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À travers un continent Perlustration aux Amériques Récit de voyage Géraud de Murat

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À travers un continentPerlustration aux AmériquesRécit de voyage

Géraud de Murat

13.62 616341

----------------------------INFORMATION----------------------------Couverture : Classique

[Roman (134x204)] NB Pages : 166 pages

- Tranche : 2 mm + (nb pages x 0,07 mm) = 13.62 ----------------------------------------------------------------------------

À travers un continent

Géraud de Murat

Gér

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Du même auteur :

– Poèmes inédits de chansons – Nouvelles brèves

Série Policière « Al Stabritt, Détective Privé :

– Le rire de la peur – La main du diable – Violences feutrées – Incendie au Grant Hôtel

Romans :

– Gorgonie (ou La Maison à béquilles) – Le Baron Sampain (ou Les Mondanités) – Pousse d’ivraie (ou Une leçon de Vie) – Dernier de Lignée (ou Noblesse Oblige)

Récit de Voyage :

– À travers un Continent (Perlustration aux Amériques)

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– Haïti –

1946. Fatigué et terriblement amaigri par ces années d’Occupation, je décide de prendre quelques vacances pour essayer de me refaire une santé.

Par curiosité aussi, voir ce qui s’était passé ailleurs pendant cette période désastreuse subie par l’Europe. Je m’envole alors vers l’exotisme…

Un avion, deux, trois, quatre avions ; une escale à Récife, trois sauts de puce imprévus pour atteindre Belem. Enfin, sur deux tons de bleus sans tache, entre le ciel et la mer des Caraïbes, j’ai découvert le chemin enchanté qui mène à Haïti.

J’ai atterri à Port-au-Prince. Et constaté que mes illusions s’envolaient à la cadence de mes pas dans la Capitale. La rue centrale est longue. L’absence de trottoirs n’en modifie pas l’étroite perspective partagée en son milieu par une surprenante rangée d’arbustes anémiés. J’ai à peine le temps d’apercevoir quelques maisons. Certaines sont si vieilles que les colonnes qui les soutiennent ressemblent à des béquilles.

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La foule est là, encombrante et bariolée. Je suis happé, englouti. C’est un peu comme si, subitement, je faisais partie de la figuration pour une prise de vues destinée à une publicité touristique. Mais la réalité, très triste, s’impose bien vite. L’apparent désordre s’est refermé sur moi en un cercle parfait et je suis assailli par des mains tendues, des gestes implorants, des « ji sui malad ».

Quelques oboles ne font que multiplier le nombre des quémandeurs. Ceci, ajouté à l’odeur qu’un soleil ardent accentue au lieu de dissiper, me fait comprendre qu’il faudrait être un Saint pour s’apitoyer devant une telle généralisation de la mendicité.

Je parviens à me dégager en sautant dans un taxi. Un taxi sans taximètre. Trois minutes de parcours me coûtent deux dollars. Et, lorsque j’en descends, d’autres mendiants sont là qui semblent m’avoir attendu. Au moment où je désespère de leur échapper, j’en suis délivré comme par enchantement. Il a suffi d’une voix forte et de deux mots de créole pour qu’ils se dispersent.

Je me retourne et j’aperçois un colosse blanc. Son visage est dur mais ses grands yeux bleu pétillent de satisfaction et de malice. Il s’avance et me tend la main :

– Moi, c’est Grégoire. Toi, t’es nouveau ici… Viens prendre un verre à la maison.

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Je le suis. Nous débouchons sur une esplanade de terre jaune eczémateuse de quelques plaques vertes entourant un magnifique Palais blanc dont les lignes harmonieuses se découpent sur un fond unique de ciel bleu et de montagnes multicolores.

– Le Palais National… C’est beau, hein ?… Ici, ceux qui ont de l’humour l’appellent la Maison Blanche…

Au bout de la Place, une allée. Au bout de l’allée, un hôtel tout en bois. Il appartient à Grégoire. Nous y prenons un verre, puis deux, puis trois. Loquace, tour à tour protecteur et ironique, il m’informe en détail de ce qu’il convient que je sache sur Haïti. J’en conclus que si c’est loin d’être parfait,

c’est là qu’il a découvert sa joie de vivre. Je le comprends d’autant plus quand il me confie qu’il est un ancien Bagnard évadé de Guyane.

Je loge chez lui. Il y règne. À la fois sur sa femme, une Noire volumineuse qui se déplace avec une étonnante rapidité, et sur une armée de domestiques de même couleur dont, par contre, le zèle modéré réclame des encouragements que je l’entends distribuer, tout au long du jour, sous forme de menaces ou d’injures définitives.

Je finis par m’émouvoir poliment en faisant allusion à ce que son métier peut avoir de fatigant. Alors, d’un ton pénétré, il m’adresse cette réponse imprévue et superbe :

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– Oui… c’est fatigant… Toujours assis !…

Je n’ose pas m’esclaffer. Parce que, en effet, je le vois presque toujours assis. Hurlant, mais assis. Pourquoi donc ne considérerait-il pas cette position comme une rançon de sa réussite ?

Cependant, je sais qu’il lui arrive de se lever. Parfois, c’est pour accueillir certains hôtes de choix avec lesquels il se rassoit bien vite puisqu’il s’agit d’un poker clandestin auquel il participe…

Parfois, afin de ne pas distraire sa femme dans son travail, c’est pour aller se coucher auprès d’une jolie petite Noire… Il n’y a pas d’indiscrétion. Les chambres de l’hôtel ne sont séparées que par de minces cloisons de bois s’arrêtant à un mètre du plafond. Chacun le sait, tout le monde l’ignore.

Je pars chaque jour à la recherche du pittoresque. Et je le trouve. Aujourd’hui, je le rencontre sur la colline dominant la Ville. Sous les traits d’un Français qui m’a invité pour se raconter. C’est ainsi que j’apprends que sa connaissance de l’arithmétique dollarisée lui a permis, en vingt années d’Haïti, d’amasser une belle fortune.

Il m’en montre une partie. Un Palace tout neuf, blanc, vert et rouge, dont les vastes galeries aux dalles vernies recèlent des objets d’Art et des tableaux anciens voisinant avec des meubles en tubes d’acier. Incontestablement, c’est riche. Mais la froideur de

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l’ensemble m’a sûrement empêché de m’apercevoir que l’installation de l’air conditionné n’était pas terminée.

Il m’en informe obligeamment et le peu d’attention dont je témoigne l’incite à un sursaut de fierté puisqu’il m’entraîne vers une piscine où s’ébattent deux jeunes Noires dont les formes sculpturales et nues se détachent joliment sur l’azur de l’eau que limite le rose du marbre…

Mais cette colline est surtout un émerveillement. Sa végétation, ornée de quelques splendides résidences, évoque une chevelure piquée de joyaux polychromes. Quand je la vois se refléter dans la baie ensoleillée et frémir de toutes ses nuances sous un voile léger d’or et d’argent, je ressens l’impérieuse nécessité d’écourter mon séjour chez Grégoire.

J’ai pu y louer une maison. Assez facilement mais sans parvenir à éviter la charge de cinq domestiques dont, on me l’assure, la présence est aussi indispensable que celle des meubles. Cette exigence m’était apparue singulière.

Dès le lendemain, je pouvais en comprendre l’utilité. Tout simplement en observant les règles établies pour une équitable répartition des efforts : ayant chargé le jardinier d’aller récupérer une valise à l’hôtel, je l’ai vu revenir, accompagné, réclamant le salaire du « pauv’ malreu » engagé pour porter le bagage.

Je prends donc le parti de ne rien changer aux

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habitudes de ceux qui se dévouent à mon bien-être : la blanchisseuse-femme de chambre doit aimer la propreté plus qu’il n’y paraît puisque, à en croire les notes qu’elle me présente, elle utilise le savon à la cadence d’une tonne par an. La cuisinière ne saurait faire sa promenade quotidienne au Marché autrement qu’en taxi.

Le jardinier coupe nonchalamment quelques branches et aussi quelques fleurs qui ornent la maison puis, assis, surveille son arrosage automatique pendant une heure avant de recommencer le lendemain.

Le chauffeur lave la voiture chaque matin, même si elle est propre, et, si je n’ai pas pris soin de lui faire savoir que j’aurai besoin de lui, il s’éclipse pour la journée. Enfin, il y a le Maître d’Hôtel. Celui que je vois le plus souvent. Avec la gravité d’un Grand d’Espagne que la République aurait ruiné, il est, en fait, le maître de la maison. Il répond au nom de Mécène. Il me tutoie.

Dans les jours qui suivent, je découvre l’influence de l’altitude sur les relations humaines. Il m’a suffi, pour cela, d’élever ma résidence à une centaine de mètres au-dessus de la Capitale. Ayant ainsi accédé au niveau de la bonne société, me voici l’objet des plus flatteuses invitations.

Un Anglais est venu ici il y a plus de vingt ans. Il y est resté. À défaut d’une technique spécialisée, il possédait de précieuses qualités de travailleur et l’unique industrie du Pays lui appartient.

Ce soir, sa femme reçoit seule ses invités. À ceux

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qui s’enquièrent sur l’absence de son mari, elle répond négligemment qu’il a été arrêté. La nouvelle n’émeut personne. Certains y sont franchement indifférents, d’autres sourient d’un air entendu. Tous parlent d’autre chose et j’évite de montrer mon embarras en faisant l’inventaire de la discothèque.

Plus tard, la soirée déjà très avancée, le retour de l’Anglais n’étonne que moi. Assez nettement pour que, très naturellement jovial, il prétexte la visite de son jardin afin de chasser mes inquiétudes par une explication.

L’incident est banal. Périodiquement, il subit une ponction du porte-monnaie. Sous la forme d’une condamnation à une amende de plusieurs milliers de dollars pour infraction à la Loi inconnue dont le texte nébuleux est chaque fois nouveau.

Tout d’abord, jouant le jeu, il refuse. Que sont, usant le temps, quelques heures de Prison si, à la faveur d’un revirement aussi soudain qu’habituel, elles lui permettent de faire une économie momentanée ? Ensuite, la situation s’avérant défavorablement calme, il transige et recouvre sa liberté…

Nous revenons vers le salon. Une énorme araignée, noire et velue, s’est aventurée sur la terrasse. Il l’écrase délicatement et conclut sans la moindre amertume :

– Je suis intime avec chaque Membre du Gouvernement.

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L’insolite est parfois justifié. J’en suis convaincu par certaines manifestations d’une vie mondaine auxquelles je participe : en dansant à des Bals Officiels donnés de 10 à 14 heures et en assistant à des mariages qui se célèbrent la nuit.

Souvent, en redescendant au niveau de la mer, je m’applique à déceler le motif de l’étrange conduite des habitants de la Capitale.

Dans la chaussée, un trou attire mon attention. Curieux, je m’en approche. S’agirait-il d’un effort insoupçonné d’urbanisme ? Non, je me suis trompé. Tel un guignol, j’en vois surgir un mignon petit Noir presque nu. Il me tend la main, m’offre un sourire aussi blanc qu’ingénu, et il exige : « Give me five cents ».

Si je conviens de l’utilité de ce savoir enfantin, je conçois mal celle du burlesque défilé d’un groupe d’adultes brandissant des pancartes dont le texte « À bas l’impérialisme américain » est écrit avec l’encre de l’Oncle Sam.

Mais le secret de ce paradoxe m’est expliqué sans ambiguïté : l’aspirant à la notabilité qui organise cette parade sait parfaitement ce qu’il veut. Parlant beaucoup, s’agitant sans se mouvoir, il utilise, après bien d’autres, le seul thème susceptible de le faire remarquer. S’il y parvient, il obtiendra le Poste désiré. Dès lors, assagi et satisfait, il ira grossir le nombre des privilégiés qui se font édifier des maisons de quarante mille dollars avec des salaires de trois cent cinquante.

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Confus de n’avoir pas compris cela tout seul, doutant un peu de mes facultés d’adaptation à l’exotisme, je décide de faire le point en me rendant à l’Institut Français.

Un Directeur m’accueille, sympathique et décontracté. Il est entouré par une demi-douzaine de Professeurs du genre studieux cultivant avec fierté des pousses de lauriers de Grands Admissibles.

Pour instruire des jeunes Noirs contemplatifs, ils dispensent deux ou trois heures de Cours par semaine et je vois l’un deux s’y préparer en calquant soigneusement une Carte de France sur un Atlas fatigué visiblement exhumé des Archives pour la circonstance.

L’effort ne se borne pas à cela. Il est complété par celui de quelques conférenciers distingués qui viennent ici justifier leurs titres en même temps que leurs vacances.

Cette forme de propagation de la Culture me fait penser à l’importance de la facture. Mais je me reproche cette idée mesquine. Puisqu’il est officiellement admis que la générosité ne se calcule pas, je préfère souhaiter son intensification. Ne serait-ce que pour permettre à cet échotier local de s’exprimer avec plus de clarté : « La femme traversait la rue, elle fut renversée par la voiture laquelle fut transportée à l’hôpital immédiatement ».

Ce même Journaliste n’en soulève pas moins

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l’opinion par un Article sensationnel en relatant, avec sa simplicité habituelle, comment un Curé de campagne a eu la distraction de se laisser dérober une cassette contenant trente cinq mille dollars…

L’information déclenche un scandale dont les remous semblent capables de faire chanceler la politique la mieux étayée. L’incident met aux prises les éternels partisans du Pour et ceux du Contre. Des hommes nourris d’utopies, de bananes et de tranches de soleil, des hommes congénitalement passifs, sortent de leur torpeur et se transforment soudain en contestataires virulents.

Bien que je ne comprenne pas un mot de créole, les gestes vengeurs et les vociférations me font craindre le pire. J’ai eu tort d’avoir peur. De cette flambée de colère, il ne reste bientôt que des cendres parmi lesquelles je découvre un étonnement général, des brindilles d’admiration, des traces d’envie.

Comment diable ce modeste Serviteur de Dieu s’y est-il pris pour amasser tellement d’argent dans un Pays aussi pauvre ? Certains ironisent sur la réalité des miracles, d’autres aimeraient bien connaître la clé du mystère.

Aucune comparaison ne peut être faite, quant à son importance, avec le vol dont je viens d’être victime. Néanmoins, j’entends faire bonne Justice et j’essaie de confesser le domestique soupçonné. En vain. Vertu outragée, se balançant d’un pied sur l’autre, il me jure

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sur tous les Saints qu’il est parfaitement honnête. Je finis par le croire. Jusqu’au moment où j’apprends que, selon le Culte Vaudou, le serment prononcé sur la pointe des pieds n’a d’autre valeur que celle de convaincre les ignorants. Ainsi, ce larcin me fait indirectement bénéficier d’un début d’initiation.

Dirigeant mes pas dans le désordre, je me retrouve sur la Frontière. Une Frontière sans douaniers. Il s’agit d’un quartier de la Capitale. Réservé, il doit son nom à un humoriste oublié. Sans doute par allusion à la limite entre les bonnes mœurs et les autres.

Là, dans le cadre factice d’une kermesse permanente, des baraques à définition accueillante ont été érigées. La moins sordide, « Le Paradis », abrite des Dominicaines. Charitables, elles professent sans complexe l’amour du prochain. Ces Dominicaines, à ne pas confondre avec les Couventines du même nom, sont les filles perdues de la République voisine.

Pour me changer les idées, je vais me réfugier au Club américain de Thorland. Dans le confort et l’impersonnalité, devant le traditionnel Whisky glacé, j’apprends que les Membres n’ont guère le temps de le fréquenter avec assiduité. Ils ne sont pas venus dans ce Pays pour s’amuser.

L’un d’eux s’en explique qui, s’étant fixé un court délai pour gagner son premier million de dollars, s’astreint à un travail intensif.

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Dans cette nature, pourtant particulièrement généreuse, il utilise un Procédé nouveau consistant, comme il le souligne avec humour, à pousser les fleurs à pousser. Des fleurs qu’il expédie chaque jour, par avion cargo, aussi bien à Chicago qu’à Los Angeles…

Un autre, un personnage officiel, m’éclaire sur le revers de ses nombreuses médailles car l’importance de sa Mission en fait un esclave à temps complet. Travaillant davantage que dans tous les Postes réunis qu’il a déjà occupés, il s’abrutit dans la confection détaillée d’innombrables Projets destinés à la modernisation du Pays. Sa seule satisfaction est de savoir que la réalisation de ses magnifiques anticipations peut intervenir dans deux ou trois années comme dans deux ou trois siècles…

Malgré leur indéniable intérêt, les expériences citadines ne suffisent pas à une curiosité plus spécialement axée sur la connaissance du Vaudou. Pour cela, il faut aller à l’aventure dans la campagne haïtienne.

Mon chauffeur semble porter des gants en toile émeri. Partout où ses gestes aboutissent, la peinture est marquée par un consciencieux limage. Heureusement, ses mains, longues et fines, sont également habiles et fortes. Elles lui permettent de se jouer, en virtuose, des énormes fondrières boueuses jalonnant l’épouvantable chemin que l’on ose qualifier de route.

Il conduit, et se conduit, avec une autorité surprenante. Qui vient sans doute de ma décision de

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lui abandonner l’initiative de notre itinéraire. À deux réserves près cependant. La première, qu’il passe par Léogane car je tiens à y visiter le local que l’Histoire a consacré comme étant la Maison de l’Indépendance ; la seconde, que nous ne revenions pas sans avoir assisté à une cérémonie du Vaudou.

Mes conditions l’ont transformé en Chef d’Expédition. Adoptant une attitude protectrice, il se lance dans un bavardage incessant naïvement destiné à affirmer ses connaissances générales :

– Ça, c’est les Américains. Ils sont venus avec de très grandes machines. Pendant longtemps, ils ont creusé des trous. Après, ils ont bouché les trous avec du ciment et ils sont partis en emportant les machines…

Mais là, un peu à l’écart, cette dizaine de cases en torchis armé de branchage, c’est le Village de sa jeunesse. À peine descendons-nous de voiture pour nous y rendre que, de ce coin apparemment désert, une multitude agitée, assourdissante, surgit et déferle à notre rencontre.

Chacun veut toucher, embrasser, ce fils prodigue revenu montrer aux siens qu’il ne les a point oubliés. Je ne suis pas convié à la fête improvisée aussitôt organisée, j’en fais partie. Pour la première fois, des mains ne se sont tendues vers moi que pour m’offrir les fruits de l’hospitalité.

Et, si je n’entends des mots créoles que le chant

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mystérieux, j’en comprends aisément le sens en le lisant sur tous ces visages éclairés par le même sourire sincère.

Au moment de repartir, alors que l’enthousiasme commence à faire place à une certaine tristesse, mon chauffeur cache son émotion sous une attitude joyeusement désinvolte. À ma grande surprise, il extrait du coffre de la voiture une invraisemblable quantité d’objets hétéroclites. Ce sont des cadeaux.

Sans se préoccuper pour leur répartition, il les dépose pêle-mêle sur l’herbe chaude. Je note que de la série de bassines émaillées jusqu’aux nombreux outils en passant par les pièces d’étoffes bigarrées, il ne s’agit que de présents utiles et que nul n’a fait un geste vers la richesse offerte. Les vivats avaient salué notre arrivée, le silence entoure notre départ.

Il y a beaucoup de villages. Ils sont beaux. Il y a aussi des petites villes. Elles sont tristes. Ici, c’est l’image du travailleur à la pauvreté généreuse ; là, le spectacle du paresseux à l’ambition agressive. D’un côté, la santé de l’effort ; de l’autre, la maladie de la facilité.

Dans la Capitale, cette maladie est dénoncée par l’abondance des uniformes. Dans les bourgades, le microbe attaque d’autant plus sournoisement que les galons sont invisibles. Si, d’aventure, un innocent touriste se voit accusé d’un quelconque méfait imaginaire, il se félicitera, comme je le fais, d’être

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accompagné par un chauffeur dont l’intervention à la foi autoritaire et diplomatique lui évitera une quarantaine généralement suivie d’hémorragie monétaire.

Mais l’humour ne perd jamais ses droits. Ceci compensant cela, je glane le savoureux récit d’une péripétie électorale :

Il était une fois deux amis d’enfance. Deux bons amis dont les opinions ne s’accordaient que sur le solide terrain de la réussite. L’un était Sénateur, l’autre voulait l’être.

Malheureusement, un facétieux hasard était venu troubler le jeu politique. Ils devaient, l’un pour assurer le renouvellement de son Mandat, l’autre pour en être investi, s’affronter dans la même petite ville. C’était gênant. Aussi bien, puissant et magnanime, l’esprit fertilisé par l’ambiguïté de la situation, le Sénateur avait-il conçu un plan ingénieux pour éliminer son opposant de la façon la plus élégante : au matin du jour de l’Élection, ils se dirigeaient ensemble, dans sa voiture toute neuve, vers la petite ville dont l’un, le soir même, repartirait en vainqueur…

S’il n’avait pu l’éviter, le candidat-parent pauvre avait fort bien éventé le piège. En parvenant à destination dans cet équipage, tel un valet, ses chances de victoire étaient nulles. Alors, démontrant une égale ingéniosité, il émet quelques doutes sur l’efficacité des