Journal 1947-1983, de Michel Déon

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Dans ces pages inédites d'un Journal qui court de 1947 à 1983, Michel Déon nous livre des réflexions et des anecdotes - tour à tour amusantes ou graves - avec la plume alerte d'un hussard toujours vert.Ces chroniques de l'air du temps nous mènent notamment en Suisse avec Eva Peron, à Chicago avec Mae West, à Beverly Hills avec Franck Capra, en Italie avec Françoise Sagan et Félicien Marceau, à Paris avec Léautaud et Chardonne. En observateur amusé, il y trace les portraits, parfois au vitriol, des personnalités croisées au cours de quatre décennies." On tient un journal sans savoir pourquoi. Souvent parce qu’on est en panne devant un projet ou désœuvré après la fin d’un livre ou d’une liaison qui nous ont beaucoup occupés. Ou encore parce que votre entourage ne vous écoute plus. Tenir un journal aide peut être à croire à notre propre existence. "

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JOURNAL

Carnets

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© Éditions de L’Herne, 2009.22, rue Mazarine 75006 [email protected]

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Michel Déon

JOURNAL(Extraits)

L’Herne

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1947

Saint-Moritz, juillet.

Une forte envie de marcher en mon-tagne me prenant, je m’arrête à Saint-Moritz avant de rejoindre Milan parCôme. Grosses chaussures et canne. Jegrimpe au hasard, dépassant vite lesderniers sapins pour suivre des cheminsun peu trop bien balisés, mais aprèstout ce n’est pas si ridicule que ça des’asseoir sur un banc suisse et de jouir

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de la vue admirable sur les vallées dePontresina ou de Saint-Moritz. Paysa-ges bucoliques, pas du tout sévères : lessapinières passées au peigne fin, les cha-lets exhalant une petite fumée commedans les dessins d’enfants, les cascadesblanches, les lacs d’opaline. Des famil-les de marcheurs me croisent et aprèsle père, la femme et les enfants lancentun aimable « Dieu soit avec vous ! » Ilsont raison : à plus de deux millemètres, sous un ciel bleu léger, Dieuest beaucoup plus près de nous et ona envie de lui demander comment il aeu l’idée de ce paysage somptueux etfier, de ces gris et de ces verts, de cetterumeur rythmée qui monte de la val-lée. Quel artiste ! Je redescends par laforêt vers Sils Maria où Nietzsche avécu, où François Mauriac, emmitou-flé dans un manteau gris foncé, se pro-mène dans le parc de son hôtel. Pour

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compléter le paysage littéraire, il fau-dra, avant d’arriver à Riva, grimperjusqu’au village de Soglio où, dit-on,Rainer Maria Rilke a laissé sa signaturesur le registre de l’unique auberge.

Le petit lac de Campfer arrête monretour. Dans une vasque d’un bleu lai-teux cernée de joncs et de sapins, despromeneurs qui ont délaissé chaussureset sac à dos se baignent en caleçon oucarrément nus quand ce sont desenfants. Sur un ponton, en maillot noirtrès strict, une jolie créature longiligne,au profil botticellien, aux cheveux d’unblond pâle presque blanc, croisée dansle hall du Suvretta, hésite à plonger.Nous nous sourions et finalement noussautons ensemble, en nous tenant parla main dans l’eau pure et glacée. Milleaiguilles transpercent la peau, mais aubout de quelques brasses, nous noussentons assez bien pour traverser le lac

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aller et retour, et ressortir cette fois gre-lottants, couleur d’écrevisse ébouillan-tée. Elle s’essuie et me prête sa serviette,me demandant en échange de laconduire le soir dans un village oùDinu Lipati donne un concert. Elles’appelle Susan, elle est de Zurich, neparle pas français, et se débrouille assezbien en anglais. Nous regagnons laroute où j’ai laissé la voiture et nousrentrons à l’hôtel qui est comme uneénorme pièce montée dans la vallée où,d’un peu haut, tout paraît si petitqu’on dirait d’un pays de santons. AuSuvretta où j’ai une chambre de cour-rier au dernier étage avec une belle vuesur des pacages, je ne prends pas lesrepas trop chers, mais je jouis du bar,du tennis, du salon et d’un serviceimpeccable. Tout est si démesuré queles conversations se perdent sous cesvoûtes assez grandes pour servir de

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garage à des éléphants en panne. Lafaune est très mélangée : quelques Ita-liens, pas mal d’Américains, peut-êtredeux Britanniques, et plus de Françaisque prévisible malgré l’étroit contrôledes changes. D’un petit homme quitortille ses grosses fesses en marchantet arbore un nez de gnafron, on me ditque c’est Roger Stéphane, « libérateur »de l’hôtel de ville de Paris en 1944. Onraconte qu’il fit arrêter Sacha Guitrypour avoir le plaisir de parler avec lui.Guitry l’a surnommé pour toujours« capitaine de forfanterie ». Stéphaneerre, l’œil aux aguets, cherchant à repé-rer des Français qui se méfient de sesarticles dans Le Monde et l’évitent1.

1. Ils avaient raison. À mon retour enFrance j’appris que Stéphane avait posé dansLe Monde la question de savoir avec quelargent Fabre-Luce séjournait en Suisse.

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