JOUR 7 Jeudi N.D. des Neiges-Mirandol

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JOUR 7 Jeudi N.D. des Neiges-Mirandol Le lendemain matin petit déjeuner oecuménique. Martine et Guy, protestants, Dominique, juive, et nous deux, athées, discutons religion autour du pain de campagne fait maison comme je les aime. Marine apprécie moyennement le chocolat en poudre dilué dans l’eau chaude mais mon thé à moi est très bon. Trois viennent se joindre à nous qui reviennent de la messe matinale de 7h. Guy et Martine nous expliquent la religion protestante. Comme la mémoire cathare dans la région albigeoise, l’épisode des Camisards est un héritage culturel fort dans les Cévennes. Dans le village natal de Guy, pas d’église, juste un temple. Et dans le village natal de Martine, une église et deux temples. La communauté protestante reste importante dans les Cévennes… Une demi heure plus tard tout le monde est dehors pour le spectacle ! Filou et Popof se préparent… Sylvie, la plus expansive des trois ânières, celle qui versera sûrement quelques larmes ce soir quand elle se séparera de ses ânes, Dominique la plus réservée et Virginie qui bougonne facilement (quand il pleut on n’avance pas, quand il fait beau on a les mouches…) s’affairent autour d’eux. Et pas question de trop les charger ! 30 kg, c’est le maximum, on est loin des 100 kg de la pauvre Modestine ! Après les poupouilles caresses et petits mots gâteux de leurs trois mamans de route et de nous tous rassemblés autour d’eux c’est enfin le départ. Je prends la longe de Popof, le chef, et Marine celle de Filou. Et oui les trois filles nous ont confié leurs ânes pour quelques mètres. Pas peu fières, les deux nouvelles ânières ! Les ânes, eux, ils s’en fichent, ils avancent du même pas tranquille que la veille et profitent de notre inexpérience pour aller goûter l’herbe de l’abbaye. (Cher monsieur Stevenson, c’est plus fort que moi ! Je ne peux m’empêcher de penser à vos premiers pas avec Modestine. Vous imaginer le pied en l’air, attendant que celle-ci termine sa foulée, et regardant se dérouler sous vos yeux désolés la route interminable, vu la lenteur de vos pas, franchement c’est trop drôle ! Avouez qu’elle s’est bien moquée de vous et de votre inexpérience... Dire que tout cela n’était que comédie de sa part ! Eh oui, nous ne sommes pas les seuls êtres vivants à avoir le sens de l’humour. Allez ce n’était pas bien méchant, et puis avouez que vous l’avez bien cherché. Je prends la défense de Modestine ? Absolument Monsieur Stevenson ! C’est un juste retour des choses. Depuis le temps que j’avais envie de venger cette pauvre ânesse... Parce que, il faut bien le dire, vous avez été loin d’être toujours sympa avec elle ! )

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JOUR 7

Jeudi N.D. des Neiges-Mirandol

Le lendemain matin petit déjeuner oecuménique. Martine et Guy, protestants, Dominique, juive, et nous deux, athées, discutons religion autour du pain de campagne fait maison comme je les aime. Marine apprécie moyennement le chocolat en poudre dilué dans l’eau chaude mais mon thé à moi est très bon. Trois viennent se joindre à nous qui reviennent de la messe matinale de 7h. Guy et Martine nous expliquent la religion protestante. Comme la mémoire cathare dans la région albigeoise, l’épisode des Camisards est un héritage culturel fort dans les Cévennes. Dans le village natal de Guy, pas d’église, juste un temple. Et dans le village natal de Martine, une église et deux temples. La communauté protestante reste importante dans les Cévennes… Une demi heure plus tard tout le monde est dehors pour le spectacle ! Filou et Popof se préparent… Sylvie, la plus expansive des trois ânières, celle qui versera sûrement quelques larmes ce soir quand elle se séparera de ses ânes, Dominique la plus réservée et Virginie qui bougonne facilement (quand il pleut on n’avance pas, quand il fait beau on a les mouches…) s’affairent autour d’eux. Et pas question de trop les charger ! 30 kg, c’est le maximum, on est loin des 100 kg de la pauvre Modestine ! Après les poupouilles caresses et petits mots gâteux de leurs trois mamans de route et de nous tous rassemblés autour d’eux c’est enfin le départ. Je prends la longe de Popof, le chef, et Marine celle de Filou. Et oui les trois filles nous ont confié leurs ânes pour quelques mètres. Pas peu fières, les deux nouvelles ânières ! Les ânes, eux, ils s’en fichent, ils avancent du même pas tranquille que la veille et profitent de notre inexpérience pour aller goûter l’herbe de l’abbaye.

(Cher monsieur Stevenson, c’est plus fort que moi ! Je ne peux m’empêcher de penser à vos premiers pas avec Modestine. Vous imaginer le pied en l’air, attendant que celle-ci termine sa foulée, et regardant se dérouler sous vos yeux désolés la route interminable, vu la lenteur de vos pas, franchement c’est trop drôle ! Avouez qu’elle s’est bien moquée de vous et de votre inexpérience... Dire que tout cela n’était que comédie de sa part ! Eh oui, nous ne sommes pas les seuls êtres vivants à avoir le sens de l’humour. Allez ce n’était pas bien méchant, et puis avouez que vous l’avez bien cherché. Je prends la défense de Modestine ? Absolument Monsieur Stevenson ! C’est un juste retour des choses. Depuis le temps que j’avais envie de venger cette pauvre ânesse... Parce que, il faut bien le dire, vous avez été loin d’être toujours sympa avec elle ! )

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Nous quittons Notre Dame des Neiges sous un grand soleil. Cette étape aura été particulière. La sérénité des moines et des nonnes se transmet au lieu même, ou bien est-ce l’inverse ? Cette sérénité nous la percevons dans le sourire de l’un, la gentillesse de l’autre. Leur chemin n’est pas le nôtre mais nous sommes heureuses qu’ils aient trouvé le leur. Néanmoins mécréantes nous sommes arrivées, mécréantes nous repartirons… La participation au repas et à l’hébergement est libre, c’est bien l’esprit et la tradition de l’accueil des pèlerins par les abbayes et hôpitaux depuis le début des pèlerinages. Le soleil chasse les derniers nuages paresseux et illumine les forêts, les genêts, les maisons de pierre. Les chaînes de montagne autour de nous se dévoilent enfin. Le chemin serpente et s’élève lentement mais sûrement, rude la première grimpette sous la chaleur ! Mais en haut, comme à chaque fois, c’est la récompense : la vue sur le Mont Lozère que nous découvrirons demain.

Enfin un pique-nique repos ! Marine fait la sieste, j’écris, attentive au chuchotement du vent à mes oreilles, à sa chanson plus forte dans la cime des sapins, à ses caresses rafraîchissantes sur nos bras et nos jambes nues. On est bien, la nature est belle. La forme est bonne et l’esprit en paix.

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Je pense à tous ceux qui ont vécu ces mêmes moments, partout et tout au long de l’histoire. Pèlerins, nomades, colporteurs, bergers, jusqu’à nos ancêtres préhistoriques toujours poussés plus loin par la nécessité mais aussi par la curiosité. Les grands espaces, le goût de l’effort physique, de la liberté, l’accord avec la nature, tout ça c’est gratuit. Lacez vos chaussures, et partez. Rappelez-vous (enfin imaginez) votre émerveillement quand vous avez fait vos premiers pas. Et bien chaque nouvelle rando, c’est un peu comme des premiers pas. Accordez votre allure au rythme de la nature, acceptez la souffrance des muscles endoloris, découvrez l’énergie et la force qui sommeillent en vous, touchez le souffle du vent qui porte les senteurs de l’océan, des forêts, des fleurs qu’il caresse. Faites tout cela… et vous deviendrez des addicts à la rando ! D’ailleurs les fourmillements dans les jambes nous ramènent vite au chemin. Le sac à dos manque déjà et nous repartons dans la chaleur. Je vais commencer à souffrir et Marine a être à l’aise. Elle est faite pour les climats méditerranéens, et moi plutôt pour les climats bretons… mais on s’adapte ! De plus, c’est beau partout ! Nous approchons de notre gîte. Une drôle de voie ferrée borde le chemin, des sortes de galeries couvertes forment des tunnels artificiels. Ce sont des pare-neige, pour éviter les congères dans cette région très exposée au vent et à la neige. Difficile d’imaginer cette région dans les conditions hivernales alors que le soleil commence à taper dur sur cette dernière portion de route. Tout comme il est presque impossible en hiver de penser qu’un jour on se plaindra de la chaleur alors que le froid et la grisaille s’éternisent... Un grand viaduc enjambe la vallée, notre gîte est juste en dessous. Quatorze lits rien que pour nous puisque nous y sommes seules. Hier soir il était plein. Selon notre rituel nous vidons notre sac et semons partout nos petits sachets hermétiques. Une façon d’investir les lieux, de recréer son territoire, de se refaire un petit chez soi.

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Notre lessive est vite faite, les chaussures et les chaussettes prennent l’air et on rassemble deux matelas par terre. Voilà, le dortoir bien propre ne ressemble plus à rien ! Parce que Marine a un petit problème : la nuit toute seule dans un petit lit (quand nous sommes en dortoir, ce qui est rare finalement), elle a froid. Nous sommes bien équipées, les couvertures sont suffisantes, mais sur un sac à viande en soie, les couvertures, ça glisse d’un côté ou de l’autre ! Alors ce soir, l’une près de l’autre sur nos matelas posés par terre, on n’aura pas froid. Aujourd’hui il n’y avait pas d’alimentation sur notre route, et il n’y en n’a pas non plus à Mirandol ou nous dormons. Ce sera donc demi pension, pantagruélique pour nous qui mangeons de moins en moins le midi. Mais on assume le potage, le pâté, la caille, les patates rôties, le fromage, la coupe de fruits et glace, et aussi le petit rosé qui va bien avec…

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JOUR 8

Vendredi Mirandol-Le Bleymard

L’enthousiasme du petit matin… Regard neuf prêt pour de nouvelles images. Corps reposé impatient de se mesurer aux difficultés du chemin. Esprit ouvert curieux d’autres émotions... Les poches à eau sont remplies, les sacs à dos bouclés, les chaussures lacées. Marine m’aide à charger le sac sur mes épaules, je fais de même pour elle, et la porte du gîte s’ouvre sur la découverte. La route nous attend, nous appelle, les pieds trépignent… Une randonneuse aux alentours de 65 ans passe devant le gîte. Elle est déjà prête, déjà en route. Nous l’avons rencontrée hier dans le village. Elle marche toute seule, son mari vient la rejoindre en camping-car à chaque étape, il ne peut pas marcher à cause d’un cancer récent. Ils ont le sourire et la parole faciles. Et elle, elle a une pêche d’enfer. La rattraper sur le chemin, la dépasser ? Même pas en rêve ! Elle trace sa route d’un pas sûr et rapide, cherche son chemin sans rien demander à personne. Ouf, on a encore de belles années de marche devant nous ! Ce matin, c’est casquette, lunettes de soleil et crème solaire. Capes de pluie, guêtres, manteaux et pulls alourdissent le sac mais tant pis ! Le soleil adoucit les forts- euh, l’effort. Les grimpettes aujourd’hui, c’est dans la forêt. Légère brise, plages d’ombre bienvenues, plages de soleil tout aussi bienvenues. L’eau ruisselle en cascades entre les sapins. La chaleur distille les parfums. Par endroits on a l’impression de respirer de l’huile essentielle de pin tant l’odeur est forte. Plus loin on se croirait chez un fleuriste, mélange de fleurs, de mousses, de fougères…Comme à chaque instant, pour rien au monde nous ne voudrions être ailleurs. Entre le hameau de l’Estampe (trois maisons) et le village des Alpiers (une vingtaine…), 12 kilomètres sans une habitation excepté deux maisons ruinées au milieu de nulle part. Sentiment d’être seules, d’être bien. La pause pique-nique (il est quelle heure au fait ? Peu importe, on a faim) est une petite clairière moussue odorante et accueillante. Repas frugal de pommes, pain, petits gâteaux secs et chocolat. Marine fait sa sieste journalière, j’écris dans le plus beau et les plus inspirant des bureaux. Des pas me font relever la tête : des randonneurs déjà croisés d’autres jours, en d’autres lieux. On se salue, on échange quelques mots et ils repartent bien vite, jaloux de leur liberté et respectueux de la nôtre. La forêt chante et pépie. Je reconnais les trilles du pinson, les petits cris du pouillot véloce. Un oiseau s’engouffre dans son trou tout en haut d’un tronc mort, nichoir naturel offert gracieusement par la communauté forestière qui recycle ses membres en fin de vie en logements sociaux. Décidément on s’émerveille d’un rien…

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Un peu plus tard, un peu plus bas, naît le Lot. Marine s’offusque : — Et pourquoi celui-là il s’appelle le Lot et pas celui d’à côté ? L’autre, personne ne le connaît ! Ce n’est pas très juste ! Les deux bébés ruisseaux sautent joyeusement et fougueusement de rocher en rocher en se moquant bien de cette manie des hommes de tout nommer. Mais pourtant c’est vrai, on ne parle pas assez de l’injustice qui frappe la nature à cause de cette manie...

Quand j’attends dans la voiture, ou quand la route est un peu trop droite et monotone et que mes services de co-pilote sont inutiles, je déplie une carte de la France et je voyage de nom en nom. La carte, c’est mon livre de chevet de siège de voiture. « Voyons, quelle région vais-je explorer aujourd’hui ? » L’avantage c’est que je peux reprendre n’importe où dans l’histoire de ce roman géographique. Je me laisse emporter par la magie des toponymes. Je compatis à la malchance des habitants de Pleurs ou de la Veuve, je savoure la mélodie d’Ecoute s’il Pleut, je me réjouis de ne pas habiter Trécon et j’imagine avec un sourire le panneau qui me dit Montastruc... J’hésite entre Villers au Bois, la Chèvre, aux Vents, le Tilleul, en Argonne, la Montagne, le Lac, sur Mer ou sur Port pour décider du plus poétique... L’idée qu’il a fallu un jour trouver un nom pour tous ces lieux-dits, hameaux, villages et villes me laisse perplexe. Alors j’imagine des histoires... Il était une fois un hameau, que dis-je, un groupe de deux ou trois maisons. Le chef de famille (et du village) meurt dans un

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accident de labour, renversé par ses boeufs, ou attaqué par un taureau. Et voila sa femme, une femme à poigne, qui devient chef de famille et fait prospérer la ferme. Très vite on dit aux alentours : « Allons chez la Veuve, ses poules sont généreuses et elle a toujours un bon mot pour réconforter les autres. » Des maisons poussent autour de la ferme, et un jour quelqu’un décrète que ce village porterait le nom de La Veuve. Et voilà ! Pas un habitant pour protester et dire que quand même c’est pas très gai pour un nom de village ! Sûrement cette femme avait une telle personnalité que lui faire référence était un honneur... Et ça change tout ! ( Pardon aux habitants de La Veuve pour cette histoire imaginaire ) Que ce soit le moindre hameau, la moindre parcelle de terrain, le moindre ruisseau ou le moindre sommet, tous ont reçu un nom. Que ça leur plaise ou pas. Prenons les mers et océans. Le résultat de notre imagination peut être banal : la Mer du Nord, parce qu’elle est au nord. Poétique : l’océan Arctique, d’après Arcturus, le gardien de la Grande Ourse, toujours fidèle au grand nord. Logique : l’Océan Antarctique, puisqu’il est anti-arctique (à l’opposé quoi !) Epique : l’Océan Atlantique, du nom des Atlantes (et de l’Atlantide mythique). Passons aux montagnes : le Mont Blanc parce qu’il est blanc (les autres aussi mais lui est plus blanc). Le Mont Rose… parce qu’il est rose ? Au soleil couchant alors ! Le Mont Chauve on imagine bien pourquoi. Avec le Mont Pourri on passe dans un autre registre. Celui qui l’a nommé ainsi devait avoir mal aux pieds ou aux dents ce jour là. Mais dans le concours des pires noms, le grand gagnant, pour moi, c’est celui qui portait le joli nom de Chomolungma, « déesse mère du monde », et que l’on a débaptisé pour le remplacer par le nom d’un géographe britannique arpenteur des Indes, Sir Everest. Un hommage que le géographe lui-même s’empressa de refuser à cause du caractère imprononçable de ce nom anglais par les peuples indiens... Et pourtant c’est bien sous ce nom que le monde entier connaît le plus haut sommet de la planète ! Enfin Everest, c’est aussi ever rest, et on peut alors imaginer un hommage à tous ceux qui y reposeront éternellement…

Le Lot m’a emmenée bien loin, et pendant ce temps il a grossi, aidé par les pluies des dernières journées. Il déborde, il fait le fou, et il traverse le chemin en prenant ses aises. Ni une ni deux on enlève les chaussures, on les balance loin devant, et on traverse en tongues. A moins que celles-ci ne décident de jouer aux petits navires dans le courant… Du coup Marine s’ agrippe de tous ses orteils aux siennes, et moi je pars à la pêche aux tongues avec mes bâtons…

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De gros champignons poussent ça et là dans le bleu du ciel qui devient sombre et menaçant. Aurons-nous le temps d’atteindre notre hôtel avant que l’orage déverse ses premières gouttes ? Je n’aime pas les orages, même s’il m’arrive parfois de souhaiter un tête à tête un peu plus violent avec la nature. Inconsciemment je presse le pas mais pas de panique ! L’orage choisit une autre route que la nôtre. Ça tombe bien parce que dès que j’entends grogner le tonnerre mon désir secret de me mesurer à une colère de la nature se fait tout petit. Pourtant le tonnerre, on pourrait interpréter ça comme un signe que nous envoie la nature : attention, le vent va se fâcher et le feu risque de tomber ! Si vous jugez plus prudent de chercher un abri, c’est bien. Si vous décidez de continuer malgré ma mise en garde, tant pis pour vous, je vous aurais prévenues ! D’accord, je prends note. Je vais chercher un abri. Mais où ? Pas sous un arbre. Tout le monde sait ça. Mais dans une forêt allez trouver un endroit sans arbre... Une clairière peut-être ? Surtout pas ! Un endroit à découvert nous exposerait trop. Pas les pieds dans l’eau. Pas sous un rocher. Pas près d’un transfo comme je l’ai fait un jour sans m’en rendre compte ! Pas dans les courants d’air. Pas près d’un métal. Mais où alors ? Dans notre gîte ? Bon d’accord j’ai compris, on continue, pour arriver au gîte avant l’orage... Et c’est pour ça que je presse le pas dés que je vois un petit cumulus de rien du tout faire le gros dos, monter en chantilly et grignoter le bleu du ciel, ou qu’il me semble entendre un roulement de tambour au loin. Et quand le petit cumulus se transforme en enclume, quand toute la nature se calme avant la tempête , mon fameux désir secret de me mesurer à une nature un peu plus violente passe carrément aux oubliettes !

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Le Bleymard apparaît au creux des collines. Notre hôtel est juste en face de notre route de demain, on pourra surveiller les marques blanche et rouge qui nous mèneront tout en haut du plus haut sommet du Mont Lozère, le Mont Finiels. J’attends cette journée sans impatience, parce que tout ce que nous traversons est très beau, mais avec impatience quand même, parce que nous adorons ces cimes dénudées et ventées…

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JOUR 9

Samedi Le Bleymard-Pont-de-Montvert

Marcher sous la pluie procure une sorte d’ivresse. Soit. Mais ce matin dés le réveil je n’ai qu’une idée en tête : aller vérifier la couleur du temps. Les dernières brumes s’effacent et le ciel est bleu. Je suis rassurée... Parce que le Mont Finiels nous attend, et que je n’aurais pas aimé qu’a cause du brouillard nous passions à côté de lui sans le voir... Des randonneurs aperçus au fil des kilomètres nous rejoignent pour un petit déjeuner copieux. Une femme seule engage la conversation. C’est sa première expérience de marche itinérante. Elle fait suivre son gros sac par la malle postale, et finalement elle nous envie de marcher avec notre « maison » sur le dos. Juste le nécessaire, pas de superflu…

Nous entamons la grimpette dans la forêt à pas mesurés. Attention à ne pas aller trop vite, le dénivelé est plus important que les jours précédents. Rapidement la forêt cède la place à une pelouse rase et à un tapis de bruyère qui doit peindre ces sommets dénudés en rose dés la fin de l’été. Des pierres levées, les montjoies, nous balisent le chemin. Petites mises en garde : aujourd’hui je vous laisse passer, mais

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demain, ou à l’hiver prochain, attention aux imprudents qui bravent le froid et le brouillard... N’oubliez pas qu’ici c’est le domaine du vent... Seules les cloches à tempête, phares sonores, osaient le défier en guidant les bergers ou colporteurs égarés. Mais tout là-haut, quand il fait beau comme aujourd’hui, c’est toute une houle de collines, de monts, de vallées bleutées qui nous encercle comme un océan. Derrière nous le Gévaudan, à l’ouest la Margeride, plus loin l’Aubrac, devant nous les Cévennes…

Instant magique où toutes les difficultés des montées parfois raides s’effacent devant l’horizon que le regard dévore… Un enclos de pierres nous offre un rempart contre le vent qui balaie le sommet, le temps d’un sandwich et d’une compote. Et puis la réalité des descentes parfois raides nous rappelle à l’ordre. Au lieu de regarder l’infini les yeux se concentrent sur les quelques cm2 de pierres autour de nos pieds prudents. Marine a une contracture dans un muscle du genou. Il paraît qu’elle a des tiroirs dans le genou… Et c’est bien connu, les genoux n’aiment pas les cailloux ! (Ni les poux, mais ceci une autre histoire !) Un chemin de pierres, un cirque, une draille, ancienne piste de transhumance, une sente dans la prairie, l’arrivée au Pont-de-Montvert se mérite et il faut être vigilantes jusqu’au bout, malgré le dénivelé de la journée, malgré les 18 km, malgré le sac qui commence à peser sur les épaules, malgré l’eau qui commence à manquer, malgré la chaleur… Et le pire, c’est que tout ça, ce n’est que du bonheur !

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Le Pont de Montvert, enserré entre les monts du Lozère et les monts des Cévennes, se rafraîchit aux eaux du Tarn, du Rieumalet et du Martinet. Attablées à une terrasse de café, nous faisons comme lui. Nous nous rafraîchissons et dégustons une glace au soleil (ça aussi ce n’est que du bonheur !) en attendant l’ouverture des boutiques pour notre repas du soir. Les magasins n’ouvrent pas avant 15h30 (c'est-à-dire 16h pour certains…) C’est le régime méditerranéen ici, les gens ne se pressent pas et ils ont bien raison. Le village nous offre le charme tranquille de ses vieilles maisons étalées sur les pentes qui l’entourent. Charme tranquille d’une petite ville touristique, et pourtant c’est ici qu’a commencé la guerre des Camisards en 1702. C’est ici que les protestants persécutés, exécutés, exilés, envoyés aux galères ou torturés depuis la révocation de l’Edit de Nantes par Louis XIV (1685 pour les passionnés d’histoire) ont décidé que cela suffisait, et qu’ils allaient désormais se battre. Tout au long de notre chemin dans les Cévennes nous allons croiser des périodes de cette histoire qui va se dévoiler au fur et à mesure que les paysages cévenols s’ouvriront pour nous. C’est vrai qu’il faudrait remonter beaucoup plus loin dans le temps pour expliquer l’explosion de révolte et de violence qui a ébranlé ces régions du sud de la France. Il faudrait parler de Luther, qui en 1517 publia ses 95 thèses, constituant les bases de la Religion Réformée. Il faudrait évoquer les guerres de religion à partir de 1562, avec comme point d’orgue le massacre de la St Barthélemy, jusqu’en 1598, quand Henri IV par l’Edit de Nantes accorda aux protestants la liberté de culte, des droits civiques et des places de refuge ou de sûreté. Tolérance enfin, mais tolérance vite réduite, vite bafouée, vite oubliée… Jusqu’à ce qu’un roi de droit divin et au pouvoir absolu ne puisse supporter qu’une partie de la population de son royaume échappe à son autorité… Alors les persécutions reprennent : exil, galères, exécutions, dragonnades, conversions obligatoires et contrôlées, démolition des temples et interdiction du culte protestant redeviennent le lot des huguenots. Dans cette nuit de peurs, d’horreurs et de sang, une lumière et une chaleur émergent : puisque les assemblées au temple sont interdites, elles se feront dans la forêt, dans des grottes. Il faudra se cacher pour y aller, il ne faudra pas se faire entendre, il faudra être vigilant et repérer les dénonciateurs, mais rien ne pourra les empêcher de se rendre à ces Assemblées du Désert. On viendra écouter les pasteurs, et quand ils auront tous été tués on viendra écouter les prédicants, et quand ils auront tous disparu, on viendra écouter et vibrer avec les prophètes inspirés de la parole divine. Et quand le temps sera venu, on ne se contentera plus de prier, mais on commencera à se battre , sous l’impulsion de chefs devenus légendes, Esprit Séguier, Pierre Laporte alias Rolland, Jean Cavalier, Elie Marion… Une épopée allait naître…

Ce soir nous dormons en gîte communal avec gestion libre de la cuisine. C’est-à-dire que nous faisons notre cuisine. Steak haché, pâtes à la sauce tomate et crème au chocolat. Retour à la simplicité après les repas plus élaborés des derniers hôtels... Nous partageons nos pâtes avec deux randonneuses, elles n’avaient prévu qu’une boîte de maquereau au vin blanc. Simplicité d’accord mais il ne faut tout de même pas exagérer ! Notre pique-nique est de plus en plus frugal, un fruit, une fougasse

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pour deux, un peu de chocolat et quelques barres de céréales, et c’est bon pour 2 jours. Alors le repas du soir et le petit déjeuner, il ne faudrait pas les oublier ! Un petit mot sur la boisson : on est super équipées, avec des poches de deux litres et un tuyau qui pendouille sur l’épaule prêt à l’emploi. Il suffit de téter. Seulement voilà, les bébés, avec leur larynx très haut, peuvent téter et avaler en même temps. J’ai observé Noé, mon petit-fils, il y arrive très bien ! Pas moi ! Je tète trois gorgées en apnée et je m’asphyxie. Une technique à travailler… Quelques parties de Machiavel terminent notre soirée. Les autres occupants du gîte passent et repassent devant nous sans perturber notre concentration. Cyclistes, randonneurs, l’ambiance est conviviale et décontractée. Chacun s’intéresse au parcours des autres, les randonneurs admirent les exploits des cyclistes qui admirent la régularité tranquille des marcheurs. Respect de l’univers de chacun...