JOHANNES VERMEER, LE PHOTOGRAPHE DU SILENCE ......JOHANNES VERMEER (1632-1675) Vermeer est...

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JOHANNES VERMEER, LE PHOTOGRAPHE DU SILENCE – (Evie Lewinson, Rixensart 2012) Quand Jan Vermeer entra dans la chambre noire, le silence se fit… LE CONTEXTE Nous sommes au milieu du XVIIème siècle. Après une période jouissant d’une certaine autonomie, le nord des Pays-Bas s’est définitivement affranchi de l’autorité espagnole. Depuis le début du XVIIème siècle, les Pays-Bas connaissent l’âge d’or en matière artistique : les peintres sont nombreux, ils ont une bonne maîtrise technique, et pour se démarquer du joug espagnol, ils abandonnent les sujets religieux, mythologiques ou allégoriques de la Renaissance. Quatre domaines sont développés : la nature morte, le portrait, le paysage et les tableaux de genre (ou scènes de la vie quotidienne). La Réforme ayant créé une crise dans la situation de l’artiste (il perd le patronage de la noblesse, des confréries ou de l’Eglise et ne reçoit donc plus de commandes pour décorer les églises, ou glorifier les donateurs), il trouvera sa clientèle parmi les riches commerçants de la république en gestation. Pour la première fois, les artistes doivent travailler pour leur compte, ce qui est révolutionnaire pour l’époque. Les activités commerciales néerlandaises étant florissantes, les bourgeois dépensent leur argent en objets de luxe et en œuvres d’art. Les nouveaux acquéreurs de tableaux veulent une image ressemblante de la patrie nouvellement libérée des Espagnols, et du peuple hollandais.

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  • JOHANNES VERMEER, LE PHOTOGRAPHE DU SILENCE – (Evie Lewinson, Rixensart 2012) Quand Jan Vermeer entra dans la chambre noire, le silence se fit… LE CONTEXTE Nous sommes au milieu du XVIIème siècle. Après une période jouissant d’une certaine autonomie, le nord des Pays-Bas s’est définitivement affranchi de l’autorité espagnole. Depuis le début du XVIIème siècle, les Pays-Bas connaissent l’âge d’or en matière artistique : les peintres sont nombreux, ils ont une bonne maîtrise technique, et pour se démarquer du joug espagnol, ils abandonnent les sujets religieux, mythologiques ou allégoriques de la Renaissance. Quatre domaines sont développés : la nature morte, le portrait, le paysage et les tableaux de genre (ou scènes de la vie quotidienne). La Réforme ayant créé une crise dans la situation de l’artiste (il perd le patronage de la noblesse, des confréries ou de l’Eglise et ne reçoit donc plus de commandes pour décorer les églises, ou glorifier les donateurs), il trouvera sa clientèle parmi les riches commerçants de la république en gestation. Pour la première fois, les artistes doivent travailler pour leur compte, ce qui est révolutionnaire pour l’époque. Les activités commerciales néerlandaises étant florissantes, les bourgeois dépensent leur argent en objets de luxe et en œuvres d’art. Les nouveaux acquéreurs de tableaux veulent une image ressemblante de la patrie nouvellement libérée des Espagnols, et du peuple hollandais.

     

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    C’est le siècle de la raison : les hommes examinent la réalité du monde physique qui les entoure; l’observation prend le pas sur la superstition. Les tableaux néerlandais sont réalistes : on peint ce que l’on voit. La société néerlandaise s’intéresse donc de près aux sciences optiques : Anton van Leeuwenhoek perfectionne le microscope, les polisseurs de lentilles créent le télescope utilisé par Galilée, et Descarte lui-même qui vit aux Pays-Bas pendant 20 ans s’intéresse scientifiquement à la lumière et à la perception visuelle. La camera obscura fait son entrée dans le monde l’art… Comme les artistes néerlandais s’intéressent à ce que l’œil voit, ils cherchent de nouveaux moyens de traiter la réalité de ce qui les entoure : ils étudient la perspective, pratiquent le trompe-l’œil. JOHANNES VERMEER (1632-1675) Vermeer est considéré comme le dernier peintre de l’Âge d’Or. Il vit dans une conjoncture où l’offre de tableaux excède la demande, causant une baisse du cours des œuvres d’art. Les moins chanceux doivent pratiquer un autre métier. Vermeer figure parmi ceux-ci et se fera marchand de tableaux et tiendra une taverne.

    Le silence de Vermeer est à l’image de sa vie : on sait très peu de choses sur sa formation d’artiste, c’est une personne très effacée et qui produit peu. Ses tableaux « silencieux » de +/- 1657 à 1669 ne laissent rien transparaître de lui-même ni des personnages qu’il peint. Ces personnages distants et muets sont refermés sur eux-mêmes, comme le peintre dans sa chambre noire… Cette distance explique en partie son manque de succès sur le marché de l’art. H. Koningsberger se demande d’ailleurs si Vermeer ne peignait pas pour lui-même, ce qui est très en avance sur son temps. Marcel Proust dit de lui « Il est une énigme dans une époque où rien ne lui ressemble, ni ne l’explique »

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    LE SILENCE DE VERMEER SUBLIMÉ PAR LA CAMERA OBSCURA ?

    Le cardinal Daniel Barbaro, noble Vénitien du XVIe siècle, recommandait l'utilisation de la Camera Obscura (terme qu’il inventa) comme une aide à la réalisation de dessins et de perspectives.

    Il n’y a pratiquement pas de doute que Vermeer ait fait appel à la camera obscura, cette chambre noire qui capte l’image du monde extérieur à travers une lentille et la projette en réduction sur la paroi opposée. Grâce à cet outil connu depuis l’antiquité, l’artiste ne doit plus faire de savants calculs de perspective, puisque la camera obscura offre un raccourci de perspective. Il suffit alors de calquer l’image projetée, ou la copier; mais surtout, l’outil permet de regarder les différentes nuances de couleurs que le peintre ne peut déceler à l’œil nu vu la distance. Les murs blancs de Vermeer sont particulièrement parlants à cet égard (voir, par exemple, « La laitière » peint entre 1658 et1661). 

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    En 1642, la double lentille permet de mettre l’image projetée à l’endroit. Au XVIIè siècle, il existe des versions fixes et portatives de la camera obscura. Vermeer aurait construit une chambre noire fixe dans une des pièces de sa maison (peut-être dans la cuisine par après), et utilisé une portative pour les scènes extérieures.

    Mais son œuvre créée avec la camera obscura n’est pas qu’un miroir ou un tableau tel les « painting by numbers » ; il représente les objets et les êtres « tels qu’ils sont définis par la lumière et l’espace » (H. Koningsberger)

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    L’usage de sa camera lui permet de suspendre le mouvement, sans le figer, d’où le grand silence qui émane de ses tableaux peints entre +/- 1657 à 1669. Herwig Guratzsch, dans L’Âge d’Or de la Peinture Flamande et Hollandaise, mentionne la limpidité et la sérénité de ses tableaux, l’expression d’une société bourgeoise absorbée dans la contemplation de son univers. Catherine Guégan (« L’ABCdaire de Vermeer ») écrit comme titre d’un article « Nature morte dans le silence de Vermeer »

    Si je pars du postulat que le silence de Vermeer est dû en partie à l’usage de la camera obscura, c’est que les tableaux antérieurs à 1657 sont, sinon bavards, encore bruissants avec des corps en tension, et contiennent surtout des erreurs de perspective que la camera obscura aurait permis d’éviter. De plus, ces tableaux de la première période suivent de près différentes modes (mythologie, scènes bibliques, scènes de genre) de la peinture au cours du XVIIe siècle, alors qu’il change complètement de cap à partir de 1657.

    Pendant sa période « chambre noire », Vermeer ne quitte plus les scènes intérieures, sauf pour Le Ruelle (1657 ou 1658) ou la Vue de Delft (1660 ou 1661) où il aurait utilisé une camera portative, ce qui explique la présence de petits points scintillants comme les grains d’une photo (cette scène est d’une grande quiétude, alors que les personnages figurant à gauche du tableau sont en grande conversation, et le ciel gronde !)

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    Les personnages de la période tranquille sont occupés à des tâches domestiques, dentelle, cuisine, musique, écriture, parure, mais sans brusquerie, sans hâte. « Il ne s’y produit pratiquement aucun mouvement » (H. Koningsberger).

    « Des meubles posés dans un angle, des personnages à mi-corps coupés par la base du tableau, des tentures ou des rideaux à demi relevés : tout concourt à la mise en place d’un espace privé habilement clos, silencieux et serein. » (Grands Peintres – Les Flamands du XVIIème siècle, œuvre collective).

    Pour traiter les reflets de lumière sur des surfaces complexes, Vermeer utilise des petits pointillés de peinture claire correspondant aux cercles de confusion lumineux sur une photo ! De prime abord, ces cercles n’apparaissent que dans les parties floues d’une « photo » dont la lentille est mal réglée, et à condition qu’il s’agisse de surfaces réfléchissantes, métalliques ou mouillées. L’œil humain focalisant naturellement sur les objets qu’il fixe, il ne pourra observer ces cercles qu’à travers une lentille mal réglée ou… sur une photo floue ! Vermeer a dû observer ces cercles et s’en inspirer pour les appliquer sur des surfaces non réfléchissantes comme la croûte d’un pain (La Laitière) ou le drapé d’un tissu.

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    L’usage de la chambre noire n’est pas nécessairement présent dans tous les tableaux, mais il permet au peintre de voir les choses d’une manière différente. Dans « Les Grands Peintres - les Flamands du XVIIe siècle », les auteurs vont plus loin : « … S’il s’inspire de l’image qui lui est donnée par la chambre (obscure) pour la composition générale de sa toile, il ne s’en tient pas ensuite à reproduire exactement ce qu’il voit. Chaque surface est travaillée selon l’aspect recherché. » Catherine Guégan, dans l’ABCdaire de Vermeer, explique que Vermeer ne cherche pas à donner un rendu réaliste de la matière sur toute la surface du tableau, mais à jouer avec le dosage et les variations de la lumière qui rendent la texture des choses. Certains objets sont définis par des traits de couleur tandis que d’autres sont peints par touches juxtaposées et superposées « qui traduisent leur épaisseur et leur opacité ».

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    LE SILENCE DE VERMEER À TRAVERS QUELQUES TABLEAUX

    Couple à l’épinette (ou Leçon de Musique, 1662, Collections royales, Château de Windsor depuis 1762)

    Le silence se fait; la jeune fille interroge du regard son maître dont le bâton pour marquer le rythme est au repos (la main est détendue, le bâton en position basse). De par la courte focale de la camera obscura, les objets proches sont exagérément agrandis, tandis que les personnes et objets du fond semblent très éloignés. Ici, petite entrave au silence, c’est le tapis au premier plan qui chante, avec sa couleur rouge et bleue, ses dessins nerveux, et ce, malgré les lourds plis du tissu.

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    La Dame au Collier de Perles (1664, Gemäldegalerie Berlin)

    « … elle marque un temps d’arrêt au milieu de l’activité qui consiste à accrocher le collier autour du cou…» (extrait des Grands Peintres – les Flamands du XVIIe siècle, Flammarion 1960)

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    La Femme en bleu lisant une lettre (1663 ou 1664, Rijksmuseum, Amsterdam)

    « Le modèle est saisi par l’artiste dans un moment de concentration : la lecture d’un message. Vermeer obtient ainsi l’effet souhaité : une immobilité et un calme parfaits. » (Les Grands Peintres – Les Flamands du XVIIème siècle, œuvre collective)

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    L’Astronome (1668, musée du Louvre, Paris)

    On voit les cercles de diffusion sur les plis du drapé de table (alors que la texture de la nappe ne le permet pas en réalité). Vermeer ne copie donc pas la nature, mais l’utilise et la modèle à sa convenance pour obtenir une occupation et une vibration de l’espace qui lui sied (certains tableaux au mur qu’on retrouve à travers l’œuvre de Vermeer changent d’ailleurs de taille).

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    La Dentellière (entre 1669 et 1670 – Musée du Louvre, Paris)

    Le silence de la jeune femme appliquée à son travail focalise l’attention – et la lentille de Vermeer. Le flou de rendu à l’avant plan permet de penser que la chambre noire est utilisée, mais pas nécessairement partout : ici, il l’utilise pour la table à l’avant plan où les fils rouges et blancs ne sont que des traînées de couleur.

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    Dame debout au Virginal (1670, National Gallery, Londres)

    Le regard de la jeune femme tourné vers le spectateur est serein, comme si elle avait achevé le morceau, ou pianotait un air joué automatiquement. On n’entend que le silence. Le virginal est à peine esquissé, il ne compte pas tant que la joueuse, le tableau de cupidon rappelant la fidélité de l’amour, et le cadre doré près de la fenêtre. On retrouve les cercles de diffusion dans le filet de ses cheveux, le galon entre le châle et sa dentelle, la dentelle elle-même.

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    Vers 1665, Vermeer quitte peu à peu le silence pour peindre des œuvres de commande (L’Art de la Peinture 1666 (?), L’Allégorie de la Foi 1670-1674) ou des portraits plus rieurs ou anecdotiques (La Joueuse de guitare 1667, La lettre d’Amour 1667). Il continue à utiliser la camera obscura ou du moins, à appliquer ce qu’il en a expérimenté, mais elle sert à présent à tout type de tableau. Johannes Vermeer décède en 1675. Anton van Leeuwenhoek, liquidateur des biens de Vermeer aurait-il mis la main sur la (les ?) camera obscura du défunt ? Aucune ne figure dans la succession….

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    Bibliographie

    • H. Koningsberger, Vermeer et son temps, Time-Life Editions • G. Cassegrain, C. Guéjan, P. Le Chanu, O. Zeder, L’ABCdaire de

    Vermeer, Luçon 2010 • Herwig Guratzsch, L’Age d’or de la peinture flamande et hollandaise,

    Amsterdam, 1980 • N. Barthès, A. Boudier, F. Gambrelle, Ch. Gaudin, S. Rodary, Grands

    Peintres – Les Flamands du XVIIème siècle, Neuilly-sur-Seine, 2010 • R. Huyghe, L’Art et l’Ame, Flammarion, 1960 • Site web : http://www.cirac.org/infos-fr/camera.htm • Site web : http://fr.wikipedia.org/wiki/La_Laiti%C3%A8re

    Evie Lewinson – Mai 2012