré à Gracián (La extraordinaria difusión del arte de la prudencia en Europa : el Oráculo manual de Baltasar Gracián entre los siglos XVII y XX, paru cette année à Barcelone chez Acantilado), livre dont je ne trouvais pas trace d'une édition originale française, puis j'ai fini par réaliser qu'il s'agit en fait de la traduction plus ou moins complète du long essai publié par Fumaroli en introduction à une réédition de L'homme de cour de Gracián, parue en Folio chez Gallimard en 2010. J'ai parcouru ce bel essai, brillant d'érudition à chaque page, consacré au recueil de trois cents maximes que Baltasar Gracián, jésuite indocile, avait fait paraître à Huesca en Aragon, sous le titre Oráculo manual y arte de prudencia, en 1647. En 1684, soit trente-

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sept ans après l'édition originale et onze ans après la mort de l'auteur (1601-1658), l'ouvrage fut traduit en français par un certain Nicolas Amelot de la Houssaie avec pour titre L'homme de cour. Cette version française connut un tel succès dans toute l'Europe, qu'elle fut constamment rééditée jusqu'au début du XIXe siècle, et que plusieurs traductions dans d'autres langues furent faites d'après elle et non d'après le texte original espagnol. Les éditions françaises se sont ensuite singulièrement espacées, puisqu'il n'y en a plus eu entre 1808 et 1924, cette fois-ci chez Grasset, puis entre 1924 et 1971, cette fois-là aux éditions Champ Libre dirigées par Gérard Lebovici. A ce sujet une phrase de Fumaroli page 199 comporte deux inexactitudes : «L'inspiration avait été donnée à l'éditeur par son maître à penser, Guy Debord, qui citait en épigraphe de La société du spectacle, publié chez Champ Libre en 1967, un aphorisme de L'homme de cour...» Certes Debord était devenu l'éminence grise, voire le gourou qui hypnotisait son mécène Lebovici, mais c'est chez Buchet/Chastel que La société du spectacle avait paru en 1967, avant d'être reprise chez Champ Libre en 1971 seulement, et l'épigraphe de Gracián, tirée de L'homme de cour, ne figurait qu'en tête du chapitre VI («Nous n'avons rien à nous que le temps, dont jouissent ceux-mêmes qui n'ont point de demeure»). Debord passa beaucoup de temps en Italie et fut grand ami du polémiste Gianfranco Sanguinetti entre 1969, année de création de la section italienne de l'Internationale situationniste, et 1976, année de la rupture entre eux deux. Fumaroli se demande si ce peut être Sanguinetti, qui fit connaître Gracián à Debord (p 201). Il faudrait pour cela que les deux hommes se soient connus avant 1967. Il y aurait moyen de vérifier ce point en regardant dans la Correspondance de Debord de quand datent leurs premiers échanges, mais je ne peux en disposer maintenant. Quelqu'un de mieux équipé me dira peut-être ce qu'il en est. (PS. Pascal Zamor me dit que Sanguinetti n'apparaît pas dans la correspondance de Debord avant fin 68.) Jeudi 20 juin 2019. Le méti, l'abominable homme des gènes... Mercredi 26 juin 2019. Jeudi dernier un peu avant huit heures du matin, alors que je me dirigeais vers le campus au volant de ma voiture, j'ai commencé à ressentir certaines douleurs dans la poitrine. Je ne pouvais inspirer à fond, sans éprouver de vifs tiraillements dans la région du coeur. Cela m'était déjà arrivé de temps en temps, et chaque fois jusqu'à présent les douleurs avaient rapidement disparu. Ce matin là, le mal persistait. A partir d'onze heures, j'ai songé à demander de l'aide. Mais si j'appelais un médecin, à quelle heure pourrais-je être reçu? Ma semaine de travail salarié se terminant le jeudi à midi, je serais bientôt libre, à ceci près que j'avais rendez-vous avec un copain à mon expo de Bordeaux à 17 heures. L'idée m'est venue d'essayer d'abord de consulter l'infirmière de l'université, dont je connaissais vaguement l'existence. Je cherchai son numéro et l'appelai. Elle était bien là et me proposa de venir sans tarder la voir dans son local au rez-de-chaussée, à quelques couloirs de mon bureau du premier étage. Là elle me posa les questions de base sur ma santé, mes antécédents, mon état actuel, puis elle appela un médecin, une doctoresse qui demanda à me parler au téléphone et me posa à peu près les mêmes questions, à la plupart desquelles je répondais par la négative : non je ne me connaissais pas de parents cardiaques, non la douleur ne se diffusait ni dans le dos, ni dans le bras, ni dans le cou, et non je n'étais pas plus stressé ce jour-là qu'un autre. L'affaire a pris un cours nouveau quand l'infirmière m'annonça qu'elle allait appeler les pompiers, qui me conduiraient dans un hôpital. Dès lors je n'étais plus tout à fait maître de mon destin. Je n'avais pas le droit de remonter chercher mes affaires dans mon bureau, il fallut que j'appelle un collègue pour lui demander de récupérer ce qu'il pouvait et de me l'apporter. Quand il fut là, comme je n'ai pas de téléphone portable, et ne connaissais par coeur ni le numéro ni le mail du copain avec qui j'avais rendez-vous, je le priai d'essayer de trouver un moyen de le contacter pour le prévenir que je ferais probablement faux bond. Trois pompiers arrivèrent, des hommes solides et aimables, de différents âges, qui eux aussi m'interrogèrent.

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Comme j'insistais sur le fait que je me sentais tout à fait capable de me rendre jusqu'à leur ambulance en marchant, ils y consentirent. Mais dès que j'y fus arrivé, ils m'allongèrent et me sanglèrent sur une civière. J'étais parti pour passer plusieurs heures sur ce genre de divan. Il faut abréger ce récit. Je fus conduit au service des urgences de la clinique mutualiste, située à quelques hectomètres à peine de mon lieu de travail. On m'y a fait subir toutes sortes d'examens, en me trimballant ici et là sans me demander mon avis. L'endroit était propre et le personnel bienveillant, mais j'avais l'impression désagréable de ne plus m'appartenir. On m'a enfoncé dans le bras gauche une aiguille, qui a servi à me tirer du sang, puis est restée scotchée à ma peau, reliée à un tube au bout duquel se trouvait un flacon de chlorure de sodium Fresenius. Cela aussi formait comme une attache, qui m'empêchait de fuir, et dont on ne m'a débarrassé qu'à la Libération, après 17 heures. Je ne sais ce que j'ai eu, on ne m'a rien trouvé au coeur que des «symptômes atypiques». Je n'ai rien tant aimé que de me retrouver dehors, euphorique de marcher librement, mais aussi ressassant des interrogations. Vendredi 28 juin 2019. En relisant les dernières pages de ce blog, je vois que j'ai raconté mon passage aux Urgences sans opter résolument pour le passé simple ou le composé. Ce mélange n'est pas aux normes, mais il me convient, à l'occasion. Quant à Franz Tamayo, dont j'ai traduit mardi quelques sentences (Ld 508), je voudrais préciser que je n'en suis pas fan inconditionnel. J'en avais entendu dire grand bien, j'ai consulté le gros volume de son Obra escogida (Biblioteca Ayacucho, 1979) où j'ai lu les quelque 70 pages de ses Proverbes, mais au bout du compte seules ces treize phrases m'ont accroché. Je suis en vacances depuis hier à midi et je les ai commencées en assistant à 13 heures à la soutenance de notre ami étudiant Romain Delpeuch. Il avait présenté à l'université, il y a quatre ans, un mémoire de philosophie consacré à Caraco, il revient maintenant avec un mémoire d'anglais portant sur The use of religious forms by the secularist movement in the United States of America, les formes religieuses adoptées par des mouvements parodiques ou athées. Curieux sujet, assez brillamment traité pour que le jury lui attribue la note de 19. Nos félicitations au savant candidat. Jeudi 4 juillet 2019. Moi en T-shirt le cul à l'air, pissant accroupi dans l'herbe du jardin à trois heures du matin, avant-hier mardi, la main droite crispée comme si elle y pouvait quelque chose sur la part gauche du thorax, où je sentais de nouveau la douleur déjà connue. Quel triste spectacle ce devait être. Moi priant mon aide de camp, providentiellement présente, d'aller me chercher ma bouteille d'eau, puis un plaid, et de n'appeler pas les pompiers. Malgré la trouille je voulais reculer au plus tard, éviter si possible le cirque des urgences. Quelques minutes plus tôt je m'étais réveillé en pleine nuit comme chaque fois que je dors sans cachet, et je ne me sentais pas très bien : il faisait trop chaud dans la chambre, j'avais la gueule de bois de la soirée au rosé corse, et bien sûr envie de pisser. J'essayais lentement de rassembler assez de courage pour faire l'effort de me lever. C'est alors que j'ai ressenti de nouveau le tiraillement d'il y a deux semaines, en plus fort. Cela m'a fait lever pour de bon, je sentais le besoin urgent de prendre l'air et de m'écouler, j'ai alerté ma camarade, j'hésitais à filer aux toilettes ou au jardin, j'ai opté pour ce dernier. Je me voyais mal en point, peut-être perdu, je n'en menais pas large. Je méditais sombrement. A un moment je me suis demandé, si c'était là ma dernière nuit, quelle était la dernière note que j'avais laissée dans mon blog, et je n'ai pas été fichu de m'en souvenir. On a de ces coquetteries, par moments. Puis ça s'est tassé. J'ai prié mon hôte d'ouvrir en grand la fenêtre de la chambre et de brancher une prise anti-moustiques, j'ai gobé un Xanax et je suis retourné me coucher, peu à peu la douleur est partie, j'ai retrouvé mon calme et me suis rendormi. C'est bien, je suis encore tiré d'affaire, mais je sens bien qu'il y a des problèmes à régler. Nous allons voir ça dans les temps qui viennent.

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Dimanche 7 juillet 2019. Un effet secondaire de mes ennuis de santé, bénin mais fâcheux, est de me couper le sifflet en m'ôtant l'envie d'écrire dans mon blog. Je me réjouissais justement du retour des vacances, moment où je redonne volontiers un tour plus autobiographique à mon journal, mais si ma vie tourne au désastre, quel ennui ! Je remercie les quelques personnes qui se sont alarmées de mon état, et c'est à elles en particulier que j'adresserai ces quelques mots sur ma situation présente. Je suis de nouveau seul dans mon hacienda depuis quelques jours. Il faudrait que je consulte un cardiologue, comme on me l'a prescrit, mais je voudrais d'abord m'entretenir avec mon médecin généraliste, avec qui mon rendez-vous semestriel a été fixé à mardi prochain. En attendant cette date, je m'emploie à survivre aussi prudemment que possible. Je passe du temps à ranger mes affaires, à régler de petits problèmes, à lire. J'ai expédié rapidement deux petits ouvrages rapportés de la fac et qui m'ont déçu, dont le Roger Nimier le Grand d'Espagne de Pol Vandromme, cas de livre bien écrit et bien renseigné, mais qui tombe des mains. J'ai trouvé plus de joie à feuilleter, à lire par endroits deux numéros (19 & 20) de la revue Tabou, qu'un copain hérétique m'avait passés cet hiver (m'ont plu surtout les articles de Philippe Baillet, qui dit plein de méchancetés bien vues). J'ai regardé le Lancelot du Lac de Bresson (1974) que je ne sais plus qui m'avait recommandé. Quel ennui, je n'ai pas tenu jusqu'au bout (il faut que je ménage mon coeur). Je me suis aussi accordé, surtout en fin de journée, quelques séances d'exploitation-contemplation dans mes bois, dont je ne me lasse pas. Je suis monté une fois à Volebière, sur la colline, où j'ai porté dix litres d'eau dans l'abreuvoir que j'avais aménagé il y a deux ou trois ans pour les sangliers et les chevreuils. Il était complètement sec. Ces animaux ne sont pas toujours mes amis, ils font de temps en temps des dégâts, mais j'ai pitié d'eux par cette sécheresse. Il y a là-haut en ce moment un loriot qui se fait entendre mais ne se laisse pas voir, c'est la règle du jeu. Sinon je vais le plus souvent dans le bosquet de la Rigeasse, isolé au milieu des champs. Je l'avais délaissé ces dernières années mais il est redevenu mon favori. Il ne donne pas d'excellent bois comme les chênes de là-haut, mais du médiocre (sureau, fusain, je n'en garde que quelques bouts), du moyen (ormeau) et du pas mauvais (aubépine, prunellier). Il y a beaucoup à faire pour y remettre un peu d'ordre humain, et j'y trouve un apaisement. En plus il est plein d'oiseaux, j'ai vu hier soir que même les faucons crécerelles y venaient. Lundi 8 juillet 2019. J'aurais sans doute pu être un résistant (ça ne demandait pas forcément beaucoup de talent) mais certainement pas un saboteur. J'ai la casse en horreur. Pour les manifs pareil, je suis d'accord avec le droit de manifester (même si je n'admire pas souvent les formes que cela prend) mais le saccage me révolte. Malgré quoi l'autre jour, en voyant au bord de la route un radar calciné, j'éprouvais une certaine satisfaction, je dois avouer. Dimanche 14 juillet 2019. Mardi dernier j'ai donc enfin pu consulter mon médecin pour faire le point sur ma santé de fer-blanc et déchiffrer les oracles de la clinique mutualiste. Mes problèmes de coeur lui semblent sérieux mais pas trop graves, de sorte qu'il me recommande de rencontrer un cardiologue dès que possible, sans toutefois intervenir pour que je sois vu en urgence. Je m'alarmais d'autre part quant à l'état de mes poumons d'ancien fumeur et récidiviste occasionnel, la clinique ayant eu l'indiscrétion de me faire une radio du thorax, qu'elle jugea souhaitable de compléter quelques jours plus tard par un scanner. Je me voyais perdu. Il a fallu toute la force de persuasion de mon aide de camp pour me résigner à subir cet examen supplémentaire, dont le résultat fut une imagerie et des commentaires parfaitement illisibles pour le commun des mortels, qui a toutes les raisons d'y lire des menaces. Or mon chamane généraliste n'y a vu aucun motif d'inquiétude, à mon grand soulagement. Consulter un cardiologue, et pour cela prendre rendez-vous. Depuis ma brousse, j'ai le choix de me tourner vers ma bonne ville natale de Saint-

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Jean d'Angély, située à dix-huit kilomètres au Sud, et la redoutable capitale des Deux-Sèvres, Niort, à trente kilomètres au Nord. La première a ma préférence, naturellement. Mercredi matin dès la première heure, j'appelle le cabinet de Saint-Jean. Il y a deux numéros de téléphone. Le premier sonne indéfiniment dans le vide. Le second est pourvu d'un répondeur automatique, indiquant que le secrétariat est fermé le mercredi toute la journée. Nous attendrons, je ne suis pas à un jour près. Le lendemain matin, je rappelle. Cette fois-ci, le répondeur m'annonce qu'exceptionnellement le secrétariat est fermé encore ce jour-là. C'en est trop, j'abandonne et m'en remets au pôle Niort, où j'obtiens un rendez-vous pour le vendredi 16 août. Si je suis encore vivant à cette époque, je ne manquerai pas d'y aller. Lundi 15 juillet 2019. Par chance j'étais là cette année début juillet et j'ai pu profiter des petites groseilles rouges. Elles sont un peu acides à manger comme ça, mais j'en ai mis dans toutes mes salades la semaine dernière. On m'a donné et j'ai acheté ici et là trois plants dont j'ai oublié les espèces (courges, courgettes, melons?) et qui s'obstinent unanimement à ne produire que des fleurs mais aucun fruit. Ces cucurbites m'ennuient, je ne vais peut-être pas continuer de les arroser toute la saison pour rien. Une en particulier avec des feuilles rondes énormes, dans les quarante centimètres, qui recouvrent tout à l'entour, j'ai commencé de lui faire la solution finale. J'avais aussi acheté trois plants de tomates, dont un s'est empressé de rendre l'âme dès les premiers jours, et les deux autres survivent, l'un poussant bien droit, l'autre avachi malgré mes efforts pour lui donner meilleure allure. Je préserve ici et là dans des recoins quelques pousses d'une de mes mauvaises herbes préférées, l'épurge, qui est une espèce géante d'euphorbe (Euphorbia lathyris, environ 1,50 m de haut). Elle ne me sert à rien, c'est juste pour regarder. Mardi 16 juillet 2019. A trois heures cinquante cette nuit j'écoute Foule sentimentale, d'Alain Souchon, après avoir lu un article d'Ouest-France rapportant que Michel Houellebecq était samedi aux Francofolies de La Rochelle, où il a parlé des chansons qui l'ont marqué. Elle est jolie, cette Foule, je connaissais l'air mais ne l'avais jamais écoutée. Houellebecq évoque des chansons de mon âge, si je peux dire, et je vois dans Wikipédia qu'il est peut-être né comme moi en 56, ou bien en 58, drôle de mystère. Je suis étonné que parmi les chanteurs cités, mis à part Trenet, il n'y ait aucun des grands classiques auxquels on penserait, genre Brassens, Brel ou Ferré, mais des vedettes plus popus, Auffray, Delpech, Lenorman... Ces deux derniers je connais leur nom mais serais incapable de donner un de leurs titres. Deux chansons d'autrefois me sont revenues en mémoire, ces derniers temps. D'une part le Hava Nagila de Harry Belafonte. Nous l'avions sur un 45 tours et je l'ai écouté à l'époque si souvent, que j'en connais encore une partie des paroles par coeur, sans en comprendre un mot. En me renseignant j'apprends d'abord que Belafonte, né en 1927, est toujours vivant, je n'en aurais pas juré. La chanson est en hébreu, c'est un chant de joie écrit semble-t-il en 1918 pour célébrer la déclaration Balfour, favorable à l'établissement du futur Israël en Palestine. Le texte lui-même ne dit pas grand chose : Réjouissons-nous, chantons, soyons heureux, etc. Pourquoi Belafonte chantait cela en 1956, je ne sais. Je m'en fous un peu. Je lis que le chanteur, né dans une famille modeste d'émigrés jamaïcains, avait un grand-père paternel sépharade. Son véritable patronyme serait Belafonete selon le Wiki français, Bellanfanti selon l'anglais. Belle Fontaine ou Bel Enfant? D'autre part le Vous permettez, Monsieur, d'Adamo. Je ne saurais dire depuis combien de dizaines d'années je n'avais pensé à cette chanson, qui date de 1965. Je la retrouve sur YouTube. Bon, c'est amusant, mais ce n'est pas un chef d'oeuvre. Je crois comprendre pourquoi on ne l'entend plus

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jamais. Cette insistance à demander l'accord du papa, cette balourdise d'«emprunter» la fille comme un objet, ont tout pour faire tourner de l'oeil les socio-féministes aujourd'hui aux commandes. J'imagine les infarctus en série, si ça repassait à la radio, une hécatombe. Jeudi 18 juillet 2019. J'ai été censuré pour la première fois. Avant-hier matin Facebook m'a notifié qu'une photo que j'avais diffusée contrevenait aux «règles de la communauté» («our community standards on nudity or sexual activity». L'on me montrait le document litigieux : une photo d'Anita Eckberg nue, piquée je crois sur le site de Fred R, datant peut-être des années soixante. Elle est assise par terre, appuyée sur le bras gauche, une jambe pliée, la touffe visible, la tête tournée de profil, les seins explosant comme des obus dans un trait de lumière. Or il est interdit de montrer des nichons sur Facebook autrement qu'à des fins médicales ou dans des scènes de bébés allaitant, toutes vues que je trouve quant à moi repoussantes, au contraire de ce portrait de charme vraiment réussi (en me renseignant maintenant je trouve d'autres clichés de la même séance, dont aucun n'égale cette perfection). Un point surprenant est que la photo figurait depuis je ne sais combien d'années dans ma collection de portraits sans que cela ait jamais dérangé personne jusqu'alors. Je me disais d'ailleurs que mon peu d'activité et la minceur de mon lectorat me mettaient sans doute à l'abri de ce genre d'ennui, mais c'était une erreur. La vigilance a fini par me repérer. Une autre surprise était l'extrême politesse de ton : nulle part n'apparaissait le mot «censure», ni même l'indication directe que cette photo allait être supprimée. Mais on me le faisait comprendre et j'avais deux options : accepter la décision non formulée, ou demander à ce qu'elle soit réexaminée. J'ai opté pour la seconde. J'imagine que peut-être dans le premier cas un simple robot avait repéré l'image fautive, et que le dossier était revu par un expert en bienséance? (If you request a review, we'll have someone take another look at the post.) En tout cas j'ai reçu le lendemain, hier matin, un nouvel avis confirmant que la photo ne convenait pas (We reviewed your photo again and it doesn't follow our Community Standards.) La photo en effet a été supprimée, elle n'est même plus visible par moi-même. (Je la retrouve facilement sur Google pas bégueule.) On m'avait déjà raconté quelques cas de ce genre. Personnellement j'aime la pudeur mais j'aime encore mieux les belles vues. La pudibonderie de Facebook me paraît un peu ridicule, et surtout absurde car visiblement le site permet de montrer certaines horreurs, comme des «doigts d'honneur» à mes yeux plus obscènes que les beaux seins d'Anita. Mais enfin tout cela n'est pas bien grave, plutôt amusant. Ce qui me paraît plus inquiétant, c'est la censure politique, essentiellement anti-droite, sévissant non seulement sur Facebook mais aussi sur les autres grands sites sociaux : Twitter, Google, YouTube, tous dirigés par des milliardaires humanistes de gauche. On a connu sur internet quelques belles années de liberté, mais maintenant de plus en plus souvent, si vous cherchez à lire untel ou à écouter cela, on vous annonce que : «Désolé, ce contenu n'est pas disponible actuellement ... This content isn't available right now ... Sorry, this URL has been excluded from the Wayback Machine in your region ... Unfortunately, our website is currently unavailable in most European countries ... We couldn't find the page you were looking for. This is either because ... The page you are looking for has been moved or deleted ... Cette vidéo n'est plus disponible, car le compte YouTube associé a été clôturé ... Etc.» Les milliardaires progressistes, soldats du Bien, sont partis en guerre contre la Haine. Le problème est que sur certaines questions, le moindre point de vue contestataire est considéré comme haineux. Vous pensez que le sans-frontiérisme est illusoire? que les frontières doivent être respectées? que l'immigration massive présente des effets désastreux et doit être contrôlée? que les criminels et les trafiquants étrangers doivent être expulsés? que les démonstrations des minorités sexuelles n'offrent pas que des sujets d'admiration? C'est bien simple : vous êtes un facho raciste sexiste etc, vos idées ne sont pas des opinions mais des crimes, et il est

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normal de vous fermer la gvevle. Bon. A mon avis cette Croisade des Censeurs pour le Bien demande tout simplement la mort de l'esprit critique. PS Il s'est avéré qu'en outre j'ai été bloqué, c'est à dire empêché d'utiliser Facebook, pendant 24 heures. Je n'ai pas bien compris si c'était pour me punir d'avoir été vilain en diffusant ce nu terrible, ou parce qu'il apparaissait encore quand je voulais passer le lien vers ma note d'hier. Samedi 20 juillet 2019. Je n'étais déjà pas ennemi de la galette charentaise, dont j'aime bien les différentes nuances, mais alors la variété sablée luzacaise, que je viens de tester, relève de l'envoûtement. Dimanche 21 juillet 2019. La vie finit plus ou moins tard mais toujours mal. Lundi 22 juillet 2019. Michel Ohl m'avait appris cette formule frappante, «Plus à droite que moi - le mur», qu'il attribuait (dans sa lettre du 12 III 2001) à un certain Georgui Ivanov (1894-1958). Or j'entendais l'autre jour une journaliste prêter la même phrase à l'historien germano-judéo-américain Ernst Kantorowicz (1895-1963), dont elle présentait une biographie nouvellement parue (par Robert Lerner, chez Gallimard). Qu'en est-il? L'un a-t-il cité l'autre, ou est-ce une formule qui a circulé çà et là? Mardi 23 juillet 2019. Peu de temps après mon déménagement fin mai à Gradignan, j'ai découvert en me promenant le long de l'Eau Bourde (la rivière locale) l'existence d'un musée, le musée Georges de Sonneville. Il est situé dans un beau vieux bâtiment, dans le parc du prieuré de Cayac. Le musée abrite une collection permanente de peintures de Georges de Sonneville (1889-1978), dont quelques unes, renouvelées chaque mois, sont montrées dans la première salle, tandis que les autres salles accueillent des expositions temporaires d'autres artistes. Lors de mes deux visites, j'ai déjà eu l'occasion de regarder deux assortiments de toiles de Sonneville, principalement des paysages et des scènes de genre, dont j'ai beaucoup aimé la richesse en couleurs, en jeux d'ombre et de lumière, en magie d'ambiance. Elles m'ont laissé une impression beaucoup plus vive que la plupart des reproductions que l'on peut trouver dans Google images. Je regrette de n'avoir pas noté chaque fois les titres de mes favorites. Il n'est pas très facile de se renseigner sur ce peintre, qui n'a pas de notice dans Wikipédia (voilà une lacune que je songe à combler). Il existe cependant un petit site consacré aux «Sonnos», surnom familier de Georges et de sa femme Yvonne Préveraud, elle aussi peintre. Le site présente quelques éléments de biographie et un choix d'oeuvres. Un temps je me suis demandé pourquoi Sonneville, né à Nouméa, mort à Talence, et pas particulièrement lié à Gradignan, avait un musée à lui consacré dans cette ville. C'est semble-t-il du fait qu'y réside ou y résidait au moins une de ses héritières. J'ai emprunté à la fac et emporté en vacances le fort volume des Cahiers noirs, le «Journal d'un peintre» que Sonneville a tenu de 1920 à 1958 (publié en 1994). Ces derniers jours j'ai lu attentivement l'introduction et les documents annexes, dont une chronologie. J'ai parcouru plus superficiellement le corps du livre, composé pour l'essentiel de notes critiques et techniques sur les peintres et la peinture. J'y ai relevé entre autres une belle phrase des années 30 (p 206), pour ma collection de citations sur Bordeaux : «Certains milieux de Bordeaux peuvent tenter un humoriste, le port de Bordeaux doit tenter un peintre.» Et celle-ci des années 50 (p 273), sur la difficulté de peindre les arbres : «Verdures, feuillages. Sans conteste, le plus difficile dans le paysage et généralement le moins réussi, même chez les grands maîtres du paysage. Il y a eu, depuis qu'on peint, de multiples manières de faire les feuilles, le «feuillé» comme on disait autrefois, depuis le feuille à feuille jusqu'aux plus larges coups de brosse. Dans très peu d'oeuvres peut-on reconnaître l'essence des arbres, encore moins retrouver la couleur des feuilles selon les espèces, malgré la conscience de beaucoup d'auteurs.» En

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effet, quelques arbres peuvent plus ou moins se reconnaître à la silhouette, mais la peinture «générale» ne peut avoir la précision des planches botaniques, et un arbre ne s'identifie que de près, à l'examen des feuilles notamment. Je ne sais s'il existe une peinture botanique, équivalant à la peinture animalière. Si oui, ce doit être assez rare. Mercredi 24 juillet 2019. Il faudrait lapider Greta Thunberg avec des chamallows. Lundi 29 juillet 2019. JOURNEES. Tout irait pour le mieux si l'on pouvait seulement disposer de quelques heures par jour pour lire (surtout que vu la pile de livres accumulée sur la table de nuit, il y a de quoi), de quelques heures pour écrire (notamment tout ce que l'on a remis d'écrire à cet été car on n'en a pas eu le temps en cours d'année), de quelques heures pour faire du ménage et du bricolage dans la maison (où tout est à faire car on n'est jamais là), de quelques heures pour entretenir le jardin (où il y a fort à faire pour les mêmes raisons), de quelques heures pour courir et exploiter les bois (où il y a toujours à faire), de quelques heures pour se promener et se ravitailler, de quelques heures pour se détendre et glander (parce que les vacances sont faites pour ça), de quelques heures de temps en temps pour avoir tout de même un peu de vie sociale, sans compter le nombre d'heures nécessaires aux impératifs de la vie biologique (pour ainsi dire). Tout irait pour le mieux si l'on avait par exemple des journées de cent vingt-quatre heures. Faute de quoi, on s'arrange comme on peut. Mardi 30 juillet 2019. J'étais avec mon acolyte la semaine dernière et nous en avons profité, abandonnant nos habitudes rétaises, pour aller passer la journée de mercredi sur l'île d'Oléron, que nous n'avions plus visitée depuis longtemps. La bonne surprise fut qu'il n'y avait pas les embouteillages redoutés pour passer le pont, ni à l'aller ni au retour, mais il est vrai que nous repartîmes tôt, avant cinq heures, par prudence. La circulation était assez fluide. A part ça l'île nous a laissé l'impression générale d'une relative fadeur, en comparaison avec Ré. Peut-être cela tient-il au fait qu'elle est plus large, et donc plus terrienne, que sa concurrente, où l'on est plus souvent en vue de la mer? (Il paraît qu'Oléron est la plus grande île de France, après la Corse). Ou bien est-ce pour d'autres raisons insaisissables, qu'il n'y a pas la même magie? Il est vrai que la canicule, même tempérée par l'air marin, n'aidait pas à goûter l'ambiance. Un des charmes de l'île est que l'on y voit beaucoup de palmiers du genre Phoenix, qui me plaît. En fin de matinée je me suis baigné très brièvement sur une plage de Saint-Trojan, où non loin du bord le fond devenait vaseux et herbeux, ce qui ne me donnait pas envie de continuer. A midi nous déjeunâmes de moules, dans un petit restaurant de la Cotinière. Avant de repartir nous passâmes un moment agréable à marcher pieds nus entre les flaques laissées par la marée basse, sur le rivage entre la Brée et Saint-Denis. J'ai profité de l'excursion pour jeter un coup d'oeil aux trois églises de l'île que je n'avais pas encore prospectées, celles du Château, de Saint-Trojan, et de Saint-Pierre, intéressantes mais sans grande surprise. Et dimanche nous sommes allés vendre à la brocante de la Charrière, pour un faible gain, Madame s'en est tirée mieux que moi. Nous n'étions pas mal installés, à l'ombre d'arbres. Mais c'était incroyable, après la canicule qui a duré jusqu'à jeudi, il faisait maintenant si frais que nous recherchions le soleil. Nous avons regardé deux films argentins. Tout d'abord Les nouveaux sauvages (Relatos salvajes), de Damián Szifron (2014). Film à sketches composé de six histoires, sur le thème de la vengeance, parmi lesquelles j'ai préféré la troisième («La loi du plus fort», sur la lutte fatale entre deux chauffards). C. Puis Citoyen d'honneur (El ciudadano ilustre), de Mariano Cohn et Gastón Duprat (2016). Un écrivain argentin, installé en Espagne et récent lauréat du prix Nobel, décide de retourner passer quelques jours au pays dans son village natal. Il y est d'abord très bien accueilli, puis les ennuis arrivent. C'est très amusant. B.

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Mercredi 31 juillet 2019. Les nouvelles qui me redonnent foi dans le genre humain. Au Brésil, une émeute dans une prison a fait 52 morts, dont seize ont été retrouvés décapités. Le motif du massacre n'était pas une protestation contre le système carcéral mais un règlement de compte entre bandes rivales. Une vidéo montre des rebelles shootant dans les têtes comme dans des ballons. Dans le Var, une passante a été tuée par une balle perdue lors d'une fusillade entre vermines, façon Chicago. Dans l'Aube, une vingtaine d'animaux ont été massacrés de nuit dans une ferme pédagogique par des inconnus, qui ont laissé sur place des canettes de bière. Dans le même département, un nouveau-né a été retrouvé encore vivant dans un sac-poubelle. Il y a aussi cette histoire du noyé de Nantes, le fêtard Steve Caniço. Pour le moment personne ne peut dire au juste ce qui lui est arrivé, ni dans quel état il était quand ça lui est arrivé, mais beaucoup affirment sans hésiter qu'il est une victime de la vilaine police, qui est très méchante. Les journaux n'insistent guère sur certaines des circonstances connues. L'article sur l'affaire dans Wikipédia, qui fait pourtant tout ce qu'il peut pour montrer que l'on a là un martyr, ne cache pas ces éléments : les sound systems autorisés par la mairie jusqu'à quatre heures du matin pour la fête de la musique (leur installation est-elle payée par les impôts?), une équipe d'emmerdeurs décide de continuer illégalement après cette heure pourtant bien tardive (merci pour les habitants qui ont envie de dormir), des policiers interviennent, après quoi les mélomanes remettent le son, et quand les policiers reviennent, ils se prennent des projectiles. Pourquoi aucun média ne s'interroge-t-il sur la responsabilité des crétins qui ont cherché les ennuis? Jeudi 1 août 2019. J'ai lu ces derniers temps deux journaux d'écrivains, procurés par l'ami Baudouin. D'une part Un miroir le long du chemin, de Jean-Louis Curtis. C'est un journal des années 1950-1958, avec par endroits des commentaires ajoutés en 1969, année de la publication chez Julliard. La part autobiographique est mince, le propos porte essentiellement sur des sujets littéraires : critiques, notes de lecture (parfois sur des gens trop rarement cités, comme Sainmont le pataphysicien, ou le prince Youssoupoff), notes sur les propres oeuvres de l'auteur. Le plus intéressant, ce sont les témoignages sur les écrivains rencontrés (visites à Jouhandeau, à Peyrefitte, anecdotes sur Léautaud, Nimier). Il y a de belles pages sur un bar de Paris ouvert toute la nuit, où se retrouvent peu à peu les clients des autres bars à mesure qu'ils ferment, aussi sur Orthez, ville natale de Curtis. Toute une partie du livre, en 1957-58, se déroule aux USA, où l'écrivain va enseigner. J'ai aimé les portraits psychologiques de ses étudiants, la rencontre dans un bar d'un ivrogne qui s'avère être un poète cultivé. Par endroits Curtis s'essaye à la prophétie, tente d'imaginer ce que seront les moeurs à la fin du XXe siècle. Cela réussit plus ou moins, mais j'ai trouvé ce passage bien vu : «La guerre des sexes est en cours, elle s'achèvera par la victoire des femmes. La guerre des générations est en cours, elle s'achèvera par la victoire des jeunes. Tous les opprimés d'hier deviendront les oppresseurs de demain, c'est dans l'ordre de l'Histoire.» D'autre part La Roumanie revisitée (Journal 1990-1996) d'une certaine Sanda Stolojan (L'Harmattan, 2001). Cette femme de lettres exilée en France, poétesse et traductrice, ne bénéficie dans Wikipédia que d'une notice en roumain. L'époque de ce journal est celle qui suit immédiatement la chute de Ceausescu et la fin du communisme dans les pays de l'Est. L'auteur vit à Paris, mais séjourne par moments en Normandie et en Suisse, et se rend souvent en Roumanie. Ses fonctions d'interprète l'amènent à rencontrer les personnalités politiques de l'époque (François Mitterrand, Roland Dumas, Pierre Joxe, Ion Iliescu, Petre Roman...). Elle a de la sympathie pour le roi Michel, qui ne reviendra pas au pouvoir. Elle observe sans complaisance les désastres du socialisme, les anciennes fermes et propriétés ravagées, les propriétaires se ruinant en frais d'avocat pour tenter de récupérer leurs biens. A Paris, Sanda rencontre régulièrement

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Eugène Ionesco, et plus souvent encore Emil Cioran. Or c'est l'époque où ces deux célèbres Franco-Roumains, déjà octogénaires, tombent malades et vont mourir (le premier en 1994, le second en 1995). Il y a des pages poignantes sur les fréquentes visites à Cioran, gagné par le mal d'Al. Il lui est arrivé un peu comme à ma pauvre mère, tous deux avaient commencé à perdre la tête, sont tombés dans la rue, ont été emmenés par les pompiers et se sont retrouvés hospitalisés. Je découvre ici son adresse 21 rue de l'Odéon. Si je l'avais sue, j'y serais bien passé la dernière fois que j'étais dans la capitale, tout disposé aux pèlerinages. Je me contenterai de Street View... Vendredi 2 août 2019. Depuis des années j'ai pris l'habitude de porter sur moi un petit crayon à papier, un reste de crayon, de quatre ou cinq centimètres de long, que je remplace de temps en temps. Ce n'est pas très utile, car je transporte aussi en permanence un stylo à bille de demi-taille, qui me sert plus souvent. Mais c'est ainsi, j'ai toujours ces deux objets dans mes poches de pantalon. Il y a une ou deux semaines de cela, le crayon a disparu. Je l'ai cherché sans le trouver dans aucun des vêtements que je portais, ni dans ceux que j'avais mis au sale, ni sur mes meubles, ni dans mes draps, ni nulle part. Ce n'était pas bien grave, mais il était perdu. Or lundi, en fin de matinée, je suis monté rendre visite à celui que j'appelle mon Bois en longueur, au lieu-dit le Désert. Pour y accéder je dois traverser à pied un bout de champ d'une vingtaine de mètres, et pour ce faire je me gare toujours au même endroit au bord de la route, devant un trou dans la haie qui permet d'entrer dans le champ. Et en ouvrant ma portière ce jour-là que vois-je par terre sur la route, une petite route en pierres blanches : mon crayon. Il était un peu décoloré, était-ce d'avoir passé quelques jours au soleil et à la pluie, ou parce que des voitures lui avaient roulé dessus, en tout cas il était là. Il avait dû tomber de mon short une autre fois. J'étais bien aise de le retrouver ainsi par miracle. Plutôt que de le remettre aussitôt dans mes poches, qui ne m'avaient pas l'air bien étanches, je l'ai déposé dans le grand sac de supermarché que j'emporte avec moi en ces lieux, pour y mettre les bouts de bois que je récupère. C'était un bon moment car en outre cette parcelle, que j'avais délaissée, regorge de petits troncs d'arbres morts intéressants : chênes, merisiers, érables, cornouillers, charmes. Vers midi, pour faire tomber la poussière d'une bûche que je venais de couper, je l'ai tapée sur mon chevalet. Le bruit sec a fait fuir un chevreuil que je n'avais pas vu, mais qui devait s'être arrêté pour m'observer à distance. Il a détalé en poussant un grand aboiement. J'ai juste eu le temps de voir sa masse brun clair disparaître dans la verdure, mais il a encore aboyé plusieurs fois. Ces cris ressemblent vraiment à ceux des chiens, à part qu'ils sont toujours nettement séparés, jamais en cascade. Je ne sais comment les interpréter : cris de peur, de colère, d'alerte, de défi? Enfin au bout d'une heure ou deux, je suis redescendu chez moi. Et là, une fois les bûches sorties du sac, il m'a fallu constater que le fichu crayon n'y était plus. Je l'avais reperdu. Il doit être quelque part dans le bois, parmi les milliards de feuilles mortes. Il va falloir songer à le remplacer. Samedi 3 août 2019. Je n'aurais pas l'idée de piquer un livre dans une boîte à livres avec l'intention de le revendre. Sauf s'il était super-intéressant et en parfait état. Mardi 6 août 2019. On signale communément les dates de naissance et de mort d'une personne : Victor Hugo, 1802-1885. On précise éventuellement les lieux : Victor Hugo, Besançon 1802 - Paris 1885. La situation de l'individu dans le temps nous importe sans doute plus que sa situation dans l'espace, puisqu'on n'aurait pas l'idée de dire : Victor Hugo, Besançon-Paris. Mercredi 7 août 2019. Au printemps j'ai lu un très petit livre, dont le format se prêtait bien au transport en tram, que je pratiquais encore, c'est le Bréviaire des politiciens, du cardinal Mazarin. Ce recueil de pensées est paraît-il une traduction du latin, par un certain François

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Rosso, publiée chez Arléa en 1997 avec une préface d'Umberto Eco. A vrai dire j'ai failli ne pas lire le mince volume, qui en le feuilletant me rebutait par plusieurs aspects. D'abord parce qu'il est imprégné d'un éloge général du secret, de l'hypocrisie, allant jusqu'à la justification du mensonge et de la fourberie : il faut à tout prix s'instruire d'autrui tout en cachant ce que l'on pense, voire ce que l'on est. Je comprends que cela puisse aider à l'occasion, mais enfin je ne me vois pas en faire une règle de vie, moi plutôt du genre Céline, «J'ai pas l'habitude de ruser, je suis d'un naturel assez simple, j'aime pas les mystères.» Le cynisme de l'auteur va jusqu'à encourager la malveillance : «Les serviteurs de celui dont tu recherches l'amitié, traite-les en amis, tu pourras les acheter plus facilement si tu as besoin un jour qu'ils trahissent leur maître» (p 36) et ce n'est qu'un exemple. En somme il ne faut se préoccuper que de savoir si un acte est profitable ou non, plutôt que s'il est juste ou injuste. Du reste, n'étant pas moi-même un politicien du XVIIe siècle, n'ayant pas à déplacer des troupes ou lever des impôts, j'avais souvent l'impression que ce texte ne s'adressait pas à moi. Par ailleurs il recèle çà et là de pures âneries, qui n'attirent pas la sympathie, ainsi ce conseil, «Méfie-toi des hommes de petite taille, ils sont butés et arrogants» (25). Enfin quelques détails m'ont fait douter de l'authenticité du document : un certain ton, dû peut-être à la traduction, aussi le fait que je n'aie pas réussi à identifier d'éditions anciennes de l'ouvrage, dont l'originale remonterait à 1684, en outre une allusion de la préface, comme quoi ce recueil de pensées ne serait peut-être qu'attribué à l'auteur, tout cela m'a amené à soupçonner qu'il pourrait s'agir d'un faux. Tout de même la bizarrerie de ce bréviaire m'a assez attiré pour le lire en entier. J'ai remarqué au passage ces quelques pensées. «Les gens qui connaissent beaucoup de langues sont souvent malavisés, car leur mémoire est tellement encombrée qu'elle en étouffe leur faculté de jugement» (26) : je n'irais pas jusque là, mais cela me rappelle avoir souvent pensé que 1) plus ou connaît de langues, moins on les connaît bien (qui trop embrasse mal étreint), 2) si nos facultés intellectuelles sont en quantité limitée, la part mobilisée pour connaître plusieurs langues n'est plus disponible pour autre chose. «Si un inférieur t'invite à sa table, accepte et ne te permets aucune critique. Fais preuve envers chacun d'une parfaite courtoisie. Mais, détendu dans la conversation, garde un brin de gravité dans ton maintien» (35) : cela paraît assez juste et délicat. «Tout le monde sait bien que promettre n'est qu'une façon de ne rien donner et de ne se montrer généreux qu'en paroles» (48) : c'est en effet parfois le cas, même si l'on ne peut généraliser. «N'attends jamais qu'on interprète favorablement tes actes ou tes propos. Dis-toi bien que personne en ce monde n'en est capable» (71) : surtout si tu fréquentes Facebook ou Twitter. «Ne méprise pas les dons d'argent, même les plus modiques et, autant que faire se peut, évite les dépenses en général. Pour tes gens et pour toi-même, sois strict sur la nourriture et le pain. Prends garde également à ne pas te laisser voler l'avoine de tes chevaux» (78-79) : sage conseil. Pour ma part les chevaux ne me coûtent pas cher, n'en ayant pas, mais je veille au grain. «Rien dans ce monde n'est jamais tout à fait assuré» (101) : comment mieux dire? «Pour offrir un cadeau ou donner une fête, médite ta stratégie comme si tu partais en guerre» (122) : que de fois j'aurais dû voir les choses ainsi. «Quoi qu'il arrive, cache tes colères : un seul accès de violence nuit plus à ta réputation que toutes tes vertus ne peuvent l'élever» : mmm, c'est en effet à méditer, selon le cas : on peut se discréditer en s'emportant, mais il y a des fois où il faut savoir remettre les pendules à l'heure. Mazarin donne ainsi quelques sujets de méditation. Prochainement j'examinerai plus en détail ses consignes pour le voyage. Samedi 10 août 2019. Mazarin consacre deux pages (107-108) de son Bréviaire des politiciens à la conduite "En voyage". Voici ces maximes, copiées et annotées. Ne révèle à personne combien tu as d'argent sur toi. Au contraire plains-toi sans cesse de ne pas en avoir assez. (Sur le second point, on

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croirait entendre un syndicaliste. Pour ma part, si j'estime avoir assez de pèse, je ne m'en vanterai ni ne pleurnicherai.) Si des indiscrets te demandent d'où tu viens, réponds évasivement. (Ou bien dis juste au curieux, Qu'est-ce ça peut te foutre?) Ne confie à personne le but de ton voyage, mais tâche de savoir où vont les autres, et pose-leur adroitement toutes sortes de questions. (En général peu m'importe où vont les autres. Qu'ils aillent au diable si ça leur chante. Quant à rester discret sur le but de mon voyage, sans problème, d'autant que souvent je ne le connais pas moi-même.) Ne t'approche pas de gens en train de se battre : il est fréquent que les voleurs simulent une bagarre afin d'attirer un voyageur pour le dépouiller et piller ses bagages. Si tu te fais traiter de lâche, fais comme si tu n'avais rien entendu. (Oui, la bagarre indique la direction dans laquelle il ne faut pas avancer. Surtout si ce sont des vermines qui se fritent entre elles. Il m'étonne que Mazarin se déplace sans une garde rapprochée, qui lui permette de mettre de l'ordre.) Ne te fie pas aux inconnus trop bien vêtus et parés comme des personnages de haute naissance, ce sont souvent des voleurs déguisés. (Cela fait penser à la réflexion du marquis de Maricá, que Les riches se déguisent en pauvres pour ne pas être importunés, les pauvres en riches pour obtenir crédit et confiance.) Ne te mets jamais au lit sans avoir d'abord inspecté les alentours. De même, sois très prudent avant de manger. (L'inspection me rappelle la fois où, hébergés dans une modeste demeure de la côte brésilienne, nous avions dû, une fois couchés, écraser une énorme blatte qui se présentait sur le sol près du lit. Réveillés plus tard dans la nuit, nous avions découvert quarante-cinq mille fourmis occupées à grignoter le cadavre.) Ne laisse pas les domestiques de ton hôte se précipiter pour porter tes bagages, ils pourraient en profiter pour y mettre leur nez. (Cela est connu : Autant de valets, autant d'indiscrets, autant de voleurs.) Emporte toujours un livre avec toi pour passer le temps. (Impossible de lire ce conseil sans penser à celui meilleur encore de l'ami Ramón Eder : Pour partir en voyage, il nous faut emporter au moins deux livres : un très bon, et un autre au cas où le très bon ne nous dirait rien.) Ne voyage qu'avec des compagnons de confiance, et même ainsi, fais en sorte qu'ils te précèdent plutôt que de te suivre. (Bah, ça dépend, ça me rappelle quand j'ai fait du canoë dans l'Ardèche avec mon aide de camp. J'étais installé à l'arrière, parce que mes compétences me permettaient de gouverner l'esquif, et elle m'accusait de ne pas en foutre une ramée.) Sur les routes glissantes ou très en pente, il est prudent de porter des souliers ferrés et de marcher sur la pointe des pieds. (Il manque là une gravure, du cardinal faisant des pointes.) Parle le moins possible : c'est le meilleur moyen de ne pas mettre en péril ta bourse ou ta vie par des paroles imprudentes. (Excellent conseil, mais valable aussi dans d'autres circonstances qu'en voyage. Et puis il est connu que statistiquement, moins on parle et moins on dit de conneries.) Lundi 12 août 2019. Je sais maintenant bien distinguer le chant stupide de la Tourterelle turque et le chant stupide du Pigeon ramier, assez semblables, mais ce dernier formé de cinq notes scandées puis répétées au lieu de trois, prononcées sur un ton plus grave, et généralement mais pas toujours suivies d'un point final marquant le retour au silence. Leur chant m'agace un peu mais je les aime bien. Je crois aussi reconnaître le pfiw-pfiw des ailes de la première et le flap-flap de celles du second. Ces deux oiseaux sont les plus corpulents des usagers habituels de mon bassin, comparés à la menue volaille des étourneaux, merles, moineaux, chardonnerets et autres. J'ai trouvé un chardonneret noyé dans le bassin début juillet, et un autre jour un autre oiselet. Je ne comprends pas comment ils ont fait. Etait-ce à la suite d'une attaque de chat? (Ce qui est plus sûrement l'oeuvre des chats, c'est l'hirondelle de cheminée trouvée morte dans la pelouse.) Quand un petit mort flotte ainsi à la surface du bassin, cela ne semble pas gêner le moins du monde les poissons, ils continuent à virevolter paisiblement. Cette indifférence de la nature

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nous est étrangère et nous écoeure, non? Dans le bassin la population des carassins est étrangement stable depuis au moins deux ans : quatre poissons vraiment rouges, et un rouge et blanc. Par contre l'autre espèce que j'héberge, les petites gambusies, pullule. Avec Flo de passage, jeudi dernier, je suis allé en rejeter un seau à la rivière, au lavoir de Saint-Séverin. La veille on avait fait un tour dans le vieux Saint-Jean. Je n'avais jamais remarqué que l'on a installé sur un contrefort de l'église, du côté sud, une croix de pierre qui viendrait du Sacré-Coeur de Montmartre, avec l'inscription Stat crux dum volvitur orbis. C'est paraît-il la devise des Chartreux : La croix demeure tandis que le monde tourne. Je songe à détourner cette belle formule : La Croix-Comtesse demeure tandis que le monde tourne. Mardi 13 août 2019. Un universitaire de l'Illinois, Darío Fernández-Morera, a publié en 2016 un livre au long titre : The myth of the Andalusian paradise : Muslims, Christians and Jews under Islamic rule in medieval Spain, qui a été traduit l'an dernier en français (Chrétiens, Juifs et Musulmans dans al-Andalus : mythes et réalités, avec une préface de Rémi Brague) et en espagnol (El mito del paraíso andalusí : Musulmanes, cristianos y judíos bajo el dominio islámico en la España medieval, chez Almuzara, à Cordoue). C'est dans la version espagnole que je viens de prendre connaissance de ce fort volume bien documenté (340 pages de texte, 130 pages de notes, 20 pages de bibliographie). L'auteur s'amuse à introduire chacun de ses chapitres par des citations plus délirantes les unes que les autres mais authentiques, dans lesquelles des universitaires patentés dépeignent la période de domination musulmane en Espagne (pendant près de huit siècles, 711-1492) comme une ère de tolérance et d'entente cordiale entre les trois communautés. Au contraire il établit que l'expérience d'al-Andalus (nom que les Arabes donnèrent à la péninsule, et qui demeure dans celui de la province méridionale, l'Andalousie) fut un grand désastre : l'invasion fut une guerre de conquête religieuse (jihad), marquée par de nombreux massacres et destructions, notamment destruction systématique des églises, et aboutit à la soumission du pays à la loi musulmane, dite charia. Dans ce cadre les non-musulmans, juifs et chrétiens, étaient des citoyens de catégorie inférieure, avec le statut humiliant de dhimmis ("protégés") impliquant certaines interdictions (de porter une arme ou de monter à cheval, entre autres) et obligations (dont l'impôt spécial, que l'auteur compare justement au système de "protection" par la pègre : tu payes, sinon tu auras des ennuis). Il semble en outre que les lois spécifiques des différentes communautés favorisaient la séparation et non l'intégration. Le livre ouvre par endroits (p 62, 258, 267) des perspectives à vrai dire peu encourageantes sur le cycle du ressentiment entre juifs et chrétiens. Les Hébreux, mal vus et mal traités avant l'invasion arabo-berbère, trouvèrent l'occasion de se venger, et de se faire encore plus mal voir, en agissant comme collaborateurs des musulmans, assurant la garde des villes nouvellement conquises, et jouant parfois un rôle important dans l'administration des affaires publiques. L'auteur attire l'attention sur des aspects rarement mis en avant de la pensée d'intellectuels prestigieux, comme l'anti-christianisme du rabbin Maïmonide (p 280), ou les vues du juriste musulman Averroès, dissertant sur certains points de la charia, comme les modalités de la lapidation des femmes adultères (p 48, 116, 254). Une lecture pleine d'enseignements. Samedi 17 août 2019. J'ai enfin pu consulter hier dans la ville de Niort un cardiologue fort aimable, mais qui ne m'a pas appris grand chose. Mon coeur fonctionne bien, on se propose toutefois de m'observer avec un holter pendant vingt-quatre heures à quelque moment de l'automne, et quant aux «douleurs atypiques» mais bien réelles que j'ai éprouvées fin juin et début juillet, elles laissent la médecine sans voix, en tout cas sans explication. J'avais commencé la journée en montant dès l'aube au grenier, où il y avait du raffut. Il s'est avéré que j'avais enfin pris, dans une nasse installée depuis quelques jours, l'animal qui par moments la nuit se

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faisait entendre au-dessus de ma chambre : un lérot. Ne sachant que faire de ma prise, je montai en voiture dans l'un de mes bois, sur les sept heures du matin, pour relâcher l'animal. Dès que la cage fut ouverte, il s'éloigna en quelques bonds, puis grimpa jusqu'en haut d'un tronc de noisetier quasi dénudé de branches et droit comme un mât. Je laissai là-dessus la bestiole à son sort. Dimanche 18 août 2019. J'ai lu et relu cette année L'école des cadavres, dans une édition pirate sans date (Editions du Rigodon, à Meudon, cela paraît fantaisiste). Autant Les beaux draps est d'un ton bien plus froid que les deux précédents pamphlets hérétiques de Céline, autant L'école tient la comparaison avec les Bagatelles, en vocifération exubérante. L'oeuvre étincelle de style dès l'ouverture, avec cette formidable scène allégorique d'engueulade entre l'auteur et une sirène («Ah! que je lui dis, Navrante ordure...» (que symbolise-t-elle, cette sirène décatie et mal embouchée, la république française? l'idéologie politiquement correcte?)). Il y a çà et là des morceaux de bravoure, ainsi les deux pages où est prophétisé le Grand Remplacement («vos remplaçants, vos héritiers super-émancipants...»), l'invasion apocalyptique de la France par le Tiers-Monde («... la racaille arméno-croate, bourbijiane, valacoïde, arménioque, roumélianesque! toute la polichinellerie balkane en folle triomphale ventrerie! ... Ils sont encore des millions d'autres, et puis encore des millions d'autres, et puis encore des millions ... Toutes les vallées ouraliennes, budipestiques, tartariotes, verminent, regorgent littéralement de ces foisons d'opprimés! Et que ça demande qu'à foncer, déferler, irrésistibles, à torrents furieux...», p 88-89.). L'ouvrage abonde en néologismes savoureux, jamais remployés («J'éclatouille, j'explosille», 52). «Je suis pas très partisan des allusions voilées, des demi-teintes» (262) explique l'auteur, qui en effet ne mâche pas ses mots, on ne peut lui faire reproche de sournoiserie. Il montre d'ailleurs une morgue étonnante, qui ne manque pas de panache : «Moi je m'en fous énormément qu'on dise Ferdinand il est fol, il sait plus, il débloque la vache ...» (117), «J'emmerde le genre entier humain à cause de mon répondant terrible, de ma paire de burnes fantastiques ...» (198), «je l'ouvre comme je veux, où je veux, ma grande gueule, quand je veux ... Je dois être, je crois bien, l'homme le moins achetable du monde» (271). Il n'en dira pas tant quelques années plus tard. L'ouvrage est mal réputé pour son fond outrageant, on connaît le sujet. Je comprends que sa verve ne soit pas du goût de tous, même si les Juifs, cible principale, ne sont pas les seuls visés : tout le monde en prend pour son grade, y compris le pape et ses ouailles, Hitler et ses Aryens, Maurras et ses Latins. Il est vrai que le propos est souvent outrancier : «Toutes les guerres, toutes les révolutions, ne sont en définitive que des pogroms d'Aryens organisés par les Juifs» (101), «Un soviet est une synagogue avant tout» (173). L'exagération, l'hyperbole est d'ailleurs un des traits comiques du livre, avec la satire féroce (les Juifs menant grand battage pour la comédie de leurs Terribles Malheurs et Merveilleuses Vertus, 103). Cela dit les condamnations offusquées ne me convainquent jamais tout à fait. Je prendrais plus au sérieux la critique qui inclurait les questions gênantes : tout ce que balance Ferdinand est-il faux? Par exemple le mépris de la goyerie, la furie métissante, l'appui au bolchevisme, ont-ils été si rares dans l'opinion juive? L'affirmation que «c'est pas Staline, c'est Hitler» qui «a fait le plus pour l'ouvrier» est-elle fausse? L'anti-communisme de Céline, ou de n'importe quel ami de la Liberté, est-il infondé ou légitime? Un point sur lequel, n'étant pas classiste, et ne préjugeant donc pas de l'excellence ou de la médiocrité d'un homme en fonction de sa position sociale, je suis en désaccord avec l'auteur, c'est que lui a une opinion très arrêtée sur le peuple (au sens de plèbe) et la petite bourgeoisie. «Le Peuple c'est un vrai Musée de toutes les conneries des Ages, il avale tout, il admire tout, il conserve tout, il défend tout, il comprend rien» (136). Quel terrible verdict. Au contraire «C'est la petite bourgeoisie, en

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France, qu'est la classe sérieuse, pas mystique, mais consciencieuse. Le peuple il est rien du tout, que de la gueule et du moindre effort. C'est la petite bourgeoisie qu'a l'habitude de se priver ...» Mais il y a là matière à discussion. Je terminerai en citant cette belle diatribe contre la presse, qui vaudrait encore pour la médiaterie d'aujourd'hui : «les journaux de droite, du centre et de gauche ... les façons qu'ils peuvent mentir, troufignoler, travestir, exulter, croustiller, vrombir, falsifier, saligoter le tour des choses, noircir, rosir les événements ...» (159). Jeudi 22 août 2019. A la troisième tentative, je suis enfin parvenu, non sans peine, à regarder en entier L'argent, de Robert Bresson (1983) sans m'endormir. A cet aveu somatique, on aura compris que l'oeuvre ne m'a pas subjugué. L'histoire n'est pourtant pas inintéressante, mais bon. J'ai remarqué au moins une incohérence du scénario : comment les propriétaires du magasin de photo peuvent-ils simplement nier qu'un employé d'une compagnie de fuel soit venu les livrer, puisqu'il y a une facture, sur laquelle la compagnie pourrait s'appuyer? Il y a aussi cette vision terrible, à 24'10, du protagoniste partant de chez lui sans débarrasser la table du petit déjeuner, où reste en évidence un paquet de sucre, au couvercle en carton déchiré en tous sens. Un homme qui éventre ainsi son paquet de sucre, et qui de surcroît ne le range même pas, est capable du pire, comme on voit par la suite. Désormais le suspense était fini pour moi. D. Samedi 24 août 2019. Ces derniers jours j'ai lu presque en entier l'intéressante étude d'un certain Richard Ballard, historien anglais installé en Charente, sur La terreur imprévisible : La Révolution en Aunis et Saintonge, version française (Editions Le Croît Vif, 2012) d'un livre paru en anglais (The unseen Terror) deux ans auparavant. A bien des égards la Révolution dans le département ne se distingue pas beaucoup de ce qu'elle fut dans le reste du pays : un soulèvement déclenché non par les pauvres mais par les nantis bourgeois, appuyé par les nobles aveugles illuminés ne voyant pas qu'ils creusaient là leur tombe, et débouchant sur une énorme foire d'empoigne où les plus malins s'en fourrent plein les poches sans se faire pincer. Dans les scènes d'émeute ou de tuerie, où le «peuple» a la bride sur le cou, le violence vient plus souvent des petits bourgeois, que des «plus démunis». Là comme partout ailleurs dans le pays, l'anarchie favorise l'ascension des fortes personnalités, notamment de personnalités tyranniques, issues de milieux très divers. Et là comme partout, la machine devenue folle finit par dévorer ses propres enfants. Il y a à ce sujet la délicieuse «loi des suspects», vers 1793 : «La loi des suspects était tellement imprécise que n'importe qui pouvait être traduit devant le tribunal révolutionnaire ... De nombreuses personnes furent emprisonnées sans savoir ce qui leur arrivait ... C'était au comité de surveillance de décider si on était suspect ou non ... Dans chaque commune, douze citoyens furent élus pour y servir. Ils ne devaient être ni anciens nobles, ni hommes d'église» (p 158-159). On voit là s'établir un de ces gigantesques systèmes de fliquage, dont les révolutions accouchent immanquablement, et auprès desquels l'Inquisition catholique a pâle figure. On notera au passage que la belle notion d'Egalité y est foulée aux pieds, de même que la révolution ne cessera de piétiner celles de Liberté et de Fraternité, dont elle avait pourtant plein la gueule. Un trait particulier à l'histoire de la région est son rôle dans la répression du clergé, puisque tous les prêtres qui n'avaient pas fui le pays ont été emmenés vers La Rochelle et Rochefort, d'où ils devaient être déportés en Guyane, mais où on les a fait crever misérablement. Il est à noter qu'à partir d'un certain moment les prêtres qui avaient prêté serment à la République ont été aussi mal traités que les réfractaires, et ont cumulé le déshonneur et la persécution. Des lois de mars et avril 1793 stipulaient que «tous les réfractaires trouvés sur le territoire de la République devaient être traduits devant le tribunal militaire pour subir la peine de mort dans les vingt-quatre heures. Tous ceux qui cachaient des prêtres, même si ces

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derniers faisaient partie de leur famille, encouraient la peine de mort» (222). Un intérêt du livre est de puiser à de multiples documents, qui permettent d'assister en quelque sorte au déroulement concret d'événements. J'ai été étonné du nombre d'émeutes déclenchées par de simples rumeurs sans fondement (on annonce par exemple qu'une armée de nobles avance en détruisant tout sur son passage, quand il n'en est rien, mais le bruit suffit à mobiliser les exaltés, p 52 et autres). On signale l'importance des protestants de La Rochelle et des francs-maçons de Rochefort parmi les nantis qui ont acheté les terres confisquées à l'Eglise et aux émigrés. L'auteur observe sans manichéisme l'action de plusieurs citoyens, et l'on constate qu'il y a des bons à qui il arrive d'être mauvais et, plus étonnamment, des mauvais à qui il arrive d'être bons. L'on donne également quelques aperçus du destin ultérieur de certains personnages : un tel finira ses jours à Madère, où son bateau était tombé en panne, tel autre périra noyé avec son fils lors d'un naufrage dans les eaux de l'Ohio (80), tel bouffeur de curé des années révolutionnaires épousera vingt-cinq ans plus tard une ancienne abbesse née noble (148) ... L'ouvrage se conclut par un chapitre où est évoquée la personnalité de Regnaud de Saint-Jean d'Angély, avocat modéré, partisan de la monarchie constitutionnelle, qui échappera aux dangers de mort et fera le meilleur de sa carrière sous Napoléon, dont il fut conseiller et ministre. Ce brave homme a sa statue sur la grande place de la ville. Je me souviens d'avoir noté jadis que c'est grâce à lui, ou à cause de lui, que le nom de Saint-Jean d'Angély apparaît une fois dans les écrits de Marx. Je constate à cette occasion qu'il est difficile de se renseigner sur ce qu'il est advenu au juste des Editions Le Croît Vif, créées par François Julien-Labruyère et dirigées par lui pendant plus d'un quart de siècle, puis passées aux mains d'un successeur en 2015, avant le dépôt de bilan en 2018... Dimanche 25 août 2019. Le mois dernier je me suis fait suspendre 24 heures de Facebook pour avoir montré les nichons d'Anita Eckberg, cette fois-ci je suis bloqué trois jours pour avoir passé la tête à Hitler. Un trucage photographique bien fait, figurant Adolf en guitariste hippie. J'avais pris cette image je ne sais plus où sur le net, et j'aimerais en connaître l'auteur. Je la trouve drôle, c'est à dire à la fois bizarre et amusante. Mais Facebook ne trouve pas ça drôle du tout. Il doit penser que je suis un vilain facho très méchant. Cependant il y a deux faits étranges, et même absurdes, dans cette censure. Le premier est que j'avais passé cette image il y a des années, je ne sais plus quand, sans que cela dérange personne. Il y a quelques jours, c'est Facebook lui-même qui me l'a repassée dans ses «Memories» de «x years ago». A cette occasion, j'ai décidé de ranger ce beau collage dans ma collection de photos «Portraits». C'est alors seulement qu'est intervenue l'interdiction. La deuxième absurdité, c'est qu'il y a quelque temps, au printemps peut-être, j'ai reproduit dans la même collection un autre faux portrait de Hitler, cette fois-ci une peinture où il est grimé en homosexuel, dans un cadre rose, avec une mèche mauve. Mais cela n'est pas censuré. Pourquoi? Se peut-il que la censure qui me frappe intervienne non pas suite à un repérage de routine par un moteur de recherche, mais suite à une dénonciation? Une dénonciation venant par exemple d'un traître qui se serait glissé parmi mes «amis» de Facebook, dont beaucoup sont à vrai dire des inconnus. Il faudrait peut-être que j'envisage une petite purge de ce côté-là, façon Nuit des longs couteaux. En attendant, cherchant à faire des vérifications en ligne, je dégotte un autre faux portrait d'Adolf en guitariste, avec blue jean et tignasse, qui m'amuse aussi. Je le reproduis discréto, mais ne le répétez pas. Samedi 31 août 2019. Je vois en ce moment de tout petits lézards. Apprentis minuscules, mais déjà très vifs, ils filent comme volant au ras du sol. Il y en avait dans le jardin à la Croix, il y a les mêmes dans la banlieue où je suis de retour. Je n'avais jamais vu le campus aussi envahi de Gitans. C'est à perte de vue, sur toutes les pelouses, les espaces verts. Ils ont même investi un des parkings réservés au personnel, normalement protégé par des barrières. Des caravanes, des voitures, des camionnettes, la plupart

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flambant neuves et de belles dimensions. Autour des campements, les satellites habituels : branchements suspects sur les réseaux d'eau et d'électricité, chiens attachés plus ou moins judicieusement, certains en plein soleil, j'en ai vu un borgne, constellations de détritus répandus dans l'herbe, étrons omniprésents le long des bâtiments, jusque dans certains escaliers. Une collègue m'a confié s'être fait agresser verbalement. Mais comme elle est humaniste, elle a ajouté que c'était pas bien méchant, quoique pénible. La direction s'est fendue d'un communiqué laconique, pour ne surtout pas faire de vagues : «Depuis quelques jours une occupation massive des pelouses par les gens du voyage impose une cohabitation compliquée. Afin d'éviter tout désagrément aux personnels et usagers de notre établissement et d'assurer la sécurité dans les bâtiments, l'université fermera ses portes exceptionnellement à 18 h jusqu'à vendredi inclus». Malgré la prudence de l'énoncé, les mots massive, compliquée, désagrément, sécurité, me laissent supposer qu'il y a eu des incidents dont je n'ai pas connaissance, et que les «cultures différentes», dont l'université fait d'ordinaire grand cas, lui paraissent tout à coup moins sympathiques. Dimanche 1 septembre 2019. J'ai trouvé sur le net cette blague anonyme en anglais, je traduis : «Il y a quatre sortes de communistes : 1) Ceux qui pensent qu'ils vont diriger quelque chose après la révolution. 2) Ceux qui pensent sincèrement qu'ils luttent pour la libération des travailleurs. 3) Ceux qui ne pensent pas du tout. 4) Ceux qui vont tuer les deux premiers et dominer le troisième une fois le pouvoir renversé.» C'est un peu cynique, mais pas mal vu. Lundi 2 septembre 2019. L'appellation de haut Moyen Age, pour en désigner la période la plus ancienne, et celle de bas Moyen Age, pour la plus récente, suggèrent en quelque sorte l'idée que le temps, comme l'eau, s'écoule de haut en bas. De même dans l'histoire des Romains le Haut-Empire précède-t-il le Bas-Empire. Cette conception du temps comme axe descendant se trouve aussi dans l'expression «la plus haute Antiquité». Tout au contraire la grande période de la Préhistoire, le Paléolithique, commence par le Paléolithique inférieur et aboutit au Paléolithique supérieur, comme si le temps suivait à l'inverse une ligne ascendante. Pour accorder ces visions opposées, il faut imaginer vers le Néolithique un sommet chronologique, point de basculement à partir duquel le temps cesse de monter et se met à descendre. Mardi 3 septembre 2019. L'islamophobie, nouvelle province de la Victimocratie. J'ai beau chercher, je ne vois pas quelle critique de l'islam ne peut en aucun cas être accusée ou soupçonnée d'inspiration islamophobe. Samedi 7 septembre 2019. Rêvé cette phrase : «Et moi, faut que j'aille à tous les ans». Lundi 9 septembre 2019. J'ai lu avec grand plaisir Les événements, de Jean Rolin (POL, 2015). Un homme raconte son difficile voyage en voiture de Paris à la Méditerranée en temps de guerre civile, dans un pays déchiré entre milices gauchistes, nationalistes et islamistes, où l'ONU a dépêché une Force d'Interposition des Nations Unies en France (FINUF). A vrai dire c'est tantôt ce personnage qui parle, tantôt une voix off qui nous informe de ce qui advient au «narrateur». Ce petit truquage littéraire plaira peut-être aux profs de français mais me laisse froid. La grande idée par contre, à mon goût, est d'avoir imaginé ce que devient notre univers paisible et familier de villes et de campagne, de petites banlieues aux enseignes kitsch, quand il est plongé dans la violence de la guerre. Combien de bâtiments dont ce n'était pas la vocation sont soudain transformés en QG, en postes de guet, en hôpitaux, en prisons, en refuges. Il y a là matière à une rêverie inquiétante, dans la mesure où l'on sent bien que ce scénario imaginaire n'est pas inimaginable. Le texte est écrit avec élégance, sur un

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ton flegmatique. Le narrateur marque un certain détachement vis-à-vis des «événements» (le mot n'apparaît qu'une ou deux fois dans le livre) en se complaisant à décrire des détails de la topographie ou à faire des remarques sur les oiseaux et les arbres, qu'il a l'air d'assez bien connaître. Il ne semble pas adhérer ou s'intéresser à l'idéologie des belligérants, et raille à l'occasion les manies des uns et des autres, non sans humour, comme quand des gauchistes vénérant le «prolétariat ... cette chimère» (p 105) continuent d'organiser des causeries sur des thèmes comme «Transsexualité et lutte de classes» (184) ou «l'homoparentalité» (190), ou quand des djihadistes s'emparent d'un quartier de Marseille sous la bannière d'AQBRI, «Al Quaïda dans les Bouches-du-Rhône islamiques» (136) (encore un point sur lequel l'humour noir nous fait rire jaune, si l'on juge la plaisanterie prophétique). J'ai bien aimé aussi l'amusante allégorie du pin cérémonieusement planté par le cosmonaute soviétique Gagarine en 1967 et qui maintenant dépérit (158 sq). Si le protagoniste représente plus ou moins l'auteur, comme c'est souvent le cas, on observera qu'il conserve de la «sympathie ou admiration ... avec quelques réserves» pour le révolutionnaire espagnol Durruti (163), signe peut-être qu'il n'a pas tout à fait renié le gauchisme de sa jeunesse, mais par ailleurs il allume sans explication un cierge pour la Vierge Marie, après avoir glissé une pièce dans le tronc (184). Il est rare que je lise un roman, celui-ci m'a plu. Mardi 10 septembre 2019. Mordeaux et ses banlieues, Dègles, Balence, Fessac, Vérignac, le Rouscat, Truges, Formont, Lenon, Gloirac. Mardi 17 septembre 2019. Dans le dernier numéro du mensuel Quimera, je lis un entretien de cinq pages avec une prof de ma connaissance, féministe déclarée. Je suis embarrassé et démoralisé par la teneur de ces cinq pages de pleurnicherie haineuse. S'il y a moins d'écrivaines et si elles ont moins de succès que les mecs, c'est parce qu'elles sont victimes des vilains préjugés répandus par la méchante domination masculine capitaliste. "Personne n'aime se sentir victime", dit-elle. Ah bon. Notons déjà qu'entre se sentir et l'être réellement, il peut y avoir de la marge. Et vous êtes sûre que nulle ne peut se complaire dans cette posture et en tirer un profit abusif? La dame est quand même professeur titulaire, dans une corporation qui n'est pas la plus à plaindre et qui est largement féminisée, dans une université dont la présidente est une femme. Elle et ses collègues ont tout le pouvoir de bourrer le crâne de leurs étudiant(e)s à longueur d'année avec leur venin idéologique. Il faut voir les programmes, j'ai ça sous les yeux sans arrêt. Et je suppose qu'il faut faire attention à bien réciter sa leçon au moment des exams. La moindre discussion m'est-elle possible avec une telle âme? Je crains que non. Cela n'a sans doute aucune importance, mais j'en suis désolé. Je lis aussi un article de six pages sur l'histoire du Relato de un náufrago (Récit d'un naufragé) de García Márquez. Article décevant, mais il me rappelle des souvenirs lointains. J'avais acheté ce petit livre de poche à la couverture dorée dans une librairie latino de Montréal, à la Noël 1975. Il y avait quarante centimètres de neige dans les rues. Ce n'était pas le premier livre de cet auteur que je lisais, ni même le premier que je lisais en espagnol. Je ne me doutais pas que ce thème du naufrage reviendrait plusieurs fois dans mes travaux, ultérieurement. Le texte m'avait plu. Je ne sais ce que j'en penserais aujourd'hui. Je dois avoir le mince volume chez moi, à la campagne, mais ce n'est pas l'exemplaire acheté jadis et perdu il y a longtemps, c'en est un récupéré depuis, acheté dieu sait quand, où et par qui. Mercredi 18 septembre 2019. Suivant une suggestion j'ai fait venir et j'ai feuilleté un recueil, peut-être le seul existant, de textes d'un certain Georges Pancol, écrivain charentais-bordelais mort jeune à la guerre, en 1915. Je cherchais dans ces pages une phrase pour ma collection de citations sur Bordeaux, et si possible une aussi pour ma collection jumelle de citations en Je suis né. Il y en avait plusieurs sur le premier sujet,

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et celle que j'ai choisie a en commun avec la seule sur le second, qu'il est question dans les deux cas d'une vieille maison : «Autrefois, avant de me coucher, dans notre vieille maison de Bordeaux ...» et «... ça m'a rappelé la vieille maison où je suis né, en Charente.» Il habitait 12 rue Margaux, j'y passerai en hommage lors d'une prochaine excursion en ville. Ce volume contient j'imagine l'oeuvre à peu près complète du jeune homme. Quelques poèmes, un journal intime et des lettres à sa fiancée anglaise. Les poèmes ne m'ont pas accroché, le journal et les lettres m'ont plu, j'en ai lu plus que je ne comptais. Il a sur Balzac, Bergson et d'autres, une clarté de jugement remarquable, malgré son âge. Il raconte l'anecdote bizarre d'une coupure d'électricité pendant un cours de Bergson, devenu invisible mais continuant de parler dans l'obscurité. Il a des mots charmants sur sa copine : «Avec elle il est difficile d'être triste, aisé d'être sérieux et agréable d'être gai.» Il a des moments de méditation mélancolique sur le passage du temps : «Des garçons et des filles nous ont précédés dans la vie, sont morts, et d'autres, quand nous serons morts, nous y suivront. Ils nous ressemblaient, ils nous ressembleront ; ils étaient et ils seront jeunes comme nous le sommes ; ils ont eu, ils auront peut-être la couleur de nos yeux ou de notre bouche, la forme de nos lèvres, nos attitudes, nos gestes, quelques unes de nos pensées et beaucoup de nos désirs. Mais ils ne seront pas nous. O consolation misérable! (...)» Il était devenu nationaliste, et tout en respectant la civilisation allemande, ne pouvait plus encadrer le peuple allemand. Il tient ce propos, qui sonne étrangement aujourd'hui : «D'ailleurs moi je ne crois pas à l'internationalisme, je ne crois pas au communisme, je ne crois pas au socialisme universel, à la Nation Future. Je crois à l'individu, je crois aux différences, c'est à dire aux nations, je crois à la variété (...)» Pour lui la condition de la diversité était de surveiller les frontières, non de les ouvrir. Jeudi 19 septembre 2019. Idée de titre : Euros et Thanatos. Mardi 24 septembre 2019. Rien ne me détend aussi bien, après une journée de travail, que d'aller faire quelques courses dans un supermarché, en prenant mon temps. Mon préféré en ce moment c'est l'Aldi derrière la rocade. Ce bon Aldi me plaît, c'est calme, pas trop de monde, pas trop de choix, pas de musique. La page Facebook «Tu sais que tu es bibliothécaire quand» m'a banni pour plusieurs jours. Quelqu'un a dû se plaindre, on ne me dit ni qui ni pourquoi. Je me rappelle que récemment, quand on a annoncé la mort de la créatrice de Petit Ours Brun, j'ai passé la fausse couverture «Petit Ours Brun s'essuie la bite sur les rideaux». Puis quelqu'un a posté un reportage sur un ancien four à pain transformé en boîte à livres, et j'ai fait remarquer que ce serait idéal pour un autodafé. Mais bon, je disais ça pour blaguer. Journée sociale, samedi dernier. Le matin, j'ai participé au World Cleanup Day sur le campus de Pessac. J'ai passé deux heures à nettoyer les pelouses et les parkings, en ramassant principalement les détritus laissés par les Gitans lors de leur dernier passage. L'après-midi à Gradignan, Journée du Patrimoine, j'ai visité le château de Tauzia, que j'étais curieux de voir. On y arrive par une belle allée de platanes. Un château de la fin du dix-huitième siècle, chic et simple, mais pas extraordinaire. Et la châtelaine, qui se la pétait, ne faisait visiter que deux vestibules. J'ai préféré la vue de l'extérieur, et le grand parc, avec par endroits de beaux tapis de cyclamens. Jeudi 26 septembre 2019. Mort de Jacques Chirac. Je n'avais pour lui aucune estime. Il était la caricature du politicard tout en gueule et sans intérêt. Il représentait typiquement le genre d'homme de droite qui plaît à la gauche, c'est à dire aux médias. La chaleur des hommages en témoigne. Mon souvenir de lui le plus décevant est la fois où il a refusé de débattre avec Le Pen, en 2002 je crois. J'avais trouvé cette décision extrêmement lâche, et putassière.

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Vendredi 27 septembre 2019. Idée de titre : La possibilité du Nil. Dimanche 29 septembre 2019. Un alexandrin de hasard, remarqué dans une gazette popu : Adoptez les secrets de stars pour être belle. Mardi 1 octobre 2019. Ces derniers temps j'ai rédigé pour Wikipédia l'article qu'il y manquait sur Georges de Sonneville. C'est le cinquième article que je crée dans cette encyclopédie (après ceux sur Jean-Claude Roché, Jacques Le Lorrain, Estevão Pinto et Gilbert Chinard). Les intertitres et quelques retouches ne sont pas de moi mais d'un aimable intercesseur entre moi et Wiki. Soit je suis de plus en plus empoté, ce qui est possible, soit il est de plus en plus compliqué de créer un article sans y être aidé par un tuteur initié. J'en tire l'impression que cette encyclopédie qui se dit «libre» est en fait sous liberté surveillée. «Participative» décrirait mieux le fonctionnement. Quant à Sonneville, à qui j'avais consacré une note en juillet, j'aime de mieux en mieux ses peintures. Après s'être intéressé au «modernisme» et aux avant-gardes dans sa jeunesse, il a mené une carrière de peintre plus banalement mais joliment figuratif. Il manque à l'article des illustrations, cela viendra. Le musée qui porte son nom à Gradignan présente chaque mois un nouveau petit assortiment de ses oeuvres, si bien que j'ai dû en voir de mes yeux au moins quatre dizaines, à présent. Pour l'instant, je ne m'en lasse pas. Jeudi 3 octobre 2019. L'écrivain uruguayen Mario Levrero (1940-2004) eut en 1972 une liaison avec une jeune femme française, qu'il avait connue à Montevideo et qu'il suivit en France, où elle était nommée professeur à Bordeaux. Il ne séjourna que trois mois dans la ville, car bientôt les relations se gâtèrent et il se résolut à retourner dans son pays. En 2003, un an avant sa mort et trente et un ans après les faits, Levrero rapporta cette expérience dans un texte d'une centaine de pages, intitulé Burdeos, 1972, qui ne fut publié qu'en 2013. Plus exactement, l'auteur y expose les souvenirs et les impressions dont il retrouve encore dans sa mémoire des traces plus ou moins précises, plus ou moins certaines. Ayant appris l'existence de l'oeuvre portant ce titre, j'ai voulu en prendre connaissance, et finalement je l'ai lue avec grand plaisir, charmé par son humour et son étrangeté. J'ai choisi de traduire le début du chapitre 3 et d'en faire ma Lettre documentaire n° 508. L'auteur s'y plaint de ne pas disposer d'un plan de Bordeaux, qui lui permettrait de localiser l'endroit où il a résidé. Il avait indiqué au chapitre 2 que son logement était situé à un quatrième étage et non loin des quais, d'où lui parvenait un bruit incessant de circulation. Il précise au chapitre 3 qu'il habitait probablement à un angle de rues, car celle par où il entrait dans l'immeuble n'était pas la même qu'il voyait depuis ses fenêtres. Il indique aussi qu'il était près de ce qu'il appelle l'église, comme s'il n'y en avait qu'une à Bordeaux, ou comme si c'était la principale. Les deux détails révélateurs sont qu'un marché se tenait devant ladite église le samedi matin, et surtout qu'un panneau proposait de visiter les momies de la crypte. Pour les Bordelais qui lisent ces pages, il n'y a pas de doute : cela ne peut être que l'église Saint-Michel, et Mario devait crécher au coin d'une des rues qui débouchent sur la place Duburg : rue des Faures, rue de la Fusterie, rue des Allamandiers, ou rue Carpenteyre. On aimerait en informer le rapatrié, mais il n'est plus, cela doit rester entre nous. Une énigme se pose quant à ce qu'il dit de la disposition de la ville, qui lui semble clairement quadrillée autour d'une «avenue principale où il y avait tout». Dit comme ça, n'importe quel Bordelais pense d'abord à la rue Sainte-Catherine. Mais ainsi logé au fond de Saint-Michel et près des quais, j'imagine qu'il songe plutôt au cours Victor Hugo. C'est d'ailleurs le seul nom de rue qu'il cite, au chapitre 5, «la avenida principal, la cours Victor Hugo». Une autre énigme est de déterminer ce que peut être le «Jardin public de Bordeaux», dont il nous dit au chapitre 14 qu'il y allait souvent le matin, et qu'il n'était pas très loin de chez lui, mais qu'il fallait marcher un moment pour s'y rendre, par une grande rue toute droite,

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qui à un moment en croisait une autre. Je pense qu'il ne saurait s'agir de ce que nous appelons le Jardin public, situé bien trop loin de là. La grande rue fait penser au cours Victor Hugo, qui en effet croise le cours Pasteur, de largeur égale. Mais vers quel jardin peut-on aller en suivant cette direction : la place de la République? le jardin de la Mairie? Cela me paraît voué à rester un mystère. Vendredi 4 octobre 2019. Je crains d'avoir encore battu des records d'indifférence publique hier, avec ma traduction et mon commentaire de Mario Levrero. Profitant de ce pic d'impopularité, j'enfoncerai le clou en ajoutant encore deux notes sur le sujet, précisément sur deux traits qui m'ont amusé dans ses souvenirs de Bordeaux, mais qui n'amuseront probablement que moi. L'un d'eux est qu'il raconte une histoire de collage, au chapitre 13. Un beau jour, avant même le séjour bordelais, feuilletant un journal, il était tombé sur un article à propos d'un artiste qu'il admirait, mais qu'il ne veut pas nommer, intitulé «Le miracle Untel». Or à sa grande surprise, le texte est illustré d'une photo de l'artiste, où celui-ci lui ressemble comme un sosie. Alors, par espièglerie, il découpe ailleurs dans le journal des lettres qui conviennent et il les colle pour transformer le titre de l'article en «Le phénomène Varlotta». (Il faut ici expliquer que le nom complet de Mario Levrero était Jorge Mario Varlotta Levrero, mais qu'il choisit de publier ses oeuvres sous son deuxième prénom et son deuxième nom de famille). Le second trait c'est une tournure, qu'il utilise je crois deux fois dans le livre, et dont je regrettais de n'avoir pris note en lisant, mais en feuilletant de nouveau je retrouve cette occurrence dans une phrase du chapitre 2 : «Hace unos días vi en video una escena muy pero muy parecida en una vieja película...» Ce «muy pero muy» m'enchante, non seulement comme emprunt judicieux au langage parlé, mais par sa transcription sans virgule, comme on aurait pu s'y attendre, ce qui donne à la tournure un supplément de naturel, me semble-t-il. Je me dis qu'on ne pourrait faire aussi simple, en français, «très mais très» sonnerait mal, il faudrait y ajouter quelque chose. «Il y a quelques jours j'ai vu en vidéo un scène très mais alors très semblable dans un vieux film», ou peut-être «très mais vraiment très»... Samedi 5 octobre 2019. La France aujourd'hui : une femme-policier poignardée à mort dans la préfecture de police de Paris par un Antillais musulman sourd. Mercredi 9 octobre 2019. Longue journée que ce mercredi, où mon aide de camp est repartie hanter la cordillère des Andes, s'envolant dès l'aube et me livrant pour deux mois à l'autogestion. De mon côté j'avais pris quelques heures de congé pour assister à un atelier de tupi-guarani, dont j'avais appris fortuitement la tenue à la fac. Je ne savais en quoi cela consisterait et je dois avouer que dans les premiers instants je me suis demandé ce que je faisais là, car d'entrée la monitrice nous sépara en deux groupes figurant des visiteurs et des visités, et nous fit psalmodier des phrases de salutation rituelle, tout en nous rapprochant et en nous éloignant en cadence. Nous étions une quinzaine au total, surtout des dames. Je me tenais prudemment planqué derrière les autres en ne faisant rien de ce qui était demandé. Cela commençait si mal que je ne pouvais qu'être agréablement surpris par la suite de la journée. La dame, Graciela Chamorro, 61 ans, était une Indienne sinon pure, très typée, née au Paraguay et vivant au Brésil dans le Mato Grosso do Sul, où elle enseigne dans une université et fréquente une tribu, les Kaiowas, dont elle nous transmettait quelques éléments de langue et de culture. Elle abordait différents sujets sans vraiment d'ordre et entrecoupait ses propos d'exercices dans lesquels nous nous adressions les uns aux autres des phrases simples du type Je m'appelle Untel, et toi? ou Je suis de là et j'habite ici. Il y eut un moment où, ayant entendu plusieurs personnes dire qu'elles étaient à Pessac, elle demanda une explication, ignorant que c'était le nom de la banlieue de Bordeaux où est installée l'université. Certains exercices prenaient la forme de jeux où nous nous tenions par la

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main et où nous faisions la ronde en nous dandinant et en chantonnant, mais comme j'étais mis en confiance, je supportai assez facilement l'épreuve. Je dois dire que malgré sa pédagogie enfantine, malgré les préjugés féministes et indigénistes qu'elle laissait entendre, cette dame avait un grand charme, une présence magnétique, si bien que j'éprouvais pour elle une certaine sympathie, réciproque m'a-t-il semblé. Pourtant au moment de se quitter, quand elle m'eut serré la main en me tendant une perche, disant qu'elle avait remarqué que je savais parler en portugais, je fus incapable de rien lui dire. Je m'éloignai en ruminant le regret d'être si maladroit, et peut-être même de plus en plus, que rares sont les rencontres après lesquelles je n'ai pas l'impression d'avoir soit trop parlé, soit trop peu. Quant à ce que j'ai tiré de cette expérience, n'ayant plus depuis longtemps le goût ni d'ailleurs la force d'apprendre de nouvelles langues, et me satisfaisant de contempler leur vocabulaire, j'ai cependant apprécié cet aperçu d'une langue aussi étrangère. C'était d'ailleurs pour moi la première occasion d'entendre parler une locutrice tupi-guaranophone de naissance. Il m'a intéressé en particulier de l'écouter prononcer cette voyelle bizarre, que l'on transcrit parfois par un y, et qui ressemble à un u français, en plus guttural. J'ai remarqué que pour l'adjectif signifiant petit, miri, elle prononçait plutôt quelque chose comme mini, coïncidence amusante. J'ai noté aussi ces deux hispanismes guaranisés, kurusu pour cruz (croix) et kavaju pour caballo (cheval). Cette journée fut la première de la saison où je sentis que j'avais froid à mes pieds nus dans les mocassins, malgré le beau temps. L'atelier terminé, je retournai dans mon bureau finir la journée de travail, après quoi j'affrontai le tram pour me rendre à Bordeaux, où je voulais rendre hommage à Christophe, qui présentait une nouvelle exposition de son cycle Boustrophédon, rue du Parlement Sainte-Catherine. Trustant les activités, j'avais profité du déplacement pour donner rendez-vous à Philippe-Henri, mon ancien sur-locataire, revenu d'Outre-Mer, et à qui je devais rendre un livre. Par une coïncidence peu commune, son job à Airbnb l'amenait à rencontrer des clients à la même heure et dans l'immeuble même où se tenait l'expo. Nous discutâmes un moment dans la rue. Il m'a très aimablement offert quelques boîtes d'allumettes Le Palmier, rapportées de Guyane, le genre de présent que je prise toujours. Après quoi je rejoignis Christophe et sa cour, qui s'étaient repliés dans son atelier de la rue Bouquière. Là je pus converser longuement, en m'empiffrant de chips et de charcuteries, en buvant quelques verres de rouge et de bourru, en tirant honteusement sur quelques clopes. Enfin je quittai la compagnie pour entreprendre le long voyage à pied, en tram et en voiture, qui me ramènerait dans ma tanière de Gradignan. Jeudi 10 octobre 2019. Ce jeudi après le travail, sur les midi et demie, je fus m'acheter un sandwich à Saige, kebab-crudités, et pris la route pour la Croix-Comtesse, où je resterai ce week-end. J'ai mangé en conduisant. Il faisait beau quand je suis parti, mais ensuite il faisait gris la moitié du temps. Chemin faisant, en voyant les arbres au bord de l'autoroute, je me faisais encore une fois cette réflexion catégorique : Plus beau feuillage du monde, le peuplier blanc (Populus alba) par temps de vent. Deuxième plus beau feuillage du monde, le saule blanc (Salix alba) par temps de vent. A un moment un panneau lumineux diffusait ce décassyllabe inquiétant : Animal errant, soyez vigilant. Comme je ne faisais pas attention, j'ai raté la sortie de Pons, que je prends ces derniers mois pour m'épargner des frais de péage, et j'ai dû continuer jusqu'à Saintes. A Saint-Hilaire les travaux du mois dernier empêchent toujours la traversée, mais je me suis assez bien débrouillé pour abréger l'itinéraire de contournement. A Asnières, je me suis arrêté regarder dans la boîte à livres. J'y ai pris un petit Folio de Chardonne, Eva ou Le journal interrompu, pas très beau d'aspect, mais qui m'attire par tous ses paragraphes commençant par des points de suspension. Arrivé à la Croix vers 15:30, j'ai un peu nettoyé le jardin, ramassé la quarantaine de noix crachées par le noyer, c'est en somme son forfait annuel, transvasé dans un tonneau l'eau récupérée dans mes seaux, nourri les poissons du bassin. Il y avait sur la pelouse une nuée de cousins, qui s'envolaient quand je passais. Puis je suis allé inspecter mes bois le

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reste de l'après-midi, j'ai rapporté un plein sac de bûchettes. Le soir j'ai dîné de restes rapportés de la ville, restes de riz et de carottes rapées sans assaisonnement, reste de fromage, reste de pain, avec une bière et un bon feu. Vendredi 11 octobre 2019. Journée de grand beau temps. Le matin, je suis allé poser mes deux pièges dans le grenier, pour le cas où il y aurait encore des lérots. Ensuite, visite rituelle au marché de Loulay. J'ai acheté des vivres au charcutier, à la crémière (brie, cantal entre-deux, féta) et à la poissonnière, puis je suis passé à la boulangerie de la rue d'en bas, enfin au potager des handicapés, pardon, je voulais dire des personnes en situation de handicap, à qui j'ai pris un navet, un poireau et des tomates. Le type à la caisse m'a demandé si c'était la première fois que je venais. C'était décevant : suis-je aussi peu mémorable? J'ai déjeuné de moules, en regardant sur YouTube la dernière émission de Pascal Praud. Il faisait si chaud que j'ai passé l'après-midi en T-shirt, au jardin d'abord, puis dans les bois. Le soir j'ai dîné d'un filet de poisson frit dans la farine, en regardant sur YouTube un show récent d'Alex Jones. Je ne le regarde plus guère depuis qu'il est censuré et difficile à trouver, cela faisait longtemps. J'ai fini ce repas comme les deux précédents avec un quart de pomelos. Samedi 12 octobre 2019. Encore une journée de grand soleil, mais un peu gâchée par l'impression de perdre mon temps, d'hésiter, de ne pas faire ce qu'il faut quand il faut. Le matin j'ai traîné à la maison et au lit. J'ai passé un long moment à feuilleter mon Guide des Canards, des Oies et des Cygnes (Delachaux & Niestlé, 1995) que je n'avais pas ouvert depuis longtemps. C'est un guide mondial exhaustif des trois catégories citées, avec tout ce que cela inclut de Bernaches, d'Eiders, de Fuligules, de Garrots, de Harles, de Macreuses, de Nettes, de Pilets, de Sarcelles, de Tadornes et autres. Un ouvrage solide, savant, assez beau. Je regrette que dans la partie illustrée, les planches ne soient pas toujours bien agencées dans le même ordre que les notices en regard. Je pensais à ce livre à cause des oiseaux qui peuplent l'étang situé non loin derrière chez moi, à Gradignan, et que je n'ai pas encore bien observés. Peu avant midi j'ai fait un saut à la pharmacie de Villeneuve pour me réassortir en médicaments, puis j'ai déjeuné de nouilles dans lesquelles j'ai coupé une tomate, un oignon et des morceaux potables des pommes à moitié pourries que j'ai récupérées au jardin. Avec une demi-saucisse de Strasbourg et une bière. Ce faisant j'ai regardé une vidéo de Matt Walsh, qui est vraiment mon youtubeur préféré de ces derniers mois, c'est lui que je regarde presque tous les soirs en mangeant. Je ne suis pas d'accord avec toutes ses opinions mais c'est vraiment un orateur captivant, intelligent, avec une belle voix, de l'humour, et une gueule. Il est devenu le père d'un enfant de plus ces derniers jours, ce doit être son quatrième. Comme beaucoup de cathos, il trouve ça bien en soi, d'avoir plein d'enfants. Je me demande s'il se pose la question de la possibilité qu'ils aient chacun leur chambre, où ils puissent s'isoler. Pour moi c'est important. L'après-midi j'ai envisagé puis renoncé à descendre à Saint-Jean, finalement vers quatre heures je suis allé faire quelques courses à l'Inter de Beauvoir. Sur le parking il y avait un policier avec un groupe de trois ou quatre personnes, et plus loin un autre avec un jeune homme. Quand je suis passé à côté il avait l'air affolé, il pleurait en disant que sa vie était fichue. Après avoir rapporté mes vivres, je suis remonté d'abord dans le petit bois enclavé, où je voulais finir de dégager et de couper une longue branche morte de chêne que j'avais mise de côté, puis dans le bois central, où j'avais repéré cinq grosses pierres que je comptais ajouter à la ligne que je trace le long de la parcelle voisine. En arrivant il y avait un faisan devant l'entrée du bois. Sans doute un faisan de lâcher, le pauvre animal ne s'est même pas envolé, il s'est éloigné en trottinant devant la voiture. Et il y avait un chevreuil qui broutait devant le bois d'en face, de l'autre côté du champ. Il s'est bientôt éclipsé dans la végétation, le temps que je manoeuvre il n'était plus là. J'y pense, une de mes hontes

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d'ornithologue amateur et de coureur des bois : je n'ai jamais vu une bécasse. J'ai dîné du reste de nouilles et de saucisse, avec du mousseux, en regardant une partie du dernier meeting de Trump, à Minneapolis. Il avait l'air en pleine forme, avec derrière lui des policiers qui portaient un T-shirt Cops for Trump. Puis j'ai pris le temps de lire en entier la chronologie détaillée des faits et gestes du cangaceiro Lampião (1898-1938) dans l'article de Wiki en portugais sur lui. C'est intéressant, plein de meurtres, de vengeances, d'atrocités. Des blessés achevés, des gens assassinés par erreur. Il y a cet épisode incroyable en 1926 où il rencontre le padre Cícero, et s'engage à combattre les protestataires de la Colonne de Luís Carlos Prestes, futur leader communiste, qui sillonnait le pays. Que d'histoires... Dimanche 13 octobre 2019. après avoir publié au printemps un recueil de Trois contes de Crad Kilodney, le Cormor fait paraître ce mois-ci un nouveau livre du même, Excrement, dont je suis également le traducteur (148 pages, 15 euros). J'avais parlé de la version originale le 29 XII 2017. Pour le résumer à grands traits, c'est un récit autobiographique où l'auteur vend ses livres dans les rues de Toronto, fréquente des femmes dont il tire plus ou moins de joie, et bougonne contre le monde. J'en parlerai plus en détail prochainement. Lundi 14 octobre 2019. Rien de spécial à signaler sur ma journée d'hier, passée à faire tranquillement le tour des lieux avant de rentrer en ville. Je pars d'ordinaire en début d'après-midi, pour être assez tôt à Bordeaux, mais comme maintenant je n'ai plus à prendre le tram en arrivant, je suis resté sur place jusqu'à huit heures du soir, et j'ai voyagé après le coucher du soleil. J'ai remarqué cet indice rassurant quant à la médiocre qualité du flicage automatique sur internet : souvent quand je suis en Charente, Google me situe en Corrèze, Dieu sait pourquoi, et hier plus précisément à Lamazière-Basse, où je n'ai jamais foutu ni ne foutrai probablement jamais les pieds. Derrière chez moi à Gradignan, près du moulin d'Ornon, il y a un étang alimenté par l'Eau Bourde, où niche une bande de palmipèdes, qui tantôt se tiennent sur la rive, notamment la rive sud, et tantôt se réfugient dans les deux îlots boisés. Je n'ai pas encore regardé attentivement ces oiseaux, et dernièrement je me disais que je le devrais. A vrai dire j'en étais devenu si curieux qu'aujourd'hui, en débauchant, je suis allé directement me garer près de l'étang pour en faire le tour à pied, avant même de rentrer chez moi, bien qu'il y ait eu dans l'après-midi un gros orage qui avait détrempé le sol et les feuillages. Bien m'en a pris car en cette occasion j'ai pu voir s'envoler deux visiteurs inhabituels, un héron puis une aigrette. Quant à la volaille familière des lieux, elle se compose semble-t-il d'oies cendrées, de bernaches du Canada, dont au moins une adulte avec le superbe plumage noir et blanc et quelques immatures d'aspect plus indécis, d'un canard musqué, c'est lui qui se laisse approcher le plus facilement, ou s'enfuit le moins vite, de canards colverts, de canards d'une espèce que je n'ai pas identifiée, et de poules d'eau. Une fois j'ai eu le plaisir de voir passer nettement, mais trop vite, un martin-pêcheur, et j'espère chaque fois le revoir. Il y a aussi dans les parages une troupe de bisets, dont beaucoup de couleur marron. De retour chez moi, Matt Walsh n'ayant pas de nouveauté, j'ai dîné en sautant d'une vidéo à l'autre sans en trouver une qui vraiment m'accroche. A un moment un journaliste, qui interrogeait Laurent Obertone sur les désastres de l'immigration, a fait un lapsus amusant, en parlant de la Seine-Saint-Demi. Jeudi 17 octobre 2019. J'ai encore dans mon bureau quelques noix dont je ne sais plus d'où elles viennent, assez belles mais que je ne mange pas volontiers parce qu'elles sont incommodes, la chair étant si étroitement sertie dans les aspérités de la coquille, qu'il est pratiquement impossible de l'en extraire autrement qu'en charpie. Je leur adjoins celles que j'ai rapportées de mon jardin. Mon immense noyer, qui est maintenant en âge de voter, il a poussé je crois en 99, pond chaque année péniblement une

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cinquantaine de petites noix. J'ajoute que des cinquante, une sur deux est mauvaise, mais la bonne est bien bonne. Tout de même cela fait peu, je crains qu'il ne soit jamais capable de mieux et je médite régulièrement de le réduire en bûches. Mais cette année pour moi c'est l'année des noisettes. Il y avait longtemps que je n'en mangeais plus, j'en ai ramassé cet automne une quantité, sur le chemin derrière ma crèche de banlieue. Elles sont petites mais bien remplies, la plupart bonnes. Je regrette l'injustice du lexique français, qui ne voit en elles que de petites noix. En charentais de même, elles sont des nouzilles. J'ai aussi fait le plein de châtaignes, il y a quelque temps. J'en ai cherché sur le campus mais j'en ai peu trouvé, les châtaigniers que je connaissais étaient soit disparus, morts ou agonisants. Pour faire bonne mesure j'en ai acheté une poignée supplémentaire dans un supermarché. Et dès le lendemain je me suis laissé tenter par celles que proposait un gamin dans une brocante à Pessac, il avait dû les ramasser dans son jardin ou dans le voisinage et en vendait un gros kilo pour un euro. Je les coupe en deux pour les faire bouillir. Elles ont été l'ingrédient principal de mes dîners ces derniers temps, et celles du supermarché ne sont pas les moins bonnes. Ce printemps je m'étais fait faire des photos d'identité à Bordeaux rue Sainte-Catherine, dans l'espoir peut-être chimérique d'obtenir une nouvelle carte d'identité. Je sens que ce n'est pas pour tout de suite. En attendant j'ai scanné hier la photo et je contemple mes traits. Ils sont tirés et le scan n'a rien arrangé. Je compare ce visage et celui du teen-ager, sur la photo en noir et blanc tout à coup surgie du passé il y a quelque temps. Quarante-six ans me sont passés sur la tronche entre les deux. J'ai voulu lire l'Eva de Chardonne, qui m'attirait, et j'ai vite senti qu'elle m'ennuyait, je l'ai abandonnée. Il a beaucoup plu cette semaine et cela m'a donné prétexte à aller travailler en voiture, au lieu de marcher dix minutes pour prendre le bus. Je ne l'ai pris que mercredi, jour béni où il est presque vide, déserté par les lycéens des environs. Une aubaine. Vendredi 18 octobre 2019. J'ai passé la journée en dehors de chez moi. En grande partie. Ce matin je suis allé en voiture sur le campus pour y participer à une collecte de détritus, de dix heures à onze heures et demie. Après quoi j'ai traîné un peu dans la fac, j'ai acheté deux savonnettes à la Coop, j'ai failli rentrer chez moi parce qu'il s'est mis à pleuvoir, mais ça s'est arrêté et je suis allé chercher un sandwich au bureau de tabac, puis j'ai pris le tram pour Bordeaux, jusqu'aux Chartrons. J'étais assez content de revoir le quartier. J'y allais pour la curiosité de voir la façade du 23 rue du Couvent, où Georges de Sonneville a vécu plusieurs années. C'est une maison mitoyenne en pierre de taille, bien dans le type de ses voisines, située non loin de la rue Notre-Dame, avec une curieuse porte centrale dont le haut est en forme de cloche. De là j'ai gagné le centre-ville en suivant la longue ligne droite qui commence par la rue Foy, traverse les Quinconces, où se tient en ce moment la foire aux manèges, et aboutit rue Esprit des Lois. Je suis monté au Grand Théâtre et j'ai pris la rue Sainte-Catherine jusqu'à la rue Margaux, où je voulais voir le numéro 12, qui fut la maison de Georges Pancol. Mais il n'y a plus de numéro 12, on passe du 10 au 14, et dans la portion de rue intermédiaire, à cet endroit surplombée par une passerelle, le 12 est indistinct. Je m'étais fixé pour objectif suivant de gagner la grande bibliothèque municipale, à Mériadeck. J'ai fait tout le trajet en marchant, et chemin faisant, pour m'égayer, j'ai commencé de noter des bribes de conversation pour constituer un poème de reportage. En cours de route je suis passé par la place Gambetta, en plein bouleversement depuis des mois. J'ai parlé à un ouvrier, qui m'a dit que l'ancien petit étang se trouvant sur cette place avait été supprimé et serait remplacé par une fontaine. C'est un peu dommage mais cela vaut sans doute mieux, car vu l'indiscipline de la population, cette pauvre mare devait être un véritable égout sans cesse rempli d'immondices. Enfin je me suis rendu jusqu'à la bibli via le centre commercial d'Auchan et le plateau de Mériadeck. Il y avait longtemps que je n'étais venu là. Les parois extérieures de la bibliothèque, toute en vitres, ne me plaisent pas, mais j'aime bien à l'intérieur les gros piliers

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en béton gris lisse, et le système d'escalators avec des petites lumières vertes au ras du sol. Je venais là pour y consulter certain recueil de poèmes dont j'avais entendu parler, et qui semble à peu près introuvable ailleurs dans la région. Comme ledit recueil est conservé en magasin, il fallait, pour que j'aie le droit de demander à ce qu'on me l'apporte, que d'abord je me fasse refaire une carte de lecteur, car celle que je trimballe en vain dans mon portefeuille depuis un quart de siècle s'est avérée périmée. C'était ennuyeux mais au moins l'opération était gratuite et j'ai fini par obtenir ce que je voulais. J'ai ainsi satisfait ma curiosité, confortablement installé dans un fauteuil à l'écart des grandes tablées, mais à la vérité j'étais un peu déçu par les poèmes, qui ne me disaient pas grand chose. En souvenir j'en ai quand même recopié un des plus brefs, qui me plaisait un peu : Soir parfait au bord du froid un rouge-gorge traîne. Avant de repartir j'ai aussi copié quelques vers d'un autre poème, où il était question d'un petit crapaud jaune, afin de les offrir au copain à qui j'allais rendre visite ensuite. Et j'ai repris ma route, cette fois-ci vers la place de la Victoire et la rue Elie Gintrac. Avant d'y arriver, j'ai eu le temps de recueillir les dix fragments nécessaires pour constituer un solide poème par bribes : C'est je dirais avril, mai, juin... On se rappelle, tu sais... Mais je les range comme ça, mais... Heu, la salade du pêcheur... Alors là, je n'aime pas trop... Et voilà, bonne journée... Non, je suis curieux, quand même, là... Tu sais y avait tout le monde à l'enterrement... J'ai dit on se calme, le Breton... Ben moi aussi, je t'avais pas reconnu... Enfin j'ai retrouvé Hubert, l'homme dont le totem est un crapaud, et qui ces jours-ci expose en son atelier les oeuvres de nos amis Christophe et Martin. Mais l'atelier en question, baptisé Château Palettes, est un tel capharnaüm, qu'il est difficile de n'y voir qu'une expo, sans explorer aussi les divers passages, paliers, passerelles et recoins, ce à quoi je m'employai un moment. Le maître des lieux me servit aimablement une infusion de thym sucrée au miel, et nous discutâmes de choses et d'autres. Il tient pour une hérésie de cuisiner les cèpes avec de l'ail et du persil, comme de mettre du citron sur les huîtres. Je comprends mieux le deuxième point que le premier. Après quoi j'ai repris le chemin de la banlieue. Dans le tram au retour comme à l'aller j'ai feuilleté sans conviction Les épées, de Nimier, un livre de poche trouvé naguère. Le premier paragraphe est formidable, mais au bout de quelques pages, j'ai réalisé que ça ne m'intéressait pas, même s'il y a quelques belles formules ici et là. Après avoir récupéré ma voiture sur le campus, au lieu de rentrer directement chez moi, je suis allé me garer près de l'étang d'Ornon, pour revoir les oiseaux d'eau un moment. J'y suis resté un petit quart d'heure. En résumé, il y a bien quelques oies cendrées, quelques bernaches, quelques colverts et quelques poules d'eau, et deux petits mystères. L'un est qu'il semble n'y avoir qu'un seul canard musqué, pas même un couple. L'autre est qu'il y a un canard atypique, que je n'arrive pas à identifier. Il ressemble aux colverts et nage avec eux, il a leur gabarit, la tête et le cou verts comme les mâles de l'espèce, mais il n'a pas le petit collier blanc si net chez les autres, son bec n'est pas jaune mais gris, et le plumage de son corps me paraît aussi légèrement différent. Il était près de six heures, quand je suis enfin rentré. Samedi 19 octobre 2019. Le nom de Gradignan, banlieue de Bordeaux, est quasi l'anagramme de Draguignan, ville du Var. Il existerait quelque part un Gardignan que je n'en serais pas surpris, mais cela ne semble pas être

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le cas. Gradignangnan aussi pourrait bien exister. Le nom de Gradignan commence comme celui de quelques villes slaves se termine, et l'on songe à Belgradignan, Volgogradignan, Pétrogradignan, Léningradignan Stalingradignan, Kaliningradignan... Lundi 21 octobre 2019. Ce matin il faisait assez mauvais pour que je m'autorise à aller travailler en voiture, mais finalement le temps a été clément. Quand j'ai débauché il y avait une très belle lumière oblique du soleil, et je suis allé faire un tour à l'étang d'Ornon avant de rentrer chez moi. Je m'aperçois qu'avec mes manies de propreté je ne peux m'empêcher, ici comme ailleurs, de faire l'éboueur bénévole, et chaque fois je débarrasse les rives ou les sentiers d'une paire de saletés qui traînent et que je vais jeter à la poubelle. La tentation est d'autant plus grande que la situation n'est pas décourageante, l'endroit étant dans l'ensemble très propre, il y a peu à faire pour le rendre tout à fait net. Une surprise inquiétante est que les oies semblaient avoir totalement disparu. En rentrant j'ai réalisé un petit poème-liste auquel j'avais pensé dans la journée, en appliquant à l'Espagne la recette de mon poème de 2008, "Communes chiffrées". Voici donc

VILLAGES D'ESPAGNE Unanua Dos Aguas Tres Cantos Cuatro Calzadas Cinco Olivas Seisón de la Vega Siete Iglesias Ocho Casas Nuevefuentes Diezma J'ai pauvrement dîné d'un filet de hareng, avec des nouilles sans sel et quelques tranches de courgette crue, pour me mortifier, mais d'excellents fromages et du mousseux Jean Dorsène, pour me consoler, tout en regardant les discussions du salon de Pascal Praud. Bien qu'étant moi-même incroyant, je me dis souvent qu'il serait aussi bien que le catholicisme soit religion d'Etat en France. Mais mon point de vue est très minoritaire, je le crains. Mardi 22 octobre 2019. A la radio en voiture je suis tombé sur la Sicilienne de Fauré, que je n'avais plus entendue depuis des années, et cette musique m'a poursuivi ces derniers jours. Je récoute Radio Classique depuis que je refais de la voiture de temps en temps. Je suis content de retrouver les émissions du matin, avec Guillaume Durand et consorts, mais je regrette la disparition d'Olivier Bellamy avec ses conversations feutrées, vers 6 heures du soir. Il est remplacé par Jean-Michel Dhuez, qui certes a la voix exquise, mais ne fait que passer des disques. Dans la journée je me suis heurté à un cas pas rare d'imperfection de la documentation nouvellement disponible en ligne. Mettons que vous vouliez vérifier un point dans la version française qu'a donnée Jean Poleur, en 1556, de l'Histoire naturelle et generalle des Indes, de Gonzalo Fernández de Oviedo. Bonne nouvelle, elle est disponible en consultation libre sur Gallica, la base numérique de la Bibliothèque Nationale. Mais mauvaise nouvelle, parmi les options proposées dans la marge de l'écran, les onglets Table des matières et Recherche dans le document sont inactifs, si bien que l'on se trouve face à une masse de feuilles inutilisable, puisqu'on ne peut se diriger dedans. Voilà un cas où un document en papier présenterait l'avantage d'être aisément feuilletable. Par contre, justement, l'option Acheter une reproduction est disponible, mais on ne sait à quel prix, et puis... Ce soir pas de courses, pas d'étang, pluie incessante. Repas médiocre en regardant Matt, puis j'ai travaillé à un projet de traduction incertain et secret qui m'occupe en ce moment. A part ça j'ai pensé qu'on a un mot pour le nom du père, le patronyme, un pour celui de la mère, le

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matronyme, mais qu'il faut se contenter de la périphrase pour le nom de famille, il n'existe pas de familinyme, ou quelque chose comme ça. Mercredi 23 octobre 2019. Comme le temps est à la pluie, je n'aurai pas pris le bus une seule fois cette semaine. Il s'est passé de drôles de choses à la fac ces derniers jours. D'une part il semble que les Gitans, qui ne restent jamais, mais qui ne tardent jamais non plus à revenir, ont encore envahi le parking à l'autre bout des bâtiments, ce week-end. Je l'apprends par un mail circulaire de la présidente, dont le ton m'inquiète. Elle parle de «mauvaise surprise» et se dit «vigilante» quant aux problèmes de «sécurité», ce qui n'est pas très humaniste. Mais elle explique aussi que «Nous sommes victimes de l'absence de terrains d'accueil proportionnés à l'échelle de la Métropole», c'est à dire que l'on n'en fait pas assez pour ces braves nomades, et que nous sommes en quelque sorte responsables des emmerdements qu'ils nous créent. Je m'en doutais un peu : c'est de notre faute. Il fallait y penser. D'autre part j'apprends également par des circulaires qu'une causerie de Sylviane Agacinski sur «l'être humain à l'époque de sa reproductibilité technique», prévue pour demain jeudi 24, n'aura pas lieu, pour la bonne raison que des «groupes» (non précisés) auraient avancé des «menaces violentes» (pas précisées non plus). Les humanistes qui organisent le débat, «ne pouvant assurer pleinement la sécurité des biens et des personnes», se couchent comme d'habitude devant les exigences des idéologues fanatiques qui font la loi à la fac. Et se gardent bien de les désigner ou de trop en dire. A midi je suis allé à Saige retirer du pèse et acheter des fleurs de cimetière, parce que j'ai l'intention de partir demain en week-end en Charente, sans attendre la Toussaint. En débauchant j'ai avancé jusqu'à la House pour prendre du pain, et au retour je me suis arrêté un moment à l'étang d'Ornon. J'étais content de revoir les oies, qui n'ont donc pas disparu. J'ai remarqué que les deux espèces naviguent ensemble, environ six bernaches et trois cendrées, et les colverts font bande à part. Les petites poules d'eau mènent une vie indépendante. Quant au canard musqué, décidément seul, il était sur la rive et j'ai dû passer près de lui. Il me surveillait mais n'a pas bougé. Aucun autre volatile ne se serait laissé approcher d'aussi près. J'ai des sentiments mélangés envers cette espèce, qui d'un côté m'impressionne parce que c'est un canard brésilien (Cairina moschata) maintenant répandu en Europe, mais d'un autre côté, il faut l'avouer, est assez moche, plus encore les spécimens domestiques, comme celui-ci, au plumage coupé de blanc. Le type sauvage, aussi pataud d'allure, bénéficie au moins d'un beau plumage foncé uni, sauf une tache à l'aile. Mais enfin, l'aspect ingrat et la solitude de cet individu lui valent de ma part un petit supplément de sympathie. Ce soir, comme quelque chose m'y avait fait penser, j'ai cherché dans YouTube la chanson de Petula Clark, Coeur blessé, que je n'avais pas écoutée depuis peut-être cinquante ans. Jeudi 24 octobre 2019. Longue et laborieuse journée, commencée sous la pluie. Ayant été avisé que le navigateur de mon ordi n'était plus à jour, j'ai été demander conseil à un informaticien, et j'ai passé une partie de la matinée en allées et venues entre son bureau et le mien. Finalement il a remplacé mon système d'exploitation Yosemite par High Sierra. Le nom me plaît moins mais en effet l'appareil marche mieux. A midi et demi je suis allé acheter un sandwich au Portugais de Saige et j'ai pris l'autoroute. Un copieux sandwich au poulet avec de la mayonnaise. Il faisait maintenant grand soleil. Je comptais reprendre la nationale à Saintes pour aller au cimetière de Moragne, mais par distraction j'ai raté la sortie de Saintes et j'ai dû continuer jusqu'à celle de Tonnay-Charente, ce qui rend la course beaucoup plus chère (plus de 16 euros depuis Bordeaux, j'avais déjà eu cette mauvaise expérience). A Moragne est enterré mon père, et les cendres de ma mère l'y ont maintenant rejoint. Des deux pots de fleurs que j'avais, j'ai choisi les jaunes pour cette tombe. Je réserve les autres, mauves, pour mes grands-parents à la Croix. Je suis parti sans traîner car j'avais encore fort à faire. Je me sentais un peu coupable de ma hâte, sentiment lui aussi déjà connu dans les mêmes circonstances. Ma voiture dès

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lors faisait un petit bruit anormal, semblant venir des pneus, que j'entendais surtout quand je roulais lentement, avec la vitre baissée. A un moment j'ai eu la vision fugitive d'un chevreuil couché au soleil au beau milieu d'un champ, sur le côté nord de la route. Arrivé à Saint-Jean je suis d'abord passé à Bricomarché, dans l'intention d'utiliser enfin le putain d'avoir de 7,65 euros que j'ai en travers du cul depuis la fin août et qui n'est valable que jusqu'à la mi-novembre. J'avais envisagé de m'acheter une nouvelle paire de tenailles, mais celles que j'ai vues ne m'ont pas convaincu de leur excellence. L'autre option était de commencer à acheter du feutre géotextile, pour certain aménagement que je prévois dans le jardin, mais justement le magasin n'en avait plus. Je me rendis de là au centre-ville, pour accomplir deux exploits. Le premier était de retirer à la mairie-bunker un formulaire de demande de remplacement de ma carte d'identité, le second d'expédier deux livres à une correspondante canadienne. Le postier m'a d'abord déclaré que le port s'élevait à dix euros et quelques. C'est seulement quand je lui ai demandé s'il n'y avait pas d'option plus avantageuse, qu'il m'a avisé du tarif spécial Livres et Brochures, alors que j'avais annoncé dès le début qu'il s'agissait de livres. Le prix tombait dès lors à 2,25 euros. J'ai remercié aimablement le fonctionnaire, que je tenais en vérité pour une crapule. Avant de terminer mon voyage, je suis encore allé prendre quelques vivres à Lidl, et comme la voiture avait toujours ce bruit, j'ai avancé jusque chez le garagiste de Villeneuve. Il était occupé mais son assistant, qui n'a pas les deux pieds dans le même sabot, a tout de suite repéré que le bruit venait d'un gravier coincé dans une rainure du pneu. Alors seulement je suis rentré chez moi à la Croix. Il était déjà cinq heures et le temps était revenu à la pluie, si bien que je n'ai pu aller voir mes bois. J'ai allumé du feu, rangé mes affaires, et dîné misérablement de riz blanc, avec le reste de courgette crue, un peu de saucisson et une bière en regardant ce bon Matt. J'ai feuilleté l'ancien livre de yoga de mon père, un livre de 1961, d'un certain Swami-Vishnoudevananda, avec typo d'époque, reliure en toile rouge, photos en noir et blanc de ce beau jeune Indien mince, l'air austère, qui prend des postures sur une terrasse, avec en arrière-fond flou tantôt les branches d'un grand arbre, tantôt une baie ou un fleuve. J'ai aussi eu l'idée de ce petit poème en anglais : BEMNURS Eight, Five, Four, Nine, One, Seven, Six, Ten, Three, Two. Vendredi 25 octobre 2019. Ce matin après ma visite rituelle au marché de Loulay, j'ai téléphoné à ma couturière de Beauvoir. Je voudrais lui donner à refaire des poches à une de mes vestes et à deux de mes shorts, et à recoudre une casquette. Je dois passer les lui confier demain matin. A midi j'ai déjeuné d'excellentes moules de Marennes. Après-midi je suis allé d'abord porter mes fleurs mauves sur la tombe de mes grands-parents de la Croix. J'ai remarqué que les gens, ou le cantonnier, jettent pêle-mêle dans un conteneur les vieux pots, en terre cuite ou en plastique, avec la terre et les fleurs, naturelles et artificielles. Cette absurdité me choque. Si j'avais le temps, je ferais le tri. Je suis ensuite allé à la déchette, qui est victime de son succès, il y a tellement de monde qu'on a du mal à y accéder. Puis j'ai passé tout l'après-midi dans les bois. D'abord dans le principal, où j'ai jeté mes coquilles dans l'entrée que j'empierre indéfiniment. J'en ai fait le tour. Il y a un peu partout différentes sortes de champignons inconnus, auxquels je ne touche pas. Vers l'extrémité sud je suis tombé sur une grenouille brune (Rana dalmatina), assez belle et

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très camouflée, je ne l'aurais pas vue parmi les feuilles mortes, si elle n'avait sauté près de ma botte. J'ai récupéré quelques longues branches intéressantes, et comme j'avais la flemme de les scier, je les ai mises de côté pour une autre fois. Dans ce cas je les appuie sur des fourches d'arbre près de l'entrée, de sorte qu'en attendant elles sèchent sans toucher le sol. Quand je suis reparti il y avait plusieurs coccinelles posées sur ma voiture. Ensuite j'ai passé un long moment dans le petit bois enclavé, où je voulais faire des vérifications. Je possède un tableau où j'ai indiqué par colonnes les espèces d'arbres présentes dans mes cinq bois, celui de Dordogne et les quatre ici au nord du village. Je signale chaque espèce par un chiffre, 3, 2, 1 ou 0, selon qu'elle est abondante, dispersée, rare ou absente dans chaque parcelle. Or en examinant ce tableau récemment, je me disais que certaines indications provenaient d'impressions, plus que d'observations réelles, et demandaient confirmation. En outre dans certains cas, j'avais eu la prudence de ne mettre aucun chiffre. L'inventaire le plus douteux était celui de cette petite parcelle enclavée, un rectangle de mille mètres carrés (environ 20 x 50 m) dans un massif, rectangle délimité sur deux côtés par des fossés, sur les deux autres par un talus et un muret. Comme dans les deux autres parcelles sur les collines, la population dominante est celle des chênes et des noisetiers. J'ai pu vérifier qu'il n'y avait là aucun orme, aucun érable de Montpellier, aucun fusain, et très peu d'érables champêtres et d'alisiers (j'en ai trouvé deux pieds de chaque). J'en ai profité pour nettoyer un peu. J'allais dire que c'est un bel endroit, mais j'en dirais autant des autres. Peut-être que cette parcelle, elle-même entourée de bois de tous côtés, et donc isolée des champs et des chemins, est plus secrète et plus calme que les autres. Puis je suis descendu finir l'après-midi à la Rigeasse. A un moment je me suis mis à nettoyer un passage entre des arbustes, du côté éclairé par le soleil, et c'était tellement addictif, que j'ai dû m'en arracher sur les sept heures. J'ai dîné de la généreuse douzaine de quinze huîtres que m'avait vendue le jeune écailler. Comme j'achète les moins chères, qui sont irrégulières, j'ouvrais au couteau et je mangeais crues les plus simples, et je faisais ouvrir sur le feu les biscornues. Je les accompagnais de la choucroute achetée au charcutier, que j'avais mêlée au riz qui me restait. J'ai appris par Sud Ouest le nom des sectes féministes qui ont imposé l'annulation de la causerie de Sylviane Agacinski : Riposte trans, Associations des jeunes et étudiant-e-s LGBT de Bordeaux, Solidaires étudiant-e-s, Collectif étudiant-e-s anti-patriarcat. Le comble est que c'est ce genre de vermine subventionnée qui inonde et tapisse régulièrement la fac avec ses affiches de propagande payées par les impôts. Samedi 26 octobre 2019. Journée de très beau temps. Dans la matinée je suis allé confier des retouches à ma couturière, et j'ai discuté avec le nouveau jardinier qui va me couper l'herbe à la Croix. Je dois revoir les deux et les régler à mon prochain passage dans quinze jours. Mêmes échanges de cartes de visite etc. A midi j'ai déjeuné légèrement d'une demi-saucisse de Francfort, avec mon reste de riz et de choucroute. Cet après-midi je suis retourné dans le bois enclavé pour mettre des protections à deux beaux jeunes arbres que j'avais repérés, un érable champêtre et un alisier, qui ne font que dans les trois mètres de haut, mais la première chose que j'ai vue en arrivant est qu'il y a bel et bien au moins une pousse d'érable de Montpellier dans cette parcelle, contrairement à ce que j'avais cru constater hier. J'ai passé le reste de l'après-midi à travailler dans deux autres parcelles. Ce soir j'ai dîné d'une poêlée improvisée, où j'ai brouillé deux oeufs avec la moitié restante de la saucisse de Francfort, un petit poivron vert, une tomate, une banane et des graines de tournesol. C'était très bon. J'ai regardé une vidéo marrante de Vincent Lapierre sur l'art contemporain. Lundi 28 octobre 2019. Hier matin j'ai réussi à terminer un petit poème-liste de dix lignes en anglais, intitulé Ten place names, que j'avais entrepris de réaliser à l'aide de l'index de mon Britannica Atlas. Il m'a

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donné plus de mal que ceux que j'avais réalisés en français et en espagnol sur le même modèle, et j'en ai été mal récompensé car il ne semble pas avoir suscité grand intérêt. J'ai quitté la campagne en début d'après-midi, afin d'être de retour en banlieue assez tôt pour faire de la lessive. En route je me suis arrêté aux boîtes à livres d'Asnières et de Saint-Hilaire, j'ai trouvé dans la première deux volumes de Montherlant pour le copain qui collectionne les Livres de Poche vintage, et j'ai pris dans la deuxième le Classique Larousse de Britannicus, que j'essaierai de lire. Une fois rendu j'ai passé quelques minutes à l'étang d'Ornon, vers lequel je suis aimanté ces derniers temps. Il me manque quand je ne peux y aller. Le moment n'était pas idéal, car il y a beaucoup de promeneurs le dimanche après-midi. J'ai dîné en taillant un peu dans un saucisson et dans un quart de jambonneau, tout en puisant dans une énorme casserole de soupe que j'ai faite avec un poireau, un navet et plusieurs pommes de terre. Je regrettais de n'avoir plus de Bouillon Kub à y mettre, mais finalement c'était aussi bien ainsi. J'ai regardé Donald Trump annoncer la mort de Bagdadi et répondre aux journalistes. Plus tard j'ai lu un article paru il y a un an dans l'hebdomadaire portugais Visão (n° 1337). La revue consacrait sa couverture et pas moins de huit pages au sujet croustillant annoncé en ces termes: «Les secrets du leader-tabou que le PCP a rayé de son histoire. Il a dirigé le parti et en a disputé le commandement à Cunhal, mais son homosexualité a servi de prétexte à son éviction, au terme d'une intrigue restée secrète jusqu'à aujourd'hui.» Le personnage en question est Júlio Fogaça (1907-1980) auquel un journaliste et «historien» vient de consacrer une biographie, et qui fut en effet dans les années 40-50 un rival d'Alvaro Cunhal à la direction du Parti communiste portugais, Cunhal représentant la ligne dure de lutte des classes, quand Fogaça avait une conception plus pacifique. Il était homosexuel, ce qui est en soi un titre de gloire aux yeux de la morale d'aujourd'hui, bien représentée par cette revue. Il était par ailleurs issu d'une famille de grands bourgeois propriétaires terriens, MAIS il s'était rallié au prolétariat. Que cette grandeur d'âme est pénible. Je l'ai déjà dit, je connais ces milliardaires communistes comme si je les avais faits. Et plus ils sont milliardaires, plus ils sont communistes. Or Julio les pinceaux s'est fait lourder du PC. Donc non seulement il était Homosexuel et Communiste, mais en plus il était une Victime! Le héros grandiose absolu total! Notez bien que la grande faute historique du Parti communiste n'est pas du tout d'avoir défendu des tyrannies infectes comme celle qui sévissait alors en URSS, pour ça no problemo, son grand tort est de n'avoir pas prévu la gay pride. Le pompon est qu'on avoue en fin d'article qu'il n'est pas certain que le type ait été viré pour cause d'homosexualité. C'est une hypothèse. Tu la sens, ma grosse hypothèse? Enfin, passons. Ma journée d'aujourd'hui ne fut pas mauvaise, mais je n'ai pas grand chose à en dire. Le changement d'heure fait que j'ai de nouveau un peu de lumière du jour le matin au moment de fermer ma porte, mais c'est autant de perdu le soir et ce soir, comme je fus long à rentrer dans le quartier car j'étais en bus, comme ensuite il fallut que je reprisse ma voiture automobile pour aller m'acheter une baguette à la House, et comme enfin je m'attardai à côté de la boulangerie à examiner là aussi le contenu d'une boîte à livres, où je piquai La préhistoire expliquée à mes petits-enfants, par Jean Clottes, que je ne suis pas sûr de lire, mais dont le petit format conviendrait tout à fait pour emporter dans le bus, déjà le jour tombait et il faisait trop sombre pour que je rendisse visite à l'étang, si bien que je rentrai directo dans ma piaule, où je m'offris un dîner qui ressemblait assez à celui de la veille, et ne différait sans doute pas beaucoup de celui de demain. Mardi 29 octobre 2019. Je recopie une affiche vue à la fac, signée «Solidaires étudiant-e-s», l'un des groupes de fanatiques qui ont empêché dernièrement la causerie de S Agacinski (voir ci-dessus au 23 et au 25 de ce mois). L'affiche était déjà placardée quelques jours avant l'incident : «40 % des étudiantes seront victimes de harcèlement ou de violences sexuelles à l'université. Nous exigeons - des moyens pour le recrutement de salarié-es formé-es sur les questions des violences sexuelles, - la fin des

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communications et des soirées sexistes, - l'exclusion des professeurs harceleurs.» Quelques remarques à propos de cet énoncé de propagande. «40 %» : sans blague, ça ne coûte pas cher de balancer n'importe quel chiffre. «seront» : quand ça? que désigne ce futur non précisé? «harcèlement ou violences sexuelles à l'université» : quelle foutaise. Mon avis est que le milieu universitaire est sans doute un de ceux où les femmes ont le moins à se plaindre de leur sort dans le pays. Si les féministes s'y attaquent aussi vivement, c'est surtout parce que c'est le milieu où se trouve le plus grand nombre de nigauds prêts à gober tous les caprices des idéologues. «Nous exigeons» : ne vous gênez pas, les autorités vous accordent tout, des crédits, des locaux, l'interdiction des discours qui vous déplaisent. «des moyens pour le recrutement etc» : l'argent des impôts pour payer des fliques idéologiques. «la fin des communications et des soirées sexistes» : c'est-à-dire la censure des conférenciers qui n'ont pas le même point de vue que ces fliquettes, quant aux soirées, je ne sache pas que l'université en organise. Je me demande ce que deviendront ces revendications extravagantes : en sourira-t-on dans quelques années, ou au contraire le venin de ces vipères aura-t-il efficacement contribué à répandre la discorde et la haine? Mercredi 30 octobre 2019. Aujourd'hui je me suis occupé de trois livres, entre autres, trois livres anciens reliés de banale basane, mais qui avaient chacun une part de mystère. Le premier avait la page de titre arrachée, de sorte qu'il n'y aurait eu aucun moyen de l'identifier si quelqu'un, un marchand peut-être, n'y avait glissé une fiche en bristol sur laquelle on avait porté quelques indications. Tout d'abord le titre, Ortografía de la lengua castellana, ainsi que l'éditeur de ce livre anonyme, la RAE, c'est à dire la Real Academia Española. La fiche comportait aussi une série de sept dates, dont la plus ancienne était 1741, et dont la plus récente, 1792, était entourée, comme pour indiquer que l'ouvrage avait eu différentes éditions correspondant à ces dates, et que la dernière était celle de l'exemplaire en question. Sur ce point l'excellent Manual del librero de Palau m'a rendu le service que j'en attendais. Lui aussi mentionnait les dates de ces sept éditions, et leur description, grâce à quoi j'ai pu constater que le volume que j'avais entre les mains, comptant XII-204 pages et 9 planches, n'était pas un exemplaire de la septième édition, de 1792, mais de la sixième, de 1779. Le deuxième livre, Beautés de l'histoire du Mexique, publié chez Bossange, à Paris et à Londres, en 1822, est clairement référencé dans toutes les bibliographies. Le point obscur est son auteur, un certain A Dillon, dont on ne sait même pas le prénom. Il est absent de tous les registres, et semble ne pas avoir écrit autre chose, bien qu'il annonce à la fin de son introduction la parution prochaine de Beautés du Pérou. Est-ce le pseudonyme du Girard de Propiac, qui a publié deux ans après les Beautés de l'histoire du Pérou, et plus tard encore a laissé son nom à une rue de Dijon? Je l'ignore, et ma foi je vais continuer de l'ignorer. Cet ouvrage sur le Mexique est peut-être intéressant, j'ai vu à certaines pages qu'il a l'air de ne pas être une simple compilation. Mais il est orné de six gravures dont au moins la première, en frontispice, fait sourire. Intitulée «Manière de passer les rivières au Mexique», elle montre un cheval paisiblement suspendu au-dessus des flots à une corde, dont chaque bout est tenu par un seul homme, sur chaque rive. Le troisième livre est un anonyme, Lettres d'une Péruvienne, dû paraît-il à une certaine Françoise de Graffigny. Ce roman par lettres semble avoir connu un grand succès en son temps, il a eu nombre de rééditions et de traductions. Mon exemplaire n'est pas daté. Il porte comme seule donnée d'édition la mention fantaisiste «A Peine», la même qui figure sur la première édition en 1747, mais sa pagination, x-285 pages, ne correspond à aucune référence ni dans le catalogue de Palau, ni dans celui de la Bibliothèque nationale, ni dans celui du Sudoc (le catalogue collectif des bibliothèques universitaires de France). Il peut s'agir d'une publication pirate. Laissons là ces énigmes. Ce soir je me suis nourri d'une excellente poêlée, dans laquelle j'ai brouillé un oeuf avec le reste

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des légumes de ma soupe, auxquels j'ai adjoint une tomate, de la banane, et des graines de tournesol, repas arrosé de mousseux Pol Rémy. Après avoir regardé Zemmour et Naulleau les deux derniers soirs, j'en suis revenu à ce bon Matt. Il dit ne pas être choqué de ce que Trump ait déclaré que Bagdadi était mort comme un lâche et comme un chien. Personnellement j'ai trouvé cette fanfaronnade un peu déplacée, mais après tout il est de bonne guerre qu'il en profite un peu pour se faire mousser. Et puis je ne souhaite pas me joindre au choeur des cireurs de babouches larmoyants. Jeudi 31 octobre 2019. Hier et aujourd'hui j'ai pris la voiture car la pluie était annoncée, mais finalement il a fait beau. J'ai commencé le week-end cet après-midi en allant faire le plein et quelques courses à Géant Casino. Entre autres, j'ai acheté onze buccins. Après avoir hésité entre dix et douze, j'ai choisi cette option intermédiaire. Puis je suis rentré chez moi faire une sieste et je suis ressorti pour aller chez Leroy-Merlin. Je voulais voir ce qu'ils proposaient comme feutre géotextile. J'en ai acheté un beau rouleau de 2 x 25 mètres, pour 35 euros, qui devrait bien me rendre service pour mes projets d'aménagement d'un coin du jardin à la Croix. En rentrant j'ai fait un crochet par le bois d'Anduche, qui s'étend au nord-ouest de l'étang d'Ornon. J'avais repéré à certain endroit une longue branche morte de chêne, qui devait traîner depuis un moment car elle n'avait plus d'aubier, il n'en restait que le coeur bien dur. J'ai scié dedans trois belles bûches, et laissé sur place la partie trop épaisse pour que je la débite. Pendant que je faisais ce travail j'ai remarqué qu'il y avait par terre tout près du bout de bois une belle petite salamandre noire et jaune. Elle se tenait si immobile que je me demandais si elle était en vie. Je me suis interrompu pour la toucher avec une brindille. Elle était bien vivante mais ne bougeait pas volontiers, soit qu'elle fût engourdie, soit qu'elle fût pétrifiée d'inquiétude, soit qu'elle fût mal en point. Je pense qu'avant mon arrivée, elle devait se tenir sous la branche ou dans une cavité de celle-ci. Mais ensuite j'ai fait un petit tour dans le secteur, et quand je suis repassé au bout de quelques minutes elle avait disparu, probablement planquée de nouveau sous la branche abandonnée. Je suis allé déposer les bûches dans mon coffre, puis revenu faire le tour de l'étang. A un moment j'ai aperçu la troupe d'oies stationnant dans l'eau près du bord, à un endroit où elles se nourrissaient sur le fond, basculant entièrement la tête, le cou et l'avant du corps dans l'eau, de sorte que seul émergeait le croupion en position verticale. Chez moi j'ai fini de lire le très petit livre de Jean Clottes, La préhistoire expliquée à mes petits-enfants. Il leur a demandé ainsi qu'à leurs copains, de formuler les questions qu'ils se posaient sur la préhistoire, et en a recueilli quelque 160, qu'il a ensuite synthétisées pour y répondre dans ce petit ouvrage, présenté sous la forme d'une conversation, qui n'a jamais eu lieu telle quelle. Malgré ce côté un peu artificiel, c'est intéressant pour un profane comme moi, même si sur bien des points l'auteur doit admettre qu'on ne sait rien. J'ai retenu en particulier trois notions. La première est que la domestication du feu par l'Homo erectus remonte à il y a 500.000 ans. On mesure à ce chiffre la magie du feu, spectacle que nous ne nous lassons toujours pas de contempler au bout de cinq cent mille ans. La deuxième est que le premier animal domestique fut le chien, issu du loup, il y a 13 ou 14.000 ans, ensuite seulement le bétail, et ensuite seulement la volaille. La troisième est cette observation que les peintures rupestres représentent principalement des animaux, rarement des humains, et jamais des végétaux. J'ai dîné ce soir de mes excellents buccins, avec un demi-avocat et un morceau de courgette crue, en regardant encore ce bon Matt. Vendredi 1 novembre 2019. Les éditions Cormor En Nuptial, de Tamines près de Namur en Belgique, ont publié le mois dernier une oeuvre de Crad Kilodney, Excrement, qu'elles m'avaient demandé de traduire en français. Personnellement ce n'est pas mon texte préféré de Crad, mais lui-même jugeait que c'était un de ses livres qui valaient le mieux d'être traduit. C'est une chronique en vingt chapitres de sa vie pendant l'hiver 1983-1984. Il est alors un célibataire de 35-36 ans, qui vend non sans peine ses

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propres livres dans les rues de Toronto. Contrairement à ce que pourrait suggérer le titre (expliqué au chapitre XIV) ce livre est très littéraire, très construit, très léché à sa façon. L'auteur mêle habilement la série d'anecdotes de ses bonnes et mauvaises, parfois très mauvaises, rencontres dans la rue, ses trajets en métro, ses liaisons avec des femmes, ses réflexions sur l'écriture. Il introduit aussi çà et là dans le livre divers matériaux : quelques récits de rêve, des inscriptions lues en ville sur des panneaux ou des prospectus, la transcription en italique de fantasmes de vengeance, une page de son livre de comptes. Dans le chapitre XII, il joue à alterner des paragraphes dans lesquels il résume le roman russe qu'il est en train de lire, et d'autres où il décrit ce qui se passe en même temps dans le métro. Un trait que je n'aime pas dans ce livre est le pathos qui imprègne les diatribes de l'auteur contre les habitants de Toronto, qu'il tient pour des zombies crétins pour la principale raison qu'ils ne lui achètent pas son livre. Je vois là le caractère capricieux d'un grand dadais dans la trentaine, ado attardé qui n'admet pas que le monde entier ne soit pas à ses pieds en train de l'admirer. Car enfin il faut bien avouer que le sujet du petit roman qu'il essaie alors de vendre dans les rues, racontant les rapports sexuels entre une infirmière et des malades cancéreux, n'est pas vraiment ragoûtant. Qui plus est on ne voit pas bien de quoi peut se plaindre un jeune écrivain qui, de son propre aveu, n'est pas dans la misère, est publié, touche une bourse, est invité à des lectures. De même il a tendance à traiter de connes les femmes dont il n'obtient pas ce qu'il veut. On a envie de lui dire mais tu sais, Crad, le monde féminin pas plus que le monde en général n'a pour mission d'être à ton service. Mais bon, lui-même se rachète ici et là en s'autocritiquant. Comme je l'ai déjà signalé dans une note (le 29 XII 17) on peut remarquer une allusion à son véritable prénom Louis (Lou, page 49, chapitre IV) et à sa date de naissance un 13 février et non en juin comme on lit dans Wiki (XVII). Il me plaît que l'éditeur ait laissé une expression pas vraiment française mais dont j'use beaucoup, avoir les nerfs à bloc, que j'ai glissée dans une phrase de la page 50. Autant je n'aime pas le premier chapitre gémissant, autant je trouve bien choisie la scène finale avec un dingo de la rue extravagant. Parmi mes passages préférés, deux anecdotes bibliophiliques, quand un inconnu lui raconte avoir trouvé des livres précieux dans la poubelle d'un restaurant chinois (IX), et quand il se rend chez un bouquiniste (X). Aussi la joute verbale avec le vieux monsieur qui se prétend savant et que Crad, qui est diplômé d'astronomie, remet à sa place (X). Samedi 2 novembre 2019. Temps toujours pluvieux. Pendant une éclaircie entre neuf et dix heures, je fus au marché derrière le cimetière de Gradignan. Pris quelques légumes à soupe, dont un joli navet orange, et du pain. Il y avait deux marchands qui vendaient du vin pas cher, dans les trois euros et demi. Je leur ai pris du blanc sec, à l'un du Bergerac de Saint-Antoine de Breuilh, à l'autre du Bordeaux de Cantois, et à ce dernier en plus, pour le même prix, un magnum d'un litre et demi de bourru. Cela me rappelait des souvenirs parce que Saint-Antoine est une des communes que l'on traverse sur la route de Bergerac, juste avant Sainte-Foy la Grande, et parce que jadis j'ai eu l'habitude d'acheter du vin rouge de Saint-Antoine à un paysan qui était toujours placé au cul de l'église, à Bergerac, au marché du samedi. Déjeuné de mon reste de maquereau, avec entre autres des châtaignes. Vers quatre heures, comme il ne pleuvait presque plus, j'ai fait une sortie en voiture. Je voulais visiter la petite église de Canéjan mais elle était fermée. A proximité il y avait un meuble à livres abrité, où j'ai passé un long moment à mettre de l'ordre. Trois longues étagères avec des livres sur deux rangs. Je les ai redressés et resserrés, et j'en ai emporté une brassée qui étaient en ruine et que je déposerai dans un conteneur de recyclage. En repartant je me suis immédiatement perdu et j'ai dû errer un moment en voiture, puis j'ai fini par me retrouver près de chez moi. Par moments dans la journée j'ai lu Britannicus mais cela m'ennuie et je ne suis pas sûr d'aller au bout. J'ai fait quatre petits collages en superposant des photos de regards sur des

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dessins de masques africains récupérés dans une vieille revue. Ces derniers jours j'ai repensé à mon poème-liste Compte alphabétique, de 1996, dans lequel je m'étais amusé à placer en ordre alphabétique une grosse vingtaine d'adjectifs numéraux français : Cent, Cinq, Cinquante, Deux, Dix, etc. Le 24 du mois dernier j'en ai publié une version anglaise réduite aux dix premiers nombres, sous le titre Bemnurs, mot composé des lettres du mot Numbers, elles-mêmes placées en ordre alphabétique, en trichant sur la place du u pour faciliter la prononciation. Hier j'ai composé aussi une version française réduite à dix nombres, Bemnors : Cinq, Deux, Dix, Huit, Neuf, Quatre, Sept, Six, Trois, Un. Et une version espagnole, Emnorsu : Cinco, Cuatro, Diez, Dos, Nueve, Ocho, Seis, Siete, Tres, Uno. Dîné rudement d'une boîte de sardines, avec de la tomate et de la courgette insipides, et heureusement quelques châtaignes et du bourru. Il pleut plus ou moins fort mais sans cesse. Dimanche 3 novembre 2019. On annonçait une tempête pour cette nuit ou ce matin mais j'ai seulement entendu le vent souffler dans les feuillages, les deux ou trois fois où je me suis réveillé. L'essentiel a dû se passer pendant que je dormais. Vers dix heures, comme le temps revenait au beau, je suis allé en voiture jusqu'au magasin de la ferme Dubourg, à la sortie de Pessac sur la route d'Arcachon. Chemin faisant j'ai vu les branches, parfois des arbres entiers arrachés, les palissades renversées. Je n'avais pas besoin de grand chose, je voulais surtout revoir ce magasin dont j'aime bien l'ambiance, aussi j'ai juste acheté quatre pommes, une grappe de raisins et des yaourts. Au retour je voulais faire un crochet par le campus pour prendre du pain à la boulangerie basque. Vers Unitec un jeune homme faisait du stop au bord de la route. Comme il avait l'air sérieux, je me suis arrêté. Il devait se rendre pour travailler dans un stade du quartier du Lac, c'est à dire complètement à l'autre bout de l'agglomération, et il n'y avait pas de tram, sans doute suite à la tempête. Je ne pouvais emmener ce gentilhomme aussi loin, et il me demanda si je pourrais le déposer sur les boulevards, où il espérait trouver un bus. Ce n'était pas ma route, mais j'acceptai volontiers de lui rendre ce service. Chemin faisant, comme j'avais remarqué son petit accent, je lui demandai s'il n'était pas français. Il semblait réticent à répondre, et m'a déclaré laconiquement qu'il était albanais, et étudiait les mathématiques. Mais le temps d'arriver à la barrière Saint-Genès, le ciel était revenu à la pluie et il tombait des cordes. Comme j'avais pitié, j'ai proposé au mathématicien de le conduire jusqu'à la place de la Victoire, où il aurait plus de chance de trouver une connexion, et d'attendre à l'abri. Il n'a pas refusé. Après l'avoir déposé, je suis revenu vers les banlieues par le cours de la Somme. Le ciel était si capricieux qu'il y avait un rayon de soleil quand je me suis garé devant la boulangerie basque, et qu'un nouveau déluge s'abattait le temps que je sois servi. L'après-midi vers quatre heures pendant une

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éclaircie je suis allé passer un moment à inspecter la boîte à livres de la House déserte, pour me divertir. Je n'en ai rien retiré qu'une poignée de livres bons à jeter, et deux oeuvres en espagnol que j'offrirai aux étudiants de la fac. En revenant je me suis arrêté faire un tour de l'étang d'Ornon. Les pluies ont fait monter le niveau de l'eau, de sorte que la rive habituelle est immergée. A un endroit non loin du parking sud il y avait deux grandes branches d'acacia tombées en travers du chemin. J'hésitais à m'en emparer car j'avais la flemme, mais finalement je suis allé chercher ma scie et mon chevalet et j'en ai tiré une quinzaine de bûches de bois vert, que j'ai stockées dans la voiture. Entre le déjeuner et le dîner, je me suis partagé un paquet de raviolis au boeuf. Le soir j'ai regardé une interview d'Anne Coulter, semble-t-il sur une chaîne publique, où l'on ne voit pas l'interviewer. Elle donne ses sentiments partagés sur Trump, dont elle fut un soutien de la première heure, mais dont elle met en doute le sérieux et l'efficacité. L'histoire jugera.

Lundi 4 novembre 2019. Je devrais peut-être adopter une fois pour toutes le principe de ne jamais adresser la parole à un répondeur téléphonique. A condition égale, certain(e)s volent et d'autres non, certain(e)s se prostituent et d'autres non. L'Algérie est indépendante depuis 1962, mais nombre d'Algériens ne sont toujours pas indépendants de la France. Haïku-menu : Cocktail de crevettes, Marinade au basilic, Pineau des Charentes. A l'automne dernier, je m'étais occupé d'un petit bouquet de peuplier qui avait entrepris de pousser à la fac, non loin du tram. J'avais coupé toutes les tiges sauf une, la plus centrale et la plus droite. Au printemps la pousse a grossi, grandi, elle est maintenant plus haute qu'un homme et s'est ramifiée, j'étais assez content de mon coup. Aujourd'hui, en allant chercher mon sandwich méridien, j'ai vu à distance que ce petit arbre fait partie des victimes de la tempête d'hier. Il est renversé à 45 degrés. Je ne sais pas si je ferai une tentative de le redresser. Je me suis un peu attardé au travail et il y avait des encombrements sur la route, si bien qu'il n'était plus temps d'aller faire un tour à l'étang, mais j'y suis allé quand même entre chien et loup. Ce n'était pas le pire moment, il n'y avait personne. L'Eau Bourde est grosse, elle crache de belles cascades par toutes ses écluses. Dîné de riz et de bayonne, et j'en aurai sans doute encore les deux prochains soirs. Regardé une discussion entre Eric Zemmour et Philippe Bilger, débattant du degré de soumission de la Justice à l'idéologie. Comme souvent, Zemmour formule clairement ce que je m'étais vaguement dit, en comparant ces deux exemples symétriques : d'une part les identitaires, condamnés pour avoir pacifiquement essayé de faire appliquer la loi en empêchant des clandestins de s'introduire sur le territoire, d'autre part le passeur récidiviste, que les tribunaux absolvent systématiquement. J'ai aussi composé ce petit haïku en anglais, en caviardant une page pour ne laisser que ces trois fragments : alternative ways available evidence through the existence.

Mardi 5 novembre 2019. Je suis allé voir mon peuplier, mais qu'y faire? Il se redresse quand on tire dessus et se revautre quand on lâche. La terre est imbibée. Il lui faudrait un tuteur, et je n'en ai pas. Et je vais être parti à la Croix toute la semaine prochaine à partir d'après-demain. Deux fois ces derniers mois, l'on m'a fait remarquer que je traçais les 6 en commençant non par le haut, mais par la boucle. L'une des deux fois c'était mon frère, et il m'a dit que notre mère faisait de même. Je l'ignorais. Je

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ne sais plus depuis quand j'ai pris cette habitude, mais je crois me souvenir que c'était après avoir constaté que l'on pouvait de la sorte tracer d'un seul trait des nombres comme 62, 63 ou 67, en liant les deux chiffres. Cela n'est pas très utile, mais c'est une satisfaction honnête. Ce soir je suis rentré à la nuit parce que j'avais yoga. Pour la première fois depuis trois semaines, parce que la semaine dernière c'étaient les vacances, et celle d'avant le prof était malade. Comme quoi le yoga ne rend pas increvable. C'est censé être un cours d'une heure, mais le prof ne sait pas faire moins d'une heure et demie. Une heure 35 est son format idéal. En général je m'ennuie avant la fin, mais aujourd'hui j'ai remarquablement tenu. Mes fichues bûches d'acacia mettent de l'humidité dans la voiture et de la buée sur les vitres. J'espère ne pas avoir d'ennui. Ce soir j'ai continué de piocher dans mon riz et mon bayonne, en regardant encore ce bon Matt. Dans cette vidéo (Matt Walsh Show, Episode 363) à partir de 6 minutes 50, il se paie comme il faut la tête d'un journaliste. Sacré Matt. Mercredi 6 novembre 2019. Une dame, avec qui je ne discute jamais de politique, m'a expliqué les variations du nom de famille Sarria, qui peut s'écrire ainsi sans accent, avec donc l'accent tonique portant sur la première syllabe : ce serait la forme galicienne. Mais ce peut aussi être un nom basque, quand il est accentué sur le i (Sarría) ou catalan quand il est accentué sur le a final (Sarrià). Je n'en avais pas idée. Un trait qui m'a frappé, c'est la coïncidence du mouvement par lequel l'accent tonique se déplace de gauche à droite dans le mot, à mesure que l'on se déplace d'Ouest en Est dans le Nord de l'Espagne. Je ne saurais bien dire pourquoi je ressens le besoin d'imposer à ma psychologie de vieux garçon casanier, asocial et craintif, l'épreuve à peu près mensuelle d'une sortie vespérale dans Bordeaux, avec transport dans la bétaillère du tram. Ce soir je fus visiter l'exposition présentée chaque mois par Christophe Massé dans son cycle Boustrophédon. Il accueillait cette fois la céramiste Carine Tarin, qui montrait de jolies sculptures en porcelaine sur le thème des oiseaux. Certaines étaient de simples carreaux avec un oiseau figurant dessus. Il n'y avait que deux ou trois espèces européennes, dont un chardonneret, des rolliers ou des guêpiers, la plupart étaient des espèces exotiques que l'artiste avait vues en photo. J'ai remarqué tout de suite un petit oiseau à la silhouette typique de mésange, dont le bleu foncé ne correspondait pas au bleu des mésanges d'ici. Il m'a rappelé le vieux souvenir d'un oiseau des antipodes, qui m'était apparu en rêve en mai 2001. Après cette réunion dans la salle d'expo rue du Parlement Sainte-Catherine, nous nous retrouvâmes dans l'atelier rue Bouquière, l'antre où l'on mange, boit, fume et parle. Dans la bétaillère au retour, ayant pu m'assoir, je lus une petite bande dessinée que j'avais emportée avec moi, prise naguère dans une boîte à livres, Plafond de verre, d'une certaine Emilie Tosello (texte & illustrations). C'était la première fois que je lisais un manga. Ce ne fut pas sans difficulté, à cause du sens de lecture inhabituel, et du fait que je ne trouvais aucun intérêt aux personnages ni à l'histoire. Je lus cependant jusqu'au bout, poussé par la curiosité scientifique. Je ne saurais dire assurément de quoi cela parlait. J'ai eu l'impression d'un conte édifiant pour jeunes lesbiennes féministes révolutionnaires, où des personnages frêles affrontent des épreuves du genre entretien d'embauche. Jeudi 7 novembre 2019. En milieu de journée, départ pour la Charente, où je dois demeurer jusqu'à la fin de la semaine prochaine. En route il y avait un drôle de temps plutôt ensoleillé, mais avec des colonies de nuages aux quatre coins du ciel, et par endroits j'ai vu des champs inondés, tant la terre est détrempée. A Loulay j'ai râlé de trouver les deux boulangeries, situées à cinquante mètres l'une de l'autre, fermées à quinze heures trente. Ne travaillons pas trop, n'est-ce pas, ne nous rendons pas trop utiles. Du coup avant d'aller chez moi j'ai avancé jusqu'à la Coop de Villeneuve. J'ai pris une baguette, des biscuits, du mousseux et un pomelos. Et en revenant j'ai fait une halte de quelques minutes au bois de la Rigeasse, humide mais ensoleillé. Quelle paix d'être soudain là, et quel

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plaisir de revoir le bon travail de nettoyage que j'y ai fait ces derniers mois. La nature éclaircie par un peu d'ordre humain. A la maison, après avoir déchargé mes bagages et avant toute autre chose, voulant profiter de ce qui restait de beau temps, j'ai d'abord transvasé l'eau des seaux dans mon tonneau, et scié quelques bûches, que j'avais laissées en attente. Puis je suis rentré allumer du feu dans la cheminée et préparer une grosse marmite de soupe, avec une pomme de terre, trois oignons qui commençaient à se gâter, une pomme, un navet, une carotte, et un poireau. Et pendant qu'elle cuisait j'ai commencé à manger devant le feu, du pâté avec une demi-banane. J'ai regardé la dernière vidéo de ce bon Matt, qui est en déplacement, et un extrait du journal de Tucker Carlson. Chaque fois que je regarde une vidéo de lui, je me dis à voix basse Mmm, Tucker, what are you tucking, tonight? What are you tucking about? En l'occurrence il dénonçait le racisme anti-blanc de la nouvelle vedette américaine socialiste hallucinée, Alexandria Ocasio-Cortez. Au début je n'aimais pas trop Carlson, surtout qu'il venait remplacer Bill O'Reilly, qui s'était fait salement virer de Fox News, et j'étais inconsolable de sa disparition. J'aimais beaucoup sa grande gueule américaine à la John Wayne, ses gestes quand il parlait, avec toujours un stylo à la main, énumérant des arguments sur le bout des doigts en commençant par le petit doigt. I'm Bill O'Reilly, thanks for watching us tonight, c'était le bon temps. Mais je me suis fait à Tucker, il tient bien sa place, il est lui aussi un bon orateur, fair-play mais ferme. Vendredi 8 novembre 2019. Il a plu dans la nuit, mes seaux étaient remplis, et il n'a pas replu dans la journée mais le temps est resté couvert, frais et poisseux. Je ne suis allé au marché de Loulay qu'après onze heures. Les marchands de pommes vendéens, qui d'ordinaire viennent le premier vendredi du mois, pour quelque raison étaient là aujourd'hui. Je leur ai pris un litre de jus de pomme et une grappe de raisins. Quant à l'écailler, qui m'a à la bonne, et ne me sert jamais moins de quatorze huitres à la douzaine, il a déclaré qu'il m'en donnait seize parce que le marché tirait à sa fin, mais quand je les ai comptées chez moi, j'ai vu qu'il y en avait dix-huit. Je les ai mangées à midi comme la dernière fois, en ouvrant les plus régulières au couteau, et en mettant les biscornues sur le feu. J'ai fait une longue sieste entrecoupée, tout en feuilletant par intervalles un livre basque très illustré sur l'histoire de la pêche depuis la préhistoire. Le temps incitait à ne rien faire qui requière de se tenir ailleurs qu'au lit ou à côté du feu, mais je me suis arraché dans l'après-midi pour monter dans mon bois principal. J'ai passé un moment à planter dans l'angle sud-ouest un petit figuier que je gardais en pot depuis quelques mois. Je ne fais plus ce genre de chose, mais j'avais récupéré cette pousse au bord de la rue, où elle n'avait pas d'avenir. En redescendant je me suis arrêté travailler un peu à la Rigeasse. En y arrivant j'ai vu une troupe de pies plus nombreuse que jamais, il devait y en avoir entre vingt et trente. Je suis rentré à la brune et j'ai fait frire dans la farine un filet de poisson rapporté du marché. Du sébaste, que je ne connaissais pas. Ce n'est pas mauvais mais il faut laisser à part la peau rougeâtre. Et pour changer j'ai regardé des orateurs américains. Entre autres je me suis repassé ce qui est peut-être le meilleur discours de Trump que je connaisse, celui qu'il avait donné au dîner de charité Al Smith en octobre 2016, quelques jours avant son élection, en présence d'un millier de personnes, dont sa rivale Hillary Clinton assise non loin de lui. Je ne sais pas s'il a été écrit par lui-même, mais il y a une ambiance extraordinaire, le public tantôt rit et tantôt frémit des propos aigres-doux. L'élégance de Donald, avec son noeud-papillon blanc, son aisance à parler, l'autorité aristocratique de sa voix, tout concourt au charme du personnage. Samedi 9 novembre 2019. Il a failli faire beau en milieu de journée, mais le temps est resté maussade. Ce matin j'ai fait du courrier, et j'ai regardé un dvd documentaire apporté de la fac, sur Lampião le cangaceiro. Il apprend peu sur la vie du personnage, esquissée à grands traits. On le présente un peu trop comme un bandit social, façon Robin des Bois, alors

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que ce n'était qu'un voleur de bétail hors la loi pas très fin. On montre surtout comment est perpétuée sa légende. La plupart des célébrations (cinéma, bals, défilés) font plutôt pitié, mais j'aime bien la poésie de colportage, le cordel, avec ses illustrations en bois gravé. Les ruraux nordestins interrogés avaient un tel accent que je ne comprenais pas grand chose de ce qu'ils disaient. J'ai déjeuné d'un bol de ma soupe avec un peu de pâté et je ne sais plus quoi. Après cela j'ai voulu regarder un autre dvd documentaire, celui-ci sur le maté, mais comme c'était l'heure de la sieste j'ai un peu roupillé par moments et n'ai pas tout vu. Il y avait quelques belles vues de la vie des gauchos et des plantations de maté, où cependant la vie est rude. J'ai vu que dans les réunions, les gens se passent la bombilla, la petite paille métallique, qui n'est donc pas personnelle, et je trouve ça un peu répugnant. Le film ne disait rien du fait que l'appellation yerba mate est bizarre, car ce n'est pas vraiment de l'herbe, mais des feuilles d'arbre. C'est d'ailleurs un ilex, soit une espèce de houx. Je suis allé un moment dans les bois, mais n'ai pu y rester longtemps à cause du vent froid. Et quand je suis rentré la pluie revenait. J'ai dîné tôt, de mon reste de soupe et de pâté, avec du bon jambon de monsieur Noiraud, en regardant un discours de Mark Steyn à Melbourne, sur la liberté d'expression, assez marrant. Je le croyais juif, mais d'après Wiki il dit ne pas l'être plus que ça. L'article en anglais comporte un lien vers celui sur sa ville de résidence, Woodsville, dans le New Hampshire, illustré de belles photos des années 1900, dont une vue de Maple Street qui laisse rêveur. Dimanche 10 novembre 2019. Aujourd'hui temps toujours frais mais assez beau, un soleil pâle, presque pas de pluie. J'ai commencé la journée en lisant lentement et en entier un nouveau livre de poèmes de Lucien Suel, qui m'était arrivé hier par la poste, Ourson les neiges d'antan? C'est le recueil de toutes ses collaborations avec le graveur et peintre canadien, gallois d'adoption, William Brown (1953-2008). J'ai beaucoup aimé les poèmes, très inspirés et rigoureux, la plupart en vers justifiés. Je ne connaissais W Brown que de nom. Comme il a beaucoup d'homonymes, il n'est pas facile de se renseigner sur lui, mais j'ai trouvé une paire d'articles et une photo de lui. Je préfère ses bois et ses linos, à ses dessins et peintures. Vers onze heures je suis allé à la Coop de Villeneuve acheter du pain, du vin et des huîtres. Au retour je me suis arrêté travailler une bonne heure à la Rigeasse avant de rentrer à la maison. Tout le coin nord-est est resté une zone broussailleuse impénétrable où je n'ai encore jamais mis les pieds. J'ai déjeuné de mes treize huitres avec une petite boîte de lentilles préparées et une bière, en regardant le discours de ce bon Donald à un meeting des Black Voices for Trump à Atlanta. En début d'après-midi j'ai vu par la fenêtre qu'un chien était entré dans le jardin. C'est un grand Saint-Bernard qui n'a pas l'air tout jeune, et que des gens du village laissent errer depuis quelques mois. Je suis sorti pour le chasser mais il s'est mis à m'aboyer dessus de façon menaçante et c'est moi qui ai battu en retraite. Je suis rentré dans la maison me saisir d'un manche de pioche que je garde toujours à côté de la porte, et je suis ressorti. Le chien n'était plus dans le jardin mais restait dans la rue devant le portail ouvert. Je l'ai menacé à mon tour mais il me tenait tête, reculant à peine et aboyant de plus belle. De mon côté je ne me sentais pas à l'aise avec ce bâton un peu trop gros et lourd. Je suis retourné dans le jardin prendre dans la voiture ma canne noire, avec le pommeau en forme de tête de canard. C'est là une trique idéale, plus légère, mais que j'ai bien en main, et qui m'a permis de mettre la bête en fuite. Ensuite je suis allé passer presque tout l'après-midi dans les bois. En montant la colline en voiture, j'ai levé un héron cendré au bord d'un champ. Il y avait longtemps que je n'en voyais plus ici. Je m'étais fixé deux petites missions, concasser mes coquilles d'huîtres dans l'entrée de mon bois principal, et répandre dans la lisière ouest un stock de graines de rose trémière, récupérées à la fin de l'été. Puis je suis resté à inspecter, à nettoyer et à couper un peu de bois, et je suis descendu faire de même à la Rigeasse, jusqu'à ce que j'entende la cloche du village sonner sept heures. Ce soir

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j'ai dîné d'un peu de jambon, avec un bol où j'avais mélangé de l'avoine et de la semoule détrempées, une demi-échalotte, quatre petits oignons et des graines de tournesol. J'ai regardé une vidéo récente de Jake et Nicole, les deux tourtereaux écolos qui n'en finissent pas d'aménager leur yourte sur l'île de Vancouver. Je les aime bien. En préparant le dossier pour obtenir une nouvelle carte d'identité, j'étais étonné de voir sur l'ancienne que ma taille serait d'un mètre soixante-quatorze, quand il me semblait savoir que je ne mesurais qu'un mètre soixante-douze ou treize. M'étais-je grandi au bluff, par coquetterie, au moment de faire mon ancienne carte? Si oui, quelle honte. Voulant en avoir le coeur net, je viens de me toiser comme je pouvais, en mettant un livre sur ma tête contre un mur blanc. Surprise : je ne dépasse guère un mètre soixante-dix. Cela veut dire que soit j'ai triché jadis, soit je me suis bien tassé, ce qui est aussi possible. Lundi 11 novembre 2019. Je ne dirais pas que des études ont déjà démontré tout et son contraire, encore que je ne sois pas loin de le penser. Mais il est vrai que cette formule dont on use et abuse, «Des études ont montré que ...», m'inspire plus de méfiance que de confiance, surtout si elle n'est suivie d'aucune référence précise aux études en question. Il faisait gris ce matin et il a même plu vers onze heures, quand ma voisine d'en face, la colonelle, revenant de la cérémonie commémorative, est venue me saluer dans la cour, alors que je descendais moi-même de voiture, au retour d'une course à la Coop. A midi j'ai encore mangé du jambon, en entamant une énorme casserole de nouilles à la sauce tomate. L'après-midi il y avait du soleil, je suis allé travailler un moment dans les bois. Entre autres choses je voulais vérifier si oui ou non il y avait du fusain dans le petit bois enclavé de Volebière, comme l'affirmait ma liste, mais je n'en ai pas vu trace. La seule vérification qui restera à faire sera de déterminer si les cornouillers présents sont des cornouillers mâles ou des sanguins, car jusqu'à présent je n'ai de certitude que pour certains pieds, mais le mieux pour ce faire sera d'attendre la saison des fruits. Si j'en crois mon tableau, il semble que les deux seules espèces universellement présentes dans les cinq parcelles forestières soient l'aubépine et le prunellier, en d'autres termes l'épine blanche et l'épine noire, quelle que soit par ailleurs l'espèce dominante en chaque lieu. En ce moment les fossés autour du village sont redevenus des ruisseaux, et les bois sont pleins de champignons blancs, gris, jaunes et bruns, auxquels je ne touche pas, ne les connaissant hélas pas. Je suis rentré assez tôt pour avoir le temps de me doucher, de me raser et de me changer avant de me rendre chez mes voisins brits, qui m'invitaient à un apéro dinatoire à 17 h 30. Blanc sec, chips, deux sauces, crudités, crevettes, petits canapés. J'en suis revenu après avoir bien bu et trop mangé, ayant cédé une fois de plus à ma vocation d'aspirateur de table. Mardi 12 novembre 2019. Malgré le beau temps, j'ai passé la matinée au lit à envoyer du courrier et à réfléchir à un projet de traduction qui me préoccupe. J'ai aussi pris le temps de regarder l'intéressante vidéo 4 years of primitive technology, d'un certain John Plant, habile survivaliste du Queensland, qu'un correspondant m'a fait connaître. Cela m'a rappelé, dans le même genre primitif, taciturne et industrieux, les vidéos de la jeune Asiate des Survival skills. A midi je n'ai rien mangé, car l'anxiété me coupait l'appétit, et je suis parti pour Niort, où je devais rencontrer un cardiologue afin qu'il me pose un holter, à garder sur moi vingt-quatre heures. Cela n'est pas très inquiétant, mais avait quelque chose de déprimant. En revenant je me suis arrêté à Beauvoir, où j'ai récupéré mes vêtements chez la couturière, fait des courses à Inter, et retiré du liquide à la Poste. De retour à la maison, je me suis interdit de partir dans les bois et obligé à rester m'occuper du jardin, qui m'attire moins, mais où j'ai aussi à faire et où je n'ai rien fichu depuis cinq jours que je suis là. En fin de journée je dînai tôt, d'une poêlée où j'ai frit un oeuf avec des nouilles et de la saucisse de Francfort. Puis j'ai regardé le troisième et dernier dvd documentaire que j'avais apporté, d'un certain Yves Billon, sur Alvaro Mutis. Ses écrits ne m'ont jamais attiré, et les

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extraits lus dans le film ne m'en ont pas donné plus envie, mais le personnage était charmant, bel homme, belle voix. C'était un ami de Gomez Davila, je l'avais interrogé par correspondance à son sujet, pour mes Studia daviliana. Il n'était pas très à gauche lui non plus, se déclarant partisan de la monarchie de droit divin. «Je ne conçois pas un pouvoir qui décide en mon nom et m'impose des lois, s'il n'a pas une origine transcendante» (à 41'20). Comment dire, j'y crois pas mais ça me plait. Mercredi 13 novembre 2019. Très beau temps ce matin, mais je n'ai quitté le lit que vers onze heures pour m'occuper un peu du jardin. Impressions partagées entre la sensation exquise du soleil réapparu, et l'ennui d'entendre les deux ouvriers qui refont le seuil du portail chez ma voisine d'en face la colonelle. Comme souvent les gens de leur corporation, ils ne peuvent se parler qu'en vociférant. A midi j'ai déjeuné d'un bout de saucisson, avec une abondante salade composée d'un reste de nouilles, d'une demi-carotte râpée, de graines de tournesol, de raisins secs, d'une échalote, d'un peu d'endive, de trois petits oignons et d'une pincée de cumin, tout en regardant des journaux de Fox News, par Tucker Carlson, puis par Sean Hannity. Je n'aime pas trop le trumpisme inconditionnel de Hannity, mais c'est un orateur agréable à écouter, avec sa verve et son petit accent nasal. En début d'après-m je suis monté à Niort rapporter le fichu holter chez le cardiologue. J'ai remarqué que quand on arrive dans Niort par l'avenue de Saint-Jean d'Angély, on trouve à main droite, juste avant de passer sous la voie ferrée, une rue du Nord, dont le nom me plait. A l'aller puis au retour j'ai rapporté puis récupéré, chez Valérie ma couturière, ma veste bavaroise grise, dont elle n'avait pas bien recousu les boutons comme je le lui avais demandé. Je ne compte plus les problèmes de communication que j'ai avec les artisans. A Beauvoir, je me suis aussi arrêté flâner un moment chez Point Vert. Je leur ai acheté trois parpaings qui me serviront, pour un aménagement du jardin. Le beau temps du matin avait peu à peu tourné au gris, puis à la pluie, si bien que je renonçais à passer dans les bois en rentrant, mais finalement la pluie ayant cessé, je me suis arrêté une bonne heure au bois long du Désert. J'y ai débité en bûches un petit tronc de chêne mort, que j'avais mis de côté, puis deux autres que j'ai trouvés. J'ai aussi pris le soin de cueillir trois champignons, de trois espèces différentes, pensant les identifier dans mes guides, mais je n'y suis pas arrivé, et je me suis dit que j'avais déjà connu cette désillusion. J'ai dîné de choucroute, avec une demi-tranche de jambon de Vendée, d'un beau rouge très foncé. Jeudi 14 novembre 2019. Grande journée que celle-ci, où j'avais rendez-vous à dix heures à la mairie de Saint-Jean pour enfin remettre mon formulaire de demande d'une nouvelle carte d'identité. Mais Dieu sait quand je l'aurai, si je l'ai un jour. Je profitai de cette course en ville pour faire le plein d'essence, acheter quelque dalles gravillonnées, liquidant ainsi mon avoir chez Brico, et rendre visite au magasin de déstockage alimentaire Ecomalin, où je n'étais pas revenu depuis un bail. Entre autres bonnes affaires, j'y achetai des rince-doigts à cinq centimes l'unité et, pour le prix d'un doublon, un munster Marikel tout à fait immoral, moelleux et puant à souhait. Au retour je fis halte à Loulay, pour prendre du pain et demander au café s'ils vendaient toujours de la pizza le soir, ce qui est le cas. A midi je déjeunai chichement d'un reste de jambon, avec un reste de choucroute et un reste d'endive, puis j'entamai le munster, qui tenait vaillamment ses promesses. Cependant je regardai la dernière vidéo de Matt Walsh. Entre autres il montrait des scènes atroces où des militants LGBT aux cheveux mauves faisaient la leçon dans les écoles, demandant à des enfants de neuf ans à quel genre ils s'identifiaient. Sentant que cette journée était vouée aux grandes réalisations, je renonçai à passer une seule heure dans les bois, et me consacrai tout l'après-midi aux travaux de jardin que j'envisageais depuis quelques mois : à certain endroit, créer un passage de cinq mètres de long sur un de large au sol tapissé de tessons de tuile, et à côté deux parterres d'un mètre carré chacun, entourés de parpaings et séparés par un dallage minimal. J'ai le plus grand mal à me

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mettre à ce genre de travaux, mais une fois en train, cela va. J'ai travaillé jusqu'à la tombée de la nuit, vers six heures, et dans la soirée je revenais encore sur les lieux avec une lampe électrique voir l'état des choses. En fin d'après-midi, pour me récompenser de mes bonnes actions, je commandai à Loulay une pizza Tour Eiffel (tomate, mozzarella, jambon, champignons, olives noires) de grand format (33 centimètres), dont je dévorai les deux tiers. Il y avait une éternité que je n'avais mangé de pizza, et celle-ci était excellente, ni trop sèche ni trop grasse. Sur YouTube je regardai une vidéo récente de Lionel Nation, commentateur politique conservateur. Il n'est pas de mes orateurs préférés, mais il fait son petit effet, avec son air de savant fou et sa drôle de voix nasillarde. Vendredi 15 novembre 2019. J'avais aussi emporté de la fac deux dvd de fiction et j'ai commencé la journée vers sept heures en essayant de regarder le premier, La noche que mi madre mató a mi padre, une comédie très bavarde où les personnages parlaient trop vite pour que j'arrive à suivre, et j'ai abandonné dès les premières minutes de crainte d'en perdre trop. J'ai regardé à la place le deuxième disque, Cannibal Holocaust, film italien d'un certain Ruggero Deodato (1980) doublé en français. Il y aurait eu matière à une oeuvre intéressante, avec cette histoire d'un anthropologue parti à la recherche des membres d'une expédition disparue en territoire cannibale au fin fond de l'Amazonie. Mais ce pauvre film pue le toc, l'esbroufe et la vulgarité, dès les premiers instants, avec sa musique insupportable. Le cinéaste enchaîne complaisamment les vues de cadavres en décomposition, les scènes de torture, de viol et de meurtre, dans une ambiance de grand guignol, et l'on ne croit pas un instant à ces actions. Le plus pénible à mes yeux était le massacre non simulé de quelques animaux (tortue découpée vivante, singe décapité etc), indélicatesses qui ont valu au réalisateur d'être très justement poursuivi en justice. Pour la curiosité, il y a quelques vues d'extérieur tournées à New York, dans lesquelles on aperçoit une paire de fois les tours du WTC. L'ensemble est très médiocre, du point de vue narratif, moral et esthétique. Je fus au marché de Loulay vers dix heures, puis consacrai le reste de la matinée à l'aménagement de mes nouveaux parterres. A midi je finis ma pizza en regardant une partie du dernier meeting de Trump, en Louisiane. L'après-midi je renonçai encore aux bois pour continuer mon travail au jardin. J'ai tapissé de carton les deux parterres d'un mètre carré et commencé de les remplir de déchets végétaux que je laisserai composter dans un premier temps. Un avantage de rester ainsi près de la maison est que je peux rentrer régulièrement alimenter le feu. Ce soir j'ai mangé mes huitres, il y en avait quatorze, en regardant un reportage de Vincent Lapierre sur les Gilets jaunes, pas très intéressant. Samedi 16 novembre 2019. Il ne fait pas grand froid mais le temps reste décidément à la pluie. J'ai fait ce que j'ai pu dans les moments où il ne pleuvait pas ou presque pas. Dans la matinée, sortie en voiture pour aller à la déchette, où j'ai trouvé un nouveau seau pour récupérer l'eau de pluie, l'un des miens s'étant percé cette semaine. J'ai aussi piqué dans une benne à gravats six beaux pavés carrés de 12 centimètres et cinq assiettes anglaises bleues intactes. De là je suis allé à la Coop, puis dans mon bois principal, où je voulais concasser mes dernières coquilles d'huitres, et tester une petite fiche en bristol où j'avais recopié les critères distinctifs des Cornouillers mâles et sanguins selon la FFF (la Flore forestière française). Mais les particularités de l'écorce, des rameaux et des feuilles sont quand même peu évidentes et le mieux sera d'attendre la saison des fleurs ou des fruits, qui est juste passée. Jacques Brosse a dans ses Arbustes d'Europe Occidentale un long et savant article sur les Cornouillers, que je n'ai pas pris le temps de lire. En rentrant chez moi vers midi je suis tombé sur l'émission de Benoit Duteurtre, qui recevait Roberto Alagna sur France Musique. Il a passé une chanson de Trénet que je ne connaissais pas, La tarentelle de Caruso, un exercice de haute dinguerie bien dans le style du grand Charles. A la maison j'ai écouté la fin de l'émission en préparant une excellente poêlée,

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où j'ai frit une gousse d'ail, la moitié d'un énorme oignon violet et un poireau, tous coupés en petits morceaux, avec un oeuf. J'ai déjeuné en regardant la dernière vidéo de Matt Walsh. A un moment (épisode 372, vers 21'30) il cite le philosophe sud-africain anti-nataliste David Benatar, mais pour le désapprouver. Après quoi je me suis abîmé dans une terrible sieste, qui m'a maintenu à l'écart de la vie active jusqu'après trois heures. J'ai passé le reste de l'après-midi au jardin, à perfectionner mes parterres et mon chemin en tuiles, et j'ai dîné vers six heures, d'un filet de poisson frit dans la farine. Je l'accompagnai de lamelles que je coupais à mesure dans une carotte crue et dans un raifort, tout en regardant sur YouTube un documentaire d'Arte sur la vie de Jean-Jacques Rousseau, qui était meilleur botaniste que moi (par Katharina von Flotow, 2000). Cette émission me réservait une petite surprise phonétique, car il semble que le nom de Madame de Warens, qu'en moi-même j'avais toujours prononcé Varince, doive être prononcé Ouarance. Un film intéressant, mon seul regret a été qu'on ne s'étende guère sur les circonstances de la mort. J'avais lu jadis un article de G Lenotre sur le sujet, qui envisageait l'hypothèse d'un suicide, me semble-t-il. Dimanche 17 novembre 2019. Ce matin en feuilletant le net j'ai eu connaissance du jeune dessinateur sympathique et normand Pablo Raison, qui vient de se rendre célèbre en dessinant une carte de France où figurent les monuments de chaque ville ou presque. Il n'y a pas mis Saint-Jean d'Angély, Dieu le lui pardonne, mais les villes que l'on voit les plus proches de chez moi, Aulnay de Saintonge et Niort, ne sont pas de mauvais choix. Vers dix heures je fus aux courses à la Coop et y pris encore des huitres. Entre celles de la Coop et celles du marché, cela fera quatre fois en dix jours, c'est une cure. Il ne pleuvait pas mais il faisait un temps brumeux, humide et poisseux. Je fus travailler un moment au jardin et déjeunai dès onze heures, de mes treize huitres, avec le reste du pâté et des petits bouts de légumes, en regardant le dernier Zemmour et Naulleau. A midi je fus déposer les coquilles au bois principal, puis m'en allai au bois long, où j'avais repéré qu'un endroit très anarchique requérait mes soins. J'y serais peut-être encore, si je ne m'en étais arraché sur les quinze heures. Une centaine de minutes plus tard, ayant eu le temps de ranger la maison, de préparer mes affaires et de me reposer, je pris la route du retour en ville. J'y arrivai après sept heures, à la nuit largement tombée. Avant de rentrer chez moi je fis un crochet par le campus désert mais éclairé, où je voulais m'acquitter de la mission que je m'étais fixée. Je fus voir mon peuplier plié, plantai auprès de lui un solide piquet rapporté de la Croix, puis redressai le tronc incliné et le fixai au piquet. Enfin je rentrai chez moi et dînai d'une saucisse de Francfort, avec une pomme et une banane, pour l'essentiel. Lundi 18 novembre 2019. La fac était bloquée ce matin par des étudiants révolutionnaires, qui avaient inscrit sur les murs des slogans plus débiles les uns que les autres. Comme je ne suis pas dans une période de travail particulièrement chargée, cela m'est assez indifférent. Etant arrivé comme d'habitude en avance, alors qu'il faisait encore nuit, je suis allé voir le peuplier que je protège, puis j'ai poireauté une demi-heure dans une cafétéria, sans consommer. J'étais confortablement installé à l'étage, devant une baie vitrée d'où je pouvais contempler ce microcosme, la fac, la BU, les allées, les pelouses, le tram. Les deux choses les plus contrariantes étaient d'une part le soutien semble-t-il apporté par des agents aux révolutionnaires, d'autre part que tant qu'à ne pas travailler, j'aurais préféré prolonger mes vacances à la campagne. Comme à l'accoutumée la présidente de la fac a publié un communiqué d'une lâcheté répugnante, annonçant le blocage et l'absence d'enseignement consécutive comme s'il s'agissait d'une simple information météorologique, sans aucun mot de dénonciation, ou seulement de regret, quant au temps irrémédiablement perdu pour les étudiants sérieux qui souhaiteraient travailler. Le message se conclut par un appel à la compréhension, sans que l'on sache bien si cette compréhension devrait s'appliquer au sans-gêne des révolutionnaires ou à la

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complaisance de la direction. En ce qui me concerne je n'en éprouve ni pour les uns, ni pour l'autre. Après consultation de la hiérarchie, je suis rentré chez moi, en faisant un détour par la House pour y acheter du pain et par l'étang d'Ornon, où il n'y avait rien de spécial à voir sinon que l'Eau Bourde est plus grosse et brune que jamais. J'ai passé une journée anarchique et peu fructueuse. Ayant les crocs qui rayaient le plancher, j'ai déjeuné à dix heures du matin, puis redormi longuement, suis allé faire des courses à l'Auchan de Gradignan vers quinze heures, puis une lessive chez moi. J'ai perdu mon temps à feuilleter internet et à dormir le reste de la journée. J'ai quand même fait bouillir une grande casserole de soupe avec la deuxième moitié de ce gros oignon violet, deux énormes pommes de terre et un petit poivron rouge et vert à la fois. Elle est très bonne. Mardi 19 novembre 2019. La pluie a laissé place au soleil et au froid. La fac est encore occupée mais j'y suis allé deux heures ce matin pour une réunion de travail dans la BU, laquelle a échappé à l'Occupation. En traversant la cour centrale j'ai vu que tous les slogans sont toujours là, à ceci près que dans le plus stupide et haineux, «On ne dit pas bonjour professeur mais crève sale chien», toute la fin de la phrase, après «professeur», a été effacée. J'avais pris le bus et au retour je suis descendu au moulin de Cayac pour finir la route à pied, un gros tiers d'heure de marche sous les arbres le long de l'Eau Bourde. A midi j'ai fini ma soupe, en piquant dans un quart de jambonneau déjà entamé. Je suis retourné au campus en voiture pour mon cours de yoga à cinq heures. Ce soir j'ai fini le jambonneau, avec une salade de graines. Dans le bus et à la maison j'ai lisoté un petit recueil de conférences d'Arnold Toynbee traduites en espagnol, México y el Occidente (México, 1955). L'historien anglais y évoque en fait les grands mouvements des rapports entre l'Occident et tout le reste du monde. Il observe que l'Occident a été en quelque sorte tout-puissant pendant la période comprise entre 1683, année où disparait la menace musulmane suite à la victoire sur les Turcs à Vienne, et 1917, date où apparaît la menace communiste. Il y a un moment où je pense qu'il s'égare, quand il veut prendre l'exemple de l'Espagne pour illustrer son idée, qu'une société excelle quand elle est stimulée par la compétition avec un adversaire, et décline quand elle n'a plus cet aiguillon. Il prétend que des Espagnols sont devenus mozarabes parce qu'ils trouvaient la culture arabe attirante : à mon avis, c'est surtout parce qu'ils étaient rudement dominés par les envahisseurs. Il ajoute que l'Espagne chrétienne a commencé à décliner quand elle n'a plus eu ce concurrent musulman. Là encore, c'est discutable : la Reconquête a été terminée en 1492, et c'est ensuite seulement que le pays a connu la gloire de son Siècle d'Or, à cheval sur les seizième et dix-septième siècles. On annonce que la milice gauchiste a renoncé à l'Occupation, et le travail va donc reprendre demain. Si j'en ai le temps, je finirai de lire ces conférences. Mercredi 20 novembre 2019. Bah, ces petites conférences de Toynbee n'ont pas grand intérêt. Ce que j'y ai trouvé de mieux, ce sont quelques phrases désabusées, du genre «... vivre dans un climat d'incertitude, d'angoisse et de danger a été la condition normale de la vie humaine. La sécurité a été le privilège exceptionnel de très rares groupes humains, dans très peu d'endroits et pendant des périodes très brèves. (...) la sécurité, le bien-être, la prospérité et la tranquillité ne sont pas les conditions humaines usuelles.» Jeudi 21 novembre 2019. Temps pluvieux dans l'ensemble. L'après-midi, étant libre, je profitai d'une éclaircie pour aller faire un tour de l'étang voisin. Avant même que je revienne, il repleuvait. En passant, j'ai levé une belle aigrette. Je ne sais si c'est la même, qui vient là de temps en temps. J'ai longuement médité sur mon dernier projet de traduction, qui menace maintenant de sombrer. Pour me changer les idées j'ai regardé un film espagnol que l'on m'avait conseillé, La isla mínima, d'Alberto Rodríguez (2014). Afin de mieux comprendre les dialogues j'ai utilisé les

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sous-titres pour sourds, c'est à dire dans la même langue mais indiquant aussi les bruitages. C'est un thriller assez bien fait. Deux policiers de la capitale sont envoyés enquêter sur des meurtres de jeunes filles dans les marais du Guadalquivir. Il y a des clichés humanistes, genre un des deux flics est un ancien franquiste, qui a fatalement des tendances sadiques, mais comment échapper aujourd'hui à ce genre d'imbécillité de bon ton? Note : C. Le soir, une fois les volets clos, j'ai entendu au dehors des cris de grues, mais ne suis pas ressorti voir. Vendredi 22 novembre 2019. Le plaisir de parler de soi est une incitation à tenir son journal. Chez moi en général, cette tendance est anéantie par les forces adverses de la pudeur et de la flemme. Aussi me consacré-je le plus souvent à traiter d'autres sujets, que raconter ma vie. Ces derniers temps cependant je me suis appliqué à redonner un tour plus autobiographique à mon journal, au prétexte de donner ainsi de mes nouvelles à mon aide de camp, partie pour deux mois dans les cordillères, du 9 octobre au 9 décembre. C'est un challenge, parfois je fatigue un peu mais cela m'amuse. Aujourd'hui sur les dix heures je suis allé à la fac participer à une collecte de détritus. A mon arrivée dans la cabane du rendez-vous aucun autre bénévole n'était encore là, mais il y avait sur place trois garçons et une fille qui ne m'avaient pas l'air d'être des étudiants, plutôt des marginaux occupés à croupir, et qui me regardaient d'un drôle d'air. Or un moment plus tard, quand l'organisatrice et une autre étudiante furent arrivées avec du matériel, et que nous nous mîmes au travail, deux des désoeuvrés vinrent manifester leurs bonnes dispositions, en m'apportant des déchets et en m'appelant monsieur. C'était une bonne surprise. Il ne pleuvait pas ni ne faisait très froid, mais il y avait tout de même une fraîcheur humide et si pénétrante que j'abandonnai à onze heures, par crainte d'attraper mal, au lieu de continuer comme d'habitude jusqu'à midi. J'avais prévu ensuite de me rendre à Bordeaux pour visiter la foire aux brocanteurs des Quinconces, qui commençait aujourd'hui, mais le mauvais temps m'en a découragé. Au lieu de cela, comme j'étais en voiture, je fus m'approvisionner au Leclerc de Pessac, où je n'étais allé depuis longtemps. Ce magasin est bien fourni, en particulier il y a toujours un grand choix de fromages. J'achetai entre autres de la poissonnerie, et à midi je déjeunai de buccins. Le temps incitait à ne rien faire et j'ai dû me forcer pour sortir marcher dans l'après-midi. Il s'est mis à pleuvoir doucement mais j'ai quand même fait un tour complet de l'étang d'Ornon. J'ai vu les canards colverts scindés en deux escadres, quatre mâles et deux femelles d'un côté, trois mâles et une femelle d'un autre. Le dessin et les couleurs du plumage des mâles sont vraiment très élégants. En traînant sur le net j'ai regardé la présentation d'une nouvelle camionnette de chez Tesla, le Cybertruck aux formes anguleuses très étranges. J'ai noté aussi sur Facebook les propos pleins de bon sens d'une certaine Nadia Canbell, à propos du street art : «L'art dans la rue, c'est comme le bruit : on l'impose à des gens qui ne sont généralement pas demandeurs ... Presque tout est mieux quand rien n'a été tagué dessus.» Je ne saurais mieux dire. Ce soir j'ai dîné de crevettes, en regardant une discussion aimable entre Eric Zemmour et l'historien napoléonien Thierry Lentz. Samedi 23 novembre 2019. Il a fait soleil jusqu'à dix heures du matin, puis la grisaille est revenue. J'ai passé toute la matinée indoor, déjeuné tôt, vers onze heures, avec de la brandade de morue. Je suis parti en voiture à midi passé, pour aller d'abord chez Leroy Merlin. Ayant récemment décidé d'en venir aux grands moyens, j'ai acheté deux tapettes à souris classiques, que je compte expérimenter lors de mon prochain passage à la Croix. J'ai aussi regardé dans l'entrepôt à l'extérieur ce qu'ils vendaient comme dallages. De là je me suis rendu sur le campus, à Unitec, prendre le tram pour Bordeaux. J'ai pu voyager assis, j'en ai profité pour lire un article sur Ryszard Kapuscinski, arraché cette semaine dans un vieux numéro de Visão, qui est un Obs portugais, un magazine pour bourges de gauche. Kapuscinski était un journaliste communiste, parait-il talentueux, doté d'un sens de l'observation sélective, quelqu'un pour qui l'engagement

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primait sur l'exactitude. La revue est pleine de compréhension pour ce genre de personnage. Par contre elle pense que Trump = Hitler. J'allais aux Quinconces, visiter la brocante d'automne. C'est toujours un bon moment pour moi, j'adore flâner dans ce marché qui tient à la fois du capharnaüm et du musée. Deux cents commerçants répartis le long de quatre allées. J'y vais d'autant plus détendu que mon but principal est de voir de beaux objets, pas spécialement d'acheter, je ne cherche rien de particulier. Tous ces tableaux, tapis, meubles, que sais-je, je n'en ai pas besoin mais j'aime bien les voir. Je pourrais acheter une nouvelle pincette à feu, car la mienne est un peu usée aux extrémités, mais à part ça elle est si parfaite, c'est à dire longue, souple et joliment courbée, qu'elle est irremplaçable, j'ai l'impression. Je regarde un peu les bagues, les cannes. Une chose qui ne m'intéresse presque plus, ce sont les livres, peut-être parce que j'en ai déjà trop, ou trop vu. J'ai vu un beau sabre, long, à peine courbé, cent trente euros, je l'aurais acheté pour la moitié. Un dessin de Botero pas terrible, représentant une grosse femme nue allongée, neuf cents euros. Quand j'eus parcouru les deux premières allées, il s'est remis à pleuvoir. J'hésitais à rentrer tout de suite, mais j'ai décidé de continuer jusqu'au bout, quitte à me mouiller un peu en passant d'un stand à l'autre. Ils ont tous leur petite ambiance plus ou moins charmante. Finalement je n'ai rien acheté, qu'une bouteille de blanc sec dans mes prix, à un soldeur, pour ne pas repartir les mains vides. Au retour, la ligne de tram était interrompue à cause d'une manifestation, j'ai dû marcher sous la pluie du Musée d'Aquitaine à Saint-Nicolas. En passant au bout du cours Victor Hugo, j'ai vu un troupeau de manifestants qui n'avaient pas l'air de Gilets jaunes, ils avaient une banderole mauve et un drapeau arc-en-ciel, ça devait plutôt être des opprimés du slip. Il a plu interminablement. Chez moi j'ai préparé une énorme casserole de soupe. Deux patates, une carotte, un poireau, un demi-oignon, une gousse d'ail, du vermicelle, du bouillon Kub. Dimanche 24 novembre 2019. Journée d'assez beau temps, mais tout le paysage reste détrempé. Dans la matinée, sortie à la House, pour acheter du pain et jeter un coup d'oeil à la boîte à livres. J'en ai sorti des livres à jeter et un petit volume d'extraits de l'Odyssée, que je pourrais lire quand je prends le bus. Après coup j'ai regretté d'y avoir laissé un livre consacré au sexe masculin par une dame américaine? dont j'ai oublié le nom, intitulé quelque chose comme Mon meilleur ami, ça avait l'air marrant. Je suis passé à l'étang. Curieusement les oies n'en profitaient même pas pour prendre le soleil, elles restaient à glander à l'ombre. L'après-midi, triple sortie. D'abord à Cayac, où je suis passé au musée Sonneville. Pour la première fois j'y ai vu présentées avec ses oeuvres quelques aquarelles de sa femme Yvonne Préveraud. Il y avait de Sonneville un beau portrait de dame accoudée à un piano, un nichon à l'air. Le jour où il l'a peint, Yvonne ne devait pas être de bonne humeur. Ensuite au moulin de Montgaillard. Il y a un peu partout des branches tombées qui m'intéressent, mais tout est si imbibé que je n'ai pas voulu y toucher. Enfin avant de rentrer je suis allé me promener longuement du côté d'Anduche. C'est une vieille futaie où il est facile de sortir des sentiers pour s'enfoncer dans le sous-bois assez clair, peu broussailleux. Je ne me lasse pas de débarrasser les jeunes arbres des branchettes qui leur sont tombées dessus et les encombrent. C'est ainsi, mettre de l'ordre me détend. Lundi 25 novembre 2019. La direction de la fac, dans un mail adressé aux profs : «Comme vous le savez, il y aura demain une journée de mobilisation contre la précarité étudiante. Afin de permettre aux étudiants qui souhaiteraient manifester, vous voudrez bien ne pas organiser de contrôle continu ni de contrôle d'assiduité sur cette journée.» Quelle démagogie ridicule. Et encore, elle a pas écrit «étudiant.e.s». Un petit coup de mou... Idée de titre : L'île du docteur Morel. J'ai feuilleté un moment l'autobiographie de Jacques Brosse, Itinéraire d'un naturaliste zen, regardé les photos, lu quelques phrases,

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quelques pages, et renoncé. J'avais apprécié son journal d'un an, Le chant du loriot, j'aime beaucoup son guide des arbustes, j'aimerais sans doute celui qu'il a fait sur les arbres, je suis impressionné par l'érudition et la carrière du personnage, mais ce livre m'ennuyait. Je ne compte plus les livres qui m'attirent de loin et qui, une fois que je les ai entre les mains, m'en tombent. Et j'ai laissé filer ce petit bouquin qu'une Américaine avait consacré au sexe mâle. Je suis repassé à la boîte à livres de la House ce soir, mais l'oiseau s'était déjà envolé. C'est fou le turnover, dans ce truc. Se peut-il qu'aucun de mes lecteurs n'ait idée du nom de la dame ou du titre? Un indice : vers le début, elle raconte que la première bite qu'elle a vue était celle de son père, sortant de la douche. Bah, mais si ça se trouve, c'est pareil, une fois que je l'aurai trouvé, il m'ennuiera... Mardi 26 novembre 2019. Entre avant-hier soir et hier soir j'ai fabriqué un petit livre unique avec un carnet de 48 pages, soit 24 feuilles, de 9 x 14 centimètres, dans lequel j'ai collé 24 listes de courses trouvées, en choisissant dans ma collection celles qui étaient assez petites pour entrer dans ce format sans être recoupées. Je l'ai intitulé Vingt-quatre listes de courses. Je suis très satisfait de ce bel objet. C'est le cinquième livre unique que je fabrique ainsi cette année, dans le même format réduit mais sur différents sujets. Je n'en parlerai pas plus car il serait vain de décrire ce qu'il vaudrait mieux montrer par des photos ou même par un film, si un assistant pouvait en réaliser un. Peut-être un de ces jours y arriverons-nous. Je ne voulais parler de rien d'autre aujourd'hui. Mercredi 27 novembre 2019. Je ne saurais dire depuis combien de mois j'ai cette tendinite au coude gauche, moins encore pendant combien d'autres je vais encore me la traîner. J'ai repensé à ce livre sur le sexe, que je n'ai fait qu'entrevoir, et qui semble impossible à repérer. Dans un moment de loisir j'ai passé en revue les 149 titres contenant les mots "meilleur ami", dans le catalogue du Sudoc, puis les 319 contenant les mots "best friend", en vain. Mais est-il bien sûr que le titre comportait ces mots, et que l'auteur était américaine? Il me semble au moins que le nom était anglo-saxon, et bizarrement qu'il ne m'était pas tout à fait inconnu, comme celui d'un écrivain que l'on n'a jamais lu mais qui nous est familier par la rumeur. Dans l'après-midi le temps a tourné au très mauvais, avec forte pluie et coups de vent. Au lieu de rentrer chez moi directement je me suis attardé à la fac pour voir un film documentaire projeté dans un amphi à dix-huit heures, Algérie 1954-1962, des soldats à la caméra, d'un certain Jean-Pierre Bertin-Maghit. Le cinéaste y a monté des extraits de films d'amateur tournés par quatre soldats alors jeunes, avec les souvenirs et les commentaires de ces hommes interrogés aujourd'hui. Ce n'est pas une histoire de la guerre d'Algérie, mais une évocation du climat de l'époque, du «ressenti des appelés», comme a dit l'auteur dans sa présentation. C'était intéressant, et à ma grande surprise on n'y sentait guère de parti pris, comme je le craignais. Cependant le mauvais temps persistait et par moments le bruit de la pluie sur les vitres et le toit de l'amphi faisait concurrence au son du film. De retour chez moi sur les vingt heures, je dînai d'une soupe de poisson vendéenne, en regardant une émission franco-russe sur la politique américaine. Jeudi 28 novembre 2019. Excellente journée commencée par la découverte, au réveil, d'un mail providentiel de Pierre Ziegelmeyer, grand lecteur s'il en fut, me révélant que le livre aperçu naguère n'était pas Le meilleur ami mais La meilleure part de l'homme, d'une certaine Xaviera Hollander, laquelle n'est pas américaine mais tout simplement hollandaise, comme son nom l'indique. J'ai toutefois l'impression, mais non la certitude, que le livre a d'abord paru en anglais sous le titre The best part of a man, dans les années 70, époque où la bonne Xaviera, qui a le genre cosmopolite, a vécu quelques années à Toronto. Qui sait si elle y a croisé le regretté Crad Kilodney? Il y eut en fin de matinée un moment où le destin voulut, à

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la suite de certaines circonstances, que je découvrisse, gisant parmi des décombres documentaires dans une anfractuosité de la fac où je n'avais encore jamais mis les pieds, un mince livre de poche qui attira mon attention. C'était un volume de la collection Easy Readers, qui propose des oeuvres littéraires en version abrégée à l'intention des étudiants en langues. Celle-ci était une histoire en russe, Pëtr i Pëtr (Pierre et Pierre), mais au lieu d'être due, comme les autres volumes de la collection, à une célébrité genre Tolstoï ou Lermontov, elle avait pour auteur un certain Evgenij Ryss, sur lequel en me renseignant je trouvai peu d'autres renseignements que ses dates de vie, 1908-1973. Je ne lis pas le russe mais l'ouvrage m'intriguait par ses illustrations, à commencer par celle de la couverture, figurant trois bonhommes armés de révolvers et toqués, s'en prenant à un gars tête nue et désarmé. A l'intérieur, d'autres dessins montrent successivement, à quelques pages de distance, un homme avec femme et bébé peinards dans une isba, trois hommes défonçant la porte de nuit, l'homme se retrouvant dans une pièce entre des officiers en uniforme, un camp de travail? enneigé, avec des baraquements et des engins tirant des troncs d'arbres, des hommes à toque et à révolver entourant un homme à terre derrière un buisson, etc. Ca a l'air de barder. Un petit dessin saisissant montre une main portant ce qu'on appelle un poing américain, avec à côté la légende en russe, kactét (casse-tête). A midi trente il pleuvait des cordes mais j'étais en week-end, et comme la semaine dernière je m'en fus d'abord à Leclerc me procurer des vivres, entre autres un petit Gaugry, fromage délectable qui m'avait laissé d'excellents souvenirs il y a quelques années. Après ces courses je déjeunai tard, puis sombrai dans une sévère sieste, d'où je n'émergeai qu'à près de quatre heures. Malgré le temps maussade, je ressortis alors et me rendis d'abord vers le moulin de Montgaillard, où je déposai les coquilles des buccins de mon déjeuner dans un nid de poule qui s'y prêtait, et récupérai quelques bouts de bois que j'avais repérés. Je fus ensuite me promener à l'étang d'Ornon et dans les bois à l'entour. A cette occasion j'ai repensé aux vers de Trenet dans la chanson Boum : «La pendule fait tic-tac-tic-tic / Les oiseaux du lac pic-pac-pic-pic». Ici les oiseaux ne font pas ce bruit. D'ailleurs les canards et les oies restent en général silencieux. Ce qu'on entend le plus souvent, c'est le cri strident des poules d'eau, qui me plait bien. Vendredi 29 novembre 2019. Encore deux morts et plusieurs blessés au couteau par un musulman affolé dans les rues de Londres. Au moins celui-ci a été refroidi par la police et a donc définitivement cessé de nuire, ce qui est la meilleure issue dans ce genre de cas. Ces attaques sur la voie publique, terroristes ou crapuleuses, menées avec toutes sortes d'armes par des étrangers, font maintenant partie de la vie quotidienne en Europe. Parmi les assaillants on ne compte plus les récidivistes, dont ceux bénéficiant de remises de peine pour leurs précédents exploits, libérés prématurément et non expulsés. A chaque fois il apparaît en cela que les autorités n'ont pas pour mission principale de protéger les citoyens paisibles, mais de les mettre en danger en favorisant la malveillance des délinquants et des criminels. A part ça il a fait un beau temps exceptionnel aujourd'hui. Dans la matinée je fus reconnaître l'arrière-pays à l'ouest de ma résidence, jusqu'au-delà du centre de Cestas. La route passe près d'un certain Lac Vert, que j'ai dû visiter jadis, et où je me promets de retourner prochainement. Puis je me promenai à pied une petite heure dans le bois ensoleillé derrière l'étang d'Ornon. L'après-midi était en quelque sorte fusillée par un rendez-vous à seize heures chez ma dentiste au bord du Bassin. Vu l'heure fixée et les temps de trajet, difficile d'entreprendre grand chose avant, et trop tard après. Arrivé en avance, je fus un moment à la plage de Suzette, où je débarrassai la boîte à livres de plusieurs déchets, et m'emparai d'une intéressante brochure de1938, par Gregorio Marañón, sur le thème de Libéralisme et communisme, en marge de la guerre civile espagnole. Cette brochure, dont les pages n'avaient toujours pas été coupées 81 ans après la publication, allait enfin avoir un lecteur. Après mon rendez-vous, je fus encore marcher un

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quart d'heure sur les gros blocs de pierre de la digue, derrière l'Inter de Lanton. J'adore cet endroit. Il faisait nuit quand je fus de retour en ville, vers six heures, et je me suis perdu un moment dans la banlieue de Pessac. J'ai fait le plein d'essence à la station de Géant Casino. Entre le midi et le soir, je me suis partagé une omelette industrielle aux pommes de terre et à l'oignon. J'ai commencé de lire l'article du docteur Marañón. Il fut un militant républicain de la première heure, dès avant l'avènement de la deuxième République espagnole, mais c'était un libéral qui fut ensuite déçu et même épouvanté quand il vit la gauche à l'oeuvre. Selon lui, alors que les communistes représentaient peu de choses électoralement au début de la République en 1931, la guerre civile commencée en 1936 avait tourné à un affrontement principal entre communisme et anti-communisme au moment où il écrivait. Il considère toutefois comme une tentative de prise de pouvoir communiste les grèves des Asturies en 1934, et voit la main de Moscou derrière les attentats anti-chrétiens très bien organisés de 1931 (les «trois cents colonnes de fumée» des couvents incendiés). Il dit que la guerre était en germe dès cet instant, car les libéraux ont alors laissé faire au lieu de réagir fermement. Cette lâcheté du laisser-faire entraîne des catastrophes à toute époque, il m'est avis. Samedi 30 novembre 2019. Le beau temps d'hier n'a pas duré, aujourd'hui il a plu quasi sans discontinuer. Je suis resté enfermé presque toute la journée. J'ai fini de lire l'article de Marañón, qui n'est vraiment pas mal. Cette brochure a été rééditée en 1961 aux Nouvelles Editions Latines, mais celle que j'ai est la première édition, française, parue en 1938 chez Sorlot. Elle a l'air assez prisée, il n'y en a présentement que six exemplaires chez AbeBooks, vendus entre 26 et 65 euros. Mais le mien n'est pas de première fraicheur, combien pourrais-je en tirer, si je le vendais, un doublon, peut-être? J'ai mis en chantier un nouveau petit livre unique avec comme l'autre jour un carnet de 48 pages, soit 24 feuilles, de 9 x 14 cm. J'ai numéroté les 24 feuilles au stylo, dans l'angle inférieur droit. Chacune sera consacrée à un mois de l'année, et alternativement à un signe du Zodiaque (1 : Janvier, 2 : Verseau, 3 : Février, 4 : Poissons, etc). Je ne me servirai que du recto de chaque feuille et laisserai le verso vierge. Sur les feuilles des mois, je collerai un bout de papier découpé dans un journal, dans un prospectus, ou n'importe où, comportant le nom du mois. Sur les feuilles du Zodiaque, je collerai l'horoscope d'un signe, découpé dans différents journaux, de n'importe quelle date. J'avais envisagé d'aller à faire un tour à Bordeaux cet après-m, mais la météo m'en a découragé, ajoutée aux incertitudes que les manifestations sabbatiques font planer sur les transports en commun. Au lieu de quoi vers quatre heures, à un moment où la pluie se réduisait en crachin, j'ai pris la voiture pour aller d'abord au musée Sonneville. Dans la première salle, où sont présentées par roulement quelques oeuvres du maître, il y avait entre autres un grand autoportrait de lui en chapeau haut de forme. Et dans les trois salles en enfilade où est présentée chaque mois une exposition temporaire, il y a maintenant une expo collective composée en majorité de croûtes infâmes. De la je suis monté à la House, où pour la première fois j'ai visité la petite bibliothèque publique. Elle a l'air charmante et bien organisée, mais je n'avais nul besoin d'emprunter des livres. J'ai fouillé dans le gisement de prospectus déposés dans l'entrée, à la recherche de matériaux pour mon nouveau livre d'artiste, et j'en ai trouvé un peu : cinq mois et un horoscope. Entre le midi et le soir je me suis partagé encore un bocal de soupe de poisson vendéenne, de Notre-Dame de Monts, avec du rouge de cubi. J'ai imaginé ce HAIKU DE ROUGE Bordeaux supérieur Mis en bouteille au château Contient des sulfites. Dimanche 1 décembre 2019. «Notez tous les soirs en quelques phrases les principaux faits de votre vie, dans la journée» lis-je dans un manuel de français pour écoliers de 1964. Temps variable aujourd'hui, assez beau ce

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matin. Vers onze heures, maintenant que je connais la route, je fus à Cestas, où se tenait dans la halle du centre culturel une foire aux livres d'occasion. C'était une vente caritative organisée par une association de parents d'élèves. Les livres étaient rangés par thèmes sur de longues tables. J'ai eu l'impression que le secteur qui m'était le plus sympathique était celui des livres pour adolescents sur les animaux. Mais finalement le seul que j'ai acheté traitait d'autre chose, c'est un guide des Fleurs et plantes des champs, par un certain Jean-Denis Godet, de chez Delachaux et Niestlé, 1994, que j'ai payé un doublon. Je n'en ai pas grand besoin, mais c'était pour faire un geste. En outre c'est un guide photographique, alors que je trouve qu'on y voit mieux, en général, dans les guides illustrés de dessins ou d'aquarelles. Mais celui-ci est bien fait, avec d'un côté des photos des plantes in situ, et en regard des détails agrandis (fleurs, feuilles, etc) et détourés sur fond noir. Aussi un point qui m'a décidé est qu'outre les noms français et latins sont indiqués les noms en anglais et en allemand. Il y avait au dehors le marché dominical de fruits et légumes, où j'achetai quatre belles pommes jaunes et un bout de pain. Au retour, peu avant midi, je me suis arrêté au Lac Vert, situé aux confins de Cestas mais sur la commune de Canéjan. Il est paraît-il de création récente, fondé sur une ancienne carrière. Comme le ciel avait tourné au gris, j'hésitais à entreprendre de faire le tour du lac à pied, ce qui doit représenter un bon kilomètre, et je m'y suis lancé. Arrivé à mi-parcours, il s'est mis à pleuvoir mais doucement, et j'étais relativement abrité par les arbres. Dans l'après-midi, à un moment sans pluie je suis ressorti une petite heure me promener dans le bois de l'étang d'Ornon. J'y récupère peu à peu de vieux bouts de chêne bien durs, qui traînent. En dînant ce soir j'ai regardé le début d'une vieille émission de Joe Rogan, où il recevait Stefan Molyneux (l'émission entière dure près de trois heures). Je n'avais vu de vidéo de l'un ni de l'autre depuis des mois. Molyneux est un anarchiste intelligent, et un bon orateur, mais il ne parle pas assez distinctement pour que je le comprenne bien. D'un locuteur à la diction parfaite, comme Donald Trump, je dois décoder au moins 97 % de ce qu'il dit. Avec Joe Rogan, peut-être 84 %. Mais avec Molyneux je tombe à des 71 ou 72 %, c'est trop peu. Ces chiffres n'ont rien de rigoureux, je dis ça pour donner une idée. Je ne sais pourquoi, peut-être est-ce d'avoir vu ce film sur l'Algérie l'autre jour, j'ai été hanté toute la journée par la chanson d'Enrico Macias, «J'ai quitté mon pays». Et bien sûr je l'ai écoutée plusieurs fois sur YouTube. Je trouve que la voix et la mélodie sont meilleures que les paroles, un peu naïves. La petite introduction instrumentale à l'andalouse n'est pas mal, non plus. Cela est vieux, maintenant, d'un bon demi-siècle. Lundi 2 décembre 2019. Temps assez clément aujourd'hui mais à part ça je n'ai tellement rien à rapporter de la journée écoulée, que je pourrais peut-être en profiter, bien que n'étant pas sur place, pour dire un mot du méchant fossé qui passe entre les champs, en contrebas de la Croix-Comtesse. Il reste en général sec, mais à l'occasion s'élève à la fonction de ruisseau à temps partiel, comme en ce moment où il pleut d'abondance. Cet intermittent du ruissellement va verser ses eaux probablement dans quelque bras de la Boutonne, derrière le bourg voisin de Coivert. J'avais souri, il y a quelques années, en apprenant que parait-il cet humble cours d'eau porte le nom de Ritz, qui se trouve être aussi celui d'un célèbre hôtel de Paris. Je me suis demandé s'il pouvait y avoir une parenté étymologique entre les deux, mais ne trouve rien de concluant sur la question. Je dois dire que j'ignore l'origine du nom du fossé, dont je ne serais pas étonné qu'elle ait à voir avec celle du mot ruisseau, ils ont comme un air de famille. Quant à la maison parisienne, elle tient son nom de l'hôtelier suisse César Ritz, qui fonda l'établissement peu avant 1900, et peu après un autre du même genre à Londres. Or les indications que fournit le net sur ce patronyme, semble-t-il alsacien, sont qu'il viendrait du vieil allemand ritan, aller à cheval, qui rappelle l'anglais to ride, mais signifierait fêlure, fente, fissure, sens dont on ne voit pas bien le rapport avec le précédent, et qui du coup conviendrait mieux à un fossé,

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mais on n'est pas ici en terre germanique. En dînant ce soir j'ai regardé une intéressante discussion entre mon excellent concitoyen Eric Zemmour et Odon Vallet. J'ai beaucoup aimé de Zemmour sa courageuse apologie du cardinal Barbarin (vers 15:45) et son éloge du génie du catholicisme (vers 20:18). A part ça, j'ai remarqué qu'ils n'ont pas l'air de se détester, lui et la Christine Kelly. Qui sait s'il y a idylle, en coulisse. Mardi 3 décembre 2019. Le collage est un art de feignant ingénieux. Je suis bien content que la Providence aujourd'hui m'ait inspiré cette belle sentence, si véridique et si bien roulée, concentrée dans le format d'un alexandrin. Je l'ai publiée aussitôt sur Facebook, où elle a remporté un franc succès. Au moins cinq ou six personnes l'ont acclamée. Attendez que je recompte... Non, c'est bien ça, j'ai pas rêvé. Mais comme tout ne peut pas convenir à tous, il y a aussi une aimable protestation de l'ami Septier : «Kurt Schwitters, Man Ray, Laszlo Moholy-Nagy, et tant d'autres, tiens John Heartfield, un tas de fainéants aussi, oui bon. Non, c'est un genre en soi, avec ses méthodes, voire ses règles académiques… Et puis cher Philippe, malgré tes dénégations, on sait bien que tu es un bosseur.» J'entends bien, cher Laurent, que c'est un genre en soi, avec sa légitimité, mais je maintiens ma formule, même si elle est taquine. Elle met l'accent sur le fait que le collage est un travail, certes, mais en quelque sorte une création au second degré, qui crée une image à partir d'images déjà existantes, lesquelles ont souvent demandé plus d'effort que le collage lui-même, surtout quand il emprunte à des reproductions de dessins, de gravures, de peintures ou de sculptures, tous domaines dans lesquels je suis personnellement à peu près incapable de produire quoi que ce soit. Vis à vis de ces créateurs d'oeuvres primaires, le collagiste, créateur d'oeuvres secondaires, ou de second degré, est un pillard, un emprunteur, un détourneur, un parasite. Eux peuvent exister sans lui, non lui sans eux. Par ailleurs j'ai remarqué que s'il y a moindre effort dans la production du matériau, il y a aussi une tendance au moindre effort dans la réalisation, car un collage n'a pas besoin d'être complexe, il est même souvent d'autant plus efficace qu'il est simple, composé de peu d'éléments : il en faut au moins deux, mais ces deux peuvent suffire. Quant à la notion d'ingénieux, elle désigne plaisamment chez le collagiste son côté petit malin qui a trouvé un truc, mais il est vrai que dans les meilleurs des cas le mot peut être réduit, et la notion étendue, à celle de génie : il y a d'excellentes trouvailles. Pour dire un mot des artistes cités, qui ont tous grande réputation, j'ai moi aussi de grands maîtres que j'admire, Ernst, Cieslewicz, et d'autres. Par contre j'ai déjà eu l'occasion de dire que je ne plaçais pas le stalinien laborieux Heartfield parmi les génies... Mais bon, il faut que j'abrège. Il a fait aujourd'hui grand beau temps et j'étais hélas enfermé. Jeudi 5 décembre 2019. Hier et aujourd'hui, grand beau temps. Hier mercredi fut le jour de ma sortie vespérale mensuelle à Bordeaux, pour boire et bavarder avec les copains et les inconnus. Dans le tram aller et retour j'ai pu m'assoir et lire un article sur la journaliste italienne Oriana Fallaci (1929-2006). J'apprends qu'elle s'était mis la gauche à dos, bien qu'elle fût elle-même de gauche, parce qu'elle avait pris des positions anti-avortement. Elle est surtout connue pour avoir été une des premières voix occidentales à protester fermement contre l'invasion musulmane et le statut inférieur assigné aux femmes dans cette religion. Je crois avoir lu à l'époque et même possédé son livre La rage et l'orgueil, mais n'en conserve pas de souvenir précis, et n'ai pas rédigé de note à ce propos. On voit sur les photos que c'était une belle femme, et qui certainement avait du caractère. J'ai lu ensuite dans sa notice sur Wiki, à la rubrique Profession, qu'on la définit comme correspondant de guerre, personnalité politique, écrivain, journaliste et ... conspirationniste. Dès qu'il s'agit de politique, ce site est d'une imbécillité insupportable (en tout cas dans la version française). Aujourd'hui jeudi, comme il fallait s'y attendre, les sans-culotte et sans-gêne ont réoccupé la fac. Je me demande comment ils s'y prennent à

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chaque fois, pour ces occupations illégales. Comment font-ils pour s'emparer des bâtiments et barrer les accès : fracturent-ils des portes, ou ont-ils des complices parmi le personnel? J'ai constaté la situation en arrivant sur les lieux très en avance, comme souvent, vers huit heures moins le quart. Ayant prévu de partir en week-end à la Croix en débauchant à midi et demie, j'hésitais à m'en aller tout de suite. Mais la faible probabilité que la situation soit débloquée d'ici mon heure d'embauche officielle à huit heures et demie, plus la quasi assurance de trouver la rocade saturée à ces heures, m'ont décidé plutôt à rentrer chez moi. Dès mon arrivée j'ai vu que la présidente avait envoyé un mail annonçant la fermeture de l'établissement pour la journée. Mais comme je manquais un peu de sommeil, je m'allongeai, fermai les yeux et me rendormis jusqu'à dix heures. Une fois réveillé, comme il faisait beau et que j'avais tout mon temps, je fis d'abord un saut au bois d'Ornon, pour y récupérer encore deux bons bouts de bois que j'avais repérés, puis je pris la route. Une fois de plus je ratai la sortie de Pons et ne sortis de l'autoroute qu'à Saintes. A Saint-Hilaire les travaux sont enfin terminés et l'on peut de nouveau traverser le village normalement. J'en ai profité pour m'arrêter voir la boîte à livres, qui avait grand besoin d'une remise en ordre. J'étais chez moi vers treize heures. J'ai sans tarder lancé le feu, déjeuné d'une boîte de maquereau au vin blanc, récupéré mon courrier, rangé mes bouts de bois, transvasé l'eau de mes seaux (maintenant mes deux tonneaux sont pleins et je remplis peu à peu ma collection de cubis), et me suis remis à travailler à mon allée de cinq mètres en tessons de tuile (j'ai un stock de tuiles grossièrement cassées que je réduis en tessons plus petits avant de les répandre sur une double couche de toile géotextile d'un mètre de large). Vers cinq heures j'ai fait un saut à la Coop de Villeneuve, où j'ai trouvé entre autres un énorme navet orange, assez beau. En ressortant de la boutique je me suis aperçu que j'avais le pneu avant droit à plat. Du coup j'ai avancé jusque chez le garagiste. Selon lui ce pneu sans chambre à air fuit non par une perforation sur la tranche mais par une usure latérale et il faut lui mettre une chambre à air, ce pour quoi je devrai repasser demain. Au retour je me suis arrêté quelques minutes éprouver la paix de la Rigeasse, alors que le jour tombait, puis je suis rentré me mettre en cuisine. J'ai préparé une grande casserole de soupe avec mon navet, une demi-courgette qui me restait, une patate, une carotte, un oignon et une gousse d'ail. Vendredi 6 décembre 2019. Temps revenu au gris, et journée médiocre. Travaillé à mes tuiles une heure le matin et une l'après-m. Au marché de Loulay, acheté des pommes et du jus de pomme, des charcuteries, des huitres pour mon déjeuner, et deux fromages, un quart de Coulommiers et un Cantal entre deux, auquel j'ai retranché deux petits bouts pour appâter mes tapettes à souris, sans succès pour l'instant. Dans l'après-midi, longue et lugubre tournée à Villeneuve pour y consulter mon médecin, principalement au sujet d'un orgelet qui m'accable ces derniers jours, puis pour acheter des remèdes à la pharmacie, dont un à me fourrer dans l'oeil!, et ceux que ma dentiste m'a prescrits en vue de l'arrachage d'une dent fin janvier, enfin pour récupérer mon pneu restauré chez le garagiste. Mes ennuis de santé, pourtant pas très graves, me dépriment complètement, en ravivant le sentiment du délabrement inexorable du corps. Comme disait l'autre, la mélancolie est une maladie qui consiste à voir les choses comme elles sont. Et avec ça je n'ai pas foutu les pieds un instant dans les bois. Soirée paisible toutefois, à terminer quelques collages et à effectuer de petits rangements dans la maison, tout en écoutant distraitement les deux heures qui me restaient de l'entretien Rogan-Molyneux. Samedi 7 décembre 2019. La nuit dernière lors d'un rêve je voulais noter le propos bizarre de quelqu'un, comme si j'étais conscient que cette bizarrerie tenait au fait qu'on était dans un rêve. A un autre moment de la nuit, étant réveillé, j'ai entendu le bruit d'un lérot dans le grenier, au-dessus de la chambre. On s'attendrait à ce que ces animaux soient déjà entrés en hibernation à cette date, mais ce n'est qu'une demi-surprise,

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parce qu'en effet il ne fait pas très froid. J'avais aussi entendu un lérot pendant la dernière nuit de mon précédent séjour, il y a deux semaines. Il était alors trop tard pour utiliser mes pièges mais cette fois-ci, puisqu'il me reste une nuit à passer sur place, je suis monté dans la matinée installer mes deux nasses, appâtées chacune avec un quart de pomme. Le temps est resté spongieux aujourd'hui. J'ai quand même pu travailler un peu au jardin. En fin de matinée je suis allé à Beauvoir faire des courses, à Point Vert d'abord, où j'ai pris deux parpaings et deux plantes, une lavande et un fraisier, puis à Inter pour les vivres. J'ai racheté du papier hygiénique Lotus Just1, dont le slogan me ravit : «Si épais, 1 feuille peut suffire». C'est habile, parce qu'on ne dit pas suffire à quoi, mais la formule est tout de même assez suggestive pour que l'on comprenne. Dans l'après-midi j'ai voulu monter dans les bois sur le plateau et la pluie m'en a bientôt fait fuir. Mais comme elle avait cessé le temps que je redescende, je me suis arrêté à la Rigeasse, où je suis resté peut-être une heure. Le soir, me sentant de nouveau d'humeur roganienne, j'ai regardé l'entretien de presque trois heures que Joe Rogan a eu il y a un mois avec l'ex-agent secret Edward Snowden, exilé en Russie depuis 2013. C'était la première fois que je voyais-entendais ce drôle de personnage. J'étais étonné qu'il soit aussi volubile, on entendait à peine Rogan, l'autre mettait un bon quart d'heure pour répondre à chaque question. J'ai eu l'impression qu'il était de gauche, mais sa notice dans Wiki a l'air d'indiquer qu'il est plutôt conservateur. Il ne manquait aucune occasion de rappeler que sur tel et tel sujet, il y avait tous les détails dans l'autobiographie qu'il vient de publier. Bien sûr il a oublié d'être idiot. Il est assez beau garçon, avec les traits fins, le regard intelligent du surdoué, petit génie de l'informatique. Il ouvre des perspectives inquiétantes sur le flicage général que permet l'usage du numérique. Finalement un plouc dans mon genre, qui n'a pas de téléphone portable, est relativement à l'abri. Mais moi justement je préfèrerais être fliqué, ça me ferait un ou deux lecteurs en plus. Rogan, que je n'avais vu depuis des mois, est un peu vieilli, un peu épaissi. J'ai aussi feuilleté au hasard et lu quelques pages du Jeunesse de Julien Green, butin de boite à livres. Il y a un passage où le jeune homme est éperdument amoureux d'un ami américain de son âge, qui vient le rejoindre à Paris, et auquel il n'ose se déclarer. Cela se passe vers 1920 et l'auteur rapporte ces souvenirs vers 1970. Presque tout le livre est divisé en courts chapitres d'une ou deux pages. C'est très bien raconté, je lirais le reste si j'avais le temps. Dimanche 8 décembre 2019. M'étant réveillé vers quatre heures du matin, tout d'un coup dans le silence j'ai entendu un petit claquement venant de la cuisine, signe qu'un de mes pièges venait de fonctionner. Je suis allé voir. A l'une des tapettes curieusement l'appât de fromage avait disparu sans que l'appareil se soit déclenché. Dans l'autre une souris avait été tuée, la tête méchamment aplatie sous la petite barre de métal. Instinctivement j'ai serré les dents parce que cette vision me mettait mal à l'aise. Mais tant qu'à tuer ces animaux, mieux vaut pour eux mourir ainsi instantanément plutôt qu'entre les griffes d'un chat, ou après la longue agonie de l'empoisonnement. Comme je ne voulais pas sortir dans la nuit et sous la pluie, j'ai déposé le piège et la proie dans une pelle à poussière près de la porte d'entrée. Je suis resté éveillé jusque vers six heures, puis j'ai déjeuné et me suis rendormi jusqu'après neuf heures. Alors seulement je suis sorti jeter la souris au compost. Il a plu doucement mais sans arrêt, si bien que je suis resté une bonne part de la matinée au lit. J'ai longuement cherché en ligne une typologie des clous anciens et des tuiles anciennes, sans trouver grand chose. Vers midi je suis monté au grenier constater que je n'avais pris aucun lérot dans mes nasses. J'envisageais de rentrer à Bordeaux en début d'après-midi, mais alors la pluie ayant enfin cessé, je suis resté travailler dans le jardin jusqu'après quatre heures. Au retour j'ai pris l'autoroute à Pons, de sorte que je suis repassé devant certain bâtiment que j'avais remarqué. On voit à un moment sur le côté nord de la route, dans les quelques kilomètres entre Pons et l'accès à l'autoroute, une grande maison devant laquelle se dresse

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une tour surmontée d'une drôle de roue en métal. Cet appareillage n'est pas très beau mais il se remarque et intrigue, quand on vient à passer. Récemment je m'étais renseigné en regardant tout d'abord sur la carte de Google et les photos par satellite, où il apparaît que les bâtiments en question se situent au lieu dit le Clône. Muni de ce toponyme, j'eus tôt fait d'apprendre dans Wikipédia qu'il s'agit de l'éolienne du Clône, installée par un viticulteur en 1902 afin de puiser de l'eau, et classée monument historique depuis 2006. C'est une curiosité, si vous passez par là. Jeudi 12 décembre 2019. Le retour de ma voyageuse, revenue des Andes, me dispense de raconter ma vie, comme je m'y suis obligé au jour le jour pendant deux mois. C'était amusant mais pas de tout repos, pour un homme pas très riche en temps libre et surtout en énergie. L'exercice est un peu frustrant, car on n'arrive jamais tout à fait à rendre compte de la vie. Un journal n'est jamais qu'une fiction basée sur des faits réels. Mais enfin avec un peu de soin il peut donner un honnête reflet du cours des choses. Le plus souvent c'est le soir, parfois après minuit, en luttant contre le sommeil, que j'essayais de tracer en une page le portrait de ma journée. Je renonce à ce sport avec quelque regret mais aussi avec soulagement. Je vais souffler un peu, reprendre un rythme plus taciturne. Dimanche 15 décembre 2019. Vu ce week-end l'Eau Bourde plus grosse que jamais, par endroits sortie de son lit et inondant les terres à Ornon, à Montgaillard et à Cayac. A l'étang d'Ornon de nouveaux visiteurs ces derniers jours : des cormorans. Parmi les cadeaux que l'on m'a rapportés des Andes, le plus précieux est un bonnet en laine de jeune alpaga, très soyeux, teinté de belles couleurs sombres. Devant sortir ce matin alors que j'avais les cheveux mouillés, et sachant que j'aurais la nuque mal protégée par les casquettes américaines dont je me sers ces temps-ci, j'ai expérimenté pendant deux bonnes heures ledit bonnet, qui s'est avéré très agréable à porter. L'on m'a aussi offert deux petites effigies d'oiseaux (un magnet en bois léger représentant un coq de roche, et un galet où sont gravées en miniature les lignes de Nazca figurant un colibri) et des boîtes d'allumettes de trois marques (des Fiat Lux Olho importées du Paraná, au Brésil, et des Inti et La Llama produites à Lima par la Fosforera Peruana). Par ailleurs j'ai hérité d'un exemplaire du journal populaire Trome, dont j'ai parcouru les petites annonces. Les plus intéressantes pour moi sont toujours celles des ventes de terrains. Dans certaines j'ai remarqué ce trait d'exotisme, que l'on cite comme argument de vente la proximité de la Panamericana. Une section est consacrée à la vente et à la location de Playas, et je me demande s'il s'agit de plages à proprement parler. Ce soir je me suis encore laissé envoûter par Joe Rogan, j'ai regardé une partie de son entretien n° 1395, du 7 décembre, avec un guide de chasse en Alaska du nom de Glenn Villeneuve, expert en survie en milieu arctique, au-dessous de zéro. Le genre de gars qui peut disputer aux loups la carcasse d'un caribou, et manger les végétaux trouvés dans l'estomac du caribou. Mardi 17 décembre 2019. Les forces de Progrès ont encore frappé aujourd'hui en occupant une fois de plus l'université. J'ai vu passer près de moi quelques uns des jeunes crétins, peut-être plus bêtes que méchants, qui charriaient des matériaux vers leurs barrages. C'est ainsi, le campus concentre sur ses terres deux castes de citoyens, ou du moins de résidents, jouissant du privilège de pouvoir commettre des actes illégaux sans être inquiétés, et même en toute impunité, dès lors qu'ils sont en troupeaux : les Gitans et les gauchistes. Leur trait culturel commun est le sans-gêne. Par chance il ne faisait pas mauvais, de sorte qu'au lieu de rester enfermé dans ma piaule je suis allé passer la matinée à faire des trucs intéressants dans le bois de l'étang d'Ornon. Derrière un buisson, que je suis maintenant capable de retrouver, il y a un beau trou qui pourrait être un terrier de blaireau. J'ai remarqué que de tous les oiseaux de l'étang,

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les plus craintifs sont les poules d'eau, qui détalent du plus loin, et très précipitamment, à la vue de l'homme, si bien que j'en viens à me dire que les «poules mouillées» de l'expression usuelle pourraient se référer à elles, plus qu'aux poules domestiques. Je suis revenu sur le campus à cinq heures pour le cours de yoga, où nous n'étions qu'une demi-douzaine. Auparavant j'étais retourné une petite heure dans les bois, et passé prendre du pain à la House. Dans la boîte à livres, j'ai harponné un charmant volume de reportages sur la Grèce, du début des années 60, par Albert t'Serstevens. Je me souviens d'avoir vu un beau portrait de lui barbu, assis dans un fauteuil, avec une canne et un chapeau. En voiture à un moment, entendant un passage de la Symphonie de Nouveau Monde, je me suis dit une fois de plus que je n'avais décidément aucun goût pour cet interminable tintamarre. Ce soir j'ai regardé le dernier speech de Matt Walsh (épisode 391) où il apparaît en pleine forme, arborant une chemise à l'effigie de Spiderman, ce dont il s'explique dès les premiers instants. D'humeur enjouée, il donne aux minutes 33-34 la recette de la meilleure cuisson du bacon au monde. Mercredi 18 décembre 2019. Lu en diagonale les Lettres à Roger Nimier, de Jacques Chardonne, dans une édition de poche pourrie, en Cahiers Rouges, trouvée dans une boîte à livres. Les pages se détachaient à mesure que je les tournais, le lot va maintenant filer direct à la déchette. Le truc marrant est que c'est une fausse correspondance. Chardonne invente toutes ces lettres, qui ne sont que des pages sans date ni formule de politesse, y compris les quelques réponses supposées de Nimier. Quand le livre paraît en 1954 Nimier n'a pas trente ans, Chardonne en a soixante-dix. C'est un vieux baron des lettres qui peut se la péter en écrivant par exemple «Quand Apollinaire m'a apporté le manuscrit de ...» (p 74). Le coup de la fausse correspondance est une bonne idée, qui permet à l'auteur de causer de choses et d'autres de façon informelle, sur un ton badin. Cela m'a amusé au début, et bientôt lassé. On sent que le vieux Jacques pérore, fait le beau, mais n'a pas grand chose à dire. Il porte volontiers des jugements à l'emporte-pièce sur les écrivains contemporains, pour faire jaser. Ses histoires de vacances à la montagne et de voisins neurasthéniques ne m'ont pas passionné. J'ai le mieux aimé quelques remarques ponctuelles, ainsi sur l'épouse : «Un bon critique aussi, c'est l'épouse, elle vous fait sentir le peu que vous êtes. C'est indispensable pour la bonne tenue» (34). Ou sur la guerre d'Espagne : «Je ne crois pas que la victoire de la Révolution espagnole (révolution soutenue par la Russie, sinon fomentée par elle) eût été heureuse pour la France» (81-82). Rétrospectivement quelques formules font froid dans le dos, ainsi «méfiez-vous de l'alcool, des belles voitures» (115) ou «Il y a quelques mois je vous conseillais de vivre longtemps comme fit Gide» (234) s'adressant au pauvre Nimier, qui va se tuer en voiture en 1962, à 36 ans. Ce livre m'attirait mais m'a un peu déçu par son inconsistance. Plusieurs fois en le parcourant je me suis dit que j'y aurais été plus attentif, s'il s'était agi de vraies lettres, mais ce n'est peut-être qu'illusion. Jeudi 19 décembre 2019. De passage l'autre jour à Singapour, l'ex-président humaniste Barack Obama s'est illustré en déclarant que les femmes étaient «incontestablement meilleures» que les hommes, et que si le monde était gouverné par elles, tout irait mieux. Je sais bien qu'il est de plus en plus difficile d'être à la fois de gauche et intelligent, mais j'ai l'impression que certains en rajoutent exprès. A part ça, je suis en vacances. J'en avais grand besoin. J'ai pris mes quartiers à la Croix, pour une grosse quinzaine. Il ne fait pas beau, mais il ne fait pas froid. Je n'avais rien, j'ai dîné comme j'ai pu, avec des anchois et du raifort. Jeudi 26 décembre 2019. Ces derniers jours : - j'ai enfin trouvé un livre que j'ai lu jusqu'au bout avec un franc plaisir, cela faisait longtemps. C'est Un roman français, de Frédéric Beigbeder (2009). Il traînait déjà dans la boîte à livres d'Asnières la Giraud lors de mon précédent passage au début du mois, mais je ne l'ai pris

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que jeudi dernier, en revenant à la campagne. Contrairement à ce que la couverture laisserait croire, ce n'est pas vraiment un roman mais plutôt une autobiographie, évoquant principalement l'enfance de l'auteur, et marginalement quelques épisodes plus récents, ainsi qu'une chronique familiale des générations qui l'ont précédé. J'avais déjà remarqué que Beigbeder n'avait pas trop le genre prolétarien, malgré son appui occasionnel au Parti communiste, mais je ne le savais pas issu d'aussi hautes lignées, vieille noblesse et grande bourgeoisie. Malgré quoi il raconte son histoire sur un ton sans prétention, avec même des aveux qui requièrent de l'humilité, et avec une légèreté, une finesse et un humour qui emportent la sympathie, en tout cas la mienne. Plus d'une fois en lisant je me suis demandé si le regretté Michel Ohl, fan de Toulet, avait pu connaître ce livre, paru un lustre avant sa mort. Il l'aurait sans doute intéressé par ce que dit Freddy de ses attaches dans le Sud-Ouest, à Pau et à Guéthary. Michou n'en parle pas dans sa correspondance, mais mentionne que sa famille avait eu une maison à Guéthary (si cela intéresse, voir ses lettres des 5 et 15 mai 2008). C'est aussi la ville où j'ai rencontré pour la seule fois Jacques d'Arribehaude, qui s'y était réfugié dans ses derniers jours auprès de son amie retrouvée Margot de Montebello. - j'ai vainement tenté de regarder, par épisodes, l'interminable chef d'oeuvre de Jean Eustache, La maman et la putain (1973), intégralement disponible sur YouTube, mais hélas au bout d'une heure treize (sur trois heures et demie!) j'ai dû jeter l'éponge, terrassé par l'ennui. - j'ai fini de remplir, après mes deux tonneaux, mes trente-six cubis d'eau de pluie. Maintenant mes réserves sont pleines, pour l'été prochain. - j'ai consacré une longue insomnie à relire dans la Flore forestière française toutes les notes sur la qualité du bois des différentes espèces d'arbre, comme combustible, et je n'y ai pas appris grand chose de nouveau. Cela m'a confirmé l'excellence de certains bois peu réputés pour cet usage, comme les aubépines et les cornouillers. J'ai été surpris de voir que l'on considérait le noisetier comme assez bon, et regretté que l'on se contente parfois d'indiquer que tel ou tel bois est un combustible mauvais ou médiocre, sans préciser en quoi (est-ce qu'il charbonne, qu'il chauffe peu, qu'il brûle trop vite, qu'il étincelle, ou autre chose?). - il y a dans les champs de grandes nappes d'eau. - j'ai fait un peu de ménage parmi mes «amis» de Facebook, en en virant une douzaine dont je ne voyais pas ce qu'ils y faisaient, passant ainsi du beau nombre de 123 au non moins beau de 111. Le genre de personnes qui ne manifestent jamais aucun intérêt à votre égard, et dont on suppose qu'ils n'ont sollicité votre «amitié» que pour le plaisir de vous ajouter à leur déjà vaste troupeau de faux amis désincarnés. Qu'ils aillent se faire foutre. - en explorant Facebook, je suis tombé sur un endroit où sont enregistrées les occasions où j'ai été censuré. J'ai ainsi appris que ça ne m'était pas seulement arrivé deux fois, comme je le croyais, mais quatre, c'est à dire qu'il y a eu deux fois où je ne m'en suis pas aperçu, sans doute parce qu'on n'a pas même jugé utile de m'en aviser. Dans un des cas, le 18 octobre 2019, j'avais écrit «Le retour des jihadistes, ça va être autre chose que les Gilets jaunes.» Le propos a été censuré probablement parce que je l'avais accompagné de photos d'atrocités commises par les égorgeurs que la République s'apprête à laisser revenir nous pourrir la vie. Sur ce point les réseaux sociaux fonctionnent comme le journalisme, en veillant à ne pas mettre le public en contact trop direct avec la réalité. - j'ai vainement cherché à savoir depuis quand existe le fil de fer. Les rares explications que j'ai trouvées, y compris dans Wiki, ne me disent pas grand chose. L'affaire est compliquée parce que le fil métallique a existé depuis l'Antiquité, au moins sous forme de petits bouts. Mais je ne sais toujours pas simplement depuis quand existe le fil de fer à clôture, pas forcément barbelé, que l'on vend en rouleaux. - j'ai passé Noël seul, une fois de plus, cela devient une sorte de tradition personnelle. Je m'en accommode d'ailleurs assez bien. Quelqu'un a diffusé une jolie chanson, interprétée par une charmante petite Latinette, en fait coréo-bretonne, paraît-il, accompagnée de son frère (Isaac et Nora)

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et de son père : «Qué bonito siento cuando estás conmigo, Qué bonito siento si estás a mi lado...». Samedi 28 décembre 2019. Je ne comprends pas comment font les types qui portent la casquette américaine à l'envers, avec le derrière devant. Moi quand j'essaye, tôt ou tard j'ai besoin de renverser quelque peu la tête en arrière pour regarder un truc en l'air, alors la visière appuie sur la nuque et la casquette tombe.