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Joelle Rethore LECTURE ET INTERPRETATION: UNE PARTITION SEMIOTIQUE DES SAVOIRS Partant de la definition peircienne 1 de la lecture comme processus de mise en relation, par un lecteur, d'une "lettre" avec son objet, le "texte", par l'intermediaire du (ou de) "lectant(s)", il nous appara!t que la culture franyaise et le systeme pedagogique franfais (pour ne parler que de ceux-la) privilegient l'inter- pretation, sans toujours justifier ses choix sur le plan theorique. Plus nettement encore, ce sont les limites de ces deux exercices qui demeurent tres imprecises, entra!nant des incomprehensions durables chez les enseignes. C'est donc dans une optique peda- gogique qu'est abordee la distinction de ces concepts, dans leurs rapports avec la litterature en particulier. I LECTURE N'EST PAS INTERPRETATION I.l La lecture: Sur la base de cette apparente evidence, nous avons etudie quels interpretants etaient sollicites de preference au cours d'une lecture. Ce sont des Interpretants dynamiques et finals 1 , tels que les a definis G.Deledalle 2 comme, d'une part, les effets reels que le signe (souligne par nous) determine reellement, factuellement, dans le contexte du savoir present de l'interprete au moment de la lecture, et, d'autre part, les habitudes generales, collectives, d'interpreter les signes, en dehors de toute specialisation. Par 'signe', il faut entendre ici Representamen ou lettre. Et il ne faut pas confondre 'savoir' avec 'interpretant' ou 'lectant'. Savoir, par exemple, que telle allusion (dite 'au nieme degre') dans telle lettre (litteraire ou pas) ienvoie a tel evenement (historique ou autre) n'est ni un ni un lectant. C'est du savoir, de l'experience collaterale, qui peut etre sollicitee par le signe mais ne constitue ni son 0., ni l son Od textuel. Il en irait de meme avec la connaissance de la vie d'un auteur. Cette connaissance peut confirmer ou 32

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Joelle Rethore

LECTURE ET INTERPRETATION: UNE PARTITION SEMIOTIQUE

DES SAVOIRS

Partant de la definition peircienne 1 de la lecture comme processus

de mise en relation, par un lecteur, d'une "lettre" avec son objet,

le "texte", par l'intermediaire du (ou de) "lectant(s)", il nous

appara!t que la culture franyaise et le systeme pedagogique

franfais (pour ne parler que de ceux-la) privilegient l'inter­

pretation, sans toujours justifier ses choix sur le plan theorique.

Plus nettement encore, ce sont les limites de ces deux exercices

qui demeurent tres imprecises, entra!nant des incomprehensions

durables chez les enseignes. C'est donc dans une optique peda­

gogique qu'est abordee la distinction de ces concepts, dans leurs

rapports avec la litterature en particulier.

I LECTURE N'EST PAS INTERPRETATION

I.l La lecture:

Sur la base de cette apparente evidence, nous avons etudie quels

interpretants etaient sollicites de preference au cours d'une

lecture.

Ce sont des Interpretants dynamiques et finals 1 , tels que les a

definis G.Deledalle 2 comme, d'une part, les effets reels que le

signe (souligne par nous) determine reellement, factuellement,

dans le contexte du savoir present de l'interprete au moment de la

lecture, et, d'autre part, les habitudes generales, collectives,

d'interpreter les signes, en dehors de toute specialisation.

Par 'signe', il faut entendre ici Representamen ou lettre. Et il

ne faut pas confondre 'savoir' avec 'interpretant' ou 'lectant'.

Savoir, par exemple, que telle allusion (dite 'au nieme degre')

dans telle lettre (litteraire ou pas) ienvoie a tel evenement

(historique ou autre) n'est ni un interpretant~ ni un lectant.

C'est du savoir, de l'experience collaterale, qui peut etre

sollicitee par le signe mais ne constitue ni son 0., ni l

son Od textuel. Il en irait de meme avec la connaissance

de la vie d'un auteur. Cette connaissance peut confirmer ou

32

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infirmer telle ou telle interpretation de la lettre (davantage

encore que sa lecture). Elle ne se substitue pas pour autant au

lectant. Sinon, il n'y aurait guere de lecteurs! Il faut admettre

que tout adulte non analphabete est susceptible d'id e ntifier le

texte d'une lettre, · c'est-a-dire 3 d'etablir le diagramme des oi

puis des Od de cette lettre, et de sommer ces signes c~mplets pour

aboutir a un signe de forte semioticite qui contienne tous l e s

autres. Dans cette situation, la 'banne' lecture, s'il en faut une,

est celle dont le texte englob e le maximum de signes justifi a bles

par un retour a la lettre.

Nous retiendrons donc que les Id 1 et If 1 de la lecture sont des

savoirs generaux transformes en habitus susceptibles d'une

stimulation directe: les interpretants de la langue dans l aquelle

s'exprime la lettre, et les interpretants des aptitudes a l a

lecture transmis et acquis (et normalement maitrises a l' a ge adulte)

dans la (ou les) culture(s) du lecteur.

I.Z L'interpretation:

On obtient une interpretation en privilegiant plus ou moins

consciemment et en mobilisant plus ou moins vite les interpretants

que la culture juge 'specialises', ainsi que des savoirs relevant

de la connaissance collaterale que l'on a, non pas de la lettre

mSme, mais plut8t de l'objet suppose. A ces savoirs s'ajoutent

tous les habitus autres que celui de la lecture, qui ne sont pas

perfuS comme deja specialises, mais qui sont confondus avec des

habitudes de lecture. Taut ceci relevant de l'Interpretant

dynamique 2 •

Sont egalement a prendre en campte les Interpretants finals2

,

savoirs specialises que le lecteur-interprete utilise comme tels;

et les Interpretants finals 3 , modeles que le lecte ur interpret e

applique (a priori ou assortis des justifications appropriees)

a la lettre.

1.3 Une illustration:

Il s'agit de la Substitution du mot 'amant' au mot 'lampion', dans

la phrase: "si j'etais vous, je prendrais un autre lampion" (tiree

de J.Tardieu, Un mot pour un autre).

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Le passage d'ou est extraite cette phrase etait soumis a des

lecteurs varies, qui devaient, a la lumiere du contexte, substituer,

a 'lampion', un terme de leur choix. Cinq types de semioses ont

ete observes 4 :

a) Semiose nulle: aucune substitution n'est proposee par le lecteur.

b) a 'lampion' est substitue 'n'importe quoi', sauf 'amant' (ou

tout autre termerelevant du m~me champ lexical):

Est suggereun Oi putatif, qui ne trouve pas une justification tres

tangible dans le contexte de la phrase. L'Od est egalement putatif.

Il peut cependant s'appuyer sur une partie du contexte.

Les interpretants sont Ii et Id 12 •

c) a 'lampion' est substitue un 'terme relevant du champ lexical

de 'amant'

L'Od a l'encodage est vaguement pressenti mais n'atteint pas la

conscience du lecteur/spectateur.

On a donc un Oi et un Od inspires par le contexte: le spectateur

en particulier pressent qu'il s'agit d'une paradie de theatre de

boulevard; mais c'est le contexte qui est agissant davantage que

la conscience du lecteur/spectateur.

Les interpretants sont Id 1 et If 1 •

d) a 'lampion' est substitue 'amant':

Cette semiose est faite spontanement, sans justification tres

precise. L' Oi est 'amant', l'Dd aussi, le contexte parodique a

joue, ainsi que le contexte phonologique immediat, sans que ces

raisons soient presentes a l'esprit de l'interprete.

Les interpretants sont Id 1 et If 1 •

e) a 'lampion' est SUbstitue 'amant', et ]a SUbstitution est

assortie des motifs:

'amant' est l'Oi' l'Od est explicite: il s'agit du jeu de la

s~bstitution, theme eher au theatre de boulevard.

Les effets de sens sont decrits: parodie, paronomase, intonation,

accentuation. Les interpretants sont des Id 2 , ~f 2 •

L'examen de ces diverses semioses nous pousse a conclure qu'entre

d) et e) s'effectue la partitionentre 'lecture' et 'interpretation':

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,.

la lecture comme operation de production, l'interpretation comme

Operation d'analyse. A la production est lie le sens, a l'analyse

la signification.

II LE STATUT DU TEXTE

II.l Le texte comme aboutissement de la lecture

Il decoule un certain nombre de consequences de ce postulat

(largement admis dans la communaute des chercheurs):

a) La . lecture ne peut aller au-dela de l'attribution d'un Oi

determine par un Od, autrement dit au-dela d'un sens qui e st un e

sommation en contexte de tous les signes constitues pendant le

deroulement de la lecture.

b) La lecture est necessairement lineaire (meme dans le des/ordre

de la lettre) et chronologique.

c) Elle peut se passer d'un discours du lecteur sur la lettre et

rester a l'etat d'un 'possible'.

Le texte n'est pas necessairement conceptualise. Il peut etre

simplement senti. Cette lecture en tant que telle, et par rapport

a elle-meme est une primeite. L'objet qu'elle construit est un

"pre-texte" de la lettre (d'apres une proposition de G.Deledalle),

qui peut etre visualise et vecu comme une possibilite qualitative.

Cette lecture est ouverte, rhematique. Elle se satisfait a elle­

meme •dans l'instant ou elle se produit comme qualite materialisee.

Le signe interpretant du texte construit est l'attitude du lecteur

( de ten due' reveu se' ex ci tee' p assi onnee' etc.).

d) Si la lecture est conceptualisee, deux cas de figures se

presentent: - elle donne lieu a la production d'un signe interpre­

tant du pre-texte, qui indique un debut de distanciation du lecteur

par rapport a la lettre. Ce discours tente d'exprimer l'apprehen­

sion de l'Oi de la lettre par le lecteur, mais il est rhematique

quant au sens de cette lettre (il ne dit rien sur les orientations

effectivement representees dans et par la lettre: rien sur le

titre, les mots-cles, etc.).

Il peut reprendre certains termes ou meme certaines donnees de la

lettre.

- l'expression discursive de l'Od constitue un

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degre supplementaire dans la distanciation du lecteur. Ses propo­

sitions sont plus generales dans leur expression et leur portee

(les circonstances de l'intrigue disparaissent, par exemple, au

profit de notionsplus generales).

Ce discours oriente les signes constitues pendant la lecture de

t e llemaniere qu'ils concourent a la representation du sens. Il

est deja un travail sur l'Oi, meme si cette orientation, echappant

a l'attention du lecteur, lui .semble aller de soi. Dans ce cas,

son discours est rhematique (par rapport a la lettre). Sinon il

est dicent.

II.2 Quel est l'aboutissement d'une interpretation?

a) La partie observable d'une interpretation est un discours du

lecteur sur l'objet de la lettre, dans ses relations a la lettre

(dans le meilleur des cas).

b) Ce discours n'a pas besoin de respecter la linearfte de la

lettre, ni celle de la lecture, ni leur chronologie.

c) Ce discours peut s'exprimer dans le langage quotidien mais il

est plus souvent conceptualise.

d) L' interpretation - ou discours interpretatif sur le texte­

peut etre methodique ou pas:

- quand elle ne l'est pas, elle se fonde sur

les habitudes de lecture et les connaissances du lecteur, c'est­

a-dire qu'elle peut etre savante mais non explicative ni scienti­

fique (Id 1 , If 1 et Id 2 ).

- quand elle se veut scientifique, elle fait

etat d'interpretants specialises, qu'elle identifie (Id 2 , If2

).

Elle peut ignorer que ce sont des applications d'If 3 •

- quand l'argumentation est scientifique,

elle se sait fondee. Elle repose sur un modele explicite et les

If 2 qu'elle sollicite sont des applications d'un ou plusieurs

If 3 identifies. Ceci dit, rien ne prouve encore a ce stade que

le choix du modele soit adequat! Cela n'ote rien au caractere

scientifique de la demarche mais invalide ses resultats (on

pourrait dire alors de la demarche qu'elle fo~ctionne a vide).

e) L'interpretation determine par l'analyse le sens (c'est-a­

dire la direction, l'orientation) de la lettre (poids et role

du titre, des mots-cles, etc.) et la signification du texte ou

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d'une partie du texte.

La signification de la lettre dans la culture peut aussi faire

l'objet d'un discours qui represente sa place dans l'inter­

tex tuali te.

111. TRE1LL1S DES CLASSES DE LECTURES ET D'1NTERPRETAT10NS

(dans le cadre pedagogique)

R. 2 0. 2

'le sens lettre: texte

.;-1')'

R.3 0.3 1.3 (1f.3 ou 1f.2)

la signification du texte dans la culture (et dans l'intertextualite)

R.3 0.3 I.2 (If.2)

la signification du ('-'? A texte par rapport a

"" sa lettre --?~----------------~ ~ (' )'

R.3 0.2 1.2 (1f.2) ~ )'

R.3 0.3 I.l (If.2) .;- - une signification la signification

du texte 0 1'

s du texte par rapport a la lettre

, ' ,passage ,

1-\, pri vilegie '\. ', // par la cul ture\. l _____ _

I.2 f.l) R.3 0.2 /

I.l (Id.2)

une interpretation possible une signification attribuee

texte par le lecteur

sommee

"'-. R.2

"' R.3 0.1 I.l (1d.2)

une interpretation par­tielle attribuant une signification a un element du pre-texte

lecture sommee aboutis-ant a un eventuel de l'intrigue: un

R.l 0.1 I.l (Ii)

lecture non sommee, passive, des Oi

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CONCLUSION

La lecture s'oppose semiotiquement a l'interpretation.

Elle se definit comme unique, non reduplicable, datable, context­

uelle, relative, et en ce s e ns on pe ut dire qu' e ll e e st a nalogiqu e me nt

comparable a une enonciation. Elle est ce qu'elle est independamment

de tout jugement de valeur. Comme toute enonciation, elle est cepen­

dant susceptible de rendre des comptes aux criteres de vrai et de

faux, au niveau des actes qu'elle peut engendrer. Enfin, elle est

fortement impregnee de primeite, si l'on en croit l'expression

'plaisir du texte'.

Contrastivement, l'interpretation est une activite semiotique plus

generale, qui consiste a rechercher les proprietes des lettres,

dans leurs rapports avec les textes. Elle s'interesse a des faits

generaux susceptibles d'etre conceptualises (figures de rhetorique,

structure narrative, registres, etc. pour ne parler que du champ

litteraire), c'est-a-dire a tout ce qui appartient aux .structures

generales de la signification ou a la structuration de la signifi­

cation comme phenomene linguistique general. Elle est fortement im­

pregnee de tierceite, le plaisir engendre etant d'ordre intel­

lectuel .

La lecture respecte totalement son objet, le texte, quel qu'il soit.

L'interpretation exploite le texte pour mieux comprendre la lettre

eventuellement et elle est souvent porteuse de jugements.

NOT ES

Cette definition a ete mise au point par le Seminaire de Semiotique de Perpignan (decembre 1979)

2 Deledalle, G.: "La Joconde. Theorie de l'analyse semiotique appliquee J un portrait.", in Semiosis 4, 1976

3 Marty, R.: in Langages 58, 1980, p.41

4 Ce test a ete effectue par J.P.Kaminker et ses resultats discutes dans 1 e cadre du Seminaire. •

La description semiotique qui en est ici donnee n'engage que nous-m~me.

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Internationale Zeitschrift

für Semiotik und Ästhetik

7. Jahrgang, Heft 3' 1982

INHALT

Siegfried Zellmer:

Elisabeth Walther:

Peter Beckmann:

Joelle Rethore:

Angelika Karger:

Mechtild Keiner:

Max Sense:

Nachrichten

Zum mathematischen Zusammenhang zwischen Ikonizität, Indexikalität und Symbolizität 5

Nacht~ag zu "Trichotomischen Triaden" 15

'Billy Budd' und die Grundlagen der Zeichentheorie 21

Lecture et interpr~tation. Une partition s~miotique des savoirs

Das Peircesche Bewusstseinskonzept

Gedanken über Beiträge von Hanna Buczynska-Garewicz zur Semiotik

Zur Eröffnung der Arbeitstagung über Semiotik am 3.8.1982 in Suzette

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