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LE RETOUR DE VERMEER

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Odile YELNIK

LE RETOUR DE VERMEER

roman

Olivier Orban

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Ouvrage publié sous la direction de

Françoise Roth

© Olivier Orban, 1984 ISBN 2.85565.252.9

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On n'est pas justifié pa r n ' importe quel amour.

Albert Camus Lettres à un ami allemand

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Enfin, le tableau apparut. Un peu de soleil glissait vers lui. La poussière

s'apaisa. Nous avons enlevé la caisse d'où il sortait, la fibre, les rouleaux de papier. Il était là sans cadre, simple et pur, et sa clarté diffuse se fondait maintenant avec celle du jour.

Il y eut un silence. Ossorguine, géant barbu aux mains de velours, posa la toile sur un chevalet. Il fit quelques pas en arrière, poussa une sorte de rugissement qui résonna dans la longue galerie froide.

— Vermeer... 1668. Le seul qui soit daté... Il se tourna vers Adrienne. — A qui cette merveille ? — Collection Édouard de Rothschild. — Ah, oui. C'est vrai... Dommage. Je l'aurais

bien gardé pour le Louvre... Il eut un soupir d'aise. — Cinq ans d'exil. Et pas une égratignure.

Camions. Trains. Caves de châteaux. Mines de sel. Transbordements. Bombardements. Et lui, in- tact...

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L'agitation reprit. Je suis restée là, debout, immobile, contemplant

le petit Vermeer qui revenait avec la paix.

La fenêtre est à gauche, comme d'habitude. Un peu haute. Par ses carreaux étroits, coule une lumière jaune, assourdie, mystérieuse.

L'homme est assis dans cette lumière. Sur la table devant lui, un livre ouvert, un globe terrestre, et ce lourd tapis de brocart froissé, repoussé, dont les plis retombent jusqu'à terre dans un chatoie- ment bleu-vert et doré. L'homme qu'on voit de profil a une barbe aux reflets roux, des cheveux serrés plaqués sur la tête en petites nattes et une perle à l'oreille. Sa robe de soie verte flotte autour de lui. Il se penche vers la sphère dans un mouvement du corps attentif et passionné. Le mouvement de celui qui s'interroge depuis long- temps. D'une main il tient le bord de la table, comme pour y prendre appui, et de l'autre il fait tourner le globe sur lui-même. Ou plutôt de cette main droite tendue, ouverte, il frôle la Terre, il en épouse la forme, il la caresse. C'est un geste plein de douceur et d'apaisement. Presque un geste de créateur. Et ces mains ne sont pas celles d'un vieillard, elles sont pleines, charnues, d'une rare beauté sensuelle; l'un des doigts renvoie la lumière dans un brusque éclat comme ferait un diamant. Il semble que dans le silence lumineux de ce cabinet d'études, elles en soient la partie la plus vivante. Celle qui va peut-être donner l'impulsion...

Contre le mur du fond, des meubles aux angles droits, un tableau; la lumière glisse sur eux et les prolonge en cônes d'ombre. Leur simplicité s'op- pose aux étoffes somptueuses et les dessins du tapis répondent subtilement à ceux des continents sur la

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sphère. Une sorte d'harmonie pensive, une paix de l'âme et du corps baignent tout le tableau et l'Astronome, de Jan Vermeer de Delft, continue pour l'éternité à chercher les secrets de la terre et du ciel.

J'aurais voulu entrer dans sa lumière. Et n'en plus sortir.

Cela s'appelle la Récupération Artistique. C'est une expression qui n'a aucun sens. Peut-on récupé- rer de l'art comme de la vieille ferraille ou des ordures triées ? A la suite de quelles errances, de quels errements, de quels événements inouïs ces deux mots qui ne sont pas faits l'un pour l'autre sont-ils là ensemble gravés sur une plaque, à l'entrée de l'immeuble, dans un accouplement dérisoire ? On leur a mis tout de même des majuscules, à ces mots, mais cela ne change rien.

L'avenue bordée d'arbres descend doucement vers la Seine. De l'autre côté la tour Eiffel, cette pieuvre dentellière, règne sur un beau quartier indifférent, inébranlé, fait pour les vastes exposi- tions et que les orages n'ont pas atteint.

L'immeuble est en pierre de taille, comme tous les autres. C'est ce qu'on appelle un bel immeuble bourgeois, sculpté, travaillé, alourdi de fleurs et de cariatides. Un tapis rouge épais barré de cuivres éclatants court sans doute jusqu'au haut des marches polies. Et dans sa grille noire l'ascenseur rythme avec indolence la vie feutrée des étages. Monde rassurant.

Mais cette façade est un mensonge, un énorme trompe-l'œil. Derrière, le chaos. Des appartements bouleversés où les cloisons ont été abattues. Plus de meubles. Plus de tapis ni de beaux bois vernis. Partout des caisses, la paille, la poussière, des

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amoncellements bizarres, qui parfois s'effondrent. La porte cochère a retrouvé un rythme haletant. Des camions entrent et sortent dans une noria incessante. A tous les étages, au milieu d'un désordre mal maîtrisé, toujours recommencé, s'é- tale et se reforme un monstrueux déménagement.

Les livres ont le rez-de-chaussée, quelques sous- sols, les quatrième et cinquième étages. Au milieu, partie noble, peintures et sculptures...

1 juillet 1940. Sur l'ordre du Führer, le mi- nistre des Affaires étrangères m'a chargé de saisir, à l'intérieur des territoires occupés militairement, les objets d'art français possédés par l'État et les villes dans les musées de Paris et de province... De procéder en outre au recensement et à la saisie d'objets d'art possédés par les Juifs dans les territoires occupés. Les objets les plus précieux doivent être transférés à l'ambassade d'Allemagne à Paris. Signé : Abetz, ambassadeur.

Et maintenant, par un phénomène tout nouveau, voici le butin de guerre qui revient. Morcelé, éparpillé, dépecé, englouti en partie. Une partie qui ne reviendra pas : le dépôt de Berlin est introuvable; Dresde anéanti, où il y avait les manuscrits les plus rares; quant à Prague, les camions de l'armée rouge sont arrivés les pre- miers, le dépôt s'est évanoui et les officiers « Beaux-Arts », les délégués alliés, les bibliothé- caires français n'ont trouvé que vide et fumée.

Il y en a qui ne sont pas allés bien loin. Cent cinquante mille volumes abandonnés rue de Riche- lieu par l'ennemi quittant Paris. Sur les murs du garage, en haut, bien visibles, on avait écrit les noms des villes où ils devaient partir : Berlin, Francfort, Klagenfurt... Sous chaque nom, des

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montagnes de livres déjà triés. On ne gardait que les meilleurs. Et puis ceux de la Foire de Paris, porte de Versailles, stand 60, un petit paquet de trois cent mille. A peine moins au palmarium du jardin d'Acclimatation, lieu absurde, mais les guerriers n'ont pas d'humour, c'est bien connu.

Les autres, ils étaient cachés au cœur de l'Eu- rope. Ils nous reviennent, petit à petit, par longs convois. Füssen, Offenbach, Tanzenberg, Poznan. Nach Paris.

Ah ! Fulda et Francfort viennent juste d'arriver. Trois trains. Mille sept cent cinq caisses. Monsieur Pernet, conservateur à la Bibliothèque nationale, ne conserve plus rien. Il voyage. Il passe deux mois en Allemagne, quinze jours en Pologne, six se- maines en Autriche, puis recommence. Il frappe aux portes, visite les châteaux et les couvents, renifle les caches secrètes, discute avec les autori- tés d'occupation, avec les paysans, avec les maîtres d'école, avec les notables. Il descend dans les puits de mines. Il parcourt sept mille kilomètres. Et il n'a pas fini.

Lui et quelques autres, gens d'études et d'ar- chives, deviennent commis voyageurs, détectives, charpentiers, camionneurs. Eux si discrets, si secrets, si loin de la vie, sortent avec éclat de leur réserve. Ils parlent fort, ils discutent, ils insistent, ils apportent des dossiers considérables où des gens qui ont tout perdu parlent de reliures, d'ex-libris, de signatures, de dédicaces si pré- cieuses pour eux. Non, monsieur le Conservateur, il n'y a rien dans cette zone. Alors les conservateurs tapent sur la table, ils crient, on les renvoie, ils reviennent. Les Américains sont évasifs, les Sovié- tiques de marbre, les Polonais fuyants, et les

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Bavarois pleins d'innocence jurent qu'ils n'ont jamais rien eu.

En bas un camion sort. Les murs tremblent à cause du pavé de la cour. Derrière moi, la porte s'ouvre, brutale, dans un claquement de vitres mal ajustées.

Jean Lemoine, étudiant en transit, s'avance à petits pas, une pile de livres collés à lui, si haute, si absurde que son menton pointe avec peine par- dessus. Il se précipite pour tout poser, d'un dernier geste partage la pile en deux, saisit quelque chose sur le dessus, reprend son souffle. Puis il se tourne vers moi.

J'ai un vrai bureau au milieu de la pièce. Sans luxe mais honnête, presque propre. Quelques taches d'encre ici et là. Il est couvert de fiches et de

petits casiers. La pièce est nue. Le long des murs courent des

planches de bois brut, avec un petit rebord, comme des pupitres. Le soleil parfois lui fait une parure éclatante pour qui vient des couloirs sombres et de la Grande Salle toujours froide. Seule au plafond, une moulure de plâtre témoigne d'un temps ancien, difficile à imaginer.

Lemoine me regarde et fait semblant de s 'épous- seter. C'est ici un geste rituel mais parfaitement gratuit, puisque nous baignons dans la poussière, il en rentre à chaque arrivage, il faut bien qu'elle se pose quelque part, et de toute façon elle ne ressort jamais.

— Émilia, ma chère, voilà votre trouvaille. Il pose sous mon nez une sorte de cahier

cartonné, beige et marron, marbré au centre, toilé aux angles, aussi triste et terne qu'un registre de comptable.

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Il est agaçant. Je déteste ses manières affectées. Mais cette fois je ne dis rien.

— Ah ! Vous l'avez regardé ? — Non seulement regardé, mais lu. Entièrement

lu. Toute suggestion de votre part me paraît digne d'intérêt, et...

— C'est bon, c'est bon. Alors ? — Alors quoi ? Rien. Absolument rien. C'est un

journal intime qui n'a rien d'intime. Aucun intérêt pour nous. Pas de notes, pas de dates ou presque. Rien de précis. Une litanie de petits faits. De choses banales et quotidiennes. Un ton monocorde d'éco- lier qui s'applique : « Hier soir, je suis allé au cinéma, seul... Ma chambre est petite et sombre, j'espère pouvoir en changer bientôt... Aujourd'hui, le soleil est déjà chaud... »

— Déjà chaud... C'était donc le printemps. Mais quel printemps ? Et où, et quand ? A Paris, bien sûr, il est question de la rue du Roi-de-Sicile, quelque part plus loin dans le texte, mais on ne sait pas s'il habitait là, ou seulement s'il s'y prome- nait...

La haute fenêtre nue soudain parut s'éteindre. Le Roi-de-Sicile.

— Vous rêvez, dit-il. On n'a pas de temps à perdre. Il est bon à mettre au cabinet, votre registre, c'est-à-dire au panier, c'est-à-dire aux Domaines, et...

— Non, pas encore. J'ai eu un geste rapide pour protéger le manus-

crit. — ... De toute façon il n'a aucune valeur. Je peux

donc le garder. Je trouverai peut-être un indice, la même écriture, par exemple, sur un livre. Ou d'après ce qui était dans la caisse...

Il laissa retomber ses épaules, l'air accablé.

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— Eh bien quoi, mon petit ? Ça ne va pas ? Oserais-je vous dire que vous êtes tout à coup d'une sentimentalité écoeurante ? Pourtant ce n'est pas votre genre. Vous êtes quelqu'un de lucide, d'effi- cace. Si encore il y avait là-dedans une intrigue, une histoire d'amour, des rebondissements. Mais non, le plat complet. Vous n'avez aucune chance d'identifier ça, vous savez bien. Vous avez peut- être lu récemment Agatha Christie, ou d'autres classiques du genre ? Un vieux rêve de détective amateur vous talonnerait-il au point que...

Sous la fenêtre, le marronnier ressemble à un soleil d'automne. Parfaitement rond et parfaite- ment doré.

— Oserais-je vous dire que nous sommes là pour ça ? Payés pour ça ? Mal, c'est vrai. Il n'y a qu'à voir votre tête aux environs du quinze, et ce jusqu'à la fin de chaque mois. Mais la fonction y est. Je ne me prends pas pour un détective, comme vous dites. Je le suis.

— Ah ! Parfait. J'admire... — Ce n'est pas la peine. Bien sûr, je sublime un

peu, mais tout juste. D'accord, le cadre n'est pas très appétissant..

— C'est le moins qu'on puisse dire. — ... Mais quand je suis sur une piste, quand les

signes se précisent, se répètent, se rapprochent, je sens monter comme une allégresse, une fièvre joyeuse. Ça vaut bien toutes les enquêtes poli- cières, psychologiques, sociologiques ou autres. Et puis tous ces gens qui viennent pour reprendre leurs biens. Étonnants. Émouvants. Insuppor- tables, parfois... S'il vous plaît, Jean, ne prenez pas vos airs de Sciences-Po égaré dans un bouge !

C'est le fils d'un paysan et d'une institutrice. Entre dix-huit et vingt et un ans, il a fait une école

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chic et il n'en est pas encore remis. Il joue au bel indifférent. Il n'est ni l'un ni l'autre. Nous n'avons pas encore l'âge du naturel.

— Pour en revenir à notre sujet, dit-il, il nous passe tous les jours entre les mains des milliers de livres, de documents, de brochures. Des choses époustouflantes sur la nature humaine, ou complè- tement stupides. Ou ni l'un ni l'autre. Et ça, ça...

Avec mépris, il désignait le cahier terne. — Je sais... C'est difficile à dire. Une impression.

Tout est bien écrit. Pas de fautes de français. Encore moins d'orthographe. Une sorte de perfec- tion appliquée. Mais ce quelque chose de terne, de maladroit m'étonne. Un peu étrange. Presque irréel. Absent peut-être. C'est comme un récitatif. Cet homme...

— Parce que votre flair vous dit que c'est un homme ?

— Les adjectifs et les participes passés, c'est assez commode pour ce qui est du sexe, non ? Je croyais que vous aviez tout lu ?

— Parfait. Nous avons déjà éliminé une moitié de la population. Naturellement je ne vais pas vous dire que c'est à peu près comme si vous cherchiez un trombone dans le fond du Pacifique...

Il fit le tour de la pièce, le sourcil rageur, s'arrêta devant la porte, se retourna.

— Et puis j'en ai assez. Assez de ces épaves. Assez de ce métier minable...

— Métier ? Vous êtes fou ? Tout est provisoire ici. Dans moins d'un an, on ferme la boutique. Enfin, peut-être...

J'ai regardé autour de moi. Les piles de livres. Il y en avait partout. Courtes,

hautes, tronquées, branlantes, irrégulières, elles dévoraient le bureau, les étagères, le sol même. On

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les enjambait, on les contournait, on marchait dessus. On eût dit New York vu d'avion. Et nous, géants dérisoires aux bottes de mille lieues.

Il revint vers moi.

— Mais enfin, vous ne nous voyez pas ? Nous sommes sales, pâles, laids. Oui, laids. Avec nos blouses pour la poussière, les yeux cernés, les mains rugueuses. Des blouses grises... Nous sommes obligés de mettre des blouses grises, comme des manœuvres ou des orphelins...

Il s'arrêta, étonné de ses propres paroles. — Orphelins ? Pourquoi pas ? On l'est toujours

de quelque chose. Avec ça, la guerre est finie depuis trois ans. Mais ici elle nous colle à la peau, elle nous submerge, elle nous dévore après coup...

Il a raison. Il a raison. Qu'est-ce que je fais ici ? — Alors, quittez le service. Vous êtes libre.

Qu'est-ce qui vous retient ? — Ce qui me retient ? Mon argent de poche. Il s'arrêta devant la fenêtre, l'ouvrit, se pencha

un instant sur la rue. L'air entra, le bruit aussi, notre petit univers explosa soudain comme une bulle.

— La vie est là, dit-il. Ni simple ni tranquille. Dehors, dehors, pas dans ce capharnaüm.

— Et les caves ? Elles sont dehors, peut-être, les caves ? Ces endroits merveilleux. Où vous passez une partie non négligeable de votre vie, je veux dire de vos nuits. Musique déchirante, pessimisme génial, sueur et déhanchements...

— De la morale peut-être ? — Non. Je constate. C'est facile. Vous en parlez

tout le temps. Vous êtes une panoplie parfaite, vous savez. Les boîtes, l'alcool, les filles, que sais-je ?

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— Vous n'y connaissez rien. J'ai aussi des ombres...

— L'ambition, parfois ? Mais c'est un Rastignac au poil mou. La volonté

n'est pas son fort. La mine soucieuse, le regard fixe, il va saisir le monde et le plier à sa loi. Non, il rêve d'un complet sur mesure, tissu anglais, cravate de soie, pochette idem...

Soudain j'abandonne les fiches. Je marche dans la pièce, impatiente de vie et de mouvements. Je vais moi aussi vers la fenêtre. Le marronnier. De temps à autre une feuille s'en détache et coule doucement. L'arbre allégé flamboie. C'est un théâtre de lumières. On y voit des plans et des arrière-plans qui frémissent, et des jeux d'ailes de tourterelles.

— A propos, dit-il. Ou plutôt sans propos. C'est peut-être un peu tard pour mon invitation, mais enfin... Demain soir je vais écouter Gréco. Vous venez ?

— Ah ! Gréco ?... J'hésitais. — ... Vous savez. J'aime... J'aime la musique

sans paroles ou les paroles sans musique. Mais, pour une fois... Oui, oui, j'irai.

La porte s'ouvrit. Un magasinier entra. Il était grand, brun et rieur. Je soupçonnais Lemoine de le trouver bien trop grand, trop brun et trop rieur pour lui manifester autre chose qu'une politesse avare et soigneusement condescendante.

Un grondement sourd. L'homme roula son diable jusqu'au milieu de la pièce. Le plancher était blanc, usé, avec des traces noirâtres parallèles qui suivaient une courbe autour du bureau, le long des étagères et repartaient vers la porte.

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Par petites secousses, Besnard fit glisser la caisse jusqu'à terre. Elle était longue et étroite, soigneu- sement clouée. Il introduisit une lame sous le couvercle et souleva tout autour. Puis recommença deux ou trois fois. Il y eut un grincement long, insupportable. Maintenant on voyait les clous, ils ressemblaient à une denture menaçante. Puis d'un geste sec, à main nue, l'homme finit d'arracher le couvercle.

Nous avons regardé l'opération en silence. L'ha- bitude n'y fait rien. Il y a la curiosité, et puis cette fugitive et indéfinissable émotion. Même Lemoine, même lui, avec ses sarcasmes et son cynisme facile, s'arrête à ce moment-là.

Le magasinier se redressa. — Pour vous, mademoiselle Raynal. C'est la

dernière du lot. — Et ce lot vient d'où ? — Mines de sel. Alt Aussee, Autriche. — Merci.

Je me suis penchée sur la caisse ouverte. J'ai pris dessus un petit livre jaune qui ressemblait à un manuel scolaire. D'un revers de doigt, j'ai fait une trace sur la couverture.

Blonde un instant, la poussière s'envola. — Voilà. Je vous présente le petit Lavisse. En

bon état, à peine écorné. Il a fait un grand voyage et puis est revenu. Mais orphelin. Ayant tout perdu entre-temps : l'odeur du cartable où il se prome- nait matin et soir, la tiédeur d'une bibliothèque, planche nue ou bois précieux, personne ne sait. Et puis les mains brouillonnes ou attentives qui étaient sa vie, le froissaient, le feuilletaient, l'ai- maient peut-être ou le dédaignaient. Vous êtes encore là, vous ? Ah ! Il a de la chance, celui-là. Il y

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a un nom sur la page de garde. Nous lui retrouve- rons peut-être une famille...

J'ai jeté un coup d'œil sur le reste de la caisse. — Ils n'ont pas tellement souffert. Ils sont bien

conservés. Il eut un rire bref. — Certes. Mieux que les hommes. J'avais toujours le livre ouvert entre les mains.

Soudain quelque chose se figea. — Encore cette image... — Quelle image ? — Celle de la Saint-Barthélemy. Depuis des

générations on force les enfants à voir ça. Il n'y a pas un livre d'histoire où on ne la trouve pas.

— Et alors ? — Alors ? Comme si les mots n'étaient pas

suffisants. Eux, au moins, dans leur sécheresse un peu vague, on peut leur échapper. Ils offrent une marge. Ils sont une distance. On peut les contour- ner, les prononcer sans y croire. Puis les oublier. On n'oublie pas une image. L'image, c'est un viol. Elle est directe, primitive. Ces corps nus disloqués, ces crimes, ces tortures, tout va rester gravé...

— Vous exagérez tout... Soudain il sursauta comme un enfant pris en

faute. — Ça y est ! Madame Macé arrive. Et je suis

encore là... Une femme entra, impétueuse. Toute petite.

Lemoine s'effaça pour la laisser passer. Elle avait des cheveux courts, de grosses lunettes à la main, la voix haute et forte.

— Ah ! Ces jeunes... Bavards, on dirait. Effi- caces, j'espère. Vous savez que vous, avec vos diplômes, vous devez vous montrer à la hauteur de l'ancienne garde. Qui est là depuis le début, depuis

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maintenant l'inspecteur me parlait. Vous savez, elles étaient tout simplement dans la même caisse que les livres et le manuscrit. On les avait données à la personne qui s'en occupe d'habitude. Et qui les avait classées dans les documents exceptionnels. C'est beaucoup plus tard que j'ai fait le lien...

Maintenant Werner me souriait.

Nous avons longé les quais. La Seine frémissante léchée de vent nouveau tout à coup sentit la mer. Les nuages fuyaient derrière un vol de mouettes. Le soleil perla sur la pierre et sur l'eau.

Ma main était dans la sienne. Nous avons traversé la rue en courant. De l'autre côté, sur le trottoir, les marrons chauds étaient partis, les glaces étaient déjà là dans une carriole verte et blanche. Les marchands sont les grands maîtres des saisons. Un cinéma s'allumait pour la séance du soir, nous avons flâné devant l'affiche, indécis, mille bonheurs venaient à nous.

L'immeuble n'avait pas souffert. Une frange noire cernait les fenêtres du cinquième étage. Sur les vitres brisées on avait posé des cartons. Le reste était intact. Déjà l'agitation avait repris. Sous le porche en bas un camion sortait.

Il roule très lentement avec beaucoup de précau- tions. Sous la bâche on devine une caisse étroite et haute arrimée avec soin. Watteau s'en va. Ou Fragonard, ou Chardin, Vermeer dans sa splen- deur. Au revoir, monsieur Courbet...

Demain nous partons. Les montagnes là-bas auront l'éclat du printemps, neige mêlée de fleurs. L'air sera vif, lavé de tout, tranchant comme une naissance.

La guerre est morte.

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