JOCELYNE MALLET-PARENT Celle qui reste · celle qui est partie À Anne-Marie, Murielle, André et...

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ROMAN Celle qui reste JOCELYNE MALLET-PARENT

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ROMAN

Cellequi reste

JOCELYNE MALLET-PARENT

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DE LA MÊME AUTEURE

Sous le même soleil, Lévis, Éditions de la Francophonie, 2006. Prix France-Acadie 2007.

Ariane. L’ éclaboussure, Lévis, Éditions de la Francophonie, 2007.

Dans la tourmente afghane, Ottawa, Éditions David, 2009.

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Les Éditions David remercient le Conseil des Arts du Canada, le Secteur franco‑ontarien du Conseil des arts de l’Ontario et la Ville d’Ottawa. En outre, nous reconnaissons l’aide financière du gouvernement du Canada par l’entremise du Fonds du livre du Canada pour nos activités d’édition.

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Tous droits réservés. Imprimé au Canada. Dépôt légal (Québec et Ottawa), 1er trimestre 2011

Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives Canada

Mallet‑Parent, Jocelyne, 1951‑ Celle qui reste / Jocelyne Mallet‑Parent.

(Voix narratives) ISBN 978‑2‑89597‑170‑2

I. Titre. II. Collection : Voix narratives

PS8626.A4525C45 2011 C843’.6 C2011‑901591‑9

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À Nicole,celle qui me reste

À Marie-Paule,celle qui est partie

À Anne-Marie, Murielle, André et Hugo,trop tôt disparus

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Et l’autre reste là, le meilleur ou le pire, le doux ou le sévère Cela n’ importe pas, celui des deux qui reste se retrouve en enfer

Jacques Brel

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PARTIE 1

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La mort est une dette que chacun ne peut payer qu’une fois.

Shakespeare

Ma vie a explosé.Au sens propre comme au figuré.Il y a de cela six mois, jour pour jour.

Je suis encore vivante, mais si peu.

Et ce matin frisquet me ramène les événements en mémoire, comme si c’était hier. L’odeur du soufre, le bruit infernal de la déflagration, le goût amer du sang m’éjectent du lit. J’étouffe. Le besoin de l’air pur de la montagne se fait pressant.

La bruine n’en finit plus de baver son crachin sur le jour qui se lève, sur ma tête dénudée, sur les poils ébourif-fés du chien qui me précède. Comme lui, j’ai le corps transi et l’humeur massacrante.

L’humidité ambiante me gruge le bonheur.

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Mon pas rapide, ma respiration saccadée trahissent mon angoisse et le chien me scrute, des grands points d’in-terrogation dans ses prunelles noisette. Il me regarde de biais, l’air de se demander ce que ce dimanche peut bien avoir de particulier pour que nous soyons tous les deux déjà rendus au faîte de la montagne par une heure aussi matinale. Je fouille dans mes poches, y trouve une tuque que j’enfonce sur mon crâne, pestant contre cette bru-masse qui me trempe jusqu’aux os.

J’ai le cœur à l’étroit, l’esprit qui s’égare entre les minces strates de brume coiffant la montagne.

« Ça suffit ! »Je fais brusquement demi-tour.De justesse, j’évite de trébucher, mes pieds entremêlés

dans les pattes du chien. Je dévale la pente comme un boulet, lourde de tout le poids qui m’accable. Depuis quel-ques jours déjà, j’ai une seule pensée en tête. La profonde conviction que pour moi, l’heure de la reddition de comp-tes a sonné. Que c’en est fait de ma bonne fortune, de ma veine d’être toujours vivante. La chance est une compagne de route qui fait rarement du surplace. Il y a trop long-temps déjà qu’elle se range de mon côté.

Mon tour est venu de payer la note.Je le sais.Je le sens.De toute manière, la vie est une histoire qui se termine

mal ; elle finit toujours par nous présenter sa facture. La mienne est arrivée. Peu en importe le coût, je suis prête à régler ma dette.

Ma main se pose sur ma poitrine…La première fois que je l’ai repérée, c’était au réveil, il

y a trois semaines à peine. Assise en tailleur dans mon lit, je l’ai palpée. Petite masse caoutchouteuse, on aurait dit

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un grumeau esseulé dans un bol de gruau. Mes doigts ont tenté de la circonscrire, mais à chaque fois elle fuyait. Une fine truite se faufilant entre les cailloux de la rivière. Ce matin, je l’ai sentie à nouveau. Plus grosse, plus ferme, plus ronde. Une baleine échouée !

« Je pourrais en mourir… » en ai-je aussitôt conclu. « Comme eux. Comme Charles… Audrey et Louis. »

Morts tous les trois. Si brutalement. De façon si impromptue.

Et moi, l’éternelle survivante ? Qu’est-ce que je fais, pendant que tout s’écroule ? Moi, qui suis désormais ampu-tée de l’amour, de l’amitié et de cette touche d’innocence qui habite l’enfance, moi, je file allègrement mon chemin. Toujours là, à tricoter mon petit bonheur.

Une maille à l’endroit.Une maille à l’envers.Les miennes à l’endroit, celles des autres à l’envers.Trois morts sur les bras en quelques années. Plutôt

difficile à encaisser. À chaque deuil, je me suis enfoncée un peu plus creux, mon corps et mon âme en chute libre dans un gouffre sans fond.

Mes efforts pour remonter de mon puits furent ponc-tués d’appels au secours. Mieux que personne, ce sont les livres qui ont répondu à mes supplications. Ils ont été mon échappatoire dans cette traversée du désert. Les histoires parfois passionnantes, parfois fantaisistes des romanciers, les phrases habilement ciselées des poètes m’ont tenu lieu de baume, de calmant, de médecine pendant ces moments troubles. Les livres sont de véritables magiciens guérisseurs.

Reste que chacun de ces trois décès a créé maintes peti-tes failles dans ma volonté de survivre. À force de fêlures, même la plus résistante des couches finit par céder.

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Le départ tragique de mon conjoint : un tremblement de terre de grande magnitude !

Imprévisible, il m’a secouée jusqu’à dislocation, m’a engloutie tout entière dans ses crevasses obscures.

J’ai quarante ans à peine. J’ai survécu à tout. La chance me suit. En fait, dire qu’elle me poursuit serait plus exact. Que ce petit grumeau dans mon sein droit me fasse quel-ques misères, que j’en souffre, que j’en meure, cela ne serait rien de plus que le retour inévitable du pendule. La boucle n’en serait que bouclée et justice serait rendue. Le solde de ma dette avec la chance serait enfin remboursé. Parce que moi, il semble que je suis née sous une bonne étoile. Une fille bien, j’ai toujours été une fille bien… à ce qu’on dit. Une enfant souriante, enjouée, attachante. Une ado-lescente serviable, polie, généreuse. Une adulte épanouie, équilibrée. Pour moi, toujours une éclaircie en vue, une accalmie après l’orage, une lumière au bout du tunnel.

Une femme chanceuse, quoi !

* * *

Un écureuil attire l’attention du chien. De sa truffe mouillée, le berger belge évente, en vain, le dessous des bosquets. Le rongeur a déjà atteint les sommets où il sau-tille de branche en branche, l’air vainqueur. « Ce n’est pas parce qu’on est petit qu’on n’est pas futé ! » semble-t-il se moquer.

Quelques moineaux recroquevillés dans leurs plu-mes dentellent les branches d’un érable. Je contourne un

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immense conifère dont les pointes des aiguilles pleurent des gouttes d’eau.

Novembre. Et la forêt grouille encore de vie. Mais moi, je n’en veux plus de cette vie désertée par ceux que j’ai le plus aimés. Je suis essoufflée. Fatiguée de continuer, seule, sans eux.

Je ne cours plus. Mes pas au ralenti cadencent la foulée du temps qui me reste.

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Charles est mort.

Son corps pulvérisé, réduit en lambeaux, étalé sur le parquet.

Les yeux hagards, les survivants détalent des lieux en catastrophe. Surgissant de tous côtés, ils piétinent sans vergogne les restes de Charles et les corps amochés de tous les autres qui ont eu la malchance de tomber en premier. Certains rescapés déambulent en pièces détachées, laissant dans leur sillage un bout de bras, quelques doigts, un mor-ceau d’oreille.

Une scène dantesque !Charles s’est éteint à Mumbai, d’une mort singulière,

éclaboussante de rouge.On ne choisit pas sa sortie. Mon conjoint est décédé

dans cette ville indienne du bout du monde, à deux pas de l’édifice où il pénétrait. Dans l’indifférence totale. Une vulgaire mouche écrasée sur les dalles de marbre de ce lobby d’hôtel n’aurait pas créé plus de commotion que son corps déchiqueté, dispersé à tous les vents.

Je n’ai rapporté au pays que des miettes de lui.Ce jour-là, la mort était au rendez-vous pour Charles.

Pas pour moi… qui ai pris l’habitude d’éviter les tragédies. Encore une fois, la chance me courtisait, prenant bien soin de me positionner à quelques mètres du malheur.

Car moi, je le contourne toujours, le malheur.Ou peut-être est-ce lui qui m’évite ?

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Charles était à Mumbai depuis plus d’une semaine. Je venais à peine d’y poser les pieds. Il était là pour affaires. J’y arrivais à l’improviste. Pour lui faire une surprise. Venue que j’étais pour célébrer avec lui son cinquantième anniversaire de naissance.

Ce soir-là, le taxi me conduisant de Chhatrapati- Shivaji jusqu’au centre de la ville avait parcouru le trajet en escargot. La circulation, déjà laborieuse depuis l’aéroport, avait fini par se bloquer carrément. Un bouchon monstre. Formé sur des kilomètres et des kilomètres. Coincée au milieu d’une cohue infernale, notre voiture empestait le moteur surchauffé. Sans parler des émanations d’essence que nous respirions à plein nez. S’ajoutait à ces odeurs incommodantes un insolite croisement d’effluves : relents de cari, encens aromatiques, sueur des corps ruisselants et puanteurs nauséabondes émanant des bidonvilles. Toutes ces odeurs s’amalgamaient à l’omniprésente humidité pour produire un étrange chassé-croisé sur fond de musique indienne s’échappant en sourdine de la radio. Je ressentis une curieuse sensation. Défiant la chaleur écrasante, un léger frisson réussit à me remonter l’échine.

Le chauffeur demeurait stoïque. Impossible de déceler le moindre indice susceptible de confirmer ou non mes appréhensions. De biais, je scrutai le profil de l’Indien. Sec et craquelé comme le lit d’une rivière tarie, son visage me laissa deviner le parcours sinueux de sa vie. Son nez dessinait une courbe pour le moins bizarre. Un étonnant zigzag. J’en conclus à une fracture plutôt mal rafistolée. L’homme aurait porté le monde sur ses épaules rachitiques qu’il n’aurait pas paru plus accablé. Dans un dialecte qui m’était totalement inconnu, il communiquait sans arrêt avec la centrale de taxis. Pas un gramme d’attention à mon égard.

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Prise en étau par la cohue grouillante de piétons qui se refermait sur nous, la voiture semblait rapetisser à vue d’œil. Un accordéon qui se recroquevillait ; moi, coincée dans ses replis.

Au risque de mourir étouffée, je remontai la vitre afin d’éviter le contact avec la foule qui donnait du coude. J’étais maintenant captive de l’habitacle, une chenille dans son cocon. L’air vicié me donnait des haut-le-cœur. La foule en délire continuait de déferler sur nous, telle la vague d’un tsunami. L’oxygène manquait désespérément. Le regard affolé, je m’en pris au conducteur qui n’en avait cure de mes états d’âme. À la suite de mes nombreux sou-pirs, il finit par me fournir, au compte-gouttes, quelques bribes d’explications dans un anglais écorché : « Un atten-tat terroriste. Plusieurs grenades lancées à la ronde. Des explosions. Il y a des morts… beaucoup de morts. Et ça continue… »

Retombé dans son mutisme, il avait l’air résigné.Habituellement facile à gagner, le quartier Colaba,

autant centre d’affaires que milieu touristique et résidentiel de Mumbai, semblait devenu inatteignable. Centimètre par centimètre, notre voiture finit par atteindre sa destina-tion. Visiblement soulagé d’en terminer avec cette course impossible, le conducteur me pointa du doigt l’édifice vers lequel nous nous dirigions, l’hôtel où logeait Charles.

Ce fut son dernier geste. Le souffle de l’explosion secoua si violemment notre

véhicule que sa carrosserie se froissa comme papier de soie.Des langues de feu. Un déluge de gravats. Des fenê-

tres en éclats. Une pluie de verre sur ma tête et sur mon corps en lambeaux. Des hurlements. Le bruit d’une sirène assourdissante.

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Quelques secondes de répit, puis une deuxième défla-gration. Catapultée hors de la voiture par la force de l’explo-sion, j’eus la nette impression que les moindres particules de mon corps se désagrégeaient sous l’impact de ma chute sur la chaussée. Autour de moi, une mer de sang.

Je perdis connaissance.Je flottais dans une épaisse couche de nuages.Une seconde, une heure… Une éternité.De plomb.Mes paupières étaient de plomb. Impossible de les

remuer. Entrouverte, ma bouche cherchait à évacuer l’amas de brindilles entremêlées de cailloux terreux qui s’y était infiltré. Le bruit strident d’une nuée d’insectes voletant autour de ma tête accablait mes oreilles. Un son assourdissant. On aurait dit le vrombissement d’une volée d’hélicoptères s’apprêtant à atterrir entre les racines de mes cheveux.

Mon bras… Je le sentais trempé. D’un liquide épais et gluant. Il semblait à part, séparé du reste de mon corps. Je tentai un mouvement. Mon épine dorsale se fracassa en mille miettes aussi brûlantes que des aiguillons de guêpe.

Les insectes.Il fallait qu’ils cessent de bourdonner. Ce tapage deve-

nait infernal. J’aurais voulu m’arracher la tête pour ne plus l’entendre, cadenasser ma bouche pour empêcher ces intrus d’y pénétrer.

Mon autre bras. Il bougeait celui-là. Je réussis à le sou-lever, tentant de balayer d’un mouvement circulaire tous ces hélicoptères autour de ma tête. La nausée me coupa la respiration net. L’odeur de pneus brûlés, de chairs calcinées envahissait mes narines. Mon cœur bondissait, à la recher-che de ma vie. J’aurais voulu courir pour le rattraper. Mais je n’avais plus de jambes.

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Le temps s’immobilisa à nouveau.Plus rien.Le bruit s’était tu, les insectes-hélicoptères disparus.

Ma nuque devenue lourde et rigide comme une brique m’empêchait de tourner la tête.

Le plomb retomba sur mes paupières. Moment intem-porel hors de l’espace. Prisonnière d’un rideau de neige tombant dru, ma vie dansait entre les flocons.

Un soleil radieux me sauta à la figure. Un faisceau de lumière, je crois. Sa chaleur bienfaisante fit fondre le plomb sur mes paupières. Je recouvrai la vue. Des dizaines de paires d’yeux me scrutaient. J’étais sur une civière.

Autour de moi, on gesticulait dans toutes les directions. Des corps percés, des blessures béantes, des entrailles à nu. Mon brancard se mit à sautiller dans la mêlée, porté à bout de bras par des hommes bruns. À chaque pas, à chaque mouvement que faisaient mes porteurs, tous les os de mon corps s’entrechoquaient les uns contre les autres comme une pile de cure-dents échappés de leur boîte. J’aurais voulu crier aux brancardiers de cesser de me bousculer. Les mots restaient prisonniers dans ma gorge. J’entendis un gémissement rauque, celui d’une bête piégée. C’était le mien.

Mes yeux voyaient rouge. Que du rouge partout aux alentours, sur les bras des hommes bruns, sur mes vête-ments en charpie, dans mes cheveux embroussaillés. Un goût âcre de sang sur mes lèvres, dans ma bouche. Une dent disloquée, branlant dans ma mâchoire. Et toujours ces voix que j’entendais. Que je ne comprenais pas. Enfin, quelques mots d’anglais pénétrèrent mon cerveau :

— Venez vite… Celle-ci est encore vivante.— Incroyable ! Elle a une chance inouïe de s’en sortir.

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Notre taxi n’a jamais atteint l’hôtel. Le chauffeur est sorti par le pare-brise. Mon corps s’est retrouvé plaqué sur le bitume par je ne sais trop quel phénomène. Coincée sous les carcasses des véhicules qui nous précédaient, notre voiture a pris feu.

Je n’ai jamais revu Charles.Mort dans l’explosion… à quelques mètres de moi.Déchiqueté en mille miettes.

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Mon mari est mort, son corps réduit en bouillie.Au bout du monde, dans un pays étranger.

Il est mort. Je vis.

Depuis sa disparition, il n’y a pas un jour qui passe sans que je me demande de quel droit je poursuis encore ma route. C’est indécent de survivre comme ça à ceux que j’aime.

Mes pas se font chancelants. Le chien sent mon désar-roi et me frôle de son flanc.

Je recommence à courir à tue-tête. Comme une perdue, comme une folle. Pour ne plus me souvenir. Pour ne plus penser. Pour perdre complètement haleine, et disparaître à mon tour.

Mourir. Pour rembourser ma dette envers ma créan-cière : la vie. Pour me garder reliée à elle, on dirait qu’elle a troqué son mince fil fragile et ténu contre un cordage des plus robustes.

Mourir moi aussi. Pour en finir avec ma chance qui ne veut plus cesser de refaire surface comme un éternel ressort surgissant d’une boîte à surprises.

Être heureuse toute seule, ce n’est plus possible. Je me sens comme une araignée à bout de soie, une sauterelle sans ressort, une luciole au fanal éteint. J’en ai assez.

Je rentre à la maison. Comme une automate, je sors la pâtée du chien, fais chauffer l’eau et cherche le moulin à café. Sous mon calme apparent, je fulmine.

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Je suis en colère contre eux. Contre Charles, contre Audrey. Contre Louis aussi. Parce qu’ils sont tous partis. Si vite. En sauvage. Je suis furieuse contre la vie qui ne veut pas me servir ma part de malheurs. Fâchée contre moi qui cultive la chance comme des patates avec, sous chaque plant, une belle grappe de tubercules. Si par mégarde, la pioche en abîme un ou deux, ce n’est pas grave. Il en res-tera bien trois ou quatre autres pour assurer la survie.

Je suis en colère, mais je n’ai personne sur qui passer ma hargne. La boîte en métal me glisse des mains, les grains de café s’éparpillent sur l’ardoise. Pavlov vient vite flairer le désastre. Il retrousse le museau et rebrousse che-min. L’odeur de la caféine lui déplaît. J’ai envie de crier, de hurler. Mais je n’en fais rien. Je reste de bois. Ma colère est à l’étroit. Elle me sort par le bout du pied et bute contre la boîte de métal. L’objet qui subit mon courroux traverse la cuisine avec fracas. Ne sachant trop s’il s’agit ou non d’un jeu, le chien me la ramène dans sa gueule, les yeux inqui-siteurs. Je pose mes deux mains sur le comptoir, respire à fond en souhaitant que le calme revienne. « Ne fais pas attention à moi, Pavlov. Va plutôt manger ta pâtée. C’est un mauvais jour. Les humains sont comme ça, tu sais, ils ont parfois des humeurs. »

Je lui cajole la tête puis, à mon insu, ma main déjoue ma colère, dévie du chien, se faufile sous mon chandail à la recherche de mon sein, du petit grumeau qui y loge. Mon rendez-vous d’hier à la clinique…

— Cette masse est suspecte. Il nous faut examiner tout ça plus à fond, procéder rapidement à une biopsie, conclut le docteur Langevin. Aller voir de quoi il en retourne avant de prendre…

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— Je ne crois pas avoir envie de pousser plus loin les examens, lui répondis-je sur un ton monocorde, mais ferme.

— Pardon ? Peut-être me suis-je mal fait comprendre. Cette masse dans votre sein pourrait être maligne. Pour l’instant, nous n’en savons rien mais, le cas échéant, il faudra nous en défaire, et ce, dans les plus brefs délais. La détruire avant qu’elle…

— Qu’elle me tue ?— Holà, ne sautons pas aux conclusions hâtives,

voulez-vous ? Pour l’instant, il n’y a rien qui nous indique…— Je ne saute pas aux conclusions, je vous dis que je

suis prête.— Voilà qui est plus sage. Vous prendrez donc rendez-

vous avec l’infirmière en sortant, et nous devrions être en mesure de procéder à cette biopsie dans les deux prochai-nes semaines.

— Je suis prête à mourir.— Ah oui ? Vraiment ? Et dites-moi, madame Gau-

vain, qu’est-ce qui vous presse tant à quitter ce monde ?Sans fournir la moindre réponse à la question posée,

sans aucune salutation non plus, je me suis levée brusque-ment. Je m’apprêtais à quitter la pièce lorsque le docteur Langevin me dit :

— Euh… probablement que vous n’êtes pas au cou-rant, Léa. Vous permettez que je vous appelle Léa, n’est-ce pas ? Vous ne le saviez probablement pas, mais… je connaissais Charles.

Je le connaissais même assez bien…

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Table des matières

Partie 1 ...........................................................11

Partie 2 ........................................................117

Partie 3 ....................................................... 163

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VOIX NARRATIVESCollection dirigée par Marie-Anne Blaquière

Bélanger, Gaétan. Le jeu ultime, 2001. Épuisé.Boulé, Claire. Sortir du cadre, 2010. Brunet, Jacques. Ah…sh*t ! Agaceries, 1996. Épuisé.Brunet, Jacques. Messe grise ou La fesse cachée du Bon Dieu,

2000.Canciani, Katia. Un jardin en Espagne. Retour au Généralife,

2006.Canciani, Katia. 178 secondes, 2009.Chicoine, Francine. Carnets du minuscule, 2005.Christensen, Andrée. Depuis toujours, j’entendais la mer,

2007.Christensen, Andrée. La mémoire de l’aile, 2010.Couturier, Anne-Marie. L’ étonnant destin de René Plourde.

Pionnier de la Nouvelle-France, 2008.Couturier, Gracia. Chacal, mon frère, 2010.Crépeau, Pierre. Kami. Mémoires d’une bergère teutonne, 1999.Crépeau, Pierre et Mgr Aloys Bigirumwami, Paroles du soir.

Contes du Rwanda, 2000. Épuisé.Crépeau, Pierre. Madame Iris et autres dérives de la raison,

2007.Donovan, Marie-Andrée. Nouvelles volantes, 1994. Épuisé.Donovan, Marie-Andrée. L’envers de toi, 1997.Donovan, Marie-Andrée. Mademoiselle Cassie, 1999. Épuisé.Donovan, Marie-Andrée. L’harmonica, 2000.Donovan, Marie-Andrée. Les bernaches en voyage, 2001.Donovan, Marie-Andrée. Mademoiselle Cassie, 2e éd., 2003.Donovan, Marie-Andrée. Les soleils incendiés, 2004.Donovan, Marie-Andrée. Fantômier, 2005.Dubois, Gilles. L’homme aux yeux de loup, 2005.Ducasse, Claudine. Cloître d’octobre, 2005.Duhaime, André. Pour quelques rêves, 1995. Épuisé.

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Fauquet, Ginette. La chaîne d’alliance, en coédition avec les Éditions La Vouivre (France), 2004.

Flamand, Jacques. Mezzo tinto, 2001.Flutsztejn-Gruda, Ilona. L’aïeule, 2004.Forand, Claude. Ainsi parle le Saigneur, 2006.Forand, Claude. R.I.P. Histoires mourantes, 2009.Gagnon, Suzanne. Passeport rouge, 2009.Gravel, Claudette. Fruits de la passion, 2002.Harbec, Hélène. Chambre 503, 2009.Hauy, Monique. C’est fou ce que les gens peuvent perdre, 2007.Jeansonne, Lorraine M. M. L’occasion rêvée… Cette course de

chevaux sur le lac Témiscamingue, 2001. Épuisé.Lamontagne, André. Le tribunal parallèle, 2006.Lamontagne, André. Les fossoyeurs. Dans la mémoire de

Québec, 2010.Lepage, Françoise. Soudain l’ étrangeté, 2010.Mallet-Parent, Jocelyne. Dans la tourmente afghane, 2009.Mallet-Parent, Jocelyne. Celle qui reste, 2011. Marchildon, Daniel. L’eau de vie (Uisge beatha), 2008.Muir, Michel. Carnets intimes. 1993-1994, 1995. Épuisé.Piuze, Simone. La femme-homme, 2006.Resch, Aurélie. La dernière allumette, 2011.Richard, Martine. Les sept vies de François Olivier, 2006.Rossignol, Dany. L’angélus, 2004.Rossignol, Dany. Impostures. Le journal de Boris, 2007. Tremblay, Micheline. La fille du concierge, 2008.Vickers, Nancy. La petite vieille aux poupées, 2002.Younes, Mila. Ma mère, ma fille, ma sœur, 2003.Younes, Mila. Nomade, 2008.

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Couverture : Dog walker at Saunton Sands, Christopher Parker, Devon (Angleterre), 2009.

Photographie de l’auteure : André RoyMaquette et mise en pages : Anne-Marie Berthiaume

Révision : Frèdelin Leroux

Dépôt légal, 1er trimestre 2011ISBN 978-2-89597-170-2

Achevé d’imprimer en mars 2011 sur les presses de Marquis Imprimeur

Cap-Saint-Ignace (Québec) Canada

Imprimé sur papier Silva Enviro 100 % postconsommation

traité sans chlore, accrédité Éco-Logo et fait à partir de biogaz.

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21,95 $VOIX NARRATIVES�www.editionsdavid.com

Sans détour, Celle qui reste raconte, dans un style mordant et moqueur, l’histoire de ceux et celles qui partent sans jamais nous quitter vraiment.

Trois décès subits. Trois départs tragiques, violents, inexpliqués ont tôt fait d’empoisonner la vie de Léa Gauvain. Chaque jour, un événement, un geste, une musique ramènent ses proches à sa mémoire. Rien de tel que des morts qui s’incrustent pour gâcher l’existence de ceux ou celles qui restent !

Le souvenir sans tache que Léa entretient de ses disparus la conforte dans sa profonde affliction, jusqu’à ce qu’elle soit confrontée à la maladie et que la découverte de faits troublants lève le voile sur le véritable passé des gens qu’elle croyait si bien connaître.

Tout au long de sa descente aux enfers, la présence inconditionnelle de son chien Pavlov, pour qui la vie continue, trace petit à petit un chemin différent, qu’elle emprunte presque à son insu…

D’origine  acadienne,  Jocelyne  Mallet-Parent vit  aujourd’hui  en  Gaspésie  après  une  brillante carrière dans le monde de l’éducation au Nouveau-Brunswick.  S�a  passion  pour  les  voyages  et  son insatiable curiosité pour  l’être humain ont naturel-lement  trouvé un heureux exutoire dans  l’écriture. S�on premier roman, Sous le même soleil, lui a valu le Prix France-Acadie 2007. Celle qui reste est son quatrième livre.