Jean-Jacques Rousseau. Ou Le rêve de la vie

44

Transcript of Jean-Jacques Rousseau. Ou Le rêve de la vie

Page 1: Jean-Jacques Rousseau. Ou Le rêve de la vie
Page 2: Jean-Jacques Rousseau. Ou Le rêve de la vie
Page 3: Jean-Jacques Rousseau. Ou Le rêve de la vie
Page 4: Jean-Jacques Rousseau. Ou Le rêve de la vie

BERNARD FAŸ

Page 5: Jean-Jacques Rousseau. Ou Le rêve de la vie
Page 6: Jean-Jacques Rousseau. Ou Le rêve de la vie

JEAN-JACQUES ROUSSEAU ou le rêve de la vie

Page 7: Jean-Jacques Rousseau. Ou Le rêve de la vie

DU MEME AUTEUR

A la Librairie Académique Perrin Louis XVI. L'AVENTURE COLONIALE.

LA GRANDE RÉVOLUTION. L'OPINION.

LES PRÉCIEUX. LA GUERRE DES TROIS FOUS. BEAUMARCHAIS.

A la Librairie Plon

L'EGLISE DE JUDAS ?

DE LA PRISON DE CE MONDE.

Page 8: Jean-Jacques Rousseau. Ou Le rêve de la vie

BERNARD FAŸ

JEAN-JACQUES ROUSSEAU ou le rêve de la vie

LIBRAIRIE ACADÉMIQUE PERRIN PARIS

Page 9: Jean-Jacques Rousseau. Ou Le rêve de la vie

La Loi du 11 mars 1957 n'autorisant, aux termes des alinéas 2 et 3 de l'Article 41, d'une part, que les « copies ou reproductions strictement réservées à l'usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective » et, d'autre part, que les analyses et les courtes citations dans un but d'exem- ple et d'illustration, « toute représentation ou reproduction intégrale, ou partielle, faite sans le consentement de l'auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite » (alinéa 1er de l'Article 40).

Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les Articles 425 et suivants du Code Pénal.

© Librairie Académique Perrin, 1974

Page 10: Jean-Jacques Rousseau. Ou Le rêve de la vie

PREFACE

Depuis deux siècles on écrit sur Jean-Jacques Rous- seau ; on écrit avec amour, avec zèle, avec enthousiasme, avec science, avec ruse, avec perfidie, avec haine, on écrit même parfois avec sottise ; cela fait un ensemble immense et respectable sous lequel on risque toutefois, d'enterrer vif un auteur, son génie et son humanité.

Attiré par lui, j'ai longuement travaillé, moi aussi ; je l'ai goûté, il m'a charmé, surpris, irrité, fasciné puis j'ai voulu le comprendre. C'était prétendre beaucoup devant un homme, qui, jamais, ne se comprit lui-même, mais s'efforça toujours de s'excuser, se défendre, se glorifier, ne pouvant faire mieux. Je l'ai cherché dans ses actes, je les trouvai ambigus, dans ses idées, elles m'échappèrent, fuyant devant moi dans ses passions, elles me parurent chaleureuses et changeantes. Je lus et relus ses Confessions, mirage éblouissant, falla- cieux et trompeur. Je me mis à rêver de lui ; c'est au détour d'un songe qu'enfin je l'ai surpris.

Après tout, comme il le dit, sa vie fut-elle autre chose qu'un rêve, lui-même autre chose qu'un mythe ? Il vécut, certes, mais il vécut pour rêver ; ce qu'il a laissé

Page 11: Jean-Jacques Rousseau. Ou Le rêve de la vie

derrière lui n'est qu'une longue traînée de songes colo- rés par son génie où tantôt il mit ses ivresses, tantôt ses nostalgies.

Puisqu'il y était, j'allai le chercher dans ces nuages, et voici ce que je trouvai.

Page 12: Jean-Jacques Rousseau. Ou Le rêve de la vie

PREMIÈRE PARTIE

LA FÉERIE DU MATIN

Page 13: Jean-Jacques Rousseau. Ou Le rêve de la vie
Page 14: Jean-Jacques Rousseau. Ou Le rêve de la vie

I UNE NAISSANCE HASARDEUSE

Suzanne Bernard était une jolie fille, d'un milieu bour- geois sans grande distinction, mais cossu. Elle aimait la danse, la comédie, les déguisements et les jeunes hom- mes. A vingt-deux ans, elle en fréquenta un de bonne famille ; on le sut et Messieurs les Pasteurs de Genève les obligèrent à faire amende honorable à deux genoux, elle et son ami, devant la Vénérable Compagnie assemblée. Quelques années plus tard, elle se déguisa pour aller à la comédie en plein air ; on le sut. Il lui fallut encore faire pénitence.

Bien qu'ils fussent tous deux neveux de pasteur, son frère ne se montrait pas plus sérieux qu'elle ; il dut éga- lement faire pénitence pour avoir mis trop d'empresse- ment à remplir des devoirs pré-conjugaux auprès de sa future femme, qui accoucha d'un bébé le lendemain de leurs noces. Suzanne Bernard, pour en finir avec tout cela, épousa un garçon pittoresque et fantasque qui convenait à son goût ; il avait d'abord été maître à dan- ser avant de devenir horloger. Il s'empressa de lui don- ner un fils, mais la planta là au bout d'un an, afin d'aller faire des montres pour les dames du Sérail, à Constanti- nople. En 1711, il en revint et la dédommagea de son

Page 15: Jean-Jacques Rousseau. Ou Le rêve de la vie

mieux. Suzanne Bernard accoucha elle aussi, mais elle en mourut, laissant à son deuxième fils le soin de la venger. Il y réussit au-delà de tout espoir.

* * *

L'enfant qui naquit le 28 juin 1712 d'Isaac Rousseau et de Suzanne Bernard ne semblait ni sain ni vigoureux ; on le baptisa le 4 juillet 1712, en l'église de Saint-Pierre ; il reçut le nom de Jean-Jacques. Sa mère venait de mou- rir, le père pleurait d'un œil et riait de l'autre.

Le nouveau venu naissait frêle, dans un monde dur ; depuis le début du siècle la guerre ne cessait d'ensanglan- ter tout le continent autour de Genève, de la France à la Turquie, de la Suède à l'Espagne, car l'Angleterre, avec ses alliés, prétendait ravir ses conquêtes à Louis XIV et l'empêcher d'établir un de ses petits-fils comme Roi de toutes les Espagnes, tandis qu'à l'est Pierre le Grand, Empereur de Russie, avec ses alliés, disputait à Char- les XII de Suède la domination de la grande plaine est- européenne dans une lutte sans merci. En Suisse même, les cantons protestants, menés par Berne, venaient d'atta- quer les catholiques et leur infligeaient à Vilmergen une sanglante défaite (25.VII.1712) qui les réduisait au second rang dans la Confédération. Berne aurait pu, grâce à cette victoire, annexer Genève, car tel était le désir des protestants, mais elle en fut empêchée par la victoire que la France venait aussi de remporter à Denain (24.VII.1712) et qui lui rendait sa suprématie militaire en Europe.

Genève restait donc seule, bien à l'abri dans son coin de montagne, mais ses citoyens étaient assez avisés pour savoir que leur avenir dépendait de ces guerres.

Dans la maison Bernard, sise Grande Rue, au milieu du bon quartier, celui du « haut », l'enfant grandissait entre son père et sa tante Suzanne Rousseau, bonne per- sonne, simple et forte, qui, désormais, ne vivait plus que pour lui, tandis qu'Isaac Rousseau allait travailler à ses montres, ou bien chasser avec ses amis et son

Page 16: Jean-Jacques Rousseau. Ou Le rêve de la vie

chien fidèle, ou encore rejoindre ses compagnons à la taverne ou à son cercle. Malgré son chagrin, malgré la tristesse de son intérieur, Isaac Rousseau n'en était pas moins faraud, toujours l'épée au côté, prêt à dégainer si on lui manquait, toujours en train de secouer son fils aîné François, un galopin déluré mais peu travail- leur que le père s'efforçait en vain de remettre sur le droit chemin ; il se calmait en approchant le petit lit de Jean-Jacques, qu'il considérait longuement, heureux de retrouver quelques-uns des traits de la mère dans ce visage enfantin et fin, qui lentement sortait et se fixait après l'empâtement indistinct des premiers mois. Les grands-parents Rousseau venaient aussi de leur logis de Cornavin, pour voir le petit-fils et rendre quelque chaleur au logis où manquait la mère. Du matin au soir une servante venait veiller aux soins de la maison et garder à son tour Jean-Jacques.

On ne pouvait guère le laisser seul longtemps ; car son existence semblait précaire, on devait toujours le surveiller, souvent l'aider et parfois le calmer. Sans que ses reins fussent atteints, ses fonctions se faisaient mal, avec peine, avec douleur, les deux femmes devaient s'af- fairer autour de lui ; en même temps que la souffrance, il apprit donc la tendresse, ce furent ses premières amours ; sa tante Suzon, sa « mie Jacqueline » (car elle se nommait Jacqueline Faramond) et bien qu'elle sortît d'une échoppe de cordonnier, elle se montrait aussi pro- pre et gentille, aussi affectueuse et débrouillarde que la meilleure des chambrières. Les beaux jours, elle le menait à la promenade de la Treille, jouir du soleil et respirer sous les frondaisons. Dès qu'il marcha, il trotti- nait autour d'elle ; dès qu'il parla, il l'accabla de ques- tions ; en ce jeune être, encore malingre, s'éveillait une vitalité ardente, avec une curiosité soucieuse de tout ce qu'il voyait. Son regard de myope cherchait avec avidité autour de lui tout ce qui pouvait l'instruire, ou le char- mer. Les soins que lui donnaient les deux femmes le rapprochaient d'elles toujours davantage, et chaque jour davantage, elles pouvaient discerner en lui l'éveil d'une

Page 17: Jean-Jacques Rousseau. Ou Le rêve de la vie

sensibilité affectueuse, vive dans ses réactions, mais vive aussi dans l'expression de sa tendresse ; le père lui- même ne tarda pas à s'en rendre compte. Dans sa vie, où manquait désormais le bonheur des intimités conju- gales, le petit être prit de plus en plus de place. Irrité contre François, dont il eût voulu faire un horloger émérite, comme il l'était lui-même, après avoir été un maître à danser, il reporta toute sa sollicitude sur le cadet. Sa sévérité pour l'aîné s'en accrut, et, comme il avait la main preste, lourde et vengeresse, la maison retentit souvent des cris de l'adolescent. Il ne voyait plus son père qu'avec effroi ; quand il le pouvait il cherchait refuge derrière son petit frère, qui s'empres- sait de supplier le père dans son langage à peine formé et d'autant plus touchant. S'il avait la bonne chance d'échapper à la correction, François ne demandait pas son reste, et par la porte entrebâillée il se faufilait et sautait allègrement dans la rue. On ne le revoyait que le soir, autour de la soupe, qui toujours impose une trêve. Ainsi le cercle familial, graduellement se resser- rait autour de Jean-Jacques ; plus tôt qu'il n'arrive à d'autres enfants, il prenait conscience de son entou- rage et de la place qu'il y tenait.

On le menait chez le grand-père à Cornavin, et Jean- Jacques admirait son atelier, quand il pouvait échap- per aux caresses de sa grand-mère ; il aimait à courir de-ci de-là, regarder les objets, parler d'eux et interro- ger. Ainsi se formait son vocabulaire, ainsi se meublait son esprit, si vite que le père se mit bientôt à le traiter comme un compagnon, auquel il pouvait parler, qu 'il pouvait même entretenir de ses soucis, de ses peines. Il lui arrivait le matin, retrouvant son logis vide de celle qu'il avait aimée, de se tourner vers le gentil visage, qui évoquait pour lui l'image de sa femme ; il se baissait alors, les yeux mouillés, vers l'enfant : « Jean- Jacques, lui disait-il, parle-moi de ta mère ». Mais il ne l'avait pas connue ; et c'est à travers ses premiers rêves qu'il pouvait répondre en balbutiant, puis tous deux en s'étreignant versaient des torrents de larmes.

Page 18: Jean-Jacques Rousseau. Ou Le rêve de la vie

Le grand air, le soleil, la lumière de l'été, les gazons de Plainpalais sur lesquels parfois il allait jouer avec son cousin Abraham Bernard, les devantures qu'il admi- rait, surtout celles des joailliers, brillantes et colorées, tout cela, et même le mouvement des passants à tra- vers les rues étroites de la vieille ville, sollicitait sa curiosité et stimulait son désir de vivre. Mais, vite à Genève, on arrivait aux remparts, la cité enclose sem- blait enserrer le jeune être avide d'air et de mouvement. Depuis la bataille de Vilmergen, la ville se trouvait de plus en plus soumise à l'emprise de Berne, de plus en plus attirée par la confédération, dans laquelle elle n'aurait pas manqué d'entrer si la France ne l'en avait empêchée et si son résident, toujours présent, aussi poli qu'il était vigilant, n'avait surveillé tous les mou- vements de la petite république qui tenait les clefs de la vallée du Rhône et de la route vers l'est. Français d'origine, protestants et calvinistes par conviction les Rousseau portaient en eux les contradictions qui ren- daient si tendue la vie des Genevois. Le luxe, l'argent, les idées, le stimulant venaient de France, mais l'indé- pendance tenait à Berne et les montagnes alentour évoquaient les frères suisses. Le souvenir de Calvin y ajoutait une âpreté stimulante ; sans doute, dès les années qui suivirent sa mort, ses strictes conceptions théologiques s'étaient-elles quelque peu relâchées parmi les pasteurs eux-mêmes, mais point la discipline, ni la pratique religieuse, imposée si l'on voulait rester citoyen, ni la moralité, ni le respect des dix comman- dements, requis de quiconque tenait à éviter la prison ou le chagrin d'avoir à demander pardon à deux genoux devant le Consistoire ; les bijoux, les étoffes cha- toyantes, les œuvres d'art étaient interdits, et les bals permis à condition que tous y soient du même sexe... Tout cela dans une ville où prospéraient les plus riches banquiers d'Europe avec ceux de Londres et de Franc- fort, tout cela dans la cité dont orfèvres et joailliers fabriquaient les montres et les bijoux les plus appré- ciés, tout cela dans un peuple plein de vigueur, d'ap-

Page 19: Jean-Jacques Rousseau. Ou Le rêve de la vie

pétit, et de fécondité. Du haut des remparts les cam- pagnes étaient ouvertes, verdoyantes et riches ; au loin on apercevait églises et chapelles, châteaux et manoirs... A l'est c'était la Savoie, au sud la France, dont on se méfiait, parce qu'elles semblaient attirantes, comme toutes les ruses du Démon.

Page 20: Jean-Jacques Rousseau. Ou Le rêve de la vie

II

LE FOYER DE LA RUE DE COUTANCES

Le père se montrait soucieux, il parlait d'ennuis d'argent à la Suzon et les voisins murmuraient : « En travaillant davantage, en allant moins à la taverne et à la chasse, un bon ouvrier comme lui serait riche. » Enfin, un beau jour, il annonça qu'il venait de vendre la maison avec la grange à l'avocat Charton et au ban- quier Barthélemi de Pélisseri pour 13 000 florins ; il confiait la somme au banquier, qui lui servirait les intérêts ; ainsi, mieux lesté d'argent, on irait vivre dans un quartier qui lui convenait mieux, de l'autre côté du Rhône, dans la maison de la rue de Coutances.

C'était une vieille demeure de cinq étages, à l'esca- lier en vis, aux fenêtres à meneaux avec un jardin, et l'on se trouvait là dans le quartier des artisans ; les Rousseau s'installèrent au troisième. Au premier logeait un orfèvre, Jacques Picot, qui avait sa boutique sur la rue, au deuxième, François Terraux, qui y vivait avec trois filles une femme et une servante suisse ; au-des- sus, Jean Balollet, horloger, avec femme, deux enfants, une servante, puis un graveur, Alexandre Coc ; enfin, sous le toit, Louis Patri, un autre orfèvre pourvu de deux filles. Tout ce monde s'entendait bien, bavardait

Page 21: Jean-Jacques Rousseau. Ou Le rêve de la vie

dans les escaliers, chantait en travaillant, et parfois trinquait ensemble. Isaac Rousseau s'y sentait plus à son aise que parmi les hauts bourgeois de la Cité.

Chacun besognait plus ou moins dur selon le tem- pérament et l'humeur, mais tous gardaient la fierté de leur métier et quand ils se mettaient sur le pas de leur porte, les plaisanteries grosses et petites volti- geaient dans l'air, accompagnées de rires qui fusaient dru. Un jour qu'un Anglais distingué, un « lord » disait- on, passait dans la rue, il prit mal ces éclats dont il se croyait l'objet. « Pourquoi riez-vous quand je passe ? » demanda-t-il sèchement. « Pourquoi passez- vous quand nous rions ? », lui répondit-on, sans bar- guigner. Le petit Jean-Jacques écoutait avec curiosité chants et railleries. Il ne souffrait pas après avoir été « un enfant du haut » comme l'on disait, d'appartenir désormais au « bas », puisque tous le traitaient bien, lui faisaient de petits présents et de gros baisers, puis- qu'il pouvait jouer librement sur la pelouse qui s'éten- dait devant la maison, du côté du mail et qu'il ren- contrait partout autour de lui une chaleur humaine aussi généreuse.

Il ne pouvait se plaindre, la vie s'organisait autour de lui. Pendant qu'elle travaillait à réparer le linge, repriser les bas, lui, assis sur une petite chaise, écoutait la tante Suzon chanter interminablement de sa voix douce, bien timbrée, les vieilles chansons de Genève, et celles de France ; il ne lui permettait pas de s'arrêter, il en réclamait sans cesse, la mélodie suscitait en lui un long train d'images et de rêves qui le berçait et s'emparait de lui à tel point que son père devait le secouer pour lui donner sa leçon de lecture. On prenait alors un gros livre aux caractères larges et bien tracés afin qu'ils fussent aisés à distinguer les uns des autres ; une par une Jean-Jacques apprenait ses lettres dans le Plutarque d'Amyot ; son esprit vif en fit vite un plai- sir, qui, accru par la fierté de travailler avec le père, devint de plus en plus absorbant ; l'homme et l'enfant y nouèrent une camaraderie chaleureuse, qui finit en

Page 22: Jean-Jacques Rousseau. Ou Le rêve de la vie

complicité, car une fois les lettres bien sues, Jean- Jacques devint le lecteur de son père. Pour le stimuler, Isaac Rousseau lui donna les romans de chevalerie que Suzanne Bernard avait jadis dévorés aux heures de son adolescence.

Lentement d'abord, puis sur un rythme plus rapide, on lut le Grand Cyrus de Scudéry, Orosmane de La Calprenède, et beaucoup d'autres de ce genre, mais on s'arrêta longtemps sur le meilleur, celui qui les char- mait également tous deux avec ses bergers, ses moutons, ses jolies dames, ses cavaliers galants et le flot dou- cement coulant du Lignon argenté comme la prose d'Honoré d'Urfé. Quand le père sortait, Jean-Jacques revenait aux chansons de la Suzon, mais, cette fois, son imagination se jouait parmi les bergères enruban- nées, les agneaux affectueux et les brebis à la douce toison.

Isaac Rousseau était ambitieux ; puisqu'il ne pou- vait rien tirer de François, puisque ce méchant galopin venait de quitter la maison de correction, sans se mon- trer corrigé, on le mettrait en apprentissage chez un horloger, avec moins d'espoir de son amendement que de désir de n'en plus entendre parler. Tout l'avenir de la famille désormais reposait sur le cadet ; aussi faisait-on pour lui une mappemonde en tripoli et grâce à des épingles bien placées lui apprenait-on la géogra- phie de l'univers en attendant de lui enseigner le mou- vement des astres et l'équilibre des constellations.

Le père était faible aussi, car il goûtait trop sa gen- tillesse ; un soir qu'il l'avait puni pour quelque imper- tinence et que l'enfant était voué au pain et à l'eau, il aperçut devant la cheminée un rôti qui cuisait dou- cement ; aussi ne négligea-t-il pas, après avoir embrassé et salué tous ses parents, de faire un grand salut de bonsoir au rôti. Tous éclatèrent de rire et Isaac Rous- seau, en l'embrassant, le ramena vers la table pour qu'il partageât le repas de tous. Soucieux, en même temps, de lui donner une connaissance des meilleurs écrivains, il lui lut puis se fit lire à haute voix par lui,

Page 23: Jean-Jacques Rousseau. Ou Le rêve de la vie

les auteurs les plus renommés pour leur style et dont les connaissances devaient lui servir : Les Caractè- res de La Bruyère, si judicieux dans son jugement des hommes, La Pluralité des Mondes de Fontenelle, qu'il lui expliquait avec sa mappemonde, Le Dis- cours sur l'Histoire Universelle de Bossuet afin que l'écolier comprît aussi les révolutions des peuples en admirant le plus beau style français.

Plus rapidement, on parcourait L'Histoire de Veni- se de Nani, L'Histoire de l'Eglise de Le Sueur, le gros travail de Grotius, dont Jean-Jacques avait peine à suivre les raisonnements, les comédies de Molière, plus gaies, mais qui le surprenaient ; il y entrevoyait un monde étranger ; de là on passait aux Métamor- phoses d'Ovide, où se reflétaient les folies des reli- gions antiques, enfin Tacite, ses durs jugements sur la décadence romaine et l'on revenait toujours à celui en qui tous deux trouvaient ce qui les fascinait, de grandes images d'héroïsme, de patriotisme, de devoir poussé jusqu'au sacrifice total, on se remettait à lire les Hommes illustres de Plutarque. Qu'il s'agît de Lycur- gue, capable de façonner avec ses lois un peuple de héros, ou de Brutus, uniquement voué au service de la patrie, fût-ce au risque de sa vie, la voix de l'enfant devenait alors grave, insistante, emphatique ; tandis que le père sentait son courage s'enflammer, le fils lais- sait grandir en lui cet instinct d'héroïsme, que portent en eux les êtres dont l'existence n'a pas détruit encore la fierté native. Pour l'un et l'autre cette Genève répu- blicaine, où ils vivaient apparaissait alors comme une réincarnation de Sparte sublime, ou de cette Rome grandiose, maîtresse de l'univers, car elle restait maî- tresse d'elle-même dans les triomphes comme dans les catastrophes. Ils avaient peine, ensuite, à revenir sur terre, l'un à reprendre son travail d'horloger, l'autre, à retourner à ses jeux, à ses flâneries, à ses gambades.

Il y portait déjà une âme obsédée de grandeur. Le dimanche on allait souvent chez la cousine Clermonde Rousseau, mariée depuis peu à François Antoine Fazy,

Page 24: Jean-Jacques Rousseau. Ou Le rêve de la vie

avec qui elle vivait aux Paquis, dans son usine de toiles peintes. Jean-Jacques ne restait guère avec les grandes personnes ; il allait voir les beaux rouleaux de fonte dont le luisant charmait son regard ; ce jour-là il la caressait de la main, quand le cousin, qui ne le savait pas, mit la roue en marche, lui arrachant deux ongles. Il hurla ; secouru par Fazy, qui se lamentait, il lui jura de n'en jamais parler ; comme Brutus, il souffrit trois semaines, dans son lit, sans rien dire.

Epris d'héroïsme, il ne se lassait pas de contempler les manœuvres des « compagnies bourgeoises », formées de garçons entre onze et quinze ans, qu'encadraient des citoyens et bourgeois bien entraînés et formés à l'exer- cice par les sergents de la garnison ; ces compagnies devaient, deux fois par an, parader en public et prou- ver ainsi que les citoyens, même jeunes, sauraient se montrer aussi valeureux que la nuit de l'Escalade, quand ils repoussèrent l'assaut imprévu des troupes sardes. L'ordre qui régnait dans ces cérémonies, la fierté des citoyens qui voyaient leurs enfants se montrer sembla- bles à leurs ancêtres, les cris d'admiration et les exclama- tions des femmes, tout cela suscitait en Jean-Jacques une ivresse romaine.

Sa tante et son père veillaient encore à lui donner une âme chrétienne, digne de la cité de Calvin ; on l'emmenait aux prêches, alors surnommés « exercices de piété » où, chaque dimanche rivalisaient d'éloquence les seize pasteurs de la ville, l'on disait alors « ministres » du Consistoire. La grandeur antique et majestueuse du temple Saint-Pierre, ses belles voûtes de pierre, les pla- ces marquées avec soin, les « chasse-coquins » qui veil- laient à placer chacun et à interdire aux croquants les sièges des magistrats et les bancs de la bourgeoisie, la solennité de la prière résonnant avec éclat dans la nef, puis le flot imposant des grands prêches, où le nom terrible de l'Eternel retentissait comme le tonnerre, tout cela venant à lui en même temps, plongeait l'en- fant dans une extase, où, sans discerner le sens exact des mots, il lui semblait vivre dans un monde supérieur et

Page 25: Jean-Jacques Rousseau. Ou Le rêve de la vie

sublime. Ses facultés très éveillées, sa nature riche et sensible en gardaient une impression ineffaçable, comme un sceau de Dieu sur son âme. Il croyait voir autour de lui Genève tout entière agenouillée avec lui devant le Seigneur ; sa piété civique, unie à son enthousiasme religieux faisait de cette communion une joie que rien dans sa vie ne pourrait effacer.

Il se voyait Ministre des Saintes Ecritures ; il en rêvait la nuit, il en parlait le jour. Aussi, son père, qui s'attachait de plus en plus à ce jeune être si riche, cherchait-il à le distraire en l'emmenant à la chasse : dans ces longues marches à travers buissons, halliers et champs labourés, ce petit garçon mince montrait une endurance qui étonnait le chasseur lui-même ; au contact de la nature, en humant la senteur de la terre, les odeurs que l'herbe, les fleurs, les arbres émanent, il prenait une autre dimension ; la vue d'une perdrix qui s'élevait faisait palpiter son cœur et, le coup de fusil parti, il triomphait à la voir lourdement tomber sur le sol, témoin de la force et de l'adresse de son père. Pendant le retour à la ville, à côté du chien qui sem- blait aussi fier de ses exploits, Jean-Jacques, repris par Plutarque, se rappelait les triomphes romains, la gloire des dépouilles opimes, Camille ou le grand Sci- pion défilant dans les rues de Rome, traînant leurs captifs derrière eux et parmi les hurlements de joie de la foule. L'existence, assez humble, de sa famille était au contraire pour lui riche, noble, colorée, comme elle se grava dans sa mémoire.

Le bonheur dure peu. Un jour où il était seul, Isaac Rousseau se heurta, dans une de ses chasses à Pierre Gautier ; ils échangèrent des mots et finalement l'hor- loger combatif mit en joue son interlocuteur, qui s'éloi- gna. Une victoire de plus, pouvait-on croire, pour la famille. Aussi, de nouveau face à face rue des Orfèvres, nargua-t-il son vaincu ; de nouveau on se querella, si dur que Rousseau proposa un duel, sans tenir compte des règlements de Genève, qui les interdisaient sous peine d'un châtiment grave. Gautier lui répondit : « J'ai

Page 26: Jean-Jacques Rousseau. Ou Le rêve de la vie

quelques fois l'épée à la main, mais avec des gens de votre sorte je me sers du bâton. » Sur ce, Rous- seau, dégainant, blessa son ennemi à la joue. On les sépara, mais l'offensé, naguère capitaine aux armées de l'Electeur de Saxe, était bien apparenté dans « le haut », et porta plainte ; on ouvrit une information contre l'offenseur, qui ne se présenta pas.

Il n'acceptait d'aller en prison que si Gautier y allait aussi, mais telle n'était pas la loi. Sur le conseil de l'avocat Carton, il s'expatria donc et fut habiter Nyon, sur le territoire de Berne (11 octobre 1722).

En hâte, il venait de confier son fils à son oncle Gabriel Bernard qui en accepta la tutelle. La grande époque de la première enfance et de sa ferveur finis- sait pour Jean-Jacques.

Page 27: Jean-Jacques Rousseau. Ou Le rêve de la vie

III

LES PLAISIRS LOUCHES : Mlle LAMBERCIER ET SON FRERE LE PASTEUR

L'oncle Bernard ne manquait pas de bonté, mais il se targuait d'avoir été colonel dans les armées de l'Em- pereur ; comme commis au Directeur des travaux de Genève il se rattachait à la « haute » ; cependant il suppliait en vain qu'on le fît « ingénieur » ou « aide- ingénieur ». Il n'avait pas le temps de donner ses soins à Jean-Jacques, qui perdit la sollicitude dont on l'en- tourait mais gagna une liberté naguère inconnue.

Il en jouit avec son cousin Abraham, un grand gar- çon efflanqué, poussé trop vite, nonchalant et gentil, avec qui il s'entendit bien, car il pouvait à sa guise le mener où il voulait. Bien vite, les deux enfants partagèrent jeux, niches, plaisirs et peines. Dans le grand jardin de Plainpalais attenant à la maison, ils pouvaient courir, jouer à cache-cache autour des oliviers et piétiner les colchiques.

Ces jours durèrent peu. On n'avait pas besoin d'eux à Genève, et l'on voulait commencer leur éducation. L'oncle Gabriel s'en souciait peu, la tante Théodora de même. Aussi décida-t-on de les expédier chez un de ces pasteurs des environs de Genève, qui, pour arrondir leur traitement trop maigre, se chargeaient de pen-

Page 28: Jean-Jacques Rousseau. Ou Le rêve de la vie

sionnaires, de les nourrir, élever, éduquer et former au point de vue religieux. On choisit le pasteur Lamber- cier, qui exerçait son ministère à Bossey.

Le départ fut toute une affaire. Il fallait préparer les vêtements, les empaqueter, et les charger. Il fallait sur- tout donner aux futurs pupilles tous les avis et conseils qui devaient les guider dans leur rôle nouveau : obéis- sance, piété, propreté, travail ; tout cela fait, dit et redit d'un côté, entendu, noté et promis de l'autre, il ne resta plus qu'à se mettre en route pour franchir la lieue et demie qui séparait Genève de Bossey.

Une fois sortis des faubourgs, le pas s'accéléra, et Jean-Jacques, pris par la senteur de l'automne, car on était en octobre, retrouva ses joies des jours de chasse avec son père, l'odeur des champs humides et des buissons jaunissants, la fraîcheur du vent qui soufflait de l'ouest, et, de temps en temps, le murmure d'un ruisseau se glissant parmi les feuilles mortes ; devant lui, le Salève étalait le brillant rideau des arbres rou- gissants, à côté d'un taillis jaune clair, alors que plus loin un chêne gardait sa couronne verte ; la route mon- tait doucement et bientôt on aperçut les premières chau- mières des paysans, aux toits couverts de chaume, aux fenêtres étroites, à la vieille porte brune sous le soleil qui déclinait ; çà et là un filet de fumée montait des toits, soit que la ménagère trempât la soupe, soit qu'elle préparât une lessive ou voulût baigner un enfant. On échappait à la ville, à ses rues pavées, dures sous les pieds, à ses murs rétrécis autour de vous, aux remparts contraignants, et la respiration semblait plus facile, plus large, et plus profonde.

On arrivait à Bossey : devant eux se présentait la maison du pasteur épaulée contre la colline et comme encastrée dans les buissons de framboisiers qui se pressaient autour. Sans être grande, elle avait un cer- tain air ; ils visitèrent le cabinet de M. le ministre, à main droite, avec son grand baromètre, son calendrier, la curieuse estampe qui représentait tous les papes et donnait cet air de gravité qui régnait dans la pièce, puis

Page 29: Jean-Jacques Rousseau. Ou Le rêve de la vie

en face, la cuisine, la chambre de Lambercier, une autre encore. On installa les enfants chez Mlle Lamber- cier pour qu'elle prît soin d'eux et les surveillât.

Le pasteur Lambercier était un brave homme sans malice, allant sur ses cinquante ans et dont la seule faiblesse, disait-on à Bossey, était de s'occuper de sa sœur plus qu'il ne fallait et de ses paroissiens moins qu'il ne devait ; ils s'en étaient plaints au Consistoire par deux fois, mais d'autres avaient témoigné pour leur pasteur, celui-ci n'avait donc subi qu'un blâme, en somme peu grave, mais on le laissait moisir dans ce village assez pauvre, et dans une situation délicate ; en effet, si Genève par son délégué, le pasteur, gouver- nait les âmes de Bossey, le roi de Sardaigne y exer- çait l'autorité civile et politique.

Sa sœur révélait dès l'abord une nature plus ferme, bien appropriée pour l'éducation de jeunes garçons ; elle n'atteignait pas encore quarante ans et ne se négli- geait point ; elle prenait même un soin particulier de ses mains ; on désapprouvait, dans le village, l'habitude qu'elle avait de porter des gants recherchés, et, plus gravement encore, celle de se parfumer à l'occasion. Peu lui importait, elle menait son frère, sa maison, son valet, sa servante et les deux enfants avec une fermeté sans faiblesse comme sans dureté.

Eux, tout d'abord, étaient ravis, et surtout Jean- Jacques le plus impulsif des deux ; il ne se lassait pas de regarder le Salève, désormais proche, et de lancer des pierres pour l'atteindre, de courir dans tous les coins du jardin, d'étudier tous les détails des arbres, des buissons et des fleurs, il ne méprisait pas non plus les légumes ; son cousin l'imitait, car, une fois pour toutes, il avait compris que Jean-Jacques convenait comme guide à son indolence ; cela le dispensait de vouloir, mais lui laissait de temps à autre la satisfaction de la révolte et d'une bonne querelle, qui, après quelques coups et quelques cris, se terminait par un chaleureux embrassement.

Les soins maternels de Mlle Lambercier leur évitaient

Page 30: Jean-Jacques Rousseau. Ou Le rêve de la vie

tout souci matériel, ils dormaient bien, mangeaient comme des ogres et jouissaient de leurs dix ans en petits sauvages épanouis. Les leçons elles-mêmes ne les troublaient guère ; le pasteur évitait de se fatiguer et de les fatiguer ; doux de nature et clair d'élocution, il ne faisait pas un mauvais maître, et, comme ses exi- gences n'allaient jamais loin, ses écoliers ne trouvaient point difficile d'y complaire. Puis, prestement, ils sau- taient dans le jardin, où les attendait le chien Sultan, d'emblée leur ami, leur camarade de jeux et de galo- pades.

S'ils ne s'instruisaient pas beaucoup dans cette atmo- sphère rurale et paisible, leurs nerfs se détendaient, leurs corps se formaient et leur esprit s'ouvrait sans hâte à tout ce que voulait leur enseigner leur affable pédagogue ; le latin y tenait une place importante, mais ce n'étaient encore que des rudiments, la part la plus fâcheuse de toute science ; le français et l'orthographe progressaient plus vite, surtout chez Jean-Jacques, car il avait tant lu, tant relu avec son père que bien des mots s'étaient fixés dans son jeune esprit, imprimés dans sa mémoire précoce avec leur graphie. Il en témoi- gnait quelque fierté que son hôte blâmait, car il était, lui, porté à estimer davantage l'enfant calme et discret, dont le père réglait la pension des deux.

Pour le reste, arithmétique et religion, le pasteur se montrait exact, soigneux, mais sans exigence ; là encore Jean-Jacques pouvait satisfaire son amour-propre car ses visites à Saint-Pierre, ses entretiens avec son père et avec sa tante Suzanne lui avaient ouvert l'esprit sur les perspectives de la foi ; s'il n'avait pas la même supériorité en arithmétique, il savait la masquer par la prestesse de ses réponses et son bagou. Sans pratiquer le mensonge, il excellait à mettre en relief ses qualités, et à estomper le reste. C'était un don. Il agaçait les Lambercier, qui de plus en plus se mirent à favoriser Abraham sans cacher leur préférence, ne fût-ce que pour donner une leçon à son cousin.

On les surveillait de près, mais comme ils étaient

Page 31: Jean-Jacques Rousseau. Ou Le rêve de la vie

heureux, épanouis et pleins des joies nouvelles que leur donnait la campagne, on n'avait guère l'occasion de les punir, et on ne la cherchait pas.

Aussi se livraient-ils sans arrière-pensée à tous les petits et grands plaisirs des champs. On leur avait départi un coin où ils pouvaient labourer, planter, semer à leur guise et cultiver ce qu'ils voulaient, fleurs ou fruits, légumes ou plantes. Fouiller la terre, et plus encore, en « posséder » un lopin étaient joies nou- velles ; ensuite il fallait arroser, protéger contre les animaux, loirs, musaraignes, rats et taupes, contre les insectes et les chenilles de la belle saison, contre les gelées de l'automne et de l'hiver ; pour eux, c'était l'apprentissage d'une vertu nouvelle : la persévérance, qualité ordinaire à la campagne et si inconnue dans les villes.

On se plaisait à leur voir prendre des plaisirs aussi dignes d'éloge ; aussi, le pasteur décida-t-il de leur faire un honneur. On aimait à se tenir sur la terrasse à gauche de la maison dans la belle saison et par les beaux jours ; malheureusement elle s'étalait en plein soleil, sans ombre pour la protéger ; aussi décida-t-on d'y planter un noyer, arbre fameux pour l'épaisseur de son ombre et que les cultivateurs craignaient, car ils disaient qu'à cette ombre, si l'on s'endormait, on mou- rait. Le pasteur n'arborait pas de tels préjugés.

Il choisit donc, dans les environs, une belle pousse de noyer, fit un trou avec soin, il dit aux enfants d'en tenir chacun un rameau, Abraham à droite, Jean- Jacques à gauche, comme parrains, puis, non sans solennité, il le planta, l'arrosa ; par la suite il le regarda grandir dans les jours et les mois suivants. Les enfants avaient ressenti l'honneur qui leur était fait, mais à force de regarder le noyer, ils voulurent, eux aussi, planter un saule. Point très loin de son frère aîné, ils l'installèrent. Encore fallait-il l'arroser. L'eau était loin. Leur ingéniosité leur suggéra de canaliser celle qu'on prodiguait au noyer grâce à un petit canal, bien caché, bien muré, avec des brindilles de bois.

Page 32: Jean-Jacques Rousseau. Ou Le rêve de la vie

Tout alla bien d'abord. Lambercier admirait la soif qu'avait son noyer et sa rapidité à absorber l'eau ; un jour il remarqua un indice suspect, prit une pioche, fouilla doucement d'abord puis à grands coups, détrui- sant canal, murs et saule, en criant : « Un aqueduc, un aqueduc ! » à gorge déployée. Les enfants auraient eu peur s'il n'avaient entendu ses éclats de rire et ceux de sa sœur qui résonnaient dans la maison.

A la fin pourtant, les vantardises de Jean-Jacques l'agacèrent. On décida de lui donner une leçon. Un soir que le pasteur avait oublié sa Bible au temple, il lui dit : « Je te prie, va me chercher ma Bible. Tu sais où je la mets ». Il faisait nuit. La commission n'avait rien de plaisant pour l'enfant, mais il savait que s'il se dérobait, le pasteur, sa sœur et Abraham en feraient des gorges chaudes. L'automne était venu avec ses ténèbres précoces ; pour aller au temple on devait tra- verser le cimetière ; le plus vite qu'il put, il galopa, entra dans le temple, plus noir qu'un four, et du même galop en sortit, pantelant, sans avoir rien trouvé. Dehors, il rencontra Sultan, qui l'avait suivi et remuait genti- ment la queue ; il voulut l'entraîner à l'intérieur, mais le chien ne suivit pas. Il prit son courage à deux mains, pénétra dans l'édifice, se mit à tâtonner, sans succès, mais en grelottant de peur. N'y tenant plus il repartit et se mit en route pour la maison ; en approchant, il entendit des voix, Mlle Lambercier disait à sa servante de prendre une lanterne et d'aller chercher avec le pasteur et Abraham ; cette fois il repartit en hâte, trouva la Bible et la rapporta triomphant, avant que l'expédition fût en branle. La leçon n'était pas pour lui.

Les jours passaient ainsi, rythmés par les saisons, leurs travaux, leurs plaisirs. Le noyer, avec l'aqueduc construit par ses mains, la Bible arrachée aux ténèbres stimulèrent chez Jean-Jacques un sentiment qu'il avait naguère peu connu ; il ne l'appelait pas l'orgueil, car c'était plutôt la conscience de sa supériorité ; elle ne portait que sur des détails, mais ce sont les détails qui nous persuadent le mieux, car en face des grands

Page 33: Jean-Jacques Rousseau. Ou Le rêve de la vie

événements nous sommes armés pour nous défendre et repousser la vanité, tandis que nous ne veillons pas sur nous-mêmes quand il s'agit de comparer notre compétence avec celle d'un autre pour les niaiseries de la vie quotidienne.

Sensible et intelligent, observateur et solitaire, l'en- fant Rousseau perdait rarement conscience de ce qu'il faisait, de ce qu'il lui arrivait ; en lui-même tout avait une résonance profonde et prolongée. Dans le cadre étroit de leur existence, dans le petit village de Bossey, au milieu de ce bonheur calme, tout marquait, tout s'imprimait en lui, en même temps que son intel- ligence s'ouvrait à des connaissances nouvelles et son corps à des expériences jusqu'alors inconnues. La faculté de jouir et de souffrir, d'aimer et de haïr, jusqu'alors implicite, sourdait et bouillonnait en lui.

Le pasteur était trop simple pour s'en apercevoir, mais sa sœur, plus avisée, femme au demeurant, compre- nait mieux ce qui se passait.

Dans la monotonie agréable des jours, un incident sur- vint qui marqua Jean-Jacques pour la vie. Il s'agis- sait d'un peigne. La servante avait placé dans la niche à côté de la cheminée plusieurs peignes de Mlle Lam- bercier qui étaient mouillés. Dans la même pièce tra- vaillait Jean-Jacques, en silence, sans trop bouger, car il s'attelait à sa tâche. Quelque temps s'écoula de cette façon paisible, puis Mlle Lambercier vint chercher ses peignes ; elle poussa un cri de surprise et d'ennui, l'un d'entre eux ne possédait plus que des dents cassées. Elle se tourna vers l'écolier : « Jean-Jacques, pourquoi as-tu fait cela ? », « Fait quoi ? » répliqua-t-il étonné. « Voyons, tu sais ! » Comme il niait, elle alla chercher son frère qui, d'un ton grave, objurgua l'enfant d'avouer sa faute. Il n'obtint nulle réponse ; il l'emmena dans son bureau, et fit jouer menaces, reproches, objurgations, sans succès. Désormais Jean-Jacques se considérait comme un Romain entre les mains des Carthaginois, un Lacédé- monien torturé par les Athéniens, et sa contenance se durcissait. Le cas devenait grave : on fit venir l'oncle

Page 34: Jean-Jacques Rousseau. Ou Le rêve de la vie

Gabriel, nouvel interrogatoire, nouvelles dénégations ; cette fois taloches, coups et fessées entrèrent en jeu vainement.

A partir de ce jour, les Lambercier se méfièrent de leur pupille, à partir de ce jour ils le surveillèrent de plus près, à partir de ce jour, Jean-Jacques les consi- déra comme persécuteurs, injustes, brutaux et cruels. Accroupi dans son lit il pleurait à côté du petit cousin qui, longtemps épouvanté, avait fini par prendre le parti du persécuté, non pas qu'il fût renseigné, mais parce que les enfants forment un monde solidaire. Ils ne couchaient plus dans la chambre de Mlle Lambercier, aussi pouvaient-ils impunément se dresser sur leur séant, et, du fond de la nuit qui les entourait, du fond de leur latin nouvellement acquis, ils criaient de tous leurs poumons : « Corniflex ! Corniflex ! Corniflex ! » comme qui dirait : « Bourreaux ! Bourreaux ! Bour- reaux ! » Ce cri devait résonner à travers toute la vie de Jean-Jacques.

Il lui restait une autre impression aussi profonde, mais dont il ne parlait à personne. Mlle Lambercier, qui les considérait comme des enfants, n'hésitait pas à les fesser elle-même, comme si elle eût été leur mère, quand elle les trouvait en faute. Tout d'abord Jean- Jacques, qui n'avait jamais connu ce traitement, en fut heurté dans sa dignité romaine, mais, à mesure que la demoiselle procédait avec vigueur et sans ménage- ment, il se mit à ressentir, avec la souffrance une curieuse sorte de plaisir, qui le surprit. Quand elle recommença, ce fut plus distinct et plus vif ; cela même le fut tant qu'elle s'en douta, étant fine ; elle décida de ne plus appliquer ce régime à Jean-Jacques puisqu'il n'était désormais plus innocent. Il nota ce fait, comme le fit le pasteur ; ce dernier en conclut que le moment était venu d'écarter ces pupilles qui devenaient gênants. Les enfants ne le désiraient pas moins et ne regrettèrent pas quand il écrivit à Gabriel Bernard de les venir reprendre.

Jean-Jacques pénétrait alors dans le domaine des

Page 35: Jean-Jacques Rousseau. Ou Le rêve de la vie

plaisirs ambigus. Il n'en parlait pas à son cousin, mais il n'en pensait pas moins ; depuis qu'ils étaient au village, son instruction sexuelle s'était complétée ; il avait vu des chiens en pleine action, des coqs piétinant leurs poules, des canards brutalisant leurs canes pour la plus grande satisfaction de celles-ci, mais tout cela l'avait dégoûté ; puis, quand on lui avait montré dans la campagne des creux où les amoureux se livraient à leurs ébats dans les nuits tièdes du printemps, son dégoût s'était accru au point de devenir mépris et répulsion. Sa nature violente se détournait de telles ordures.

Avec les femmes, maintenant, il éprouvait un mélange de défiance et de curiosité. Ce qu'il voyait en elles, c'était bien moins leur être lui-même que leur faculté de le bouleverser, lui ; là résidait un risque dont il ne mesurait pas toute la portée mais dont il apercevait déjà les conséquences lointaines ; quant à la concupis- cence, contre laquelle il avait entendu déclamer au temple, d'accord avec le pasteur, il la rejetait loin de lui, résolu qu'il était de ne pas se salir ainsi.

Avec les hommes il se sentait à l'aise ; grâce à la tendre affection qu'il pratiquait avec son cousin, il prenait l'habitude des intimités masculines où il jouerait comme il faisait avec Abraham, le rôle de chef, loyal, généreux et compréhensif, mais jamais prêt à abandon- ner sa suprématie ni à perdre l'initiative. Cela conve- nait à la nonchalance d'Abraham, dont la gentillesse et la sollicitude trouvaient en Jean-Jacques ce qu'il n'avait jamais obtenu chez lui, un stimulant, et un support. Les heures de l'été s'écoulaient ; venaient de nouveau la fraîcheur et le rougeoiement de l'automne. On atten- dait de jour en jour l'arrivée de l'oncle Gabriel qui s'annonçait, mais qui ne se pressait pas de ramener dans son foyer deux garçons dont il allait falloir s'oc- cuper ; eux, ils travaillaient sans zèle, ils jardinaient sans énergie, ils s'amusaient sans vivacité, car désor- mais leur imagination se tournait vers Genève qu'ils

Page 36: Jean-Jacques Rousseau. Ou Le rêve de la vie

allaient revoir. Ils restaient dans une sorte d'immobi- lité. Puis soudain, le village s'agita : sur le devant de leurs portes ouvertes commères et cultivateurs jasaient ; la servante arriva, en courant, dire que l'on attendait le passage de S.M. le Roi Victor-Emmanuel II de Sar- daigne se rendant de Thonon à Annecy en compagnie du Prince et de la Princesse de Piémont, avec une escorte de cavalerie. Tous de se hâter pour mieux voir ; le pasteur s'installa sur la terrasse avec les enfants. Déjà les cavaliers paraissaient et le spectacle s'annon- çait brillant, quand, soudain, Mlle Lambercier en four- nit un autre, surprenant et inattendu.

Avait-elle voulu grimper trop haut, s'était-elle trop hâtée pour venir ? Quoi qu'il en fût, elle déboula au nez de tous et chacun put voir son derrière, étalé au soleil : le Roi de Sardaigne, le Prince de Piémont, le pasteur, la paroisse, et les enfants, Jean-Jacques en particulier que cela ravit. Ce fut le dernier plaisir de la saison.

Enfin, l'oncle survint. On regagna Genève, ses remparts que l'on franchit par les deux ponts-levis de la porte de Rives, et l'on se retrouva dans la maison familiale, embrassés par la tante, accueillis par la servante et contents de reconnaître les objets familiers. Gabriel Ber- nard cependant entreprit d'instruire son fils et de le préparer à la carrière où lui-même était engagé ; il lui donna des leçons de dessin et de mathématiques, que Jean-Jacques fut autorisé à suivre, puisqu'on ne savait encore ce qu'on ferait de lui. Les deux cousins travaillaient ensemble, ensemble ils apprenaient par cœur les formules de mathématiques sans les compren- dre, ensemble ils maniaient crayons et estompe. Ils n'assimilaient guère les leçons qu'on leur donnait mais ils s'escrimaient avec plaisir à dessiner.

Jean-Jacques, réclamé par son père, qui s'ennuyait de lui, l'alla visiter à Nyon ; le voyage, la réception affectueuse, la fête que les amis d'Isaac firent à son fils, ne pouvaient que lui plaire ; sa vanité fut charmée de voir une aimable dame s'affairer autour de lui et

Page 37: Jean-Jacques Rousseau. Ou Le rêve de la vie

lui présenter sa fille, Mlle de Vulson, pour laquelle il ressentit bientôt un tendre attachement, bien qu'il eût alors quelque douze ans et elle dix de plus, mais elle se montrait gentille, douce, proche, permettait quel- ques chastes baisers, acceptait des compliments enflam- més et ne paraissait pas remarquer les années qui manquaient à son amoureux. Pour la première fois il éprouvait les douceurs du cœur et s'y complaisait. Un bonheur vient rarement seul. De retour à Genève, il se trouva l'objet d'un autre attachement, une petite jeune personne, de son âge, point très belle, mais dont les yeux coquins, la jolie bouche un peu moqueuse et les mains agiles savaient plaire, lui montra l'A.B.C. du plaisir amoureux. Elle menait prestement l'affaire, comme fille renseignée et lui faisait éprouver des impressions neuves à condition qu'il fût son élève et ne se permît jamais de réciproquer. Il s'y prêtait de bonne grâce, peu curieux d'explorer cet inconnu et n'eût point rechigné à continuer si les camarades de Mlle Goton n'avaient donné l'alerte et mis fin à une entreprise, jusqu'alors si bien menée. Il se rabattit sur Mlle de Vulson et n'eut qu'à s'en féliciter ; à Nyon elle le comblait de tendres affections, elle lui écrivait des lettres émues, deux fois même elle vint à Genève pour lui faire visite, affirmait-elle ; ce furent alors des scènes charmantes d'effusions, largement arrosées de douces larmes, on échangea pour finir des serments d'éternelle fidélité. Il se lamentait à son départ et voulait se jeter dans le lac pour la suivre ou mourir ; mais, quand il reçut, en même temps un envoi de bonbons et de gants venant d'elle et la nouvelle publique qu'elle venait d'épouser le sieur Christin, avocat et conseiller de la ville d'Orbe, il se jeta dans des imprécations violentes contre la femme décevante, fourbe, menson- gère et indigne ! Il apprit encore que les voyages de Genève n'avaient d'autre objet que le choix et l'achat d'une robe de mariée ; son orgueil en souffrit et long- temps il en sentit la morsure. Pourtant cet abandon ne l'atteignait guère plus profondément que la rupture

Page 38: Jean-Jacques Rousseau. Ou Le rêve de la vie

avec la Goton. Il se rappela celle-ci quelque temps, car les filles de Saint-Gervais, sur son passage, murmu- raient : « Goton tic-tac Rousseau ». Ses leçons, qui l'avaient émoustillé ne l'avaient pas marqué comme l'aventure avec la Vulson.

Pour les voluptés du corps, il avait découvert qu'il n'avait besoin que de lui-même afin de s'en procurer, mais celles du cœur exigeaient un être vers lequel on pût se tourner, dont l'image fût la source de votre rêve, de votre joie, de ce plaisir amoureux, fait d'espoirs chatoyants, d'illusions séductrices et de ravissements infinis, même si rien d'autre ne devait les suivre.

Cependant, sa vie quotidienne avec son cousin lui suf- fisait. Elle était pleine, active, joyeuse et le tenait occupé tout le jour ; ensemble ils allaient se promener ou jouer dehors, ou, enfermés dans leurs chambres ils s'occupaient à fabriquer des sarbacanes, des cages, des flûtes, des arbalètes, des tambours, des maisons grâce aux outils dont le grand-père David Rousseau ne se servait plus. Ou bien, penchés sur de grandes feuilles de papier, ils barbouillaient des images de toutes sortes. Parfois, ils sortaient pour aller voir sur la place le charlatan ita- lien Gamba Corta, qui vendait ses baumes, ou l'Alle- mand qui présentait un chameau, ou le montreur de marionnettes, dont ils copiaient les personnages. Pour- tant, ils ne s'attardaient pas dehors, car les gamins se moquaient d'eux, à les voir côte à côte, le grand Abraham dégingandé, le petit Jean-Jacques trottinant à ses côtés ; ils leur criaient « Barna Bradana » (âne baté) et, pour défendre l'honneur de son cousin-ami le brave Rousseau se battait ; il en sortait couvert de coups, mais fier. Cependant ils préféraient rester à la maison faire danser leurs marionnettes pour leurs parents, jouer pour eux des pièces et, plus tard, compo- ser de grands sermons, comme celui que Gabriel Ber- nard leur avait lu.

Page 39: Jean-Jacques Rousseau. Ou Le rêve de la vie

IV

JEAN-JACQUES VOLEUR PROFESSIONNEL ET NAIF

Tous ces plaisirs, tous ces amusements, toute les joies de ces heures faciles n'empêchaient pas les jours de passer, et les parents de chercher un emploi pour Jean- Jacques. En somme, il ne savait rien d'utile et ses vagues désirs ne se portaient sur rien de net ; on parla de tous les métiers possibles, mais puisqu'il avait une bonne écriture, puisqu'on cherchait une carrière lucra- tive, on le plaça comme petit clerc chez le greffier de l'Hôtel de Ville. « Grapignan ! » s'écria-t-il avec amer- tume quand on le lui annonça, car tel était le surnom des greffiers à Genève. Dès le début, il prit en grippe ce métier vulgaire, indigne de son génie romain et de son âme aventureuse, qu'obsédait l'envie chimérique de prêcher et d'être pasteur, mais il n'avait pas assez d'argent pour une si noble destinée.

Il fallut s'y résigner. Pensant bien faire, l'oncle Gabriel l'avait représenté à M. Manceron, le greffier, comme un garçon précoce, intelligent et renseigné, qui pourrait vite rendre de grands services. Aussi l'avait- on admis sans discussion, sans examen, ni sans bargui- gner. On le reçut d'abord avec cordialité, mais son air maussade surprit, déplut puis tourna contre lui aussi bien

Page 40: Jean-Jacques Rousseau. Ou Le rêve de la vie

le patron, peu disposé à s'en laisser imposer par un petit clerc, que les autres clercs, dès l'abord enclins à la raillerie.

Jean-Jacques ne s'efforça pas de se rendre utile, il l'évita même, esquivant ou bâclant autant qu'il le put tout travail qu'on lui donnait ; au reste, les connaissan- ces qu'il possédait convenaient mal dans une étude de greffier : les exploits du Grand Cyrus n'avaient rien à voir avec ceux qu'il devait copier, les délicatesses de l'Astrée n'apprenaient pas à rédiger exactement, mais plutôt à rêver sur les dossiers fastidieux qu'on plaçait sous son nez. Les hauts faits de Léonidas et l'héroïsme de Fabricius n'aidaient en rien à se rappeler les règles de l'orthographe, et, comme on donnait au nouveau les corvées les plus ennuyeuses, il y répondait par une mauvaise volonté trop évidente.

Il devint la risée de ses camarades, ce qui ne manqua pas de l'offenser. Le patron, de son côté, se mit à le secouer pour essayer de tirer de lui quelque travail utile. « Vos connaissances, dont parlait votre oncle, où sont-elles ? Allez-vous nous les montrer à la fin ? » Aux mauvais procédés il répondait par une attitude butée. M. Manceron lui-même ne brillait ni par la patience ni par la générosité ; s'il éprouvait quelque estime pour Gabriel Bernard elle n'allait pas jusqu'à garder chez lui un garçon inutile, encombrant et désagréa- ble, dont on ne tirait rien et dont on ne pourrait jamais rien tirer, puisque, loin de faire des efforts, il s'arran- geait pour fuir le travail et pour éviter les occasions de s'instruire dans ce métier. Le résultat fut qu'après très peu de temps, on le renvoya dans sa famille sans compli- ments. « Tu es juste bon à tenir la lime, lui disaient les clercs » et le patron le répéta. Penaud, mais sour- dement ravi, il rentra chez son oncle.

Gabriel Bernard pratiquait une nonchalance trop systématique pour lui en tenir rigueur et sa tante s'in- téressait trop peu à lui pour lui faire des reproches ; il connut donc quelques semaines de paix, qui lui per- mirent de reprendre son existence de lectures, de prome-

Page 41: Jean-Jacques Rousseau. Ou Le rêve de la vie

nades et de jeux, pendant que son père et les siens cherchaient le moyen de l'employer de façon utile, dans une branche qui convînt à son tempérament, à ses goûts et à ses facultés. De nouveau il se prouvait sa dignité civique en faisant l'exercice en uniforme avec les autres adolescents de son quartier, de nouveau ses lectures lui rendaient le stimulant dont il avait besoin et remplissaient son esprit de ces images qui, passant et repassant, devenaient le cadre de son existence pro- fonde. A Nyon, en compagnie de son père, il reprenait propos et maximes de leur ancienne intimité ; l'es- prit de la rue de Carouge reparaissait en lui, et, satisfait de rejeter l'importune bassesse de l'étude Man- ceron, il réclamait d'Isaac les récits de ses voyages, les comptes rendus de ses chasses. Grâce à ces séjours il se retrouvait en lui-même tel qu'il aimait se consi- dérer, car on n'est jamais plus coquet que dans l'ado- lescence et Jean-Jacques professait celle de la grandeur d'âme.

Pourtant, il était un garçon de treize ans. Aussi allait- il s'amuser de-ci de-là avec les autres jeunes garçons du voisinage ; il appréciait un voisin, le jeune Pleince, dont la famille possédait un jardin sur Plainpalais. Ils jouaient ensemble au mail, au croquet, exercice calme, tant que l'on ne se querelle pas, mais violent, dès que surgit un désaccord, car les participants sont pourvus d'un maillet, arme dangereuse dans les mains d'un adolescent en colère. Pleince en donna un bon coup sur le crâne de son camarade Rousseau, lequel tomba par terre saignant comme un bœuf ; aussitôt Pleince de s'affoler, de crier, de pleurer, de courir de-ci de-là, de se précipiter sur lui, de l'embrasser ; la victime géné- reuse et romaine l'embrassait aussi et tous deux pleu- raient, pénétrés d'une affection réciproque, nouvelle sans doute et qui ne portait nul secours au crâne endommagé. Cependant, comme le sang continuait à couler, ils voulurent l'étancher avec leurs mouchoirs sans y parvenir ; le coupable entraîna chez lui sa victime et pria sa mère de le soigner. La bonne dame

Page 42: Jean-Jacques Rousseau. Ou Le rêve de la vie

pensa s'évanouir au spectacle de tout ce sang, puis elle se reprit et se servit d'un remède bien connu des ména- gères, des fleurs de lys macérées dans de l'eau-de-vie. Elle tamponna, bassina et banda le crâne qui, par bon- heur, n'était point fêlé. Jean-Jacques put retourner chez lui, emportant en son cœur la satisfaction de s'être montré courageux et l'amitié qu'il avait contractée à l'égard de son assaillant ; elle garda sa vivacité autant que la plaie resta sensible et passa comme celle-ci.

Toute réflexion faite, et non sans tenir compte de ses goûts pour le dessin, on décida de le placer en apprentissage chez un graveur de quelque renom, un sieur Ducommun. L'idée semblait judicieuse, puisque l'enfant était adroit, aimait les arts et ne manquait pas de soin dans tous les petits travaux qu'il accomplissait. On signa donc un contrat avec cet artiste, le 26 avril 1725, par-devant maître Choisy, notaire à Genève : durant cinq ans il devait enseigner tous les secrets de son art à son apprenti, le loger et le nourrir ; en échange Gabriel Bernard lui versait (au nom d'Isaac Rousseau) 300 livres et deux louis d'or.

Ducommun avait vingt ans juste ; il annonçait du talent et de l'ambition. Plein de vigueur, il faisait travailler son monde aussi dur qu'il travaillait lui- même. Il logeait alors rue des Etuves au 3e étage, mais il se maria bientôt et s'installa rue de la Poissonnerie, dans les bas quartiers, proches du temple de la Made- leine. Il y mit son atelier, où un certain Verrat servait comme compagnon et le petit Rousseau comme apprenti. Ainsi monté, Ducommun tenait à rendre son atelier actif et prospère ; il lui fallait se créer une situation, un nom, une fortune. A cet effet, il avait foi dans le travail, le sien propre et celui de ses collaborateurs ; jeune et brusque, il faisait marcher rondement son monde, économisait autant qu'il pouvait et réclamait une activité sans faiblesse. Il ne passait rien, et, dans les repas, congédiait l'apprenti avant le dessert auquel il n'avait pas droit. Il ne tolérait ni flânerie ni bavardage et voulait qu'on le respectât. Aussi Jean-Jacques le

Page 43: Jean-Jacques Rousseau. Ou Le rêve de la vie

ACHEVÉ D'IMPRIMER LE 21 OCTOBRE 1974 SUR LES PRESSES DE L'IMPRIMERIE CARLO DESCAMPS CONDÉ-SUR-ESCAUT

Dépôt légal : 4 trimestre 1974 N° d'éditeur : 384

N° d'impression : 766 Imprimé en France

Page 44: Jean-Jacques Rousseau. Ou Le rêve de la vie

Participant d’une démarche de transmission de fictions ou de savoirs rendus difficiles d’accès par le temps, cette édition numérique redonne vie à une œuvre existant jusqu’alors uniquement

sur un support imprimé, conformément à la loi n° 2012-287 du 1er mars 2012 relative à l’exploitation des Livres Indisponibles du XXe siècle.

Cette édition numérique a été réalisée à partir d’un support physique parfois ancien conservé au sein des collections de la Bibliothèque nationale de France, notamment au titre du dépôt légal.

Elle peut donc reproduire, au-delà du texte lui-même, des éléments propres à l’exemplaire qui a servi à la numérisation.

Cette édition numérique a été fabriquée par la société FeniXX au format PDF.

La couverture reproduit celle du livre original conservé au sein des collections de la Bibliothèque nationale de France, notamment au titre du dépôt légal.

*

La société FeniXX diffuse cette édition numérique en accord avec l’éditeur du livre original, qui dispose d’une licence exclusive confiée par la Sofia ‒ Société Française des Intérêts des Auteurs de l’Écrit ‒

dans le cadre de la loi n° 2012-287 du 1er mars 2012.