Chaire Francqui – 15 Février 2018

Les dialogues de conseil en

life design : une forme renouvelée

d’accompagnement à l’orientation (1ère partie)

Jean Guichard

(jean.guichard@lecnam.net)

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Introduction : Résumé de l’exposé précédent

Contextes

organisationnels

Reformulations de la question générique

d’orientation (par quelle vie active donner

sens et perspective à mon existence ?)

Notions et concepts

majeurs

Système professionnel

de travail

Quel(s) métier(s) ou profession(s) me

conviendrai(en)t bien ?

Métier, profession

Taylorisme – Fordisme Dans quel contexte et collectif de travail puis-

je m’insérer / m’intégrer ?

Poste de travail, opérateur

Collectif de travail

Système technique de

travail

Quelle direction donner à ma carrière

professionnelle ?

Réseau durable de travail

Fonction professionnelle

Projet de carrière

Organisation flexible du

travail : emplois

centraux

Comment investir au mieux mes

compétences ?

Mission Professionnelle

Travail flexible

Boundaryless career

Organisation flexible du

travail : emplois

périphériques

Comment faire face aux diverses transitions

marquant le cours de mon existence ?

Emploi flexible

Précariat

Organisation scolaire de

la formation

Dans quelle formation m’engager ? Orientation scolaire

Résultats scolaires

Tableau 1 : L’évolution de la guidance en employabilité au cours du 20ème

siècle : les relations

entre (1) les formes d’organisation du travail et de formation des jeunes et (2) les principales

reformulations de la question d’orientation générique des individus des sociétés liquides. 2

Une variété d’interventions de guidance en employabilité sont offertes aux demandeurs pour les aider à trouver leurs réponses à l’une ou l’autre de ces reformulations. Elles sont fonction :

- Des caractéristiques de l’institution qui les propose. Donc de ses sources de financement (qui assignent à ses interventions certains objectifs déterminés en fonction du public auquel elle s’adresse prioritairement).

- De la culture professionnelle de l’institution. Celle-ci consiste en l’usage systématique ou préférentiel de certaines méthodologies d’intervention.

- De la posture professionnelle adoptée par chaque praticien de l’accompagnement par rapport à la culture professionnelle de son institution. Cette posture se fonde sur ce que ce professionnel considère être les finalités fondamentales de sa fonction dans le contexte des finalités que l’institution finançant l’intervention lui assigne et de la liberté qu’elle lui offre ou non.

- Des demandes que la personne peut formuler dans le cadre de l’intervention qu’on lui propose.

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Dans le contexte des différentes crises du monde contemporain (notamment : démographique, écologique, du travail et de l’emploi décents), on observe depuis quelques décennies l’expression de doutes de plus en plus affirmés relatifs à la pérennité des formes actuellement dominantes d’organisations et d’échanges du travail.

Dans le domaine de l’accompagnement à l’orientation, ces doutes se traduisent par un retour de la question existentielle d’orientation : par quelle vie active donner sens et perspective à mon existence ?

C’est sur cette question que se centrent les interventions de conseil en life design. Ce qui les différencie fondamentalement des interventions de guidance en employabilité, ce sont leurs finalités et leurs objectifs déterminés.

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Les interventions de guidance en employabilité – dont le bilan de compétences est le prototype en France – ont pour finalité de favoriser la croissance maximale du système économique actuel. Leur objectif déterminé est d’aider les demandeurs à s’insérer dans le monde des fonctions professionnelles des organisations actuelles du travail et de ses échanges.

Les interventions de conseil en life design ont pour finalité d’aider les individus des sociétés liquides à mener une vie qu’ils jugent bonne (« réussie »). Leur objectif déterminé est d’aider les demandeurs à construire des perspectives d’avenir et à formuler des normes de vie leur permettant de donner sens et direction à leur existence.

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Parmi les interventions de conseil en life design, on peut distinguer l’entretien de construction de carrière de Mark Savickas et le dialogue de conseil en life design que j’ai conçu et mis au point avec quelques collègues.

Ces deux méthodes ont été construites en se référant explicitement à des savoirs en sciences humaines et sociales. De telles références permettent d’élaborer des méthodologies d’interventions plus rigoureuses, offrant plus de garanties quant à l’atteinte des objectifs qu’elles visent.

Les entretiens de construction de carrière sont plus « directifs » que les dialogues de conseil en life design.

Lors d’un entretien de construction de carrière, le conseiller pose une série de questions précises conduisant le demandeur à produire des petits récits. Puis le conseiller propose au demandeur une synthèse de ces micro-récits dégageant des grands thèmes autour desquels il organise sa vie. Les deux discutent de cette synthèse en vue de trouver un accord.

Domaine d’

investigation

Questions du conseiller Construction du macro-récit par le conseiller

Formulation du

problème

d’orientation

Q1. En quoi puis-je vous être utile dans la

construction de votre parcours d’orientation ?

Point 6 : Quelles indications donne votre soi-

auteur à votre soi-acteur pour faire face au

problème d’orientation que vous énoncez ainsi ?

Concepts de soi Q2. Qui admiriez-vous quand vous étiez

jeune ? Que pouvez-vous me dire à ce sujet ?

Point 2 : Les soi construits pour faire face à vos

préoccupations fondamentales : les personnages

admirés.

Intérêts Q3. Vos magazines favoris ? Vos programmes

TV préférés ? Les sites internet que vous

visitez le plus ?

Point 3 : Les contextes où vous cherchez à faire

face à vos préoccupations fondamentales :

magazines, programmes, sites préférés.

L’appariement

soi-

environnement

Q4. Votre roman, film, ou série TV, favori ?

Racontez m’en l’histoire.

Point 4 : Comment vous procédez pour faire face

à vos préoccupations dans ces contextes.

Les conseils

que se donne la

demandeur

Q5. Devises ou dictons favoris ? Ou un dicton

que vous vous souvenez avoir entendu. Ou un

dicton ou une devise que vous inventez.

Point 5 : Les indications que vous vous donnez

pour faire face à une préoccupation (le dicton).

Convictions

fondamentales

sur la base

desquelles le

demandeur

organise sa vie

Q6. Trois souvenirs d’enfance (si possible :

entre trois et six ans) en commençant par le

premier qui vous vient à l’esprit. Lieu, action

et résultat de chacun d’eux. Emotions ou

sentiments éveillés par ces souvenirs.

Quel gros titre pourrait donner le journal de

demain à chacun d’eux ?

Point 1 : Vos préoccupations fondamentales : les

titres du journal et les récits de souvenirs

marquant d’enfance.

Tableau 2: L’Entretien de Construction de Carrière de Mark Savickas : Questions et logique de construction du

macro-récit du conseiller.

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Un ECC – avec Elaine – (notamment la construction du macro-récit relatif à sa vie) est présenté à l’adresse suivante : http://www.cannexus.ca/wp-content/uploads/2014/04/Meaning-and-Mattering-in-Career-Construction-The-Case-of-Elaine-cx10_Dr.-Savickas_A-Demonstration.pdf Même cas est analysé dans : Savickas, M. L. (2013). Career construction theory and practice. In R. W. Lent & S. D. Brown (eds.), Career development and counseling: Putting theory and research to work (2nd ed., pp. 147-183). Hoboken, NJ: Wiley.

La procédure d’un Dialogue de Conseil en Life Design est différente : le conseiller laisse le demandeur choisir des situations significatives qu’il narre à sa manière.

A l’occasion de ses narrations, celui-ci effectue des rapprochements entre certaines caractéristiques de ces situations (par exemple : des rapprochements se fondant sur la similarité de certaines activités, de certaines attentes ou des affects ressentis). Il dégage et construit ainsi un fil directeur donnant une perspective et une direction à son existence

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Objectif du présent exposé :

Présenter la méthodologie des dialogues de conseil en life design, en s’appuyant sur leurs fondements scientifiques et en se référant à des exemples provenant de dialogues effectifs.

Plan : - (1) Cadre épistémologique commun aux différentes

interventions de conseil en life design : les approches constructivistes.

- (2) Fondements théoriques des dialogues de conseil en life design : les concepts centraux du modèle « se faire soi »

- (3) Méthodologie de la mise en œuvre des dialogues de conseil en life design.

1. Les modèles constructivistes : un cadre épistémologique commun aux différentes interventions de conseil en life design

Les interventions de conseil en life design se réfèrent à une épistémologie de type « constructiviste-constructionniste ».

Le point commun aux différents constructivismes et constructionnismes psychologiques ou sociaux est de considérer que les différents phénomènes du monde auxquels nous (humains) nous rapportons par nos actions et nos perceptions sont cognitivement (et aussi activement) construits en fonction de nos interactions sociales, de nos catégories langagières et de nos attentes, en vue de donner un sens au monde dans lequel nous vivons (Collin & Guichard, 2011). Les interventions de conseil en life design visent à aider les personnes dans leur construction de soi. Or, le soi (self) est l’un de ces phénomènes du monde cognitivement et activement construits.

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Le soi : le rapport « synthétisant » d’un « je » à l’ensemble de ses « me » (=la série des représentations que l’individu a de lui-même dans les différents contextes où il interagit) (William James, 1890).

Le soi n’est pas une entité, une possession ou un ensemble de traits de personnalité, mais « un système complexe de processus actifs et interactifs s'auto-organisant » (Mahoney, in Snyder & Lopez, eds., 2002, p 748).

Il n'est pas donné, mais construit. C’est « un édifice mental complexe que chacun construit en mettant en œuvre une variété de processus mentaux » (Bruner, in Neisser & Fivush, eds., 1994, p. 41).

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Raskin (in Raskin & Bridges, eds., 2002, p. 7), s'appuyant sur la théorie des « construits personnels » de Kelly (1963), conclut que le soi est « généré par la manière dont une personne s’interprète au fil du temps ».

Certaines constructions-interprétations de soi sont générées tôt dans la petite enfance : avant le développement du langage. Elles sont donc « profondément ancrées et non-négociables » ; elles restent « imperméables à la réflexion et à la transformation de soi » (Raskin, 2002, p. 7). C’est pourquoi elles ressemblent plus à des « vérités brutes » qu’à des constructions et produisent en conséquence un sens durable de soi.

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Les modèles constructivistes soulignent l'importance des contextes dans lesquels les individus sont en interactions et interrelations (Pepper, 1942).

Le soi est construit en contexte par la médiation des relations. Pour rendre compte de ce phénomène, Ruthellen Josselson a construit le concept de « soi enchâssé » « embedded self » (Josselson, in Lapsley & Power, eds., 1988 ; Blustein, in Savickas & Lent, eds., 1994 ; Blustein, & Noumair, 1996). 13

Le soi « n'est pas la découverte ou la mise au jour d’un ‘je’ [moi] inné. C’est une construction [de l’individu] qui se fonde sur les réactions et les attitudes d'autrui vis-à-vis de lui : une construction sujette au changement car ces réponses, intrinsèquement variables et manquant de cohérence, changent de nature » (Polkinghorne, 1988, p. 150).

En conséquence : l'individu est « socialement constitué dans les limites de sa culture, de ses contextes d’interactions et de son langage ... [et de ce fait] a des identités multiples : des identités négociées et définies à l’occasion d’une variété de relations interpersonnelles spécifiques » (Raskin, in Raskin & Bridges, eds., 2002, p. 18).

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Le soi ne se réfère pas qu’à des expériences passées ou présentes. Markus et Nurius (1986, p. 954) ont proposé le concept de « soi

possibles » correspondant aux manifestations cognitives des buts, aspirations, motivations de l’individu, ainsi qu’aux craintes et dangers qui le menacent.

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La prise en compte du contexte dans la construction du soi va de pair avec l’insistance sur le rôle de la société, de la culture, de leurs systèmes symboliques et, plus particulièrement encore, de la langue et des récits : « La manière dont les gens parlent d’eux-mêmes et de leur monde détermine la nature de leurs expériences » (Raskin, in Raskin & Bridges, eds., 2002, p. 18).

Le soi est « produit discursivement, c'est-à-dire dans les dialogues et d'autres formes d'actions conjointes avec des individus réels ou imaginaires » (Harré, 1998, p. 68). Le soi est une « fiction utile » qui « désigne le lieu d’où l’homme perçoit le monde et peut agir plutôt que d’être la somme singulière de tout ce qu’il ressent » (Harré, 1998, pp. 3 & 4).

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Les modèles constructivistes considèrent que le soi se construit par les récits. Le soi est une « histoire perpétuellement réécrite » (Bruner, in Neisser & Fivush, eds., 1994, p. 53), « une mise en forme des événements personnels en vue de leur donner une unité historique incluant non seulement ce que l'on a été mais aussi des anticipations relatives à ce que l'on sera » (Polkinghorne, 1988, p. 150).

Le récit extrait des éléments disparates de la vie d'une personne pour en faire « une histoire unifiée se déroulant et se développant dans le temps » (Polkinghorne, 1988, p.150) : un tout continu et cohérent. « Le projet réflexif du soi (…) consiste dans le maintien de récits biographiques cohérents, bien que continuellement revus » (Giddens, 1991, p.5).

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La construction de soi est donc un processus continu et dynamique, à partir duquel émerge un soi jamais achevé. C'est un processus actif de négociation, d'organisation, de synthèse, d'intégration et de réflexion. Bien qu'il forme une trajectoire allant du passé vers un avenir anticipé (Giddens, 1991), le processus de construction s’effectue dans le présent : « dans le moment interactif ... au fur et à mesure qu’il se déroule » (McNamee, in Grodin & Lindlof, eds., 1996, p. 149). Tout ce que nous pouvons savoir du présent constructeur est rétrospectif, mais nous pouvons le comprendre par les récits par lesquels nous (ré)interprétons notre vie du point de vue de certains futurs anticipés.

De plus, bien que cette construction soit une activité cognitive, elle donne suite à des actions et pourrait, de ce fait, être comprise comme une action (voir Mignot, 2004). 18

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En résumé : Les approches constructivistes du dynamisme des subjectivités individuelles se

démarquent des vues antérieures du développement des sujets humains. Celles-ci mettaient l’accent sur la stabilité des personnalités individuelles dans le temps et d’un contexte d’interactions et d’interlocutions à un autre.

Différemment, les approches constructivistes :

(1) décrivent les sujets humains comme moins unifiés et homogènes qu’on ne le postulait précédemment. Ils sont décrits comme « pluriels » (Lahire, 1998; Rowan & Cooper, eds., 1999), comme parlant avec des voix différentes (Gergen, 2011), comme combinant différentes positions « je » (Hermans, et Kempen, 1993), comme composés d’un ensemble de « sentiments d’efficacité personnelle » (Bandura, 1986), comme formant un système dynamique de « formes identitaires subjectives » (Guichard, 2001; Guichard, 2004; Guichard, 2008), etc.

Ces mêmes approches constructivistes :

- (2) montrent que ce sujets humains « pluriels » cherchent à donner unité, cohérence et sens, à leur vie.

Ces sujets y parviennent, notamment, par l’élaboration de certains thèmes de vie (Csikszentmihalyi, et Beattie, 1979; Savickas, 2005, 2011) et par la construction de récits de vie (Ricoeur, 1985, 1990; Delory-Momberger, 2009) autour de certaines intrigues donnant un sens à leur vie passée et présente du point de vue de certaines perspectives d'avenir. 20

Ces mêmes approches constructivistes : - (3) considèrent moins que les approches précédentes que les conduites seraient

immédiatement déterminées par les expériences précoces ou passées des individus.

Différemment, ces nouvelles vues sur les sujets humains insistent sur l'importance des processus de construction de sens (Malrieu, 2003), de (ré)-interprétation et de symbolisation (Wiley, 1994), des dialogues (Jacques, 1982) et des divers modes de rapports à soi et à ses expériences (Foucault, 2008), etc., dans la détermination de conceptions de soi et des conduites individuelles.

Dans les neurosciences, on parle de plasticité cérébrale : notre cerveau remodèle ses connexions en fonction de facteurs environnementaux et contextuels, afin de remettre le passé au goût du jour.

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Conséquence majeure de ces changements de perspective :

- (4) les acteurs humains sont désormais conçus comme dotés d'un plus grand pouvoir d’agir (agency) (au moins potentiel) qu'auparavant (Bandura, 2006).

Toutes les interventions de conseil en life design (Savickas & al., 2009) se réfèrent à ce nouveau regard scientifique sur le sujet humain. C’est le cas des dialogues de conseil en life design (ou entretiens d’accompagnement à la construction de soi) (Guichard, 2008 : Guichard & al., 2017) qui ont pour fondement théorique une synthèse d’approches constructivistes : le modèle « se faire soi » (Guichard, 2004, 2005). 23

2. Le modèle « se faire soi » : fondement théorique des dialogues de conseil en life design

Le modèle « se faire soi », sur la base duquel les dialogues de conseil en life design, ont été conçus est une synthèse d’approches constructivistes, relevant de différents domaines et sous-domaines des sciences humaines et sociales, relatives à la construction des subjectivités individuelles, c’est-à-dire aux phénomènes de « subjectivation ».

Quatre concepts fondamentaux de cette synthèse : « cadre cognitif identitaire », « système dynamique de formes identitaires subjectives », « réflexivités duelle et trine ». 24

2.1 Des catégories et catégorisations sociales aux cadres cognitifs identitaires.

- La personne se construit dans des contextes sociaux

Ces contextes offrent aux personnes qui y interagissent et dialoguent des catégories sociales « ready made », certains modes d’élaboration de nouvelles catégories (beaucoup sont locales et peu durables), ainsi que des scénarios (des narrations, des scripts narratifs tels que des modèles d’histoires de soi à réaliser, etc.) permettant aux personnes d’interpréter et de totaliser les différents évènements et expériences – de tous ordres – qui marquent le cours de leur vie.

Dubar :

Pour décrire cet aspect de la construction identitaire, Dubar (1992, 1998a, 1988b, 2000) a proposé les concepts d’offre identitaire, de forme identitaire, de transactions relationnelle et biographique et d’identité narrative.

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Chaque société définit une certaine offre identitaire : notamment divers systèmes de catégories et catégorisations sociales, dans lesquelles chacun peut (en interprétant ses diverses expériences et conduites) se reconnaître et/ou reconnaître autrui (en interprétant les conduites perçues ou imaginées de chacun).

Cette offre peut être liée au terroir ou à la langue (Breton, Français, …), à une profession ou une activité (mécanicien, guitariste, etc.), à une catégorie sociodémographique (cadre, lycéen, …), à un collectif (« nous les… Renault, …supporteurs du PSG », …), à une religion ou à un mouvement d’idées (catholique, écologiste, fasciste, …), à une origine ethnique ou étrangère, à une orientation sexuelle, à une nosographie médicale, à une caractérologie, etc.

Cette offre est relativement stable. 26

Cependant, cette offre évolue et se transforme. Par la médiation de leurs actions collectives, des interactions

et jeux de langage dans lesquels ils s’engagent, les individus développent des narrations inédites en se fondant sur certains des modèles d’histoires de vie qui leur sont offerts. Ils contribuent ainsi à la production de nouvelles catégories n’ayant généralement d’abord qu’une valeur locale avant que certaines d’entre elles ne se généralisent et pérennisent.

Bon nombre de ces catégories émergeantes – nommées par Dubar « formes identitaires » (à ne pas confondre avec « les formes identitaires subjectives » qui seront présentées plus loin) – sont liées à des collectifs revendicatifs proposant des catégories interprétatives leur permettant soit de revaloriser, soit de dévaloriser l’image de certains individus (gay, beur, islamophobe, populiste, etc.). Au fil des événements marquant le cours de l’histoire d’un certain collectif, certaines de ces catégories s’affirment, alors que d’autres deviennent obsolètes. 27

Dubar décrit la construction des identités individuelles comme un phénomène « d’appropriation » par les individus de certaines de ces catégories : ceux-ci interprètent les événements et les expériences marquant le cours de leur existence en se référant à certaines de ces catégories. Trois processus jouent un rôle essentiel dans cette appropriation :

- les transactions relationnelles, - la transaction biographique, - et la construction par l’individu d’un récit relatif à son

parcours de vie. Une transaction relationnelle est un processus de définition de soi lié à la reconnaissance de soi par autrui. Cette transaction repose sur des actes d’attribution par autrui (par exemple, un professeur peut dire à un élève : « toi, tu es un vrai matheux ») et des actes d’appartenance, c’est-à-dire de reconnaissance de soi comme tel (l’élève peut se dire : « je suis un matheux »). 28

Pour l’individu, l’enjeu de cette transaction relationnelle, est d’être reconnu comme celui qu’il souhaite être reconnu. Or, observe Dubar (1998a, p. 112), « Il n’y a pas de correspondance nécessaire entre ‘l’identité prédicative de soi’ [celle dans laquelle l’individu se reconnaît] qui exprime l’identité singulière d’une personne déterminée, avec son histoire vécue individuelle et les ‘identités attribuées par autrui’ ».

L’individu peut, par exemple, être « classé par autrui d’une manière qu’il refuse et qu’il estime infondé (…). Il ne s’agit pas d’un simple désaccord interpersonnel ; il y a manquement aux usages sociaux. En effet, certains individus ou groupes abusent de leur position pour construire les personnes qu’ils veulent déstabiliser en les référant à un trait identitaire qui n’a pas à être évoqué. Le plus souvent, l’affront consiste dans le rappel d’une appartenance, d’un rattachement à une communauté englobante » (François de Singly, 2004, p. 87).

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Les transactions relationnelles vont dans le sens de la formation d’une identité subjective plurielle.

La transaction biographique est un processus d’unification

de cette pluralité. Elle permet aux individus de relier leurs différents actes d’appartenance (de reconnaissance de soi « ainsi ») et actes de rejet ou « d’accommodation » de certaines attributions « stigmatisantes » dans un récit qui unifie leur parcours de vie en lui donnant une continuité. C’est le processus « par lequel les individus anticipent leur avenir à partir de leur passé » (Dubar, 1992, p. 520).

Cette transaction s’appuie, notamment, sur des mises en récit de soi ou sur des dialogues internes par lesquels l’individu cherche à donner un sens à son parcours de vie en articulant ses diverses appartenances sociales et en les inscrivant dans une certaine histoire personnelle (c’est-à-dire en leur donnant un sens en relation avec cette histoire personnelle) lui permettant d’anticiper un certain avenir.

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L’enjeu de la transaction biographique est la construction d’un récit à propos de soi et de ses avenirs possibles.

Ce récit, produit de la transaction biographique s’appuyant sur les différentes transactions relationnelles de l’individu, constitue son identité subjective.

Celle-ci n’est rien d’autre qu’un récit : une histoire de sa vie que l’individu construit en se la racontant. Il n’y a pas de traits essentiels qui permettraient de définir ce qu’est l’identité en elle-même : il n’y a pas de « noyau dur » constitutif du cœur de l’identité individuelle. Ce n’est pas une substance : elle est seulement d’ordre narratif. Dubar observe :

« Si les identités ne sont pas des ‘essences’ et pas des représentations (d’une ‘réalité’ qui échapperait au langage), c’est qu’elles sont des histoires, soit ‘celles qu’on se raconte à soi-même sur ce qu’on est’ (Laing, 1961, 1971), soit celles qu’on se raconte sur l’origine du monde. Elles sont donc inséparables des manières de ‘mettre en récit’ autour d’une au plusieurs ‘intrigues’ (Ricoeur, 1983) sa vie ou celle des autres. La production de catégories et de propositions argumentaires dans des ‘récits de soi’ est donc, me semble-t-il, au cœur des processus identitaires qui sont toujours socialement dépendants de leur contexte de production » (Dubar, 1998b, p. 98).

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Cet accent mis sur les contextes et les rapports sociaux dans la construction identitaire des individus constitue un apport fondamental de la sociologie à la question de la construction des subjectivités individuelles.

La limite de cet apport est celle de la sociologie elle-même qui reste aveugle aux processus cognitifs qu’elle présuppose :

L’individu ne peut s’engager dans les transactions décrites par Dubar

qu’en s’étant approprié cognitivement les catégories et processus de catégorisation sociale et en mettant en œuvre des processus d’ordre cognitif de traitement de ces informations (formation de catégories mentales, de structures, de processus de traitement de l’information, de résolution de problème, etc.).

Le modèle de construction des identités individuelles de Dubar présuppose que le monde social donne lieu à la construction de structures mentales et de processus mentaux de traitement de l’information.

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A quels phénomènes cognitifs donnent lieu les phénomènes sociaux décrits par Dubar ?

En se fondant sur Lawrence Barsalou (1992, pp. 148-185), la double hypothèse suivante peut être formulée:

- (1) La multitude des expériences et évènements

marquant la vie de l’individu dans les contextes sociaux qui sont les siens, le conduit à construire en mémoire un système de cadres cognitifs identitaires = l’organisation dans son esprit (une organisation qui est fonction de ces expériences et évènements) des systèmes de catégories et catégorisations sociales – et de modes de narration des vies individuelles – en vigueur dans ces contextes sociaux.

- (2) Dans ces mêmes contextes, l’individu construit dans son esprit un système de cadres cognitifs identitaires subjectifs = le fondement cognitif de ses perceptions de soi et de ses conduites dans les différents contextes où il agit, interagit et dialogue.

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- La personne construit dans son esprit des structures de mémorisation à long terme relatives aux systèmes de catégories et catégorisations sociales (= organisation en mémoire de l’offre identitaire d’une société).

Cadre cognitif (Marvin Minsky, in Johnson-Laird & Wason, eds., 1977) : schéma structuré d’attributs ayant des valeurs par défaut. Ces vastes structures cognitives, relient ensemble des phénomènes relevant de la perception et de l’action permettent des inférences quand manquent certaines informations précises.

Exemple : cadre cognitif « pièce ». Attributs : plafond, sol, murs, porte, fenêtre, etc. Valeur par défaut

de l’attribut « mur » : quatre (quand nous rencontrons le mot « pièce » sans autres précisions, nous imaginons une pièce à quatre murs).

Attribut « porte » : une pièce doit avoir au moins une porte qui permet d’y entrer en mettant en œuvre certains scripts d’action correspondant à l’acte d’ouvrir la porte (nos connaissances et savoir-faire en la matière), etc.

Le concept de « cadre cognitif » est bien adapté pour décrire des structures mentales de mémorisation des catégories ou catégorisations sociales.

Exemple : « Ingénieur ». Attribut « genre ». Valeur par défaut : homme. Attribut « formation » : Valeurs par

défaut : Etudes supérieures spécialisées. Ingénieur : exemple d’un cadre cognitif identitaire.

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Cadres cognitifs identitaires (CCI): structures d’organisation en mémoire à long terme d’informations relatives à des catégories et catégorisations sociales ou communautaires de toutes sortes (en termes de genre, religion, position sociale, orientation sexuelle, âges de la vie, métier, loisir, choix politique, caractérologie, typologie, astrologie, etc.).

Les cadres cognitifs identitaires comprennent des schémas relatifs à la personnalité des individus concernés et des scripts d’action.

Schémas relatifs à la personnalité = des « théories implicites de la personnalité » (Jerome Bruner & Renato Tagiuri, in Lindzey, ed., 1954) : dans la perception et dans l'image que nous nous construisons d’autrui, nous présupposons qu’il existe des relations entre les traits ou attributs et considérons que certains traits de personnalité vont habituellement ensemble, tandis que d'autres, au contraire, semblent s'exclure (une personne honnête est aussi intelligente, aimable, non-violente…)

Scripts d’action : les scripts ou scénarios – au sens de Roger Schank et Robert Abelson (1977) – sont des séquences cohérentes d’événements attendus de l’individu et l’impliquant lui-même comme participant ou observateur. Par exemple : j’imagine l’ingénieur étudiant un schéma technique et faisant des calculs sur son ordinateur). 35

Les cadres cognitifs identitaires forment, dans l’esprit de chacun, un système. Car « les concepts n’existent pas indépendamment les uns des autres en mémoire, ils forment des systèmes conceptuels » (Barsalou, 1992, p. 177).

Ce système constitue la base de notre vision du monde social. Par exemple : le concept d’ingénieur se définit de manière différentielle par rapport à celui d’ouvrier, de contremaître, d’employé de bureau, de PDG, etc. (Cf. les travaux relatifs aux cartes cognitives des professions, Gottfredson, 1981 ; Guichard, in Guglielmi & D’Angelo, eds., 2011).

Système des cadres cognitifs identitaires : structure cognitive de mémorisation à long terme de l’offre identitaire de la société où vit un individu, telle qu’il a pu la construire à l’occasion de ses actions, interactions et interlocutions qui sont fonction des positions qu’il occupe dans chacun des différents champs sociaux (Bourdieu, 1980, 1997) où il se situe.

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- La personne construit dans sa mémoire à long terme un système de structures de mémorisation d’informations relatives à soi qui constitue le fondement de son identité subjective ( = 2nd aspect de l’hypothèse cognitive) En se référant à son système de cadres cognitifs identitaires, l’individu

construit dans son esprit son système de cadres cognitifs identitaires subjectifs : le fondement cognitif de ses perceptions de soi et de ses conduites dans les différents contextes où il agit, interagit et dialogue.

Cadre cognitif identitaire subjectif (CCIS): lorsque l’individu

mémorise des informations relatives à soi en relation avec un cadre cognitif identitaire, les valeurs par défaut des attributs de ce cadre cognitif prennent des valeurs particulières, les schémas ou théories implicites de la personnalité deviennent des schémas de soi (Hazel Markus, 1977), les scripts d’actions, d’interactions et d’interlocutions deviennent plus précis, des sensations, émotions et sentiments fortement ressentis y sont liés, etc. 37

Exemple : Si un ingénieur pense à lui comme « ingénieur », il active dans son esprit un ensemble de structures en mémoire à long termes relatives à son travail effectif, aux tâches qu’il a en cours, à ses interactions avec ses collègues et aux rapports hiérarchiques, à ses images propres et sociales de soi dans ce travail, à ses qualités professionnelles, à son passé dans ce genre d’activité, à la formation qu’il a reçue, à ses avenirs possibles, etc.

La structure cognitive en mémoire à long terme de « moi-ingénieur » est sensiblement différente et beaucoup plus riche que celle « d’ingénieur en général ». Cf. les travaux de Marisa Zavalloni et Christiane Louis-Guérin (1984), et le concept d’identisation de Pierre Tap (in Tap, ed., 1986 et 1988).

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Un cadre cognitif identitaire subjectif (CCIS) n’existe pas de manière isolée dans l’esprit d’un individu.

Il est relié à d’autres cadres identitaires subjectifs formant un système qui constitue l’organisation dans la mémoire de cet individu de schémas de perceptions, et d’actions, ainsi que d’émotions, sensations, sentiments, etc., relatifs à lui-même dans différents contextes présents, passés ou anticipés.

Ces cadres cognitifs identitaires subjectifs forment (sauf dans les cas pathologiques de « moi dissocié ou clivé ») un système unifié dans l’esprit de cet individu.

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Chaire Francqui – 15 Février 2018

Les dialogues de conseil en life design:

une forme renouvelée

d’accompagnement à l’orientation (1ère

partie)

jean.guichard@lecnam.net

MERCI DE VOTRE ATTENTION

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