Jean Cavaillès et Albert Lautman (4 février 1939): "La pensée mathématique".

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    LA PENSE MATHMATIQUE

    (Sance du 4 fvrier 1939)

    Deux thses de la plus haute porte ont t rcemment soutenuesdevant la Facult des Lettres de l'Universit de Paris sur la

    philosophie des Mathmatiques considres au point de dvelop-

    pement qu'elles ont actuellement atteint. La Socit de Philosophie aestim qu'il y avait intrt les discuter simultanment ; elle remercieleurs auteurs d'avoir bien voulu se prter cette initiative .

    M. Cavaills part du problme du fondement des Mathmatiques telqu'il est actuellement pos et en partie rsolu. La Crise de la Thoriedes Ensembles a en effet pour rsultat, aprs les travaux autour deBertrand Russell et de Hilbert, de transformer le problmepistmologique en problme mathmatique soumis aux sanctionshabituelles de la technique. Ainsi se trouvent aujourd'hui liminesdeux conceptions des Mathmatiques :

    1. Le logicisme (les Mathmatiques sont une partie de laLogique), car la formalisation effective des Mathmatiques a fait

    apparatre :a. Qu'en ralit, il n'tait pas fait appel des notions ou des

    oprations purement logiques (le problme du sens de telles notions etoprations tant laiss de ct), mais que les considrations utilises,toutes homognes, appartiennent au calcul combinatoire ou d'autresthories mathmatiques (le sens d'un symbole est son mode d'emploidans un systme formel) ;

    b. Qu'il est impossible, en vertu d'un thorme de Gdel, d'insrerles Mathmatiques dans un systme formel unique : tout systmecontenant l'Arithmtique est ncessairement non satur (c'est--direqu'il est possible d'y construire une proposition qui n'est nidmontrable, ni rfutable dans le systme).

    2. La conception hypothtico-dductive, prsente avec le

    maximum de prcision par le formalisme radical de von Neumann. Eneffet, on ne peut caractriser une thorie mathmatique, systme d'axiomes et de rgles arbitrairement poses (d'aprs cetteconception), comme systme dductif, que par l'utilisation dethories mathmatiques constitues et non pralablement caractrisesde la sorte (exemple, pour la thorie des Nombres, la dmonstrationde la non-contradiction de Gentzen faisant appel la rcurrencetransfinie). Autrement dit : solidarit essentielle entre les parties desMathmatiques, avec impossibilit d'une rgression procurant uncommencement absolu.

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    M. Cavaills est alors conduit aux affirmations suivantes :1 Les Mathmatiques constituent un devenir singulier. Non

    seulement il est impossible de les rduire autre chose qu'elles-mmes, mais toute dfinition, une poque donne, est relative cettepoque, c'est--dire l'histoire dont elle est l'aboutissement : il n'y a

    pas de dfinition ternelle. Parler des mathmatiques ne peut tre queles refaire. Ce devenir semble autonome : il apparat possible l'pistmologue de retrouver sous les accidents historiques unenchanement ncessaire ; les notions introduites sont exiges par lasolution d'un problme, et, en vertu de leur seule prsence parmi lesnotions antrieures, elles posent leur tour de nouveaux problmes. Ily a vraiment devenir : le mathmaticien est embarqu dans uneaventure qu'il ne peut arrter qu'arbitrairement et dont chaque instantlui procure une nouveaut radicale.

    2 La rsolution d'un problme possde tous les caractres d'uneexprience : construction soumise la sanction d'un chec possible,mais accomplie conformment une rgle (c'est--dire reproduisible,donc non vnement), enfin se droulant dans le sensible. Oprationset rgles n'ont de sens que relativement un systme mathmatiqueantrieur : il n'y a pas de reprsentation effectivement pense

    (distincte du pur vcu) qui ne soit systme mathmatique dans lamesure o elle est pense, c'est--dire organisation rgle dusensible (en vertu de la continuit entre gestes mathmatiques depuisles plus lmentaires).

    3 L'existence des objets est corrlative de l'actualisation d'unemthode, et comme telle, non catgorique, mais toujours dpendantede l'exprience fondamentale d'une pense effective. L'illusion d'une

    possibilit de description exhaustive (ou d'engendrement ex nihilo)par des axiomes, dmasque par le paradoxe de Skolem, s'expliquepar le dcalage ncessaire entre exposition et pense authentique.Celle-ci, ou intuition centrale d'une mthode, pour tre exprime,exigerait des Mathmatiques acheves (explicitation de toutes lesexigences successives). Les objets figurent les projections dans la

    reprsentation des tapes d'un dveloppement dialectique : il y achaque fois pour eux un critre d'vidence conditionn par la mthodemme (exemple : l'vidence propre l'induction transfinie). Ils ne sontdonc ni en soi ni dans le monde du vcu, mais la ralit mme del'acte de connaissance.

    M. Lautman est entirement d'accord avec M. Cavaills sur lasolidarit qui unit la nature de l'objet mathmatique l'expriencesingulire de son laboration dans le temps. Il n'y a de dterminationdu vrai et du faux qu'au sens des Mathmatiques effectives, et la

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    vrit est immanente la dmonstration rigoureuse. Mais, partir dece point, M. Lautman s'carte de M. Cavaills. Si l'on admet que lamanifestation d'un existant en acte ne prend tout son sens que commerponse un problme pralable concernant la possibilit de cetexistant, l'tablissement des relations mathmatiques effectivesapparat, en effet, comme rationnellement postrieur au problme dela possibilit de pareilles liaisons en gnral. L'tude dudveloppement des Mathmatiques contemporaines montre, du reste,comment les rsultats obtenus s'organisent sous l'unit de certainsthmes, que le philosophe interprte en termes de liaison possibleentre les notions d'une Dialectique idale : la pntration desmthodes topologiques en Gomtrie diffrentielle rpond au

    problme des rapports du local et du global, du toutet de la partie ;les thormes de dualit en Topologie tudient la rduction des

    proprits extrinsques de situation en proprits intrinsques destructure ; le calcul des variations dtermine l'existence d'un tremathmatique par les proprits exceptionnelles qui en permettent laslection ; la thorie analytique des Nombres montre le rle ducontinu dans l'tude du discontinu, etc.

    Il se trouve alors que des affinits de structure logique permettent

    de rapprocher des thories mathmatiques diffrentes, du fait qu'ellesapportent chacune une esquisse de solution diffrente un mme

    problme dialectique. C'est ainsi, par exemple, que la thorie desChamps o se ralise un systme d'axiomes, en logiquemathmatique, et la thorie de la Reprsentation des Groupesabstraits, permettent l'une et l'autre d'observer comment s'opre, enMathmatiques, le passage d'un systme formel ses ralisationsmatrielles. On voit en quel sens on peut parler de la participation dethories mathmatiques distinctes une Dialectique commune qui lesdomine.

    Les Ides de cette Dialectique doivent tre conues comme Idesdes relations ventuelles entre notions abstraites, et leur connaissancen'est affirmative d'aucune situation effective. Comme dlimitation du

    champ du possible, la Dialectique est problmatique pure, bauche deschmas dont le dessin a besoin, pour s'affirmer, de prendre corps surune matire mathmatique particulire. Seulement cetteindtermination de la Dialectique, par o se manifeste soninsuffisance essentielle, assure en mme temps son extriorit parrapport au devenir temporel des concepts scientifiques.

    On peut, en conclusion, prciser les liens de la Dialectique et desMathmatiques. Les Mathmatiques se prsentent tout d'abord commeexemples d'incarnation, domaines o s'actualise l'attente idale derelations possibles, mais ce sont des exemples privilgis et dont la

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    venue est comme ncessaire. Tout effort pour approfondir laconnaissance des Ides se prolonge, en effet, naturellement, et par celaseul que cet effort est souci d'analyse, en constructions mathmatiqueseffectives. La pense mathmatique a donc le rle minent d'offrir au

    philosophe le spectacle constamment recommenc de la gense duRel partir de l'Ide.

    COMPTE RENDU DE LA SANCE

    M. Cavaills. Les rflexions que je voudrais prsenter se situent un moment donn du dveloppement des Mathmatiques, c'est--direau moment o nous sommes. Elles comportent, en raison de lasingularit mme de ce moment, deux parties, que j'ai distinguesd'ailleurs dans le rsum qui vous a t communiqu : une premire

    partie comporte les rsultats que nous ont donns les Mathmatiqueselles-mmes sur le problme philosophique de l'essence de la pense

    mathmatique ; cette premire partie, nous n'avons qu' la traduire, l'expliciter ; on pourra peut-tre discuter sur la porte des rsultats,mais je crois que c'est l la partie incontestable que je propose.

    Mais cette partie incontestable se trouve tre ngative, et alors jeme propose, aprs l'avoir brivement rsume, d'introduire quelquesrflexions positives qui se greffent sur les rsultats obtenus, commesur le dveloppement actuel des Mathmatiques tel que nous levoyons se faire sous nos yeux.

    Sur la premire partie, j'insisterai peu : je ne veux pas, enparticulier, la lier aussi prcisment que je le devrais avec les tapesantrieures de la Philosophie mathmatique, spcialement au XIXesicle. J'indique seulement d'un mot que, dans les Mathmatiques duXIXe sicle, on a t amen, en raison mme du dveloppement des

    diffrentes branches des Mathmatiques et de la ncessitd'abandonner l'vidence intuitive laquelle on avait recoursantrieurement, mettre l'accent sur la notion de dmonstration.L'vidence le cdait la dmonstrabilit. D'o cette ide, qui s'estrpandue peu prs chez tous les mathmaticiens et que nousretrouvons chez des chercheurs aussi diffrents que Frege et queDedekind, que les Mathmatiques sont une partie de la Logique. Cequi assure, en effet, les rsultats, c'est le caractre rigoureux desenchanements de raisonnements par lesquels on les a tablis.

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    Il y a donc, cette poque, un effort pour rduire, non seulementtoutes les dmarches des mathmaticiens, mais les notions auxquellesils font appel, des dmarches et des notions purement logiques ;effort qui s'est trouv aid par le dveloppement de la thorie desEnsembles, et qui, d'ailleurs, l'a en partie provoqu.

    On voit par l comment le rapprochement a t possible, puisque lanotion d'ensemble elle-mme semblait le plus loin d'une intuitionquelconque, et puisque, d'autre part, elle pouvait se confondre avec lanotion de classe, ou d'extension. Encore en 1907, Zermelo, en tte deson Axiomatisation de la Thorie des Ensembles, crivait : LaThorie des Ensembles est la branche des Mathmatiques laquelle ilrevient d'tudier mathmatiquement les concepts fondamentaux denombre, d'ordre et de fonction dans leur simplicit primitive, et, parl, de dvelopper les bases logiques de l'Arithmtique tout entire etde l'Analyse.

    On voit par l encore comment jusqu'en 1907, c'est--dire aprsl'apparition des plus grands paradoxes, l'espoir subsistait chez unthoricien des Ensembles comme Zermelo, de fonder lesMathmatiques c'est--dire l'Arithmtique et l'Analyse sur unenotion purement logique.

    Cet espoir s'est trouv du, non pas tant par suite des difficultsque la Thorie des Ensembles a rencontres cette poque par ladcouverte des antinomies, mais par suite de l'effort que lesmathmaticiens ont fait eux-mmes pour dcider si cet espoir pouvaittre ralis ou non, c'est--dire grce l'effort par lequel ils onttransform une conception philosophique des mathmatiques en un

    problme technique de mathmaticiens.En effet, quand on a voulu prciser la notion d'ensemble et la

    thorie conscutive, on s'est heurt la ncessit d'axiomatiser cettethorie, c'est--dire de recenser les notions fondamentales et les

    procds employs. On s'est donc trouv en prsence de problmestechniques qui pouvaient recevoir une rponse prcise. Ce sont destravaux qui se sont accomplis dans l'cole runie autour de Russell,

    dans celle de Hilbert, et dont, en France, un des initiateurs a t, avecune vigueur gniale, Jacques Herbrand : son absence, pour ceux quil'ont connu, aussi bien philosophes que mathmaticiens, se fait tousles jours, aujourd'hui encore, cruellement sentir.

    Les rsultats, je les ai indiqus dans mon rsum : comme nousavions affaire un problme qui pouvait tre rsolu d'une faonmathmatique, deux conceptions fondamentales des Mathmatiquesse sont trouves rejetes :

    1 La conception que je citais en commenant, ce fameux espoir derduire les Mathmatiques la Logique ; le logicisme est limin. Je

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    n'insiste pas sur les raisons, je les note dans mon rsum et je mepermets galement de renvoyer, pour les dtails, mon livre :Mthode axiomatique et formalisme.

    En essayant de formaliser intgralement les Mathmatiques, on estarriv ce rsultat que les procds auxquels on fait appel ne peuventraisonnablement pas tre tous appels logiques. Je crois qu'il seraitimprudent d'engager ici le dbat sur l'essence mme de la penselogique, cela nous entranerait trop loin : mais je peux indiquer aumoins que, si on formalise l'Arithmtique, il faut faire intervenir le

    principe d'induction complte, qui peut difficilement se ramener unsystme de notions logiques.

    2 Il est impossible d'insrer toutes les Mathmatiques dans unsystme formel unique. Ceci est le rsultat donn par un thorme quifigure dans le mmoire publi par Gdel en 1931.

    Reste une autre conception possible : la fameuse et vieilleconception du systme hypothtico-dductif. Il ne s'agit plus l d'unseul systme formel, mais d'un assemblage de systmes formels quisont arbitrairement construits et peuvent tre juxtaposs, et constituerl'ensemble des Mathmatiques.

    Cette conception hypothtico-dductive se trouve galement rendue

    impossible par un autre thorme publi par Gdel dans le mmemmoire : La non-contradiction d'un systme formel mathmatiquecontenant la thorie des Nombres ne se dmontre que par des moyensmathmatiques non reprsentables dans ce systme. Il est parconsquent absurde de dfinir les Mathmatiques comme un ensemblede systmes hypothtico-dductifs, puisque, pour caractriser en tantque systmes dductifs ces systmes formels, il faut dj employer lesmathmatiques.

    Je rappelle en particulier que, si on considre le systme formel quireprsente la thorie des Nombres, nous possdons une caractrisationde ce systme comme systme dductif : caractriser un systmecomme systme dductif, c'est montrer qu'on ne peut pas dmontrertout en lui, c'est dmontrer sa non-contradiction. Nous avons

    maintenant une dmonstration due Gentzen, qui emploie l'inductiontransfinie, c'est--dire un procd mathmatique extrieur la thoriedes nombres.

    J'ai indiqu que la conception la plus prcise de la reprsentationhypothtico-dductive tait due von Neumann. L'ide de l'cole deHilbert tait celle-ci : videmment, nous avons besoin de notionsmathmatiques pour caractriser un systme formel, mais ces notionssont trs lmentaires. Dans le systme hypothtico-dductif desaxiomes de Hilbert, pour la Gomtrie euclidienne, les notions sonttrs simples : nombre entier fini, mise en correspondance. Cela est

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    illusoire, car la non-contradiction des axiomes de Hilbert dans laGomtrie euclidienne n'tait dmontrable que par la constructiond'un systme emprunt la thorie des Nombres, et pour celle-ci sontour, nous sommes obligs de faire appel cette induction transfinie.

    Voil donc les rsultats. Le philosophe maintenant peut sedemander, en prsence aussi du dveloppement actuel desMathmatiques, quelles conclusions positives il peut noncer.

    J'indique tout de suite que je ne prtends pas donner cesconclusions une forme dfinitive ; c'est un travail trs difficile, surlequel je ne prsente, pour le moment, que des rflexions, que je voussoumets, rflexions qui sont encore un peu imprgnes de l'effort dutravail, et je n'indique maintenant que les points sur lesquels je croistre arriv au maximum de certitude.

    Premier point : l'ide de dfinir les Mathmatiques me semble rejeter, aussi bien cause des rsultats que je viens de signaler, que

    par suite de la rflexion mme sur le travail du mathmaticien.Les Mathmatiques constituent un devenir, c'est--dire une ralit

    irrductible autre chose qu'elle-mme. Que peut signifier l'entreprise: dfinir les Mathmatiques ? C'est : ou bien dire les Mathmatiquessont ceci qui n'est pas mathmatique, et alors c'est absurde ou bien

    recenser les procds employs par les mathmaticiens.Je laisse de ct la premire solution, quoi qu'elle ait eu et ait

    encore des dfenseurs. Reste la seconde. Je crois qu'aucunmathmaticien n'accepterait que l'on recense, d'une faon dfinitive etexhaustive, les procds qu'il emploie. On peut les recenser unmoment donn, mais il est absurde de dire : ceci est uniquementmathmatique, et, hors de l'utilisation de ces procds, nous ne ferons

    plus de Mathmatiques. Je crois que je suis ici en accord, d'une part,avec les rsultats obtenus, comme par exemple le caractrencessairement non satur de toute thorie mathmatique, qui prouvel'exigence de l'intervention de nouvelles rgles de raisonnementchaque fois qu'une thorie se dveloppe, et, d'autre part, avec laconception des Mathmatiques telle qu'elle se trouve dans

    l'intuitionnisme, et Heiting, par exemple, crivait rcemment que lesMathmatiques constituent un systme organique en pleindveloppement, auquel il est inadmissible de vouloir assigner des

    bornes.Les Mathmatiques sont un devenir. Tout ce que nous pouvons

    faire, c'est essayer d'en comprendre l'histoire, c'est--dire, pour situerles Mathmatiques parmi d'autres activits intellectuelles, de trouvercertaines caractristiques de ce devenir. j'en citerai deux :

    1 Ce devenir est autonome, c'est--dire que, s'il est impossible dese placer hors de lui, on peut, en tudiant le dveloppement historique,

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    contingent, des Mathmatiques, tel qu'il se prsente nous, apercevoirdes ncessits sous l'enchanement des notions et des procds. Ici,videmment, le mot ncessit ne peut pas tre prcis d'une autrefaon. On note des problmes, et on s'aperoit que ces problmesexigeaient l'apparition d'une nouvelle notion ; c'est tout ce qu'on peutfaire, et il est certain que cet emploi du mot exiger nous est tropfacile, puisque nous sommes de l'autre ct, nous voyons les russites.

    Nous pouvons pourtant dire que les notions qui sont apparues ontvraiment apport une solution des problmes qui se posaienteffectivement.

    Je crois qu'il est possible, sous la contingence pittoresque del'enchanement des thories, de se livrer ce travail. J'ai essay, pourma part, de le faire pour la thorie des Ensembles ; je ne prtends pasavoir russi, mais, justement dans le dveloppement de cette thoriequi semblerait pourtant l'exemple mme d'une thorie gniale, faite coups d'inventions radicalement imprvisibles, il m'a semblapercevoir une ncessit interne : ce sont certains problmes d'analysequi ont donn naissance aux notions essentielles, et ont engendrcertains procds devins dj par Bolzano ou Lejeune-Dirichlet etdevenus les procds fondamentaux mis au point par Cantor.

    Autonomie, donc ncessit.2 Ce devenir se dveloppe comme un devenir vritable, c'est--

    dire qu'il est imprvisible. Il n'est peut-tre pas imprvisible pour lesintuitions du mathmaticien en pleine activit qui devine de quel ctil faut chercher, mais il est imprvisible originairement, d'une faonauthentique. C'est ce que l'on pourrait appeler la Dialectiquefondamentale des Mathmatiques : si les nouvelles notionsapparaissent comme ncessites par les problmes poss, cettenouveaut mme est vraiment une nouveaut complte. C'est--direqu'on ne peut pas, par une simple analyse des notions dj employes,trouver l'intrieur d'elles les nouvelles notions : les gnralisations,

    par exemple, qui ont engendr de nouveaux procds.Cette nouveaut, je la caractriserai par le deuxime point de ma

    conclusion : savoir que l'activit des mathmaticiens est une activitexprimentale.Par exprience, j'entends un systme de gestes, rgi par une rgle et

    soumis des conditions indpendantes de ces gestes. Je reconnais levague d'une semblable dfinition, je crois qu'il est impossible d'y

    pallier tout fait sans prendre des exemples effectifs ; je veux dire parl que chaque procd mathmatique se dfinit par rapport unesituation mathmatique antrieure dont il dpend partiellement, parrapport laquelle aussi il entretient une indpendance telle que le

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    rsultat de ce geste doit tre constat dans son accomplissement. C'est,je crois, par l qu'on peut dfinir l'exprience mathmatique.

    Est-ce dire que cette exprience ait un rapport avec ce que l'onappelle habituellement ainsi ? Je crois qu'il est prfrable de rserver

    pour elle le mot mme d'exprience ; en particulier, l'expriencephysique me semble un complexe de beaucoup d'lmentshtrognes, sur lequel je ne voudrais pas insister aujourd'hui celanous entranerait trop loin mais qui, en particulier, ne possde pas cecaractre que les gestes sont accomplis conformment une rgle, nique, d'autre part, le rsultat ait une signification dans le systmemme, ce qui est le cas de l'exprience mathmatique. C'est--direque, la situation mathmatique tant donne, le geste accompli nousdonne un rsultat qui, par le fait mme qu'il apparat, prend place dansun systme mathmatique prolongeant le systme antrieur (lecontenant comme cas particulier).

    Comment peut-on raliser ces expriences ? J'ai essay de le faire,dans mon livre sur la Mthode axiomatique, d'une manire trsincomplte, mais que j'espre prciser plus tard ; j'ai indiququelques-uns des procds employs par les mathmaticiens. C'est,

    bien entendu, une description grossire, car, chaque instant, il y a

    certains procds qui se situent dans une atmosphre mathmatique,un tat des Mathmatiques un moment donn qui peut n'tre pastransportable. J'ai indiqu cependant quelques-uns de ces procds, enm'inspirant d'ailleurs la fois des analyses de Hilbert et de celle deDedekind, dans son discours prononc en 1857 devant Gauss,discours qui fut approuv par Gauss et publi rcemment par Melle

    Nther, en 1931.J'ai appel un premier procd, en gnral : thmatisation, c'est--

    dire que les gestes accomplis sur un modle ou un champ d'individuspeuvent, leur tour, tre considrs comme des individus sur lesquelsle mathmaticien travaillera en les considrant comme un nouveauchamp. Par exemple, topologie des transformations topologiques ; eton pourrait trouver bien d'autres exemples. Ce procd permet la

    superposition de rflexions mathmatiques, et il a aussi l'intrt denous montrer que la liaison ne cesse pas entre l'activit concrte dumathmaticien ds les premiers moments de son dveloppement mettre deux objets symtriques ct l'un de l'autre, les faire changerde place et les oprations les plus abstraites, car chaque fois laliaison se trouve dans le fait que le systme d'objets considrs est unsystme d'oprations qui, elles-mmes, sont des oprations surd'autres oprations qui, finalement, se retrouvent sur des objetsconcrets.

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    Deuxime procd, nomm par Hilbert : idalisation ou adjonctiond'lments idaux ; il consiste simplement exiger qu'une opration,qui se trouvait d'une manire accidentelle limite certainescirconstances extrinsques l'accomplissement mme de cetteopration, soit libre de cette limitation extrinsque, et ceci par la

    position d'un systme d'objets qui ne concide plus avec les objets del'intuition. C'est par exemple ainsi que se sont faites les diffrentesgnralisations de la notion de nombre.

    Quelle va tre la consquence, pour la notion mme d'objetmathmatique ? J'ai essay de l'indiquer, d'une faon qui n'est peut-tre pas satisfaisante, je le reconnais, elle ne me satisfait pascompltement moi-mme, mais c'est une approximation.

    L'objet mathmatique se trouve ainsi, mon avis, toujourscorrlatif de gestes effectivement accomplis par le mathmaticiendans une situation donne. Est-ce dire que cet objet possde unmode d'existence particulier ? Il y aurait, par exemple, des objetsidaux existant en soi ? Dans les discussions proprementmathmatiques qui avaient lieu entre tenants de l'cole de Vienne etde l'cole de Hilbert, on se posait la question de savoir s'il y avait on appelait cela un platonisme, je crois que l'expression ne correspond

    pas trs bien la chose, mais peu importe le mot une rgion d'objetsidaux auxquels pourraient se rfrer les Mathmatiques ; c'est ce que,dans un article qui a paru cet t, Gentzen appelle : la mathmatisationen soi.

    Je crois pouvoir, de ce point de vue, aller plus loin que Gentzen quiessaie une conciliation entre la mathmatique en soi et l'exigenceconstructionniste de l'intuitionnisme ; je crois qu'une conception dessystmes d'objets mathmatiques existant en soi n'est nullementncessaire pour garantir le raisonnement mathmatique : par exemple,quand il s'agit du continu, cette conception d'objets mathmatiquesdoit tre rejete, pour une raison assez simple, c'est qu'elle esttotalement inutile, aussi bien pour le dveloppement mme desMathmatiques que pour une intelligence de ce dveloppement.

    En effet, si elle rpondait quelque chose de prcis, cela voudraitdire que, si ces objets auxquels se rfre le mathmaticien ne sont passaisissables dans une intuition quelconque, du moins leurs proprits,leur prsence simultane sont exiges un moment du raisonnementdu mathmaticien. Non seulement ceci n'a pas lieu, mais encore, sil'on veut prciser ce que cela veut dire, nous nous heurtons desdifficults qui nous obligent rejeter cette conception; je fais iciallusion au paradoxe de Skolem.

    Je ne veux pas dvelopper ce paradoxe, d'autant plus que, pourl'expliciter avec prcision, il faudrait utiliser une formalisation. En

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    gros, cela signifie ceci : si nous avons un modle, que nous supposonssatisfaire un systme d'axiomes, il est toujours possible de construireun modle dnombrable satisfaisant ce mme systme d'axiomes. En

    particulier, on peut satisfaire au systme des axiomes de la thorie desEnsembles avec un modle dnombrable.

    Ce paradoxe, sur lequel Skolem lui-mme, et bien d'autres, cet tGentzen, ont rflchi longuement, revient dire ceci : c'est qu'unecaractrisation exhaustive d'un modle satisfaisant un systmed'axiomes se trouve tre impossible. Si nous supposons les axiomes

    poss, c'est--dire l'numration des proprits dont nous avonsbesoin pour les objets, nous ne pouvons pas exiger que ces axiomesen mme temps engendrent les objets, nous sommes obligs desupposer une existence d'un champ d'objets, et alors des proprits deces objets dans ce champ nous pouvons dduire d'autres proprits.Ce que nous ne pouvons pas dire, c'est que notre champ d'objets peuttre caractrisable d'une faon uniforme, par notre systme d'axiomes.

    Ceci a l'intrt, non seulement d'liminer cette conception idaliste,pour ainsi dire, de l'existence des objets mathmatiques, mais encorede marquer la solidarit intime par laquelle sont lis les moments dudveloppement mathmatique.

    Il n'y a pas de dpart zro. On peut, historiquement, voirapparatre les Mathmatiques dans le groupe de dplacements de laGomtrie lmentaire, mais, si nous voulons prciser ce que nousentendons par l, soit par l'activit de la numration o se trouvedj impliqu ce que Poincar appelait l'intuition du nombre pur, soitle dbut de la Gomtrie lmentaire, nous sommes obligs, enralit, de dvelopper toutes les Mathmatiques ; nous pouvons biennous arrter arbitrairement, dire : cet tat-ci nous satisfait, mais, sinous sommes fidles l'exigence mme qui a prsid la naissancede ces notions et leur dveloppement, alors il faudra que noussoulevions des problmes qui naissent, par exemple, du refus de nousarrter dans des circonstances qui sont extrieures au problme poset, ce moment, apparatront de nouvelle notions et s'engendreront

    non seulement les Mathmatiques jusqu' nos jours, mais lesexigences de dveloppement, les problmes non rsolus quiprovoquent leurs transformations actuelles.

    En conclusion, je dirai donc que la notion mme d'une existencedes objets mathmatiques nous intresse, nous autres philosophes,

    parce qu'elle pose le problme de la notion mme d'existence d'objetsde pense.

    Qu'est-ce, pour un objet, qu'exister ? Ici, nous nous trouvons enprsence du fait que le type mme de la connaissance certaine,rigoureuse, qui est justement la connaissance mathmatique, nous

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    empche de poser des objets comme existant indpendamment dusystme accompli sur ces objets et mme indpendamment d'unenchanement ncessaire partir du dbut mme de l'activit humaine.

    De sorte que nous ne pouvons jamais ni les poser en soi, ni direexactement : ici est le monde, un monde que nous dcririons .Chaque fois nous sommes obligs de dire : ce sont l des corrlatsd'une activit. Tout ce que nous pensons en eux, ce sont les rgles deraisonnement mathmatique qui sont exiges par les problmes qui se

    posent, et il y a mme un dbordement, une exigence de dpassementqui se trouve dans les problmes non rsolus, qui nous oblige poser nouveau d'autres objets ou transformer la dfinition des objets

    primitivement poss.Telles sont les rflexions que je voulais prsenter ; je n'en cache pas

    le caractre incomplet, insuffisant, qui clate mme mes yeux, maisje crois que l'tat des Mathmatiques actuellement en ncessite aumoins l'essentiel.

    COMMUNICATION DE M. LAUTMAN

    Aprs avoir entendu M. Cavaills, je suis encore plus convaincuque je ne suis pas d'accord avec lui et je vais m'efforcer, pendant lesquelques instants o j'ai la parole, de prciser les points sur lesquelsnos conceptions divergent. M. Cavaills me parat, dans ce qu'ilappelle l'exprience mathmatique, attribuer un rle considrable une activit de l'esprit, dterminant dans le temps l'objet de sonexprience. Il n'existerait donc pas, d'aprs lui, de caractres gnrauxconstitutifs de la ralit mathmatique ; celle-ci s'affirmerait aucontraire, chaque moment de l'histoire des Mathmatiques, commeun vnement la fois ncessaire et singulier. De l les critiques queM. Cavaills adresse au platonisme en Mathmatiques, au sens o le

    platonisme s'identifierait avec une thorie de l'existence en soi des

    Mathmatiques.Je reconnais avec M. Cavaills l'impossibilit d'une pareilleconception d'un Univers immuable d'tres mathmatiques idaux.C'est une vision extrmement sduisante, mais d'une consistancevraiment trop faible. Les proprits d'un tre mathmatique dpendentessentiellement des axiomes de la thorie o ces tres apparaissent, etcette dpendance leur retire l'immutabilit qui doit caractriser unUnivers intelligible. Je n'en considre pas moins les nombres et lesfigures comme possdant une objectivit aussi certaine que celle laquelle l'esprit se heurte dans l'observation de la nature physique ;

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    mais cette objectivit des tres mathmatiques, qui se manifeste defaon sensible dans la complexit de leur nature, ne rvle son sensvritable que dans une thorie de la participation des Mathmatiques une ralit plus haute et plus cache, qui constitue, mon avis, unvritable monde des Ides.

    Pour bien faire comprendre comment l'tude du dveloppementrcent des Mathmatiques peut justifier l'interprtation platonicienneque j'ai propose, il me faut insister tout d'abord sur ce que l'on aappel l'aspect structural des Mathmatiques contemporaines. Il s'agitl de structures mathmatiques, mais nous verrons ensuite comment ilest facile de remonter de ces structures mathmatiques laconsidration de structures dialectiques incarnes dans les thoriesmathmatiques effectives.

    L'aspect structural des Mathmatiques contemporaines se manifestedans l'importance du rle que jouent, dans toutes les branches desMathmatiques, la Thorie des Ensembles due Cantor, la Thoriedes Groupes de Galois, la Thorie des Corps de Nombres algbriquesde Dedekind (bourdon). Ce qui caractrise ces diffrentes thories,c'est que ce sont des thories abstraites ; elles tudient les modesd'organisation possible d'lments dont la nature est indiffrente. C'est

    ainsi, par exemple, qu'il est possible de dfinir des proprits globalesd'ordonnance, d'achvement, de division en classes, d'irrductibilit,de dimension, de fermeture, etc., qui caractrisent de faon qualitativeles collections auxquelles elles s'appliquent. Un nouvel esprit animeles Mathmatiques ; les longs calculs cdent la place auxraisonnements plus intuitifs de la Topologie et de l'Algbre.Considrons par exemple ce que les mathmaticiens appellent desthormes d'existence ; c'est--dire des thormes qui tablissent, sansla construire, l'existence de certaines fonctions ou de certainessolutions. Dans un trs grand nombre de cas, l'existence de la fonctioncherche peut tre dduite des proprits topologiques globales d'unesurface convenablement dfinie. C'est ainsi, en particulier, que s'estdveloppe, depuis Riemann, toute une thorie gomtrique des

    fonctions analytiques qui permet de dduire l'existence de nouveauxtres transcendants partir de la considration presque intuitive de lastructure topologique de certaines surfaces de Riemann. Dans ce cas,la connaissance de la structure mathmatique de la surface se

    prolonge en affirmation d'existence relative la fonction cherche.Si l'on rflchit sur le mcanisme interne de la thorie laquelle

    nous venons de faire allusion, on se rend compte qu'elle tablit uneliaison entre le degr d'achvement de la structure interne d'un certaintre mathmatique (une surface) et l'existence d'un autre tremathmatique (une fonction), c'est--dire en somme entre l'essence

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    d'un tre et l'existence d'un autre tre. Ces notions d'essence etd'existence comme celles de forme et matire, du toutet de la partie,du contenant et du contenu, etc., ne sont pas des notionsmathmatiques, et pourtant c'est vers elles que conduit laconsidration des thories mathmatiques effectives. Je les appelledes Notions dialectiques et propose d'appelerIdes dialectiques le

    problme de la liaison possible entre notions dialectiques ainsidfinies. La raison des rapports de la Dialectique et desMathmatiques rside alors dans le fait que les problmes de laDialectique sont concevables et formulables indpendamment desMathmatiques, mais que toute bauche de solution apporte ces

    problmes s'appuie ncessairement sur quelque exemplemathmatique destin supporter de faon concrte la liaisondialectique tudie.

    Considrons pour cela, par exemple, le problme des rapports de laforme et de la matire. Il est possible de se demander dans quellemesure une forme dtermine l'existence et les proprits de la matire laquelle elle est susceptible de s'appliquer. C'est l un problme

    philosophique capital pour toute thorie des Ides, puisqu'il ne suffitpas de poser la dualit du sensible et de l'intelligible ; il faut encore

    expliquer la participation, c'est--dire, de quelque nom qu'on l'appelle,la dduction, la composition, ou la gense du sensible partir del'intelligible. Or, les Mathmatiques fournissent justement, danscertains cas, des exemples remarquables de dtermination de lamatire partir de la forme : toute la thorie de la reprsentation desgroupes abstraits a pour but de dterminer a priori le nombre destransformations concrtes diffrentes susceptibles de raliser, de faoneffective, un groupe abstrait de structure donne. De mme, laLogique mathmatique contemporaine montre la liaison troite quiexiste entre les proprits intrinsques d'une axiomatique formelle etl'extension des champs d'individus o cette axiomatique se ralise.

    Nous avons donc l le spectacle de deux thories aussi distinctes quepossible l'une de l'autre, la thorie de la Reprsentation des Groupes et

    la Logique mathmatique, qui prsentent nanmoins entre ellesd'troites analogies de structure dialectique ; celles qui leur viennentd'tre, l'une et l'autre, des solutions particulires d'un mme problmedialectique, celui de la dtermination de la matire partir de laforme.

    J'ai indiqu plus haut que la distinction d'une Dialectique idale etd'une Mathmatique effective devait surtout tre interprte du pointde vue de la gense des Mathmatiques partir de la Dialectique.Voici ce que j'entends par l : la Dialectique, en elle-mme, est

    problmatique pure, antithtique fondamentale relative des couples

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    de notions qui paraissent, de prime abord, s'opposer, et proposdesquelles se pose nanmoins le problme d'une synthse ou d'uneconciliation possible. C'est ainsi par exemple que j'ai envisag dansma thse le problme des rapports du local et du global, del'extrinsque et de l'intrinsque, du continu et du discontinu, etc. Il setrouve alors, exactement comme dans le Sophiste de Platon, que lescontraires ne s'opposent pas, mais qu'ils sont susceptibles de secomposer entre eux, pour constituer ces mixtes que sont lesMathmatiques. De l, la ncessit de ces subtilits si compliques, dece pittoresque imprvisible, de ces obstacles que tantt l'on surmonteet tantt l'on contourne, de tout ce devenir historique et contingent quiconstitue la vie des Mathmatiques, et qui se prsente nanmoins aumtaphysicien comme le prolongement ncessaire d'une Dialectiqueinitiale. On passe insensiblement de la comprhension d'un problmedialectique la gense d'un univers de notions mathmatiques et c'est la reconnaissance de ce moment o l'Ide donne naissance au relque doit, mon sens, viser la Philosophie mathmatique. J'ai essayde montrer, dans un fascicule qui a paru la Librairie Hermanndepuis ma thse, l'analogie de ces conceptions et de celles deHeidegger. Le prolongement de la Dialectique en Mathmatique

    correspond, me semble-t-il, ce que Heidegger appelle la gense de laralit ontique partir de l'analyse ontologique de l'Ide. On introduitainsi, au niveau des Ides, un ordre de l'avant et de l'aprs qui n'est

    pas le temps, mais plutt un modle ternel du temps, schma d'unegense constamment en train de se faire, ordre ncessaire de lacration.

    Il me semble que le problme des rapports de la thorie des Ides etde la Physique pourrait tre tudi de la mme faon. Considrons parexemple le problme de la coexistence de deux ou de plusieurs corps ;c'est l un problme purement philosophique dont nous dirons queKant l'a plutt pos que rsolu dans la troisime catgorie de larelation. Il se trouve nanmoins que, ds que l'esprit essaie de penserce que peut tre la coexistence de plusieurs corps dans l'espace, il

    s'engage ncessairement dans les difficults encore insurmontes duproblme des n corps. Considrons encore le problme des rapportsdu mouvementet du repos. On peut poser abstraitement le problmede savoir si la notion de mouvement n'a de sens que par rapport unrepos absolu ou si, au contraire, il n'y a de repos que par rapport certains changements ; mais tout effort pour rsoudre de pareillesdifficults donne naissance aux subtilits de la thorie de la Relativitrestreinte. On peut galement se demander laquelle des deux notionsde mouvement et de repos il faut attacher un sens physique, et c'est un

    point o s'opposent la Mcanique classique et la Mcanique

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    ondulatoire. Celle-l envisage l'onde comme un mouvement physiquerel ; pour celle-ci au contraire, l'quation d'onde n'apparat plus quecomme un artifice destin mettre en lumire l'invariance physiquede certaines expressions par rapport certaines transformations. Ilapparat ainsi que les thories de Hamilton, de Einstein, de Louis deBroglie, prennent tout leur sens par rfrence aux notions demouvement et de repos dont elles constitueraient la vritabledialectique. Il se peut mme que ce que les physiciens appellent unecrise de la Physique contemporaine, aux prises avec les difficults desrapports du continu et du discontinu, ne soit crise que par rapport une certaine conception assez strile de la vie de l'esprit, o lerationnel s'identifie avec l'unit. Il semble au contraire plus fcond dese demander si la raison dans les sciences n'a pas plutt pour objet devoir dans la complexit du rel en Mathmatiques comme enPhysique, un mixte, dont la nature ne pourrait s'expliquer qu'enremontant aux Ides auxquelles ce rel participe.

    On voit ainsi quelle doit tre la tche de la Philosophiemathmatique et mme de la Philosophie des sciences en gnral. Il ya difier la thorie des Ides, et ceci exige trois sortes de recherches: celles qui ressortissent ce que Husserl appelle l'eidtique

    descriptive, c'est--dire ici la description de ces structures idales,incarnes dans les Mathmatiques et dont la richesse est inpuisable.Le spectacle de chacune de ces structures est chaque fois plus qu'unexemple nouveau apport l'appui d'une mme thse, car il n'est pasexclu qu'il soit possible, et c'est la seconde des tches assignables laPhilosophie mathmatique, d'tablir une hirarchie des Ides et unethorie de la gense des Ides les unes partir des autres, commel'avait envisag Platon. Il reste enfin, et c'est la troisime des tchesannonces, refaire le Time, c'est--dire montrer, au sein des Ideselles-mmes, les raisons de leurs applications l'Univers sensible.

    Tels me paraissent tre les buts principaux de la Philosophiemathmatique.

    DISCUSSION

    M. Cartan. Je suis assez embarrass, parce que je suis un peudans la situation de M. Jourdain qui avait l'habitude de parler en prose

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    sans s'en douter. Les mathmaticiens au moins un certain nombred'entre eux, parmi lesquels je me place n'ont gure coutume derflchir aux principes philosophiques de leur science ; quand ilsentendent un philosophe en parler, cela les intresse, mais ils nesavent pas trop comment rpondre aux considrations qu'il dveloppe.

    videmment, je connais la thse de M. Cavaills et la thse de M.Lautman, puisque je faisais partie du jury de l'une et de l'autre, maisma situation est diffrente : auparavant j'tais du bon ct de la

    barricade, tandis qu'aujourd'hui, je suis de l'autre ctJe n'ai pas bien compris quelle opposition il y avait entre les deux

    points de vue de M. Cavaills et de M. Lautman, points de vue qui mesemblent diffrents plutt qu'opposs. J'ai l'impression que lesconsidrations de M. Cavaills portent sur le fond mme de la pensemathmatique, tandis que les considrations de M. Lautman portent

    plutt sur l'tat actuel, non pas de l'ensemble des Mathmatiques, maisd'un certain nombre de thories mathmatiques et, cet gard, il y avidemment un certain nombre d'affirmations de M. Lautman quim'intressent particulirement : celles qui concernent les relationsentre le local et le global, par exemple. Certainement, ces relations se

    posent dans une partie importante des mathmatiques. La thorie des

    fonctions, en particulier des fonctions de variables relles, telle qu'onla conoit depuis cinquante ans, ne peut se poser le problme durapport entre le local et le global ; les fonctions envisages sont tropgnrales pour qu'on puisse dduire leurs proprits globales de leurs

    proprits locales ; mais il y a une classe de fonctions pour lesquellesle rapport du local et du global est au fond la partie essentielle du

    problme : ce sont les fonctions analytiques de variables complexesdont les proprits globales sont dtermines par les proprits locales; pour les fonctions quasi analytiques, qui ont t introduitesrcemment, il se passe quelque chose d'analogue : lorsqu'on connaten un point les valeurs de la fonction et celles de ses drivessuccessives, elle est compltement dtermine dans tout son champd'existence.

    En Gomtrie c'est surtout la Gomtrie que M. Lautmanpensait il y a aussi des problmes extrmement importants pourlesquels se pose la relation entre le local et le global : si nous prenons

    par exemple, dans un espace, un petit morceau de cet espace, est-ilpossible, par la connaissance de ce petit morceau, de dduire laconnaissance de tout l'espace ? Bien entendu, il faut supposer que cetespace jouit de proprits globales assez simples, sans lesquelles ce

    problme n'aurait pas de sens. Ce sont l, en apparence, des problmesde Gomtrie pure, mais en ralit ce sont aussi des problmesd'analyse. Soit, par exemple, une portion d'espace riemannien ; si vous

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    supposez que les fonctions qui interviennent pour dfinir cet espacesont analytiques, vous allez avoir un problme, extrmementintressant, qui est le suivant : connaissant un petit morceau d'espaceriemannien dfini analytiquement par sa forme diffrentielle, jusqu'quel point peut-on en dduire les proprits globales de cet espace ? Il

    peut arriver que ce petit morceau ne puisse pas tre prolong jusqu'former un espace complet ; en gnral, c'est ce qui arrive. S'il peuttre prolong de manire former un espace complet, il le peut d'uneseule manire, avec certaines restrictions.

    Voil donc un problme des rapports du global et du local qui n'estpas dfini simplement par son nonc gomtrique, mais qui est li l'existence de proprits purement analytiques dans la dfinition dumorceau d'espace.

    On pourrait dvelopper des considrations analogues au sujet desrelations entre l'intrinsque et l'extrinsque. tant donne une surface

    plonge dans un certain espace, les proprits intrinsques supposesconnues de la surface entranent-elles des limitations des proprits del'espace qui la contient ? Il y a l des problmes extrmementintressants ; mais on doit remarquer qu'ils dpendent, non seulementde la position gomtrique du problme, mais de sa position

    analytique.M. Lautman a donn un certain nombre d'autres exemples de tels

    problmes : la Forme et la Matire ; la Thorie des Groupes. Tout celaest trs intressant, mais je ne sais pas jusqu' quel point cela justifiela thse gnrale de M. Lautman, car je ne comprends pas trs bien ceque c'est que la Dialectique, et je suis oblig de me maintenir sur unterrain purement technique.

    Je n'ai pas l'impression que les considrations de M. Lautmansoient en contradiction avec celles de M. Cavaills. J'ai l'impressionque M. Lautman considre certains problmes particuliers desMathmatiques actuelles, et un certain nombre de problmes

    philosophiques. Je crois tre, dans l'ensemble, d'accord avec lui, mais,malheureusement, je suis incapable de discuter avec lui sur ce terrain.

    En tout cas, en ce qui concerne le caractre des Mathmatiquesd'avoir un dveloppement autonome et imprvisible, je crois qu'on nepeut pas aller contre cette affirmation. Cependant l'histoire nousapprend qu'il y a eu dans l'histoire des Mathmatiques que jeconnais, que j'ai vcue certaines prvisions d'avenir : il y a eu, en1900, une confrence de Hilbert sur les problmes futurs desMathmatiques, confrence extraordinairement remarquable, car

    prcisment, il a mis le doigt sur les problmes qui devaient se poserdans le dveloppement des Mathmatiques pendant cinquante ans au

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    moins ; et il a prvu justement les problmes les plus importants quise sont effectivement poss.

    Par contre, on pourrait trouver des confrences de savantsminents, sur l'avenir de telle ou telle branche des Mathmatiques,dans lesquelles ces savants n'ont pas prvu du tout ce qui allait se

    passer.Certainement le dveloppement des Mathmatiques a en lui-mme

    quelque chose d'imprvisible et, quand on a un certain ge, on se rendcompte que certaines thories, au bout de vingt, trente ou quaranteans, prennent un dveloppement tout fait inattendu, et que le pointde vue d'o on arrive les envisager est tout fait diffrent du pointde vue initial. Cependant on est bien oblig de reconnatre que ce sontdes ncessits internes qui se sont rvles dans le dveloppementultrieur de ces thories. Je pense, par exemple, la Topologie, cettescience qui existait peine il y a un demi-sicle, et qui prend chaque

    jour un aspect nouveau et un dveloppement tout fait inattendu,pntrant de plus en plus profondment dans toutes les branches desMathmatiques.

    M. Paul Lvy. Je pourrais d'abord rpter ce que M. Cartan a dit

    tout l'heure : je suis un peu dconcert quand j'entends lesphilosophes parler de la science que j'tudie dans un langage dont jen'ai pas l'habitude ; je les suis avec un peu d'effort et je ne suis pas srde comprendre tout ce qu'ils disent. Je crois tre peu prs sr d'enavoir compris une partie ; mais je suis galement sr de n'avoir pas

    bien compris certaines choses.Je ne peux donc pas mettre d'opinion sur l'ensemble des questions

    qui ont t exposes ; je ne peux que prsenter quelques rflexions quim'ont t suggres par la confrence de M. Cavaills, et je croisqu'elle ne sont pas ct de la question ; si je me trompe, vousvoudrez bien m'excuser.

    Je crois tre un peu en opposition avec M. Cavaills ; pourtant saconclusion m'a rassur, lorsqu'il a dit qu'il y avait dans le devenir des

    Mathmatiques quelques ncessits intrieures qui se rvlaient.Je crois que le dveloppement des Mathmatiques tout en ayantune grande contingence, cela va sans dire suppose des ncessitsintrieures beaucoup plus profondes. Naturellement, il taitimpossible de prvoir que tel thorme devait faire son apparition telle date de l'histoire, mais les ncessits intrieures jouent un trsgrand rle, et il y a des thormes dont je peux vous dire : si tel savantn'avait pas trouv telle thorie telle poque, et si tel thorme n'avait

    pas t dmontr telle anne, il aurait t dcouvert dans les cinq oudix annes suivantes. Je donne, comme preuve, qu'un trs grand

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    nombre de thormes ont t, trs peu d'intervalle, dcouvertssparment par diffrents savants, parce qu'ils rpondaient unencessit du dveloppement de la pense mathmatique cettepoque.

    Par consquent, cela me permet de penser que, lorsqu'une certainethorie mathmatique a commenc, un esprit suprieur peut prvoirun peu dans quel sens elle va se dvelopper. Je prends, commeexemple concret, une des thories mathmatiques dont l'aspect

    philosophique a le plus attir l'attention : la thorie de l'Intgrale, telleque la thorie moderne des Ensembles a permis de la construire. C'estM. Lebesgue qui a donn la notion d'intgrale sa forme dfinitive,et, actuellement, vous savez tous que cette intgrale est un outilessentiel des Mathmatiques. Il est ce point indispensable que, sansaucun doute, si M. Lebesgue n'avait pas exist, son intgrale seraittout de mme, actuellement, depuis longtemps dcouverte. je ne pense

    pas diminuer le mrite de M. Lebesgue, je crois, au contraire, que jene fais que l'augmenter, en disant qu'il a mis en vidence une notionqui tait ncessaire au progrs ultrieur de la science. Est-ce que M.mile Borel, qui travaillait dj dans cet ordre d'ides, aurait mis cettethorie au point ? Est-ce un autre de ses lves qu'il aurait t donn

    de le faire ? Je n'en sais rien. Mais, aprs les travaux de Jordan et deM. Borel, tant donn le niveau actuel atteint par l'ensemble del'humanit et le nombre de chercheurs spcialiss dans le domaine desMathmatiques, je crois qu'il tait ncessaire et fatal que, dans undlai de dix ou quinze ans, la thorie de l'Intgrale de Lebesgue ftmise au pont. Et, dans cet ordre d'ides, je crois, dans une certainemesure, que le dveloppement des Mathmatiques est prvisible.

    Bien entendu, il ne faut pas nier que, d'autre part, certainesdcouvertes constituent dans le dveloppement de la science un bondimprvisible ; venues avant l'heure, il arrive que leur importance nesoit reconnue qu'aprs un temps plus ou moins long. D'autre part, ilest certain qu'il y a, parmi les mathmaticiens, des gomtres et desalgbristes ; les uns voluent dans une branche des mathmatiques, les

    autres dans une autre ; il et t concevable que l'espce humaine necontienne que des gomtres, et non des algbristes, ou inversement.Il est de mme possible qu'un dveloppement ultrieur de l'humanit

    permette certains cerveaux de se consacrer certaines branches desMathmatiques que nous ne pouvons pas concevoir actuellement.

    D'autre part, il y a un point sur lequel les deux confrenciers se sonttrouvs d'accord, et, dans la mesure o je les ai compris, j'en suis un

    peu surpris. Pour moi, les mathmatiques n'auraient pas de raisond'tre si leur objet tait considr comme inexistant. Lorsque je disque le produit de deux nombres est indpendant de leur ordre, c'est

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    quelque chose qui est vrai, indpendamment du fait que je l'nonce ;ce n'est pas vrai seulement dans ma pense.

    Je prends un exemple simple, qui peut tre vrifi objectivement :j'ai des cases rectangulaires comprenant un certain nombre de rangeset de colonnes ; j'ai un certain nombre de billes et je veux en mettreune dans chaque case : eh bien, le mme nombre de billes suffira,suivant que je remplirai les cases par ranges, ou par colonnes. Je

    prends cet exemple trs simple, car, dans d'autres, il serait difficile detrouver une interprtation matrielle permettant de vrifier l'exactituded'un thorme.

    Pour moi, le thorme prexiste : quand je cherche dmontrer sitel nonc est vrai ou faux, je suis convaincu qu'il est l'avance vraiou faux, indpendamment des chances que j'ai de le dcouvrir.

    Prenons un autre problme : l'hypothse de Riemann sur safonction ksi [lettre grecque] (s) est-elle exacte ou fausse ? Je crois quela plupart des mathmaticiens sont convaincus qu'elle est exacte, bienque nul ne l'ait dmontre ; et je pense que tous les mathmaticiensqui sont dans cette salle seront d'accord pour dire que nous n'yarriverons peut-tre jamais, mais que cette hypothse est en elle-mme vraie ou fausse, mme si nous n'arrivons pas savoir si elle est

    vraie ou fausse.Si je comprends bien votre langage, vous exprimerez ma position

    en disant que je suis platonicien ; mais je n'arrive pas concevoir cequi pourrait me faire abandonner ce point de vue.

    M. Frchet. Je commencerai par m'associer une observation quivient d'tre faite avant moi successivement par MM. Cartan et Lvy :

    pour un mathmaticien qui consacre le principal de son activit auxMathmatiques, il est extrmement difficile de suivre dans toutesleurs nuances les exposs, pourtant si instructifs, de MM. Lautman etCavaills. La difficult pour les discuter n'est peut-tre pas tant dansce qu'ils ont dit que dans la ncessit pralable de comprendreexactement ce qu'ils ont voulu dire.

    Avant d'entrer dans quelques dtails, je tiens cependant dire que,de toute faon, j'admire la virtuosit avec laquelle ils manient nonseulement le langage philosophique, mais aussi le langagemathmatique. Nous sommes, nous, plongs dans les Mathmatiques,et, tout au moins en ce qui me concerne, tout fait ignorants dessubtilits du langage philosophique et des nuances qui diffrencientcertaines thories philosophiques : tandis que nos distingus collguessemblent, au contraire, voluer tous deux avec aisance, non seulementdans la Philosophie, mais dans la Mathmatique. Enfin, ils savent, sur

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    la technique, sur les rsultats de certaines parties des Mathmatiques,beaucoup de choses que, personnellement, j'ignore.

    Prcisment pour les raisons que j'ai indiques plus haut, je nevoudras pas reprendre un par un les diffrents sujets qu'ils ont traits.Mais il y a deux ou trois points sur lesquels j'ai peut-tre compris leurthse, et sur lesquels je voudrais dire un mot.

    Il s'agit d'abord de deux questions qui sont connexes, au moins dansmon esprit, et pour lesquelles je pourrais peut-tre apporter unerponse : M. Cavaills a indiqu qu' son avis les Mathmatiques sontune science autonome. Personnellement, je ne le crois pas. Toutdpend d'abord, videmment, de ce qu'on appelle lesMathmatiques ; beaucoup de personnes appellent Mathmatiquesl'ensemble des thories dductives qui permettent de passer d'unensemble de proprits et d'axiomes certains thormes; C'est, sansdoute, la partie la plus spcifique des Mathmatiques ; mais il sembleque, si l'on s'arrtait l, non seulement les mathmatiques serduiraient une machine transformations, et dans ce cas leur rleserait encore trs utile, mais qu'elles se borneraient transformer,

    pour ainsi dire, du vide en du vide. Je crois que, pour justifierl'existence des Mathmatiques, il est indispensable de faire voir en

    elles un instrument qui a t invent pour aider l'homme connatre lanature, la comprendre et prvoir le cours des phnomnes. Lesnotions qui me paraissent les plus fondamentales en Mathmatiquessont toutes des notions qui ne proviennent pas, mon avis, de notreintelligence, de notre esprit, mais qui nous sont imposes par lemonde extrieur.

    Je citerai, par exemple, le nombre entier, la droite, le plan, les idesde vitesse, de force, certaines transformations comme la symtrie, lasimilitude. Ce sont des notions qui n'taient pas prsentes dans notreesprit, mais qui nous ont t imposes par la considration du mondequi nous entoure. Nous avons traduit ces ralits extrieures par desmots, des axiomes, des dfinitions, qui ne les reprsentaientqu'approximativement, bien entendu, qui taient plus simples, pour

    tre plus maniables, mais qui avaient tout de mme leur source dansle monde extrieur. ces notions fondamentales que l'on trouve l'origine des

    Mathmatiques s'en ajoutent constamment d'autres, introduites par ledveloppement des sciences physiques. Les notions de travail, demoment, d'une force, par exemple, n'ont t dfinies, maconnaissance, que depuis deux ou trois sicles. Beaucoup d'autresnotions que je pourrais indiquer, comme les quations diffrentielles,n'ont t introduites qu' l'poque moderne, par suite dudveloppement de la physique, de la mcanique, de l'astronomie, etc.

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    ct de ces notions dont l'tude nous est, pour ainsi dire,impose, d'autres notions, d'une nature diffrente, ont t introduitesen Mathmatiques : ce sont celles qui sont dues l'activit internede cette science. Elles me paraissent beaucoup moins fondamentalesque les autres, ayant t imagines pour faciliter la tche dumathmaticien, en vue de la rsolution des problmes poss dudehors.

    Pour donner des exemples lmentaires, citons la transformationpar inversion, la transformation par polaires rciproques ; voil deuxtransformations qui, autant que je sache, n'ont pas t imposes pardes exemples pris dans la nature, ce sont des artifices demathmaticiens qui fournissent des moyens d'investigation.

    De mme, je pense que l'introduction des nombres complexes afourni un instrument extrmement puissant qui permet d'obtenir

    beaucoup plus rapidement certaines propositions concernant lesnombres rels.

    On pourrait citer bien d'autres exemples : en Gomtrielmentaire, on introduit la considration des tridressupplmentaires. L encore, je ne crois pas qu'il y ait de phnomnerel qui nous impose la considration de ces tridres supplmentaires,

    mais elle fournit un moyen commode dont on use en Gomtrielmentaire pour transformer une proposition dans une autre.

    Je vois, par consquent, dans les exemples que je viens de citer,deux catgories de notions : les unes qui entrent bien dans le cadred'une Mathmatique autonome, et d'autres, au contraire, qui ne me

    paraissent pas conciliables avec l'ide d'une autonomie desMathmatiques.

    Et ceci me conduit, au contraire, me trouver d'accord avec M.Cavaills, pour des raisons diffrentes des siennes, il est vrai, sur lecaractre imprvisible des mathmatiques, en me plaant un point devue qui, du reste, est tout fait conciliable avec celui prsent par M.Paul Lvy et qui paratrait conduire une conclusion contraire.

    M. Lvy a indiqu de nombreux exemples o des problmes ne

    pouvaient manquer d'tre rsolus par les Mathmatiques ; et, en cesens, les Mathmatiques taient prvisibles, parce qu'il s'agissait deproblmes que les mathmaticiens s'taient poss pour ledveloppement interne des Mathmatiques.

    Mais il y a constamment, dans le dveloppement des sciencesextrieures aux Mathmatiques, des problmes qui se posent, quis'imposent aux mathmaticiens, que l'on demande aux mathmaticiensde rsoudre et qui leur donnent de nouvelles ides, les contraignant introduire de nouvelles notions. Et celles-l sont imprvisibles. Nousne savons pas, nous ne pouvons mme pas imaginer de quelle nature

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    seront les problmes que, dans cinquante ans, la technique ou laphysique pourra poser aux mathmaticiens ; peut-tre aurons-nous lesmoyens de rsoudre ces problmes en puisant dans l'arsenal existantdes thories mathmatiques, peut-tre faudra-t-il crer de nouveauxoutils mathmatiques ; il y a l une impulsion venue du dehors, etdont les interventions sont de nature imprvisible.

    Voil ce que je voulais dire au sujet de l'autonomie et de la non-prvisibilit des Mathmatiques1.

    Quant la thse de M. Lautman, j'ai un peu d'hsitation pour encommenter la plus grande partie, car j'y trouve diffrentesinterprtations possibles : certaines me paraissent tout faitimmdiates et acceptables, mais ne me semblent pas conciliables avecla conclusion. Cela tient probablement ce que je n 'ai pas biencompris.

    Je vois, au dbut, des phrases comme celle-ci : L'tablissement desrelations mathmatiques effectives m'apparat, en effet, commerationnellement postrieur au problme de la possibilit de pareillesliaisons en gnral.

    M. Lautman a, du reste, eu soin d'indiquer que, pour lui, il ne s'agitpas d'un point de vue historique. Et, en effet, au point de vue

    historique, la rponse n'est pas douteuse : l'tablissement des relationsmathmatiques effectives est au contraire certainement antrieur au

    problme de la possibilit de pareilles liaisons.Alors, que veut dire exactement : Rationnellement postrieur ? Je

    pose la mme question pour la phrase : On voit en quel sens on peutparler de la participation de thories mathmatiques distinctes unedialectique commune qui les domine.

    Considrant ces deux phrases et le texte qui les entoure, il mesemble qu'il y a une rponse laquelle on arriverait tout naturellement: c'est que les diffrentes thories mathmatiques (surtout lesdmonstrations contenues dans ces thories) consistent enraisonnements appliqus certaines circonstances particulires, maisqu'elles relvent toutes d'une mme thorie gnrale, que M. Lautman

    dsigne, je crois, sous le nom de thorie des Ides, et que lesmathmaticiens appelleraient probablement : Logique.S'il en tait ainsi, je crois que tout le monde serait d'accord, mais ce

    serait tellement vident que je ne crois pas que M. Lautman ait vouludire prcisment cela. En tout cas, ce serait inconciliable avec la fin

    1. J'ai dvelopp entre autres ces deux points dans un rapport prsent Zurich endcembre 1938 sur la question des fondements des Mathmatiques et l'Analysegnrale un colloque organis par l'Institut international de cooprationintellectuelle et dont les dbats seront publis par les soins de cet Institut.

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    de son expos : La pense mathmatique a donc le rle minentd'offrir au philosophe le spectacle constamment recommenc de lagense du Rel partir de l'Ide.

    Je ne sais pas exactement ce que cela veut dire, mais d'aprs lesrflexions que j'ai faites tout l'heure, il me semble que c'est le relqui a engendr l'ide, tout au moins en ce qui concerne lesMathmatiques ; ce sont les exigences du rel qui ont pos des

    problmes mathmatiques, qui ont amen les mathmaticiens seservir de la logique et formuler certaines dfinitions, certainsaxiomes.

    Je vois bien, par consquent, la gense de l'Ide partir du rel,mais j'avoue que je ne comprends pas la position inverse. Peut-tre lasuite de la discussion lucidera-t-elle ce point2 ?

    M. Ehresmann. J'ai not quelques rflexions qui se rapportent la thse de M. Lautman. Il me parat extrmement intressant d'y voirdgags des problmes gnraux que l'on retrouve dans plusieursthories mathmatiques. Mais je cite une des phrases les pluscaractristiques : Une des thses essentielles de cet ouvrage affirmela ncessit de sparer la conception supra-mathmatique du problme

    des liaisons que soutiennent entre elles certaines notions, et ladcouverte mathmatique de ces liaisons effectives au sein d'unethorie.

    Si j'ai bien compris, il ne serait pas possible, dans ce domaine d'unedialectique supra-mathmatique, de prciser et d'tudier la nature deces relations entre les ides gnrales. Le philosophe pourraitseulement mettre en vidence l'urgence du problme.

    Il me semble que, si nous avons le souci de parler de ces idesgnrales, nous concevons dj d'une faon vague l'existence decertaines relations gnrales entre ces ides ; ds lors, nous ne

    pouvons pas nous arrter mi-chemin ; nous devons nous poser le

    2. Au moment de corriger la stnographie de mon intervention, je constate qu'eneffet la difficult principale, pour moi, tait bien decomprendre d'une faonprcise et exacte le langage de M. Lautman. Comme celui-ci l'a indiqu dans sarponse, ce qu'il entend par le rel ne correspod nullement au concret, au sensible,avec lesquels j'avais identifi le rel.Faute de cette identification, mon objection tombe ; mais elle n'a pas t inutilepour donner une fois de plus un exemple prcis de l'importance d'uneinterprtation univoque du langage employ. Je me suis laiss dire par desphilosophes que cette difficult qui apparat plus clairement dans les dbatsentre philosophes et mathmaticiens n'est pas absente des discussions o serencontrent seulement des philosophes de profession.

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    problme vraiment mathmatique qui consiste formulerexplicitement ces relations gnrales entre les ides considres.

    Je crois qu'on peut donner de ce problme une solution satisfaisanteen ce qui concerne les relations entre le tout et ses parties; le global etle local, l'intrinsque et l'extrinsque, etc. Ainsi, les relations entreun ensemble fondamental et ses parties forment prcisment l'objetd'un chapitre de la thorie abstraite des Ensembles. Entre les partiesd'un ensemble, on a les relations suivantes : inclusion d'une partiedans une autre, intersection de deux parties, runion de deux parties,

    partie complmentaire d'une partie. Dans l'ensemble des parties d'unensemble fondamental, ces relations donnent lieu tout un calcul, savoir l'Algbre de Boole. Voil un certain nombre de relationsgnrales qu'on retrouve dans n'importe quelle thorie mathmatique.

    tant donn un ensemble fondamental muni d'une structuremathmatique particulire, par exemple une structure de groupe ouune structure d'espace topologique, le rapport entre cet Ensemblefondamental et une de ses parties se traduit par la notionmathmatique de structure induite sur la partie. Je ne peux pas

    prciser davantage, parce qu'il faudrait d'abord dfinir la notiongnrale de structure mathmatique. Le problme des relations entre

    proprits intrinsques et extrinsques et le problme des propritsde situation d'une partie dans un ensemble fondamental, ce n'est pasautre chose que le problme des relations entre la structure del'ensemble fondamental et les structures induites sur une partie et surla partie complmentaire.

    En ce qui concerne les notions de local et de global, il me sembleque la notion de local n'a de sens que pour une structure d'espacetopologique : comme on a alors la notion de voisinage d'un point, lanotion de proprit locale en un point pourra se dduire de la notionde structure induite sur un voisinage quelconque du point. Nousarrivons de nouveau une notion purement mathmatique.

    On pourrait multiplier les exemples. Je pense que les problmesgnraux soulevs par M. Lautman peuvent s'noncer en termes

    mathmatiques. Et ceci rejoint la pense exprime dans le rsum dela thse de M. Cavaills : Parler des Mathmatiques ne peut tre queles refaire.

    M. Hyppolite. Je dois tout d'abord avouer que, si j'aiparfaitement compris la thse de M. Cavaills, j'ai beaucoup moinsbien compris celle de M. Lautman.

    Ce qui m'a frapp dans l'expos de M. Lautman, c'est l'ambigut dumot dialectique; et les sens diffrents dans lesquels ce mot a temploy. Il me semble que appliqu aux Mathmatiques le mot

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    dialectique a t utilis dans trois sens diffrents ou, du moins, j'aicru discerner trois sens assez diffrents du terme.

    Avec le premier sens du terme, M. Lautman rejoindrait la thse deCavaills leurs deux conceptions, sur ce point, seraient voisines : ladialectique serait l'exprience mme de la vie des Mathmatiques, elleconcilierait, en quelque sorte, une ncessit de dveloppement dont ona dj parl, et la contingence apparente de ce dveloppement.

    Dans un autre sens, la dialectique de M. Lautman est une sorte deproblmatique, au sens moderne du terme, quelque chose de tout faitdiffrent ; je crois que c'est surtout dans ce sens, d'ailleurs, qu'ilemploie le mot ; cette dialectique est une problmatique, une sorted'ouverture sur des problmes thoriques que le mathmaticienviendrait incarner dans ses recherches.

    Et, dans un troisime sens, c'est justement l que l'ambigut meparat la plus forte, M. Lautman reprend le mot dialectique dansle sens o les philosophes l'ont pris le plus souvent. Il s'agit en effetd'une dialectique de la forme et de la matire, du local et du global,etc. Il me semble, pour ma part, que, si on voulait tout prix employerle mot dialectique dans la philosophie des Mathmatiques, ilfaudrait l'employer uniquement dans le premier sens, c'est--dire dans

    le sens d'une vie de l'exprience mathmatique au cours de sonhistoire.

    Je prends un exemple qui m'a beaucoup frapp : c'est ledveloppement de la thorie des quations, de Vite Galois. Je

    pense que, s'il y a une ncessit comme le disait M. Cartan dans ledveloppement des Mathmatiques, cette ncessit apparat trsnettement dans le dveloppement de cette thorie de Vite Descartes, mais elle n'apparat plus du tout quand il s'agit desdcouvertes de Galois. Il semble qu'il y a, dans la thoriemathmatique, quelque chose de tout fait nouveau, quelque chosed'inattendu qui a t introduit et qui ne se laisse pas prvoirexactement par le dveloppement antrieur des Mathmatiques. C'estune chose qui m'a beaucoup frapp, en tudiant la dcomposition d'un

    groupe en sous-groupes invariants chez Galois, et l'application de ceproblme la rsolution algbrique des quations aprs avoir tudi leproblme de la thorie des quations algbriques chez Descartes. Ilme semble que dans ce cas nous pouvons la fois apercevoir undveloppement ncessaire, puis l'apparition d'une mthode tout faitnouvelle dans le problme, une cration imprvisible, sinon aprscoup.

    Il y a une autre remarque que m'inspire ce problme de l'volutionde la thorie des quations de Vite Galois : on pourrait exprimervulgairement la chose en disant que nous ne savons pas dfaire ce que

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    nous savons faire ou que l'activit intellectuelle se dpasse elle-mmedans ce qu'elle engendre. Les quations donnes paraissent des tresmathmatiques nigmatiques d'une certaine faon. Nous savons lesconstruire, par les produits de binmes, comme le fit Harriot ; nous

    pouvons arriver ainsi construire des quations d'un degrquelconque ; mais nous sommes incapables ensuite le problme dela division aprs celui de la multiplication de dfaire toute quationdonne.

    Il a fallu, pour tenter cette analyse en gnral, introduire desnotions nouvelles qui, d'ailleurs, se laissent comprendre d'une certainefaon, ainsi par exemple les imaginaires prvues par Descartes :Descartes, en 1637, disait explicitement qu'il y avait n racines del'quation du nedegr positives, ngatives ou imaginaires ; ce qui estune prvision de ce qui est apparu beaucoup plus tard.

    Je crois, en rsum, que je serais plutt d'accord avec M. Cavaillsqui veut voir dans les Mathmatiques une vie autonome essentielle ;on pourrait penser aussi que la ncessit du dveloppement desMathmatiques et la contingence historique doivent se concilier danscette vie des Mathmatiques.

    Quant la thse de M. Lautman, on pourrait craindre en l'adoptant,

    de voir les notions mathmatiques s'vaporer, d'une certaine faon,dans de purs problmes thoriques qui les dpassent : comme la formeet la matire, le local et le global. L'originalit mme de cesMathmatiques risquerait de disparatre.

    Je n'ai pas trs bien compris dans la thse de M. Lautman si lemathmaticien finissait par retrouver ces problmes ou si c'tait aucontraire et ce serait la problmatique une exigence idale de ces

    problmes, qui donne d'abord viendrait s'incarner ensuite dans lesMathmatiques.

    Il y a l une ambigut ; mais peut-tre ai-je mal compris la thse deM. Lautman.

    M. Schrecker. Aprs tant de considrations mathmatiques, il

    sera peut-tre permis un philosophe de prsenter quelques rflexionsqui ne respectent pas absolument l'autonomie dans laquelle secantonnent ncessairement les mathmaticiens. Elles ont pour objetl'impossibilit affirme par M. Cavaills, de dfinir lesMathmatiques. D'aprs lui, toute dfinition des Mathmatiquesaboutirait une absurdit, parce qu'il serait impossible de dfinir lesMathmatiques par quelque chose qu'elles ne sont pas. Mais il mesemble que cette mme difficult se trouve dans toutes les sciences :aucune science n'est susceptible d'une dfinition par ses propres

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    moyens et mthodes, toujours faut-il se mettre au-dehors d'unescience pour pouvoir arriver une dfinition de son domaine.

    Mais cela ne veut pas dire qu'on dfinirait ncessairement lesMathmatiques par quelque chose qu'elles ne sont pas. LesMathmatiques sont une science : voil le premier lment d'unedfinition et qui n'est certainement pas htronome. Elles sont unescience hypothtico-dductive : voil un deuxime lment. Mais ilest vrai qu'on ne peut pas les dfinir tout en restant dans le formalismemathmatique et, en respectant, dans la dfinition, l'autonomie dudomaine mathmatique. Le formalisme et l'autonomie valent pourtous les problmes mathmatiques ; cependant la dfinition desMathmatiques n'est pas elle-mme un problme mathmatique ; c'estun problme qui se pose la thorie des sciences, qui n'est nullementoblige de s'insrer dans la cohrence du formalisme mathmatiquemme.

    Aussi la rfutation du caractre hypothtico-dductif desMathmatiques me semble-t-elle tourner dans un cercle, parce quecette rfutation se sert elle-mme de la mthode hypothtico-dductive. On s'efforce de donner cette rfutation par le moyen d'unraisonnement qui, tant dductif, est ncessairement aussi

    hypothtique, parce qu'il suppose l'efficacit du formalisme par lequelil opre. En niant donc le caractre hypothtico-dductif desMathmatiques, on tourne dans un cercle ferm ou dans un systmeclos qui n'a ni entre ni sortie

    M. Cavaills. Je n'ai jamais ni ce caractre, j'ai seulement ditqu'on ne pouvait le dfinir que par l, parce qu'il faut employer desthories mathmatiques.

    M. Schrecker. Mais il est vident que, si l'on essaye de dfinirles Mathmatiques en employant les thories mathmatiques, on n'yarrivera jamais. Si, au contraire, on se dcide les dfinir par d'autresmoyens, en s'mancipant du formalisme et en employant des

    mthodes historiques ou philosophiques, il parat possible d'aboutir.Et cela d'autant plus que, sans aucun doute, nous savons distinguer laMathmatique des autres sciences, lorsque nous entreprenons sonhistoire ou lorsque nous la considrons comme objet de laPhilosophie.

    Certains grands mathmaticiens ont propos une dfinition qui, sielle n'est pas absolument satisfaisante, me parat cependant tre sur la

    bonne voie. Ainsi Bolzano a dfini les Mathmatiques comme lascience des lois gnrales que toutes les choses possibles suiventncessairement. Et H. Weyl a propos une dfinition qui n'en diffre

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    pas essentiellement. Il ne semble donc pas que le philosophe soitoblig, en face du problme de la dfinition des Mathmatiques, larsignation que lui demande M. Cavaills.

    M. Chabauty revient sur la remarque de M. Cartan, que les thmesdialectiques envisags par M. Lautman ne se rencontrent que danscertaines parties des Mathmatiques modernes. On en trouverait peud'exemples dans les travaux des ensemblistes. Quand on aeffectivement reconnu un de ces thmes dans certaines dmarches desMathmatiques, il serait peut-tre intressant de voir quellesconditions initiales, quels axiomes imposs aux ensembles considrsont permis ce caractre commun des thories considres.

    M. Dubreil. J'ai t particulirement intress par ce qu'a dit M.Cavaills sur l'effort qu'on fait les mathmaticiens pour rflchir surleur propre science, et sur une des difficults qu'ils ont alorsrencontres : pour tudier la non-contradiction d'un systmed'axiomes, il faut faire intervenir des thories mathmatiques qui sontd'un niveau plus lev. Par exemple, pour tablir la non-contradictionde l'Arithmtique, on utilise l'induction transfinie.

    Je me demande si cette difficult n'est pas plus apparente que relleet si la puissance des moyens ncessaires pour tablir la non-contradiction d'un systme d'axiomes ne met pas plutt en lumire lanature profonde et la porte vritable de ces axiomes. Reprenonsl'exemple des nombres entiers : il n'est peut-tre pas excessif de direque, si on veut puiser le contenu mathmatique de cette notion, onest conduit la rattacher celle d'ensemble bien ordonn.

    Portons en effet notre attention non pas sur les entiers naturelsconsidrs individuellement, mais sur l'ensemble de ces nombres. Cetensemble est ordonn, et mme bien ordonn ; de plus, chaquelment y admet un antcdent. Comme les notions d'ensemble,d'ordre, de bon ordre et d'antcdent sont logiquement indpendantesde celle d'entier naturel, considrons a priori les ensembles bien

    ordonne o chaque lment admet un antcdent : deux possibilitsse prsentent, suivant que l'ensemble admet ou non un dernier lment; nous le dirons fini dans le premier cas, dnombrable dans le second.En partant de ces dfinitions, on voit sans peine que deux ensemblesdnombrables quelconques ont mme puissance et que tout ensemblefini a mme puissance qu'un certain segment d'un ensemblednombrable. L'ensemble des entiers naturels apparat ainsi commeun ensemble dnombrable choisi une fois pour toutes , maisquelconque, aux segments duquel on compare les ensembles finis.Des notions de runion et de produit d'ensembles, dcoulent

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    immdiatement, avec leurs proprits, les oprations sur les entiersnaturels.

    On voit qu'un petit nombre de proprits remarquables caractrisentles ensembles finis et les ensembles dnombrables, en particulierl'ensemble des entiers naturels, dans la classe plus gnrale desensembles bien ordonns. Nous avons aussi mis en vidence un faitqui, si l'on y rflchit, semble assez naturel : comme tant d'autresensembles considrs en Algbre, l'ensemble des entiers n'est enralit dfini qu' un isomorphisme prs.

    M. Cavaills. Je rpondrai, si vous voulez bien, dans l'ordreinverse des interventions.

    Dubreil, je rpondrai d'une faon trs simple : Dubreil n'est pas leseul dire que ce qu'a dcouvert Gdel devait fatalement tre trouv.Oui, mais, quand Gdel a prsent son Mmoire, personne ne sedoutait qu'une pareille chose tait possible. On a travaill, autour deHilbert, de von Neumann, que j'ai cits, on a travaill pendant desannes pour tcher de dmontrer avec des moyens finis la non-contradiction de l'Arithmtique, sans faire appel l'inductiontransfinie. Von Neumann lui-mme a t trs surpris du rsultat de

    Gdel.Quant la priorit entre notions de nombres entiers et ensembles

    bien ordonns ou dnombrables, c'est une question de mathmaticien,je ne me permettrai pas de la rsoudre moi-mme ; mon humbleopinion est que la notion de nombre entier est la premire, et ceci mesemble confirm galement par les travaux, par exemple, de von

    Neumann sur l'axiomatisation de la thorie des Ensembles o,pralablement la notion d'ensemble bien ordonn, se trouve ce qu'ilappelle la notion de nombrement, c'est--dire une extension de lanotion d'entier, par mise en correspondance chaque fois d'un objetavec le systme des objets dj numrots ; en prolongeant ainsi, onarrive la notion de nombrement transfini.

    Cela n'a qu'un rapport trs vague avec le rsultat de Gdel. Il

    s'agissait de dmontrer s'il tait possible, en utilisant l'Arithmtiquefinie, l'axiome d'induction complte ordinaire (et non l'inductioncomplte gnrale) ; de faire apparatre une certaine proprit dans lessymboles : la non-contradiction arithmtique. Gdel a russi dmontrer que c'tait impossible. C'est un rsultat considrable. Il y aun mois environ, Gdel a introduit un nouveau rsultat considrable :la possibilit de dmontrer, en utilisant les axiomes de la thorie desEnsembles sans l'axiome de choix la non-contradiction avec cesaxiomes de l'axiome de choix et mme de l'hypothse du continu.

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    Si je cite ce nouvel exemple, c'est pour montrer que l'largissementde ces procds mta-mathmatiques permet d'assurer si on sedonne des procds radicalement nouveaux des thories de plus en

    plus vastes.Pour M. Schrecker, je ne sais pas s'il est satisfait par sa dfinition

    des Mathmatiques, il faudrait demander aux mathmaticiens ce qu'ilsen pensent. Si quelqu'un n'a jamais fait de Mathmatiques et qu'on luidise : c'est une science dductive, je ne crois pas que cela lui donneral'ide des mathmatiques.

    Ce que je veux dire est ceci : qu'est-ce que nous pensonseffectivement quand nous parlons de science, et de science dductive? Il n'y a qu'un moyen de penser quelque chose dductivement, c'estde faire des Mathmatiques. Ici, je touche un peu au problme que jevoulais carter, et vous allez me dire que la dfinition d'une sciencedductive est une question logique. Je ne veux pas entrer dans cedbat, mais, si nous voulons savoir ce qu'est une dduction, nousn'avons qu'un moyen : faire des Mathmatiques; et les processuslogiques qu'on appelle dductifs sont une combinatoire mathmatiquetrs lmentaire.

    J'ajoute que ceci est trs important ; je peux invoquer le tmoignage

    de Carnap, qui tait partisan de la rduction de toute notionmathmatique une notion logique ; il a pourtant d prciser, dans sa

    Logische Syntax der Sprache, que maintenant il disait : le sens d'unsigne, c'est son mode d'emploi. Il est impossible de donner un senscomplet la notion de dduction indpendamment du dveloppementmathmatique. De plus, si vous vous bornez, par dduction, au calculdes propositions ou des prdicats, vous n'aurez pas l'axiomed'induction complte, et cela ne voudra rien dire de dire : lesMathmatiques sont une science dductive, puisque l'axiomed'induction complte, comme le disait Poincar, comme l'a reprisHilbert, c'est l'essence mme de la vie mathmatique.

    Avec ce que m'a dit M. Frchet, je regrette d'tre en completdsaccord.

    Je ne cherche pas dfinir les Mathmatiques, mais, au moyen desMathmatiques, savoir ce que cela veut dire que connatre, penser ;c'est au fond, trs modestement repris, le problme que posait Kant.La connaissance mathmatique est centrale pour savoir ce qu'est laconnaissance.

    M. Frchet me dit : il y a des notions qui sont qui sont prises aumonde rel et d'autres notions qui sont ajoutes par lemathmaticien. Je rponds que je ne comprends pas ce qu'il veutdire, parce que je ne sais pas ce que c'est que connatre le monde rel,si ce n'est faire des Mathmatiques sur le monde rel.

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    Qu'appelez-vous monde rel ? Je ne suis pas idaliste, je crois cequi est vcu. Pour penser un plan, est-ce que vous le vivez ? Qu'est-ceque je pense, quand je dis que je pense cette salle ? Ou bien je

    parlerai d'impressions vcues, rigoureusement intraduisibles,rigoureusement inutilisables au moyen d'une rgle, ou bien je ferai laGomtrie de cette salle et je ferai des Mathmatiques. Que pensez-vous lorsque vous pensez un plan ? Les proprits gomtriques de ce

    plan, la symtrie ?Notre dsaccord vient de ce que je n'ai pas assez exprim ma

    pense, je sens toute mon insuffisance.J'ai parl d'une solidarit partir des gestes sensibles. Il n'y a pas,

    d'une part, un monde sensible qui serait donn, et, d'autre part, lemonde du mathmaticien au-dehors. La symtrie du plan, parexemple, concide avec ce caractre de permutation qui est une des

    proprits que j'exprimente dans le monde sensible.

    M. Frchet. Ce caractre m'est rvl par le monde sensible.

    M. Cavaills. Hilbert disait qu'il n'y a jamais de pensemathmatique sans usage de signes, sans travail sensible sur les

    signes. Je m'excuse de dire cela, je suppose que les mathmaticienssont d'accord avec moi pour dire qu'ils exprimentent sur les signesqu'ils ont : il y a, dans une formule, une sorte d'appel. Qui pourrait se

    passer du cercle avec son centre, de la croix des axes de coordonnes? Les signes arithmtiques sont des figures crites, les figuresgomtriques des formules dessines et il serait aussi impossible unmathmaticien de s'en passer que d'ignorer les parenthses encrivant.

    Je cite de mmoire le trs bel article de Hilbert l-dessus antrieur la guerre, c'est du premier Hilbert. Cet article tudie lesexpriences inconscientes sur les relations possibles, l'usage possiblede certains signes : je sais l'usage que je peux en faire, il y a une

    possibilit d'exprimentation ; nous ne pouvons pas dfinir

    exhaustivement l'objet mathmatique indpendamment de la mise enuvre de l'objet dans le monde sensible.Je crois que ce point de dpart n'est jamais quitt, en ce sens qu'il y

    a une solidarit interne et que, chaque fois que nous substituons unobjet mathmatique moins bien pens des objets plus penss, c'est--dire que nous sparons ce qui tait uni simplement accidentellement,

    par le processus que j'ai indiqu, dans cette mesure-l tout de mme,nous ne quittons pas le monde sensible.

    Mais il y a autonomie. En effet : 1 Les questions que pose lapratique directe en son unification (Physique thorique) ne prennent

  • 7/22/2019 Jean Cavaills et Albert Lautman (4 fvrier 1939): "La pense mathmatique".

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    sens et forme qu'en se transformant en questions mathmatiques, c'est--dire en s'insrant dans le devenir de la Mathmatique pure. 2 Cetteinsertion ne provoque pas de rupture : la Physique n'agit que commervlateur occasionnel : en ralit le problme tait latent difficultsinternes, exigence de dpassement d'un systme de notions tropsommaires dans le tissu de la substance mathmatique. Ici encore je

    peux invoquer l'histoire : une tude assez fine montrerait toujours,pour tous les exemples de services rendus par la Physique auxmathmatiques, qu'il y a une ncessit interne, que la Physique n'est lque l'occasion. Je crois qu'il est essentiel, si on veut comprendre etl-dessus il me semble que le dsaccord est complet, mais ceci a