Jitsukaga, yamabushi des premières années de Meiji, et le shugendô · 2012. 6. 23. · A.-M....

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A.-M. Bouchy Jitsukaga, yamabushi des premières années de Meiji, et le shugendô In: Revue de l'histoire des religions, tome 193 n°2, 1978. pp. 187-211. Résumé La pratique de l'abandon du corps est bien connue au Japon par un certain nombre de textes qui permettent d'en faire remonter les débuts à l'êpoque de Nara. Or, non seulement l'authenticité, mais aussi la persistance de cette pratique jusqu'à l'ère Meiji, furent confirmées par les traditions orales et écrites relatives au "yamabushi" Jitsukaga. La vie de celui-ci, essentiellement vouée à l'ascèse dans les montagnes, et ce qui fit l'essentiel de sa foi et de sa pensée, sont en effet relatés par les écrits qu'il laissa et par ceux de ses fidèles. L'abandon volontaire qu'il fit de son corps en 1884, en se jetant du haut de la cascade de Nachi, confirmé par les récits de ceux qui sortirent son corps de l'eau et l'enterrèrent, est à l'origine du culte qui lui est encore rendu actuellement. C'est par là qu'il reçut l'appellation de « Jitsukaga Reijin » (âme divinisée). L'examen des textes de sa main ou des livres de prière et rituels qui étaient en sa possession, révèle que ceux-ci avaient pour principales sources à la fois le bouddhisme ésotérique et un ensemble de conceptions appuyées sur le Sûtra du Lotus ("Hokekyô"). C'est là un trait commun aux différents foyers du "shugendô", pour lesquels l'ascèse consistant à réciter ou à copier et enterrer ce sutra, est par excellence le moyen d'expier ses fautes et celle d'autrui, condition même de l'obtention de l'état de Bouddha en son corps ("sokushinjôbutsu"). L'époque critique que fut pour le bouddhisme et le "shugendô" cette période de Meiji, ne fut pas sans donner naissance à des mouvements d'opposition. C'est dans ce sens que l'on peut considérer la lutte isolée de Jitsukaga, qui tenta de restaurer la pratique essentielle pour le "shugendô" de l'entrée dans la montagne, sur toute la longueur du mont Omine, et fit preuve par ailleurs dans ses activités d'une volonté de préservation de la tradition. Ainsi l'abandon du corps du "yamabushi" Jitsukaga, qui en lui-même est l'ascèse ultime du "shugendô", doit-il en outre recevoir l'éclairage particulier de son époque pour trouver sa place dans l'histoire du "shugendô". Citer ce document / Cite this document : Bouchy A.-M. Jitsukaga, yamabushi des premières années de Meiji, et le shugendô. In: Revue de l'histoire des religions, tome 193 n°2, 1978. pp. 187-211. doi : 10.3406/rhr.1978.6665 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/rhr_0035-1423_1978_num_193_2_6665

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A.-M. Bouchy

Jitsukaga, yamabushi des premières années de Meiji, et leshugendôIn: Revue de l'histoire des religions, tome 193 n°2, 1978. pp. 187-211.

RésuméLa pratique de l'abandon du corps est bien connue au Japon par un certain nombre de textes qui permettent d'en faire remonterles débuts à l'êpoque de Nara. Or, non seulement l'authenticité, mais aussi la persistance de cette pratique jusqu'à l'ère Meiji,furent confirmées par les traditions orales et écrites relatives au "yamabushi" Jitsukaga.La vie de celui-ci, essentiellement vouée à l'ascèse dans les montagnes, et ce qui fit l'essentiel de sa foi et de sa pensée, sont eneffet relatés par les écrits qu'il laissa et par ceux de ses fidèles. L'abandon volontaire qu'il fit de son corps en 1884, en se jetantdu haut de la cascade de Nachi, confirmé par les récits de ceux qui sortirent son corps de l'eau et l'enterrèrent, est à l'origine duculte qui lui est encore rendu actuellement. C'est par là qu'il reçut l'appellation de « Jitsukaga Reijin » (âme divinisée).L'examen des textes de sa main ou des livres de prière et rituels qui étaient en sa possession, révèle que ceux-ci avaient pourprincipales sources à la fois le bouddhisme ésotérique et un ensemble de conceptions appuyées sur le Sûtra du Lotus("Hokekyô"). C'est là un trait commun aux différents foyers du "shugendô", pour lesquels l'ascèse consistant à réciter ou à copieret enterrer ce sutra, est par excellence le moyen d'expier ses fautes et celle d'autrui, condition même de l'obtention de l'état deBouddha en son corps ("sokushinjôbutsu").L'époque critique que fut pour le bouddhisme et le "shugendô" cette période de Meiji, ne fut pas sans donner naissance à desmouvements d'opposition. C'est dans ce sens que l'on peut considérer la lutte isolée de Jitsukaga, qui tenta de restaurer lapratique essentielle pour le "shugendô" de l'entrée dans la montagne, sur toute la longueur du mont Omine, et fit preuve parailleurs dans ses activités d'une volonté de préservation de la tradition.Ainsi l'abandon du corps du "yamabushi" Jitsukaga, qui en lui-même est l'ascèse ultime du "shugendô", doit-il en outre recevoirl'éclairage particulier de son époque pour trouver sa place dans l'histoire du "shugendô".

Citer ce document / Cite this document :

Bouchy A.-M. Jitsukaga, yamabushi des premières années de Meiji, et le shugendô. In: Revue de l'histoire des religions, tome193 n°2, 1978. pp. 187-211.

doi : 10.3406/rhr.1978.6665

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JITSUKAGA YAMABUSHI DES PREMIÈRES ANNÉES DE MEIJI

ET LE SHUGENDÔ

La pratique de V abandon du corps est bien connue au Japon par un certain nombre de textes qui permettent d'en faire remonter les débuts à Vêpoque de Nara. Or, non seulement l'authenticité, mais aussi la persistance de cette pratique jusqu'à l'ère Meiji, furent confirmées par les traditions orales et écrites relatives au yamabushi Jitsukaga.

La vie de celui-ci, essentiellement vouée à V ascèse dans les montagnes, et ce qui fit l'essentiel de sa foi et de sa pensée, sont en effet relatés par les écrits qu'il laissa et par ceux de ses fidèles. L'abandon volontaire qu'il fit de son corps en 1884, en se jetant du haut de la cascade de Nachi, confirmé par les récils de ceux qui sortirent son corps de Veau et l'enterrèrent, est à l'origine du culte qui lui est encore rendu actuellement. C'est par là qu'il reçut l'appellation de « Jitsukaga Reijin » (âme divinisée).

L'examen des textes de sa main ou des livres de prière et rituels qui étaient en sa possession, révèle que ceux-ci avaient pour principales sources à la fois le bouddhisme ésotérique et un ensemble de conceptions appuyées sur le Sûtra du Lotus (Hokekyô). C'est là un trait commun aux différents foyers du shugendô, pour lesquels l'ascèse consistant à réciter ou à copier et enterrer ce sutra, est par excellence le moyen d'expier ses fautes et celle d'aulrui, condition même de l'obtention de l'état de Bouddha en son corps (sokushinjôbutsu).

L'époque critique que fut pour le bouddhisme et le shugendô cette période de Meiji, ne fut pas sans donner naissance à des mouvements d'opposition. C'est dans ce sens que l'on peut considérer la lutte isolée de Jitsukaga, qui tenta de restaurer la pratique essentielle pour le shugendô de l'entrée dans la mon- Revue de l'histoire des religions, n° 2/1978

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lagne, sur toute la longueur du mont Omine, et fît preuve par ailleurs dans ses activités d'une volonté de préservation de la tradition.

Ainsi l'abandon du corps du yamabushi Jitsukaga, qui en lui-même est l'ascèse ultime du shugendô, doit-il en outre recevoir l'éclairage particulier de son époque pour trouver sa place dans l'histoire du shugendô.

Au moment où la restauration de Meiji, séparant bouddhisme et shinto, interdisait la pratique du shugendô1 et contraignait les yamabushi1 à se faire prêtres shintoïstes ou paysans, l'un d'entre eux, Hayashi Jitsukaga, non seulement continua cette pratique avec ferveur, mais encore alla jusqu'à « abandonner son corps » en se jetant du haut de la cascade de Nachi2 en l'année 17 de Meiji (1884). Si l'on en croit les

1. Shugendô et yamabushi. La forme religieuse la plus ancienne au Japon fut le sangaku shûkyô (religion des montagnes). Ceux qui la pratiquaient furent nommés yamabushi (celui qui couche dans les montagnes), terme dû à leur mode de vie. A l'origine, comme l'une de leurs pratiques essentielles fut d'assurer la permanence d'un feu, symbole des âmes des morts, qui étaient censées se rassembler dans ces montagnes où on les vénérait sous le nom de yama no kami (kami de la montagne), les yamabushi reçurent également le nom de hijiri (qui semble pouvoir s'expliquer par « celui qui contrôle le feu »). A cette forme originelle de religion japonaise vinrent s'ajouter des éléments empruntés à des croyances chinoises d'astrologie et de géomancie (ommyôdô ) et des éléments bouddhiques (en particulier des éléments d'ésotérisme et d'amidisme). L'ensemble regroupé sous forme de religion populaire se répandit dans le peuple.

Les yamabushi se rassemblèrent progressivement autour de montagnes devenues des centres de pratiques, donnant ainsi naissance au shugendô. Lorsque ces groupes de shugendô eurent tendance à se séparer en deux sectes (cf. n. 7 et 32), les éléments religieux du culte des yamabushi furent dogmatises par les doctrines ésotériques dont ils empruntèrent termes et notions. Mais ils s'appliquaient ici en fait à une réalité religieuse plus proche du chamanisme que de l'ésotérisme pur et se réclamant essentiellement de pratiques ascétiques dans les montagnes.

Cf. H. B. Earhard, A Religious Study of the Mount Haguro Sect of Shugendô, Tôkyô, Sophia University, 1970 ; Sh. Gorai, Yama no shûkyô, Tankôsha, 1970 ; Id., Konohagoromo, Tôyôbunko, 1975 ; G. Renondeau, Le Shugendô, histoire, doctrine et rites des anachorètes dits yamabushi, Cahiers de la Société asiatique, vol. XVIII, Paris, 1975 ; H. O. Rotermund, Die Yamabushi, Aspekte ihres Glaubens, Lebens und ihrer sozialen Funktion im japanischen Mitteralter, Monograhien zur Vôlkerkunde, V, Hamburg, 1968 ; T. Wakamori, Shugendôshi kenkyû, Tôyôbunko, 1972.

2. Nachi (cf. plan, p. 193). Nachi fait partie de l'ensemble des trois lieux saints de Kumano, le plus ancien centre du shugendô, qui est aussi terre de cette « religion des montagnes » (sangaku shûkyô) connue depuis avant l'époque de Nara. Ces trois lieux de pèlerinage et d'ascèses sont Shingû, Hongû et la montagne de Nachi.

Les deux particularités de Nachi sont d'une part le mont Myôhô, qui

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écrits qu'il laissa, ainsi que les inscriptions qu'il grava sur de nombreuses stèles et les traditions rapportées par les fidèles qu'il avait rassemblés, ce fut un yamabushi authentique qui s'adonna exclusivement à des pratiques rigoureuses d'ascèse et accomplit « l'abandon de son corps » selon la tradition la plus pure du shugendô*.

I. — Vie de Jitsukaga

Jitsukaga naquit en l'année 14 de l'ère Tempo (1843) au village de Sakashita du district d'Ena en la province de Gifu, sous le nom laïc de Hayashi Hiyohachi4. Dès l'âge de 10 ans environ et pendant toute sa jeunesse il fit partie du groupe de fidèles du Ontake de Sakashita, culte ayant pour centre le mont Kiso Ontake5 de cette même province et ayant pour

depuis l'Antiquité fut considéré comme une montagne où se rassemblent les âmes des morts et dont le culte était soutenu par les yamabushi, d'autre part la cascade de Nachi, qui fut à l'origine le lieu de purification où il fallait se rendre avant d'entrer dans la montagne sainte de Myôhô. La cascade en elle-mêma devint peu à peu un lieu de vénération et d'ascèse indépendant, près duquel furent érigés le temple Seigantôji et un sanctuaire shintoïste. Les yamabushi établirent également un parcours des 48 cascades se trouvant en amont de la grande chute, chacune étant un lieu de pratiques ascétiques, en vue d'obtenir des pouvoirs supérieurs et l'expiation des fautes.

3. Abandon du corps ou mort volontaire dans le but d'expier ses propres fautes et celles d'autrui (voir plus bas p. 208 sq.).

4. Hayashi Kiyohachi. On peut prendre connaissance de ce nom par les traditions écrites se rapportant à Jitsukaga : Gyôjakôshiki, Jitsukagagyôjason gojiseki, Jiisukagagyôj'a dembunshô (cf. n. 12), par les stèles et les tablettes mortuaires possédées par ses fidèles, et par les traditions orales.

5. Kiso Ontake. Montagne du district de Kiso en la province de Nagano. On trouve dans le Nishichikumagunshi les premières mentions du culte qui y fut rendu en 774 sur ordre de l'empereur, pour éloigner une épidémie sévissant alors. Au Moyen Age, aux croyances d'origine locale se joignirent celles du shugendô de Kumano, fixant pour divinité principale Zaôgongen (cf. n. 61). L'époque la plus florissante du culte du Kiso Ontake fut la période Muromachi (xvie siècle) ; la particularité en était une règle d'ascèse et de purifications extrêmement sévères (75 à 100 jours) avant de pouvoir monter au sommet. A l'époque d'Edo (fin du xvnie siècle) les disciplines furent simplifiées, ce qui permit ainsi l'accès de la montagne aux laïcs, tandis que parallèlement le culte y subissait une forte transformation shintoïste.

Actuellement les groupements religieux (ko), qui prirent naissance à cette même époque, poursuivent dans tout le Japon une activité très importante.

Cf. K. Ikoma, Ontake no rekishi, Kiso Ontake Honkyô, 1966 ; Id., Ontake jinja Shamusho, Kisoontake to Ontakejinja, 1956..

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pratiques de base des macérations purificatrices rigoureuses. A l'âge de 25 ans, lors de l'ascension annuelle du Ontake pour le rituel du ozatale6 (rituel de révélation d'oracles), suivant l'oracle reçu, il monta seul jusqu'à l'étang Sannoike proche du sommet où, selon la tradition rapportée, lui apparut le Roi-dragon (ryûô). C'est à la suite de cette révélation qu'il quitta brusquement sa famille et la vie laïque, laissant à Sakashita sa femme et son fils âgé de 2 ou 3 ans.

Il se rendit alors au mont Omine7, dans le but d'y pratiquer une ascèse rigoureuse, car, selon ses propres paroles, « plus que le mont Ontake, c'est là le lieu véritable des pratiques

6. Ozalate. L'un des buts des purifications et pratiques ascétiques du shugendô est de devenir un avec la divinité révérée et, par là même, d'obtenir les pouvoirs supérieurs qu'elle possède. L'un de ceux-ci est l'art de révélation et de prédiction, pratiqué en général par des femmes (miko), mais également par des hommes, en particulier les yamabushi.

C'est le cas du culte du mont Ontake, où après 1 000 jours d'exercices rigoureux, le pratiquant devient nákaza, c'est-à-dire atteint un état où il est capable de rendre des oracles.

Une telle pratique a lieu plusieurs fois par an, lors de cérémonies particulières au culte du mont Ontake, et porte le nom de ozatate. Assis devant les représentations des divinités par lesquelles il sera possédé, le nákaza (« place centrale ») fait face au yamabushi maeza (« place de devant »), qui lui pose les questions de la part des participants à la cérémonie. Aux quatre coins sont assis quatre yamabushi (shiien), dont la fonction est de protéger le nákaza contre les forces et esprits maléfiques qui pourraient l'assaillir. Les questions posées alors sont en général relatives aux événements de l'année à venir, aux récoltes, aux^ maladies et problèmes personnels.

7. Mont Ômine, Yoshino, Kumano. Le mont ômine est le centre par excellence des pratiques ascétiques du shugendô. Au nord de cette chaîne de montagnes se trouve Yoshino, en la province de Nara ; à son sud, en celle de Wakayama, Kumano. Les documents laissent apparaître clairement que Kumano comme Yoshino furent ouverts par le shugendô vers la fin du vne siècle. Cependant ce n'est que vers la fin du ixe ou le début du xe siècle que le chemin de montagne de la partie centrale reliant l'un à l'autre fut pratiqué.

Yoshino et Kumano possédaient tous deux des groupes de yamabushi très puissants, mais lorsque le shugendô de ômine par l'ouverture de la route centrale les unifia, c'est au mont ômine que vinrent pratiquer les yamabushi du Japon entier. Aussi le shugendô de ômine se répandit-il dans tout le pays, où furent imités et adoptés ses formes d'ascèse, ses groupements de yamabushi, sa doctrine et ses fondateurs. Cette hégémonie de ômine dans le Japon persista jusqu'au xive siècle, date à partir de laquelle des groupes de shugendô de chaque province devinrent peu à peu indépendants. Cependant au début du xviie siècle le gouvernement des Tokugawa imposant une réglementation au shugendô, contraignit tous les groupements de yamabushi à s'affilier soit au shugendô de Kumano (secte Honzan), soit à celui de Yoshino (secte Tôzan, cf. n. 32). Ceci fit que pour la deuxième fois le shugendô de ômine s'imposa dans tout le Japon.

Actuellement les deux sectes continuent les pratiques du mont ômine, en prenant cependant pour centre Yoshino. En effet, lors de la restauration

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ascétiques »8. Il semble qu'il ait tout d'abord séjourné au village de Zenki de Shimokitayama9. Il y reçut un enseignement et une formation de shugenja dans l'ermitage de Gokidô (Gyôjabô). On peut en effet prendre connaissance de ses activités d'alors par les fuda10 et les stèles commémoratives qu'il laissa dans cette région, de même que par ses propres écrits11 et ceux de ses disciples13.

Il fit d'abord jusqu'à l'an 4 de Meiji (1871) une période

de Meiji (1868), Kumano perdit toute activité de shugendô, devenant purement shintoïste. Tandis que Yoshino avec le temple du Kimbusenji Zaôdô, les ermitages de Sakuramotobô, Tônan-in, Kizôin, Chikurinin devint le lieu d'hébergement des yamabushi de tout le Japon lors des « entrées dans les montagnes ».

8. Paroles rapportées par les fidèles de l'église de Jitsukaga à Sakashita. 9. Zenki. La légende d'Ennogyôja, dit fondateur du shugendô, rapporte

qu'après avoir vaincu deux démons (oni) nommés Zenki et Goki Ennogyôja en aurait fait ses servants. (Légende également relatée par Jitsukaga dans le Tembôrin.) Les cinq descendants de Zenki, démon masculin porteur d'une hache, et de Goki, démon féminin porteuse d'une gourde, seraient à l'origine du village de Zenki. Celui-ci en effet fut formé jusqu'à l'époque Meiji de cinq ermitages de yamabushi s'enorgueillissant de cette lignée. Cette légende exprime à la fois les pouvoirs détenus par Ennogyôja et les yamabushi capables de dominer les esprits maléfiques, et la protection assurée par le yarna no kami (dont ces deux démons sont les incarnations) sur la loi bouddhique. En outre, selon le résultat de recherches récentes, ces légendes seraient aussi l'expression de l'aide effective matérielle que les habitants des villages de Zenki et Goki (Dorokawa), au pied du mont Ômine, apportèrent aux yamabushi en période de pratiques érémitiques dans la montagne. En leur assurant la nourriture, ils rendirent ainsi possibles les disciplines de longue durée sur les sommets et dans les grottes.

10. Fuda ou ofuda. Amulette de papier ou de bois sur laquelle est inscrite l'apparence ou la formule ésotérique d'une divinité bouddhique ou shintoïste, ainsi que l'efficacité qu'elle possède. Celle-ci est en général une protection contre toutes sortes de calamités naturelles et humaines. Les fuda sont déposés dans un oratoire ou sur un autel, ou fixés aux différents endroits de la maison à protéger, ou encore portés sur le corps, parfois même avalés.

Ici il s'agit de fuda de protection en bois, vénérés encore sur l'autel bouddhique de maisons des fidèles de Jitsukaga.

11. Ces ouvrages, dont la liste est donnée p. 196, sont en général des écrits au pinceau comme le Tembôrin, les dernières volontés, etc., conservées chez les descendants de ses fidèles, ou au temple. Shôbôji de Shimokitayama. Le seul texte imprimé est le Gyôjakôshiki, recueil des prières et formules utilisé lors des services de l'église Jitsukaga à Sakashita, et répandu parmi tousses disciples.

12. Texte gravé sur la stèle commemorative de l'église Jitsukaga à Sakashita. 21 avril de l'année 35 de Meiji (1902). — ■ Vie du révéré Jitsukaga (Jitsukagagyôjason gojiseki), récit de Kita Eizô,

disciple de Jitsukaga, copié par l'abbé du temple Shôbôji en l'année 40 de Meiji (1907).

— Vie relatée de l'ascète Jitsukaga (Jitsugakagyôja dembunshô), récit de Osawa Enkaku, disciple de Jitsukaga, copié par le prêtre actuel du sanctuaire shintoïste de Nachi (Shinohara Shirô) en l'année 41 de Meiji (1908).

— Nous avons tenu compte en outre des traditions orales rapportées dans tous les lieux où Jitsukaga vécut.

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de 1 000 jours d'ascèse (sennichigyô) essentiellement à Zenki, dans les grottes Shônoiwaya13 et Mûsôdô, que l'on dit avoir été inaugurées par Ennogyôja, ainsi qu'au mont Shaka14. Il reçut alors le titre de yamagomori gyôja ryôbû shôdaisendaisu (« grand sendatsu du Kongôkai et du Taizôkai15 pratiquant la retraite en montagne ». C'est un des plus hauts rangs parmi les yamabushi16).

13. Shôno iwaya. Grotte mentionnée dans de très anciens écrits du shugendô (Honchôhokkegenki, xie siècle), comme lieu de vie érémitique par excellence du mont ômine, en particulier pour les périodes d'hiver (fuyugomori). La légende de Nichizô Shônin (xe siècle), qui lui est attachée et rapporte comment l'ermite après avoir parcouru ciel et enfer y revint à la vie, exprime celle notion de renaissance après de dures ascèses, particulièrement liée aux grottes, lieu frontière entre ce monde et l'au-delà.

14. Mont Shaka. Sommet de 1 799 m, un des lieux d'ascèse du mont Ômine. 15. Kongôkai, Taizôkai. « Plan de diamant » et « plan de matrice » : expres

sions graphiques symboliques du monde, particulières au bouddhisme ésoté- rique, nommées mandala.

Utilisés à l'origine lors de la transmission secrète de l'enseignement de maître à disciple, ils devinrent par la suite objets de vénération. Le plan de diamant représente la sagesse, celui de matrice la compassion. En leur centre est situé le Bouddha Dainichi, entouré de ses multiples incarnalions de Bouddhas, Bodhisattvas, Myôô, etc. La compréhension de la loi complète est représentée par l'union des deux mandatas, nommés alors ryôbû ou ryôkai (les « deux mondes ») et considérés comme exprimant une réalité unique.

Dans le shugendô ils trouvèrent leur expression dans la nature. C'est ainsi qu'au mont ômine, la partie nord de Yoshino est appelée Kongôkai, la partie sud de Kumano Taizôkai ; elles se joignent à l'endroit nommé ryôbâwake « le partage des deux parties ». Théoriquement parcourir l'ensemble représente l'accession à une connaissance complète de la loi bouddhique. En outre, ce partage est également lié aux deux zones d'influence de l'ésotérisme shingon au Nord et de l'ésotérisme tendai au Sud.

16. Shôdaisendaisu. La hiérarchie des yamabushi est originellement établie d'après le nombre des « entrées dans la montagne » : — le yamabushi qui y entre pour la première fois est nommé Shinkyaku (nouvel

hôte) ; — au bout de trois autres « entrées dans lu montagne » (en général celles du printemps, de Tété et de l'hiver de la même année), il reçoit le titre de dôshû ;

— après trois autres celui de issôgi et ainsi, toutes les trois « entrées dans la montagne » suivantes, il reçoit ceux de : — nisôgi ; — sansôgi ; — sendatsu (guide) ; — daisendatsu.

Lorsqu'il a atteint le grade de daisendatsu, il a la capacité de conférer aux autres yamabushi Г « onction » ( Shôkanjô ) , à la fin de l'entrée d'automne dans la montagne. A cette occasion, et celle-ci seulement, il prend le titre de shôdaisendaisu ;

— enfin, lorsque lui-même a reçu la consécration spéciale de l'onction de Jinzen no shuku au mont ômine, il atteint le rang suprême de daiokke.

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-Hagurosan sL

Tateyama Nikkô _.__ A A i , Г Hakusan

Entre les années 5 et 10 de Meiji, il fit à nouveau une deuxième période de 1 000 jours d'ascèse à Jinzen no shuku17 du mont Omine, puis à Ushi no ishi du mont Odaigahara18. La rigueur de ses pratiques lui valut une renommée grandissante et il vit affluer vers lui des fidèles en grand nombre — parmi ceux-ci se comptaient les membres de la famille

17. Jinsen no shuku, Su±* le mont Ômine, qui relie Yoshino et Kumano par un chemin de crêtes, se succèdent 75 lieux où les yamabushi s'arrêtent pour prier ou accomplir des disciplines particulières lors de Г « entrée dans la montagne ». Ces 75 lieux nommés nabiki (« inclinations ») ou gyôba (« lieux d'ascèse ») portent également le nom de shuku (« lieux d'hébergement »), sur quelques-uns d'entre eux, en effet, est érigé un abri permettant l'hébergement. Parmi les shuku les plus célèbres se trouve Jinzen no shuku, sur l'emplacement duquel se dresse un petit temple. Celui-ci permet aux yamabushi de pratiquer des ascèses pendant un certain temps (leur ravitaillement étant assuré par le village de Zenki, qui se trouve un peu plus bas). A cet endroit a lieu également la cérémonie d'onction (shôkanjô) de la secte Honzan, qui confère le plus haut rang de^yamabushi.

18. Odaigahara. Montagne située à l'est du mont ômine, actuellement s'y dresse l'église d'ôdaigahara, essentiellement shintoïste, fondée il y a une cinquantaine d'années par Furukawa Kasamu, disciple lointain de Jitsukaga. Il y existe également un certain nombre de lieux d'ascèse célèbres.

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Kônoike d'Ôsaka19 — ainsi que plusieurs personnages de rang princier.

Lorsqu'en l'année 5 de Meiji (1872), le shugendô fut interdit, comme Jitsukaga, ne tenant pas compte de la loi, continuait ses activités de yamabushi, il fut mis en prison, mais bientôt relâché, à la suite d'une semaine de jeûne complet qu'il y fit.

A cette même époque, il accomplit les prières rituelles pour la construction d'une demeure (chintakukilô) du prince Arisugawa20, qui lui conféra alors le titre de « maître Jitsukaga, second yamabushi d'Ômine après Ennogyôja. » Ce fait témoigne de la relation étroite qui existait alors entre Jitsukaga et la famille princière21 malgré l'interdiction officielle du shugendô.

Vers la 10e année de Meiji (1877), Jitsukaga quitta ômine pour une période de long pèlerinage à travers le Japon. Son Journal de voyage, conservé actuellement au temple Shôbôji du village de Teragaito à Shimokitayama, relate en effet que, partant de Sakahita, son village natal, en 1878, il parcourut les provinces du centre, de l'est et du nord du Japon, dont il visita les lieux de culte et les montagnes saintes, et fut de retour à Nagoya en 1880 (Meiji 13). Achevant son pèlerinage par un retour à Sakashita, il y édifia une stèle reliquaire fsharitâ). Les reliques de celle-ci sont dites avoir été rapportées d'Inde par un membre de la famille Kônoike, en signe de reconnaissance pour Jitsukaga qui aurait opéré en sa faveur une guérison miraculeuse22.

19. Famille Kônoike. Famille de la ville d'Ôsaka, célèbre pour sa grande richesse, surtout à la fin de l'époque d'Edo et au début de celle de Meiji.

20. Prince Arisugawa. Arisugawa : famille princière de lignée impériale, dont l'influence était encore grande à l'époque de Jitsukaga.

21. La relation avec cette famille princière semble propre à Jitsukaga et non répandue parmi les yamabushi. Il en est de même pour ce titre qui ne fut pas attribué à un autre yamabushi.

22. La guérison des maladies fut l'un des rôles essentiels des yamabushi. Par les pouvoirs supérieurs (magiques) acquis par leurs ascèses, ils deviennent en effet capables de guérir les malades par des invocations, de faire tomber la pluie, etc. C'est selon le degré des pouvoirs ainsi acquis et manifestés qu'ils rassemblent autour d'eux les fidèles et chaque année se livrent entre eux à des « comparaisons de pouvoirs » (genkurabe), comme par exemple celui de marcher sur le feu ou de monter sur des échelles de sabres. Les relations de

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Puis quittant, cette fois définitivement, son village natal après y avoir célébré les funérailles de son père mort à son retour, il regagna le mont Omine. Là pendant deux années (de l'année 14 à l'année 16 de Meiji) il se consacra à des pratiques extrêmement rigoureuses, tout en accomplissant des œuvres à la fois sociales et religieuses23. En effet, il passa les périodes d'été en une existence érémitique à Nuta no shuku et à Uramukai près du village de Teragaito. Il réouvrit alors les anciens chemins du shugendô utilisés lors des « entrées dans la montagne » (mineiri), qui à l'origine reliaient Yoshino à Kumano24, mais qui au début de Meiji étaient impraticables dans la moitié sud. Il passa en outre les périodes d'hiver à Nachi, où il pratiqua l'ascèse de la cascade quotidiennement25. Enfin après l'accomplissement des pratiques hivernales de l'année 17 (1884), il se jeta, assis en position de zazen, du haut de la cascade de Nachi. Ses disciples trouvèrent son corps ayant conservé intacte cette position dans l'eau profonde au pied de la chute.

manifestations de pouvoirs, tels que celui de faire voler des pierres, ne vont cependant pas au-delà de l'époque de Heian (xne siècle), tandis que le pouvoir de guérir les maladies passe pour avoir persisté jusqu'à nos jours.

23. Ces œuvres sociales et religieuses ont elles aussi une longue tradition parmi les yamabushi. Ceux-ci en effet regroupèrent les fidèles en petites associations religieuses dont le grand nombre de faibles dons accumulés, tout en procurant aux donateurs l'assurance de la paix en ce monde et du bonheur dans l'autre, permettaient la construction de ponts, de routes ou de temples utilisables par tous. Pour regrouper les fidèles, les moines errants utilisèrent prêches (sekkyô, shôdô), descriptions de peintures de l'enfer et des moyens salvifiques (eloki), danse du nembulsu ( odnrinembutsu ) et pantomime religieuse (nembutsu kyôgen).

24. Yoshino, Kumano. Voir plus haut n. 7. 25. Ascèse de la cascade. Forme très ancienne d'ascèse au Japon, que l'on

retrouve également sous la forme du misogi shintoïste (purification par l'eau). Des lieux tels le Kiso Ontake (cf. n. 5), Kurama, Komagataki (Kyoto) en eurent une longue tradition. A Nachi (cf. n. 2), celle-ci remonte à des yamabushi tels Jôzô (xe siècle) et Chûsan (xe siècle, cf. Genkôshakushô), ou encore à Mongaku Shônin (xne siècle). Le Heike monogatari rapporte en effet que celui-ci pour expier un crime, pratiqua l'ascèse de la cascade avec une telle rigueur que, gelé par le froid, il perdit connaissance, mais fut sauvé par l'apparition de Fudômyôô et de ses deux servants (cf. n. 39).

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П. — La pensée de Jitsukaga

Les écrits laissés par Jitsukaga, permettent une approche de la pensée directrice de ce yamabushi. D'ordinaire la tradition du shugendô étant essentiellement orale, les chances d'en connaître le contenu sont très limitées. Jitsukaga semble avoir quelque peu échappé à la règle en laissant des écrits, certes rares, mais précieux, car ils permettent de savoir quel était l'état de la tradition du shugendô au moment même où, interdit, il subissait un dommage irréparable26. C'est ainsi par exemple que les cinq ermitages de Zenki disparurent l'un après l'autre à partir de cette date, ne laissant subsister aucun document capable de nous renseigner sur leurs activités, et ne sont plus actuellement représentés que par l'unique Onakabô. En ce sens Jitsukaga nous permet d'entrevoir quelque peu quelle fut la tradition de Zenki, car n'étant pas un fondateur, mais plutôt un continuateur de celle-ci, il s'est attaché à noter l'enseignement qu'il y avait reçu. En particulier l'ouvrage nommé Tembôrin (Propagation de l'enseignement de la loi)27, qu'il écrivit lors de sa période d'ascèse et de formation à l'ermitage de Zenki, nous renseigne à la fois sur les pratiques, les traditions et la doctrine fondamentales du shugendô.

L'essentiel de la doctrine exposée dans le Tembôrin est celle du Hokekyô (Sûtra du Lotus), dont des extraits y sont cités et expliqués. En outre on y trouve également des citations et commentaires du Kôzôkôshiki, du Gyôjakôshiki et de

26. Etat actuel du shugendô. Lors de la restauration de Meiji (plus exactement en l'année 5 de Meiji, 1872), le shugendô fut interdit par le gouvernement. Cependant à partir de 1887 reprirent progressivement une activité les seuls groupes de yamabushi de Yoshino, du Shôgoin (secte Honzan), du Daigoji (secte Tôzan) et du mont Haguro, continuant jusqu'à nos jours les pratiques de Г « entrée dans la montagne ».

Seul le shugendô du mont Ontake (cf. n. 5), ayant subi dès avant l'ère Meiji une forte influence shintoïste, ne fut pas interdit et possède actuellement des groupements très actifs dans tout le Japon.

27. Tembôrin. Shahon. Ouvrage écrit au pinceau de la main de Jitsukaga, découvert au temple de Shôbôji au cours d'une enquête en collaboration avec le Pr Sh. Gorai, sur les indications de l'église de Jitsukaga de Sakashita.

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Г Ennogyôjawasan28, des chants secrets (hika)29 utilisés lors de Г « entrée dans la montagne » (mine-iri), des traditions légendaires se rapportant aux montagnes du shugendô. Y sont rapportés également la vie d'Ennogyôja, fondateur légendaire du shugendô, et ses actes prodigieux, ainsi que toutes sortes de traditions sur le shugendô des monts Ômine et Katsuragi30. Enfin, la dernière partie est consacrée à l'exposition de la conception personnelle du shugendô de Jitsukaga31.

28. Kôzôkôshiki, Gyôjakôshiki, Ennoggôja wasan. Insérés dans le volume Shugendô du Nihondaizôkyô (p. 115 à 132). Relatent la vie et les faits prodigieux accomplis par le fondateur du shugendô, dans le but de célébrer celui-ci.

29. Hika. « Chants secrets » attachés en particulier à chacun des lieux d'ascèse du mont ômine, dont ils sont l'explication. Réciter ces chants revient à pénétrer le sens de l'ascèse qui y est attachée et à pratiquer cette ascèse elle-même. L' « entrée dans la montagne » étant une pratique secrète, la transmission à l'extérieur en était interdite ; aussi, peu de ces chants secrets nous sont-ils parvenus. Ces derniers ont été recueillis dans la partie Buchûhiden du volume Shugendô du Nihondaizôkyô. Actuellement seuls sont utilisés, ceux qui sont liés aux lieux d'ascèse de Kanenotorii, Kenukekô, Kanekakeiwa, Nishinonozoki, Byôdôiwa du mont ômine.

30. (Cf. plan p. 193.) Il existait dans le Japon plusieurs centres de shugendô. Le mont Katsuragi, à l'ouest du mont ômine, est dit avoir été ouvert par Ennogyôja. Ces deux montagnes formaient un tout où les « entrées dans la montagne » se faisaient successivement.

Les plus célèbres de ces montagnes du shugendô sont celles qui furent nommées les « neuf monts du Japon » : ômine (Kumano-Yoshino), Dewasanzan, Hikosan, Ishizuchisan, Hakusan, Tateyama, Fujisan, Nikkô, Okidaisen.

31. Dans cette partie du Tembôrin, Jitsukaga insiste sur les points suivants : — l'importance des pratiques authentiques, et non pas seulement des prêches,

pour atteindre soi-même et faire atteindre aux autres l'éveil. C'est ainsi qu'agirent tous les grands maîtres : Shakamuni, Kuji (Confucius), Môshi (Mencius) et Ennogyôja ;

— ces ascèses sont essentiellement les « entrées dans la montagne » aux monts ômine et Katsuragi ;

— les mérites ainsi acquis doivent être partagés avec tous les êtres vivants fit les morts (ekô) ;

— les sûtras et enseignements ne sont qu'un moyen (« comme le doigt qui montre la lune »), car l'atteinte de l'éveil est une transmission non verbale de cœur à cœur. Mais ils sont nécessaires. Ils furent utilisés non seulement dans le bouddhisme, mais aussi par tous les sages et les saints, dont les moyens diffèrent mais dont la base est identique ;

— la foi est l'élément fondamental. Entrer 33, 50 ou 60 fois dans les montagnes sans foi est vain, alors qu'une seule fois avec un cœur sincère est le chemin de l'éveil ;

— les grands maîtres et sendatsu, n'ayant atteint le nehan (le nirvana, c'est-à- dire la mort) qu'en apparence, sont toujours présents dans les montagnes de ômine et Katsuragi. Celui qui accomplit de cette manière des pratiques d'ascèse dans la mont

agne, est assuré d'obtenir la paix et la prospérité en ce monde, une longue descendance et d'atteindre, dans l'autre, la Terre pure sous la conduite d'Ennogyôja.

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Un autre écrit intéressant est le Gyôjahôshiki, livre de prières utilisé lors des services et rituels, en grande partie conforme aux livres couramment utilisés par les yamabushi, mais qui renferme aussi des wasan (hymnes) composés par Jitsukaga.

En outre, existent également les dernières volontés de Jitsukaga, écrites deux jours avant sa mort, son Journal de voyage, des carnets relatant les détails de la réouverture des routes de montagne des dernières années, des recettes de compositions médicales, des livres de divination, d'incantations rituelles, etc.

Il se dégage de ces écrits que la pensée de Jitsukaga reflète fidèlement celle du shugendô traditionnel. En effet, ayant reçu son enseignement à l'ermitage de Zenki, qui officiellement était rattaché à la secte Honzan (Tendai)32 et tout en plaçant le Hokekyô au centre de ses conceptions, il possédait néanmoins une grande connaissance de l'ésotérisme shingon et de la pensée Jôdo (Terre pure, amidisme). En outre il ne rejeta sans doute jamais complètement ce que lui avaient apporté les pratiques du Ontake de ses années de jeunesse, dont on retrouve les éléments mêlés à ceux précédemment cités. Le rapprochement de Jitsukaga avec un autre moine errant qui le précéda dans ses longs pèlerinages, Mokujiki

32. Sectes Honzan et Tôzan. La secte Honzan du shugendô fut reconnue au xie siècle par l'empereur Shirakawa lorsqu'il se rendit en pèlerinage à Kumano. Il lui conféra le titre de « secte Tendai jimonha » (par opposition au centre Tendai du Hieizan sammonha), sous la direction de Zôyô daisendatsu. Le quartier général de cette nouvelle branche Tendai fut tout d'abord le temple Onjôji ou Miidera. Ce fut là la reconnaissance des trois montagnes de Kumano, lieux d'ascèse, et le début de la secte Honzan, qui pratiqua les « entrées dans la montagne » par Kumano. Ensuite Zôyô ayant construit le temple Shôgoin à Kyôtô y transféra le quartier général Honzan, qui depuis le хше siècle y demeura. Cependant à partir du xive siècle la secte Honzan abandonnant l'itinéraire ď « entrée dans la montagne » par Kumano, en vint à commencer le pèlerinage par Yoshino.

Face à cette secte Honzan, un certain nombre de yamabushi, qui dès l'origine prirent Yoshino pour centre, déclarèrent Rigendaishi, fondateur du temple Daigoji-Sambôin (secte Shingon), également fondateur de leur groupe de shugendô. Ainsi formèrent-ils à partir de l'époque Muromachi (xve siècle), la secte Tôzan, qui s'opposa à la précédente. En particulier, aux xve et xvie siècles, les deux sectes luttèrent entre elles pour des raisons politiques. Enfin à l'époque d'Edo les yamabushi de tout le Japon durent faire partie de l'une ou de l'autre.

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Gyôdô33, et qui lui aussi avait considéré bouddhisme, shinto et confucianisme comme des enseignements conduisant au même but, permet de voir que cette forme de pensée syncré- tique était largement répandue à cette époque. Cependant si l'on cherche plus précisément ce qui en constitua le centre, il apparaît manifestement que c'est la notion ď « expiation des fautes » (melzusai) trouvant son origine dans le Hokekyô.

Selon celle-ci, toutes les fautes commises peuvent être rachetées par la pratique d'exercices rigoureux qui permettent d'atteindre l'accomplissement, en ce corps-même, de l'état de Bouddha (sokushin jôbutsu)u, et, par les pouvoirs supérieurs ainsi obtenus, de sauver tous les êtres vivants.

Dans l'introduction du Tembôrin, Jitsukaga exprime cette conception en ces termes :

« Ayant désormais atteint l'accomplissement de mon vœu d'autrefois, selon lequel je ne voulais considérer tous les êtres vivants autrement que comme mes enfants, je les ferai tous atteindre l'éveil et entrer dans la voie bouddhique. »

Ou encore :

« Une seule contemplation de la lettre A, A — Un sont le commencement de la voie bouddhique ; les semences, le commencement des choses ; les fautes, celui de l'enfer. »

33. Mokujiki Gyôja. Yamabushi (de la fin du xvnie et du début du xixe siècle). Sculpteur qui parcourut tout le Japon pendant une trentaine d'années en laissant sur les lieux de son passade un nombre très important de statues bouddhiques.

Sh. Gorai, Bishô butsu, Tankôsha, 1966 ; S. Yanagi, Mokujiki Shônin, Yanagi Sôsetsu senshû, 9.

34. Sokushinjôbutsu. Depuis la forme la plus primitive de la religion japonaise, « entrer dans la montagne » eut pour but l'acquisition des pouvoirs supérieurs possédés par les âmes — yama no kami qui y résident, et avec lesquelles le yamabushi s'unit par son ascèse. Lorsque le bouddhisme s'implanta au Japon, la notion ésotérique de sokushinjôbutsu (« atteindre en ce corps l'état de Bouddha ») vint s'appliquer sur cette conception ancienne. Aussi plus que le sens de méditation intérieure par laquelle corps, parole et esprit s'unissent à Dainichi Nyorai dans l'ésotérisme, en vue d'atteindre l'esprit d'éveil, le sokushinjôbutsu des yamabushi revêt un caractère encore proche de l'attitude religieuse sur laquelle il s'est greffé : l'ascèse détruit les souillures de l'être et par là même le rend capable de s'unir aux âmes — ou à Dainichi Nyorai, dont il acquiert ainsi les pouvoirs supérieurs, lui permettant de pratiquer divination, guérison des maladies, etc.

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Déjà, à l'époque de Nara avec l'édification des temples Kokubunniji35, le Hokekyô s'était trouvé lié à cette conception de l'expiation des fautes. Par la suite, comme le montrent des récits du Konjaku-monogatarim, cette relation se perpétua et demeura extrêmement vivante à l'intérieur da shugendô. C'est en conformité avec une telle tradition que Jitsukaga exprima cette pensée dans ses dernières volontés et en faisant des copies du Hokekyô qu'il enterrait ensuite sous des stèles37. Son existence de yamabushi commencée avec le shugendô du culte de Kiso Ontake fut toujours placée sous la règle de pratiques accomplies avec le corps ayant pour but cette purification intérieure. Celles-ci consistèrent en des macérations corporelles et rituelles rigoureuses, en « entrées dans la montagne » à Ôminc et Katsuragi, ainsi qu'en périodes d'érémi- tisme dans les montagnes. Là se manifeste la particularité du shugendô qu'est cet esprit de pratiques concrètes. C'est ainsi que pour Jitsukaga le fait d'entrer réellement dans les man- dalas non pas uniquement de la doctrine, mais plutôt de la nature, et de gravir l'estrade de l'onction (kanjô) des montagnes, permet d'obtenir les pouvoirs supérieurs (gen) du shugendô et d'atteindre l'état de Bouddha en ce corps, chose qu'il se proposa de réaliser totalement par l'abandon volontaire du corps. Cependant après sa mort, cet enseignement de pratiques rigoureuses qu'il avait lui-même répandu, perdit sa forme originelle et se divulga en prenant une forme de croyance populaire, moyen d'obtention d'un salut immédiat.

35. Kokubunniji. Lors d'une grande épidémie en 737, l'empereur Shômu fit entreprendre la construction dans chacune des 66 provinces du Japon d'un temple de moines et d'un temple de nonnes, afin qu'y soient faits des services, des récitations et des copies de sûtras (Hokekyô, Ninnôhannyakgô, Konkômyôkyô) pour le retour à la prospérité. Les temples de moines reçurent l'appellation de Konkômyôshitennô gokokunotera ou plus brièvement Kokubunsôji, Kokubunji), ceux des nonnes celui de Hokekyômetsuzainotera (ou plus brièvement Kokubunniji, Hokkedera). Ces derniers prenaient ainsi officiellement un nom reliant le Sûtra du Lotus (Hokekyô) à l'expiation des fautes (metsuzai), et plus particulièrement de celles des morts lors des épidémies.

36. Vol. 14, récit 8 : « Histoire du moine qui fit la rencontre d'une jeune fille dans la montagne de Tateyama en Etchû. »

Vol. 14, récit 6 : « Histoire de la femme de Shoshô de la province d'Etchû, qui après sa mort tomba dans l'enfer de Tateyama. »

37. Hokekyô shakyô kuyôlô, encore appelées Nyôhôkyô.

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En effet, sur sa tombe, qui se trouve dans le cimetière de Nachi, est gravée l'inscription suivante :

« A celui qui vient prier et s'incliner sur cette tombe en y déposant une fleur et un bâton d'encens, est accordée à l'instant même la suppression des souffrances éprouvées à travers la vie et la mort durant huit milliards de kalpa, à causes des fautes qu'il a commises. Le pèlerin venu en ce lieu obtiendra en outre la paix en ce monde et en l'autre...

« ... Celui qui entrera à l'ombre de cette stèle verra toutes ses fautes effacées sans exception, et il lui sera accordé tout comme il le demande, la paix en ce monde, et en l'autre le bonheur éternel. »

Ainsi prit naissance la croyance au fait qu'un simple pèlerinage sur la tombe de Jitsukaga permet d'obtenir l'expiation des fautes et, par voie de conséquence, une existence sans troubles ni maladies et une destinée posthume bienheureuse. La renommée de cette croyance se répandit au point qu'en ces années de Meiji qui suivirent la mort de Jitsukaga, les pèlerins qui se rendaient sur la tombe du yamabushi furent plus nombreux que ceux qui allaient en pèlerinage au sanctuaire de Nachi. Ajoutons que cette croyance populaire, devenue très vivante parmi les habitants du village de Nachi, subsiste encore de nos jours.

III. — Culte, rituels et pratiques ascétiques

A) C'est à travers croyances et pratiques que s'affirma et s'exprima la pensée de Jitsukaga. Ainsi est-il nécessaire de connaître quels furent les objets principaux de sa vénération, ainsi que la nature des rituels et des cultes par lui accomplis.

Jitsukaga, conformément à la tradition du shugendô, plaça Fudômyôô3* au centre du culte qu'il pratiqua. Il exprima

38. Fudômyôô. Divinité du bouddhisme ésotérique dont le culte prit au Japon une importance exceptionnelle dès les époques de Nara et Heian. De nos jours encore Fudômyôô est la divinité centrale du shugendô, représentant (sous la « forme de colère », funnuggô) Dainichi nyorai, Bouddha central de l'ésotérisme.

Dans le shugendô, Fudômyôô est particulièrement lié à l'ascèse de la cascade et à la pratique du дота (cf. n. 40). Eau et feu étant les moyens de purification par excellence, ils sont ainsi ceux qui éloignent toute force maléfique.

rhr — 10

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l'importance de celui-ci par les statues qu'il en sculpta lui- même, par l'usage qu'il fit du Fudômuôôkyô?9, par les rituels, et plus particulièrement les дота10, ainsi que par le grand nombre de lieux de pèlerinage dédiés à Fudômyôô qu'il visita.

En second lieu vient le culte qu'il rendit à Kujakumyôô*1, dont la tradition du shugendô rapporte qu'Ennogyôja utilisait couramment les incantations42. Là encore, ces rituels de Kujakumyôô, plutôt qu'un sens purement bouddhique, comportent une signification beaucoup plus courante de protection magique contre toutes sortes de maux et forces maléfiques, et de demande de prospérité. Ils furent aussi surtout utilisés en tant que prières pour demander la pluie (amagoi) ou l'arrêt de la pluie. C'est sous cette forme qu'ils se répandirent largement dans les milieux populaires. C'est aussi dans ce but que les utilisa Jitsukaga, essentiellement en recopiant le Kujakumyôô enterré ensuite sous des stèles en vue de la prospérité et la protection de villages ou de familles.

On trouve ainsi de nos jours des stèles portant une inscription comme la suivante, dans les villages de Kamiki- tayama et Shimokitayama :

« Stèle rituelle du Kufakumyôôkyô 1 lettre - 3 prosternations

39. Une des copies du Fudômgôôkyô de la main de Jitsukaga est conservée dans la famille d'un de ses disciples.

40. Goma. Service du bouddhisme ésotérique centré sur la pratique consistant à faire brûler un brasier tout en récitant des invocations. Selon la doctrine ésotérique, le goma est un moyen d'atteindre l'éveil en « brûlant les passions ». Dans le shugendô, le goma comporte plutôt le sens d'éloigner toutes les forces maléfiques et calamités, que l'on rencontre dans des formes plus anciennes de la religion populaire japonaise. Il est pratiqué soit sur des demandes particulières, spécialement en cas de maladie, soit dans les cérémonies des temples ou dans les montagnes. Dans ce cas, il s'agit d'un goma de très grande dimension fait à l'extérieur. Dans la plupart des cas et surtout dans le shugendô, la divinité sous le patronage de laquelle il est placé est Fudômyôô.

41. Kujakumyôô. Le « roi de science paon » : divinité du bouddhisme ésotérique. Le paon mangeant insectes et serpents venimeux en est venu à être considéré comme ayant le pouvoir de faire disparaître tous maléfices et maux. Six sûtras lui sont consacrés.

42. Ennogyôja et Kujakumyôô. Le recueil d'anecdotes de l'époque de Nara Nihonryôiki (vol. I, récit 28) est le premier à mentionner cette utilisation par Ennogyôja du rituel de Kujakumyôô. Une autre référence se rencontre également dans le Konjakumonogatari (vol. XI, récit 3). Ennogyôja y est dit avoir obtenu de celui-ci la possession de pouvoirs merveilleux, en particulier ceux de la maîtrise des démons et forces maléfiques.

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paix dans l'univers protection de tous les êtres abondance des cinq céréales sécurité pour tout ce village prospérité pour tous les foyers donateurs. »

Un autre objet important de culte pour Jitsukaga est Marishiten*3. Le culte rendu à Marishiten, tout particulièrement florissant à l'époque d'Edo surtout parmi les guerriers, se trouve en outre au centre des rituels du Ontake, point de départ de la vie de yamabushi de Jitsukaga. Il est vénéré lui aussi comme protecteur contre les calamités et forces mauvaises. L'une des statues de Marishiten transmise par Jitsukaga est ainsi encore vénérée de nos jours dans un petit oratoire du village de Sada (Shimokitayama) comme protecteur des champs, contre les ravages effectués par les sangliers et les apparitions d'esprits maléfiques.

Comme autres figures de culte ou rencontre également Bishamonten4* et Myôken*5. Ce dernier lié au culte des étoiles est cependant plus généralement vénéré pour sa protection contre maux et calamités naturelles. Jitsukaga en possédait une statue dans son oi : autel portatif en bois que les yamabushi portent sur le dos lors de leurs déplacements. Et si l'on en croit son Journal de voyage, les lieux où Myôken était

43. Marishiten. Divinité bouddhique, représentée montée sur un sanglier, qui est dit être la symbolisation de la lumière solaire. Le sùtra de Marishiten (Marishilengyô) explique que si l'on récite les incantations et forme les mudrâs de Marishiten, on obtient l'invisibilité (ongyô), ce qui permet ainsi d'échapper à ses ennemis.

44. Bishamonten. Divinité bouddhique qui, à l'origine, est l'un des quatre Tennô (dieux rois), représentés sous forme de guerriers, qui protègent le monde aux quatre directions. Cependant, en tant que gardien du nord, Bishamonten prit une importance particulière, et son culte devint indépendant.

On peut citer le temple de Kurama, au nord de Kyoto, consacré à Bishamonten protecteur de la capitale, depuis l'époque de Heian. Or la montagne de Kurama fut elle-même un centre de yamabushi.

En outre, le caractère originel de protecteur contre tous maux se transforma en celui de divinité apportant bienfaits et fortune. Bishamonten fut ainsi placé parmi les sept divinités du bonheur (Shichifu.ku.jin).

45. Myôken. Divinité personnifiant l'Etoile polaire et la Petite Ourse, dont le culte fut très important en Chine. Au Japon, à l'origine, seul l'empereur pouvait en célébrer le culte, puis à l'époque de Kamakura celui-ci se popularisa. La signification prise par ce culte fut l'éloignement de tout maléfice, et l'acte de faire jaillir du feu en fut la pratique centrale.

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vénéré furent également visités par le yamabushi lors de son pèlerinage de deux années.

Ennogyôja, considéré et révéré comme le fondateur du shugendô, tout particulièrement à Ômine et Katsuragi, fut également vénéré par Jitsukaga, qui en portait la statue dans le oi qu'il possédait. En outre, la figure ďEnnogyója apparaît constamment comme modèle et protecteur dans les livres de prières ou les écrits du yamabushi. Si l'on considère que Jitsukaga reçut le titre de « second yamabushi d'Omine après Ennogyôja »46, le lien entre ces deux shugenja situés aux deux extrémités de l'histoire du shugendô apparaît tout particulièrement marqué.

Enfin, ce que l'on peut considérer comme étant une particularité du shugendô est la vénération à l'égard du Bodhi- sattva Kannon et du Bouddha Amida. En effet, si le shugendô a pour doctrine fondamentale l'ésotérisme (mikkyô), il ne saurait cependant être considéré comme s'y limitant. Bien plutôt, l'une des causes de l'importance qu'il prit dans la vie religieuse japonaise apparaît comme étant la capacité d'intégrer et d'amalgamer des croyances diverses d'origine japonaise ou étrangère, dont il fit preuve. Et le lien qui s'établit entre les croyances japonaises les plus anciennes relatives aux montagnes, d'une part, et l'amidisme47 d'autre part, peut être tenu pour l'un des apports du shugendô.

En outre, dans le cas de Jitsukaga, l'amidisme et la vénération envers Kannon sont directement reliés à Kumano (Amida) et Nachi (Senju Kannon)48, qui constituaient l'un

46. Cf. n. 21. 47. Les montagnes furent considérées au Japon comme le lieu où s'assem

blent les âmes des morts, depuis une date très lointaine. La liaison de cette notion avec le bouddhisme fit que la terre pure du Bouddha Amida fut localisée au-delà des montagnes. On peut, par exemple, en trouver l'expression dans ces peintures nommées yamagoe no Mida, où Amida apparaît derrière une chaîne de montagnes.

(Yamagoe no Mida : Dans son article Tenshô no bi, Nihon no monyô, Kyoto, Kôrinsha, 1974, le Pr Sh. Gorai a montré qu'il faut préférer cette expression, en usage dans les temples où une telle peinture est conservée, à celle de yamagoshi no Mida qui a été forgée par certains spécialistes de l'art.)

48. Cette consécration des plus anciens lieux religieux proprement japonais à des divinités bouddhiques porte le nom de honjisuijaku (« manifestation locale de la vraie nature (du Bouddha) »).

Cette assimilation se fit par étapes, les kami japonais passant progres-

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des plus anciens centres où les âmes des morts passaient pour se retirer. C'est ainsi que de telles notions s'étaient trouvées liées à celle de l'expiation des fautes au moyen de pèlerinages ou de pratiques d'ascèse en ces lieux permettant d'obtenir la renaissance en Terre pure49.

B) Jitsukaga se consacra essentiellement à de rigoureux exercices dans les montagnes, où il pratiqua l'érémitisme durant toute sa vie de yamabushi, sous la forme de plusieurs périodes successives de 1 000 jours de retraite. Lors de cet éloignement du monde, comme il est courant dans le shugendô, outre les travaux de copie de sûtras occupant la majeure partie du temps et les rituels quotidiens (gongyô), les disciplines ascétiques consistent en un jeûne complet effectué pendant un temps plus ou moins long (danjiki), ou une réduction de nourriture (une poignée de céréales par jour) exclusivement végétale (mokujiki), ou encore en une suppression de toute nourriture cuite au feu (himonodachi). Là encore, le fait que Jitsukaga pratiqua souvent la diète végétale en se nourrissant exclusivement de sarrazin fut intégré dans la croyance populaire qui prit naissance après sa mort. Et de nos jours encore, lors de l'anniversaire de sa chute dans la cascade de Nachi, les fidèles qui se rendent sur sa tombe, ou célèbrent ce jour aux divers lieux où il vécut, ont coutume de jeter sur la stèle commémoratoire de ces endroits de la farine de sarrazin.

Une autre forme de discipline ascétique pratiquée par Jitsukaga est celle de l'ascèse de la cascade, consistant à rester sous la chute d'eau quotidiennement pendant un temps

sivement du rang de protecteurs des Bouddhas à celui de manifestations inférieures. Les divinités japonaises prirent ainsi le nom de gongen (« manifestations provisoires »).

A ce point de vue les trois montagnes de Kumano sont particulièrement célèbres. La relation de leurs divinités avec leurs honji respectifs est faite, par exemple, dans le Kumanogongen Gosuijaku engi datant de l'époque de Heian et, sous forme légendaire, dans le Kumano gohonji no sôshi de l'époque Muromachi.

49. Nachi est connu depuis l'époque de Nara comme lieu de pratiques d'ascèse rigoureuse effectuées par les yamabushi dans ce but.

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déterminé tout en récitant le Hannya shingyô50 et les formules ésotériques de Fudômyôô.

Cette forme d'ascèse, extrêmement répandue dans tout le Japon et plus particulièrement liée au culte se rattachant à Fudômyôô, exista très tôt à Nachi, dont la cascade est la plus célèbre du Japon. Elle y était considérée comme moyen d'expiation des fautes. En outre, du fait qu'elle constituait le rituel de purification essentiel au mont Ontake, et était la pratique ascétique exécutée dans le célèbre uragyôba (« lieu d'ascèse de derrière ») de Zenki, tous deux lieux où Jitsukaga reçut sa formation de yamabushi, on ne saurait s'étonner que celui-ci lui ait accordé tant d'importance.

Outre Nachi où il se rendit tous les hivers de la dernière période de sa vie, les cascades de Uramukai et de Nanairo (Shimokitayama) sont connues comme lieux où il pratiqua cette ascèse.

Conjointement à ces disciplines de caractère érémitique, Jitsukaga se livra également à d'autres de caractère itinérant. Ce sont d'une part en automne le parcours des 75 oratoires (nabiki) du mont Ômine reliant Yoshino à Kumano, et au printemps celui des 28 stèles érigées sur les sûtras recopiés et enterrés du mont Katsuragi.

A plus vaste échelle, mais appartenant également à la tradition du shugendô, est le long pèlerinage qu'il entreprit lors des années 11 à 13 de Meiji. En effet, conformément à une pratique suivie à l'époque d'Edo, Jitsukaga suivit les routes de pèlerinage reliant les lieux de culte et les montagnes saintes du Japon fixées par l'usage. Les chemins qu'il emprunta sont identiques à ceux que l'on peut trouver notés dans d'autres journaux de voyage de yamabushi de ces périodes. Les lieux où le Bodhisattva Kannon et Fudômyôô

50. Hannyashinggô. Le « sûtra du cœur de la sapience », le plus court des sûtras bouddhiques et le plus récité par les yamabushi lors des services, des дота, devant les oratoires lors des « entrées dans la montagne », durant l'ascèse de la cascade. Ce sûtra étant l'explication et la célébration de la notion de vanité (kû), peut-être peut-on voir là l'accaparement de cette notion par la religion populaire au sens de : créer le vide, c'est-à-dire d'écarter toute force maléfique.

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sont vénérés y sont particulièrement nombreux. Parmi les lieux les plus célèbres auxquels il se rendit, on trouve dans son Journal de voyage : Hakusan, Toyama, Tateyama, Toga- kushiyama, Zenkôji, Fujisan, Ôyama, Enoshima, Tsuruo- kahachiman (Kamakura), 10 temples de Tôkyô, Naritasan, Katorijinja, Kashimajinja, Tsukubasan, Kabasan, Nikkô, Yudonosan, Hagurosan, Kinkazan, Nakamuramyôken, Ôta- myôken, Hakone, Kômyôsan, Akibasan, Hôraijisan.

Autant de lieux centres du shugendô et des croyances populaires, où les pèlerins (rokubu)51 venaient déposer des copies du Hokekyô, ensuite remplacées par de simples fada à leur nom, dans le but d'obtenir ainsi le rachat de leurs fautes.

C) Jitsukaga entreprit aussi des activités sociales et religieuses, plus spécialement dans les dernières années de sa vie. L'une d'entre elles fut, comme on l'a déjà vu, la réouverture des chemins du shugendô du mont Omine, qui étaient alors impraticables à partir du lieu dit Taikônotsuji, situé au-dessus de l'ermitage de Zenki. Pour cela il mit à contribution un certain nombre de ses fidèles de Shimokitayama. Son intention était de reconstituer le parcours entier de Yoshino à Kumano utilisé par les yamabushi lors des « entrées dans la montagne ».

Gomme action à la fois religieuse et sociale, il pratiqua surtout la guérison des maladies par invocations, mais également par moxa et remèdes, dont on a conservé des méthodes de composition écrites de sa main. Ce fut l'une des causes qui fit que se rassemblèrent autour de lui en grand nombre des gens qui, guéris par lui, devinrent ses fidèles et répandirent sa renommnée52.

Ces fidèles étant devenus nombreux, Jitsukaga forma pour

51. Rokubu. Abréviation pour rokuj ûrokubu, terme désignant moines errants, yamabushi qui se rendaient dans le temple principal (Kokubunji, cf. n. 35) ou le sanctuaire principal (Ichinomiya) de chacune des 66 provinces du Japon. Là ils déposaient en offrande « un volume » (ichibu), c'est-à-dire huit chapitres, du Hokekyô qu'ils avaient préalablement copié. On rencontre la première mention de ces pèlerins au xive siècle, sous le nom de rokujûrokuhijiri {Taiheiki, chap. 5).

52. Ce phénomène est à rapprocher de celui des shinkô shûkyô (nouvelles religions) telles Tenrikyô, Sôkagakkai, etc., qui prirent cependant une importance beaucoup plus grande.

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eux des associations religieuses aux différents lieux où il séjourna : son village natal et la province environnante, les villages de Kamikitayama et Shimokitayama, Nachi, Osaka, sous le nom de Busshôkô (Association de la Naissance du Bouddha).

Cette forme de regroupement fut très utilisée par les yamabushi qui recueillaient ainsi de l'argent utilisé alors pour faire construire des temples, routes, ponts, sculpter des statues, célébrer des cérémonies, assurant par là aux donateurs les mérites devant leur procurer bienfaits spirituels et matériels, et bonheur dans l'autre monde. Plus communément ces associations portent le nom de senninkô (association de 1 000 personnes). De nos jours les Busshôkô fondés par Jit- sukaga subsistent, comme le montrent les pèlerinages qu'ils entreprennent, ou les stèles érigées par eux en l'honneur du yamabushi. Et même, celui qu'il fonda dans son village natal prit une telle importance qu'actuellement il existe sous le nom ď « église de Jitsukaga » de Sakashita, dont les fidèles sont plus de 200.

D) Enfin, la dernière façon dont Jitsukaga exprima sa pensée et ses croyances spirituelles fut la mort qu'il choisit. La mort volontaire a une lointaine origine dans le bouddhisme tant indien que chinois, plus particulièrement sous la forme d'autocrémation. Celle-ci trouve son modèle dans le Hokekyô53 avec la signification d'une offrande de soi-même au Bouddha comme accomplissement d'un vœu dans l'intention de procurer le salut à tous les êtres vivants. Deux thèmes qui se retrouvent constamment dans la pensée de Jitsukaga.

L'un des plus anciens témoignages de l'abandon volontaire du corps au Japon, sous la forme de mort par précipitation, se trouve sur une peinture du Tamamushinozushi5* du

53. Yakuôbosatsu honjibon, chap. 53 du Hokekyô. 54. Tamamushinozushi. Le Zushi est destiné à renfermer la statue boud

dhique vénérée. Il peut avoir la forme d'une simple boîte à deux battants, ou des formes beaucoup plus recherchées. C'est le cas du Zushi cité ici, qui date du vne siècle. La partie haute représente un temple, la partie basse est décorée sur les quatre faces de scènes de la vie du Bouddha. L'une d'entre elles montre le Bouddha se jetant du haut d'une falaise en pâture aux tigres.

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Hôryûji55, nommée shashinshikôzu. On le trouve également relaté par exemple dans le recueil d'anecdotes de l'époque de Nara nommé Nihonryôiki5^. Il y est rapporté comment un yama- bushi se donna la mort en se précipitant du haut d'un précipice du mont ômine. Dans le shugendô, l'abandon réel du corps en vue de l'expiation des fautes fut transformé par la suite en une discipline ascétique pratiquée lors de Г « entrée dans la montagne », et portant, au mont Omine, le nom de Nishi no nozoki (Roche d'où le regard plonge dans la vallée)57 ou Byôdôiwa58.

Enfin Nachi et Kumano, par la relation existant entre ces lieux et le pays des morts — terre pure d'Amida, ou point de départ pour se rendre au Fudaraku59 du Bodhisattva Kannon,

55. Hôryûji. Temple construit au vne siècle par Shôtoku Taishi. C'est l'un des sept grands temples de Nara.

56. Vol. II, récit 1 : « Histoire de celui dont la langue sans pourrir demeura à réciter le Hokekyô dans son crâne blanchi ».

57. Nishinonozoki. Lieu d'ascèse du Sanjôgatake. Paroi rocheuse verticale d'une centaine de mètres, en haut de laquelle les sendatsu suspendent tête en bas les yamabushi, en les retenant au moyen de cordes. C'est l'ascèse de la « pesée des œuvres » (gônohakari), au cours de laquelle le yamabushi ainsi suspendu doit avouer ses fautes. Ce fut sans doute à l'origine un endroit d'où eurent lieu de réels abandons du corps.

58. Byôdôiwa. Lieu d'ascèse voisin du précédent. Ce terme est en fait l'altération de gyôdôiwa « roche dont on fait le tour ». Cette seconde appellation est en effet utilisée dans le Buchûhiden. Le chant secret (cf. n. 25) qui lui est attaché permet de penser à la réalité de la mort volontaire par précipitation dans la vallée qu'elle surplombe. Celle-ci est en effet nommée akodani, ce qui à l'époque de Heian signifiait « vallée de l'abandon du corps ».

L'ascèse en ce lieu consiste à faire le tour de cette roche en surplomb au-dessus du vide. A une époque plus ancienne, cela pouvait se poursuivre un nombre de fois successives excessivement important.

59. Fudaraku. Ou Polalaka dans le bouddhisme indien. C'est ainsi que fut nommée la terre sainte du bodhisattva Kannon, située mythiquement au sud de l'Inde. Au Japon, la région de Kumano, qui depuis l'Antiquité avait été appelée « pays des morts », fut considérée comme l'un des points de départ vers cette terre. Il semble que le bouddhisme se soit lié là à la coutume beaucoup plus ancienne de l'immersion des morts dans la mer, de celle-ci naquit la conception d'un « pays des morts » au-delà de la mer, parallèlement à celui des montagnes. Procéder à une telle immersion devait assurer aux âmes des morts un bonheur éternel.

Aussi existe-t-il sur le rivage de Nachi un temple nommé Fudarakuji, dont au xnie siècle le fondateur Chijôbô se fit enfermer vivant dans un bateau à destination du Fudaraku. Cet acte, fait en expiation de ses fautes, devait lui assurer une renaissance dans le Fudaraku [Azumakagami, 2e année de l'ère Jôei). La plus ancienne relation d'un acte semblable se trouve dans le Kumanonendaiki, avec le départ de Keiryû Shônin au xe siècle pour le Fudaraku. Mais l'authenticité ne saurait en être affirmée.

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sont également rattachés à la fois à la mort volontaire, à la renaissance en Terre pure et à l'atteinte de l'état de Bouddha en ce corps.

Jitsukaga, conformément à cette tradition de l'abandon volontaire du corps, semble avoir fait le vœu d'une telle mort plusieurs années avant de l'accomplir. En effet, dans les wasan qu'il composa en l'année 14 de Meiji, se trouve cette phrase :

1. « Lorsque j'aurai atteint l'accomplissement de mon vœu solennel

2. je ferai don de ma vie consumée jusqu'à son terme, sans reste aucun.

3. De moi-même montant sur un nuage pourpre 4. et atteignant le siège de lotus de la Terre pure de l'unique

Bouddha, 5. je posséderai la maîtrise de l'art merveilleux du Sam-

myôrokuzû60

6. et avec égalité répandrai les bienfaits sur tous les êtres vivants. »

Les termes ici utilisés par Jitsukaga sont en effet presque tous conventionnellement employés pour signifier la mort (vers 2, 3) et l'atteinte de l'état de Bouddha aux pouvoirs sans limites (vers 4, 5, 6).

Conclusion : Cette brève approche du yamabushi Jitsukaga permet

ainsi de dégager d'une manière concrète plusieurs points essen-

60. Sammyô-rokuzû. Expression signifiant l'accession aux pouvoirs supérieurs des Bouddhas, c'est-à-dire atteindre soi-même l'état de Bouddha.

Sammyô : les « trois lumières » : — faculté de connaître son propre passé et celui des autres ; — faculté de connaître l'avenir, les renaissances à venir ; — faculté de connaître l'essence du bouddhisme et par là même de détruire

en soi toutes passions. Rokuzû : les « six pouvoirs » :

— faculté d'ubiquité ; — faculté de vision totale ; — faculté d'audition totale ; — faculté de connaître la pensée d'autrui ; — (les deux dernières sont identiques aux deux premières du Sammyô).

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tiels du shugendô. Il y apparaît en effet une volonté de continuation de pratiques et croyances remontant à l'époque de Nara, dont l'expression symbolique la plus marquante est sans doute le lien constant avec Ennogyôja : choix de Katsu- ragi et Ômine, toutes deux terres foulées pour la première fois par le fondateur du shugendô, importance du sens populaire et de l'utilisation magique des croyances et rituels, présence de figures de divinités « furieuses » ou porteuses de puissance dans la lignée de Zaôgongen61 qu'Ennogyôja considérait comme seul capable d'apporter l'éveil au Japon62.

On y voit en outre s'y dessiner cette absence de séparation entre l'enseignement des différentes sectes bouddhiques, officiellement si spécifiquement séparées, ce qui est encore une subsistance de l'état du bouddhisme populaire le plus ancien au Japon.

Enfin le fait qu'à l'époque où ce shugendô fut interdit et où des régions entières, et tout spécialement la province de Gifu, virent une suppression quasi totale du bouddhisme, le choix de Jitsukaga pour le mont Ômine témoigne du caractère de centre du shugendô que possède ce lieu, où les yamabushi de toutes provinces désirent se rendre au moins une fois dans leur vie63.

A. -M. Bouchy.

61. Zaôgongen. Divinité qui sous ce nom n'apparaît pas dans les sûtras bouddhiques, où l'on rencontre cependant le terme Kongôzaôbosatsu.

Zaôgongen en vint à désigner au Japon sous le nom de Zaôbosatsu un corps de transformation de Shakamuni. Son apparence est celle d'une divinité de colère (funnugyô). Il peut ainsi être rapproché de ces « âmes furieuses » représentant les âmes des morts rassemblées dans la montagne et dont il serait l'expression.

62. Zaôgongen et Ennogyôja. Le Konjakumonogatari (vol. XI, récit 3) rapporte simplement qu'Ennogyôja vénérait Zaôbosatsu. Tandis que le Shasekishû (vol. I, récit 3) relate les circonstances de l'apparition de Zaôgongen à Ennogyôja. Celui-ci eut en effet à Yoshino, tout d'abord l'apparition des Bouddhas Shakamuni et Miroku, dont il trouva les apparences peu propres à réaliser la conversion du Japon. Lorsqu'en dernier lieu la forme terrible de Zaôgongen apparut, il s'écria que c'était là ce qui pourrait apporter l'enseignement de la loi en ce pays.

Aussi trois statues de Zaôgongen sont-elles vénérées au temple principal de Yoshino, le Zaôdô. Elles sont considérées comme les manifestations des trois Bouddhas Shaka, Yakushi et Miroku (passé, présent et avenir).

63. Cette étude a été publiée, en japonais, sous une forme plus complète : A.- M. Bouchy, Shashin gyôja, Jitsukaga no shugendô, Ed. Kadokawa, 1977.