J'ai épousé un communiste

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Philip Roth.

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PhilipRoth

J'aiépouséuncommuniste

Traduitdel'américainparJoséeKamoun

Gallimard

PhilipRothestnéàNewarkauxÉtats-Unisen1933.IlvitdansleConnecticut.Son premier roman,Goodbye, Colombus (Folio no 1185), lui vaut leNational Book Award en 1960.

Depuis, il a reçu de nombreux prix aux États-Unis : en 1987 pour La contrevie (Folio no 2293),en1992pourPatrimoine(Foliono2653)eten1995pourLeThéâtredeSabbath(Foliono3072).Pastoraleaméricainea reçu leprixduMeilleurLivreétrangeren2000.En2002, il reçoit leprixMédicisétrangerpourLatache.

Àmonamieetéditrice,VeronicaGeng,

1941-1997

Deschansons,j'enaientendubeaucoupdansmonpaysnatal,Deschansonsjoyeusesetdeschansonstristes.Maisilenestunequis'estgravéedansmamémoire:Lechantdel'humbletravailleur

Han,lèvelatrique!Ho!hisse!Tironsplusforttousensemble!Ho!hisse!

Doubinouchka,

chansonfolkloriquerusseexécutéeetenregistréedans

lesannéesquarante,enrusse,parleschœursetl'orchestre

del'Arméerouge.

Titreoriginal:

IMARRIEDACOMMUNIST

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IraRingoldavaitunfrèreaîné,Murray,quifutmonpremierprofesseurd'anglaisaulycée,etcefutparluique jeme liaid'amitiéavecIra.En1946,Murrayrentrait tout justede l'armée,où ilavait servidansla17edivisionaéroportéeàlabatailledesArdennes;enmars1945,ilavaitfaitlefameuxsautpar-dessusleRhinquimarquaitlecommencementdelafindelaguerreenEurope.C'étaitàl'époqueuntypechauve,bourru, insolent, pas aussi grandqu'Iramais charpenté et athlétique, dontnous sentions la présence au-dessus de nos têtes, dans un état d'éveil permanent. Ses manières, son attitude corporelle étaient d'unnaturelparfait,ilavaitleverbericheetpresquemenaçantàforced'intellect.Avecsapassiond'expliquer,declarifier,defairecomprendre,ildécortiquaitlemoindresujetpourenfaireressortirlesprincipauxélémentstout aussi méticuleusement qu'il nous proposait l'analyse logique des phrases au tableau. Son talentspécifique résidait dans sa faculté de théâtraliser la recherche, de déployer les sortilèges du conteur alorsmêmequ'ilsecontentaitd'analyseretdepasseraucrible,àhautevoix,cequenouslisionsetécrivions.

Outresavigueurphysiqueetsacérébralitéévidente,MrRingoldnousapportaitenclasseunechargedespontanéité viscérale qui fut une révélationpour les gaminsbien sages et respectabilisés quenous étions,n'ayantpasencoresaisiqu'obéirauxrèglesdeconduitefixéesparleprofesseurestunechose,etdéveloppersonintelligenceuneautre.Quisaits'ilnesous-estimaitpaslui-mêmecettesympathiquemaniequ'ilavaitdenouslancerletamponàcraielorsquenousluifaisionsuneréponseàcôtédelaplaque?Maispeut-êtrequenon,peut-êtresavait-ilpertinemmentquedesgarçonscommemoiavaientbesoind'acquériruneperceptionpluscritiquedesmots,d'apprendreàs'exprimeravecprécision,certes,maisaussiàêtreturbulentssansfairelesimbéciles,ànepastrops'embusquer,ànepasêtretropbienélevés,àaffranchirpeuàpeul'exubérancemasculineducarcandesinstitutionsquiintimidaitplusquetoutautrelesgossesdoués.

On ressentait chez lui la puissance, au sens sexuel du terme, d'un professeur homme, une autoritémasculinequenediluaitpas lediscoursbien-pensant, ainsique la vocation, au sens sacerdotaldu terme,d'unhommequineseperdaitpasdans l'aspirationamorphedesAméricainsà laréussitesociale : luiqui,contrairementàsescollègues femmes,auraitpufaireàpeuprèsn'importequelmétier,avaitchoisi,pourœuvre de sa vie, de se consacrer à nous. Il ne souhaitait rien d'autre que passer ses journées dans lecommercedejeunesdontilpuisseformerl'esprit,etlaplusgrandejouissancedesavie,il latiraitdeleurréaction.

Nonquesalibertédetonsurl'estradeaitinspirédemanièrevisiblel'idéequejemefaisaisàl'époquedelaliberté.Personned'entrenousnepensaitceladel'école,desonprofesseuroudelui-même.Maisilfautpourtantbienquemondésirnaissantd'indépendancesocialeaitétéensommenourriparsonexemple,etjeleluidislorsque,enjuillet1997,etpourlapremièrefoisdepuisquej'avaisquittélelycée,jetombaisurluiparhasard,aprèsquarante-septans.Àquatre-vingt-dixans,toutdisaitqu'ilétaitrestéceprofesseurdontlatâche,avecréalisme,sansforcersontalent,sanshistrionisme,estdepersonnifierpoursesélèvesladevisedufranc-tireur : « Jem'en fiche pasmal », de leur apprendre qu'il n'est pas besoin d'êtreAlCapone pourtransgresser,maisqu'ilsuffitdepenser.«Danslasociétéhumaine,disait-il,penserestlatransgressionlaplusradicale.»Puis,seservantdeses jointurespourmartelerchaquesyllabesursonbureau:«Lapen-séecri-tique,voilà lasubversionabsolue.»Je ledisàMurray,cespropos,entendusàunâgeaussiprécoce,de lapartd'untypevirilquienétaitladémonstrationvivante,m'avaientmieuxquetouteautrechosemissurla

voie de l'âge adulte, sans que j'en aie clairement conscience alors, petit lycéen provincial, protégé etidéaliste,quiaspiraitàdevenirunêtrerationnel,etlibre,etjouantsonrôle.

En retour,Murrayme raconta tout ceque jene savaispas etnepouvaisdeviner àmonâgede la vieprivéede son frère,uneviedemalheur riche enbouffonnerie sur laquelle il seprenait encore àméditersombrement, trenteansaprès lamortd'Ira. « Ils se sontcomptésparmilliers, à l'époque, lesAméricainsanéantispourleursidées,victimesdelapolitique,del'histoire.Maisjenemerappellepersonnequiaitétédémoli toutà fait commeIra l'aété.Çane s'estpaspassé sur legrandchampdebatailleaméricainqu'ilaurait choisi lui-même pour tomber. Peut-être que malgré l'idéologie, la politique, l'histoire, unecatastropheauthentiqueesttoujours,aufond,unepitoyableaffairepersonnelle.Cen'estpaslafautedelaviesilesgenséchappentparfoisàlabanalisationdérisoire.Ilfautluirendrejustice,ellenemanquepasderessourcespourréduireunhommeàl'insignifiance,pourlevidertotalementdesafierté.»

Murray me raconta aussi, à ma demande, comment il avait été réduit lui-même à l'insignifiance. Jeconnaissaislesgrandeslignesdel'histoire,maispaslesdétails,car,lorsquejesortisdel'universitéen1954,jepartisauservicemilitaireetnerevinspasàNewarkavantdesannées,orlecalvairepolitiquedeMurraynecommençavraimentqu'enmai1955.Nouspartîmesdoncsursonhistoireàlui,etilfallutattendrelafindel'après-midi, où je l'invitai à rester dîner, pour qu'il semble juger comme moi que, nos relations étantdevenuesplusétroites,ilneseraitpasdéplacéqu'ilmeparleouvertementdelaviedesonfrère.

Làoùjevis,dansl'ouestdelaNouvelle-Angleterre,unepetiteuniversitédunomd'Athenaproposedescoursd'étéd'une semainepour lesgensdu troisièmeâge ;Murray s'étaitdonc inscrit, àquatre-vingt-dixans,aucourssobrementintitulé«Shakespeareautournantdumillénaire».Voilàcommentjel'avaiscroiséenvilleledimanchedesonarrivée–moiquinel'avaispasidentifié,j'euslachancequ'ilmereconnût–,voilàcommentnouspassâmesensemblesixsoirées.Voilàcommentlepassésemanifesta,cettefois-là,sousl'apparenced'untrèsvieilhommedontlagrandeforceétaitdenejamaisaccorderàsestracasunesecondedeplusqu'ilsne leméritaient,etquin'avait toujourspasdetempsàperdrepourparlerdechosesquinesoient pas sérieuses.Une ténacité flagrante donnait à sa personnalité un relief rocailleux, et cemalgré lepassagedutemps,quiavaitépuréàl'extrêmesonphysiqueathlétique.Enleregardantparleràsamanièrefamilière, sans dissimulation, avec le plus grand soin, je pensais : La voilà la vie humaine, la voilà,l'endurance.

En 1955, presque quatre ans après qu'Ira s'était retrouvé sur la liste noire de la radio en tant quecommuniste,MurrayavaitétédémisdesesfonctionsparleConseildel'Éducationpourrefusdecoopéreravec la Commission des activités anti-américaines qui s'était installée à Newark pour quatre joursd'audience.Onavaitfiniparleréintégrerdanssesfonctions,maisilluiavaitfallumeneruncombatdesixans qui s'était soldé par la décision de laCour suprême de l'État (à cinq voix contre quatre), avec effetrétroactifsursontraitement,déductionfaitedel'argentqu'ilavaitgagnépourfairevivresafamillependantsixans,envendantdesaspirateurs.

«Quandonnesaitpasquoifaired'autre,ditMurrayavecunsourire,onvenddesaspirateurs.Auporteàporte.DesaspirateursKirby.Onrenverseunpleincendriersurlamoquetteduclient,etpuisonaspire.Onluipasse l'aspirateurdans toute samaison.C'est commeçaque ça se vend. J'ai passé l'aspirateurdans lamoitiédesmaisonsduNewJersey,enmontemps.Tuvois,Nathan,jenemanquaispasdesoutien.J'avaisunefemmedontlesfraismédicauxétaientconstants,etnousavionsunenfant,maisjecommençaisàavoirduboulotet j'envendais,desaspirateurs,commedespetitspains.EtmalgrésascolioseDorisareprisunemploi.Elleestretournéetravailleraulabodel'hôpital.Elles'occupaitdesanalysesdesang.Elleamêmefiniparlediriger,lelabo.Àcetteépoque-là,iln'yavaitpasdecloisonsétanchesentrelapartietechniqueetlapartiemédicale,Doris faisait tout, lesprisesde sang, le relevé sur lamellesde verre.Trèspatiente, trèsminutieuseaumicroscope.Bien formée,observatrice,pertinente, compétente.Ellequittait leBeth Israel,

traversaitlarue,rentraitàlamaisonetfaisaitledînersansmêmeretirersablouseblanche.Nousétionslaseule famille que j'aie connue où la vinaigrette était servie dans des fioles de laboratoire. Des flaconsErlenmeyer.On remuait le café à la pipette.Tousnos verres venaientdu labo.Quandon était fauchés,Dorisréussissaitàjoindrelesdeuxbouts.Ensemble,ons'estdébrouilléspours'ensortir.

–Etilstesonttombésdessusparcequetuétaislefrèred'Ira?demandai-je.C'estcequej'avaistoujoursprésumé.

–Jenepourraispasl'affirmer.Iralepensait,lui.Peut-êtrequ'ilsmesonttombésdessusparcequejenem'étais jamais comporté commeunprofesseur est censé le faire.Peut-êtreque je les aurais eus sur ledosmêmesansIra.J'aicommencécommeunboute-feu,moi,Nathan.Jebrûlaisduzèled'établirladignitédemaprofession.C'estpeut-êtrecequ'ilsdigéraientleplusmal.Lesindignitéspersonnellesqu'ilfallaitsubiren tantqueprofesseur, àmesdébuts – tun'imaginespas !On était infantilisés.Tout cequedisaient lessupérieurs avait forcede loi.Toutpassait sans contestation.Vous arriverez à telleheure, vous signerez leregistre deprésence à temps.Vouspasserez tant d'heures à l'école.Et vous serez appelé à diverses tâchesl'après-midietlesoir,ettantpissiçan'estpasdansvotrecontrat.Toutessortesdetracasserieschiantes.Onsesentaitrabaissés.

« Je me suis lancé dans l'entreprise de monter notre syndicat. Très vite, j'ai été promu à la tête duComité, àdespostesde cadre ; j'étais grandegueule– j'avaisdubagout, je le reconnais. Je croyais avoirréponse à tout.Mais ce qui comptait pourmoi, c'était que les profs se fassent respecter, et soient payésconvenablement pour leur travail. Les profs avaient des problèmes de salaire, de conditions de travail,d'intéressementauxbénéfices...

«Lecenseurdesécolesn'étaitpasmonami.J'avaisjouéunrôleprépondérantdanslemouvementpourluirefuserlapromotionàceposte.J'avaissoutenuunautrecandidatetilavaitperdu.Alors,commejenefaisaispasmystèredemaposition,cefilsdeputenepouvaitpasmesentir;sibienque,en1955,lecouperetesttombé,etj'aiétéconvoquéenvilleauFederalBuildingpouruneséancedelaCommissiondesactivitésanti-américaines.Enqualitédetémoin.LeprésidentétaituncertaindéputéWalter.Deuxautresmembresde la Commission l'accompagnaient. Tous trois étaient venus de Washington, avec leur avocat. Ilsenquêtaientsur l'influencecommunistedanstous lesdomainesdelaviedeNewark,maisessentiellementsurcequ'ilsappelaient lenoyautagedumondedutravailetde l'éducation.Ilyavaiteutouteunevagued'audiences commecelles-ci à travers lepays.ÀDetroit, àChicago.On savaitqu'on allait y avoirdroit.C'étaitinévitable.Nous,lesprofs,ilsnousontliquidésenuneseulefournée,ledernierjour,unmardidemai.

«Moi, j'ai témoigné cinq minutes. “Avez-vous aujourd'hui ou hier...” J'ai refusé de répondre. “Maispourquoi?”ilsm'ontdemandé.“Vousn'avezrienàcacher.Pourquoinepasvouslaverdetoutsoupçon?Nous, nous voulons des renseignements.C'est ce qui nous amène ici.Nous rédigeons des lois, nous nesommespas un corps punitif, etc.”Mais selonmon interprétationdesDroits duCitoyen,mes opinionspolitiquesnelesregardaientpas,etjeleleuraifaitsavoir:“Çanevousregardepas.”

«Unpeuplustôtdanslasemaine,ilss'enétaientprisausyndicatoùadhéraitIradutempsqu'ilétaitàChicago, l'UnitedElectricalWorkers. Le lundimatin, unmillier de syndicalistes étaient arrivés deNewYorkdansdescarsaffrétéspourlacirconstance,etilsavaientmanifestédevantleRobertTreatHotel,oùlesmembresdelaCommissionétaientdescendus.LeStarLedgeradécritcetteprésencecomme“uneinvasiondeforceshostilesàl'enquêteduCongrès”.Pourcejournal,çan'étaitpasunemanifestationlégale,garantiepar lesdroits inscritsdans laConstitution,non,c'étaituneinvasion,commecellede laPologneoudelaTchécoslovaquieparHitler.L'undesdéputésdelaCommissionafaitobserveràlapresse–sansquel'anti-américanisme larvéde sonproposne l'embarrasse lemoinsdumonde–quedenombreuxmanifestantsscandaientdesslogansenespagnol,preuvemêmeselonluiqu'ilsignoraientlesensdesmotsécritssurleurs

banderoles,etqu'ilsétaientlesdupesignaresduParticommuniste.Maisçaluiremontaitlemoraldesavoirqueceshommesavaientététenusàl'œilparlapolicedeNewarketsabrigadeanti-subversion.Aprèsquelecortègedecarsavaitretraversélecomtéd'HudsonpourrentreràNewYork,unflichautplacéauraitdit:“Si j'avais suque c'étaientdes rouges, je les auraisbouclés tous lesmille.”Voilàquelle était l'atmosphèrechez nous, voilà ce qu'on lisait dans la presse quand j'ai été appelé à témoigner, le premier de tous, cefameuxmardi.

«Commemescinqminutesallaient être écoulées,devantmonrefusdecoopérer, leprésidentm'aditqu'ilétaitdéçudevoirunhommeaussiinstruitetéclairéquemoinepasvouloircontribueràlasécuritédesonpaysendisantàlaCommissioncequ'ellevoulaitapprendre.J'aientendutoutçasansmotdire.Laseuleremarque agressive que je me sois permise, c'est quand l'un de ces salopards a terminé en me disant :“Monsieur,j'aidesdoutessurvotreloyauté.–Etmoisurlavôtre”,jeluiairépondu.Surquoileprésidentaditquesijecontinuaisà“diffamer”unmembredelaCommission,ilmeferaitexpulser.“Nousn'avonspasàsubirvosinsanitésniàécoutervoscalomnies.–Ehbien,moinonplus,MonsieurlePrésident,jen'aipasàécouterlesvôtres.”Çan'estpasalléplusloin.Monavocatm'achuchotédelaissertomber,etçaaétélafindemontémoignage.Onm'acongédié.

«Maisaumomentoùjemelevaispourquittermonsiège,l'undesdéputésm'alancé,sansdoutepourme provoquer : “Comment pouvez-vous être payé par le contribuable quand votre coupable sermentd'allégeanceauParticommunistevousobligeàenseignerlalignesoviétique?Comment,aunomduciel,pouvez-vousêtreunagent libre,etenseignercequevousdictent lescommunistes ?Pourquoinequittez-vouspaslePartipourfairemachinearrière?Jevousenconjure,revenezaumodedevieaméricain!”

«Maisjen'aipasmorduàl'hameçon,jeneluiaipasditquecequej'enseignaisobéissaitauxseulsdiktatsdelacompositionetdelalittérature,quoique,aufinal,toutcequejepouvaisdireoufairen'eûtsansdoutepasgrandeimportance;cesoir-là,dansladernièreéditionsportive,j'aivumabinetteenpremièrepageduNewark News, avec la légende : “Enquête sur les rouges : le témoin renâcle”, et la citation : “‘Nousn'acceptonspasvosinsanités',ditlaHUACauprofesseurdeNewark.”

«Or,parmilesmembresdelaCommissionsetrouvaituncertainBrydenGrant,députédeNewYork.TuterappelleslesGrant,BrydenetKatrina?Dunordausud,lesAméricainsserappellentlesGrant.Ehbien,lesRingoldontétélesRosenbergdesGrant.Cejoligarçondelabonnesociété,cenullardmalfaisant,apratiquementdétruitnotrefamille.Etas-tujamaissupourquoi?Parceque,unefois,Grantetsafemmesetrouvaientàunesoiréed'IraetEve,surlaOnzièmeRueouest,etIras'enestprisàGrantcommeilsavaitlefaire.GrantétaitcopainavecWernhervonBraun,ouentoutcasIraselefigurait,etilluiestrentrédedansbilleentête.Àvoircommeça,Grantétaitletypemêmedel'aristocratefinderacequiportaitsurlesnerfsd'Ira.Safemmeécrivaitdesromanspopulairesquelesdamesdévoraient,etGrantécrivaitencoredanslescolonnes du Journal-American. Pour Ira, cet homme était le typemêmede l'enfant gâté, il incarnait lesprivilèges. Il ne pouvait pas le sentir. Tous ses gestes le dégoûtaient, ses opinions politiques lui étaienthaïssables.

«Sibienqueças'estterminéparunescènehomérique,IrabraillantetinsultantGrant,et,jusqu'àlafindesesjours,monfrèren'acessédeprétendrequeGrantavaitengagésavendettacontrenouscesoir-là.Iraavait cette façon de se présenter sans camouflage, tel qu'il était, sans rien cacher, en s'assumant. C'étaitl'originedumagnétismequ'ilexerçaitsurtoi,maisc'étaitaussicepourquoisesennemisledétestaient.OrGrant faisaitpartiede ses ennemis.Leurprisedebec avaitbienduré troisminutes,mais, selon Ira, troisminutesquiavaientscellésondestinetlemien.Ilvenaitd'humilierundescendantdeUlyssesS.Grant,undiplômédeHarvard,unemployédeWilliamRandolphHearst,et,quiplusest,lemaridel'auteurd'HéloïseetAbélard,meilleuresventesdel'année1938,etdeLapassiondeGalilée,meilleuresventesdel'année1942,

iln'enfallaitpasplus.Nousétionsfinis:eninsultantBrydenpubliquement,Iraavaitremisenquestionleparcourssocialsansfautesdumari,etl'ambitiondesafemme,cettesoifinextinguibled'avoirraison.

«Bon,jenesuispassûrqueçaexpliquetout–maisentoutcasGrantn'avaitpasplusdescrupulesàseservirdupouvoirquelerestedelabandeàNixon.Avantd'êtreéludéputé,ilécrivaitcetterubriquedansleJournal-American,deschroniquesmondainessurBroadwayetHollywood,trois foisparsemaine,avecunzested'attaquescontreEleanorRooseveltenprime.C'estcommeçaqu'acommencélacarrièredeGrantdans le service public.Voilà comment il s'était hautement qualifié pour siéger à laCommission. Il étaitchroniqueurmondainavantqueçadeviennelegrosbusinessquec'estaujourd'hui.Ils'ytrouvaitaudébut,à l'époque héroïque des pionniers. Il y avait Cholly Knickerbocker,Winchell et Ed Sullivan, avec EarlWilson.IlyavaitDamonRunyon,ilyavaitBobConsidine,ilyavaitHeddaHopper–etBrydenGrantétaitlesnobdecettemeute;çan'étaitpaslevoyou,legarsdesbas-fonds,l'affranchivolubilequitraînaitchezSardiouauBrownDerby,ouauStillman'sGym;c'étaitlesangbleuparmilaracaillequitraînaitauRacquetClub.

«Grantacommencéavecunerubriqueintitulée“Grant'sGrapevine”–LespetitséchosdeGrant–,et,situt'ensouviens,ilafaillifinircommechefdecabinetdeNixon;c'étaitundesfavorisdeNixon,ledéputéGrant.Ilavaitsiégécommeluià laCommissiondesactivitésanti-américaines.Ilavaitbeaucouppratiquél'intimidationpourlecompteduprésident,àlaMaison-Blanche.JemesouviensdumomentoùlanouvelleadministrationNixonafaitcourirlenomdeGrant,en68,commechefdecabinet.Dommagequ'ilsl'aientlaissépasser.C'estlapiredécisionqueNixonaitjamaisprise.Siseulementilavaitvulepartipolitiquequ'ilpouvait tirer de nommer, à la place de Haldeman, ce journaleux aristo pour mener les opérations decamouflagesurleWatergate,lacarrièredeGrantseseraitterminéederrièrelesbarreaux.Brydenenprison,dansunecelluleentrecelledeMitchelletcelled'Erlichman.LetombeaudeGrant.Maisçanedevaitpasarriver.

«On entendNixon chanter les louanges deGrant sur les bandesmagnétiques de laMaison-Blanche.C'estdanslestranscriptions.“Brydenalecœuroùilfaut,ditleprésidentàHaldeman.Etc'estundur.Ilestcapabledefairen'importequoi.J'aibienditn'importequoi.”IlrapporteàHaldemanladevisedeGrantpour contrôler les ennemisde l'administration : “Il faut les détruire dans la presse.”Et puis le présidentajoute,admiratif,enparfaitesthète,dotéd'uncynismeàl'éclatadamantin:“Brydenauninstinctdetueur.Personnenefaitunplusbeauboulotquelui.”

« Le députéGrant estmort dans son sommeil, vieil homme politique riche et puissant, toujours trèsestiméàStaatsburg,ÉtatdeNewYork,oùonadonnésonnomauterraindefootballdulycée.

« Pendant l'audition, je regardais Bryden Grant, et j'essayais de croire qu'il ne se réduisait pas à unpoliticien animé par la vengeance personnelle, qui profiterait de l'obsession nationale pour régler sescomptes.Aunomdelaraison,onchercheunmobileplusnoble,unesignificationplusprofonde–c'étaitencoremon habitude, de ce temps-là, j'essayais d'être raisonnable face à la déraison, je cherchaismidi àquatorzeheures.Jemettaismonintelligenceàcontributionlàoùellen'avaitquefaire.Jemedisais,Ilnepeutpasêtreaussimesquin,aussifalotqu'ilenal'air.Çanepeutêtrequelesommetdel'iceberg.Ilnepeutpasserésumeràça.

«Maispourquoi?Lamesquinerieetl'inconsistancepeuventseprésentersurunegrandeéchelle.Qu'ya-t-ilmêmedeplusstablequel'inconsistanceetlamesquinerie?Est-cequeçaempêched'êtrerusé,d'êtreundur?Est-cequelamesquinerieetl'inconsistanceparasitentledésird'êtreunpersonnageimportant?Iln'estpasbesoind'avoirunevisiondumondeaboutiepouraimer lepouvoir. Iln'estmêmepasbesoind'avoirunevisiondumondeaboutiepourleprendre,cepouvoir.Àlalimite,unevisiondumondeévoluéeseraitplutôt un handicap ; ne pas en avoir peut se révéler un atout magnifique. Pour comprendre le députéGrant,iln'étaitpasnécessaired'allerluichercheruneenfancepatriciennemalheureuse.Aprèstout,c'était

luiquiavaitreprislesiègedeHamiltonFish,premierennemijurédeFranklinD.Roosevelt.Aristocratedel'HudsonRivercommelui,FishavaitfaitHarvardavecRoosevelt.Ill'avaitenvié,détesté,et,commesondistrict comprenait Hyde Park, il s'était retrouvé député de Roosevelt. C'était un sombre crétin d'unisolationnisme alarmant. Dans les années trente, Fish a été le premier ignare de la haute à présiderl'organismeprécurseurdecettepernicieuseCommission.Leprototypedel'enfoirépatricien,borné,imbudesaproprevertu,chauvin,telétaitHamiltonFish.Etlorsqueen1952onaremisencirculationledistrictdecevieuxcrétin,c'estBrydenGrantquiaétésondauphin.

«Aprèsl'audience,Grantaquittéledaisoùilsiégeaitaveclestroismembresetleuravocatetils'estdirigétoutdroitversmonsiège;c'étaitluiquim'avaitdit:“J'aidesdoutessurvotreloyauté.”Maisvoilàqu'ilmesouriaitd'unairaffable, iln'avaitpassonpareil,pourça,àcroirequ'ilavait inventé lesourireaffable,etpuisqu'ilmetendait lamain,malgrétoutmondégoût, je la luiai serrée.Lamainde ladéraison,etmoi,raisonnablement,civilement,commedesboxeurssetouchentlesgantsavantlecombat,jelaluiaiserrée,etmafilleLorraineaétéhorrifiéeparmonattitudependantdesjours.

«Grantm'adit:“MonsieurRingold,jesuisvenuiciaujourd'huipourvousaideràlavervotrenomdetout soupçon. Je regrette que vous n'ayez pas été plus coopératif.Vous ne facilitez pas la tâche de ceuxmêmequivousontensympathie.Jeveuxquevoussachiezquecen'étaitpasmoiquidevaisreprésenterlaCommissionàNewark.Maisj'aiapprisquevousserieztémoin,alorsj'aidemandéàvenir,parcequejenepensaispasqueçavousaideraitbeaucoupsimonamietcollègueDonaldJacksonarrivaitàmaplace.”

«Jackson,c'était letypequiavaitrepris lesiègedeNixonàlaCommisssion.DonaldL.Jackson,delaCalifornie, brillant penseur, adonné à des déclarations publiques du style : “L'heure est venue d'êtreaméricain ou non.” C'est Jackson et Velde qui avaient mené la chasse à l'homme pour éradiquer lasubversion communiste au sein du clergé protestant. Pour ces types-là, c'était un problème nationalpressant. Après que Nixon a quitté la Commission, Grant en a été considéré comme le fer de lanceintellectuel,celuiquitiraitdesconclusionsprofondes–etleplustriste,c'estqu'àtoutprendre,ill'étaitsansdoute.

« Il me dit : “J'ai pensé que je pourrais peut-être vous aider mieux que mon honorable collègue deCalifornie.Malgrévotreprestationd'aujourd'hui,jepenseencorelepouvoir.Jeveuxquevoussachiezquesi,lanuitportantconseil,vousdécidezdelavervotrenom...”

«C'estalorsqueLorraineaexplosé.Elleavaitquatorzeansbiencomptés.ElleetDorisétaient restéesassisesderrièremoi,et,pendanttoutelaséance,elleavaitpestédemanièreencoreplusaudiblequesamère.Ellesetortillaitsursonsiège,ellefulminait,elleavaitbeaucoupdemalàcontenirl'agitationquiébranlaitsacarcassed'adolescente.“Maislaversonnomdequoi,aujuste?elleademandéaudéputéGrant.Qu'est-cequ'iladoncfait,monpère?”Grantluiasourid'unairbienveillant.C'étaituntrèsbelhomme,avecunemagnifique chevelure argentée, une silhouettede sportif, les costumes les plus chers de chezTripler ; sesmanièresn'auraientpufroisserlapluspointilleusedesmères.Ilavaitunevoixautimbreagréable,unevoixpleinederespectoùs'équilibraientparfaitement ladouceuret lavirilitéet iladitàLorraine:“Vousêtesunefilleloyale.”MaisLorrainen'allaitpass'entenirlàetniDorisnimoin'avonsrienfaitpourl'arrêtertoutdesuite.“Laversonnom?elleaditaudéputé.Iln'apasbesoindelaversonnom,lui,iln'estpassale.C'estvousquilesalissez.–MissRingold,vousêtesàcôtédelaquestion.Votrepèreaunehistoire.–Unehistoire?Etquellehistoire?C'estquoisonhistoire?”Ilasouridenouveau:“MissRingold,vousêtesunejeunefillecharmante...–Charmanteoupas,çan'arienàvoir.Quelleestsonhistoire?Qu'est-cequ'ilafait?Dequoidoit-ilselaver?Dites-moicequ'ilafait,monpère.–Ilfaudraqu'ilnouslediselui-même.–Monpèreadéjàparlé,etvousdéformeztoutcequ'ildit,vousenfaitesuntissudemensongespour luidonnerlemauvaisrôle.Ilestpropre,sonnom.Ilpeutdormirenpaixlesoir,monpère.Etjenesaispascommentvousfaites,vous,monsieur.Monpèreaservisonpaysaussibienquelesautres.Ilsaitcequec'est

que la loyautéenvers sonpays, ladéfensede sonpays,etcequiestaméricain.C'estcommeçaquevoustraitezlesgensquiontservileurpays?C'estpourçaqu'ils'estbattu?Pourquevouspuissiezsiégericietsalir son nom ? Essayer de le traîner dans la boue ?C'est ça, l'Amérique ?C'est ce que vous appelez laloyauté ? Et vous, qu'est-ce que vous avez fait pour votre pays ? Des chroniques mondaines ? C'estpatriotique, ça ?Monpère a des principes, et ce sontdes principes américainshonorables, et vous, vousn'avezpasàessayerdeledétruire.Ilenseigneauxenfants,iltravailletantqu'ilpeut.Desprofesseurscommelui,ilenfaudraitunmillion.C'estcequ'onluireproche?Ilesttropbien?C'estpourçaqu'ilfautquevousracontiezdesmensongessurlui?Fichez-luilapaix,àmonpère!”

« Comme Grant ne répondait toujours rien, Lorraine lui a crié : “Qu'est-ce qu'il y a ? Vous étiezdrôlementplusbavard, là-haut, etmaintenant vous voilàbouche cousue ?Votrepetitebouchepeutpluss'ouvrir?”C'estlàquej'aimismamainsurlasienneenluidisant:“Çasuffit.”Alorselles'enestpriseàmoi.“Non,çasuffitpas.Çasuffirapasavantqu'ilsarrêtentdetetraitercommeça.Vousn'allezdoncriendire,monsieurGrant?C'estdoncça,l'Amérique?Personneneditriendevantlesjeunesdequatorzeans?C'estseulementparcequejenevotepas,c'estçaleproblème?Ehbien,detoutefaçon,j'iraisjamaisvoterpourvousnipourvoscanaillesd'amis!”Elleaéclatéensanglots,etc'estlàqueGrantm'adit:“Voussavezoùmejoindre”,qu'ilnousasouriàtouslestrois,etqu'ilestpartipourWashington.

«Voilàcommentçasepasse.Ilstebaisent,etpuisilstedisent:“VousavezdelachancequecesoitmoiquivousaiebaiséplutôtquemonhonorablecollèguedeCalifornie.”

«Jen'aijamaispriscontactaveclui.Ilsetrouvequemesconvictionspolitiquesétaientassezcirconscrites.Ellesn'ont jamaisétéhyperboliquescommecellesd'Ira.Jenemesuis jamais intéressécommemonfrèreaux destinées du monde. Je m'intéressais davantage, d'un point de vue professionnel, au destin de lacommunauté.Mapréoccupationn'étaitpas tantpolitiquequ'économique, et, jedirais, sociologique : lesconditionsdetravailetlestatutdesprofesseursàNewark.Lelendemain,lemaire.Carlin,disaitàlapressequedesgenscommemoinedevraientpasenseignerànosenfants,et leConseilde l'Éducationm'a jugépourconduiteindigned'unprofesseur.Lecenseurdesétudesavuqu'ilpourraitsedébarrasserdemoiàboncompte.Jen'avaispasréponduauxquestionsd'uneagencehabilitéeparlegouvernement,donc,ipsofacto,j'étaisinapte.J'aiditauConseilquemesopinionspolitiquesn'avaientpasàêtreprisesencomptedansmontravaildeprofesseurd'anglaisauseindusystèmescolairedeNewark.Iln'yavaitquetroismotifsderenvoi:l'insubordination, l'incompétence et la turpitude morale. J'ai fait valoir qu'aucun de ces trois chefs nes'appliquaitàmoncas.D'anciensélèvessontvenustémoignerquejen'avaisjamaisendoctrinépersonne,nienclasseniailleurs.Àl'intérieurdusystèmescolaire,personnenem'avaitjamaisentendutenterd'inculquerautrechosequelerespectdelalangueanglaise–aucunparent,aucunélève,aucuncollègue.Monanciencapitaineestvenutémoignerpourmoi.IlestvenudeFortBragg.Çaafaitimpression.

«J'aimaisbienvendredesaspirateurs.Ilyavaitdesgensquichangeaientdetrottoiràmonapproche,etmêmeparmieuxdesgensquidevaientavoirhontedelefaire,maisquicraignaientlacontagion–çanemechagrinaitpas.J'étaistrèssoutenuauseindusyndicat,ethorsdusyndicat.Ilarrivaitdescontributions,onavait le salaire de Doris, et moi je vendais mes aspirateurs. Je rencontrais des gens de tous les milieuxprofessionnels, mes contacts avec le monde tel qu'il est se trouvaient plus riches que du temps quej'enseignais.Tusais,jefaisaismonmétierdeprof,jelisaisdeslivres,jefaisaiscourssurShakespeare,jevousapprenais l'analyse logique à vous les jeunes, je vous faisais retenir lapoésie, apprécier la littérature, et jepensaisquec'était la seuleviequivalaitd'êtrevécue.Maisquand je suispartivendremesaspirateurs, j'aiacquisunegrandeadmirationpourdestasdegensquejerencontrais,etj'ensuistoujoursreconnaissant.Jecroisquemonregardsurlavieestplusouvertdepuis.

–Soit,maissilacournet'avaitpasréhabilité?Tonregardseraittoujoursplusouvert?

–Sij'avaisperdu?Jecroisquej'auraisgagnémavieconvenablementquandmême.Jecroisquej'auraissurvécuintact.J'auraispeut-êtreeudesregrets,maisjenecroispasqueçam'auraitaigrilecaractère.Dansunesociétéouverte,simauvaisesoit-elle,ilyatoujoursmoyendes'ensortir.Perdresonemploietsefairetraiter de traître par la presse, c'est très désagréable. Mais ce n'est pas une situation absolue comme enrégimetotalitaire.Onnem'apasjetéenprison,jen'aipasététorturé.Onn'arienrefuséàmonenfant.Onm'aretirémesmoyensd'existenceetcertainespersonnesnem'ontplusadressélaparole,maisd'autresm'admiraient.Mafemmem'admirait.Mafillem'admirait.Nombredemesanciensélèvesm'admiraient.Ilsledisaientouvertement.Etpuis jepouvaismenerun combat légal. J'avaisma libertédemouvement. Jepouvaisdonnerdesinterviews,leverdesfonds,prendreunavocat,lancerdesdéfisautribunal.Jenem'ensuispasprivé.Biensûr,ilpeutarriverqu'onsoittellementdéprimé,malheureux,qu'onenarriveàsecollerunecrisecardiaque.Maisontrouved'autressolutions,cequej'aifaitaussi.

«Ah,silesyndicatavaitéchoué,çaoui,çam'auraitaffecté.Maisonn'apaséchoué.Ons'estbattus,etonafinipargagner.Onaobtenul'égalitédessalairespourlesfemmes;l'égalitédessalairesentreleprimaireetle secondaire. On s'est assurés que les activités postscolaires étaient, premièrement, volontaires,deuxièmement, payées. Nous nous sommes battus pour obtenir des congés-maladie plus longs. Et lapossibilité de s'absenter cinq jours pour convenances personnelles.Nous avons obtenu la promotion surexamen,plutôtqu'àlatêteduclient,cequivoulaitdirequetouteslesminoritésavaientleurchance.NousavonsfaitvenirdesNoirsausyndicat,etcommeleurnombreaugmentait,ilsontprisdespostesdepremierplan.Mais c'était il y adesannées, toutça.Àprésent le syndicatmedéçoitbeaucoup.C'estdevenuunepompeàfric.Tun'esqu'uncochondepayant.Quefairepouréduquerlesenfants,c'estbienlecadetdeleurssoucis.Jesuistrèsdéçu.

–Çaaétéaffreux,pourtoi,cessixans?Qu'est-cequeçat'aenlevé?– Je ne crois pas que çam'ait enlevé quoi que ce soit.Non, vraiment, je ne crois pas.On a pasmal

d'insomnies,biensûr.Ilyabiendesnuitsoùl'onadumalàs'endormir.Onpenseàdestasdechoses–commentonva fairececi, cequ'onva faireaprès,quiappeler, etc. Jepassaismon tempsà réécriremonhistoire,etàmeprojeterdansl'avenir.Maislematinestlà,onselève,onfaitcequ'onaàfaire.

–Etcommentest-cequ'Iraapriscequit'arrivait?–Oh,ça le rendaitmalheureux. J'irais jusqu'àdirequeçaauraitbrisé savie si ellen'avaitpasdéjàété

briséepartoutlereste;moi,j'étaispersuadéquej'allaisgagner,etjeleluidisais.Onn'avaitpaseuderaisonlégaledememettreàlaporte.Ilmedisaitsanscesse:“Tutefaisdesillusions,ilsn'ontpasbesoinderaisonslégales.”Ilavaitconnutropdetypesquiavaientétévirés,pointfinal.J'aifiniparavoirgaindecause,maisilse sentait responsabledemes épreuves, et il a traîné ce sentiment commeunboulet jusqu'à la finde sesjours.Pourtoiaussi,ilsesentaitresponsable,tusais.Decequit'estarrivé.

–Moi?Ilnem'estrienarrivé,j'étaisgamin.–Ohsi,ilt'estarrivéquelquechose.»Certes, il ne faudrait jamais s'étonner que l'histoire de sa vie comporteun événement, un événement

d'importance,surlequelonnesaitrien–l'histoired'unevieestensoietpardéfinitionundomainedontl'intéressésaitfortpeudechose.

«Situt'ensouviens,ditMurray,quandtuessortidelafacavectalicence,tun'aspasobtenulabourseFulbrightquetudemandais.C'étaitàcausedemonfrère.»

En1953-1954,lorsdemadernièreannéeàChicago,j'avaisdemandéuneboursed'étudespourallerfairemamaîtrisede littératureàOxford,etmacandidatureavaitété refusée. J'étaisparmi lesmeilleursdemaclasse, j'avaisdes recommandations enthousiastes, et– jem'en souvenais tout à coup, sansdoutepour lapremièrefoisdepuis–j'étaisrestésouslechoc,nonseulementparcequej'avaisétéécarté,maisparcequela

bourseFulbrightpourétudierenAngleterreétaitalléeàundemescamaradesnettementmoinsbonquemoi.

«C'estvrai,Murray?Moi,jemesuisseulementditquec'étaitmoche,pasjuste.Unedecesinfidélitésdudestin. Je savaispasquoipenser.M'suis fait voler, jemedisais– etpuis il a falluque jeparte à l'armée.Commentsais-tuquec'estpourça?

–C'est l'agent qui l'a dit à Ira, l'agent duFBIqu'il a eu sur le dos pendant des années. Il passait luirendre visite, comme ça. Il essayait de lui tirer des noms. Il lui disait qu'il pourrait se blanchir en endonnant.Ilsteprenaientpoursonneveu.

–Sonneveu?Maiscommentça?–Vasavoir.LeFBIcomprenaitparfoisdetravers.Peut-êtrefaisaient-ilsexprèsdecomprendredetravers,

sesagents,parfois.LetypeaditàIra:“Voussavez,votreneveuquiademandéunebourseFulbright?LejeunedeChicago?Ill'apaseueparcequevousêtescommuniste.”

–Tupensesquec'étaitvrai?–Aucundoute.»

ToutenécoutantMurray,jeconsidéraisquelleallumetteilétaitdevenuetjesongeaisquecephysiquene

faisait qu'exprimer son accord profond avec lui-même, cette vie passée dans l'indifférence à tout ce quin'était pas la liberté dans son sens le plus austère, et je me disais qu'il était un essentialiste, que sapersonnalité ne devait rien au hasard, et que, où que les circonstances l'aient placé, fût-ce à vendre desaspirateurs,ilavaittrouvésadignité...JemedisaisqueMurray(quejen'aimaispasetn'avaispasàaimer,avec lequel je n'entretenais que de classiques relations professeur-élève), Murray, donc, était Ira (quej'aimais)dansuneversionpluscérébrale,plussensée,plusterreàterre,unIraquiauraiteuunbutsocialpragmatique, clair, bien défini, un Ira sans ambitions homériques, sans cette relation passionnellesurchaufféeaveclemonde,unIraquen'altéreraientpassespulsionsetsondésirdechercherquerelleàtoutcequil'entourait.Toutenmefaisantcesréflexions,j'avaisentêteuneimagedeluitorsenu,n'ayantrienperdu,àquaranteetunans,desajeunesseetdesaforce.Cettevisionquej'avaisdeMurrayRingoldm'étaitapparueunmardidel'automne1948,enfind'après-midi,alorsque,penchéàlafenêtredupremierétagedelamaisonqu'ilhabitaitavecsafemmeetsafille,surLehighAvenue,ils'employaitàdémonterlesécrans-moustiquaires.

Démonter lesmoustiquaires, les remonter, dégager laneige, saler la glace, balayer le trottoir, tailler lahaie,laverlavoiture,ramasserlesfeuillesetlesbrûler;deuxfoisparjour,d'octobreàmars,descendreàlacavepours'occuperdelachaudière–attiserlefeu,l'alimenter,recueillirlescendresàlapelle, lesmonterdansun seauet lesviderdans lapoubelle–, le locatairedevait être robustepour s'acquitterdeces tâchesavant et après le travail, robuste, vigilant et diligent, tout comme il fallait bien que les femmes soientrobustespoursepencheràleursfenêtresouvertes,lespiedsvissésauplancher,etpartouteslestempératures,telsdesmatelotsperchésdanslesgréements,pendrelesvêtementsmouilléssurlacordeàlingeetlesfixeravecdespinces,unparun,jusqu'àcequelacordesoitpleinedelalessivefamilialetrempée,quiclaquaitauventdansNewark l'industrielle ; aprèsquoiondécrochait les vêtements lesunsaprès les autres eton lespliaitdanslepanieràlingepourlesemporterdanslacuisine,unefoissecsetprêtsaurepassage.Pourqu'unefamille fonctionnebien, il fallaitd'abordgagnerde l'argent,prépareràmanger, imposerde ladiscipline,maisil fallaitaussise livreràcesactivités lourdesetmalcommodesdemarins,grimper,hisser,haler,tirer,embobiner,dérouler–autantdegestesdontjepercevaislepalpitementréglécommedupapieràmusique,lorsque,surmabicyclette,jetraversaislestroiskilomètresquimeséparaientdelabibliothèque:tictac,tictac,lemétronomedecequotidienduquartier,lachaînedel'êtredansunevilleaméricaine.

En facedechezMrRingold, surLehighAvenue, sedressait l'hôpitalBeth Israel,où je savaisqueMrsRingoldavaittravaillécommelaborantineavantlanaissancedeleurfille;ilsuffisaitdetournerlecoinpourvoir la bibliothèque d'Osborne Terrace, où je me rendais à bicyclette faire ma provision de livreshebdomadaire. L'hôpital, la bibliothèque, et, représenté par mon professeur, le lycée : ainsi se trouvaitcirconscrit le noyau des institutions du quartier, quasiment sur le même pâté de maisons, circonstancerassurantepourmoi.Oui,toutlequotidienindustrieuxdelaviedequartierbourdonnaitencetaprès-midide1948oùjevisMrRingoldpenchépardessuslacornichepourdémonterunécran-moustiquaire.

Tandisquejefreinaisdansladescente–LehighAvenueétantraide–jelevispasserunecordedansl'undescrochetsauxcoinsducadre,et,aprèsavoircrié :«Chauddevant !», ledescendre le longdumurdel'immeubleàdeuxniveauxetdemi,jusquedanslejardinoùunhommedéfitlacordeetposalecadresurunepile, contre leporchedebrique. Je fus frappépar la façondontMrMurray s'acquittaitd'une tâchepratiqueetsportiveàlafois.Pours'enacquitteravecautantdegrâce,ilfallaiteneffetêtretrèscostaud.

Lorsquej'entraidanslamaison,jevisquel'hommedujardinétaitungéantàlunettes:Ira,cefrèrequiétaitvenunousvoiraulycéepournotre«Auditorium»oùiljouaitAbrahamLincoln.Ilétaitapparusurscène en costume, et là, tout seul, il avait prononcé le Discours de Gettysburg et le Second Discoursinaugural, puis conclu par cette phrase dont notre professeur, frère de l'orateur, nous avait dit plus tardqu'aucunprésidentaméricain,aucunécrivain américain,même,n'en avait jamais écritdeplusnoble,deplus belle (il s'agit d'une longue phrase locomotive, traînant toute une ribambelle dewagons pesants, etqu'il nous avait fait décomposer, analyser et discuter pendant toutun cours). « Sansmalveillance enverspersonne, avec charité envers tous, avec fermeté dans le bien tel que Dieu nous accorde de le voir,efforçons-nousde finir l'œuvreentreprise,depanser lesplaiesde lanation,denousoccuperdeceluiquiaurasupportélabataille,desaveuveetdesonorphelin,etfaisonstoutpourparveniràlapaixetlachérir,une paix durable et juste entre nous et avec toutes les nations. » Pour le reste duprogramme,AbrahamLincolnretiraitsonhaut-de-forme,etdébattaitcontrelesénateuresclavagisteStephenA.Douglasdontletexte(nousquifaisionspartied'ungroupedediscussionlibrenomméleClubcontemporain,enhuâmeslespassages les plus antinoirs) était lu parMurrayRingold, organisateur de cette visite de son frère à notrelycée.

Encetaprès-midid'automneàNewark,commes'iln'étaitpasassezdéconcertantdevoirMrRingoldenpublicsanschemisenicravate,nimêmedetricotdecorps,IronRinnn'étaitpaslui-mêmeplusvêtuqu'unboxeur.Enshortetchaussuresdesport,presquenu,cen'étaitpasseulementl'hommelepluscolossalquej'aiejamaisvudeprès,maisaussilepluscélèbre.IronRinn,onl'entendaitàlaradiotouslesjeudissoirdansl'émissionintituléeTheFreeandtheBrave–LibresetCourageux–,feuilletonhebdomadaireromancésurles épisodes les plus enthousiasmants de l'histoire d'Amérique, où il avait incarné des hommes commeNathanHale,OrvilleWright,WildBillHickok et JackLondon.À la ville, il étaitmarié à Eve Frame,l'actricevedetted'unesériehebdomadaire«sérieuse»intituléeTheAmericanRadioTheater.Mamèresavaittout sur IronRinnetEveFramepar lesmagazinesqu'elle lisaitchez lecoiffeur–elleenavaitune tristeopinion,toutcommemonpèrequivoulaitquesafamillesoitexemplaire,maiselleleslisaittoutdemêmesouslecasque,etpuisellevoyaittouslesjournauxdemodelorsqu'ellesortaitlesamediaprès-midiaidersonamieMrsSvirsky,quitenaitavecsonmariuneboutiquedevêtementssurBergenStreet,justeàcôtédelamerceriedeMrsUnterberg,oùmamèredonnaitaussiuncoupdemaindetempsentempslesamedi,etpendantlerushd'avantPâques.

Un soir, après avoir écouté The American Radio Theater, ce que nous faisions depuis des tempsimmémoriaux,mamèrenousparladumariaged'EveFrameavecIronRinn,etdetouteslescélébritésdelascène et de la radioqui y étaient invitées.EveFrameportait en la circonstanceun tailleurde laine rosepoudre, avec deux rangs de renard assorti au bas des manches ; elle était coiffée du type de chapeau

qu'aucune femme au monde ne portait avec autant de grâce qu'elle. Ma mère appelait ce chapeau un« suivez-moi-jeune-homme à voilette » et Eve Frame l'avait mis à la mode en jouant face à CarltonPennington, l'idoledumuetdansMyDarling,ComeHither, où elle incarnait à la perfection une jeunemondaine gâtée. Il était bien connu qu'elle portait un suivez-moi-jeune-homme à voilette lorsqu'elleprenait le micro, texte en main, pour passer dans The American Radio Theater, même si elle avait étéphotographiéedevantunmicroavecdesfeutresmous,destoques,despanamas,etunefois,unjourqu'elleavait été invitée au Bob Hope Show, un simple disque de paille noire, adorablement voilé d'une soieimpalpable. Ma mère nous apprit qu'Eve Frame avait six ans de plus qu'Iron Rinn, que ses cheveuxpoussaientdedeuxcentimètresetdemiparmois,etqu'elleleséclaircissaitpourlascèneàBroadway,quesafille, Sylphid, était harpiste, lauréate du conservatoire Juilliard et produit de son union avec CarltonPennington.

«Aucunintérêt,ditmonpère.–PaspourNathan,réponditmamère,surladéfensive,IronRinnestlefrèredeMrRingold,etMrRingoldestsonidole.»

MesparentsavaientvuEveFramedansdesfilmsmuetsdutempsquec'étaitunbeaubrindefille.Elleétaitd'ailleurstoujoursbelle,jelesavaisparceque,quatreansauparavant,pourmononzièmeanniversaire,onm'avaitemmenévoirmapremièrepièceàBroadway,TheLateGeorgeApley,deJohnP.Marquand,etqu'elle jouait dedans. Après la pièce, mon père, dont le souvenir d'Eve Frame jeune actrice du muetsemblaitencoreparéd'uneauraamoureuse,avaitdéclaré:«Cettefemmeparlel'anglaisduroid'Angleterre,iln'yapasàdire»,etmamère,n'ayantpasforcémentcomprisdequelcombustibles'alimentaitcetéloge,avaitrépondu:«Oui,maiselles'estlaisséealler.Elleaunedictionmagnifique,sonjeuétaitmagnifique,etelleétaitadorableaveccettecoiffureàlapage,maisleskilosentropnevontpasàunpetitgabaritcommelesien,surtoutdansunerobed'étéprèsducorpsenpiquéblanc,jupeenformeoupas.»

LaquestiondesavoirsiEveFrameétait juiverevenait invariablementsurletapisparmilesfemmesduclub de mah-jong de ma mère, lorsque c'était son tour de les recevoir à la maison pour leur partiehebdomadaire, surtout après le soir où,quelquesmoisplus tard, je fus invité chez Ira etEve.Autourdujeune adorateur d'étoile que j'étais, les langues des autres adorateurs allaient bon train : le bruit couraitqu'elles'appelaitFromkindesonvrainom.ChavaFromkin;ilyavaitàBrooklyndesFromkincensésêtredesafamille;ellelesauraitreniésenpartantpourHollywood,etauraitchangédenom.

«Ons'enfiche!»disaitmonpèrelesérieuxchaquefoisquelesujetrevenaitetqu'iltraversaitlesalonpendantunepartiedemah-jong.«Ilschangenttousdenom,àHollywood.Dèsquecettefemmeouvrelabouche, c'est une leçon de diction. Il lui suffit demonter sur scène pour jouer une dame de la bonnesociété,onsaittoutdesuitequec'estunevraiedame.

–Onditqu'elleestdeFlatbush,ajoutaitimmanquablementMrsUnterberg,quitenaitlamercerieavecsonmari.Onditquesonpèreauneboucheriecasher.

–On racontebienqueCaryGrant est juif, rappelaitmonpère à cesdames.Les fascistesdisaientqueRooseveltétaitjuif.Lesgensracontentn'importequoi.Moi,çan'estpascequim'intéresse.Jem'intéresseàsonjeu,etjeletrouveremarquable.

–N'empêche,enchaînaitMrsSvirsky,cellequiavaituneboutiquedevêtementsavecsonmari,lebeau-frèredeRuthTunickestmariéàuneFromkin,uneFromkindeNewark.EtelleadesparentsàBrooklyn,quijurentqu'ilssontcousinsavecEveFrame.

–Qu'est-cequ'ilendit,Nathan?s'enquéraitMrsKaufman,femmeaufoyeretamied'enfancedemamère.

–Ilditrien»,répondaitmamère.Jel'avaisdresséeàfairecetteréponse.Comment?Facile.Quandellem'avaitdemandé,de lapartdecesdames, si je savais siEveFramedeTheAmericanRadioTheaterétait

véritablementChavaFromkindeBrooklyn,jeluiavaisrépondu:«Lareligionestl'opiumdupeuple!Ceschosesn'ontpasd'importance–jem'enfiche;jen'ensaisrienetjem'enfiche!»

«C'estcomment,chezeux?Commentelleétaithabillée?demandaitMrsUnterbergàmamère.–Qu'est-cequ'elleaserviàdîner?voulaitsavoirMrsKaufman.–Commentelleétaitcoiffée?s'enquéraitMrsUnterberg.– Ilmesurevraimentunmètrequatre-vingt-dix-sept ?Qu'est-cequ'il endit,Nathan ?C'est vraiqu'il

chausseduquarante-six?Ilyenaquidisentquec'estjustepourlapublicité.–Etest-cequ'ilalapeaugrêléecommesurlesphotos?–Qu'est-cequ'ilditde la fille,Nathan ?C'estquoi, commenom,Sylphid ?demandaitMrsSchessel,

dontlemariétaitpodologuecommemonpère.–C'estsonvrainom?demandaitMrsSvirsky.–C'estpasjuif,commentaitMrsKaufman.Sylviac'estjuif,maisçajecroisquec'estfrançais.–Mais lepèreétaitpas français,objectaitMrsSchessel.Lepère,c'estCarltonPennington.Ellea joué

avecluidanstouscesvieuxfilms.Elles'enfuyaitavecluidanscefilm,là,oùiljouaitlebarond'âgemûr.–C'estlefilmoùelleportelefameuxchapeau?– Il y a pas une femme aumonde, disaitMrsUnterberg, qui porte les chapeaux commeEveFrame.

Mettez-luiunpetitbéretquiluiemboîtelatête,unpetitchapeaudedîneràfleurs,unecharlotteaucrochet,unegrandecapelineàvoilette,mettez-luin'importequoi,unchapeautyrolienavecuneplume,unturbandejerseyblanc,uncapuchond'anorak,tiens!elleesttoujourssomptueuse.

–Dansunfilm,disaitMrsSvirsky,çajel'oublieraijamais,elleportaitunerobedusoirblanchebrodéed'oravecunmanchond'hermineblanche.J'aijamaisvupareilleélégancedemavie.Ilyavaitunepièce–commentças'appelait,déjà?–,onyétaitalléesensemble, lesfilles.Elleportaitunerobedelainerougechaudron,avecuncorsageetunejupeenformeetdesbandesdebroderiesàravir!

–Oui, avec ce chapeauà voilette assorti, rouge chaudron.Ungrandchapeaude feutre, reprenaitMrsUnterberg,avecunevoilettefroissée.

–Vousvouslarappelezavecsarobeàjabot,danscetteautrepièce,là?disaitMrsSvirsky.Personneneporteletuyautécommeelle.Undoublejabotblanc,surunerobedecocktailnoir!

–Quandmêmecenom,Sylphid,tentaitdenouveauMrsSchessel,çavientd'où?–Nathanlesait.IlfautdemanderàNathan,disaitMrsSvirsky.Ilestlà?–Ilfaitsesdevoirs,disaitmamère.–Demande-lui.C'estquoi,commenom,Sylphid?–Jeluidemanderaitoutàl'heure»,répondaitmamère.Maiselles'engardaitbien.Pourtant,ensecret,depuisquej'étaisentrédanslecerclemagique,jebrûlais

d'envied'enparler à tout lemonde.Comment ils sonthabillés ?Qu'est-cequ'ilsmangent ?Dequoi ilsparlentquandilsmangent?Àquoiçaressemble,chezeux?C'estspectaculaire.

Lemardi où je rencontrai pour la première fois Ira, devant chezMrRingold, on était le 12 octobre1948.Sileschampionnatsdumonden'avaientpaseulieulaveille,lundi,peut-êtreque,partimidité,pourrespecter l'intimité de mon professeur, je serais passé bien vite devant la maison où il décrochait lesmoustiquairesavecsonfrère,sansmêmeunsignedelamainouun«hello»,pourtourneràgauche,versOsborneTerrace.Seulementvoilà,laveille,j'avaisentendu,assissurleplancherdubureaudeMrRingold,lesIndiansbattre lavieilleéquipedesBostonBravesenfinale.Monprofesseuravaiteneffetapportéuneradiopour lacirconstance,etaprèssoncours,endernièreheure, ilavait invité lesélèvesdont lesparentsn'avaientpaslatélévision,etquiétaientencorelamajoritéd'entrenous,àpasserdirectementdelaclasseà

sonpetitbureaudechefdedépartementd'anglais, auboutducouloir,pour suivre lematchdéjà engagéchezlesBraves.

La courtoisie exigeait donc que je ralentisse à fond, et que je lui crie : « Merci pour hier, monsieurRingold!»Elleexigeaitquej'adresseunsalutdelatêteetunsourireaugéantquisetrouvaitdanssacour.Et enfin que, la bouche sèche et le geste raide, jem'arrête etme présente. Et que je réponde non sansniaiserie(ilvenaitdemelancerundéconcertant:«Commentçava,monpote?»)que,l'après-midioùilavait animénos activités d'auditorium, je faisais partie de ceux qui huaient StephenA.Douglas lorsqu'ilavaitjetéàlafacedeLincoln:«JesuisopposéàlacitoyennetédesNoirssousquelqueformequecesoit(Hou!).Jeconsidèrequecegouvernementaétéfaitsurdesbasesblanches(Hou!).PourlesBlancs(Hou!)dans l'intérêt desBlancs (Hou !) et de leur postérité à jamais (Hou !). Je suis donc favorable à l'idée derestreindrelacitoyennetéauxBlancsaulieudel'accorderauxNoirs,auxIndiens,etautresracesinférieures(Hou!Hou!Hou!).»

Quelquechosedeplusprofondque lacourtoisiecependant(l'ambition, l'ambitiond'êtreadmirépourmesconvictionsmorales)mefitsurmontermatimidité,ettrouverleculotdeluidire,àcettetrinité,unseulIraentroispersonnes–AbrahamLincoln,lemartyrpatriotedupodium,IronRinn,l'AméricainaudacieuxetspontanédesondesetIraRingold, levoyourepentideNewarkquiavait faitsonchemin–quec'étaitmoiquidonnaislesignaldeshuées.

Mr Ringold descendit du premier étage, en sueur, simplement vêtu d'un pantalon de treillis et democassins.Sur ses talonsparutMrsRingold,qui, avantde remonter,déposaunpichetd'eauglacéeavectrois verres. Et c'est ainsi qu'en ce 12 octobre 1948, dans la fournaise de l'automne, à quatre heures etdemiedel'après-midileplusstupéfiantdemajeunevie,jecouchaimabicyclettesurleflancetm'assissurleporchedemonprofesseurd'anglaisavecIronRinn,marid'EveFrameetvedettedeTheFreeandtheBrave,pour commenterunchampionnatdumondeoùBobFeller avaitperdudeuxmatchs– incroyable !– etLarryDoby,lepremierjoueurnoirdel'AmericanLeague,quenousadmirionstous,maispascommenousadmirionsJackieRobinson,avaitmarquéseptfoissurvingt-deuxoccasions.

Etpuisonparladeboxe;LouisavaitmisK.-O.JoeWalcottdeJerseyalorsquecedernierledevançaitlargement aux points ; Tony Zale avait repris son titre de poidsmoyen à RockyGraziano en juin, auRupertStadiumdeNewark, en l'assommantd'ungauche au troisième round, tout celapour reperdre letitreauprofitduFrançaisMarcelCerdan,àJerseyCity,unequinzainedejoursauparavant,enseptembre...Etpuis,aprèsm'avoirparlédeTonyZale,IronRinnpassasanstransitionàWinstonChurchill,ets'enpritàundiscoursqu'ilavaitprononcéquelquesjoursplustôtetquil'avaitfaitbouillir;Churchillydéconseillaitaux États-Unis de détruire leurs réserves atomiques, car la bombe était la seule chose qui empêchait lescommunistesdedominerlemonde.IraparlaitdeWinstonChurchillsansplusdecérémoniequ'ilparlaitdeLeoDurocheretdeMarcelCerdan.IltraitaChurchilldesalopardréactionnaireetdeva-t-en-guerresansplus d'hésitation qu'il traitaitDurocher de grande gueule etCerdan de clochard. Il parlait deChurchillcommes'iltenaitlapompeàessencedeLyonsAvenue.Cheznous,c'estplutôtdeHitlerquedeChurchillquenousaurionsparlédecette façon-là.Dans la conversationd'IracommedanscelledeMurray, iln'yavait pas de frontière invisible de la bienséance à respecter, pas de tabous conventionnels. C'était unemarmiteoùl'onpouvaitremuertoutetlereste:lesport,lapolitique,l'histoire,lalittérature,lesopinionsàl'emporte-pièce, les citations polémiques, l'idéalisme, la rectitudemorale... il y avait là quelque chose demerveilleusementtonique;c'étaitunmondetoutautre,dangereux,exigeant,direct,agressif,affranchidel'impératifdeplaire.Etaffranchidel'école,aussi.IronRinnn'étaitpasqu'unevedettedelaradio.C'étaitunhommequi,horsdemaclasse,n'avaitpaspeurdediretoutcequ'ilavaitàdire.

Jevenaistoutjustedefinirunlivresurunautrehommequin'avaitjamaispeurdedirecequ'ilavaitàdire,ThomasPaine, et le livreque j'avais lu,unromanhistoriquedeHowardFastqui s'appelaitCitizen

TomPaine, faisait justement partie du lot que je transportais surmonporte-bagages pour le rendre à labibliothèque.Pendantqu'IramedénonçaitChurchill,MrRingolds'étaitapprochédelapiledebouquinsrépandussur le trottoir,devant leporche,et il regardait leurdospourvoirceque je lisais.Lamoitiédeslivresétaitdesromansdebase-ball,parJohnTunis,etl'autremoitiéavaittraitàl'histoired'Amérique,vueparHowardFast.Monidéalismecommemaconceptiondel'hommeétaiententraindeseconstituerselondesparallèles,l'unenourriederomanssurdeschampionsdebase-ballquigagnaientleursmatchsàladure,ensupportant l'adversité, l'humiliation,etbiendesdéfaitessur lavoiede lavictoire,et l'autreentretenuepardesromanssurdesAméricainshéroïques,quiluttaientcontrelatyrannieetl'injustice,deschampionsdelalibertédeleurpatrieetdugenrehumaintoutentier–ensomme,jedonnaisdanslasouffrancehéroïque.

CitizenTomPainen'étaitpastantunromanconstruitselonleschémaclassiquequ'uneséried'envoléeslyriquesretraçantlescontradictionsd'unhommedésagréable,dotéd'unintellectincandescentetdel'idéalsociallepluspur,àlafoisécrivainetrévolutionnaire.«C'étaitl'hommeleplushaïaumonde,etpeut-êtreaussi le plus aimé, de quelques-uns. » « Une intelligence qui le consumait lui-même comme peud'intelligencesdansl'histoiredel'humanité.»«Sentirclaquersursonâmelefouetquis'abattaitsurl'échinedemillionsd'hommes.»«SespenséesetsesidéesétaientplusprochesdecellesdutravailleurmoyenquenelefurentjamaiscellesdeJefferson.»TelétaitPaine,selonleportraitdeFast,sauvagementmûparunbutunique, peu sociable, batailleur épique et folklorique, négligé, sale,même, fagoté comme unmendiant,armé d'un mousquet dans les rues turbulentes du Philadelphie de la guerre, homme caustique, amer,souvent ivre, habitué des bordels, traqué par des assassins, sans amis. Il avait tout fait tout seul. « Larévolutionestma seule amie. »Lorsque j'arrivai au termedu livre, j'étais convaincuquevivre etmourircommeTomPaineétaitlaseulevoiepossiblepourquivoulait,aunomdelalibertédeshommes,exigeràlafoisdesdirigeantslointainsetdelapopulacegrossière,latransformationdelasociété.

Ilavait tout fait tout seul. Iln'yavait rienchezPainequipuisse êtreplusattachant,malgré la sobriétédélibérée avec laquelle Fast évoquait son isolement, conséquence d'une indépendance circonspecte et dedéboirespersonnels.CarPaineavaitégalementfinisesjourstoutseul,vieux,malade,misérable,seul,oui,victimedel'ostracismeetdestrahisons,méprisépar-dessustoutpouravoirécritdanssonultimetestament,AgeofReason:«Jenecroispasenlafoiqueprofessel'Églisejuive,nil'ÉglisedeRome,nil'Églisegrecque,nil'Égliseturque,nil'Égliseprotestante,niaucuneautrequejeconnaisse.MonespritestmaseuleÉglise.»Liresonhistoirem'avaitremplid'audaceetd'indignation,et,surtout,m'avaitdonnélalibertédemebattrepourlesidées.

CitizenTomPaineétait justement le livrequeMrRingoldavait tiréde lapilepour lerapportersur leporche.

«Tuleconnais,celui-là?»dit-ilàsonfrère.IronRinnpritmonlivredebibliothèquedanssesénormesmainsà laAbrahamLincolnetcommença

d'en feuilleter les premières pages : « Non, déclara-t-il, j'ai jamais lu Fast. Faudrait. C'est un typeformidable.Ilenadanslebuffet.IlasoutenuWallacedèslapremièreheure.JelissarubriquechaquefoisquejetombesurleWorker,maisj'aiplusletempsdeliredesromans,àprésent.EnIran,si,quandj'étaisàl'armée,j'ailuSteinbeck,UptonSinclair,JackLondon,Caldwell...

–QuitteàlireFast,c'estsonmeilleurlivre,ditMrRingold.Jemetrompe,Nathan?–Non,c'estunlivreformidable,répondis-je.–TuasluCommonSense?medemandaIronRinn.TuasdéjàluduPaine?–Non.–Ilfautenlire,medit-iltoutencontinuantdefeuilleterlelivre.–HowardFastcitesouventlesécritsdePaine»,dis-je.

Levant les yeux, Iron Rinn récita : « “La force des masses est la révolution, mais, curieusement,l'humanitéatraversédesmillénairesdeservitudesanss'enrendrecompte.”

–C'estdanslelivre,dis-je.–J'espèrebien.– Tu sais en quoi consiste le génie de Paine ? me demanda Mr Ringold. C'est le génie de tous ces

hommes,Jefferson,Madison.Tusaiscequec'est?–Non.–Maissi,tulesais.–DéfierlesAnglais.–Ça,ilyenadestasquil'ontfait.Non,çaaétédeformulerleurcauseenanglais.Larévolutionaété

totalementimprovisée,totalementdésorganisée.Tunetrouvespasquec'estcequisedégagedulivre?Ensomme,cesgars-là,illeurafallutrouverunelangueàleurrévolution.Trouverlesmotsd'ungranddessein.

–Paine a déclaré, dis-je àMrRingold : “J'ai écrit unpetit livre parce que je voulais que les hommessachentsurquoiilstiraient.”

–Etc'estbiencequ'ilafait.–Tiens,ditIronRinnendésignantunpassagedulivre,àproposdeGeorgeIII,écoute:“Jesouffrirais

lestourmentsdemillediablessijedevaisfairedemonâmeuneputainenrendantallégeanceàunhommequin'estqu'unebruteépaisse,unimbécile,borné,têtu,indigne.”»

CesdeuxcitationsdePaine–illesavaitditesdelavoixrugueused'enfantdupeuplequ'ilprenaitdansTheFreeandtheBrave–faisaientpartiedeladouzainequej'avaismoi-mêmerecopiéesetretenues.

«Ilteplaît,cepassage,meditMrRingold.–Oui,j'aimebienlaformule:“fairedemonâmeuneputain”.–Pourquoi?»Jecommençaisàsueràgrossesgouttes;j'avaislesoleildansl'œil,rencontrerIronRinnmemettaiten

effervescence,etvoilàquejemeretrouvaisdesurcroîtsurlasellette,censérépondreàMrRingoldcommesij'étaisenclassealorsquej'étaisassisentrelesdeuxfrèrestorsenu,deuxtypesquidépassaientlargementlemètrequatre-vingts,deuxcostaudsbiendansleurpeau,quirespiraientlavirilitévigoureuseetintelligenteàlaquelle j'aspirais. Ces hommes, qui savaient parler de base-ball et de boxe, parlaient de livres. Et ils enparlaientcommes'ilyavaitdesenjeuxdansunlivre.Paspourouvrirlelivreetl'encenser,ouêtreélevéparsalecture,nisecouperdumonde.Non,eux,ilsboxaientaveclelivre.

«Parceque,répondis-je,onn'apascoutumedevoirsonâmecommeuneputain.–Maisqu'est-cequ'ilentendparprostituersonâme?–Lavendre,vendresonâme.–C'estça.Tuvoiscommeilestplusfortd'écrire“jeseraisausupplicesijedevaisfairedemonâmeune

putain”,plutôtqued'écrire“vendremonâme”.–Oui,jevois.–Pourquoic'estplusfort?–Parcequ'illapersonnifie.–Ouais,etencore?–Ehbien,lemot“putain”,onn'apasl'habitudedel'employer,onnel'entendpasenpublic.Lesgens

nepassentpasleurtempsàl'écrire,ouàledireenpublic.–Etpourquoidonc?–Ilsauraienthonte,ilsseraientgênés,çan'estpasconvenable.–Pasconvenable.Trèsbien.C'estça.C'estdoncuneformuleaudacieuse.–Oui.

–Etc'estbienpourçaquetuaimesTomPaine,non?Poursonaudace?–Jecrois,oui.–Ehbien,àprésent,tusaispourquoituaimescequetuaimes.Tuviensdemarquerunpoint,Nathan.

Ettulesaisparcequetut'esarrêtésurundesmotsemployés,unseul,ettuyasréfléchi,tut'esposédesquestionssurcemot,tul'asregardéàlaloupe,tuenasfaitletour,pourtrouverlasourcedelapuissancedecegrand écrivain. Il est audacieux,ThomasPaine, audacieux.Mais est-ceque ça suffit ?Cen'estqu'unepartiedelaformule.L'audacedoitservirunbut,autrementellerestefacile,médiocre,vulgaire.PourquoiThomasPaineest-ilaudacieux?

–Aunomdesesconvictions,répondis-je.–Maisqu'est-cequ'ilmeplaît,cemôme-là,s'écriatoutàcoupIronRinn.C'estbienluiquiahuéMr

Douglas!»

C'estainsiquejemeretrouvaicinqjoursplustardinvitéparIronRinndanslescoulissesdeLaMosquée,le plus grand théâtre de la ville, à un meeting de soutien à Henry Wallace, candidat à l'électionprésidentielle du tout nouveau Parti progressiste. Wallace avait fait partie du gouvernement Rooseveltcommeministredel'Agriculturependantseptans,avantd'enêtrevice-présidentlorsdutroisièmemandatdeRoosevelt. En 1944, il avait été écarté du « ticket » et remplacé parTruman, dans le gouvernementduquel il avait brièvement servi comme ministre du Commerce. En 1946, le président avait congédiéWallace parce qu'il avait pris fait et cause pour la coopération avec Staline et l'amitié avec l'Unionsoviétique,aumomentprécisoùTrumanetlesdémocratescommençaientàvoirenl'URSSnonseulementunennemiidéologique,maisunemenacesérieusecontrelapaix,etconcluaientqu'ilincombaitàl'OuestdecontenirsonexpansionenEuropeetailleurs.

Laquestionquidivisaitlesdémocrates–entreleurmajoritéantisoviétiquemenéeparleprésidentetleuraile«progressiste»menéeparWallace,sympathisantedesSovietsetopposéeàladoctrinedeTrumanetauplan Marshall – trouvait un écho chez nous, dans la faille entre père et fils. Mon père, admirateur deWallacedutempsqu'ilétaitleprotégédeRoosevelt,étaitcependanthostileàsacandidaturepourlaraisonqui empêche traditionnellement les Américains de soutenir les candidats du troisième parti : enl'occurrence, parce que cela risquait de retirer à Truman les suffrages de l'électorat le plus à gauche etd'aboutir inévitablement à l'élection du gouverneur Thomas E. Dewey, de New York, le candidatrépublicain.LespartisansdeWallace laissaiententendreque leurpartiobtiendrait sixouseptmillionsdevoix,unpourcentageinfinimentplusimportantquetoutcequ'untroisièmepartiavaitjamaisobtenu.

« Ton candidat ne fera qu'interdire la Maison-Blanche aux démocrates, me dit mon père. Et si lesrépublicainspassent,lepaysenpâtiracommeilenatoujourspâti.Tun'étaispasnédutempsdeHoover,etdeHardingetdeCoolidge.Tun'aspastouchédudoigtàquelpoint lesrépublicainssontsanscœur.TumépriseslaGrandeEntreprise,Nathan?TuméprisescequetoietHenryWallaceappelezles“grosbonnetsdeWallStreet”?Ehbien,tunesaispascequec'estquandlepartidelaGrandeEntreprisepiétinelesgensordinaires.Moi,si.Jeconnaislapauvreté,moi,jeconnaislesépreuvescommetoiettonfrère,Dieumerci,vousnelesavezjamaisconnues.»

Monpèreétaitnédans lestaudisdeNewark,et iln'étaitdevenupodologuequ'enallantauxcoursdusoir,toutenlivrantdupaindanslajournée;etsaviedurant,mêmeaprèsqu'ils'étaitfaitquelquessousetquenousavionsachetéunemaison,ilcontinuades'identifierauxintérêtsdeceuxqu'ilappelait les“gensordinaires” et que je m'étais mis à nommer, avec Henry Wallace, les “hommes du commun”. Je fusabominablementdéçud'entendremonpèrerefusercarrémentdevoterpour lecandidatqui, j'essayaisdel'enpersuader,défendaitsespropresprincipesduNewDeal.Wallacevoulaitunprogrammedecouverturesociale,laprotectiondessyndicats,unintéressementauxbénéficespourlestravailleurs.Ils'opposaitàlaloi

Taft-Hartley,quipersécutaitlemondesyndical,etàlaloiMundt-Nixon,quipersécutaitlesgauchistes.Sileprojet de loi Nixon-Mundt passait, cela voulait dire qu'il faudrait déclarer au gouvernement tous lescommunistes,etlesorganisationscenséesservirdecouvertureauParti.Wallaceavaitaffirméquecetteloiserait lepremierpasversunÉtatpolicier,qu'il fallaityvoirunetentativepourréduire lesAméricainsausilence par l'intimidation ; il disait que c'était le projet de loi le plus « subversif » jamais présenté auCongrès.LePartiprogressistesoutenaitlalibertédepenser,pouruneconcurrenceloyalesurlemarchéauxidées,commedisaitWallace.Cequim'impressionnaitleplusc'étaitque,lorsqu'ilavaitfaitcampagnedansleSud,Wallaceavait refusédeparlerdevantunpublicnonmultiracial– il était lepremiercandidatà laprésidentiellequiaiteucedegrédecourageetd'intégrité.

«Lesdémocratesneferontjamaisrienpourmettreuntermeàlaségrégation,dis-jeàmonpère.Ilsnedéclarerontjamaislelynchagehorslaloi,nilesuffragecensitairenilesloisscélératesdeJimCrow.Ilsnel'ontjamaisfait,etilsneleferontjamais.

– Jene suispasd'accordavec toi,Nathan, répondit-il.PrendsHarryTruman. Il adesmesures sur lesDroits civiques dans sa plate-forme, remarque bien, tu vas voir ce qu'il va faire maintenant qu'il estdébarrassédeceschauvinssudistes.»

Wallacen'étaitpasleseulàavoirfaussécompagnieauxdémocrates,cetteannée-là,les«chauvins»dontmonpèreparlait,lesdémocratesdesÉtatsduSud,avaientfaitdemêmeetforméleurpropreparti,lepartides Droits des États, les Dixiecrates, comme on disait. Ils proposaient à la présidentielle le gouverneurStromThurmond,deCarolineduSud,racisteenragé.LesDixiecratesallaientdonceuxaussidrainerdesvotes qui revenaient d'ordinaire au Parti démocrate, ceux du Sud – raison de plus pour queDewey aittoutesleschancesdebattreTrumanencasderaz-de-marée.

Touslessoirsaudîner,àlacuisine,jetentaisdepersuadermonpèredevoterpourHenryWallaceetleretourduNewDeal, et, tous les soirs, il s'efforçaitdeme fairecomprendre lanécessitéd'uncompromisdansuneélectioncommecelle-ci.Maisj'avaisprispourhérosTomPaine,lepatriotelemoinscompromisdetoutel'histoiredel'Amérique,etàlapremièresyllabedumot«compromis»,jemelevaisd'unbondetlançais àmes parents etmonpetit frère âgé de dix ans (qui, chaque fois que jemontais surmes grandschevaux, se plaisait àme répéter en contrefaisant une voix exaspérée : « En votant pourWallace tu faiscadeaudetavoixàDewey»)quejenepourraisplusjamaismangeràlamêmetablequemonpère.

Unsoir,audîner,ilchangeadecap–iltentadem'endireplussurleméprisdesrépublicainsàl'endroitdes valeurs qui m'étaient chères, l'égalité économique et la justice politique, mais je ne voulus pas enentendredavantage.Pourmoi,lesdeuxgrandspartisétaientégalementdépourvusdeconsciencequantàlaquestion des droits des Noirs, également indifférents aux injustices du système capitaliste, égalementaveugles aux conséquences catastrophiques pour le genre humain tout entier si notre pays provoquait àdessein lepacifiquepeuple russe.Auborddes larmes, et en toute sincérité, jedis àmonpère : «Tumesurprendsvraimentbeaucoup»,commesic'étaitlui,lefilsintransigeant.

Orjen'étaispasauboutdemessurprises.Lesamedi,enfind'après-midi,ilm'annonçaqu'ilpréféreraitquejen'aillepasaumeetingdesoutienàWallacelesoirmême.Sij'avaisencoreenvied'yalleraprèsquenousenaurionsparlé,iln'essaieraitpasdem'enempêcher,maisilvoulaitaumoinsquejel'écoutejusqu'aubout avant de prendre ma décision finale. Le mardi de la bibliothèque, sitôt rentré chez moi, j'avaisannoncétriomphalementaudînerquej'étaisinvitéparIronRinn,l'acteurderadio,aumeetingWallace,enville.J'étaismanifestementsiexcitéd'avoirrencontréIronRinn,sienchantéqu'ilsesoitintéresséàmamodestepersonne,quemamèreavaittoutbonnementinterditàmonpèred'émettredesréservessurcettesortie.Mais,àprésent,ilvoulaitquej'écoutecequiluisemblaitdesondevoirdeparentdediscuter,etsansquejesauteauplafond.

Monpèreme prenait tout autant au sérieux que lesRingold,mais il n'avait pas la témérité politiqued'Ira,nil'ingéniositélittérairedeMurray;surtout,ilnepartageaitpasleurindifférencequantaurespectdesconventions,etde labonnetenue.Les frèresRingold,avec leurpunch,étaient ledoubledirectquiallaitm'expédier dans la grande arène,mepermettre de comprendre peu à peu ce qu'il faut pour devenir unhomme sur une plus grande échelle. Les Ringoldm'obligeaient àme situer à un niveau de rigueur quicorrespondait à l'homme que j'étais désormais. Ils ne se souciaient pas que je sois bien sage. Ils nes'intéressaientqu'àmesconvictions.Ilfautdirequeleurresponsabilitén'étaitpascelled'unpère,quiveutéviter à son fils toutes les chausse-trappes. Le père s'en préoccupe d'une manière qui n'est pas celle duprofesseur.Ilfautbienqu'ils'inquiètedelaconduitedesonfils,illuifautlesocialiser,sonpetitTomPaine.MaisunefoisquelepetitTomPaineadécouvertlacompagniedeshommesetquesonpèrecontinuedelechapitrercommeungosse,lepèreestfichu.Certes,ils'inquiètedeschausse-trappes–ilauraittortdenepass'en inquiéter.N'empêchequ'il est fichu.LepetitTomPainen'aplus lechoix, il le rayede la liste, il letrahit, et il s'élance pour foncer tête baissée vers le premier piège de la vie. Et ensuite, tout seul – c'estd'ailleurslàcequiferalavéritableunitédesonexistence–,ilsauterad'unechausse-trappeàl'autretoutesavie,jusqu'autombeau,qui,àdéfautd'autresavantages,estbienladernièretrappeoùtomber.

«Écoute-moijusqu'aubout,ditmonpère,etpuistuprendrastadécision.Jerespectetonindépendance,monfils.Tuveuxporterunbadgepro-Wallacesurtesvêtementsquandtuvasaulycée?Vas-y.Onestenrépublique. Mais il faut que tu connaisses bien les faits. Tu ne peux pas prendre de décision en touteconnaissancedecausesansêtreaucourantdesfaits.»

Mrs Roosevelt, la veuve révérée du grand homme, s'est retournée contre Wallace et lui a retiré sonsoutien.Pourquoi?HaroldIckes,leministredel'Intérieurloyal,quiavaittoutelaconfianceduprésident,ungrandhomme,luiaussi,àsamanière,s'estégalementretournécontreWallaceetluiaretirésonsoutien.Pourquoi?EtleCIO,leplusambitieuxdessyndicatsquecepaysaitjamaiseus,pourquoia-t-ilretirésonsoutienfinancieretsonsoutientoutcourtàHenryWallace?ParcequelacampagnedeWallaceestinfiltréepar lescommunistes.Monpèrenevoulaitpasque j'ailleàcemeetingparceque lescommunistesavaientquasiment lamainmise sur le Parti progressiste. Selon lui,HenryWallace était soit trop naïf pour s'enrendrecompte,soit,etc'étaitsansdouteplusvraisemblable,hélas,tropmalhonnêtepourenconvenir,maislescommunistes,surtoutceuxquivenaientdessyndicatscommunistesdéjàexclusduCIO...

« Anticommuniste primaire ! » lui criai-je, en quittant la maison. Je pris le bus 14 et me rendis aumeeting. J'y rencontrai PaulRobeson. Ilme tendit lamain après qu'Iram'eut présenté comme le petitjeune du lycée dont il lui avait parlé : « Le voilà, Paul, c'est lui quimenait les huées contre StephenA.Douglas.»PaulRobeson,lechanteuretacteurnoir,coprésidentduComitédesoutienàWallace;quelquesmois plus tôt seulement, lors d'une manifestation contre le projet de loi Mundt-Nixon, il avait chantéOl'ManRiveràunefouledecinqmillemanifestantsrassemblésaupieddelastatuedeWashington;sansselaisser intimider par la Commission judiciaire au sénat, il avait répondu, quand on lui demanda s'il seplierait à la loi, à supposer qu'elle passe : « Je l'enfreindrais », puis, avec lemême aplombquandon luidemandacequereprésentaitleParticommuniste:«L'égalitétotalepourlepeuplenoir.»PaulRobeson,donc,pritmamaindanslasienne,etmedit:«Nevousdégonflezpas,jeunehomme.»

ÀLaMosquée,derrièrelascèneaveclesintervenantsetlesprésentateurs,enveloppédansdeuxmondesexotiquesenmêmetemps,celuidel'extrêmegaucheetceluides«coulisses»–jen'étaispasmoinsenémoiquesi jem'étaistrouvédans l'abripendantunmatchavecdes joueursdepremièredivision.Encoulisses,j'entendisIrajouerlesLincolnunefoisdeplus,paspourdéchiqueterStephenA.Douglas,maislesva-t-en-guerre des deux partis, « qui soutiennent les régimes réactionnaires dans le monde entier, qui armentl'Europede l'Ouest contre laRussie etquimilitarisent l'Amérique»... JevisHenryWallace lui-même,àquelquecinqmètresdemoi, aumomentoù ilmontait sur scène faire sondiscours,puis jeme retrouvai

quasiment à ses côtés lorsque Ira alla lui chuchoter quelque chose pendant la réception qui clôtura lemeeting.Jeregardaiintensémentlecandidatàlaprésidentielle,cefilsdefermiersrépublicainsdel'Iowa,quiavaitunetêted'Américaintype,unevoixd'Américaintype,etquiétaitcontrelachertédelavie,legrandcapital,laségrégation,ladiscrimination,quirefusaitd'apaiserlesdictateurscommeFrancoetTchangKaï-chek,et jemerappelaicequeFastavaitécritdePaine :«Sespenséeset ses idéesétaientplusprochesdecellesdutravailleurmoyenquenelefurentjamaiscellesdeJefferson.»Eten1954,sixansaprèscettesoiréeàLaMosquée,oùlecandidatdel'hommeducommun,lecandidatdupeuple,dupartidupeuplemedonnala chair de poule en criant depuis la tribune, poing serré : « Nous sommes en butte à une attaqueimpitoyablecontrenotreliberté»,jemevoyaisrefuserunebourseFulbright.

Jen'avaisaucuneimportance,moi,aucune,etpourtantlefanatismeanticommunisteétaitarrivéjusqu'àmoi.

IronRinnétaitnéàNewarken1913,deuxdécenniesavantmoi.Pauvreenfant,d'unquartierdifficile,souffrantd'unesituationfamilialedouloureuse,ilavaitfaitunbrefpassageaulycéeBarringer,oùilétaitnulpartoutsaufengym.Avecsamauvaisevue,etseslunettesinadaptées,ilavaitdumalàliresonmanuel,etencore plus ce que le professeur écrivait au tableau. N'y voyant rien, n'apprenant rien. « Un jour,expliquait-il,j'aioubliédemeréveillerpouralleràl'école,voilàtout.»

Lechapitrepaternel,Irarefusaitmêmedel'aborder.DanslesmoisquisuivirentlemeetingdesoutienàWallace, tout ce qu'il me confia fut : « À mon père, je ne pouvais pas parler. Il n'a jamais accordé lamoindreattentionàsesdeuxfils.Ilnelefaisaitpasexprès.C'étaitlanaturedelabête.»Samère,dontilchérissait le souvenir, étaitmortequand il avait septans, et la femmequi luiavait succédéauprèsde sonpère,illadécrivaitcomme«unedecesmarâtresdontparlentlescontesdefées.Unevraiegarce».Ilquittalelycéeauboutd'unanetdemi;quelquessemainesplustard,àl'âgedequinzeans,ils'enallaitdechezluipourn'yplus jamais reveniret se faisait embauchercommeterrassieràNewark. Jusqu'àceque laguerreéclate, enpleineDépression, il erradonc au fil des circonstances,dans leNew Jerseyd'abord,puisdanstoute l'Amérique, prenant le premier boulot qui se présentait, en général un boulot où il fallait avoirl'échinerobuste.AussitôtaprèsPearlHarbor,ils'engageadansl'armée.Ilnevoyaitpasletableaudeslettresdel'ophtalmo,maislafiledesrecruesattendantcetexamenétaitsilonguequ'ileutletempsdes'approcherdu tableau,demémoriser autantde lettresqu'il lepouvait, etde reprendre saplace ; c'est ainsi qu'il futreconnu apte.Lorsqu'il rentra de l'armée, en1945, il vécut un an àCalumetCity, dans l'Illinois, où ilpartageait une chambre avec le meilleur copain qu'il se soit fait à l'armée, un sidérurgiste communistenomméJohnnyO'Day.IlsavaientétédockerstousdeuxenIran,oùilsdéchargeaientdumatérielenprêt-bailqu'onexpédiaitpartrainenURSSviaTéhéran.Àcausedesaforceàlatâche,O'DayavaitsurnomméIral'HommedeFer.Lesoir,O'Dayapprenaitàl'HommedeFeràlireunlivre,àécrireunelettre,etilluidonnauneinstructionmarxiste.

O'Day étaitun type à cheveuxgris, quipouvait avoirdix ansdeplusqu'Ira : «Comment il avaitpus'engageràsonâge,disaitIra,c'estrestéunmystèrepourmoi.»Ungrandéchalasd'unmètrequatre-vingts,maigrecommeunclou,etpourtantletypeleplusdurqu'ilaitjamaisconnu,O'Daytransportaitdanssonpaquetageunsacdesableléger,pournepasperdrelerythme;ilétaitsirapide,sifortqu'«encasdeforcemajeure»,ilpouvaitrosserdeuxoutroistypesenmêmetemps.Etpuis,ilétaitbrillant.«Jeneconnaissaisrienàlapolitique,rienàl'actionpolitique,disaitIra,jen'auraispassudistinguerunephilosophiepolitiqueouunephilosophiesocialed'uneautre.Maiscetypem'abeaucoupparlé.Ilparlaitdutravailleur,decequisepassaitengénéralauxÉtats-Unis,dutortquenotregouvernementfaisaitauxtravailleurs.Etilétayaitsesdirespardesfaits.Etpuisanticonformiste,avecça...riendecequ'ilfaisaitn'étaitjamaisorthodoxe.Oui,ilabeaucoupfaitpourmoi,O'Day,jelesaisbien.»

Comme Ira,O'Day était célibataire. « Les alliances qui te lient pieds et poings,moi, je veux pas enentendreparler,jamais,dit-ilàIra.Lesenfantssontlesotagesdesmalfaisants.»Iln'étaitalléàl'écolequ'unandeplusqu'Ira,maisils'était«formétoutseul,commeildisait,auxpolémiquesverbalesetécrites»enrecopiantservilementdestasdepassagesdansdeslivresdiversetvariés,etens'aidantd'unegrammaireduprimairepouranalyser laconstructiondesphrases.C'estO'DayquidonnaàIra ledictionnairedepochequiavait,prétendaitcedernier,changésavie.«J'avaisundictionnairequejelisaislesoircommeonlitunroman.JemesuisfaitenvoyerunThesaurus.Aprèsavoirdéchargélesbateauxtoutela journée, jebossaistouslessoirspourenrichirmonvocabulaire.»

Ildécouvrit la lecture. «Un jour, çaadûêtreunedespires erreursque l'arméeait faites–onnousaenvoyéunebibliothèquecomplète.Quelleboulette!dit-ilenriant.Jecroisbienqu'auboutducomptej'aidûliretouslesbouquins.Ilsavaientmontéunehutteenpréfabriquéenguisedemagasin,avecdesétagères,etpuisilsavaientditauxgars:“Sivousvoulezunlivre,ilvoussuffitd'entrervousservir.”»C'étaitO'Dayquiluiavaitdit,etluidisaitencore,d'ailleurs,quelslivreschoisir.

Assez tôt dans notre relation, Irame fit voir trois feuilles de papier intitulées «Quelques suggestionsconcrètesàl'intentiondeRingold»qu'O'Dayluiavaitrédigéesdutempsqu'ilsétaientensembleenIran.«Un :Aie toujoursundictionnaire sous lamain ;unbondictionnaire,avecbeaucoupde synonymesetd'antonymes, même si tu n'écris qu'un mot au laitier. Et sers-t'en. Ne prends pas de libertés avecl'orthographeet lesnuancesdevocabulairecommetu l'as fait jusqu'àprésent.Deux :Penseà sauteruneligne en écrivant, pour te permettre de rajouter les idées qui te viennent en décalage, et de faire descorrections.Quecesoitcontraireàl'usagedanslacorrespondanceprivée,jem'enfichepasmaltantqueçate permet de préciser ta pensée. Trois : N'enchaîne pas toutes tes idées à la suite sur une page sansparagraphe.Chaquefoisquetuenabordesunenouvelleouquetudéveloppescequetuviensdedire,vaàla ligne. Ça paraîtra peut-êtremoins lisse, mais ce sera beaucoup plus lisible.Quatre : Évite les clichés.Mêmesicedoitêtreunpeutiréparlescheveux,tâched'exprimerautrementquel'auteurcequetuasluouentenduciter.Prenonsparexemple l'unedesphrasesquetuasécrites, l'autresoir,à labibliothèque :“Jeviensderecenserbrièvementlesmauxdurégimeactuel...”Çatul'asluquelquepart,l'HommedeFer,çan'estpasdetoi;c'estlaphrased'unautre.Ondiraitqu'ellesortd'uneboîtedeconserve.Supposonsquetuexprimeslamêmeidéeàpeuprèscommeça:“Monargumentationsurl'effetdelagrandepropriétéetlamainmisedescapitauxétrangersreposesurcequej'aiobservéenIran.”»

Ilyavaitvingtpointscommeceux-cientout,etsiIramelesfitvoirc'étaitpourm'aideràécriremoi-même,nonpasdespiècesdelycéenpourlaradio,maismonjournalintime,quejevoulais«politique»etoùjecommençaisàconsignermes«idées»quandj'ypensais.J'avaisentamécejournalpourfairecommeIra, qui l'avait fait pour faire comme JohnnyO'Day.Nous avions tous trois choisi lamêmemarquedecarnet ; un bloc à bon marché de chez Woolworth, cinquante-deux feuilles quadrillées, d'environ huitcentimètressurdix,reliéesenhaut,etencadréespardeuxcouverturesdecartonmarronmarbré.

LorsqueO'Daymentionnaitunlivredansunedeseslettres,n'importequellivre,Iraseleprocuraitetjefaisaisdemême;jemeprécipitaisàlabibliothèquepourl'emprunter.«J'ai luYoungJefferson,deBower,tout récemment, écrivait O'Day, ainsi que d'autres approches des débuts de l'Histoire d'Amérique ; lesComités de Correspondance de l'époque étaient la principale agence qui permettait aux colonsrévolutionnairesdemieuxcomprendrelasituationetdecoordonnerleursplans.»C'estainsiquejememisàlireYoungJeffersonquandj'étaisaulycée.O'Dayécrivait:«Ilyadeuxsemaines,j'aiachetéladouzièmeéditiondesBartlett'sQuotations,soi-disantpourmabibliothèquederéférence,maisenfaitpourleplaisirdela parcourir. » J'allai donc en ville, dans la grande bibliothèque, je m'assis au milieu des ouvrages deréférence et parcourus le Bartlett comme j'imaginais O'Day le faire, mon journal à portée de main,écumantchaquepagepourytrouverlasagessequim'aideraitàmûrirplusviteetferaitdemoiunhomme

avec qui compter. « J'achète régulièrement le Cominform » (organe officiel du Parti publié à Bucarest),écrivaitO'Day;seulement leCominform– leBureaud'informationcommuniste–, jesavaisque jene letrouveraisdansaucunebibliothèqueducoin;etlaprudencemedisaitdenepasmemettreàlechercher.

Mes pièces pour la radio, n'étant composées que de dialogues, s'inspiraient moins des suggestionsconcrètesd'O'Dayquedesconversationsqu'il avait avec Ira etqu'Irame répétait,ouplutôtme rejouaitmotpourmot,commesi je lesavais tous lesdeux sous lesyeux.Cespiècesétaientenoutrecoloréesparl'argotdutravailleurquicontinuaitàfleurirdanslelangaged'IralongtempsaprèssonarrivéeàNewYork,où il était acteurde radio,et lesconvictionsque j'ydéfendais se trouvaient fortement influencéespar leslongueslettresqu'O'DayécrivaitàIraetquecedernier,quandjeleluidemandais,melisaitsouventàhautevoix.

J'yprenaispourthèmele lotdel'hommeducommun,l'hommeordinaire,celuiqueledramaturgederadioNormanCorwinappelaitavecadmirationle«petitbonhomme»dansOnaNoteofTriumph,unepiècedesoixanteminutes,diffuséesurlachaîneCBSlesoirdel'armisticeenEurope,puis,àlademandedupublic, rediffusée huit jours plus tard. Parmon choix de thème, jeme laissai prendre avec fougue à cesaspirationslittérairessalvatrices,quitententderedresserlestortsuniverselsparl'écriture.Aujourd'hui,jenetienspasàsavoirsiunepiècequej'aimaisautantqueOnaNoteofTriumphétaitdel'artoupas.Cefutellequimerévélalapuissancemagiquedel'art,etm'aidaàraffermirmespremièresidéessurcequejesouhaitaisetattendaisdelalangued'unartiste:prêterunsanctuaireaucombatdesassiégés.(Etlapiècem'appritenoutrequ'onpouvait,n'endéplaiseàmesprofesseurscatégoriques,commencerunephraseparet.)

La pièce de Corwin avait une structure lâche, sans intrigue, « expérimentale », expliquai-je à monpodologuedepèreetàmaménagèredemère.Elleétaitécritedansunstylefamilieretallitératifpeut-êtreinfluencéparCliffordOdetsetMaxwellAnderson,cesdramaturgesdesannéesvingtettrentequivoulaientforgerpourlascèneunidiomeaméricaincaractéristique,naturaliste,etpourtantteintédelyrisme,avecunfonddesérieux,unvernaculairepoétiséqui,chezNormanCorwin,associaitlesrythmesdelaphraseparléeavec une légère affectation littéraire et créait un ton qui me semblait, du haut de mes douze ans,démocratique dans son esprit, héroïque dans son ampleur, équivalent verbal d'une fresquemurale de laWPA.Whitmanavait réclamé l'Amériquepour les êtres frustes,NormanCorwin la revendiquaitpour lepetit bonhomme, l'Américain qui avait fait la guerre des patriotes et revenait au sein d'une nation quil'adulait.Lepetitbonhomme,c'étaientlesAméricainseux-mêmes,pasmoins!Ce«petitbonhomme»deCorwin, c'était l'expression américaine pour « prolétariat », et, comme je le comprends à présent, larévolution entreprise et aboutie de la classe ouvrière américaine, c'était la SecondeGuerremondiale, cegrand événement auquel nous avions tous participé et jusqu'aux plus modestes, la révolution qui avaitconfirmélaréalitédumythed'uncaractèrenationalpartagépartous.

Ycomprismoi.J'étaisunpetitJuif,pasdedoute là-dessus,mais jenetenaispasàpartager lecaractèrejuif.Jenesavaisd'ailleurspasaujustecequec'était,etjen'avaisaucuneenviedelesavoir.Moi,jevoulaispartagerlecaractèrenational.Rienn'avaitsembléplusnaturelàmesparents,nésauxÉtats-Unis,ouàmoi-même,aucuneméthoden'auraitpumesemblerplusprofondequed'yparticiperparlalanguedeNormanCorwin,quintessencelinguistiquedusentimentdecommunautéexaltéparlaguerre,cettepoésiepopulaireausensnoblequefutlaliturgiedelaSecondeGuerremondiale.

Avecréductiond'échelle, l'Histoiresetrouvaitpersonnalisée,etavecréductiond'échelle, l'Amériquesetrouvait personnalisée : pourmoi, tel était l'enchantement queme prodiguaient non seulementCorwinmaisl'époquequejevivais.Ons'immergeaitdansl'Histoireetelles'immergeaitenvous.Ons'immergeaitdans l'Amérique et l'Amérique s'immergeait en vous. Et pour que tout cela se réalise, il suffisait d'avoirdouzeansen1945,devivredansleNewJerseyetd'écouterlaradio.Àuneépoqueoùlaculturepopulaire,

n'ayantpasencorerompuavecledix-neuvièmesiècle,faisaitencoredeseffetsdelangue,ilyavaitlàquelquechosedevertigineux.

Onpeutlediresansporterlaguigneàlacampagne:Ensommelesdémocratiesdécadentes,lesbolcheviquesmaladroits,lesnigauds,lesfemmelettesÉtaientplusdursaucombatquelesbrutesenchemisenoire,etplusmalins,aussi.Carsansfouetterunprêtre,brûlerunlivre,tabasserunJuif,sanstraquerunefilledansunbordel,ousaigner

unenfantpouravoirduplasma,Deshommesordinairescommeilyenapartout,deshommespeuspectaculairesmais libres,ontquittéleurs

habitudesetleursfoyers,sesontlevésdebonneheureunmatin,ontfaitsaillirleursmuscles,appris,enamateurs,lemaniementdesarmes,puissesontlancésàtraversdesplainesetdesocéanspérilleuxpourmettreuneracléeauxprofessionnels.

Etilsl'ontfait.Pourtouteconfirmation,voirlederniercommuniqué,quiportelesceauduHautCommandementallié.Ledécouperdanslapressedumatin,letendreauxenfants,pourqu'ilslegardentensouvenir.

Dèsqu'OnaNoteofTriumphparutenlivre,jel'achetai,etcefutlepremierlivrereliéquejepossédaiau

lieude l'emprunterà labibliothèqueoù j'étais abonné.Enquelques semaines, j'avais retenu les soixante-cinqpagesdeparagraphesprésentéscommedesverslibres,enyapprécianttoutparticulièrementlesversquiprenaientdeslibertésludiquesavecl'anglaisparléàchaquecoinderue(«ÇachauffedanslabonnevilledeDnipropetrovsk,cesoir»)oubienintroduisaientdesnomspropresimprobablespourcréer,mesemblait-il,deseffetsdesurpriseetd'ironievibrante(«Lepuissantguerrierdéposesonsabredesamouraïauxpiedsdumarchandde légumes deBaltimore »).Au bout d'un effort de guerre considérable qui avait procuré unsuperbe stimulus au patriotisme de base chez un enfant de mon âge – j'avais presque neuf ans à ladéclarationdeguerreetj'allaissurtreizeàl'armistice–,lesimplefaitdeciteràlaradiolenomdesvillesetdesÉtatsd'Amérique(«Dansl'airpiquantdelanuitduNewHampshire»,«D'Égyptejusqu'aucœurdelaprairied'Oklahoma»,«EtlesraisonsdepleurersesmortsauDanemarksontlesmêmesquedansl'Ohio»)atteignaitparfaitementl'apothéoserecherchée.

Alorsilssesontrendus.Lesvoilàenfindéfaits,etleratestmortdansuneruellederrièreWilhelmstrasse.Chapeau,GI,Chapeau,petitbonhomme.Lesurhommededemaingîtàvospieds,hommesducommun,cetaprès-midi.

Telétaitlepanégyriquesurlequellapièces'ouvrait.(Àlaradio,onavaitentenduunevoixsansfaillequi

évoquaitassezcelled'IronRinnlorsqu'ildésignaitsanshésitationlehérosauquelnotrehommageétaitdû.Résolue,bourruemaiscompatissante,unbrinmoralisatrice,c'étaitlavoixdel'entraîneurdulycée–quiestaussiprofd'anglais–àlami-temps;lavoixdelaconsciencecollectivechezl'hommeducommun.)EttelleétaitlacodadeCorwin,uneprièrequi,parsonenracinementdansletempsprésent,mesemblait,àmoi–déjàathéedéclaré–,parfaitementséculièreetlaïque,etpourtantpluspuissante,plusaudacieusequetoutescellesquej'entendaisréciteràl'écolequandlajournéecommençait,ouquej'aiepulireentraductiondanslelivredeprièresdelasynagogue,oùj'allaisavecmonpèrepourlesgrandesfêtes.

Seigneur,Dieudelatrajectoireetdel'explosion...Seigneur,Dieudupainfraisetdesmatinstranquilles...

Seigneur,Dieudupardessusetduminimumvital...Mesuredeslibertésnouvelles...Affichedespreuvesquelafraternité...S'estassiseàlatabledutraité,etconvoieralesespoirsdespetitspeuplesÀtraverslesépreuvesattendues...

Desdizainesdemillionsdefamillesaméricainesinstalléesdevantleurradioavaient,malgrésadifficulté

parrapportauniveaudeleursprogrammeshabituels,suivicetteémissionquiavaitlibéréenellescommeenmoi, pensais-je dansmon innocence, un torrent d'émotion ; il suffisait de s'y abandonner pour en êtretransformé,etpourmapart,aucuneémissionderadionem'enavaitjamaisinspiréautant.Lapuissancedecettediffusion ! Stupeur, la radiodiffusaitdu sentimentprofond.Le couragede l'HommeduCommunavait inspiré ce grandiose mélange *1 d'adoration populiste, cette effusion de mots issus du cœur desAméricainsetbouillonnantdans leurbouche,cethommaged'uneheureà lasupérioritéparadoxaledecequeCorwin tenait ànommerunehumanitéaméricaine toutà faitordinaire : «Deshommesordinaires,commeilyenapartout,peuspectaculaires,maislibres.»

CorwinvenaitdememoderniserTomPaineendémocratisantlesrisquesqu'ilavaitpris;ilnes'agissaitplusd'unseuljusteréfractaire,maisd'uncollectifdepetitsbonshommesjustestirantdanslemêmesens.Ladignitéetlepeuplenefaisaientqu'un.Lagrandeuretlepeuplenefaisaientqu'un.Idéeexaltante.EtcommeCorwins'employaitàimposersaréalisation,dumoinsdansl'imaginaire!

Après la guerre, pour la première fois, Ira entra consciemment dans la lutte des classes. Il y avait étéplongéjusqu'aucoutoutesavie,medit-il,sanscomprendrecequisepassait.ÀChicago,iltravaillaitpourquarante-cinqdollarslasemainedansuneusinededisquescontrôléeparUnitedElectricalWorkersetoùlesyndicatétaitsibienimplantéqu'ilembauchaitlui-même.Pendantcetemps,O'Dayretrouvasonemploidansunechaînedemontage,chezInlandSteel,àIndianaHarbor.Detempsentemps,ilrêvaitdes'arrêter,et,lesoirdansleurchambre,ilépanchaitsafrustrationauprèsd'Ira.«Sijepouvaisyconsacrersixmoisàplein temps, sansentraves,onarriveraitàconstruire leParti, icimême,dans leport.Onmanquepasdetypesbien,maiscequ'ilfaudrait,c'estquelqu'unquipuisseconsacrertoutsontempsàmettreleschosessurpied. Je suispasunasde lamobilisation, c'estvrai. Il faut savoirprendre lesbolcheviques timoréspar lamain,alorsquemoi,j'auraisplutôttendanceàleurcognerlacaboche.Mais,detoutefaçon,qu'est-cequeçachange ? Le Parti est trop fauché pour entretenir un permanent. On gratte jusqu'au dernier sou pourdéfendrenotreleadership,pourlapresseetpourunedouzainedechosesquinepeuventpasattendre.J'étaisfauché,aprèsmadernièrepaie,maisj'airéussiàm'ensortiraubaratinpendantquelquetemps.Seulemententrelesimpôts,cettefichuebagnole,cecietcela...j'yarrivepas,l'HommedeFer,fautquejebosse,j'aipaslechoix.»

J'adorais qu'Irame répète l'argot des durs du syndicat, y compris de JohnnyO'Day, dont les phrasesétaientplusélaboréesquecellesdel'ouvriermoyen,maisquiconnaissaitlapuissancedeleurparler,etqui,malgrél'influenceéventuellementcorruptriceduThesaurus, lamaniaavecefficacitétoutesavie.«Il fautquejelèvelepiedpendantunmoment...Toutçapendantqueladirections'apprêteàfrapper...Dèsqu'onappuierasur ledétonateur...Dèsquelesgarsvontfaire lagrèvesur letas...S'ilsessaientdenousforceràacceptercecontratdesalesjaunes,çavasaignerauxateliers...»

J'adoraisqu'Iram'expliquelefonctionnementdesonsyndicat,l'UE,etqu'ilmedécrivelesgensdesonusinededisques:«C'étaitunsyndicatuni,gérédemanièreprogressiste,contrôléparlabase.»Labase, lemotm'enthousiasmait,commel'idéedulabeur,ducourage,delaténacité,etd'unejustecausepourfondrelestrois.«Surlescentcinquantemembresd'uneéquipe,environunecentaineassistaitauxréunionsdeux

foisparsemaine.Onétaitpayésàl'heure,d'accord,meditIra,maisçamarchaitpasàlabaguette,tupiges?Siunpatronavaituntrucàtedire, il lefaisaitcourtoisement.Mêmeencasdefautegrave, lefautifétaitconvoquéaubureauavecsondélégué.Çachangetout.»

Ira me racontait ce qui ressortait d'une réunion syndicale ordinaire – « On va traiter les affairescourantes,despropositionspourrenégocierlescontrats,leproblèmedel'absentéisme,descontentieuxsurlesplacesdeparking,ilyadesdiscussionssurlesmenacesdeguerre(ilvoulaitdireentrel'Unionsoviétiqueet lesÉtats-Unis), le racisme, lemythehaussedes salaires égalehaussedesprix »– et s'ilm'enparlait, cen'était pas seulement parce qu'à quinze-seize ans j'étais avide de savoir tout ce qu'un ouvrier faisait,commentils'exprimait,agissait,pensait,maisaussiparceque,mêmeaprèsavoirquittéCalumetCitypourveniràNewYorktravailleràlaradiooùils'étaitfaitunetrèsbonneplacesouslenomd'IronRinn,dansTheFreeandtheBrave,Iracontinuaitdeparlerlalanguecharismatiquedesescamaradescommes'ilpartaitencoreàl'usine,touslesmatins.Ouplutôttouslessoirs,carassezvite,ils'étaitfaitinscriredansl'équipedenuitpourpouvoirassurerlejourson«œuvremissionnaire»,expressionquidésignaitpourlui,jefinisparledécouvrir,leprosélytismeenfaveurduParticommuniste.

O'DayavaitfaitentrerIraauPartidutempsqu'ilsétaientsurlesdocks,enIran.Toutcommemoi,quin'avais rien d'un orphelin, jem'étais trouvé la cible idéale pour l'instruction queme dispensait Ira, Iral'orphelinavaitétélacibleidéalepourl'instructiond'O'Day.

Cefutlorsdelakermessedesonsyndicatpourl'anniversairedeWashingtonetLincolnquequelqu'uneutl'idéededéguiserenAbeLincolnIra,ledégingandéauxjointuresnoueuses,avecsescrinsnoirsd'Indienetsesgrandspiedsquiluifaisaientladémarchetraînante;avecunepairedefavoris,unhaut-de-forme,desbottinesàboutonsetunvieuxcostumedémodéquitombaitdetravers,onl'envoyasurl'estradelire,danslesdébatsentreLincolnetDouglas, l'unedescondamnationslesplusefficacesde l'esclavage.Il fitpreuved'un tel talent pour donner aumot « servitude » une résonance ouvrière, politique, et il en tira un telplaisir,qu'ilpoursuivitenrécitantleseultextequ'ilaitapprisparcœuraucoursdesesneufansetdemidescolarité,lediscoursdeGettysburg.Ilsoulevalepublicaveclefinaldecediscours:depuisquelemondeestmondeonn'a jamaisentendudephraseplusglorieusementrésoluesur la terrecommeauciel.Levantsamainvelueetd'unesouplesseinsolite,ilplongealepluslongdesesdoigtsdémesurésdanslesprunellesdesonpublicsyndicalpourponctuerpartroisfois,enlaissanttombersavoixcommeauthéâtreetavecunedictionrugueuse,lemot«peuple».

«Tout lemonde a cruque jem'étais laissé emporterpar l'émotion,que c'était l'émotionquim'avaitenflammé.Mais c'était pas l'émotion.C'était la première fois que jeme laissais emporter par l'intellect.C'étaitlapremièrefoisdemaviequejecomprenaiscequejeracontais,disdonc!Jecomprenaiscequisepassedanscepays.»

Aprèscettesoirée,lesweek-endsetlesjoursfériés,ilserendaitdanslarégiondeChicagopourlecomptedu CIO, parfois jusqu'à Galesburg et Springfield, dans le berceau de Lincoln, et il incarnait le grandhommepourdescolloques,desprogrammesculturels,desdéfilés,despique-niques.Ilpassaàl'émissionderadiod'UE,où,mêmesipersonnenepouvaitlevoiravecsescinqcentimètresdeplusquelegrandLincolnlui-même,ilréussitformidablementbienàrendrel'hommevivantpourlesmassesenprononçantchaquemotdemanièrequelesensensoitclair.LesgenssemirentàamenerleursenfantsquandIraRingolddevaitseproduiresur l'estrade;aprèssonpassage,desfamillesentièresmontaient luiserrer lamainet lesgossesdemandaientàs'asseoirsursesgenouxetluiracontaientcequ'ilsvoulaientpourNoël.Lessyndicatspourlesquelsilseproduisaitétaient,onnes'enétonnerapas,dessyndicatslocauxquifinirentparrompreavecleCIO ou encore s'en faire expulser lorsque, en 1947, son président, PhilipMurray, semit en devoir dedébarrasserlessyndicatsdeleursleaderspuisdeleursmembrescommunistes.

Maisen1948,Iraétaitunevedettede la radioquimontait,et ilvenaitd'épouser l'unedesactricesderadio les plus révérées ; pour l'heure, il était efficacementprotégé contre la croisadequi allait éliminer àjamais, et pas seulement du mouvement syndical, une présence politique pro-soviétique stalinienne enAmérique.

Commentpassa-t-ildesonusinededisquesàunedramatiqueradiodiffusée?Etd'abord,pourquoiquitta-t-ilChicagoetO'Day?Jenemeseraisjamaisdoutéàl'époquequecelapuisseavoiraffaireenquoiquecesoitavecleParticommuniste,surtoutparcequejenemedoutaispaslemoinsdumondequ'ilétaitmembreduParti.

Cequejecompris,c'estqu'ArthurSokolow,quiécrivaitpourlaradio,setrouvaitdepassageàChicago,etqu'unsoir,dansleWestSide,iltombasurlenuméroqu'Irafaisaitdansdeslocauxsyndicaux.Ilss'étaientdéjà rencontrésdans l'armée.Sokolowétait en effet venuen Iran commeGIavec l'émissionThis is theArmy.Ilyavaitbeaucoupdegauchistesquiaccompagnaientlatournée,etunsoirtard,Iraétaitpartiaveceuxpourunediscussionmuscléeaucoursdelaquelleilserappelaitavoirtraitétouteslesquestionspolitiquespossibles.ParmilegroupesetrouvaitSokolow,qu'Iranetardapasàadmirerparcequ'ilétaittoujoursenluttepourunecause.Dufaitqu'ilavaitgrandiàDetroit,petitJuifdesruesdéfendantsonterritoirecontrelesPolonais,illereconnutd'emblée,etsesentitavecluiuneparentéqu'iln'avaitjamaiséprouvéedecettemanièreavecO'Day,l'Irlandaisdéraciné.

LorsqueSokolow,retournéà laviecivile–ilécrivait lesépisodesdeTheFreeandtheBrave–,parutàChicago,IraétaitsurscènedepuisunebonneheureàjouerLincoln;ilnesecontentaitpasderéciteroudelire des extraits de discours et de documents, il répondait aux questions du public sur les controversespolitiquesactuellessansquittersondéguisementdeLincoln,nisedépartirdesavoixhautperchée,desonaccentnasillarddepaysan,de ses gestes gauchesdegéant,de son langage cocasse,nide son franc-parler.Lincoln soutenait le contrôle des prix, il condamnait la loi Smith. Lincoln défendait les droits destravailleurs, vilipendait Bilbo, le sénateur du Mississippi. Les gars du syndicat adoraient le numéro deventriloquedeleurirrésistibleetvigoureuxautodidacte,lesringoldismes,leso'dayismes,lesmarxismesetleslincolnismesquifleurissaientsondiscours.(«Metstoutelagomme»,criaient-ilsàIra,avecsabarbeetsescheveuxnoirs.«Rentre-leurdedans,Abe!»)Sokolowl'adorademême,etlesignalaàl'attentiond'unautreex-GI juif, producteur de soap opera aux sympathies gauchisantes. Présenté au producteur, Ira passal'auditionquiluiprocuralerôled'ungardiend'immeublebatailleuràBrooklyn,dansunfeuilletondelajournée.

Ilgagnaitcinquante-cinqdollarslasemaine,cequinefaisaitpaslourd,mêmeen1948,maisc'étaitunboulotstable,etdetoutefaçonmieuxpayéqueceluiqu'ilfaisaitàl'usinededisques.D'ailleurs,toutdesuiteaprès,iltrouvad'autresengagementsenplus,destasd'engagementspartout,desortequ'ilsautaitdansdestaxisenattenteetfonçaitdestudioenstudio,d'uneémissionàl'autre–jusqu'àsixparjour–,oùiljouaittoujoursdespersonnagesd'extractionouvrière,destypesauparlerrude,cependantmutilésdeleursoptionspolitiques,m'expliqua-t-il,pourqueleurcolèresoitacceptable.«Leprolétariataméricanisépourlaradio,couilles coupées, cerveauvidé. »Ce furent cesdiversesproductionsqui lepropulsèrent enquelquesmoisjusqu'àlaprestigieuseémissionhebdomadaired'uneheure,TheFreeandtheBrave,deSokolow,oùildevintacteurvedette.

DansleMidwest,ilavaitcommencéd'éprouverdesmisèresphysiques,cequiluidonnaituneraisondeplusderevenirdansl'Est,tentersachancedansundomainenouveau.Desdouleursmusculairesluifaisaientsouffrir lemartyre,de sortequeplusieurs foispar semaine,quand iln'étaitpasobligéde serrer lesdentspour sortir jouer Lincoln ou accomplir sonœuvremissionnaire, il rentrait droit chez lui, trempait unedemi-heure dans un tub fumant, au bout du couloir, et se couchait avec un livre, son dictionnaire, soncarnet, et ce qu'il avait àmanger sous lamain.Apparemment, ces douleurs étaient les séquelles de deux

sévèresracléesreçuesàl'armée.Àlasuitedelaplusviolente–unebandedetypesduportluiétaienttombésdessusparcequ'ilsleconsidéraientcomme«untypequiaimaitlesnègres»–ils'étaitretrouvétroisjoursàl'hôpital.

Ils s'étaient mis à lui chercher noise parce qu'il se liait d'amitié avec deux soldats de l'unité noirestationnéesurlesrivesdufleuve,àcinqkilomètres.Àcetteépoque,O'Days'occupaitd'ungroupequiseretrouvait à la bibliothèque de la hutte en préfabriqué, et qui, sous son patronage, discutait politique etlecture. À la base, presque personne ne s'occupait de cette bibliothèque ni des neuf ou dix GI qui s'yretrouvaient après le rata unoudeux soirs par semainepourparler deCent ans après, deBellamy, de laRépubliquedePlaton,ouduPrincedeMachiavel,jusqu'àcequedeuxsoldatsdel'uniténoiresejoignentàcegroupe.

Audébut,Iraessayadediscuteravecleshommesdesacompagniequiluireprochaientd'aimerlesnègres.«Pourquoivousfaitescesréflexionsdésobligeantessurlesgensdecouleur?ChaquefoisquejevousentendsparlerdesNoirs,c'estpourfairedesremarquesdésobligeantes.Enplusvousn'êtespasseulementcontrelesNoirs,vousêtescontrelessyndicats,contreleslibéraux,contretoutcequipense.Vousêtescontretoutcequiestdansvotreintérêt,bonsang!Commentest-cequ'onpeutdonnertroisouquatreansàl'armée,voirmourir ses potes, être blessé, se faire fiche sa vie en l'air, et toujours pas comprendre le pourquoi ducomment?Toutcequevoussavez,vous,c'estqueHitleracommencé.Toutcequevoussavez,c'estquevotrenomaététiréausort.Vousvoulezquejevousdise,lesmecs?ÀlaplacedesAllemands,vousreferiezcequ'ilsontfait.Çaprendraitunpeupluslongtemps,àcauseducôtédémocratiquedenotresociété,maisonfiniraitquandmêmefascistes,avecundictateurettoutettout,àcausedeceuxquicrachentlamerdequevouscrachezautourdevous.Quelesofficierssupérieursquidirigentceportsoientracistes,c'estdéjàtriste,maisalorsvous,vousquivenezdefamillespauvres,quin'avezjamaistroissousenpoche,vousquin'êtesbonsqu'àfairetournerleschaînesdemontage,lesbagnesindustriels,lesminesdecharbon,voussurquilesystèmepisse–malpayés alorsque lesprixmontent etqued'autres fontdesbénéfices astronomiques–,vousn'êtesfinalementqu'unebandedegrandesgueulesbornéesquibouffentducommuniste,despauvresconnardsquisaventmêmepas...»Surquoiilleurdisaitcequ'ilsnesavaientpas.

Discussions enflammées qui ne changeaient rien, et qui, à cause de son caractère, il en convenait,envenimaientmême leschoses.«Audébut jegâchaisunebonnepartdemesargumentsparceque j'étaistropémotif.Aprèsj'aiapprisàmecalmer,aveccesgars-là,etjecroisquandmêmequejeleuraifaittouchercertainsfaitsdudoigt.Maisc'esttrèsdifficiledeleurparler,tellementleurspréjugéssontenracinés.C'estdur de leur expliquer les ressorts psychologiques de la ségrégation, ses ressorts économiques, les raisonspsychologiquespourlesquelles ilsemploient lemot“nègre”qu'ilsaimenttant–ilssonttroplimitéspoursaisir.Ilsdisentnègreparcequ'unnègre,c'estunnègre, je leurexpliquaistantque jepouvais,etvoilàcequ'ilsmerépondaient.Jeleurbourraislacaissesurl'éducationdesenfants,laresponsabilitéqu'onyprend,etj'aieubeauleurexpliquertantquej'aivoulu,ilsm'ontlaissésurlecarreau,j'aicrucrever.»

Saréputationdetypequiaimaitlesnègresprituntourvraimentdangereuxlorsqu'ilécrivitauStarsandStripes pour se plaindre de la ségrégation des unités et exiger l'intégration. « C'est là que j'ai prismondictionnaireetmonThesaurus.Jelesdévorais,cesdeuxbouquins,alorsj'essayaisdelesmettreenpratiqueen écrivant. Écrire une lettre, pour moi, c'était comme de dresser un échafaud. J'aurais sûrement étécritiquéparquelqu'unquiconnaissait l'anglais.Mes fautesdegrammaire, je t'enparlepas.Mais j'aiécritquandmême,parceque jepensaisquec'étaitmondevoir.J'étais tellementfurieux,tuvois.Tupiges?Jevoulaisleurdire,àcesgens,quec'étaitmal.»

Aprèslapublicationdelalettre,unjour,alorsqu'iltravaillaitaufiletdechargement,justeau-dessusdelacale, les gars quimanœuvraient le filet avaientmenacé de le larguer dans la cale s'il se décidait pas à lafermersurlesnègres.Ilsl'avaientlaissétomberplusieursfoisdesuitedetroismètres,decinqmètres,desix

mètres,enluipromettantbienquelaprochainefois,ilpouvaitnumérotersesabattis,maismalgrétoutesapeur, il avait refusé de dire ce qu'ils voulaient lui faire dire, et pour finir, ils l'avaient laissé sortir. Lelendemainmatin,aumess, ils'étaitfaittraiterdesaleJuif.DesaleJuifquiaimait lesnègres.«C'étaitunpéquenotduSud,avecunegrandegueule,meditIra.IlfaisaittoujoursdesréflexionssurlesJuifs,surlesNoirs,aumess.Etcematin-là,j'étaisassisaumess,c'étaitlafindudéjeuner,ilrestaitpasgrandmonde,levoilàquisemetàdégoisersurlesnègresetlesJuifs.Moi,j'avaispasencoredécompressédepuisl'incidentdelaveille,àborddubateau,etj'enavaisraslebol.Alorsj'airetirémeslunettesetjelesaiconfiéesaugarsquiétaitassisàcôtédemoi,ilétaitbienleseulquivoulaitencores'asseoiràcôtédemoi.Parcequ'àcemoment-là,quandjeparcouraislemess,ilyavaitdeuxcentsgarsàtable,mais,àcausedemesopinionspolitiques,j'étais complètement exclu.Enfin, jeme le suis pris, ce salopard. Il était deuxième classe etmoi sergent.D'unboutà l'autredumess, jete l'aicognécommeunsourd.Etvoilàquelesergent-chefs'approchedemoi et me dit : “Vous voulez porter plainte contre ce type ? un deuxième classe qui attaque un sous-officier?”Moi,jeréfléchisassezvite,quejediseouiounon,j'auraistort.Tuvois?Mais,entoutcas,decemoment-là,personnes'estpluspermislamoindreréflexionantisémitequandj'étaisdanslesecteur.Cequiveutpasdirequ'ilsontlevélepiedsurlesnègres.Lesnègrespar-ci,etlesnègrespar-là,centfoisparjour.Lepéquenotlà,ilaréessayédemeprovoquerlesoirmême.Onétaitentrainderincernosplateaux-repas.Tuasvulespetitscouteauxdemerdequ'onalà-bas?Levoilàquivientmechercheraveccecouteau;j'aieuledessusdenouveau,jel'aineutralisé,maisj'airienfaitdeplus.»

Quelquesheuresplustard,àlanuitclose,ilétaittombédansuneembuscadeets'étaitretrouvéàl'hôpital.Toutaupluspouvait-ilcerner lacausedecesdouleursapparuesquandil travaillaitencoreà l'usine:ellesprovenaientdesdégâtscausésàsoncorpsparcettesévèreraclée.Àprésent,iln'arrêtaitpasdesubirclaquagesur foulure – cheville, poignet, genou, nuque – et la plupart du temps, sans rien faire de spécial, sinondescendredel'autobus,outendrelamainpourattraperlesucresurlecomptoirdelagargoteoùildînait.

Etc'estpourquoi,malgré les faibleschancesdevoirquoiquece soit seconcrétiser,dèsqu'on luiavaitparléd'uneauditionàlaradio,ilavaitsautésurl'occasion.

Peut-êtreyavait-ilplusdemanipulationsquejenemelefiguraisàl'époquedansl'arrivéed'IraàNewYorketdanssontriompheéclairàlaradio,maisjen'enavaispasidée.Jen'avaispasderaisond'enavoiridée.Pourmoi,ilétaitletypequiallaitcomplétermonéducationentaméeparCorwin,quiallaitmeparlerdesGI,d'abord,dontCorwinnedisaitrien,cesGI,d'ailleursmoinssympathiques,etmoinsantifascistesque les héros deOn aNote of Triumph, cesGI qui traversaient les océans en emportant avec eux leurobsessiondesnègresetdesyoupins,etquirentraientchezeuxsanss'enêtredébarrassés.C'étaitunhommepassionné,unhommerugueux,marquépar lescicatricesde l'expérienceetapportantavec lui lespreuvesincontestablesdetoutecettebrutalitéaméricainequeCorwinavaitignorée.Jen'avaispasbesoindemettreson succès instantané sur les ondes au comptede relations communistes.Moi, jemedisais simplement :«Cetypeestformidable.C'estvraimentunhommedefer.»

1Lesmotsenitaliquesuivisd'unastérisquesontenfrançaisdansletexte.

2

Ce soir de 1948, àNewark, aumeeting de soutien àHenryWallace, j'avais aussi fait la connaissanced'Eve Frame.Elle s'y trouvait avec Ira, et avec sa fille, Sylphid, la harpiste. Je ne perçus rien de ce queSylphidéprouvaitpoursamère,jen'aid'ailleursriensudeleurconflitjusqu'àcequeMurrayentreprennedeme dire ce quim'était passé par-dessus la tête dansmon extrême jeunesse, tout ce qui concernait lecoupled'Ira et que jen'avais pas compris, paspu comprendre, ou encorequ'ilm'avait cachédurant cesdeuxansoùjelevoyaistouslesdeuxmois,soitqu'ilviennerendrevisiteàMurray,soitquej'aillelevoirdanssacabane–qu'ilappelaitsabicoque–duhameaudeZincTown,danslenord-ouestduNewJersey.

IraseretiraitàZincTownpourvivrenonpastantprèsdelanaturequ'aurasduquotidien,àladure:ilsebaignaitdansl'étangvaseuxjusqu'ennovembre,arpentaitlesboisenaprès-skisauplusfroiddel'hiver,ouencore,lesjoursdepluie,prenaitlevolantdesoncoupéChevy1939d'occasion,pourfairedestoursetdesdétours, bavarder avec les éleveurs laitiers et les vieux mineurs de zinc, auxquels il essayait de fairecomprendrequelesystèmelesbaisait.Ilyavaitunecheminée,danssabicoque,oùilavaitplaisiràrôtirseshotdogsetsesharicotssurlabraise,etmêmeàtorréfiersoncafé–letoutpournepasperdredevueques'ilétait devenu Iron Rinn et qu'il avait tâté de l'argent et de la célébrité, il était tout de même resté un«tâcheron»,unhommesimple,auxgoûtsetauxespoirssimples,quiavaitbrûléledurpendantlesannéestrente et euun coupde veine incroyable.Quand il parlait de cette bicoquequ'il s'était achetée, il disaitvolontiers:«Çam'aideàgarderl'entraînementàlapauvreté.Onsaitjamais.»

Cettebicoqueétaitdoncl'antidoteàlaOnzièmeRueouest,unesorted'asileparrapportàlaOnzièmeRueouest;ilallaityéliminersestoxinessociales.L'endroitassuraitaussilelienavecsajeunessevagabonde,où il survivait parmi des inconnus pour la première fois, et où le quotidien était pénible, incertain, etchaquejouruncombat,ainsiqu'ildevaitenallertoutesavie.Aprèsavoirquittésonfoyeràl'âgedequinzeans,etcreusédesfosséspendantunanàNewark,ilavaitprisdesboulotsdanslarégionnord-ouestduNewJersey;ilavaitfaitlebalayeurdansdiversesusines,s'étaitlouécommejournalierdansdesfermes,avaitétégardien,hommeàtoutfaire,aprèsquoi,pendantdeuxansetdemi,jusqu'àlaveilledesesdix-neufansoùilétaitpartidans l'Ouest, ilavaitaspiré l'airdansuntuyauparquatrecentsmètresdeprofondeur,dans lesminesdezincduSussex.Sitôtaprèsladéflagration,alorsquelamineétaitencoreenfumée,etqu'ellepuaitladynamiteetlesgazàenvomir,iltravaillaitauxcôtésdesMexicainsavecunpicetunepelle,auplusbasdel'échellecomme«éboueur».

En ce temps-là, lesmines du Sussex, non syndiquées, étaient aussi rentables pour la compagnieNewJerseyZinc, et aussi pénibles pour lesmineurs, que n'importe quellemine de zinc de par lemonde. LemineraiétaitextraitparfusionpourenfairedumétalsurPassaicAvenue,àNewark,etonentiraitaussidel'oxydedezincpourlapeinture.Orsi,verslafindesannéesquarante,lorsqueIrafitl'acquisitiondecettebicoque,lezincperdaitduterrainauprofitdelaconcurrenceétrangère,etsilesminesétaientdéjàvouéesàdisparaître, ce qui l'avait tenté de revenir dans les collines du Sussex, c'était tout de même la premièregrandeimmersiondanscetteviedebrute–huitheuresparjoursousterre,àchargerdesfragmentsderocheetdeminerai surdes bennes, huit heures à endurerdesmauxde tête atroces et à ingurgiter la poussièrerouge et brune, à chier dansdes seauxde sciure... le toutpourquarante-deux cents de l'heure.Par cettebicoquedeZincTown,l'acteurderadioexprimaitdemanièreouvertementsentimentalesasolidaritéavecleminusmaldégrossiqu'ilavaitnaguèreété–unoutilhumainsanscervelles'ilenfut,commeilsedécrivait

lui-même.Unautrehomme,laréussiteacquise,auraitpuvouloirabolirunefoispourtoutescessouvenirseffroyables.Ira,aucontraire,fautederappelstangiblesdel'histoiredesoninsignifiance,auraitéprouvéunepertederéalité,unsentimentdecruelledépossession.

Lorsqu'ilvenaitàNewark–aprèsmonderniercours,nousallionsnousbaladeràpieddansWeequahicPark, en faisant le tour du lac pour finir par manger un hot dog avec les « ouvriers » chez Millman,imitationlocaledubistrotChezNathan,àConeyIsland–,j'ignoraisqu'ilnevenaitpasseulementvoirsonfrère,surLehighAvenue.Orcesaprès-midiaprèslaclasse,oùIrameracontaitsesannéesdeguerre,cequ'ilavait appris en Iran,meparlait d'O'Day etde tout cequ'O'Day lui avait enseigné, etde son passé plusrécentd'ouvrieretdesyndicaliste,ainsiquedesonexpériencedejeunequidégageaitlamerdeàcoupsdepelledanslesmines,ilfuyaitunfoyeroù,dèssonarrivée,ils'étaitretrouvéindésirableetrejetéparSylphid,etdeplusenplusendécalageavecEveàcausedesonméprisimprévudesJuifs.

Enfin, elle ne méprisait pas tous les Juifs, m'expliqua Murray – pas les Juifs arrivés au sommet del'échelle,pasceuxqu'ellerencontraitàHollywood,àBroadway,etàlaradio,pas,d'unemanièregénérale,les metteurs en scène, les acteurs, les écrivains, les musiciens, qui peuplaient largement sa maison de laOnzième Rue qu'elle transformait en salon. Non, son mépris allait au Juif modèle courant, au Juifstandard,qu'ellevoyait faire ses coursesdans lesgrandsmagasins, ce Juifdu tout-venant, à l'accentnew-yorkais, qui travaillait derrière un comptoir, possédait sa petite boutique dansManhattan, conduisait untaxi, ces familles juives qu'elle voyait se promener en bavardant dans Central Park. Ce qui l'excédaitparticulièrement, dans la rue, c'étaient ces dames juives qui l'adoraient et qui, la reconnaissant,s'approchaientpourluidemanderunautographe.EllesavaientconstituésonpublicàBroadway,etellelesméprisait.LesJuivesd'uncertainâgeenparticulier,ellenepouvaitpaslescroisersansungémissementdedégoût.«Regardez-moicesvisages!disait-elleavecunfrisson,regardez-moicesvisageshideux!»

«C'étaitunemaladie,expliquaMurray,cetteaversionqu'elleavaitpourlesJuifstropmaldéguisés.Elleétait capable de passer longtemps à côté de la vie. Pas dans la viemais en parallèle. Elle savait être trèsconvaincantedanscerôlededamechicultra-civiliséequ'elles'étaitchoisi:voixdouce,élocutionsoignée.Dans les années vingt, quand les Américaines voulaient se faire actrices, elles cultivaient le style vieilleAngleterre.Or, chez Eve Frame, qui faisait justement ses débuts àHollywood à cemoment-là, ce styles'étaitimposé,ilavaitprisconsistance.L'aristocratieanglaiseavaitdurcicommedescouchessuccessivesdecire–saufqu'aumilieudecettecirebrûlaitunemèche,unemècheardentequin'avaitriend'aristocratique.Ellesavaittouteslesattitudes,lesourirebienveillant,laréserveétudiée,lespetitsgestesdélicats.Etpuistoutd'uncoup,ellequittaitcettepseudo-vieparallèle,elleeffectuaitunvirageàcentquatre-vingtsdegrés,etilseproduisaitunépisodeàvousdonnerlevertige.

–Çam'avait complètement échappé, dis-je. Elle était toujours gentille, attentionnée, prévenante avecmoi,soucieusedememettreàl'aise,cequin'étaitpasuneminceaffaire.J'étaisungaminexcitable,etelleavaitgardéunegrandepartdesonauradestardecinéma,mêmeàuneépoqueoùellejouaitàlaradio.»

Toutendisantcela,jerepensaisàcettesoiréeàLaMosquée.Ellem'avaitconfié,àmoiquinesavaisquoiluidire,qu'ellenesavaitjamaisquoidireàPaulRobeson;qu'ensaprésenceellenepouvaitpasarticulerunmot.«Est-cequ'ilvousintimideeffroyablement,vousaussi?mechuchota-t-ellecommesinousavionstousdeuxquinzeans.C'estleplusbelhommequej'aiejamaisvu.C'esthonteux,jen'arrivepasàdétacherlesyeuxdelui.»

Je comprenais bien cequ'elle éprouvait, car jen'arrivais pas à détacher les yeuxd'elle ; je la regardaiscommesi,àforce,unsensallaitsedégagerdesonimage.Jelaregardaisàcausedeladélicatessedesesgestes,de la dignité de sonmaintien, de l'élégance de sa beauté auxmultiples facettes, où l'exotisme coloré ledisputaitàlatimiditécharmantedansdesproportionsquinecessaientdechanger,untypedebeautéquiavaitdûêtreenvoûtantautempsdesasplendeur ;mais je laregardaissurtoutàcausedecetremblement

imperceptibledesonêtre,malgrésonempiresurelle-même,cetaspectvolatil,qu'àl'époquej'avaismissurlecomptedel'exaltationqu'elleéprouvaitàêtreEveFrame.

«Tutesouviensdujouroùj'airencontréIra?demandai-jeàMurray.Vousétiezentraindetravailler,touslesdeux,vousdémontiezlesmoustiquaires,surLehighAvenue.Qu'est-cequ'ilfaisaitchezvous?Onétaitenoctobre48,quelquessemainesavantlesélections.

–Oh,c'étaitunmauvais jour.Jem'ensouvienstrèsbien,dece jour-là.Ilallaitmal,et ilétaitarrivéàNewarklematinpourpasserunmomentavecDorisetmoi.Iladormideuxnuitssurlecanapé.C'étaitlapremièrefoisqueçaseproduisait.Cemariagen'ajamaismarché,Nathan.Ilavaitdéjàfaitunetentativedumêmegenre,d'ailleurs,maisàl'autreboutdel'échellesociale.Çacrevaitlesyeux,cettedifférenceénormedetempéramentetdecentresd'intérêt.N'importequis'enseraitrenducompte.

–MaispasIra?– Ira, s'en rendre compte ?Bon, enfin,pour être généreux,disonsquandmêmequ'il était amoureux

d'elle, d'abord. Ils s'étaient rencontrés, il était tombé raide et il s'était empressé d'aller lui acheter unchapeauchicpourledéfilédePâques,qu'ellen'auraitjamaisportéparceque,enmatièredevêtements,ellenejuraitqueparDior;etlui,illuiaachetécegrandchapeauridiculeetill'afaitlivrerchezelleaprèsleurpremier rendez-vous.Coupde foudre,despetitesétoilesdans lesyeux. Ilétaitéblouiparcette femme. Ilfautbiendirequ'elleétaitéblouissante,etquel'éblouissementasalogiquepropre.

«Qu'est-cequ'elleluitrouvait,àcegrandpéquenotquis'étaitdit:“ÀnousdeuxNewYork”,etquiavaitdécrochéun rôledansun soapopera ?Pasbesoind'être grand clercpour le comprendre.Auboutd'uncourt apprentissage, il n'était plus un simple péquenot, il était la vedette de l'émissionThe Free and theBrave, premier point. Ira s'imprégnait de ces héros qu'il jouait.Moi, je n'y croyais pas,mais l'auditeurmoyenleprenaitpourleurincarnation.Ilétaitentouréd'uneauradepuretéhéroïque.Ilcroyaitenlui.Illuiasuffid'entrerdanslapièce,etcrac,c'étaitgagné!Ilestalléàunesoirée,elles'ytrouvait.Elleétaitlà,l'actricesolitaire,unequarantained'années,troisfoisdivorcée,etpuiselleavucevisageneuf,cethommeneuf,cetarbre;etelle,elleétaitenmanque,elleétaitcélèbre,elles'estrendueàlui.N'est-cepascommeçaqueçasepasse?Toutefemmeasestentations,celled'Eveétaitdeserendre.Àvoircommeça,c'étaitungéantdégingandé avecdesmains énormes, qui avait été ouvrier d'usine, docker, et qui étaitmaintenantacteur.C'estqu'ils sontdrôlement tentants, cesgars-là.Onadumalàcroirequ'unêtrebrutpuisse êtretendre, aussi. La tendresse brute, la bonté d'un grand type rugueux, tout ça, quoi. Irrésistible, pour elle.Comment est-cequ'ungéant auraitpu lui faireunautre effet ?Elle trouvaituncertain exotismeà cettegarcedeviequ'ilavaitmenée.Elleaeul'impressionqu'ilavaitvraimentvécu,etunefoisqu'ilaentendusonhistoireàelle,ilaeul'impressionquec'étaitellequiavaitvraimentvécu.

«Quandilssesontrencontrés,SylphidétaitenFranceoùellepassaitl'étéavecsonpère,doncIran'apasvutoutçaendirect.Parconséquent,cepuissantinstinctmaternel,suigeneris,qu'elleéprouvait,c'estIraquienaprofité,etilsontvéculeuridylletoutl'été.Cetypen'avaitplusdemèredepuisl'âgedeseptans,ilétaitassoiffédesattentionsdélicatesdontellel'entouraitenpermanence,etilsvivaienttousdeuxdanslamaisonsanslafille,alorsquelui,depuissonarrivéeàNewYork,ilhabitaitenbonmembreduprolétariatdansunvague taudis du Lower East Side. Il traînait dans des endroits minables, mangeait dans des restaurantsminables,etpuisvoilàqu'ils se retrouvaient seulsaumondedans laOnzièmeRueouest,etc'était l'étéàManhattan,etc'étaitformidable,c'était leparadissurterre.IlyavaitdesphotosdeSylphiddanstoutelamaison,Sylphidpetite fille, en tablierd'écolière, et il trouvait fabuleuse ladévotionde lamèreenvers safille.Elle lui racontait sesdéboiresdans lemariageetavec leshommes ;elle lui racontaitHollywood, lesmetteurs en scène tyranniques, les producteurs béotiens, la vulgarité effroyable, effroyable, de tout ça.C'étaitOthello à l'envers : “C'était étrange, et plus qu'étrange ; c'était pitoyable, c'était singulièrement

pitoyable.”Ill'aimaitpourlesdangersqu'elleavaittraversés.Ilétaitmédusé,souslecharme–etilsesentaitnécessaire.C'étaitungrandcostaud,physique,ilafoncé.Unefemmeentouréed'uneauréoledepathétique.Unebellefemmeaudestinpathétique,unehistoireàraconter.Unefemmequisavaitfairerimerdécolletéavecspiritualité.Qu'est-cequ'ilauraitputrouverdemieuxpouractiversestendancesprotectrices?

«Ill'amêmeamenéeàNewarkpournouslaprésenter.Onabuunverrecheznous,etpuisonestallésdîneràLaTaverne,surElizabethAvenue,etelles'estbiencomportée.Riend'inexplicablelà-dedans.Ellesemblait incroyablement facile à situer.Ce soir-là, quand il nous l'a amenée et que nous sommes sortisdîner,jem'ysuislaisséprendremoi-même.Ilfautêtrejuste,iln'yavaitpasqu'Iraànesedouterderien.Ilne voyaitpasqui elle étaitparceque,pour êtrehonnête,personnene s'en seraitdouté aupremier coupd'œil.Çanesautaitpasauxyeux.Ensociété,Eveétaitinvisiblederrièreledéguisementqueluiassuraitsacivilitéàtouteépreuve.Parconséquent,mêmesid'autresqueluiauraientpeut-êtreprisleurtemps,lui,avecsanature,nepouvaitquefoncer.

«Cequej'aiévaluéd'emblée,cen'étaientpasseslacunesàelle,maislessiennesàlui.Ellemesemblaittropmaligne,troppolicéeet,àcoupsûr,tropcultivéepourlui.Jemedisais,Voilàuneactricedecinémaquipense.Eneffet,ilestapparuqu'ellelisaitconsciencieusementdepuisqu'elleétaitgosse.Jenecroispasqu'ilyaiteuunseullivresurmesétagèresdontellen'auraitpuparleravecfamiliarité.Cesoir-là,ellem'amêmedonné l'impressionque sonplaisir leplusprofonddans la vie était la lecture.Elle se rappelait lesintriguescompliquéesdesromansdudix-neuvièmesiècle–moiquifaisaiscoursdessus,jen'arrivaismêmepasàlesretenir.

« Certes, elle se montrait sous son meilleur jour. Certes, comme tout le monde lors d'une premièrerencontre, commenous tous, elle tenait à l'œil soncôté leplusnégatif.Mais il yavait aussiuncôté trèspositif,ellen'enétaitpasdépourvue.Ilparaissaitbienréel,sanslamoindreostentation,et,chezquelqu'und'aussicélèbre,c'étaituntraitdesplusséduisants.Certes,jevoyaisbien,jenepouvaispasm'enempêcher,quecen'étaitpaslabelleuniondedeuxbellesâmes.Ilsn'avaientsansdoutepaslamoindreaffinité.Maisj'étais éblouimoi-même, ce premier soir, par ce que j'avais pris pour sa nature sereine, en prime de sabeauté.

«N'oubliepasl'effetdelacélébrité.Dorisetmoi,onavaitpassénotreenfancesousl'influencedesfilmsmuets.Ellejouaittoujoursavecunpartenaireunpeumûr,destypesgrands,souventàlachevelureneigeuse,et, elle, elle avait l'air d'une gamine – on aurait dit leur fille, leur petite-fille ! et ils voulaient toujoursl'embrasser, et elledisait toujoursnon. Iln'en fallaitpasplus, ence temps-là,pour chaufferune salledecinéma.Undesesfilms,lepremierpeut-être,s'appelaitCigaretteGirl.C'étaitellequivendaitlescigarettes,dansunnight-club;àlafindufilm,sijemesouviensbien,lepatrondelaboîtel'emmenaitàuneventedecharité.ÇasepassaitsurlaCinquièmeAvenue,chezunerichedouairièreguindée.Lavendeusedecigarettespassaitunebloused'infirmièreetlesmessieursétaientinvitésàenchérirpourluidonnerunbaiser–l'argentallantàlaCroix-Rouge.Chaquefoisqu'unhommefaisaitmonterlesenchères,Evesecouvraitlaboucheetgloussait comme une geisha. Les enchères montaient, vertigineuses, et on voyait les dames patronnesseseffarées.Maisaumomentoùunbanquierdistinguéavecunemoustachenoire–CarltonPennington–sevoyaitadjugerleprivilègepourlasommeastronomiquedemilledollarsetmontaitsurl'estradedonnercebaiserquetoutlemondeattendait,lesdamessepressaientcommedesfollespourvoir.Sibienqu'enfindecompte, au lieu d'un baiser en pleinmilieu de l'écran, on avait droit aux gros derrières bien gainés desdamespatronnesses.

«C'étaitquelquechose,ça,en1924.EtEve,c'étaitquelqu'un:sourireradieux,haussementd'épaulesdedésespoir, en ce temps-là, on jouait avec les yeux – elle avait maîtrisé tout ça dès l'enfance. Elle savaitexprimerladéfaite,lacolère,ellesavaitpleurerensetenantlefront;ellesavaitfairerireentombantsurlesfesses,aussi.LorsqueEveFrameétaitheureuse,ellesemettaitàcouriravecunpetit saut,ellesautillaitde

bonheur.Irrésistible.Tantôtellejouaitlavendeusedecigarettesoulapauvreblanchisseusequirencontraitle gros richard, tantôt elle jouait les riches gâtées qui perdaient la tête pour le contrôleur du trolley.C'étaient des films où on transgressait les barrières sociales.Des scènes de rue où on voyait les pauvresimmigrants, avec leur énergie brute, et puis des dîners où onmontrait les riches Américains, avec leursprivilèges, leurs contraintes, leurs tabous.Du sous-Dreiser.Onnepourraitplus regarder ça, aujourd'hui.Déjààl'époquec'étaittoutjusteregardable,etuniquementàcaused'elle.

«Doris,Eveetmoi,nousétionsdumêmeâge.ElleavaitfaitsesdébutsàHollywoodàl'âgededix-septans,etpuis,toujoursavantguerre,elleavaitjouéàBroadway.Dorisetmoi,onétaitalléslavoir,aubalcon,dans certaines de ces pièces, et elle était bonne, tu sais. Les pièces n'étaient pas terribles, mais sur lesplanches,elle,elleétaitdirecte,pasdutoutcommedanscesfilmsmuetsquiavaientfaitsacélébritédanslestyle gamine. Sur lesplanches, elle avait le talentde faireparaître intelligentesdespiècesquine l'étaientguère,etsérieusesdespiècesquinel'étaientpasdutout.C'estcurieux,ceparfaitéquilibrequ'elleavaitsurscène.Àlaville,elleafiniparsombrerdansl'outrance,alorsque,surscène,elleétaitlamodérationmême,ladiscrétion,sanslemoindreexcès.Etpuis,aprèslaguerre,onl'aentendueàlaradio,parcequeLorraineaimait bien écouter, etmême dans ces émissions de l'AmericanRadioTheater, elle arrivait à donner uncertainbontonàdesdialoguesassezeffroyables.Alors,àl'avoirlàdansnotresalon,entraindeparcourirlesétagères,àparleravecelledeMeredith,deDickensetdeThackeray–jemedisais,Qu'est-cequ'unefemmequiasonexpérienceetsescentresd'intérêtpeutbienfoutreavecmonfrère?

«Cesoir-là,j'étaisloindemedouterqu'ilsallaientsemarier.Pourtantonvoyaitbienquesavanitéàluiétaitflattée,qu'ilétaitexcité,fiercommeArtabandevantsalangoustethermidor,àLaTaverne.C'étaitlerestaurant lepluschicoùallaient les Juifs,àNewark.Etvoilàque l'ex-voyouduNewarkdesusinesétaitarrivé làavecàsonbrasEveFrame, l'incarnationdelaclasseauthéâtre,etqu'ilsesentaitparfaitementàl'aise.Tusavaisqu'IraavaitétégarçondesalleàLaTaverne?C'étaitundespetitsboulotsqu'ilavaitfaitsaprèsavoirquittél'école.Çaavaitduréunmoisàpeuprès.Ilétaittropgrandpourcouriravecdesplateauxchargésd'assiettesentrelesportesdelacuisine.Ilsl'ontremerciéquandilacassésonmillièmeplat,etc'estcommeçaqu'ilaprisladirectionducomtéduSussexetdesminesdezinc.Orvingtansplustard,levoilàderetouràLaTaverne,devenului-mêmevedettedelaradio,ilfrimaitcesoir-là,poursonfrèreetsabelle-sœur.Luiquimaîtrisaitsondestin,saviel'enivrait.

«LepropriétairedeLaTaverne,Teiger,SamTeiger,repèreEveFrameets'approchedelatableavecunebouteilledechampagne;Iral'inviteàboireunecoupeavecnousetlerégaledel'histoiredesestrentejoursdansl'établissement,en1929;àprésentqu'ils'enestsorti,toutlemondetrouvetrèsdrôlelacomédiedesesmésaventures,etl'ironiedusortquileramèneici.Nousapprécionstoussasportivitédevantsesvieillesblessures.Teigervadanssonbureauetrevientavecunappareilphoto;ilnousprendtouslesquatreentraindemanger,etpuisilaccrochelaphotoaumurduvestibule,avecd'autresclichésdenotablesvenusdînerlà.Laphotoseraitrestéejusqu'àcequeLaTavernefermepourtravaux,aprèslesémeutesde1967,dumoinssiIranes'étaitpasretrouvésurlalistenoireseizeansplustôt.J'aicrucomprendrequ'onavaitretirélaphotodujouraulendemain,exactementcommesi,enfindecompte,ilnes'enétaitpassortidanslavie.

«Pourenrevenirauxdébutsdeleuridylle:lesoir,ilrentrechezlui,danscettechambrequ'illoue,maisassezvite, il finitparneplusrentrer,et ilvitchezelle ;cenesontplusdesgosses, ilne luiestpasarrivégrand-chose, à elle, cesderniers temps ; c'est passionné, c'est fabuleux, ils sontbouclés tout seuls dans lamaisonde laOnzièmeRueouest commedeuxdélinquants sexuels attachés au lit.Et toute cette intriguespontanée aux alentours de la quarantaine. On lâche tout et on se laisse aller dans cette liaison. C'estl'affranchissement d'Eve Frame, sa libération, son émancipation. Son salut. Ira vient de lui fournir unscénariotoutneuf,ilnetientqu'àelledelejouer.Àquaranteetunans,ellecroyaitbienquetoutétaitfini

pourelle,etvoilàqu'elleestsauvée.“Moiquinevoulaissurtoutpasm'emballer,luidit-elle,adieubonnesrésolutions.”

«Elleluiditdeschosesquepersonneneluiajamaisdites.Elleappelleleurliaison“notreétrangehistoire,siexcessivement,sidouloureusementdélicieuse”.Elleluidit:“Cetamourmeliquéfie.”Elleluidit:“Jesuisenpleineconversationavecquelqu'un,etpuistoutd'uncoup,jepenseàautrechose.”Elle l'appellemonprince*.ElleciteEmilyDickinson–EmilyDickinson,pourIraRingold!–“Avectoi,dansledésert/Avectoidanslasoif/Avectoidanslestamariniers/Leléopardrespire–enfin!”

«Bref,Iracroitavoirtrouvél'amourdesavie.Etavecl'amourdesavie,onnevapaspinaillersurlesdétails.Unpareiltrésor,çanesebalancepas.Ilsdécidentdesemarier,etc'estcequ'EveannonceàSylphiddèssonretourdeFrance.Mamanseremarie,maiscettefoisavecunhommemerveilleux.Sylphidestcenséeycroire.Sylphidnéed'unprécédentscénario.

«EveFramereprésentait legrandmondepourIra.Comments'enétonner?Iln'étaitpasnéd'hier, ilavait traîné ses guêtresdanspasmaldemilieuxdifficiles et il savait êtredur lui-même.MaisBroadway ?Hollywood?GreenwichVillage?C'étaittoutnouveau,pourlui.Pourlesaffairesdecœur, ilyavaitplusfuté. Il avait beaucoup appris par lui-même. Avec l'assistance d'O'Day, il avait fait son chemin depuisFactory Street. Mais seulement dans le domaine politique. Et encore, il ne s'agissait pas de penserintensément. Ilne s'agissaitmêmepasdepenserdu tout.Levocabulairemarxiste,pseudo-scientifique, larhétoriqueutopistequiallaitavec–onpeuttoujoursservirçaàunadultequin'estpasalléàl'écoleetquin'apasd'instruction,commeIra;parlaséductiondesGrandesIdéesTotalisantes,onpeutendoctrinerunadultequin'estpasentraînéàfairemarchersacervelle,onpeutinculquercequ'onveutàunhommed'uneintelligence limitée, quand il est aussi excitable qu'Ira, aussi véhément... Enfin ça, les rapports entrel'amertumeetl'absencederéflexion,çaseraitunchapitreàpartentière...

«Tumedemandes cequ'il faisait àNewark le jouroùvousvous êtes rencontrés.Les comportementshabituelsd'Iran'étaientguèrefaitspourrésoudrelesproblèmesducouple.Etc'étaientlespremierstemps,çanefaisaitquequelquesmoisqu'ilavaitépousécettestardelascène,del'écranetdelaradio,etqu'ilavaitemménagéchezelle,danssamaisondeville.Commentest-cequej'auraispuluidirequec'étaituneerreur?Il avait sa petite vanité, lui aussi, en somme. Il n'était pas dépourvu de prétention, mon frère. Nid'envergure.Ilavaitl'instinctduthéâtre,uneattitudeimmodesteenverslui-même.Fautpascroirequeçaledérangeaitdevoirlesprojecteursbraquéssurlui.Apparemment,lesgensn'ontpasbesoindeplusdetroisjourspours'adapteràcettesituation-là,etengénéral,çaleurfaituneffettonique.Toutd'uncoup,toutestpleindepossibilités,toutbouge,toutestimminent–Iraestaucœurdudramedanstouslessensduterme.Il a réussi le tourde forcede contrôler sa vie. Il baigne aussitôtdans l'illusionnarcissiquequi consiste àcroirequ'ilaétéarrachéauxréalitésdeladouleuretdelaperte,quesavien'estpasvaine,toutsaufvaine.Ilnemarcheplusdans la valléede l'ombrede ses limites. Iln'estplus ce géant exclu, voué à être l'éternelétranger.Ilentredanslavieavecuncourageeffronté,levoilà.Ilaéchappéauxgriffesdel'obscurité.Etilestfierdesatransformation.Çal'exalte.Cerêvenaïf,ilestenpleindedans!L'Iratoutneuf,l'hommequiconnaîtlemonde.Legrandtypequimèneunevieàsamesure.Gareàvous!

«D'ailleurs, je luiavaisdéjàditquec'étaituneerreur–aprèsquoionnes'étaitplusparlépendantsixsemaines, et pour le récupérer, il m'avait fallu aller à New York, lui expliquer que j'avais eu tort et lesupplier de ne pasm'en garder rancune. Ilm'aurait flingué pour de bon si j'avais recommencé. Et unebrouilletotaleauraitétéabominablepournousdeux.Jem'occupaisdeluidepuissanaissance.J'avaisseptansquejelepromenaisdéjàdanssapoussettelelongdeFactoryStreet.Aprèslamortdenotremère,quandnotrepère s'est remariéetqu'onaeuunebelle-mèreà lamaison, si jen'avaispasété là, il aurait finienmaison de correction.On avait unemère extraordinaire. Et elle n'avait pas dû s'amuser tellement dansl'existence,ellenonplus.Mariéeànotrepère,c'étaitpasunepartiedeplaisir...

–Ilétaitcomment,votrepère?–Mieuxvautnepasaborderlesujet.–C'estcequ'Iradisaittoujours.–Iln'yariend'autreàdire.Onavaitunpèrequi...enfin,bienplustarddanslavie,j'aicompriscequile

faisaitcourir,maisc'étaittroptard.J'aitoutdemêmeeuplusdechancequemonfrère.Quandnotremèreestmorte,aprèscesaffreuxmoisd'hôpital,j'étaisdéjàaulycée.Etpuisj'aiobtenuunebourseàl'universitédeNewark.J'étaislancé.MaisIraétaitencoretoutgosse.Undur,unprimitif.Pleindeméfiance.

«Tuasentenduparlerdesfunéraillesducanari,danscequiétaitlePremierarrondissement,lejouroùuncordonnierducoinaenterré soncanari ?Çava temontreràquelpoint Iraétaitdur,etaussiàquelpointilnel'étaitpas.Çasepassaiten1920.J'avaistreizeansetIrasept,etsurBoydenStreet,àdeuxruesdenotreimmeuble,ilyavaituncordonnier,Russomanno,EmidioRussomanno,unpetitvieuxquiavaitl'aird'un pauvre, des grandes oreilles, le visage émacié, une barbiche blanche, et sur le dos, un costume uséjusqu'àlacordequiavaitbiencentans.Commeanimaldecompagniedanssaboutique,ilavaituncanariencage.Cecanaris'appelaitJimmy,etJimmyavéculongtemps,etpuisunjourilamangéquelquechosequineluiapasréussi,etilestmort.

«Russomannoétaitanéanti;alorsilaengagéunefanfare,louéuncorbillardetdeuxvoituresàchevaux,etaprèsquelecanariaétéexposésurunbancdans laboutique–Russomannon'avaitpas lésiné : fleurs,cierges, crucifix –, le cortège funèbre a traversé les rues du quartier. Ils sont passés devant l'épicerieDelGuercio,oùilyavaitdesbourrichesdepalourdesàl'étalageetundrapeauaméricaindanslavitrine,devantles fruits et légumesMelillo, devant la boulangerie Giordano, la boulangerieMascellino, la boulangerieitalienneArre“À laBonneCroûte”. Ils sontpassésdevant laboucherieBiondiet la sellerieDeLucca, legarage De Carlo, la torréfaction D'Innocenzio, les chaussures Parisi, les bicyclettes Nole, la latteriaCelentano, l'académiedebillardGrande, lebarbierBasso, le barbierEsposito, et le standdu cireur avecdeuxvieuxsiègesencuiréraflésuruneestradeoùlesclientsdevaientgrimper.

«Voilàquaranteansqueçaadisparu,toutça.Lavilleadémolitoutlequartieritalienen1953,pourfaireplaceàdesbarresdelogementssociaux.En1994,onafaitsauterlesbarresdevantlescamérasdetélé.Pluspersonnen'yvivaitdepuisvingtans.C'étaitdevenuinhabitable.Maintenantilneresteplusrienlà-bas.Àpart Sainte-Lucie. C'est le seul édifice encore debout, l'église de la paroisse, seulement il n'y a plus deparoisse,etplusdeparoissiens.

«LecaféNicodemi,surlaSeptièmeAvenue,etlecaféRoma,demêmequelabanqued'Auria,toujourssur la Septième. C'était la banque où, avant la Seconde Guerre mondiale, on avait prêté de l'argent àMussolini.QuandMussolini a pris l'Éthiopie, le curé a sonné les cloches de l'église pendant une demi-heure.Ici,enAmérique,danslePremierarrondissementdeNewark.

«L'usinedemacaronis,lafabriquedebibelots,lamarbrerie,etlethéâtredemarionnettes,lecinéma,lesbowlings, et la fabrique de glace, l'imprimerie, les clubs, les restaurants. Ils sont passés devant le CaféVictoryqui était le repairedeRitchieBoiardo, le caïdde lapègre.Dans les années trente, à sa sortiedeprison,BoiardoafaitconstruireleChâteauVittorio,àl'angledelaHuitièmeAvenueetdeSummerStreet.Lesgensdushow-bizvenaientdeNewYorkpourydîner.C'estauChâteauqueJoeDiMaggiodînaitquandil venait à Newark. C'est là qu'il a célébré ses fiançailles. C'est du Château que Boiardo régnait sur lePremierarrondissement.RitchieBoiardofaisaitlaloichezlesItaliensduPremier,etLongyZwillmanchezlesJuifsduTroisième,etentrecesdeuxgangsters,c'étaitlaguerrepermanente.

«Lecortèges'estdérouléenpassantdevantlesdouzainesdesaloonsduquartier,d'estenouest,dunordausudaufildesrues,jusqu'àCliftonAvenueetsesBainsDouchesmunicipaux–laplusbellepiècemontéearchitecturaledel'arrondissementaprèsl'égliseetlacathédrale,cesvieuxbainspublicsmassifsoùmamère

nousemmenaitnousfairepropresquandonétaittoutpetits.Monpèreaussiyallait.Douchegratuite,unpennylaserviette.

«Lecanarireposaitdansunpetitcercueilblanc,avecquatrehommespourtenir lescordonsdupoêle.Unefouleénormes'étaitrassemblée,ildevaitbienyavoirdixmillepersonnessurlepassageducortège.Lesgenssepressaientlelongdesescaliersd'incendiejusquesurlestoits.Ilyavaitdesfamillesentièrespenchéesauxfenêtresdeleursimmeublespourvoirlascène.

«Russomannosuivait lecatafalqueenvoiture,et ilpleurait,EmidioRussomanno,pendantquetoutlereste de l'arrondissement riait. Il y en avait qui riaient tellement qu'ils ne tenaient plus debout, ils seroulaientparterre.Mêmelescroque-mortsriaient.C'étaitcontagieux.Legarsquiconduisaitlecorbillardriait.Parrespectpourl'affligé,lesgensquibordaientletrottoiressayaientdeseretenirjusqu'aupassagedesavoiture,maisc'étaitcarrémenttrophilarantpourlaplupart,surtoutpourlesgosses.

« Notre petit quartier en grouillait, de gosses ; il y en avait dans les ruelles, ils se massaient sous lesporches, ils se déversaient depuis les immeubles pour aller écumerCliftonAvenue jusqu'à Broad Street.Toutela journée,pendantl'été, jusqu'àminuit,onentendaitcesgossessecrier :“Guahl-yo!Guahl-yo !”Partoutoùontournaitlesyeux,ilyavaitdesgosses,enbandes,enbataillons–ilslançaientdespennies,ilsjouaientauxcartes,auxdés,aubillard,ilsmangeaientdesglaces,ilsallumaientdesfeuxdecamp,ilsfaisaientpeurauxfilles.Pourenveniràbout,iln'yavaitquelesbonnessœurs,àcoupsderègle!Cejour-làilyavaitdesmilliers etdesmilliersdegamins, tousdemoinsdedix ans. Ira étaitdunombre.Desmilliers etdesmilliersdepetitsItaliensbatailleurs,filsdesItaliensvenusposer lesvoiesdechemindefer,paver lesrues,creuser leségouts,filsdecolporteursetd'ouvriersd'usine,dechiffonniersetdetenanciersdesaloon.Desmômes qui s'appelaient Giuseppe, Rodolfo, Raffaele et Gaetano, et puis un petit Juif tout seul de sonespèce,quis'appelaitIra.

«Enfin,bon, lesItaliensn'avaient jamais tantrigolé. Ilsn'avaientencore jamaisrienvuquiressembleaux funéraillesdececanari, et ilsn'ont jamais rienvudepareildepuis.Certes,desenterrements, il y enavaiteu,aveccortège,fanfarejouantdeshymnesfunèbres,famillesendeuilléespleinlesrues.Avectouscessaintsqu'ilsavaientramenésd'Italiedansleursbagages,ilyavaitdesfêtestoutel'année;parcentaines,lesgensvénéraientleursaintpatronensemettantsurleurtrenteetunpourportersabannièrebrodéeparlesrues,avecdesciergesgroscommedesenjoliveurs.Etpuis,pourNoël,ilyavaitlepresepiodeSainte-Lucie,répliqued'unvillagenapolitainoùlanaissancedeJésusétaitreprésentéeavecunecentainedesantonsdontMarie,JosephetleBambino.Descornemuseuxitaliensdéfilaientavecunbambinoenplâtre,etderrière,laprocession chantait des cantiques de Noël en italien. La veille de Noël, tous les marchands ambulantsvendaientdel'anguillepourleréveillon.Pourtoutescesfêtescarillonnées,lesgensaffluaient,etilsglissaientdesdollarssurlarobedusaintdeplâtre,etilsjetaientdespétalesdefleursparlesfenêtrescommeonjettedurubandemachineàécrire.Même,parfois,ilsouvraientlescagesdeleursoiseaux,onvoyaitdescolombesaffoléesvolerd'unpoteau télégraphiqueà l'autre, au-dessusde la foule.Ces joursde fête-là, lescolombesdevaientregretteramèrementd'avoirdécouvertlemondeextérieur.

«PourlaSaint-Michel,lesItaliensdéguisaientdeuxpetitesfillesenanges.Ilslesfaisaientglisserau-dessusde la rue, d'un escalier d'incendie à l'autre, par un filin auquel elles étaient harnachées. Des petitesmaigrichonnes en robe blanche, avec une auréole derrière la tête et des ailes dans le dos ; la foule étaitmuettederespectquandellesparaissaientdanslesairs,avecuneprièresurleslèvres.Etquandellesavaientfinileurrôled'ange,c'étaitledélire.C'estlàqu'onlâchaitlescolombesetqu'ontiraitdespétards–ilyavaittoujoursquelqu'unpourseretrouveràl'hôpitalavecdeuxdoigtsenmoins.

«Autantdirequel'animationn'avaitriendeneufensoipourlesItaliensduPremierarrondissement.Lespersonnagescomiques,lechahutduVieuxContinent,lebruit,lesbagarres,lesnuméroshautsencouleur–riendeneuflà-dedans.Lesenterrements,surtout,çan'étaitpasnouveau.Pendantl'épidémiedegrippe,ily

avait eu tellementdemorts qu'on avait été obligéd'aligner les cercueils le longde la rue.En1918.Lespompesfunèbresnesuffisaientplusàlademande.Derrièrelescercueils,lescortègessedéployaienttoutelajournéedepuisSainte-Luciejusqu'aucimetièreduSaint-Sépulcre,àtroiskilomètresdelà.Ilyavaitdetoutpetitscercueilspourlesbébés.Quandonperdaitsonenfant,ilfallaitprendresontour; ilfallaitattendreque lesvoisins aient enterré le leur.Une terreur inoubliable,pourungosse.Etpuisdeuxans après cetteépidémie,voilàlesfunéraillesdeJimmylecanari...c'étaitlebouquet,quoi.

«Tout lemondeétaitpliéenquatre,ce jour-là.Tout lemonde,enfinpresque. Iraétaitbien le seulàNewarkquinevoyaitpascequ'ilyavaitdedrôlelà-dedans.Jen'arrivaispasàleluiexpliquer.J'aiessayé,maisilnepouvaitpascomprendre.Pourquoi?Peut-êtreparcequ'ilétaitbête,peut-êtreparcequ'iln'étaitpasbête.Peut-êtreparceque,toutsimplement,iln'étaitpasnéaveclesensducarnaval–peut-êtrequelesutopistes ne l'ont pas.Ou encoreparce quenotremère étaitmorte quelquesmois plus tôt seulement etqu'onavaiteudroitànotreenterrementfamilial,mêmes'ilavaitcommencéparrefuserd'yaller.Ilvoulaittraînerdans la ruependant ce temps-là, lui, taperdansunballon. Ilm'a suppliédenepas l'obliger à sechangerpouralleraucimetière– ilétaitensalopette.Ilaessayédesecacherdansunplacard.Mais ilestvenuquandmême.Notrepèreyveillait.Aucimetière,ilnousaregardésl'enterrer,maisilarefusédemedonnerlamain,ilnem'apaslaisséleprendreparl'épaule.Ilaregardélerabbind'unœiltorve.Ill'afusilléduregard. Ila refuséqu'on le touche,qu'on leconsole. Ilnepleuraitpas,d'ailleurs, iln'apasverséunelarme.Ilavaittropdecolèrepourça.

«Maisquandlecanariestmort,toutlemonderigolaitàl'enterrement,sauflui.IraneconnaissaitJimmyquepourêtrepassédevantchezlecordonnierenallantàl'école,onvoyaitlacagedepuislavitrine.Jenecroismêmepasqu'ilétaitentrédanslaboutique,etpourtant,àpartRussomanno,ilétaitleseulàêtreenlarmes.

«Quandmoijemesuismisàrire–parcequec'étaitcomique,Nathan,trèscomique,même–ilaperdules pédales. C'était la première fois que je le voyais dans cet état. Il a commencé àme crier dessus, enbalançantsespoingsdanstouslessens.Toutmôme,ilétaitgrandpoursonâge,etjen'aipaspulemaîtriser,alorsils'estmisàbalancerdescoupsdepoingàdeuxgaminsàcôtédenousquiétaientmaladesderire,etquand j'ai tendu lebraspour le cueillir et l'empêcherde se fairemassacrerparune flopéedegosses, sonpoingm'a atterri sur le nez. Ilm'a cassé le nez, un gosse de sept ans ; je saignais, on voyait que cettesaloperiedenezétaitsûrementcassé,alorsIras'estsauvé.

«Ilafalluattendrelelendemainpourleretrouver.IlavaitcouchéderrièrelabrasseriedeCliftonAvenue.Çan'étaitpaslapremièrefois.Danslacour,derrièrelequaidechargementdesmarchandises.Monpèrel'atrouvé là lematin. Il l'aprispar lapeauducou, il l'a traînéà l'école,où la classe avaitdéjà commencé.QuandlesgossesontvuIra,quiportaitencorelasalopettecrasseusedanslaquelleilavaitdormisefairejeterdanslasalledeclasseparsonvieux,ilsontcommencéàlehuer:Bou-hou;etpendantdesmoisc'estrestésonsurnom.Bou-houRingold.LepetitJuifquiavaitpleuréauxfunéraillesducanari.

«Heureusementpourlui,ilatoujoursétéplusgrandquelesgossesdesonâge,ilétaitcostaud,etilsavaitjoueraubase-ball.S'ilavaitpaseuceproblèmedevue,çaauraitétéunathlètevedette.Lerespectdontiljouissait,danslequartier,illedevaitaubase-ball.Maisalors,lesbagarres...decejour-là,ilapassésontempsàsebagarrer.C'estlàquesonextrémismeacommencé.

«Çaaétéunebénédiction,tuvois,qu'onn'habitepasdansleTroisième,aveclesJuifspauvres.Enfant,dans lePremier, iln'étaitqu'unpetityoupingrandegueule,unintruschez lesItaliens,sibienqu'ilavaitbeauêtregrand,fort,agressif,Boiardon'ajamaispuvoirenluiuntalentlocalentraind'auditionnerpourentrerdanslemilieu.TandisquedansleTroisième,chezlesJuifs,çan'auraitpasétélamêmehistoire.Iln'auraitpasétéleproscritdeservice.Neserait-cequ'àcausedesataille,ilauraitattirél'attentiondeLongyZwillman.D'aprèscequej'aicrucomprendre,Longy,quiavaitdixansdeplusqu'Ira,étaitdumêmegenre

queluiquandilétaitgosse:furieux;unmômecostaud,menaçant,quiavaitquittél'école,luiaussi,peurderiendans lesbagarresderue,unephysionomie impressionnante,avecunecervelleenprime.Ila finipartoutcontrôler:lesbootleggers,lesjeuxdehasard,lesdistributeursautomatiquessurlesquais,lessyndicats–partout.Maismêmequandils'estretrouvéausommet,associéàBugsySiegel,LanskyetLuckyLuciano,ila gardé pour intimes les copains avec lesquels il avait grandi dans la rue.Des petits Juifs du Troisièmecommelui,àquiiln'enfallaitpasbeaucouppoursesentirprovoqués.NiggyRutkin,songrosbras,SamKatz,songardeducorps.GeorgeGoldstein,soncomptable,BillyTiplitz,quis'occupaitdelaloterie.DocStacher, son conseiller financier. Abe Lew, le cousin de Longy, c'était lui qui dirigeait le syndicat desemployéschezlesdétaillants.Etpuis,bonDieu! ilyavaitaussiMeyerEllenstein,autregossedesruesdughetto :quand il estdevenumairedeNewark,Ellenstein lui servaitpresquedeprête-nompourgérer laville.

«IraauraitpufinirhommedemainpourLongy,àaccomplirloyalementleursbassesbesognes.Ilétaitmûrpoursefairerecruter.Iln'yauraitrieneud'aberrantlà-dedans;ladélinquance,touteleuréducationlesyavaitpréparés,cesmômes-là.C'étaitlepassuivant,entoutelogique.Ilsavaienteneuxcetteviolencetactique qui s'impose quand on fait du racket, pour inspirer la peur, et marquer des points sur laconcurrence. Ira aurait pu faire ses débuts au port, à charger sur les camions de Longy du whisky decontrebande arrivé duCanadapar hors-bord ; et il aurait pu finir commeLongy, avec unedemeure demilliardairedansleWestOrange,etunecordeautourducou.

«Çatientàpeudechose,hein?Oùonfinit,commentonfinit.Çan'estquegrâceàunpetitaccidentgéographiqueque l'occasionde lier son sort à celui deLongyne s'est jamais présentée. L'occasionde selancerdansunecarrièreréussieenmaniantlenerfdebœufcontrelesconcurrentsdeLongy,enmettantlapression sur ses clients, en surveillant les tables dans ses casinos.L'occasionde terminer cette carrière endéposantpendantdeuxheuresdevantlacommissionKefauveravantderentrerchezluisependre.QuandIraarencontréuntypeplusdurque lui,etplusmalin,quiallaitavoir laplusgrandeinfluencesur lui, ilétaitdéjàdansl'armée,etvoilàpourquoiçan'apasétéungangsterdeNewarkquil'atransformé,maisunsidérurgistecommuniste.SonLongyZwillmanàlui,ç'aétéJohnnyO'Day.»

«Pourquoijeneluiaipasdit,lapremièrefoisqu'ilestvenucouchercheznous,debalancersonmariageaupanieretdesetirer?Parcequecemariage,cettefemme,cettebellemaison,tousceslivres,cesdisques,ces tableaux auxmurs, cette vie qu'ellemenait, pleine de gens talentueux, policés, des gens intéressants,instruits – c'était justement ce qu'il n'avait jamais eu. Je ne parle même pas du fait qu'il était devenuquelqu'un.Voilàqu'ilavaitun foyer ! Iln'enavait jamaiseu,à trente-cinqans !Àtrente-cinqans,voilàqu'iln'habitaitplusunechambrede location,qu'ilnemangeaitplusdans lescafétérias,qu'ilnecouchaitplus avec les serveuses et les barmaids ou pis encore, dont certaines n'auraient pas su écrire leur proprenom...

«Àsonretourdel'armée,avantdepartiràCalumetCitys'installeravecO'Day,Iraavaiteuuneliaisonavec une strip-teaseuse de dix-neuf ans qui s'appelait Donna Jones. Il l'avait rencontrée à la laverieautomatique.Audébut, il l'aprisepourune lycéenne,etpendantunmoment,ellene s'estpasdonné lapeine de le détromper. Une petite môme menue, batailleuse, effrontée, une dure. En tout cassuperficiellement.Avecça,unevraiepetiteusineàplaisir.Passantsavielamainsurlachatte.

«Donna venait duMichigan, d'une station balnéaire au bord d'un lac, nommée BentonHarbor. ÀBentonHarbor,Donnatravaillaitl'étédansunhôteldesrivesdulac.Femmedechambreàseizeans,ellesefaitengrosserparunclientdeChicago.Lequel?Ellen'ensaitrien.Elleporte lebébéjusqu'àsonterme,l'abandonnelégalement,quittelavilledansl'opprobreetseretrouveeffeuilleusedansuneboîtedeCalumetCity.

«QuandilnefaisaitpassatournéedudimancheenjouantLincolnpourlesyndicat,Iraempruntaitlavoitured'O'DaypouremmenerDonnaàBentonHarbor,voirsamère.Samèretravaillaitdansunepetiteusine qui fabriquait des bonbons et des fondants, qu'on vendait aux vacanciers dans Main Street. Desfriandisesbalnéaires,ensomme.Cesfondantsétaientréputés,onenexpédiaitdanstoutleMidwest.Irasemet àparler avec le typequidirige l'usine, il voit comment le fondant se fabrique, et voilà-t-il pasqu'ilm'écritqu'ilvaépouserDonnaets'installeravecelledanssavillenatale;ilsvivrontdansunbungalowauborddulac,etilinvestiracequiluirestedesaprimeauretourdansl'affairedugars.Pluslesmilledollarsqu'ilagagnésauxdéssurlestransporteursdetroupe,enrentrantauxÉtats-Unis–toutçapeutpasserdansl'usine de bonbons.CeNoël-là, il a envoyé à Lorraine une boîte de fondants en cadeau. Seize parfumsdifférents : chocolat à la noix de coco, beurre de cacahuète, pistache, pépites de chocolat à la menthe,rocher...toutçafraisetcrémeux,enprovenancedirectedeFudgeKitchen,BentonHarbor,Michigan.Jetedemandeunpeu,quipourraitêtreplusloindubolcheviqueaucouteauentrelesdents,prêtàrenverserlesystèmeaméricain,quelegenredegarsqui,depuis leMichigan,envoiedufondantdansunbeaupapier-cadeauàtavieilletatiepourlesfêtesdefind'année!“LesDouceursduLac”–c'étaitlesloganmarquésurlaboîte. Pas “Travailleurs de tous les pays unissez-vous”, non, “LesDouceurs du Lac”. Si Ira avait épouséDonnaJones,ceslogan,çaauraitétésonplandevie.

«C'estO'Day,pasmoi,quis'estchargédeluifairelâcherDonna.Pasparcequ'unegaminededix-neufans,quipassaitauKitKatKlubdeCalCity sous lenomde“MissShalimar, recommandéeparDuncanHinespourlabonnebouche”,risquaitdefaireuneépouseetunemèreproblématiques;pasparcequepapaJones,quiavaitdisparu,étaitunivrognequibattait femmeetenfants ;niparceque lesJonesdeBentonHarbor étaient des culs-terreux ignares, et pas une famille qu'un type qui rentre de quatre ans d'arméepuisseavoirenviedeprendreenchargeàlongueéchéance–commej'avaismoi-mêmetentédeleluidireavecménagement.MaispourIra, tout ingrédientquientraitdans larecettede lacatastrophedomestiquejouaitenfaveurdeDonna.Lecharmedesopprimés.Laluttedesdéshéritéspours'arracherauxbas-fondsavait à ses yeuxun charme irrésistible.Quandonboit le fondde la coupe, on goûte à la lie : pour lui,humanitérimaitavecépreuvesetcalamité.Aveclesépreuves,mêmesousleursformeslesplusglauques,ilsesentait des liens de parenté indestructibles. Il a fallu un type comme O'Day pour venir à bout del'aphrodisiaquequereprésentaientDonnaJonesetsesfondantsauxseizeparfums.C'estO'Dayquiluiestrentré dedans pour avoir mélangé politique et vie privée, et il ne l'a pas fait avec mes raisonnementsbourgeois.Ilnes'estpasexcusédeprendrelalibertédecritiquersesfaiblesses.O'Daynes'excusaitjamaisderien.O'Dayremettaitlesgensàleurplace.

« Il lui a donné ce qu'Ira appelait un cours de remise à niveau sur l'incidence du mariage dans larévolutionmondiale,coursbasésursapropreexpériencedanscedomaine,avantguerre.“C'estpourfaireçaque tum'as accompagnéàCalumetCity ?Pour tepréparer àdirigeruneusinedebonbons,oupourlancer la révolution ? C'est pas lemoment de faire des âneries pareilles.On y est,mon gars. Vivre oumourirpourlesconditionsdetravailqu'onaconnuescesdixdernièresannées.Lesfactionsetlesgroupessontentraindetousconvergerversici,danslecomtéduLac.Tuvasvoir.Sionarriveàtenir,sipersonnenesautedunavire,alorslà,bonsang,l'HommedeFer,dansunan,deuxauplus,lesusinessontànous!”

«C'estcommeçaqu'auboutd'àpeuprèshuitmois,IraditàDonnaquec'estfini,alorselleavaledescachets,elleessaieunpeudesetuer.Etpuisunmoisplustard–elleestderetourauKitKatKlub,etelles'esttrouvéunautremec–voilàquesonivrognedepèrerefaitsurface,etqu'ilsepointeavecundesesfilsàla porte d'Ira, soi-disant pour lui donner une leçon après ce qu'il a fait à sa fille. Ira est sur le seuil, àrepousser lesdeux types, et lepère tireun couteau, alorsO'Daybalance sonpoingdans la gueulede cesalaud, il lui casse lamâchoire et lui prend son couteau...Voilà la première famille dans laquelle Ira aitenvisagéd'entrer.

«Après une bouffonnerie pareille, onmet parfois du temps à retomber sur ses pieds, et pourtant, en1948,lesauveurputatifdelapetiteDonnaestdevenul'IronRinndeTheFreeandtheBrave,etlevoilàfinprêtpoursaprochainebourde.Ilauraitfalluquetul'entendesquandilaapprisqu'Eveétaitenceinte.Unenfant !Une famille à lui !Etpas avecune ex-strip-teaseuseque son frèren'appréciepas,non, avecuneactriceenrenomqueleroyaumedelaradioidolâtre.C'étaitlaplusfabuleuseoccasionquisesoitprésentéeàlui.Ceterrainsolideoùposerlespieds,quiluiavaittoujoursmanqué.Ilarrivaitàpeineàycroire.Deuxans–etcetteaubaine.Ilenavaitfiniavecl'impermanence.

–Elleaétéenceinte?Quandça?–Aprèsleurmariage.Çan'aduréquedixsemaines,etencore;c'estpourçaqu'ilétaitvenulogerchez

moietquevousvousêtesrencontrés.Elleavaitdécidéd'avorter.»Nous étions installés dehors, surma terrasse de bois, qui donne sur l'étang avec, au loin à l'ouest, la

chaînedemontagnes.Lamaisonestpetite,j'yvistoutseul,ilyaunepièceoùj'écrisetoùjeprendsmesrepas – une salle de travail avec salle de bains, et un coin-cuisine au bout, une cheminée de pierreperpendiculaireàunmurdelivres,etunerangéedecinqfenêtresàguillotine,douzecarreauxsurlevantailsupérieur et autant sur celui du bas, qui donne sur un grand champ de foin avec un escadron de vieuxérables protecteurs qui me séparent du chemin de terre. L'autre pièce, où je couche, est de bellesproportions,rustique,avecunlitàuneplace,unecommode,unpoêleàbois,devieillespoutresapparentesdresséesauxquatrecoins,d'autresétagères,unechaise longueoùje lis,unepetiteécritoire,et,sur lemurouest,uneporte-fenêtrecoulissantequidonnesurlaterrasseoùMurrayetmoiétionsentraindeboireunMartinienapéritif.J'avaisachetélamaison,jel'avaiséquipéepourl'hiver–c'étaitàl'origineunerésidenced'été–etjem'yétaisinstalléàl'âgedesoixanteans,pouryvivreseul,àl'écartdumonde,ensomme.Celasepassaitilyaquatreans.Bienqu'ilnesoitpastoujoursdésirabledevivredemanièreaussiaustère,loindesactivitésdiversesquifontuneexistencehumaine,jecroisavoirfaitlechoixlemoinspréjudiciable.Maismavied'ermiten'estpaslesujetdecettehistoire.Cen'estd'ailleurspasunehistoire.Jesuisvenuiciparcequejenevoulaisplusavoird'histoire.Monhistoire,elleestderrièremoi.

Jemedemandais siMurrayavait reconnuenmamaisonune répliqueamélioréede labicoqueàdeuxpiècesd'Ira,saretraitechériesurlesgorgesduDelaware,côtéNewJersey,lieuoùjemetrouveavoirgoûtépourlapremièrefoisàl'Amériqueruralelorsquejel'yrejoignispourunesemaine,l'été1949etlesuivant.J'avaisadorévivrepourlapremièrefoistoutseulavecIradanscettebicoque,etj'aipenséàelledèsquel'onm'a fait visiter ma maison actuelle. Moi qui cherchais quelque chose de plus vaste, et qui ressembledavantageàunemaisonconventionnelle,jel'aiaussitôtachetée.LespiècesétaientsensiblementdelamêmetaillequechezIra,etleurdispositionsemblable.Lalonguemareovaleétaitàpeuprèsaussigrandequelasienne,etàlamêmedistancedelaportedederrière.Chezmoic'étaitplusclair(avecletemps,sesmursdepinétaientdevenuspresquenoirs,lespoutresduplafondétaientbasses–ridiculementbassespourlui–etlesfenêtres,d'ailleursrares,petites)maislamaisonétaitblottieàl'écart,surunchemindeterre,commelasienne,etsi,del'extérieur,ellen'avaitpascettephysionomiesombre,affaissée,deguingoisquiproclame:«Arrière!Demeured'ermite!»lesdispositionsdupropriétaireselisaientcependantdansl'absencedetoutsentierpourtraverser lechampdefoin jusqu'à laporteverrouillée.Unétroitchemindeterrecarrossablemontaitjusqu'àlamaison,etcontournaitlemurdelasalledetravail,pourmeneràunabriouvertoùjegaraismavoitureenhiver,petitebaraquedeboisantérieureàlamaison,ettoutdroitsortiedeshuitacresenfriched'Ira.

Commentsefait-ilquelabicoqued'Iraaitpumelaisseruneimpressionaussidurable?Ehbien,cesontles images lesplusanciennes, les imagesd'indépendanceetde liberté surtout,quiont lavie laplusdure,malgré les bonheurs et les coups de masse de l'existence dans sa plénitude. Au reste, ce rêve de cabanen'appartientpasenpropreàIra.Ilaunehistoire.Rousseaul'afait,Thoreaul'afait.C'estlepalliatifdela

hutteprimitive.Le lieuoù l'onsedépouillede l'accessoire,celuioù l'onrevient,quandbienmêmeilneserait pas le lieu de naissance, pour se décontaminer et s'absoudre de ses efforts. C'est le lieu où l'onabandonne,toustantqu'ilssont,lesuniformesqu'onaportés,lescostumesquel'onaendossés,oùl'onsedépouilledes coups reçusdans l'existence,du ressentiment,de l'apaisementetde laméfiancevis-à-visdumonde,cemondemanipulateur,etdontonasoi-mêmeactivélesmanettes.Avecl'âge,l'hommequittelasociétépourvivredanslesbois–lesphilosophiesextrême-orientalessontrichesdecemotif,quecesoitdanslapenséetaoïste,hindoue,chinoise.L'«habitantdelaforêt»,c'estladernièreétapeduvoyagedelavie.Iln'estquedevoircespeintureschinoisesduvieilhommeaupieddelamontagne,vieuxChinoistoutseulsous lamontagne,une fois fuie l'agitationde l'autobiographique. Il s'est colletédeboncœuravec lavie,jadis;àprésent,danslesgrandscalmes,ilvasecolleteraveclamort,l'austéritél'attire,grandeaffairefinale.

C'étaitMurrayquiavaiteul'idéedeboirecesMartini.Bonneidée,certes,maispasgénialeaprèstout:boireunverre,àlafind'unaprès-midid'été,avecquelqu'unquimeplaisait,parleravecquelqu'uncommeMurray, me remettait en mémoire les plaisirs de la compagnie des hommes. J'avais eu grand plaisir aucommercedemessemblables,jen'avaispasparticipéàlavieavecindifférence,jen'enavaispasretirémesbilles...

Maisc'estl'histoired'Ira.Pourquoic'étaitimpossiblepourlui.«Ilauraitvouluunfils,repritMurray.Ilmouraitd'enviedeluidonnerlenomdesonami;ill'aurait

appeléJohnnyO'DayRingold.DorisetmoinousavionsLorraine,notrefille,etchaquefoisqu'ilvenaitdormirsur lecanapé,Lorrainearrivaittoujoursà luiremonter lemoral.Dansl'encadrementdelaporte,elleaimaitregarderdormirLemuelGulliver.Ils'estattachéàcettepetite,avecsafrangedecheveuxnoirs.Etelles'estattachéeàlui.Quandilvenaitnousvoir,elleluidemandaitdejoueravecsespoupéesrusses.Illesluiavaitoffertespourunanniversaire,tusais,cespoupéesrussesencostumefolkloriquequis'emboîtentlesunesdanslesautresjusqu'àlapluspetite,grossecommeunenoix,aucentre.Ilsinventaientdeshistoiressur chacune des poupées, ils racontaient combien les petites gens travaillaient dur en Russie. Et puis ilentourait la série fermée dans l'une de sesmains et elle y disparaissait. La série des poupées disparaissaitcomplètementdanssesdoigtsspatulés;desdoigtsétrangesàforced'êtredémesurés,desdoigtsàlaPaganini.Lorraineadoraitcegeste:laplusgrandedecespoupéesgigognes,c'étaitsononcleimmense.

« Pour l'anniversaire suivant, il lui a apporté l'albumdu chœur de l'Armée rouge avec son orchestre,jouantdeschantsrusses.Ilyavaitplusd'unecentainedechoristes,etautantdemusiciens.Legrondementdesbassesétaitprophétique–unsonmagnifique.ElleetIras'amusaientbienaveccesdisques.Leschantsétaient en russe, et ils les écoutaient tous deux, Ira faisant semblant d'être le soliste à la voix de basse,articulantcesmotsincompréhensiblesetfaisantdegrandsgestesdéclamatoires,censémentrusses;lorsquelerefrainrevenait,c'étaitLorrainequienarticulaitlesparolesincompréhensibles.Ellesavaitjouerlacomédie,mafille.

« Il y avaitun chantqu'elle aimaitparticulièrement, et c'est vrai qu'il était beau.C'étaitune chansonpopulaire traditionnellequi s'appelaitDoubinouchka ;une chanson émouvante,mélancolique commeuncantique,unechansonsimple,surfonddebalalaïka.Lesparolesétaienttraduitesenanglaisàl'intérieurdela pochette et Lorraine les avait apprises par cœur ; pendant desmois, elle les a chantées dans toute lamaison.Deschansons,j'enaientendubeaucoupdansmonpaysnatalDeschansonsjoyeusesetdeschansonstristes.Maisilenestunequis'estgravéedansmamémoire:Lechantdel'humbletravailleur.

«Ça,c'était lecouplet.Maiscequ'ellepréféraitchanter,c'était le refrain.Parcequ'onydisait :“Ho !hisse!”Han,lèvelatriqueHo!hisse!TironsplusforttousensembleHo!hisse!

« Quand Lorraine était toute seule dans sa chambre, elle alignait les poupées russes et passaitDoubinouchka,enchantantd'unairtragique:“Ho!hisse!”tandisqu'ellepoussaitsespoupéesdanstouteslesdirectionssurleplancher.

–Arrêteuneminute,Murray,attends»,dis-je.Jemelevaietrentraidanslamaison,jusqu'àmachambreoù se trouvaientmon lecteurdeCDetmonvieuxphonographe.Presque tous lesdisques étaient rangésdansdescartonsaufondd'unplacard,maisjesavaisdansquelcartontrouverceluiquejecherchais.Jeprisdoncl'albumqu'Iram'avaitoffert,àmoi,en1948,etentirailedisquesurlequelsetrouvaitDoubinouchka,jouéparleschœursdel'Arméerouge.Jeplaçailecurseursur78tours,époussetailedisqueetlemissurleplateau.Lesportescoulissantesdemachambreouvertes,jeposail'aiguillesurlesillondeladernièreplageetmontailevolumepourqueMurrayentendedepuislaterrasse,puisjesortislerejoindre.

Danslesoirnousécoutâmes,nonpaschacunlesparolesdel'autre,maistouslesdeuxDoubinouchka.Laformule de Murray était juste. C'était bien une belle chanson populaire traditionnelle, émouvante etmélancolique.Malgrélecrissementsurlasurfaceusée(ilrevenaitàintervallesréguliers,nonsansrappelerlespetitsbruitsfamiliersdelanuit,l'été,àlacampagne),lechantsemblaitnousparvenirtoutdroitdesonlointain passé historique. Ce n'était pas du tout comme d'écouter, allongé sur ma terrasse, les concertsclassiquesàlaradio,lesamedisoir,endirectdeTanglewood.«Ho!hisse!Ho!hisse!»venaitdufonddestemps et de l'espace ; c'était le vestige fantomatique de ces heures d'ivresse révolutionnaire où tout unchacun,danssonappétitdechangement,sous-estimecommedejusteavecnaïveté–folieimpardonnable–lacapacitédel'humanitéàmassacrersesplusnoblesidéespourqu'ellestournentàlafarcetragique.Ho!hisse !Ho!hisse !Commesi laruse, la faiblesse, labêtiseet lacorruptionnerisquaientpasdepeserpluslourdquel'élancollectif,laforcedupeuple,tirantensemblepourrebâtirsavieàneufetabolirl'injustice.Ho!hisse!

Àlafindudisque,Murraydemeurasilencieux;etjememisàentendredenouveautoutcequej'avaisévacuéenl'écoutant:lesgrenouilles,avecleursronflements,leurstrilles,leursnasillements,lesrâlesdansleMaraisbleu,cemarécagepleinderoseauxquisetrouveàl'estdechezmoi,lesrâlesetleurkek-kik-keuk,aveclesroiteletsquijacassaientleuraccompagnement.Etpuisleshuarts,leshuartsmaniaco-dépressifs,avecleurspleursetleursrires.Touteslescinqminutesonentendaitcouinerunechouetteeffraie,et,encontinu,l'orchestreàcordesdescriquetsdelaNouvelle-AngleterrenoussciantunconcertopourcriquetdeBartók.Un raton laveur gazouilla dans les bois tout proches, et, le temps passant, je pensaimême entendre lescastors rongerun arbre, là où les affluents de la forêt alimententmon étang.Desbiches, leurrées par lesilence,avaientdûtrops'approcherdelamaison,cartoutàcoup,ayantsentinotreprésence,onentenditleurcodeenmorsepourinviteràlafuite:unrenâclement,ungrattementdesabot,unpiétinement,unecavalcade,elless'enfuientd'unbond.Leurscorpsseprécipitentgracieusementdanslefourréetpuis,àpeineaudibles,ellescourentcommesi leurvieendépendait.Onn'entenditplusque la respirationdeMurray,l'éloquencedusoufflerégulierd'unvieillard.

Ilnes'écoulapasloind'unedemi-heureavantqu'ilnereprîtlaparole.Lebrasduphonographen'étaitpasrevenuenpositiondedépart,et,àprésent,j'entendaisl'aiguillefrémirsurl'étiquette.Jenemelevaipas

pourlaremettreenplace,carj'auraisinterrompucequiavaitfaittairemonconteuretcréél'intensitédesonsilence. Jemedemandaiscombiende temps il resterait sansriendire,et s'iln'allaitplus riendiredutout,etseleverpourmedemanderdeleraccompagneràsarésidenceuniversitaire–aucasoùlespenséeslibéréesenluiexigeraienttouteunenuitdesommeilpourperdreleurvéhémence.

Maisavecunrirediscret,ilfinitparmedire:«Çam'atouché.–Ahbon?Pourquoi?–Mapetitefillememanque.–Oùest-elle?–Elleestmorte,Lorraine.–Maisquand?–Ilyavingt-sixans,en1971.Méningite.Elleestmortedujouraulendemain,àlâgedetrenteans,en

laissantunmarietdeuxenfants.–EtDoris,elleestmorte?–Doris?Biensûr.»Je rentrai dans lamaison, pour soulever l'aiguille du phonographe et la remettre à l'arrêt. «Tu veux

écouterunautremorceau?»demandai-je.Cettefois,iléclatad'unrirefranc.«Tuessaiesdetestermarésistance?Tutefaisuneidéedemaforce,

moncherNathan,quimesembleuntoutpetitpeugrandiose.Doubinouchkaaeuraisondemoi.–J'endoute,dis-jeensortantlerejoindresurlaterrasse,oùjereprismonsiège.Tudisais...– Je te disais... je te disais...Oui, quand Ira s'est fait virer à coups de pied au derrière, Lorraine était

navrée.Ellen'avaitqueneufoudixans,maiselles'estrévoltée.Aprèsqu'Iras'estfaitmettreàlaportepourêtrecommuniste,ellenevoulaitplussaluerledrapeauaméricain.

–Ledrapeauaméricain?Oùça?–Àl'école.Oùveux-tuqu'elleaiteuàsaluerledrapeau?Lamaîtresseaessayédelaprotéger,ellel'aprise

àpart,etelleluiaditqu'ilfallaitabsolumentlefaire.Maislapetiterefusait.Ellebouillonnaitdecolère.UnevraiecolèreRingold.Elleadoraitsononcle.Elletenaitdelui.

–Commentças'estterminé?–J'aieuunelongueconversationavecelle,etelles'estremiseàsaluerledrapeau.–Qu'est-cequetuluiasdit?–Jeluiaiditquej'aimaismonfrère,moiaussi.Quejepensaisquec'étaitinjuste,moiaussi.Jeluiaidit

quejepensaiscommeelle,quec'étaitunscandaledevirerquelqu'unpoursesopinionspolitiques.Quejecroyaisen la libertédepenser.La libertéabsoluedepenser.Mais je luiaidit : Ilne fautpascherchercegenredebagarre.Çan'envautpaslapeine.Àquoiçat'avancerait?Qu'est-cequetugagnerais?Nevapastebattrequandtusaisquetunepeuxpasgagner,etqueçan'envautmêmepaslapeine.Jeluiaiditcequejedisaisàmonfrèreàproposdesdiscoursenflammés–cequej'essayaisdeluidiredepuisqu'ilétaittoutpetit,pourcequeçaluiaservi!Quecen'estpaslacolèrequicompte,maisdesemettreencolèrepourlesbonnesraisons.Jeluiaidit:Voisleschosessousl'angledeDarwin.Lacolèresertàrendreefficace.C'estsafonctiondesurvie.C'estpourçaqu'ellet'estdonnée.Sielleterendinefficace,laisse-latombercommeunepommedeterrebrûlante.»

Dutempsqu'ilétaitmonprofesseur,cinquanteansplustôt,Murraysavaitdonnerdureliefàsonpropos,mettre la leçon en scène, il avait des douzaines de « trucs » pour que notre attention ne faiblisse pas.Enseignerétaitpourluiunmétierdepassion,etc'étaitunmaîtrestimulant.Maisaujourd'hui,quoiqueloind'êtreunvieillardvidédesasève,ilnejugeaitplusnécessairedesemettreenquatrepourêtreclair,etilenétait arrivé à parler de manière presque totalement dépourvue de passion. Il s'exprimait sur un tonpassablement monocorde, mesuré, sans tenter d'orienter, ou de désorienter son interlocuteur par des

inflexionsdevoixoudesmimiquestropexpressivesdesonvisageoudesesmains–pasmêmeenchantant:«Ho!hisse!»

Soncrâneparaissaitsipetit,sifragileàprésent.Pourtantquatre-vingt-dixansd'existences'yabritaient.Ilyenavait,là-dedans.Touslesmorts,d'abord,leursactions,leursmauvaisesactionsconvergeantavectoutesles questions sans réponse, les choses dont on ne sera jamais sûr, pour lui assigner une tâche écrasante :racontercettehistoiresanstropd'erreurs.

Letemps,nouslesavons,passetrèsviteverslafin;maisMurrayétaitverslafindepuissilongtempsque,lorsqu'il parlait comme il le faisait, avecpatience, avecpertinence, etmêmeune certaineneutralité–nes'arrêtantquede temps en tempspourboireunebonnegorgéedeMartini–, j'avais le sentimentque letempss'étaitdissous,pourlui;qu'ilnes'écoulaitplusnilentementnivite,etquemonmaîtrenevivaitplusdans le temps, mais seulement à l'intérieur de son être. Comme si cette vie active, pleine d'efforts,entreprenante,oùilavaitétéentouteconscienceprofesseur,citoyenetpèredefamilleavaitétéunelonguelutte pour atteindre un état dont toute ardeur serait absente. Vieillir jusqu'à la décrépitude n'était plusinsupportable,pasdavantagequelepuitssansfonddel'oubli;nimêmelefaitquetoutseramenaitàrien.Toutavaitétésupportable,ycomprisdemépriser,sansrémission,cequiméritaitdel'être.

En Murray Ringold, pensais-je, l'insatisfaction humaine a trouvé son maître. Il a survécu àl'insatisfaction.Voicicequirestelorsquetoutestpassé:lestoïcisme,quitientsatristesseenbride.Voicilaretombéede la fièvre. Pendant longtemps, la vie brûle, tout est tellement intense, et puis, peu à peu, lafièvretombe,onrefroidit,etpuisviennentlescendres.L'hommequim'aapprislepremieràboxeravecunlivreestrevenuaujourd'huidémontrercommentonboxeaveclavieillesse.

Etc'estuntalentstupéfiant,unnobletalent,carriennenousapprendmoinsàvieillirqued'avoirvécuunevierobuste.

3

«LaraisonpourlaquelleIraétaitvenumevoir,etavaitpassélanuitcheznouslejouroùvousvousêtesrencontrés,c'estcequ'ilavaitappriscematin-là.

–Elleluiavaitditqu'ellevoulaitavorter?–Non,ça,elleleluiavaitdéjàditlaveilleausoir;elleluiavaitditqu'ellecomptaitalleràCamden,se

faire avorter. Il y avait là-bas unmédecin que les gens riches allaient trouver du temps où l'avortementn'étaitpasuneaffairesansrisques.Sadécisionnel'ad'ailleurspasstupéfait.Çafaisaitdessemainesqu'ellehésitait,ellenesavaitpasquoifaire.Elleétaitplusâgéequ'Ira,quaranteetunans.Sonvisagen'entrahissaitrien,maiscen'étaitplusunejeunesse.Avoirunenfantàsonâgeluicausaitsouci.Iralecomprenait,maisilnel'acceptaitpas,ilrefusaitdevoirsonâgecommeunobstacle.Iln'étaitpasdugenrecirconspect,vois-tu.Ilfonçaitdanslaviecommeunrouleaucompresseur,etiladonctentédelaconvaincrequ'ilsn'avaientpasdesouciàsefaire.

«Ilcroyaitd'ailleursl'avoirconvaincue.Maisils'estposéunnouveauproblème,celuidutravail.Déjà,lapremière fois,quandelle avait eu sa filleSylphid, elle avait trouvédurdegérer sa carrière en s'occupantd'unbébé.Even'avaitquedix-huitans,àlanaissancedeSylphid–elleétaitstarletteàHollywood.Elleétaitmariéeàcetacteur-là,Pennington.Trèscélèbre,dansmajeunesse,CarltonPennington,lehérosdumuetauprofilciseléselonlescanonsdelabeautéclassique.Grand,élancé,gracieux,lachevelurenoireetlustréecomme l'aile du corbeau, la moustache noire. Élégant jusqu'à la moelle. Membre en bonne place del'aristocratiesocialeetde l'aristocratied'Éros–cedontsonjeudescènetirait lemeilleurparti.Leprincecharmantetunecentraleélectro-érotique,letypequivousconduitàl'extasedansuneRollsplaquéargent.

«C'est lestudioquiaarrangélemariage.ElleetPenningtonavaienteuuntelsuccèsensemble,etelleétaittellementtoquéedeluiquelestudioadécidéqu'ilfallaitqu'ilssemarient.Etunefoismariés,qu'ilsaientunenfant.Toutçapourfairetairelesrumeursselonlesquellesilétaitpédé.Etill'était,biensûr.

«Pourqu'ellepuisseépouserPennington, il fallait sedébarrasserd'unpremiermari.Penningtonaétésondeuxième.Lepremiers'appelaitMueller,elles'étaitenfuieavecluiàl'âgedeseizeans.C'étaitunvoyouillettré qui venait de passer cinq ans dans la marine. Grand, costaud, d'ascendance germanique, fils debarman,ilavaitgrandiàKearny,prèsdeNewark.Desoriginesfrustes,pouruntypefruste.Unesorted'Irasansidéalisme.Ellel'avaitrencontrédansungroupedethéâtreduquartier.Ilvoulaitêtreacteur,ellevoulaitêtreactrice.Ilvivaitdansunepensiondefamille,ellehabitaitencorechezsesparentsetallaitaulycée;ilssesont enfuis à Hollywood. C'est comme ça qu'Eve s'est retrouvée en Californie, elle s'est sauvée toutegamine avec le fils du barman.Au bout d'un an, elle était déjà vedette, et donc, pour se débarrasser deMueller,quiluin'étaitrien,lestudiol'aacheté.Ilamêmetournédansquelquesmuets,çafaisaitpartiedesondédommagement,et il a euunoudeux rôlesdedurdans leparlant,mais ses relationsavecEveontdisparudesarchives.Jusqu'àunedateultérieuredumoins.Onvaleretrouver,Mueller.L'intéressant,c'estqu'elleépousePennington,coupdepubpourtoutlemonde:mariageaustudio,bambin,douzeansdevieconjugaleavecPennington,douzeansoùelleavécucommeunenonne.

« Elle avait coutume d'emmener Sylphid voir son père enEuropemême après sonmariage avec Ira.Penningtonestmort,aujourd'hui,maisilvivaitsurlaCôted'Azur,aprèslaguerre.Ilavaitunevilladanslescollines, au-dessus de Saint-Tropez. Il était ivre tous les soirs, il partait en chasse, c'était devenuune ex-célébritéaigriequipassaitsontempsàdéblatérercontrelesJuifsquidirigeaientHollywoodetquiavaient

ruinésacarrière.ElleemmenaitSylphidvoirsonpèreenFrance,ilssortaientdîneràSaint-Tropeztouslestrois,ilbuvaituneoudeuxbouteillesdevin,etilsemettaitàreluquerunserveurpendanttoutledîner,etpuis il renvoyaitEve etSylphid à leurhôtel.Le lendemain,quand elles allaient chez luiprendre lepetitdéjeuner,leserveurétaitàtableaveceuxenpeignoirdebain,ettoutlemondemangeaitdesfiguesfraîches.Eve retournait auprèsd'Ira en larmes, elle racontaitque ce type avait grossi, qu'ilbuvait, etqu'il y avaittoujoursungossededix-huitansquicouchaitchezlui,unserveur,unjeuneclochardlevésurlaplage,unbalayeur – elle ne pourrait plus jamais retourner enFrance.Mais elle y retournait pourtant, à tort ou àraison,elleemmenaitSylphidàSaint-Tropezvoirsonpèredeuxoutroisfoisparan.Çanedevaitpasêtrebienfacilepourlapetite.

« Après Pennington, Eve a épousé un promoteur immobilier, ce Freedman dont elle prétendait qu'ilavaitdépenséjusqu'àsonderniersouàelle,etfaillil'obligeràhypothéquersamaison.SibienquelorsqueIraestarrivédanslemondedelaradio,àNewYork,elleesttoutnaturellementtombéeamoureusedelui.Noble pourfendeur de barrières, entreprenant, impollué, formidable conscience ambulante, toujours àjapperpourréclamerlajusticeetl'égalitépourtous.Iraetsesidéauxattiraienttoutessortesdefemmes,deDonna Jones à Eve Frame, avec toutes les catégories d'emmerderesses intermédiaires. Les femmes endétresseétaientfollesdelui.Savitalité.Sonénergie.Ungéant,unSamsonrévolutionnaire.Chevaleresqueàsamanièrederustre.Etpuisilsentaitbon.Tut'ensouviens?C'étaitnaturel.Lorrainedisait:“OncleIra,ilsentlesiropd'érable.”C'étaitvrai.Ilsentaitlasève.

«Audébut,l'idéequ'EveailleremettresafilleàPenningtonlerendaitfou.Jecroisqu'ilpensaitqu'ellene le faisait pas seulement pour permettre à la petite de voir son père, mais qu'elle lui trouvait encorequelquechose.C'estbienpossible,d'ailleurs.Peut-êtrejustementsonhomosexualité.Peut-êtresesoriginessocialesprestigieuses.Vieillefortunecalifornienne.QuiluipermettaitdevivreenFrance,dureste.ParmilesbijouxqueSylphidportait,ilyavaitdespiècesespagnolescollectionnéesparlafamilledesonpère.Iramedisait:“Safilleestchezlui,dansunepièce,etlui,ilestdansuneautrepièceavecunmatelot.Evedevraitprotégersafilledecessituations,aulieudelatraînerenFrancepourlesluimettresouslenez.Pourquoiest-cequ'elleneprotègepassafille?”

«Jeconnaissaisbienmonfrère.Jesavaiscequ'ilavaitenviededire.Ilavaitenviededire,Jet'interdisd'yretourner.Moi,jel'aiaverti:“Tun'espaslepère.Tun'espasenpositiond'interdirequoiquecesoitàsafille.Situestimesquec'estuneraisonsuffisantepourrompre,soit.Autrement,reste,etfaisavec.”

«C'étaitmapremièreoccasiondeluilaisserentendre–pasquestiondeledirecrûment–cequej'avaissurlecœurdepuislongtemps.Avoiruneaventureavecelle,passeencore.Unevedettedecinéma,pourquoipas?Maisl'épouser?Non,çac'étaituneerreurcrianteàtouségards.Cettefemmen'avaitaucuncontactavec la politique, le communisme surtout. Elle s'y retrouvait dans les intrigues embrouillées des romansvictoriens, elle aurait pu débiter tous les noms des personnages de Trollope, mais de la société, de sesfonctionnements quotidiens, elle ne savait rien. Elle s'habillait chez Dior, des vêtements fabuleux. Elledevait avoir un millier de petits bibis à voilette. Elle portait des sacs et des chaussures en reptile. Elledépensaitune fortuneenvêtements.Tandisqu'Ira,c'était le typequimettaitquatredollarsquatre-vingt-dix-neufdansunepairedechaussures.Unjour,iltombesurlafactured'unedesesrobes:huitcentsdollars.Ilnecomprendmêmepascequeçaveutdire.Ilvajusqu'àlapenderieetilessaiedes'imaginercommentellepeutcoûterceprix-là.Normalement,entantquecommuniste,elleauraitdûl'agacerdès lapremièreseconde. Alors qu'est-ce qui peut bien expliquer qu'il l'ait épousée, elle, plutôt qu'une camarade ? Àl'intérieurduParti,tunecroispasqu'ilauraitpuenrencontrerunequilesoutienne,quisoitavecluidanslalutte?

«Dorisl'excusaittoujours,elleluitrouvaitdescirconstancesatténuantes,elleprenaittoujourssadéfensequand je commençais. “Oui, elledisait, voilàun communiste,ungrand révolutionnaire,unmembredu

Partiavectoutsonenthousiasme,ettoutd'uncoup,iltombeamoureuxd'uneactriceécerveléequiportedes jupes longues etdes vestes à tailledeguêpe, célèbre,belle,plongée commeun sachetde thédans sesprétentions à l'aristocratie, il est en pleine contradiction avec ses valeurs morales, seulement c'est çal'amour.–Tucrois?jeluidemandais.Moi,j'yverraisplutôtdelacrédulité,delaconfusionmentale.Iran'aaucuneintuitiondansledomainedesémotions.Cemanqued'intuitionestclassiquechezcegenredegauchiste sans nuances. Ces gens-là ne sont pas d'une grande finesse psychologique.”Mais la parade deDoris,c'étaitdelejustifierparlepouvoirannihilantdel'amour.“L'amour,disait-elle,l'amourçan'estpaslogique.Lavanitén'estpas logique. Iranonplus.Chacundenous, encebasmonde, a savanité, etparconséquentsonaveuglementsurmesure.EveFrameestlavanitéd'Ira.”

«Mêmeàsonenterrement,oùiln'yavaitpasvingtpersonnes,Doris,quiavaitpourtantletracquandils'agissaitdeparlerenpublic,s'estlevéepourfaireundiscours.Elleaditquec'étaituncommunistequiétaitportésurlavie;uncommunistepassionné,maissurtoutpasfaitpourvivredansl'enclaveferméeduParti;et c'était ce qui l'avait détourné de sa voie, et détruit. Il n'était pas parfait du point de vue ducommunisme–Dieumerci.Ilnesavaitpasrenonceràlaviepersonnelle.Lesconsidérationspersonnellesnecessaientdefaire irruptionchez lui,toutmilitantetdéterminéqu'ilessayaitd'être.C'estunechosedefaireallégeanceà sonParti, c'enestuneautred'êtrequi l'onest, etdenepas savoir se restreindre. Ilnesavaitrefouleraucunefacettedesonêtre.Iras'investissaitdanstoutcequ'ilvivait,aditDoris,etjusqu'àlagarde,ycomprisdanssescontradictions.

«Mafoi,peut-êtrequeoui,peut-êtrequenon.Sescontradictionsétaientindéniables.Ouvertentantquepersonne,secretentantquecommuniste.Laviedefamille,laviedeParti.Lebesoind'avoirunenfant,ledésirde fonderune famille– est-cequ'unmembredûParti qui avait ses aspirationsdevrait tellement sesoucierd'avoirunenfant ?Mêmeà sescontradictions il faut savoir imposerune limite.Ungarsdes ruesépouseruneartiste* ?Untyped'une trentained'annéesépouserune femmequienaquarante,avecungrand bébé adulte encore au foyer ? Leurs incompatibilités étaient sans nombre. Seulement voilà, ça lestimulait.AvecIra,plusçaclochait,plusilyavaitàremédier.

«Jeluiaidit:“Ira,pourcequiestdePennington,lasituationestimpossibleàredresser.Laseulefaçond'yremédier,c'estdenepasêtrelà.”Jeluiairépétéplusoumoinscequ'O'DayluiavaitditàproposdeDonna.“C'estpasdelapolitique,c'estdelavieprivée.Tupeuxpasimporterdanstavieprivéel'idéologiequetuapportesdanslevastemonde.Tupeuxpaschangercettefemme.Tellequ'elleest,ellerestera;sic'estinsupportable, alorsmets les voiles.C'estune femmequi a épouséunhomosexuel,qui avécudouzeansavecluisansqu'illatoucheetquicontinued'entreteniruncertaincommerceaveclui,alorsqu'ilseconduitdevant leur fille d'unemanière qu'elle considère préjudiciable à son équilibre. Elle considère sans doutequ'ilseraitencorepluspréjudiciablepourelledenepasvoirsonpèredutout.Elleestpriseentredeuxfeux,iln'yasansdoutepasdebonnesolution–alorslaissefaire,n'ypensepas,laissetomber.”

«Puis je lui aidemandé : “Dis-moi, est-cequ'ilyad'autres chosesque tune supportespas ?D'autreschosesquetuvoudraischanger?Parceque,s'ilyena,n'ypensemêmepas.Tunepeuxrienchanger.”

«Maischangerleschoses,c'étaitlagrandeaffairedesavie.Lesensdesavie.Lesensdecettevied'efforts.C'était l'essencemêmede cet hommequede traiter tout obstacle commeundéfi à sa volonté. Il fallaittoujoursqu'ilfasseuneffort,qu'ilchangetout.Selonlui,c'étaitpourçaqu'onétaitvenusaumonde.Toutcequ'ilvoulaitchangers'ytrouvait.

«Maisdèsqu'ondésirepassionnémentcequiéchappeàsoncontrôle,ons'exposeàdesmécomptes–onseprépareàsefairemettreàgenoux.

« “Dis-moi, j'aidit à Ira, si tudevaismettre encolonne toutes les choses insupportables, tirerun traitdessousetlesadditionner,est-cequeçadonneraitlerésultat‘totalementinsupportable'?Parcequesic'estlecas,quandbienmêmetuseraisarrivél'avant-veille,quandbienmêmetonmariageseraittoutneuf,ilfaut

quetut'enailles.Parcequetoi,quandtutetrompes,tuastendanceànepast'enaller,aucontraire.Tuastendanceàcorrigerleschosesàtamanièrevéhémente,commelesgensdenotrefamilleaimentcorrigerleschoses.Çamefaitsouci,ça,encemoment.”

«Ilm'avaitdéjàparlédutroisièmemariaged'Eve,avecFreedman,alorsjeluiaidit:“Ondiraitqu'ellecollectionnelesdésastres.Etqu'est-cequetuvasyfaire,aujuste?Tuvasdéfaire lesdésastres?LeGrandLibérateuràlavillecommeàlascène?C'estpourçaquetuesallélachercheraudépart?Pourluimontrerquetuesplusgrandetmeilleurquelagrandevedettehollywoodienne?Etqu'unJuifn'estpasuncapitalisterapacecommeFreedman,maisunemachineàrétablirlajustice,commetoi?”

«Dorisetmoi,nousavionsdéjàdînéchezeux.J'avaisvulafamillePennington-Frameenaction,alorsj'ai vidé mon sac sur ce chapitre aussi, j'ai vidé mon sac jusqu'au bout. “Cette fille est une bombe àretardement,Ira.Elleestpleinederancune,elleestmorose,elleestsinistre–c'estquelqu'unquinepensequ'às'exhiber,lerestedutemps,elleestabsente.C'estunevolontaire,quial'habituded'obtenircequ'elleveut,ettoi,IraRingold,tul'encombres.Certes,toiaussituasdelavolonté,tuesplusgrandqu'elle,plusâgé. Mais tu ne pourras pas faire connaître ta volonté. En ce qui concerne cette fille, ce n'est pas tasupérioritéphysiqueettonâgequitedonnerontlamoindreautoritémorale.Tuvasenêtrefrustré,toi,lemagnatduracketàl'autoritémorale.Avectoi, lafillevadécouvrirlesensd'unmotquesamèreneluiajamaisdonnél'occasionderencontrer:résistance.Tuesunobstacled'unmètrequatre-vingt-dix-sept,unemenacepoursatyranniesurlavedettequ'estMaman.”

«Jen'aipasmâchémesmots.J'étaisintensemoi-même,àl'époque.L'irrationnelmedéstabilisait,surtoutvenantdemonfrère.Jemesuismontréplusvéhémentquej'auraisdû,maisjen'aipasvraimentexagéréleschoses.Jem'ensuisaperçutoutdesuite,sitôtlaportepassée,quandonadînéchezeux.Çameparaissaitflagrant,maisIras'estindigné.“Etqu'est-cequetuensais?Commenttusaistoutça?Parcequetuestrèsintelligent,ouparcequejesuistropcrétin?–Ira,ilyaunefamillededeuxpersonnesquivitsouscetoit,pas une famille de trois personnes ; une famille de deux personnes qui n'a aucune relation humaineconcrèteaveclesautres.Ilyasouscetoitunefamillequin'alesensdesproportionsenriennipourrien.Souscetoit,lamèreestenbutteauchantageaffectifdesafille.Tunepeuxpasvivreheureuxenprotégeantquelqu'unquiestvictimed'unchantageauxsentiments.Danscettemaisonlesrôlesserenversent,lamèren'apasd'autorité,c'estlafillequiena,çacrèvelesyeux.C'estSylphidquifaitlaloi.EtsarancuneamèrecontreEvecrèvelesyeux.Cettefilleaunedentcontresamère,pouruncrimeimpardonnable,çacrèvelesyeux. Elles ne connaissent aucun frein à leurs émotions exacerbées, ça aussi, ça crève les yeux. Ellesn'éprouventaucunplaisiràlacompagniel'unedel'autre.Ilnepourrajamaisrienyavoirquiressembleàuneententeraisonnable,convenable,entreunemèreaussiapeuréeetunefilleaussisévère,jamaissevrée.

«“Tuvois,Ira,larelationentreunemèreetsafille,unemèreetsonfils,çan'estpassicompliqué,jeluiaidit.Moij'enaiune,defille.Jem'yconnaisenfilles.C'estunechosedevivreavectafilleparcequetul'aimes,parcequetuenesépris,c'enestuneautredevivreavecelleparcequ'elleteterrifie.Ira,lafureurdecette fille contre le remariage de sa mère voue d'emblée ton ménage à l'échec. ‘À chaque famille sonmalheur',moijetedécrisseulementdequellefaçoncettefamille-làestmalheureuse.”

«C'estalorsqu'ilacontre-attaqué.“Écoute,moi,j'habitepasLehighAvenue.J'adoretaDoris,c'estuneépouseformidable,unemèreformidable,maismoi,lecouplejuifbourgeoisavecdeuxservicesàvaisselle,çam'intéresse pas. J'ai jamais vécu dans les conventions bourgeoises, alors c'est pas aujourd'hui que je vaiscommencer. Tu me proposes carrément d'abandonner une femme que j'aime, un être humainextraordinaire,pleindetalent–dontlavie,soitditenpassant,n'apasétéunlitderoses–,del'abandonneretdemetireràcausedecettegossequijouedelaharpe?Tucroisvraimentquec'estça,leproblèmedemavie ?Leproblèmedemavie,c'est le syndicatauquel j'appartiens,Murray, fairebougerce foutusyndicatd'acteurs, qui est coincé sur ses positions.Leproblèmedema vie, c'est le typequi écritmes rôles.Mon

problème,c'estpasdedérangerlagamined'Eve,c'estdedérangerArtieSokolow.Jenégocieaveccetype,avantqu'ilrendesonscénario;jelelisaveclui,etsij'aimepasmontexte,Murray,jeluienvoiepasdire.Jerefusededireuntextequimeconviennepas.Alorsjem'assiedsàtableavecluietjemebatsjusqu'àcequ'ilmedonneuntextequifassepasserunmessagesocialementutile.”

«TupouvaistoujourscomptersurIrapourêtreàcôtédelaplaqueavecagressivité.Ilpensait,certes,maisiln'avaitpaslesidéesclaires.Ilavaitdesidéesfortes.Moi,jeluiréponds:“Quetujoueslescaïdsdanstonmétieretquetuapprennesauxauteursàécrireleursscénarios,moijem'enfichepasmal.Jeteparlepasdeça.Jeteparlepasdemariagebourgeois,conformisteouanticonformiste.Jeteparled'unfoyeroùlapauvremèren'estqu'unpaillassonquesafillepiétine.C'estquandmêmedinguequetoi,filsdenotrepère,toiquiasgrandicheznous,tunevoiespasàquelpointlesrapportsdomestiquespeuventêtreexplosifs,destructeurspourceuxquilesvivent.Ceschamailleriesquitevidentdetonénergie,cettedésespérancequotidienne.Cesnégociationspiedàpied.Cefoyeroùtuvisestcomplètementdéjanté.”

«Bon,Iran'étaitpasdugenreàsegênerpourtedire:“Vatefairefoutre”,etneplusjamaisterevoir.Ilfaisaitpasdanslanuance.Ildémarraitenpremière,etcrac,ilpassaitlacinquièmeetadios.Jepouvaispasm'arrêter,jevoulaispas,etdonc,biensûr,ilm'aditd'allermefairefoutreetilestparti.Sixsemainesplustardjeluiaiécrit,maisiln'apasrépondu.Alorsj'aitéléphoné,pasderéponsenonplus.Pourfinir,jesuisalléàNewYorketjel'aicoincépourm'excuser:“Tuavaisraison,j'avaistort,çameregardepas.Tunousmanques.Onveutquetuviennesnousvoir.TuveuxamenerEve,tul'amènes,tuveuxpas,tul'amènespas.TumanquesàLorraine.Ellet'adore,ellenesaitpascequis'estpassé.TumanquesàDoris,etc.”Cequej'aurais voulu lui dire, c'est : “Tu te trompes de danger. Ce qui te menace, c'est pas le capitalismeimpérialiste.Cequitemenace,c'estpastesactionspubliques,c'esttavieprivée.C'estpasd'hier,etceseratoujourscommeça.”

«Ilyavaitdesnuitsoùjen'arrivaispasàdormir.JedisaisàDoris:“Maispourquoiils'envapas?Qu'est-cequil'empêche?”Ettusaiscequ'ellemerépondait,Doris:“Cequil'empêchec'estqu'ilestcommetoutlemonde–onnecomprendleschosesquequandc'estfini.Ettoi,pourquoitumequittespas?Toutcequirendlaviedifficileentrelesgens,onlevitpas,tucrois?Onadesdisputes,desdésaccords.Onalesmêmesproblèmes que tout le monde, de vétilles en bêtises, les petites insultes, les petites tentations quis'accumulent.Ilyadesfemmesàquituplais,tucroisquejenelesaispas?Descollègues,desfemmesdetonsyndicat,àquituplaisénormément,toi,monmari.Quandtuesrentrédeguerre,tuaspasséunanàtedemandercequetufaisaisavecmoi,àtediretouslesjours:‘Maispourquoijelaquittepas?'–Tucroisquejenelesaispas?Maistunel'aspasfait.Engénérallesgensnelefontpas.Toutlemondeestinsatisfait,mais, engénéral,on reste.Surtout les gensquiont été abandonnés eux-mêmes, comme toi et ton frère.Aprèscequevousavezpassé,vousplacezlastabilitétrèshaut.Trophautsansdoute.Leplusdifficile,danslavie, c'estdecouper lecordon.Lesgens sontprêtsà s'adapterdedixmillemanières à la conduite lapluspathologique.Commentsefait-ilqu'unhommequiasonprofilaffectifselieavecunefemmecommeelle?Pourlaraisonhabituelle:leurstaressecomplètent.Iranepeutpasplussesortirdecemariagequ'ilnepeutsesortirduParticommuniste.”

«Bon,pourenreveniraubébé.JohnnyO'DayRingold.EveaexpliquéàIraquequandelleavaiteuSylphid, àHollywood, entre elle etPennington, il y avait deuxpoidsdeuxmesures.Qu'il parte tous lesjourssuruntournage, tout lemondetrouvaitçanormal ;qu'ellepartetous les jourssuruntournageenconfiantsonbébéàunegouvernante,çafaisaitd'elleunemauvaisemère,unemèrenégligente,égoïste,etçarendait tout lemondemalheureux, elle comprise. Elle lui a expliqué qu'elle ne voulait pas revivre cettesituation.Çaavaitététropdurpourelle,tropdurpourSylphid.Elleluiaexpliquéqueparbiendescôtés,c'étaitcettepressionquiavaitminésacarrièreàelledanslecinéma.

«MaisIraaréponduqu'ellenefaisaitplusdefilms,maisdelaradio,etencore,ausommetdesacarrière.Ellenepartaitpastravaillertouslesjours,maisdeuxfoisparsemaine.Çan'avaitrienàvoir.IlnefallaitpasconfondreIraRingoldavecCarltonPennington.Çan'étaitpasluiquiallaitlalaisserenplanaveclegosse.Pasbesoindegouvernante.Audiable,lagouvernante.Ill'élèveraitlui-même,lepetitJohnnyO'Day,s'illefallait.Quand Ira tenaitunos, il le lâchaitpas facilement.EtEveétait incapablede résister à ce typedepression.Dèsqu'onlapoussaitdanssesretranchements,elles'effondrait.Iladonccrul'avoirconvaincuesur ce chapitre-là aussi.Auboutdu compte, elle lui adit qu'il avait raison,que çan'était pasdu tout lamêmechose,d'accord,ilsallaientl'avoircebébé;alorspourlui,c'étaitl'euphorie,leseptièmeciel–ilfallaitl'entendre.

«Seulementvoilà,laveilledujouroùilestvenucheznousàNewarketoùvousvousêtesrencontrés,elleacraqué,elle luiaditqu'ellen'yarriveraitpas.Elle luiaditàquelpointelleétaitdéchiréedeluirefuserquelquechosequ'ilvoulaittellement,maisellenevoulaitpasrevivreça.Leurdiscussionadurédesheures,qu'est-cequ'ilpouvaitfaire?Quelbiençaallaitfaireàquiquecesoit–elle,lui,oulepetitJohnny–sileurviedefamilledevaitsedéroulersurcefonddemalheur?Ilétaiteffondréetilsontveilléjusqu'àtroisouquatreheures,cettenuit-là,maisencequileconcernait,c'étaitfini.C'étaituntypetenace,maisiln'allaittoutdemêmepasl'attacheràsonlitpendantseptmoispourqu'ellel'ait,cebébé.Siellen'envoulaitpas,ellen'envoulaitpas.Alors il luiaditqu'il l'accompagneraitàCamdenchezlemédecinavorteur.Elleneseraitpastouteseule.»

EnécoutantMurray,jemelaissaismalgrémoirattraperparlessouvenirsdemesmomentsavecIra,dessouvenirs que je n'aurais pas cru garder, la façon dont je me gorgeais de ses mots, de ses convictionsd'adulte;ilmerevenaitdessouvenirspalpablesdenousdeuxentraindetraverserleparcdeWeequahic,luimeparlantdesgaminsmiséreuxqu'ilavaitvusenIran.

«Quand je suis arrivé en Iran,medisait-il, les indigènes souffraientde toutes lesmaladiespossibles etimaginables.Vuqu'ilssontmusulmans,ilsselavaientlesmainsavantdedéféqueretaprès–seulementilslefaisaientdanslefleuve,cefleuvequipassaitdevantnous,pourainsidire.Ilsselavaientlesmainsdansl'eauoùilsurinaient.Leursconditionsdevieétaientterribles,Nathan.Lepaysétaitauxmainsdescheiks.Pasdescheiks d'opérette, hein, des dictateurs de tribu, tu piges ? L'armée leur donnait de l'argent pour que lesindigènestravaillentpournous,etnousondonnaitauxindigènesdesrationsderizetdethé.Durizetduthé,etbasta.Cesconditionsdevie!J'avaisjamaisrienvudepareil.J'avaiscouruaprèsleboulot,pendantlaCrise,moi,j'avaispasétéélevéauRitz,maislàc'étaitautrechose.Nous,parexemple,quandondéféquait,onlefaisaitdansdesseauxdel'armée–desseauxenfer,quoi.Etilfallaitallerlesvider,sibienqu'onlesvidaitsurladécharge.Etquitucroisquisetrouvaitsurladécharge?»

Tout à coup, Ira s'est senti incapable de continuer, incapable de parler. Incapable de marcher. Jem'affolaistoujoursquandçaluiarrivait.Etcommeillesavait,ilagitaitlamainenl'airpourmefairesignedel'attendre,medirequeçaallaitpasser.

Leschosesquine luiplaisaientpas, ilétait incapabled'endiscutercalmement.Toutsonmaintienvirilpouvait s'altérer au point qu'il devenait méconnaissable dès qu'il s'agissait de la dégradation de l'êtrehumain.Lorsqu'ilmedit : «Et qui tu crois qui s'y trouvait ? », j'ai très bien compris qui à cause de sarespiration:«Aaah,aah,aaah...»Onauraitcruqu'ilallaitrendrelederniersoupir.Dèsqu'ilaretrouvésesesprits,suffisammentpourpouvoirmarcher,jeluiaidemandé,commesijenelesavaispas:«Qui,Ira,quidonc?

–Lesgosses.Ilsyvivaient.Ilsécumaientladéchargepourtrouveràmanger.»Cettefois,quandilavaitcessédeparler,j'avaisétéprisdepanique;j'avaispeurqu'ilsebloque,qu'ilsoit

sichaviré–passeulementparsesémotionsmaisparuneimmensesolitudequisemblaitleviderbrutalement

de sa force–qu'ilnepuisse redevenir lehérospleinde courage etde colèreque j'adorais. Je savaisqu'ilfallaitquejetentequelquechose,n'importequoi,etj'essayaidumoinsdecomplétersapensée.Jeluidis:«Etc'étaitaffreux.»

Ilmedonnaunetapedansledos,etnousnousremîmesenroute.«Pourmoi,oui,répondit-ilenfin.Maismespotesdel'arméeenavaientrienàfoutre.Personnen'ena

jamaisriendit.J'aijamaisvupersonne–parmimescherscompatriotes–déplorerlasituation.Moi,çamefaisaitvraimentchier.Maisj'ypouvaisrien.Yapasdedémocratieàl'armée,tupiges?Tuvaspasdiretafaçondepenser à tes supérieurs.Et çaduraitdepuis le commencementdes temps, ça.C'est l'histoiredumonde.Voilàcommentlesgensvivent.Voilàcommentonlesobligeàvivre!»

NousnousbaladionsdansNewark,touslesdeux,pourqu'ilmemontrelesquartiersnonjuifsquejeneconnaissaispasvraiment.LePremierarrondissement,oùilavaitgrandiaveclesItalienspauvres;lequartierdeDownNeckoùvivaientlesIrlandaisetlesPolonaispauvres;etaufildecesvirées,ilm'expliquaitque,contrairementàceque j'avaispeut-êtreentendudire,cesgensn'étaientpasquedesgoys ;c'étaient«destravailleurs, comme tous les travailleursde cepays, industrieux,pauvres, impuissants,qui luttaientpied àpied,jouraprèsjour,pourmeneruneviedécenteetdigne».

NousallionsdansleTroisièmearrondissement,oùlesNoirsavaientfiniparoccuperlesruesetlesvieuxtaudisdesimmigrantsjuifs.Hommes,femmes,garçonsetfilles,Iraparlaitàtouslesgensqu'ilrencontrait;illeurdemandaitcequ'ilsfaisaient,commentilsvivaient,etcequ'ilsdiraientdelapossibilitéde«changercesystèmedemerdeettoutcemécanismedecruautéignorante»quilesprivaitdeleurégalité.Ils'asseyaitsurunbancdevantlaboutiqued'uncoiffeur,dansSpruceStreet,unerueminableàdeuxpasdeBelmontAvenueoùmonpèreavaitgrandidansunimmeublederapport,et ildisaitauxhommesassembléssur letrottoir:«Moi,jesuisletypequiadorerentrerdanslaconversationdesautres»,surquoiilsemettaitàleurparlerdeleurdroitàl'égalité;ilneressemblaitjamaisdavantageàcebronzedeLincolnauxformesétiréesquisetrouveaupieddugrandescalierdutribunalducomtéd'Essex,àNewark,unLincolnfamilierauxgens du cru, queGutzonBorglum a représenté assis sur unbanc demarbre, accueillant aimablement levisiteur à qui sa posture avenante et son visage barbu et émacié révèlent qu'il est sage et avisé, grave etpaternel, et bon.Quant àmoi, devant chez ce coiffeur de Spruce Street, à entendre Ira déclamer parcequ'onvenaitdeluidemandersonopinion:«UnNoiraledroitdemangeroùilveutbienpayerlanote»,jemerendiscomptequejen'avaisjamaisimaginé,etencoremoinsvu,unBlancaussiàl'aiseaveclesNoirs,aussinaturel.

«Ceque lesgensprennentpourde lamorositéetde labêtise,chezeux, tusaiscequec'est,Nathan?C'estunecarapaceprotectrice.Maisdèsqu'ilsrencontrentquelqu'unquiestexemptdepréjugésraciaux,tuvoiscequisepasse,ilsn'ontplusbesoindecettecarapace.Ilsontleurlotdecinglés,biensûr,maistupeuxmedireoùiln'yenapas?»

Un jour, devant chez le coiffeur, Ira découvrit un très vieux Noir aigri qui n'aimait rien tant qued'épanchersabiledansdesdiscussionsvéhémentessurlavacheriedel'humanité:«Touslesmauxquenousavons sous les yeuxne sontpasnésde la tyranniedes tyrans,maisde la tyranniede l'humanité, avec sacupidité,sonignorance,sabrutalité,sahaine.Letyrandumal,c'estchacund'entrenous.»Nousysommesdoncretournésplusieursfois,etlesgensfaisaientcercleautourdenouspourentendreIrasecolleteraveccemécontentmajeur, toujoursvêtuavecsoind'uncostume-cravate sombreetquetous lesautresappelaientrespectueusementMrPrescott.Irafaisaitduprosélytismepersonnalisé,ilentreprenaitunNoiràlafois;unremakeassezsingulierdudébatLincoln-Douglas.

«Êtes-voustoujoursconvaincu,luidemanda-t-ilaimablement,quelaclasseouvrièrevasecontenterdesmiettesquitombentdelatableimpérialiste?–Monsieur,jelesuis!Quellequesoitleurcouleur,lesmassessontetseronttoujoursécervelées,veules,bêtesetméchantes.Siellesdevaientdevenirmoinspauvres,elles

n'en seraient que plus écervelées, plus veules, plus bêtes et plus méchantes. – Eh bien, j'y ai réfléchi,monsieur,et je suisconvaincuquevousêtesdans l'erreur.Lesimple faitqu'iln'yaitpasassezdemiettespourbiennourriruneclasseouvrièredocileréfutecettethéorie.Voustousici,messieurs,voussous-estimezl'imminencedel'effondrementindustriel.C'estvraiquelaplupartdesouvrierssoutiendraientTrumanetleplanMarshall s'ilsétaientsûrsqueçagarantisse leuremploi.Mais lacontradiction, lavoilà : legrosde laproductionvaaumatérieldeguerre,tantpourlesforcesaméricainesquepourlesgouvernementsfantoches,etcedétournementappauvritlestravailleursaméricains.»

Mêmefaceàlamisanthropiechèrementacquise,semblait-il,deMrPrescott,Iratentaitd'introduireunpeuderaisonetd'espoirdansladiscussion,defairegermer,sinonenMrPrescottlui-même,dumoinschezles auditeursdu trottoir,une consciencedes transformations à effectuerdans la viedeshommesparuneactionpolitique concertée. Pourmoi, ce que je vivais s'apparentait aux grandes heures de laRévolutionfrançaisetellesquelesévoqueWordsworth:«Quelbonheurd'êtrevivantencetteaube/Maisyêtrejeune,c'étaitleparadismême.»NousétionsdeuxBlancs,entourésd'unedizaine,d'unedouzainedeNoirs;nousn'avions pas de sujet d'inquiétude, ils n'avaient rien à craindre : nous n'étions pas leurs oppresseurs, ilsn'étaientpasnosennemis.Notreennemi-oppresseurcommun,quinousfaisaitsipeur,c'étaitlafaçondontlasociétéétaitorganiséeetgouvernée.

C'estaprèscettepremièreviréedansSpruceStreetqu'Iram'aoffertducheesecakeaupetitrestaurantdeWeequahic,etque,toutenmangeant,ilm'aparlédesNoirsaveclesquelsilavaittravailléàChicago.

«L'ateliersetrouvaitenpleindanslaCeinturenoiredeChicago.Àpeuprèsquatre-vingt-quinzepourcentdesemployésétaientdesgensdecouleur,etc'estlàqu'intervientl'esprit*dontjeteparlais.C'estleseulendroitquej'aiefréquentéoùunNoirsoitparfaitementàégalitéavecn'importequid'autre.SibienquelesBlancsnefontpasdecomplexedeculpabilité,et lesNoirsn'ontpaslarageaucœurenpermanence.Tupiges?Lapromotionsefaitstrictementàl'ancienneté–doncpasdemagouilles.

–Ilssontcomment,lesNoirs,quandontravailleaveceux?–Pourautantquej'aipuenjuger,iln'yavaitpasdesuspicionàl'égarddesBlancs.Déjà,ilssavaienttrès

bienquetous lesBlancsque lesyndicatenvoyaitdanscetteusineétaientsoitcommunistes,soitdevieux,vieuxcompagnonsderoute.Doncilsn'étaientpascoincés.Ilssavaientqu'onétaitaussiexemptsdepréjugésraciauxqu'unadultepouvait l'êtredenotretemps,dansnotresociété.Quandonvoyaitquelqu'unlire lejournal,deuxcontreunquec'étaitleDailyWorker.EnsecondepositionarrivaientleChicagoDefenderetlejournalhippique,aucoudeàcoude.HearstetMcCormick,cheznous,interditsdeséjour.

–Maisentantquepersonnes,lesNoirs,ilssontcomment?–Ben,monpote,ilyenad'odieux,sic'estcequetumedemandes.C'estpasunelégende.Maisilssont

une toute petite minorité, et il suffit de prendre le métro aérien et de traverser les ghettos noirs pourcomprendre,àconditiond'avoirl'espritouvert,cequilesrendmochescommeça.Letraitquim'aleplusfrappé,chez lesNoirs,c'est leurchaleurhumaine.Etpuis,dansnotreusinededisques, leurgoûtpour lamusique.Cheznous,ilyavaitdeshaut-parleursetdesamplispartout,etsiquelqu'unvoulaitentendreunairenparticulier–parcequelamusiquemarchaittoutletemps–,illuisuffisaitdeledemander.Lesgarschantaient, ils esquissaient des pas dedanse – c'était pas rare qu'il y en ait unqui attrapeune fille pourdanser.UntiersdesemployésétaientdesjeunesNoires.Desfillestrèsbien.Onfumait,onlisait,onfaisaitnotrecafé,ondiscutaitenbraillantàpleinspoumons,etleboulotsefaisaitsansà-coupniaccroc.

–Tut'esfaitdesamis,parmilesNoirs?–Biensûr!Etcomment!Ilyavaitungrandtype,Earlquelquechose,quim'aplutoutdesuiteparce

qu'il ressemblait àPaulRobeson. J'aipasmisbien longtemps àdécouvrirqu'il était àpeuprès lemêmegenrede trimardeurdu turbinquemoi. Ilprenait le trampuis lemétroaérienaussi loinquemoi sur laligne,etonfaisaitexprèsdeprendrelemême,commefontlesgars,pouravoirquelqu'unavecquijacter.

Jusqu'aux portes de l'usine, Earl etmoi, on parlait et on riait commependant le boulot.Mais une foismontésdanslarame,oùilyavaitdesBlancsqu'ilconnaissaitpas,ilsefermaitcommeunehuître,etilmedisaitjuste:“Salut!”quandjedescendaisdumétro.»

Dans les pages du petit carnet marron qu'Ira avait rapporté de guerre, parmi ses remarques et sesconvictionsaujourlejour,setrouvaientlesnomsetlesadressesdetouslessoldatspolitisésdumêmebordqueluiqu'ilavaitrencontrésàl'armée.Ilavaitcommencéàlesrepérer,àleurécriredanstoutlepaysetàallervoirceuxquirésidaientdansl'ÉtatdeNewYorketdansleNewJersey.Unjour,noussommesallésfaireuneviréeenbanlieue,àMaplewood,pourvoir l'anciensergentErwinGoldstine,qui,enIran,étaitaussiàgauchequeJohnnyO'Day(«Unmarxistebonteint»,disaitIra),maisqui,unefoisrentré–c'estcequenousavonsdécouvert–,s'étaitmariéavecunefemmedontlafamillepossédaitunefabriquedematelasàNewark,desortequ'aujourd'hui,pèredetroisenfants,iladhéraitàtoutcequ'ilavaitcombattuhier.SurlaloiTaft-Hartley,surlesrelationsraciales,surlecontrôledesprix,ilnediscutamêmepasavecIra.Illuiritaunez.Safemmeetsesgossesétaientpartispasserl'après-midichezsesbeaux-parents;nousvoilàdoncassisdanssacuisine,àboiredusoda,tandisquecepetitbonhommenoueux,aveclesairssupérieursd'unvoyoudes rues, n'arrête pas de ricaner dédaigneusement de tout ce que dit Ira. Comment il explique sonretournementdeveste?«Jesavaisrienderien,àl'époque,jeconfondaislamerdeaveclecirage,jesavaispasdequoijeparlais.»Puiss'adressantàmoi:«Écoutepascequ'ilteraconte,petit.TuvisenAmérique.C'estlepaysleplusformidabledumonde,lesystèmeleplusformidabledumonde.Ilyadesgensquisefontchierdessus,d'accord.Tucroisqu'ilyenapasenUnionsoviétique?Ilteditquedanslecapitalisme,les loupssemangententreeux?C'estquoi, lavie,sinonunsystèmeoùles loupssemangententreeux?Notresystèmeestenprisedirecteaveclavie.Etc'estpourçaqu'ilmarche.Écoute,toutcequedisentlescommunistessurlecapitalisme,c'estvrai.Ettoutcequedisentlescapitalistessurlecommunisme,c'estvrai.Seulement la différence, c'est que notre systèmemarche parce qu'il est fondé sur une vérité : l'égoïsmehumain;leleurmarchepasparcequ'ilestfondésuruncontedefées:lafraternitéhumaine.Ilesttellementdingue,leurcontedefées,qu'ilssontobligésdetecollerlesgensenSibériepourqu'ilsycroient.Pourqu'ilsycroient, lesgens,àcettehistoiredefraternité, il fautcontrôler lamoindrede leurspensées,oualors lesfusiller.Pendantcetemps-là,enAmérique,enEurope,lescommunistescontinuentàraconterleurcontedeféesalorsqu'ils savent trèsbiencequi sepasse là-bas.Bon,biensûr,pendantuntempsonsaitpas.Maisqu'est-ce qu'on sait pas ?On connaît l'être humain. Autant dire qu'on sait tout.On sait que c'est unehistoireàdormirdebout.Quandt'esjeune,bon,passeencore.Vingtans,vingtetun,vingt-deuxans,soit.Maisau-delà?Jevoispascommentunepersonned'uneintelligencenormalepeutavalerlescontesdeféescommunistes:“Onvafairedestrucsformidables.”Maisenfinquoi,onconnaîtsonfrère.Onsaitbienquec'estunenfoiré.Onconnaîtsonami.C'estundemi-enfoiré.Etnousaussi,onestdesdemi-enfoirés.Alorscommentveux-tuque ça soit formidable ?C'estpas lapeined'être cynique,nimême sceptique, il suffitd'avoirdescapacitésd'observationordinairespourcomprendrequeçatientpasdebout.

« Tu veux venir visiter mon usine capitaliste, voir comment on fabrique un matelas à la manièrecapitaliste?Vienscheznous,tuparlerasauxvraistravailleurs.Cetype-là,c'estunevedettedelaradio,c'estàunevedettequetuparles,pasàunouvrier.Maissi,Ira,tuesdevenuunestarcommeJackBenny–qu'est-ceque tuyconnais,bonDieu, aumondedu travail ?Qu'il viennedansmonusine, ce jeune, il vavoircomment on fabrique un matelas ; il va voir le soin que ça demande ; il va voir comment il me fautsupervisertoutleprocessuspourqu'ilsmebousillentpasmesmatelas.Ilvavoircequeçaveutdired'êtrel'abominablepropriétairedesmoyensdeproduction.Çaveutdire secasser leculvingt-quatreheures survingt-quatre.Lesouvriers,àcinqheures,ilsrentrentchezeux.Pasmoi.Jesuisauboulotjusqu'àminuit.Jerentre,etj'arrivepasàdormirparcequejefaislescomptesdansmatête;etàsixheuresdumatin,jesuisdenouveausurplacepourouvrir.Lelaissepastebourrerlacaisseavecsesidéescommunistes,petit.C'estrien

que desmensonges. Fais de l'argent. Çament pas, l'argent. L'argent, c'est lamanière démocratique demarquerdespoints.Fais-toidel'argent,etpuisaprès,s'ilfautvraiment,alorsprêchelafraternitéhumaine.»

Ira se cala sur son siège, leva lesbras et croisa ses immensesmainsderrière sanuque ; sans cacher sonmépris, ildéclara,ens'adressantàmoiplutôtqu'ànotrehôte,exprèspour l'exaspérerencoredavantage :«Tusaisquelleestl'unedesimpressionslesplusagréablesdel'existence?Laplusagréable,peut-être?C'estdepasavoirpeur.Cesmok,cevenduchezquionest–tusaiscommentilenestarrivélà?C'estqu'ilapeur.Paspluscompliquéqueça.PendantlaSecondeGuerremondiale,ilavaitpaspeur,ErwinGoldstine.Maismaintenantquelaguerreestfinie,ilapeurdesafemme,peurdesonbeau-père,peurdescréanciers–ilapeurdetout.Quandondévoredesyeuxlavitrinecapitaliste,qu'onenveuttoujoursplus,qu'onalesdoigtsdeplusenpluscrochus,qu'onestdeplusenplusavide,alorsonacquiert,onpossède,onaccumule;c'estlafindesconvictions,et lecommencementde lapeur.Moi, jenepossède riendont jenepourraispasmepasser. Tu piges ? J'ai jamais rien eu qui m'attache, à quoi je me sois vendu comme ce mercenaire.Comment j'aipupasserde lamisérablemaisondemonpèredansFactoryStreetàcepersonnaged'IronRinn, comment IraRingold, un an et demi de lycée pour tout bagage, a pu rencontrer les gens que jerencontre, connaître le confort que je connais aujourd'hui, en tant quemembre officiel de la classe desnantis–c'esttellementincroyablequesijedevaistoutperdredujouraulendemain,j'enseraispasétonné.Tupiges?Tumesuis?JepeuxretournerdansleMidwest.Jepeuxtravaillerenusine.Ets'illefaut,jeleferai. Tout plutôt que de devenir un veau comme ce type. C'est ce que tu es devenu, politiquement,conclut-ilenregardantenfinGoldstine.T'esplusunhomme,t'esunveauinsignifiant.

–BouffonenIran,bouffonenAmérique,l'HommedeFer»,rétorquaGoldstine.Puis,s'adressantàmoidenouveau–j'étaisl'hommenormal,celuiqu'onteste,lefusible:«Personnepeutécoutercequ'ilraconte.Personnepeutleprendreausérieux.C'estunguignol,cetype.Ilestincapabledepenser.Ill'atoujoursété.Ilsaitrien,ilvoitrien,ilcomprendrien.Quandlescommunistessetrouventunepotichecommelui, ilssaventl'exploiter.Iltouchevraimentaufonddelaconnerie.»Puis,setournantversIra:«Débarrasseleplancher,pauvreconnarddecommuniste!»

Mon cœur cognait déjà avant même que j'aie vu le pistolet que Goldstine avait sorti d'un tiroir decuisine,letiroirqu'ilavaitsouslesyeux,celuidescouverts.Moi,jen'avaisjamaisvuunpistoletdeprès,saufsagementglissédanslapocherevolverdesflicsdeNewark.Cen'étaitpasparcequeGoldstineétaitpetitquesoncalibreparaissaitgros. Ilétait gros,d'unegrosseur invraisemblable,noir,debonne facture,bien fini,sonapparenceendisaitlongsursespossibilités.

QuoiqueGoldstinefûtdebout,etbraquâtlepistoletsurlefrontd'Ira,iln'étaitguèreplusgrandqueluiassis.

«J'aipeurdetoi,Ira,poursuivit-il.J'aitoujourseupeurdetoi.T'esunsauvage.Jevaispasattendrequetumefassescequet'asfaitàButts.Tut'ensouviens,deButts?Tuterappelles,lepetitButts?Allez,lève-toiet fous lecamp, l'HommedeFer.Emmène lepetitLèche-cul.Disdonc,Lèche-cul, il t'a jamaisparlédeButts,l'HommedeFer?IlaessayédetuerButts.Ilaessayédelenoyer.Ill'asortidumess–tuluiaspasraconté, au gamin, les crises que tu piquais en Iran ? Le gars, qui devait bien peser cinquante kilos,s'approchedel'HommedeFerquetuvoislà,avecuncouteaudecantine–unearmetrèsdangereuse,tuterends compte. Alors l'Homme de Fer le prend par la peau du cou, il le traîne dehors et il l'emmènejusqu'auxquais; là,ilteleretourne,il letientparlespiedsau-dessusdel'eauenluidisant:“Allez,nage,péquenot!”Butts,ilcrie:“Non,non,jesaispasnager!”Etl'autre:“Ahnon?”etpuisillebalance.Latêtelapremière,depuisledockdansleChott-alArab.Ilfaitquandmêmedixmètresdeprofondeur.Buttscouleaussitôt.AlorsIraseretourneetilnouscrie:“Laissez-le,cesaloparddecul-terreux!Approchezpas!Quepersonne s'approche de l'eau ! – Mais il est en train de se noyer, l'Homme de Fer. – Qu'il se noie !N'avancezpas!Jesaiscequejefais.Qu'ilboivelatasse!”Quelqu'unsauteàl'eaupouressayerderattraper

Butts;voilàIraquisauteaussi;ilatterritsurlegars,ilcommenceàluimartelerlatêteàcoupsdepoing,illuienfonce lesdoigtsdans lesyeux, il lui tient la tête sous l'eau.Tu luiaspasparlédeButts,augamin?Commentçase fait ?Tu luiaspasparlédeGarwych,nonplus ?NideSolak?NideBecker ?Lève-toi.Lève-toietfouslecamp,espècedecinglé,t'esqu'unenfoiré,unmeurtrierenpuissance!»

MaisIranefitpasungeste.Seulssesyeuxbougeaient.Onauraitditdesoiseauxquivoulaients'échapperdesatête.Ilsétaientagitésdetics,ilsclignaientcommejenelesavaisjamaisvus,alorsquetoutlerestedeson interminablepersonne semblaitossifié, avecune rigidité tout aussi terrifianteque l'affolementde sesyeux.

«Non,Erwin.Pas enmebraquantunearme sur la figure.Si tuveuxme fairepartir, t'appuies sur ladétente,out'appelleslesflics.»

Jen'auraispassudirelequeldesdeuxmefaisaitlepluspeur.Pourquoiest-cequ'IranefaisaitpascequevoulaitGoldstine?Pourquoionnes'enallaitpastouslesdeux?Lequelétaitleplusfou,dumatelassieraupistoletchargé,oudugéantquilemettaitaudéfidetirer?Qu'est-cequisepassait,là?OnétaitdansunecuisineensoleilléedeMaplewood,NewJersey,àboiredusodaRoyalCrownà labouteille.Onétait juifstouslestrois.Iraétaitpassédirebonjouràunvieuxpotedel'armée.Qu'est-cequileurprenait?

Dès que je commençai à trembler, cependant, Ira cessa d'être défiguré par les idées délirantes qui letraversaient.En facede lui,de l'autrecôtéde la table, il vitmesdents semettreàclaquer,mesmains semettreàtremblersansquejepuisseyfairequoiquecesoit;alorsilrevintàluietselevalentement.Illevalesbrasenl'aircommeonfaitdanslesfilmsquandlesbraqueursdebanquecrient:«C'estunhold-up!»

«C'estfini,Nathan.Cessez-le-feu,lanuittombe.»Maismalgréladésinvoltureaveclaquelleilréussitàdirecettephrase,malgrélaredditiondesesbraslevéspourrire,tandisquenousquittionslamaisonparlaporte de la cuisine et que nous regagnions la rue où la voiture de Murray était garée, Goldstine nouspoursuivit,sonpistoletàquelquescentimètresseulementdelanuqued'Ira.

C'estdansunétatsecondquecelui-cinousfittraverserlesruestranquillesdeMaplewood,enlongeantlesavenantesmaisons individuellesoù les JuifsvenusdeNewarkvenaientd'acquérir leurpremièredemeure,leurpremièrepelouse,leurpremièreaffiliationauCountryClub.Cen'étaitvraimentpaschezcesgens-là,nidanscequartier,qu'onseseraitattenduàtrouverdespistoletsdanslestiroirsàcouverts.

Unefoispassélaligned'Irvington,commenousnousdirigionsversNewark,Irasortitdesatranseetmedemanda:«Çava?»

J'étaismalheureux;cen'étaitpaslapeurquidominait,maisl'humiliation,lahonte.Jeméclaircislavoixpourêtresûrqu'ellenetremblepas,etdis:«J'aipissédansmonfroc!

–Ahbon?–J'aicruqu'ilallaittetuer.–Tuasétécourageux.Tuasététrèscourageux.Tuasétébien.–Enredescendantl'allée,j'aipissédansmonfroc!m'écriai-je,furieux.Etmerde,bonDieu!–C'estmafaute,toutça.C'estmoiquiaipris lerisquedet'amenerchezcepotz. Ilm'abraqué, tu te

rendscompte,braqué!–Maispourquoiilafaitça?–Buttss'estpasnoyé,ditsoudainIra.Personnes'estnoyé.Personneallaitsenoyer.–C'estvraiquetul'asfoutuàl'eau?–Biensûr,biensûrqueje l'aifoutuàl'eau.C'était lepéquenotquim'avaittraitédeyoupin.Jete l'ai

racontée,cettehistoire.–Jem'ensouviens.»Mais ilnem'avait racontéqu'unepartiede l'histoire.«C'est lanuitoù ils t'ont

tenduuneembuscade.Oùilst'ontmisuneraclée.–Ouais.Pourça,ilsm'ontmisuneraclée.Aprèsavoirrepêchécefilsdepute.»

Ilmedéposachezmoi. Iln'yavaitpersonneà lamaison. Jepusdoncmettremesvêtementsmouillésdans le séchoir, prendre une douche etme calmer. Sous la douche, jeme remis à trembler, pas tant ausouvenir de cette cuisine oùGoldstine braquait son pistolet sur le front d'Ira, ni à celui des yeux d'Iracommedesoiseauxaffolés,maisparcequejemedisais :Unpistoletchargéaumilieudescouteauxetdesfourchettes?ÀMaplewood,NewJersey?Etpourquoi?ÀcausedeGarwych,tiens!ÀcausedeSolak!ÀcausedeBecker!

Touteslesquestionsquejen'avaispasoséluiposerdanslavoiture, jememisàmelesposertouthautsousladouche:«Qu'est-cequetuleurasfait,Ira?»

Contrairementàmamère,monpèrenevoyaitpasenIraunmoyendepromotionsocialepourmoi,etilétaittoujoursperplexeetcontrariéquandilmetéléphonait:quelintérêtcetadultepouvait-iltrouveràcejeune garçon ? Il se figurait qu'il se passait entre nous quelque chose de compliqué, sinonde tout à faitlouche.«Oùvas-tu,aveclui?»medemandait-il.

Sa suspicion explosa avec véhémenceun soir qu'ilme trouva àmon bureau, en train de lire leDailyWorker.«JeneveuxpasdelapresseHearstchezmoi,medit-il,çan'estpaspouryvoircejournal-là.C'estbonnet blanc et blanc bonnet. Si cet homme te donne leDailyWorker... –Quel homme ? –Ton amil'acteur.Rinn,commeilsefaitappeler.–IlnemedonnepasleDailyWorker.Jel'aiachetéenville.Jel'aiachetétoutseul.Laloil'interdit?–Quit'aditdel'acheter?C'estluiquit'aditd'allerl'acheter?–Ilnemeditpasdefairequoiquecesoit.–J'espèrequec'estvrai.–Jenemenspas,c'estvrai.»

C'étaitvrai.Iram'avaitbiensignaléunéditorialdeHowardFast,maisj'avaisachetélejournaldemonproprechef,aukiosquedeMarketStreet,enfaceducinémaLeProctor,danslebutavouédelireHowardFast,maisaussiparsimplecuriositétenace.«Tuvasmeleconfisquer?demandai-jeàmonpère.–Non,tun'auraspascettechance.JenevaispasfairedetoiunmartyrduPremierAmendement.J'espèreseulementquequand tu l'auras lu, étudié,que tuyauras réfléchi, tuauras lebon sensdecomprendrequec'est untorchonmensonger,etdeteleconfisquertoutseul.»

Vers la fin de l'année scolaire, lorsque Iram'invita à venir passer une semaine à la bicoque avec lui,pendantl'été,monpèremeditqu'ilétaithorsdequestionquej'yaillesansqu'ilaiteuuneconversationpréalableavecIra.

J'exigeaidesavoirpourquoi.«J'aiquelquesquestionsàluiposer.–Maisquitues,laCommissiondesactivitésanti-américaines?Pourquoituenfaistouteunehistoire?–C'estdetoiquejefaistouteunehistoire.QuelestsonnumérodetéléphoneàNewYork?–Ilestexcluquetuluiposesdesquestions.Surquoi,d'abord?– En tant qu'Américain, tu as bien le droit d'acheter et de lire le Daily Worker ? Moi, en tant

qu'Américain,j'ailedroitdeposern'importequellequestionàn'importequi.S'ilrefusedemerépondre,ceserasondroitaussi.

–Ets'ilrefusedeterépondre,qu'est-cequ'ilestcenséfaire,invoquerleCinquièmeAmendement?– Non, il peut m'envoyer me faire cuire un œuf. Je viens de te l'expliquer : c'est comme ça qu'on

procède auxUSA. Je ne dis pas que çamarchera si tu le fais enURSS, avec la police secrète,mais ici,d'ordinaire,iln'enfautpaspluspourquetesconcitoyenstefichentlapaixsurtesidéespolitiques.

– Parce qu'ils te fichent la paix ? dis-je avec amertume. Le députéDies te fiche la paix ? Le sénateurRankintefichelapaix?C'estpeut-êtreàeuxquetudevraisexpliquerça.»

Ilmefallutassisteràleurconversationtéléphonique–monpèrel'exigeait–,quandildemandaàIradeveniràsonbureaupourdiscuter.IronRinnetEveFrameétaientlesdeuxplusgrandspersonnagesàpasser

le seuilde lamaisonZuckerman, etpourtant, au tonqueprenaitmonpère, il était clairquecelane luifaisaitnichaudnifroid.

«Iladitoui?demandai-jelorsquemonpèreraccrocha.–Iladitqu'ilseraitlàsiNathanyétait.Tuseraslà.–Ohnon,jen'yseraipas.–Ohquesi,tuyseras.Tuyserassituveuxquej'envisageaumoinstavisitechezlui.Dequoituaspeur,

d'un débat d'idées ouvert ?Ça va être la démocratie en actes,mercredi prochain, après les cours. Troisheuresetdemieàmonbureau.Soisàl'heure,fils.»

Dequoiavais-jepeur?Delacolèredemonpère.Dutempéramentd'Ira.Etsi,monpèrel'attaquant,Iraleprenaitparlapeaududos,commeill'avaitfaitavecButts,l'emportaitjusqu'aulacduparcdeWeequahicetlejetaitàl'eau?S'ilsenvenaientauxmains,etqu'Iraletuaitd'uncoupdepoing....

Lecabinetdepodologuedemonpèresetrouvaitaurez-de-chausséed'unemaisondetroisménages,auboutdeHawthorneAvenue;c'étaitunehabitationmodeste,quiauraiteugrandbesoind'êtreravalée,situéedanslazonedécrépited'unquartierparailleurs«pépère».J'étaisenavance,l'estomacàl'envers.Ira,l'airsérieux,etpasdutoutfâché(pourl'instant),arrivasansretardàtroisheurestrente.Monpèreluidemandades'asseoir.

«MonsieurRingold,monfilsNathann'estpasunenfantmodèlecourant.C'estunaîné,unexcellentélève,etàmonsensd'unematuritétrèsenavancesursonâge.Noussommestrèsfiersdelui.Jeveuxluidonnertoutelalatitudepossible.J'essaiedenepasluifaireobstacledanslavie,commecertainspères.Maisparce qu'ilme semble honnêtement que rien n'est trop extraordinaire pour lui, je ne veux pas qu'il luiarrivequoiquecesoit.S'ildevaitluiarriverquelquechose...»

Lavoixdemonpères'étaitaltérée,ilsetutbrusquement.J'étaisdanslaterreurqu'Irasemetteàrire,semoquedeluicommeils'étaitmoquédeGoldstine.Jesavaisquesimonpèreavaitlagorgenouée,cen'étaitpas seulement enpensant àmoi et àmonavenirpleindepromesses,mais aussi à causede sesdeuxplusjeunesfrères,premiersmembresdecettefamillenombreuseetpauvrequ'ondestinaitàunevraiefacultéoùilsdeviendraientdevraismédecins,etquiétaienttousdeuxmortsdemaladieàlafindeleuradolescence.Leursportraits,pris en studio, reposaient côteà côtedansdes cadres jumeaux sur ladessertede la salle àmanger.J'auraisdûparlerdeSametdeSidneyàIra,pensai-je.

« Il faut que je vous pose une question que je n'ai pas envie de vous poser,monsieurRingold. Je neconsidèrepasquelesconvictionsd'autruimeregardent,qu'ellessoientreligieuses,politiquesouautres.Jerespectevotreintimité.Jepeuxvousassurerqueriendecequevousdireznesortiradecettepièce.Maisjeveux savoir si vous êtes communiste. Je ne vous demande pas si vous l'avez été un jour. Le passé nem'importepas.Cequim'importe, c'est aujourd'hui. Il fautque je vousdiseque, avantRoosevelt, j'étaistellementécœuréparlasituationenAmérique,l'antisémitisme,leracismeenverslesNoirs,lafaçondontlesrépublicainsméprisaientlesmalheureux,etlarapacitéaveclaquellelagrandeentrepriseexploitaitlesgensjusqu'à lamort,qu'un jour, icimême,àNewark–et çava faireunchocàmon fils,qui situe sonpère,démocratedetoujours,à ladroitedeFranco–,maisunjour...,vois-tu,Nathan,dit-ilenmeregardantàprésent,ilsavaientleursiège,tusaisoùsetrouvel'hôtelRobertTreat?Auboutdelarue,àl'étage.Au38,ParkLane.Là-haut,ilyavaitdesbureaux,etl'undecesbureauxétaitlesiègeduParticommuniste.Jenel'aimêmejamaisditàtamère.Ellem'auraittué.Elleétaitdéjàmapetiteamie,à l'époque,cedevaitêtreen1930.Toujoursest-ilqu'unefois,j'étaisenrage.Ils'étaitpasséquelquechose,jenemerappellemêmeplusquoiaujourd'hui,j'avaisluunenouvelledanslesjournaux,etjemesouviensquejesuismonté,etqu'iln'yavaitpersonne.C'étaitferméàclef.Ilsétaientallésdéjeuner.J'aisecouélapoignéedelaporte;çaaétémoncontactleplusétroitavecleParticommuniste.J'aisecouélapoignéedelaporteendisant:“Laissez-moientrer.”Tunelesavaispas,ça,monfils?

–Non,répondis-je.–Ehbien,maintenanttulesais.Heureusement,j'aitrouvéporteclose.Etauxélectionssuivantes,c'est

FranklinRooseveltquiestdevenuprésident.Alors le typedecapitalismequim'avait expédiéau siègeduParticommunistearamasséunevestecommejamaisdanscepays.Ungrandhommeasauvélecapitalismeaméricaindescapitalistes,etilasauvédespatriotescommemoiducommunisme.Ilnousatoussauvésdurégimedictatorialquirésulteducommunisme.Laissez-moivousraconterquelquechosequim'asecoué–lamortdeTomášMasaryk.Est-ceque ça vous adérangé,monsieurRingold, autantque çam'adérangé ?J'avaistoujoursadmiréTomášMasaryk,enTchécoslovaquie,depuisquej'avaisentendusonnompourlapremièrefois,etcequ'ilfaisaitpoursonpeuple.Jel'avaistoujoursconsidérécommeleRoosevelttchèque.Jene sais pas comment expliquer son assassinat.Et vous,monsieurRingold ? Ilm'a troublé. Jen'auraisjamais cruque les communistes puissent tuer unhomme comme lui.Mais ils l'ont fait... je ne veuxpasm'engagerdansunediscussionpolitique,monsieur,jevaisvousposeruneseulequestion,etj'aimeraisquevousyrépondiezpourquemonfilsetmoinoussachionsàquinousavonsaffaire.Êtes-vousmembreduParticommuniste?

–Non,docteur,jenelesuispas.–Maintenantjeveuxquemonfilsvousledemande.Nathan,jeveuxquetudemandesàMrRingolds'il

estaujourd'huimembreduParticommuniste.»Poserunetellequestionallaitàl'encontredetousmesprincipespolitiques.Maisparcequemonpèrele

voulait,parcequ'il l'avaitdéjàposéeà Ira sans effet fâcheux, et aussi à causedeSametSydney, lesdeuxjeunesfrèresmortsdemonpère,jem'exécutai.

«Est-cequetul'es,Ira?–Non.Non,m'sieur.–Vousn'allezpasauxmeetingsduParticommuniste?demandamonpère.–Non.–Vousn'avezpasl'intention,làoùvousvoulezqueNathanviennevousvoir–commentças'appelle,

cetendroit?–ZincTown.ZincTown,dansleNewJersey.–Vousn'avezpasl'intentiondel'emmeneràcessortesdemeetings?–Non,docteur.J'ail'intentiondel'emmenersebaigner,enbalade,àlapêche.–Jesuisheureuxdel'entendre,ditmonpère.Jevouscrois,monsieur.–Puis-jevousposerunequestionàmontour,docteurZuckerman?»demandaIraavecunsourire, le

drôledesouriredetraversqu'ilfaisaitquandiljouaitLincoln.«Pourquoimeprenez-vouspourunrouge,d'abord?

–ÀcauseduPartiprogressiste,monsieurRingold.–VousconsidérezHenryWallacecommeunrouge?L'ancienvice-présidentdeRoosevelt?Vouscroyez

queMrRooseveltauraitchoisiunrougepourvice-présidentdesÉtats-Unis?–Cen'estpasaussisimple,réponditmonpère.Jeleregretted'ailleurs.Maislamarchedumonden'est

passimpledutout.– Docteur Zuckerman, reprit Ira en changeant de tactique, vous vous demandez ce que je fais avec

Nathan ? Je l'envie, voilà ce que je fais avec lui. Je l'envie d'avoir un père comme vous, un professeurcommemonfrère.Jel'envied'avoirdebonsyeux,denepasavoirbesoindeverresépaiscommedesfondsdebouteillepourlire,etdenepasêtreunabrutiquivaquitterl'écolepourcreuserdesfossés.Jenevousairiencaché,etjen'airienàcacher,docteur.Saufqueçanemedéplairaitpasd'avoirunfilscommelui,unjour.Peut-êtreque lemonded'aujourd'huin'estpas simple,mais voilàune chosequi l'est, en tout cas :j'adoreparleravecvotrefils.TouslesjeunesdeNewarkn'ontpasprisTomPainepourhéros.»

Là-dessusmonpèrese levaet tendit lamainàIra :« Je suispère,eneffet,monsieurRingold,pèrededeuxgarçons,NathanetHenry,sonfrèrecadet,quiadequoifairemafierté,luiaussi.Etentantquepère,mesresponsabilités...bref,c'étaittoutelaquestion.»

Iraprit lamainnormaledemonpèredanssonénormepatte,et il lasecouauneseule fois très fort, sifort–avecunetellesincérité,unetellechaleur–qu'ilauraitpujaillirdel'huile,oudumoinsdel'eau,unpurgeyser,delabouchedemonpère.«DocteurZuckerman,ditIra,vousnevoulezpasqu'onvousvolevotrefils,etpersonnenevavouslevoler.»

Surquoijedusfaireuneffortsurhumainpournepasbeuglercommeunveau.Jedusmeforceràcroirequemonseulbutdansl'existenceétaitdenepaspleurer,denejamaispleurer,àlavuededeuxhommesseserrantlamainavecaffection–jefaillisnepasyarriver.Ilsavaientréussi.Sanscris.Sanseffusiondesang.Sansragequilesanimeoulesdéforme.Ilss'enétaientsortisbrillamment–maissurtoutparcequeIranenousavaitpasditlavérité.

Je me propose d'insérer ici les considérations qui suivent, et de ne pas revenir sur la question de lablessureinfligéeauvisagedemonpère.Jecomptequelelecteurs'ensouviennequandbonluisemblera.

Ira et moi quittâmes de concert le bureau de mon père, et pour fêter l'événement – officiellementl'événementdemavisiteprochaineàZincTown,maisaussi, tacitement,celuidenotrevictoiresurmonpère–nousallâmeschezStosh,àquelquesruesdelà,mangerleurssandwichesaujambondébordants.JemegavaitantavecIra,àquatreheuresetquart,quelorsquejerentraichezmoiàsixheuresmoinscinqjen'avaisplusd'appétit,etjem'attablaisimplementtandisquelesautresmangeaientledînerpréparéparmamère.C'estalorsquejeremarquailablessureauvisagedemonpère.Jelaluiavaisinfligéecetaprès-midimême, en sortant de son bureau avec Ira au lieu de m'attarder à bavarder un moment avec lui avantl'arrivéedupatientsuivant.

Tout d'abord, j'essayai de me dire que c'était ma mauvaise conscience qui me faisait imaginer cetteblessure : sans aller jusqu'à éprouver du mépris pour lui, j'avais incontestablement eu un sentiment desupériorité à sortir quasiment bras dessus bras dessous avec Iron Rinn, de l'émission The Free and TheBrave.Monpèrenevoulaitpasqu'onluivolesonfils,etsipersonnen'avaitvolépersonneàproprementparler, il n'était pas dupe, et il savait bien qu'il avait perdu, et que, communiste ou pas, cet intrus d'unmètre quatre-vingt-dix-sept avait gagné. Je vis sur le visage de mon père une expression de déceptionrésignée;sesyeuxgrispleinsdegentillesseétaientvoilés,j'enfusnavré,parunsentimentoùlamélancolieledisputaitausensdelavanitédeschoses.C'étaituneexpressionquejeneparviendraisjamaisàoubliertoutàfait,quandjeseraisentêteàtêteavecIra,ouplustardavecLeoGlucksman,JohnnyO'Dayetlesautres.Parlesimplefaitdem'instruireauprèsdeceshommes,jemefaisaisunpeul'effetdenepasrendrejusticeàmon père. Son visage, avec cette expression, allait toujours surgir, se superposer à celui de l'hommequim'ouvraitlesperspectivesdelavie.Sonvisage,portantlesstigmatesdelatrahison.

Ilestdéjàpéniblededécouvrirqu'unpèren'estpasinvulnérable,qu'autruipeutleblesser,maisquandoncomprendqu'onpeutleblessersoi-même,quepourl'instantiladavantagebesoindesonfilsquesonfilscroitavoirbesoindelui,quandons'aperçoitqu'onseraitenmesuredeluifairepeur,voiredeleréduireausilence, si l'on voulait... l'idée est tellement aux antipodes de l'inclination filiale familière qu'elle paraîttotalement saugrenue. Après tout le mal qu'il s'était donné pour devenir podologue, pourvoyeur,protecteur,voilàquejefichaislecampavecunautrehomme.Surleplanmoraletaffectif,ilestplusrisquéqu'onneselefiguredecollectionnerlespèrescommeunejoliefillelessoupirants.Orc'étaitbiencequejefaisais.Àmerendresiéminemmentadoptableenpermanence, jedécouvrais lesentimentdetrahisonquivientlorsqu'onsechercheunsubstitutdepèrealorsmêmequ'onaimelesien.Jamaisjenedénigraimonpèreauprèsd'Iraoudequiquecesoitd'autrepourentirerunbénéficemesquin,maisilsuffisaitque,dans

l'exercice dema liberté, je largue l'hommeque j'aimais pourun autre. Si aumoins je l'avais détesté, leschosesauraientétéfaciles.

Quandj'étaisentroisièmeannéedefacultéàChicago,j'amenaiunefillechezmesparentspourleweek-end deThanksgiving.C'était une jeune fille douce, bien élevée et intelligente, et jeme rappelle tout leplaisirquemesparentsprirentàparleravecelle.Unsoirquemamèreétaitrestéeausalon,carellerecevaitmatante,monpèresejoignitànousquiallionsaudrugstoreducoin,etnousnousinstallâmesdansunboxpourmangerdessundaes.Àunmomentdonné,jemelevaipouracheterquelquechosecommedelacrèmeàraseraurayonpharmacie,etquandjerevinsànotretable,monpèreétaitpenchéversmonamie.Il luiavaitprislamain,etjel'entendisluidire:«NousavonsperduNathanquandilavaitseizeans.Seizeans,etilnousaquittés.»Ilentendaitparlàquejel'avaisquitté,lui.Desannéesplustard,ilemployaitlamêmeformuleavecmes femmes.«Seizeanset ilnousaquittés», signifiantpar làque toutesmeserreursdansl'existencedécoulaientdecedépartprécipité.

Ilavaitraison,d'ailleurs.Sansmeserreurs,jeseraisencoreassissurlepasdelaporte,chezmesparents.

Deuxsemainesplustardàpeuprès,Iraallaaussiloinqu'illepouvaitdansl'aveudelavérité.IlpassaitàNewarkvoirsonfrère,unsamedi,etnousnousretrouvâmesenville,pourdéjeunerdansungrill-barprèsdeCityHall,où,moyennant soixante-quinzecents– six tunes,disait Ira–,on servaitdes sandwichesausteak grillé, avec des oignons, des condiments au vinaigre, des fritesmaison, de la salade de chou et duketchup. Comme dessert, nous prîmes de la tarte aux pommes avec une tranche de fromage américaincaoutchouteux–cartelleétaitl'associationqu'Iramefitdécouvrir–etj'endéduisisquec'étaitlamanièreviriledeconsommerunepartdetartedansungrill-bar.

Puis,Iraouvritlepaquetqu'iltransportaitetm'offritunalbumintituléL'orchestreetleschœursdel'Arméerougedansleurrépertoirefavori.SousladirectiondeBorisAlexandrov.AvecArturEisenetAlexeiSergeyev,basses, et Nikolai Abramov, ténor. Sur la pochette, il y avait une photo (Copyright Sovfoto) du chefd'orchestre,de l'orchestreetduchœur,quelquedeuxcentshommes, tousengranduniformede l'Arméerouge,etentraindejouerdanslaSalleduPeuple,lagrandesalledemarbredestravailleursrusses.

«Tulesasdéjàentendus?–Jamais.–Emporteledisquecheztoi,etécoute-le.Ilestàtoi.–Merci,Ira.C'estformidable!»Mais c'était abominable.Comment ferais-jepour emporter cedisquechezmoi, et,une fois chezmoi,

pourl'écouter?Aprèsdéjeuner,aulieuderentrerdanslequartierenvoitureavecIra,jeluidisqu'ilfallaitquej'ailleàla

bibliothèquemunicipale,lagrande,celledeWashingtonStreet,pourpréparerundevoird'histoire.Devantlegrill-bar,jeleremerciaidenouveaupourledéjeuneretpourlecadeau,etilremontadanssacamionnetteen direction de Lehigh Avenue, tandis que je descendais Broad Street vers Military Park et la grandebibliothèque.JedépassaiMarketStreetpourallerversleparc,commesijemedirigeaiseffectivementverslabibliothèque,maisaulieudetourneràgauchesurRectorStreet,j'obliquaiversladroite,etprisunepetiteruequilongeaitlefleuvepouratteindrePennsylvaniaStation.

Unefoisàlagare, jedemandaiauvendeurdejournauxdemefaire lamonnaied'undollar.Munidesquatrepiècesdevingt-cinqcents,jemerendisàlaconsigne,glissaiunepiècedanslafentedupluspetitdescasiersetyfourrai ledisque.Aprèsavoirclaquélaporte, jemisnonchalammentlaclefducasierdansmapoche,etmedirigeaienfinverslabibliothèque,oùjen'avaisriend'autreàfairequetuerletempsquelquesheuresdanslasalledescatalogues,mecassantlatêtepourtrouveroùcacherlaclef.

Monpèrepassaitleweek-endàlamaison,mais,lelundi,ilretournaitaubureau,etlelundiaprès-midi,ma mère allait voir sa sœur à Irvington. Alors, au sortir des cours, je traversai la rue, et je pris le busno14 jusqu'au terminus,PennStation,poury récupérermondisqueà la consigne, et le glisserdansunsachetdugrandmagasinBambergerquej'avaisemportédûmentpliédansmoncahiercematin-là.Unefoischezmoi,jecachailedisqueausous-soldansuncagibisansfenêtreoùmamèreentreposaitlavaisselledePessah dans des cartons d'épicerie. Au printemps, quand elle prendrait la vaisselle où nous mangerionspendant la semainedePessah, ilme faudrait trouveruneautrecachette,mais,pour l'instant, lepotentielexplosifdel'albumétaitdésamorcé.

Ilmefallutattendred'êtreenfacultépourpouvoirpasserledisquesurunphono,alorsque,déjà,Iraetmoi nous nous éloignions l'un de l'autre. Pour autant, quand j'entendais les chœurs de l'Armée rougechanter,Attendstonsoldat,Àunsoldat,L'adieuduSoldat,et,biensûr,Doubinouchka,legrandrêved'égalitéetde justicepour les travailleursdumonde entier se réveillait enmoi.Dansma chambre, à la résidenceuniversitaire,j'étaisfierd'avoireulecrandenepasbalancerl'album,mêmesijen'avaispaseuassezdecranpourcomprendrequ'Iraavaittentédemedireàtraverslui:«Oui,jesuiscommuniste,biensûrquejesuiscommuniste.Mais jenesuispasunméchantcommunistequitueraitTomášMasaryk,ouquiquecesoitd'autre. Je suis communiste du fonddu cœur, unbeau communiste qui aime le peuple, et qui aime ceschants.»

«Qu'est-cequis'estpassé,lelendemainmatin?demandai-jeàMurray.Pourquoiest-cequ'IraestvenuàNewarkcejour-là?

–Ehbien, cematin-là, Ira s'était levé tard.Laveille, il était resté àdiscuterde l'avortement avecEvejusqu'àquatreheures,sibienquesurlecoupdedixheures,ildormaitencorequandilyaeudeséclatsdevoixau rez-de-chaussée.Lui se trouvait aupremier,dans la chambredemaître ; lavoixvenaitdubasdel'escalier,etc'étaitcelledeSylphid...

«Jenesaisplussijet'aiditquelapremièrefoisqu'Iraavaitpiquésacrise,c'étaitlejouroùSylphidavaitannoncéàEvequ'elleneviendraitpasàleurmariage.Elledevaitpasserdansunevagueémissionavecuneflûtiste,avaitexpliquéEveàIra,etledimanchedeleurmariagesetrouvaitprécisémentêtreleseuljouroùl'autre fille pouvait répéter. Lui, personnellement, que Sylphid vienne oupas, il s'en fichait,maisEve ytenait, elle était en larmes, tourneboulée, si bienqu'il en a été contrarié à son tour.Evene cessaitde setailler des verges pour se faire battre – et sa fille la battait –,mais c'était la première fois qu'il en étaittémoin,etilenrageait.“C'estlemariagedesamère.Commentest-cequ'elleneviendraitpasaumariagedesamèresisamèreenaenvie?Dis-luidevenir.Neleluidemandepas,dis-lui !–Maisjenepeuxpasluidire.C'estsavieprofessionnelle,samusique...–Soit,alorsc'estmoiquivaisluidire”,conclutIra.

«Résultat,Eve aparlé à sa fille.Dieu sait cequ'elle apudire,promettre, comment elle aquémandé,toujoursest-ilqueSylphidestbienvenueaumariage–danslesvêtementsqu'elleaffectionnait.Unfoulardnouédanslescheveux.Elleavaitlescheveuxcrépus,alorselleportaitunedecesécharpesgrecquesquiluidonnaient l'air coquin– croyait-elle – et ça rendait samère folle.Des blouses paysannes qui la faisaientparaîtreénorme,desblousestransparentes,avecdesbroderiesgrecques.Desanneauxauxoreilles,destasdebracelets. Elle cliquetait en marchant. On l'entendait venir de loin. Des oripeaux brodés et toute unequincaillerie.DesspartiatescommeonenvendàGreenwichVillage,avecdeslanièresjusqu'augenou,quirentraientdans lapeauet laissaientdesmarques–çaaussi,Eveenfaisaitunemaladie.Maisenfin,mêmemalattifée,safilleétaitlà,alorselleétaitheureuse,etIraétaitheureuxparvoiedeconséquence.

«Finaoût,pendantl'interruptionestivaledeleursémissionsrespectives,ilssesontdoncmariés,etpuisilssont allés passer un week-end prolongé à Cape Cod. Au retour chez Eve, Sylphid avait disparu. Pas lemoindremotsurunboutdepapier,rien.Ilsappellentsesamis,ilsappellentsonpèreenFrance,pourlecas

oùelleauraitdécidéde retournerauprèsde lui. Ils appellent lapolice.Lequatrième jour,Sylphid rentreenfin au bercail. Elle était dans l'UpperWest Side, chez une vieille dame qui avait été son professeur àJuilliard.Elleprétendqu'ellenesavaitpasquandilsrentraientaujuste,cequiexpliquequ'ellenesesoitpasdonnélapeinedetéléphonerdepuislaQuatre-vingt-seizièmeRue.

«Cesoir-là,ilsdînenttouslestroisetilrègneunsilencedemort.Voirsafillemangerneremontepaslemorald'Eve.LepoidsdeSylphidl'angoissedéjàquandl'humeurestbelle,etcen'estpaslecascesoir-là.

«Aprèschaqueplat,Sylphidnettoyaittoujourssonassiettedelamêmemanière.Iraavaitmangéaumess,àl'armée,dansdesbouis-bouisinfâmes,lesentorsesàl'étiquettenelechagrinaientpasoutremesure.MaisEveétaitleraffinementincarné,etregardersafillenettoyersonassiettelamettaitausupplice–cequesafillesavaitfortbien.

«Duborddesonindex,ellefaisaitletourdel'assiettevidepourrécupérerlasauceetlesrestes.Elleseléchaitledoigtetellerecommençaitjusqu'àlefairecrissercontrel'assiette.Donc,lesoiroùelleadécidéderentrerchezelleaprèssadisparition,Sylphidsemetànettoyersonassiettecommeellesaitlefaire,etEve,déjà tendue en temps ordinaire, sort de ses gonds.Ce sourire demère idéale, sereinement plaqué sur safigure,elleneparvientpasàlegarderunesecondedeplus.“Arrête,ellesemetàcrier.Çasuffit,tuasvingt-troisans,alorsarrête,jeteprie!”

«AussitôtSylphidbonditsursespiedsetellesemetàfrappersamèresurlatête,àcoupsdepoing.Iraselèved'unbond,etc'estlàqueSylphidcrieàEve:“Salopedeyoupine!”,alorsilselaissetombersursonsiège.“Non,ildit,c'estinadmissible.Jevissouscetoit,maintenant.Jesuislemaridetamère,jet'interdisdelafrapperenmaprésence,jet'interdisdelafrapper,unpointc'esttout.Jeteledéfends.Etiln'estpasquestion que tu emploies un mot pareil quand je suis là. Jamais. Je ne veux plus l'entendre. Que je net'entendeplusjamaisemployercemotignoble.”

«Iraselève,quittelamaisonetentreprendunedesesviréescalmantes–duVillagejusqu'àHarlemetretour.Ilfaitl'impossiblepournepascarrémentexploser.Ilserécapitulelesraisonsquifontquelafilleestsensdessusdessous. Il se rappellenotrepèreetnotrebelle-mère.Comment ils le traitaient.Toutcequ'ildétestaiteneux.Toutesceschosesodieusesqu'ils'estjurédenejamaisêtredanslavie.Maisquefaire?Lagaminecognesamère,latraitedeyoupine,desalopedeyoupine–qu'est-cequ'ilvafaire?

«Il rentreà lamaisonversminuit,et ilnefaitrien.Ilvasecoucher, il semetau litavecsonépouséed'hier,et,incroyablemaisvrai,leschosesenrestentlà.Lelendemainmatin,ilprendsonpetitdéjeuneravecsonépouséed'hieretsabelle-filled'hier,etilexpliquequ'ilsvontvivreensemble,danslapaixetl'harmonie,etquepourcela,illeurfautdurespectmutuel.Ilessaied'expliquerleschosesraisonnablement,commeonne les lui a jamais expliquées à lui, quand il était enfant. Il est encore sous le coup de ce qu'il a vu etentendu, il en est furieux, et il fait des efforts désespérés pour ne pas croire que Sylphid puisse être uneantisémite digne d'être traînée en justice. Ce qui est d'ailleurs sans doute le cas. La justice que Sylphidrevendiquaitdemanièresiabsolue,siexclusive,siautomatique,nes'appliquaitqu'àsonego,desortequ'unegrande hostilité historique,même la plus simple, lamoins exigeante, comme la haine des Juifs, n'auraitjamais pu prendre racine en elle – il n'y avait pas de place pour ça.Du reste, l'antisémitisme était tropthéoriquepourelle.Quandellenepouvaitpassentirquelqu'un,c'étaittoujourspourdebonnesraisons,desraisonstangibles.Iln'yavaitrienlàd'impersonnel:c'étaitquelqu'unquiluibarraitlaroute,luiobstruaitlavue;quicommettaituncrimedelèse-majesté,endéniantlefaitdelaprincesse.L'incident,présumeIraàjustetitre,n'arienàvoiraveclahainedesJuifs.LesJuifs,lesNoirs,toutgroupeposantunproblèmesocialépineux,ellen'enarienàfaire–contrairementàl'individuquiposeunproblèmeimmédiatetprivé.Pourl'instant,iln'yaqueluiquilagêne.Parconséquent,ellelaisseéchapperuneépithèteperfidequ'ellejuged'instinctsirépugnante,siinfecte,siécœurante,sidéplacée,qu'Iravaprendrelaportepourneplusjamais

remettre les pieds à lamaison. “Salopede youpine”, ne veut pas protester contre l'existencedes Juifs engénéral,nimêmecontrel'existenced'unemèrejuive,maiscontresonexistenceàlui.

« Seulement, après avoir reconstitué tout ça pendant la nuit, Ira se garde bien de prendre la porte,commesabelle-fillel'yinviteimplicitement,etilchoisitleparti–prudentselonlui–denepasexigerd'elleles excuses qu'elle lui doit. C'est lui qui va lui en faire, au contraire. Voilà comment ce gros malin seproposedel'amadouer–ens'excusantd'êtreunintrus.D'êtreunétranger,extérieuràellesdeux,denepasêtre sonpère,maisun inconnuqu'ellen'apas l'ombred'uneraisond'aimer,nide juger fiable. Il luiditqu'eneffetiln'estqu'unêtrehumain,etque,leshumainsayantuncertainpassif,ilyasansdoutetouteslesraisons de ne pas l'aimer, de ne pas lui faire confiance. Il dit : “Je sais que celui d'avant n'était pasformidable,maispourquoinepasmemettreàl'épreuve?Jenem'appellepasJumboFreedman,jesuisunhommedifférent,j'appartiensàuneautrecompagnie,avecunautrenuméromatricule.Pourquoinepasmedonnerunechance,Sylphid?Situmedonnaisquatre-vingt-dixjours?”

«Ensuite,ilexpliqueàSylphidlarapacitédeJumboFreedman–elledérivedelacorruptionquirègneenAmérique:“C'estunjeudevilain,lesaffaires,enAmérique.C'estundélitd'initié,etJumboc'étaitl'initiétype;Jumbo,çan'estmêmepasunspéculateurimmobilier,cequiseraitdéjàassezmoche,c'estlechevaldeTroieduspéculateur.Ilsetailleunepartdumarchésansrienmiserlui-même.Ilfauttedirequàlabase,enAmérique, la grosse galette ça se fait par des secrets. Tu piges ? Par des transactions souterraines.Naturellement,toutlemondeestcensérespecter lesmêmesrègles.Naturellement,onaffichedelavertu,onprétendquetoutlemondejouefranc-jeu.Écoute,Sylphid,tuconnaisladifférenceentreunspéculateuretun investisseur ?Un investisseurpossède lapropriété, il prendun risque ; il grimpe ou il plonge.Unspéculateurvend. Ilvendde la terrecommed'autresdes sardines. Ilyades fortunesqui se fontdecettemanière.Or,avantlekrach,lesgensspéculaientavecdel'argentqu'ilstiraientdelavaleurdeleurpropriété,lesbanquesleurversaientunamortissementencash.Cequis'estpassé,c'estquequandtouslesprêtsontétéréclamés,ilsontperduleursterres.C'estalorsqu'interviennenttouslesJumboFreedmandumonde.Pourquelesbanqueslèventdesliquiditéscontrelespaperassessansvaleurqu'ilsdétiennent,ilssontobligésdelesvendreàperte,unpennysurundollar...”

« Ira l'éducateur, l'économistemarxiste, Ira, lemeilleurélèvede JohnnyO'Day.VoilàEveauxanges,c'estunefemmenouvelle,toutestdenouveaufabuleux.Unhommeunvraipourelle,unpèreunvraipoursafille.Enfin,unpèrequifaitcequ'ilestcenséfaire!

«“Or,l'aspectillégaldetoutça,Sylphid,lafaçondontlesdéssontpipés,lacollusionquiendécoule...”« Lorsque la leçon s'achève enfin, Eve se lève, s'approche de Sylphid, lui prend la main et dit : “Je

t'aime.”Maisellenesecontentepasdeledireuneseulefois.Non,non.C'est:“Jet'aimejet'aimejet'aimejet'aimejet'aime...”Ellegardelamaindesafilleserréedanslasienneetelledit:“Jet'aime.”Chaquefoisqu'ellelarépète,laphraseestplussincère.C'estuneactrice,ellesaitseconvaincrequ'uneémotionvientdufondducœur.“Jet'aimejet'aimejet'aime.”Ettucroisqu'Irasedirait:“Metslesvoiles”?Tucroisqu'ilsedirait:“Cettefemmeestenétatdesiège,cettefemmeseheurteàquelquechosequinem'estpastoutàfaitinconnu:voilàunefamilleenguerre,etriendecequejeferainevamarcher.”

«Non.Ilpensequel'HommedeFerquiatriomphédetousleshandicapspourarriverlàoùilestnevapas se laisserdéfaireparune filledevingt-trois ans.Le sentiment le ramollit : il est amoureux foud'EveFrame, il n'avait jamais rencontréde femme comme elle, il veutun enfantd'elle. Il veutun foyer, unefamille,unavenir. Ilveutdînercommelesgens–pastoutseul,àuncomptoir,quelquepart,enversantdanssoncafélesucred'uneboîtecrasseuse,maisautourd'unejolietable,avecunefamilleàlui.Cen'estpasparcequ'unegaminedevingt-troisanspiquesacrisequ'ilvaserefusertoutcedontilarêvé.Lessalauds,çasecombat,ças'éduque,çasechange.Siquelqu'unpeutarrangerlessituationsetredresserleshommes,c'estbienIra,avecsapersévérance.

« Et, de fait, les choses se calment. Plus de bagarres, plus de scènes.On dirait que Sylphid a reçu lemessage.Parfois,audîner,ilarrivemêmequ'ellel'écoutedeuxminutes.Alorsilsedit:“C'étaitlechocdemonarrivée,voilà tout.”Commeil s'appelle Ira,qu'ilnecèdepas,qu'iln'abandonnepas lapartie,qu'ilexpliquetoutàtoutlemondesoixante-deuxfois,ilsefigurequ'ilaremislespendulesàl'heure.IlexigedeSylphid qu'elle témoigne du respect à sa mère, et il se figure qu'il va l'obtenir. Or, justement, c'estl'exigencequeSylphidnepeutluipardonner.Tantqu'ellerégentesamère,elleobtienttoutcequ'elleveut.Ira est donc d'emblée un obstacle. Ira braillait, il poussait des coups de gueule, mais c'était le premierhommedanslavied'Eveàlatraitercommeilfaut.Etça,Sylphidnepouvaitpasl'accepter.

«Sylphidcommençaitàjouerenprofessionnelle,etelleremplaçaitladeuxièmeharpedansl'orchestreduRadioCityMusicHall.On faisait appel à elle assez régulièrement,uneoudeux foispar semaine, et elleavaitaussiétéengagéeparunrestaurantchicauxalentoursdelaSoixantièmeRueestpourlevendredisoir.IralaconduisaitdepuisleVillagejusqu'aurestaurantavecsaharpe,etpuisilallaitlarécupérer,avecsaharpetoujours.Ilavaitunecamionnette.Audépart,ilsegaraitdevantlamaison,ilrentraitprendrel'instrumentetledescendaitdanslarue.Laharpesetrouvaitdanssonétuidefeutre,Iraposaitunemainsurlacolonne,l'autre sur l'ouïe, derrière, pour la soulever, il la plaçait sur lematelas qu'ils avaientmis à l'arrière de lacamionnette,etilconduisaitmusicienneetinstrumentaurestaurant.Unefoislà-bas,ilsortaitlaharpedelavoiture,et,toutegrandevedettedelaradioqu'ilétait,illarentrait.À10h30,quandlerestaurantavaitfinideserviretqueSylphidétaitprêteàregagnerleVillage,ilvenaitlachercheretl'opérationserépétaitd'unboutà l'autre.Tous lesvendredis. Il avaithorreurdecette contraintephysique–çava chercherdans lesquarantekilos,uneharpe–mais il s'exécutait. Jemesouviensqu'à l'hôpital,quand ilavaitcraqué, ilmedisait:“Ellem'aépousépourquejetrimballelaharpedesafille,voilàpourquoicettefemmem'aépousé.Pourcharriercetteharpedemerde!”

«Lors de ces virées du vendredi soir, Ira a découvert qu'il pouvait parler avec Sylphidplus librementqu'enprésenced'Eve.Illuiposaitdesquestionssursonenfancedefilledevedettesdecinéma.Illuidisait:“Quandtuétaispetite,quandest-cequetuascommencéàterendrecomptequetun'étaispascommelesautres,quetun'avaispasl'enfancedetoutlemonde?”Elleluiaréponduquec'étaitenvoyantlesautocarsdetouristeslongerleurrue,àBeverlyHills.Elleluiarévéléqu'ellen'avaitjamaisvuunfilmdesesparentsavantl'adolescence:ilsessayaientdel'éleverenpetitefilleordinaire,sibienqu'ilsnefaisaientpasgrandcasdecesfilmschezeux.Lavied'uneenfantdevedettes,avecd'autresenfantsdevedettes,luiavaitparuplutôtnormalejusqu'aujouroùlesautocarsdetouristess'étaientarrêtésdevantchezelle,etoùelleavaitentenduleguidedire:“VoicilamaisondeCarltonPennington,ilyvitavecsafemme,EveFrame.”

«EllearacontéàIraquelgrandspectacle lesanniversairesdesenfantsdevedettespouvaientêtre–desclowns,desmagiciens,desponeys,desmontreursdemarionnettes,chaqueenfantserviparunenounouenuniformeblanc.Àtable,ilyavaitunenourricederrièrechaqueenfant.LesPenningtonavaientleursalledeprojection privée, et ils passaient des films.Des enfants venaient, quinze, vingt enfants. Et les nounousprenaientplaceaufond.Pourtouscesfilms,Sylphiddevaitêtretiréeàquatreépingles.

«Elleluiaparlédesvêtementsdesamère,aussi,cesvêtementsquiinquiétaientunepetiteenfantdesonâge.Elleluiaparlédesporte-jarretelles,dessoutiens-gorge,descorsetsetdesgaines,desbasetdeschaussuresinvraisemblables–touteschosesqu'onportaitàl'époque.Ellesedemandaitcommentellepourraits'yfaire.Maisjamais,augrandjamais!Lescoiffures,lescombinaisons,lesparfumscapiteux.Elleserappelaits'êtredemandécommenttoutcelaallaitluiadvenirunjour.

«Elleluiamêmeparlédesonpère,enquelquesdétails,maisassezpourqu'Iracomprennecombienellel'avaitadoréenfant.Ilavaitunbateau,unbateauappelélaSylphid,amarréau largedeSantaMonica.Ledimanche, ilsallaient jusqu'àCatalina, luiprenant labarre. Ilsmontaientàcheval, tous lesdeux.Àcetteépoque,ilyavaitunealléecavalièrelongeantRodeoDrivejusqu'àSunsetBoulevard.Sonpèreallaitjouer

aupoloderrièrel'hôtelBeverlyHills,puisilmontaittoutseulavecSylphid,lelongdel'alléecavalière.UnNoël,illuiavaitfaitlarguersescadeauxdepuisunPiperCubparuncascadeurdustudio.Letypeétaitpasséenrase-mottesau-dessusdeleurpelouse,etilavaitlarguélescadeaux.Sonpère,luidisait-elle,faisaitfaireseschemisesàLondres.SescostumesetseschaussuresvenaientdeLondres.Àl'époque,personneneseraitsortiautrementqu'encostume-cravate,àBeverlyHills,maisc'étaitluileplusélégant.AuxyeuxdeSylphid,iln'yavaitpasdepèreplusbeau,plusdélicieux,pluscharmantdans toutHollywood.Etpuis,quandelleavaitatteintl'âgededouzeans,samèreavaitdivorcédelui,etSylphidavaitdécouvertsesescapades.

«Elleluiracontaittoutçalevendredi,etilvenaitmelerépéteràNewarkdansl'idéequejerévisemonjugement du tout au tout, etme dise qu'il allait arriver à faire copain-copain avec cette gamine.C'étaitencoreledébutdeleurviecommune,ettoutescesconversationsvisaientàétablirlecontactavecSylphid,àfairelapaixavecelle,ettoutettout.Et,apparemment,çamarchait,apparemment,ilsontfaitlapaix.Ilestnéentreeuxuneformed'intimité.Ils'estmêmemisàentrerdanslapièce,lesoir,quandelletravaillait.Illuidemandait:“Maisbonsang,commenttufaispourjouerdecetruc-là?Ilfautquejetedise,chaquefoisquejevoisquelqu'unjouerdelaharpe...”,etellecontinuait:“TupensesàHarpoMarx”,surquoiilsriaienttouslesdeuxparcequec'étaitvrai.“D'oùprovientleson?illuidemandait.Pourquoiest-cequelescordessontdecouleursdifférentes?Commenttufaispourpastetromperdepédale?Tun'aspasmalauxdoigts?”Il posait mille questions pour montrer qu'il s'intéressait, elle y répondait, elle lui expliquait commentfonctionnaitlaharpe,elleluifaisaitvoirlecaldesesdoigts,etleschosesprenaientuntourpositif,l'avenircommençaitnettementàs'éclairer.

«Aprèsqu'Eveavaitditqu'ellenepouvaitpasgarder l'enfant, le soiroùelle avait tantpleuré, il avaitpensé, bon, n'en parlons plus, et il avait accepté de la conduire chez le médecin de Camden. C'est lelendemainmêmequ'ilavaitentenduSylphidaupieddel'escalier.Elleétaitentraind'incendiersamère,deluirentrerdedans.Iraasautédulitpourouvrirlaportedelachambre,et,là,ilaentenducequ'elledisait.Cette foisellen'enétaitplusà traiter samèredesalopedeyoupine.Cette fois,c'étaitpire.Assez terriblepourquemonfrère se réfugiechezmoiaussitôt.C'estdanscescirconstancesque tu l'as rencontré. Il enétaitrestédeuxnuitsàdormirsurnotrecanapé.

«C'estcematin-là,àcetinstant,qu'Iraacompris:iln'étaitpasvraiqu'Evesesentaittropvieillepouravoirunenfantavec lui.L'alarmes'estdéclenchéedanssa tête,et ilacompris : iln'étaitpasvraiqu'Eves'inquiétaitdel'effetd'unbébésursacarrière.Ellel'avaitvoulu,cebébé,toutautantquelui;ilneluiavaitpasétéfacilededéciderd'avorterd'unhommequ'elleaimait–surtoutàquaranteetunans.Eveétaitunefemmedont lesentimentleplusenracinéétait lacraintedenepasêtreà lahauteur ;avoirconfirmationqu'ellen'étaitpasassezgénéreusepourgardercetenfant,pasassezgrande,pasassezlibre–voilàcequilafaisaittantpleurer.

«Cematin-là,ilacomprisquel'avortementn'avaitpasétédécidéparEve,maisparSylphid.Cematin-làil a compris qu'il n'avait pas voix au chapitre pour son propre enfant ; Sylphid était la seule voix. Cetavortement,c'était lafuited'Evedevant l'iredesafille.Oui, l'alarmes'estdéclenchée,maispasassezfortpourqu'illèvelecamp.

«Oui,Sylphidétaitunalambicdepulsionsprimaires,trèséloignéesdesgracieuxaccordsdelaharpe.Cequ'ill'avaitentenduedireàsamère,c'était:“Recommenceunpeu,pourvoir,etj'étrangletonespècedelarvedanssonberceau!”»

4

Lamaisondevillequ'IrahabitaitavecEveFrameetSylphid,sur laOnzièmeRueouest,sonurbanité,son confort, sa beauté, son aura discrète d'intimité luxueuse, l'harmonie esthétique sereine de ses milledétails – car cette demeure feutrée était une richeœuvre d'art –, changeama conception de la vie toutautantquedevait le fairemon entrée à l'universitédeChicago,un an etdemiplus tard. Ilme suffit depasser laportepouravoir lesentimentque jevenaisdeprendredixansetdeme libérerdesconventionsfamilialesauxquelles jem'étaiscependantconforméjusque-làavecplaisiretsanstropd'efforts.Grâceà laprésenced'Ira,àsafaçond'imposersacarcasse,detraînerlasavateentoutequiétudedansdespantalonsdevelourscôteléinformesetdeschemisesenflanelleàcarreauxauxmanchestropcourtes,jenemesentispasintimidéparcetteatmosphère,toutenouvelle,derichesseetdeprivilège;grâceàlafacultéd'acclimatationqu'exerçait avec naturel cet enfant du peuple, faculté qui faisait beaucoup de son charme et qui luipermettaitd'êtrechezluiaussibiendanslanoireSpruceStreetdeNewarkquedanslesalond'EveFrame,jemereprésentaitoutdesuiteàquelpointlagrandeviepouvaitêtredouillette,confortable,domestiquée.Demêmequelagrandeculture.J'avaislesentimentdepénétrerunelangueétrangère,etdedécouvirque,au-delàdel'exotismedéconcertantdesesconsonances,lesétrangersquilaparlaientcourammentnedisaientpasautrechosequecequej'entendaisenanglaisdepuismanaissance.

Ces livres sérieuxqui s'alignaientpar centaines sur les rayonnagesde la bibliothèque–poésie, roman,théâtre,histoire,archéologie,ouvragessurl'Antiquité,lamusique,lecostume,ladanse,l'art,lamythologie;lesdisquesclassiquesrangésdansdescasiershautsdedeuxmètresdepartetd'autredutourne-disque; lespeintures,lesdessins,lesgravures,lesdiversartefactsdisposéssurlacheminéeetlespetitestables–statuettes,boîtes en émail, fragments de pierres précieuses, assiettes décorées, instruments astronomiques antiques,curiositésdiversesenverre,enargent,enor,certainesclairementfiguratives,d'autresétranges,abstraites–n'étaientpasdesbibelots,desramasse-poussièredécoratifs,maisdesobjetspersonnels,indissolublementliésàl'artdevivre,maisaussiàlamoralité,àl'aspirationdugenrehumainàtrouverlesensdelavieparuneréflexiond'amateuréclairé.Enceslieux,lesimplefaitdepasserd'unepièceàl'autre,dechercherlejournaldusoir,des'asseoirpourmangerunepommeaucoindufeu,pouvaits'inscriredansunegrandeentreprise.C'estdumoinscequifrappaitd'embléeunadolescentdontlapropremaison,quoiquepropre,bienrangéeet passablement confortable, n'avait jamais suscité en lui, ni en personne d'autre, de ruminations sur laconditionhumaine idéale.Avec sabibliothèque–qui se limitaità l'almanachInformationPlease etàunedizaine de bouquins offerts à l'occasion de convalescences des membres de la famille – ma maison mesemblaitencomparaisonminableetsinistre,unemasuresansattrait.Jen'auraisjamaiscru,alors,qu'ilyaitquelque chose qu'on pût vouloir fuir dans la Onzième Rue ouest. La demeure me faisait l'effet d'unpaquebot de luxe, c'était bien le dernier endroit où s'inquiéter pour son équilibremental. Au cœur deslieux,danslabibliothèque,surletapisd'Orient,trônait,verticale,d'uneéléganceimposante,entoutpointgracieusedanssamatérialité,visibledèsquel'onpénétraitdanslesalon,cesymboleremontantàl'aubedelacivilisationéclairée,cesymboled'unesphèred'existenceà laspiritualitéraffinée,cet instrumentsplendidequiréprouveparsaformemêmetoutcequ'ilyadecruetdegrossierdanslanatureprofanedel'homme,cetinstrumentmajestueuxdelatranscendance,laharpedeSylphid,uneLyonetHealydoréeàlafeuille.

«Cettebibliothèqueétaitdansleprolongementdusalon,etsurélevéed'unemarcheparrapportàlui,sesouvenait Murray. Des portes coulissantes en chêne séparaient les deux pièces, mais lorsque Sylphidtravaillait,Eveaimaitl'écouter,sibienquelesportesn'étaientpasfermées,etquelaharperésonnaitdanstoutelamaison.Eve,quiavaitfaitcommencerl'instrumentàSylphiddèsl'âgedeseptans,àBeverlyHills,ne s'en lassait jamais. Ira, lui, ne comprenait rien à la musique classique – pour autant que je sache iln'écoutaitquedesrengainespopulairesàlaradio,etleschœursdel'Arméerouge;sibienquelesoir,luiquiauraitpréféré resterausalonavecEve,àbavarder, lire le journalet jouer lemaribiendans son foyer, serepliaitàl'étage,danssonbureau.Sylphidpinçaitlescordesdesaharpeàcœurjoie,etEvetiraitl'aiguilledevantlacheminée ;quandelle levait lesyeuxdesabroderie, ilavaitdisparu, ilétait là-haut, ilécrivaitàO'Day.

«Maisaprèstoutcequ'elleavaitsubidanssontroisièmemariage,lequatrième,àsesdébuts,luisemblaitencore formidable.Quand elle avait rencontré Ira, elle sortait d'un divorce orageux et elle se remettaitd'unedépressionnerveuse.Àl'entendre,sontroisièmemari,JumboFreedman,étaitunclowndusexe,quin'avait pas son pareil pour les distraire au lit. Elle en avait d'ailleurs bien profité jusqu'au jour où, enrentrantd'unerépétitionplustôtqueprévu,ellel'avaittrouvédanssonbureaudupremierétageavecdeuxtravelos. Mais enfin, il était tout ce que Pennington n'était pas. Elle avait eu une liaison avec lui enCalifornie,trèspassionnée,detouteévidence,surtoutpourunefemmequivivaitavecCarltonPenningtondepuisdouzeans;pourfinir,voilàqueFreedmanquittesafemmeetellePennington,etqu'ilsfichentlecampdansl'Esttouslesdeux,avecSylphid.EveachètecettemaisondanslaOnzièmeRueouest,Freedmans'installe,aménagesonbureaudanscequidevaitdevenirceluid'Ira,etilsemetàvendredel'immobilieràNewYork,aussibienqu'àL.A.etChicago.Pendantuntemps,ilsetrouvevendredesimmeublesdeTimesSquare,sibienqu'ilrencontrelesgrosproducteursdethéâtre,ilssefréquentent,etEveFrameestlancéeàBroadway. Voilà la beauté du muet qui tient la vedette dans des comédies de boulevard, des piècespolicières.Ellevoledesuccèsensuccès.Elles'emploieàamasserdesfortunes,Jumboàlesdépenserdûment.

«Eveétantcequ'elleest,elles'accommodedesesfollesdépenses,elleditamenàsesfolies,même,elles'en fait la complice. Parfois, quand elle se mettait à pleurer tout d'un coup, et qu'Ira lui demandaitpourquoi,elleluidisait:“Situsavaisleschosesqu'ilm'obligeaitàfaire,leschosesquej'aidûfaire...”Aprèsqu'elle a écrit ce livre etque leurviede couple s'est étaléedans les journaux, Ira a reçuune lettred'unefemmedeCincinnati:s'ilavaitenvied'écriresonpetitlivre,luiaussi,ilpourraitpeut-êtrevenirbavarderavecelledansl'Ohio.Danslesannéestrente,elleavaitétéhôtessedenight-club,chanteuse,etpetiteamiedeJumbo.SiIraétaitcurieuxdevoirlesphotosqueJumboavaitprises...Ellepourraitpeut-êtrel'aideràécrireunmémoirecommun; il rédigerait le texte,elleallongerait lesphotoss'il luiendonnaitunbonprix.Àl'époque,Iraavaitunappétitdevengeancesiférocequ'ilaréponduàlafemmeenluienvoyantunchèquedecentdollars.Elleprétendaitavoirdouzeclichés,alorsilluiaenvoyécentdollarsjustepourenvoirun.

–Etill'aeu?–Elleatenuparole.Elleluienabeletbienenvoyéunparretourducourrier.Maiscommejerefusaisde

laissermonfrèredonnerauxgensuneidéedéforméedecequ'ilavait faitdesavie, je luiaiconfisquéceclichéetjel'aidétruit.C'étaitidiotdemapart.J'aieuuneréactionidiote,sentimentale,bégueule,jen'aipasvuplusloinqueleboutdemonnez.Àtoutprendre,diffusercettephotoauraitétésympathique,parrapportàcequis'estvraimentpassé.

–IlvoulaitdiscréditerEve,aveccettephoto.–Écoute,dansletemps,Iran'avaiteuqu'uneidéeentête,allégerleseffetsdelacruautéhumaine.Tout

passaitparlà.Maisaprèslaparutiondulivre,iln'apluseuqu'uneidée,l'infligerlui-même.Onluiaarrachésonboulot,saviedefamille,sonnom,saréputation,alorsquandilacomprisqu'ilavaitperdutoutça,qu'ilavaitperdusonstatut,etquecen'étaitplus lapeined'êtreà lahauteur, il s'estdépouilléd'IronRinn,de

TheFreeandtheBrave,duParticommuniste. Ilamêmearrêtédeparlercommeil le faisait,dedéversercetterhétoriquedel'indignation,cettelogorrhée,alorsquetoutcequ'ilvoulait,cecolosse,c'étaitcogner.Ilparlaitpourémousserletranchantdesesdésirs.

« À quoi crois-tu qu'il rimait, ce numéro d'Abe Lincoln ? Pourquoi crois-tu qu'ilmettait ce haut-de-forme ? Qu'il prononçait ses discours ? Mais tout ce qui avait fait de lui un être apprivoisé, toutes lesinfluencescivilisatrices, il s'enestdépouillé,et il s'estretrouvétoutnu,dans lapeaude l'Iraterrassier,del'IramineurdezincdanslescollinesduNewJersey.Ilarécupérésapremièreexpériencedelavie,dutempsquec'étaitsapellequiluiapprenaitlavie.Ilarepriscontactavecl'Irad'avantlesretouchesmorales,d'avantl'École de Perfectionnement de Miss Frame et des leçons de savoir-vivre. D'avant l'École dePerfectionnementque tu avais représentéepour lui, toi,Nathan, auprèsdequi il vivait son fantasmedepaternité, enmontrant à quel point il était bon, non violent.D'avant l'École dePerfectionnement quej'avais représentéemoi-même.D'avant celled'O'Day,qui était celledeMarx etEngels, cellede l'actionpolitique. Parce que, au fond,O'Day avait été sa première Eve, et Eve n'était qu'une nouvelle versiond'O'DaydanslamesureoùelleletiraitdufossédeNewarkpourleporterjusqu'aumondedelalumière.

« Ira connaissait sa proprenature. Il savait qu'il était physiquementhors normes, et que ça le rendaitdangereux.Ilavaitlarageaucœur,laviolence,etavecsonmètrequatre-vingt-dix-sept,ilavaitlesmoyensdeleurdonnercours.Ilsavaitqu'ilavaitbesoindedompteurs–detoussesprofesseurs,d'unjeunecommetoi,ce jeunedontilavaitunefringale,quiavaitreçutoutcequeluin'avait jamaiseu,etquiétaitunfilsadmiratif.Maisaprès laparutiondeJ'ai épouséuncommuniste, il s'estdépouilléde sonéducation, il s'estremisdans lapeaude l'Iraquetun'as jamaisvu;celuiquidémolissaitdesgars,à l'armée;celuiqui,dèsqu'ilacommencéàvolerdesespropresailes,s'estservidelapelleaveclaquelleilcreusaitpoursedéfendrecontrelesItaliens.Quitenaitsonoutildetravailcommeunearme.Toutesavieilavaitluttécontrel'enviedelareprendre,cettepelle.Maisaprèslelivre,ils'estmisentêtederedevenirlui-même,avantrévisionsetcorrections.

–Etilyestarrivé?–Iranerefusaitjamaisunboulotd'homme,mêmelourd.C'estleterrassierquiaatteintEve.Illuiafait

toucherdudoigtsonouvrage.“Trèsbien,jevaisfairesonéducation,sanslaphoto”,ilm'adit.–Etill'afaite?–Ohoui,ill'afaite.Ill'aéclairéeàcoupsdepelle.»

Début1949,quelquedixsemainesaprèsladéfaitecuisantedeHenryWallace–etaprèsl'avortement,je

le saisàprésent–Evedonnaunegrandesoirée,précédéed'undînerenpluspetitcomité,dans l'idéederemonterlemorald'Ira,etilappelacheznouspourm'inviter.DepuislemeetingdesoutienàWallace,quiavaiteulieuàLaMosquée,jenel'avaisrevuqu'unefois,etjusqu'àcecoupdetéléphonestupéfiant(«IraRingoldàl'appareil,monpote!Commentçava,mongars?»)jem'étaismisàpenserquejenelereverraisjamais.Après notre deuxième rencontre, oùnous avions fait notre première promenade dans le parc deWeequahic et où il m'avait parlé de l'Iran, je lui avais envoyé une copie au carbone de ma pièceradiophoniqueLepantindeTorquemada. Les semaines passant sansm'apporter de réponse de sa part, jem'étaisrenducomptedelabévuequej'avaiscommiseenenvoyantàunacteurderadiounepiècedemoncru,mêmesijelaconsidéraiscommemameilleure.J'étaissûrque,àprésent,ilallaits'apercevoirdemonpeudetalent;j'avaistuédansl'œuftoutl'intérêtqu'ilpouvaitmeporter.Etpuis,unsoirquejefaisaismesdevoirs,letéléphonesonnaetmamèremeditenseprécipitantdansmachambre:«Nathan,monchéri,c'estMrIronRinn!»

EveFrameetluirecevaientàdîner;parmilesinvitéssetrouveraitArthurSokolowàquiilavaittransmismonmanuscrit ; il pensait que j'aimerais bien faire sa connaissance. Le lendemain après-midimamère

m'envoyaitdansBergenStreetm'acheterunepairedechaussuresnoireshabillées,etj'apportaismonuniquecostumechezSchapiro,letailleurdeChancellorAvenue,pourfairerallongerlesmanchesdelavesteetlesjambesdupantalon.Etpuis,unsamedi,endébutdesoirée, jeglissaiunepastillehaleinefraîchedansmabouche, et, le cœur battant comme si je m'apprêtais à passer la frontière de l'État pour commettre unmeurtre,j'empruntaiChancellorAvenueetmontaidansunbusàdestinationdeNewYork.

Audîner,j'eusSylphidpourvoisinedetable.Touslespiègesquim'étaienttendus–leshuitcouverts,lesquatreverresàboiredeformesdifférentes,ungrosamuse-boucheappeléartichaut, lesplatsquiarrivaientdansmondos,présentéspar-dessusmonépauleparuneNoiresolennelleenuniformedebonne,lerince-doigts, lemystèredurince-doigts,bref toutcequimedonnait le sentimentd'êtreunpetitgarçonplutôtqu'ungrandbonhomme,Sylphidleréduisaitànéantparunsarcasme,uneexplicationcynique,unesimplegrimace,enlevantlesyeuxauciel,pourm'aideràcomprendrepeuàpeuquelesenjeuxn'étaientpasaussiexorbitantsquelapompeambiantelesuggérait.Jelatrouvaissuperbe,surtoutdansladérision.

«Mamèreaimequetoutsoitcontrainte,commedanssonenfance,àBuckinghamPalace.Elleneratepas une occasion de faire tourner le quotidien à la farce »,me dit-elle. Elle poursuivit sur lemême tonpendanttoutledîner,enmerégalantderemarquesoùrésonnaittoutl'usagedumonded'unefemmequiagrandi àBeverlyHills – voisinede JimmyDurante–,puis àGreenwichVillage, leParisde l'Amérique.Mêmelorsqu'ellememettaitenboîte,jemesentaissoulagé,commesilachutenemeguettaitpasauplatsuivant.«Nevouspréoccupezpastantdevoustenircommeilfaut,Nathan,voussereznettementmoinsridiculesivousnevoustenezpascommeilfaut.»

Observer Ira me redonnait aussi courage. Il mangeait tout à fait comme au kiosque à hot dogs deWeequahicPark,etilparlaitdemême.Parmilesconvivesmasculins,ilétaitleseulsansvestenicravate,ets'iln'étaitpasdépourvud'unminimumdemanièresdetable,à le regarderengouffrer lecontenudesonassiette,onvoyaitbienque sonpalaisn'appréciaitpasoutremesure les subtilitésde la cuisine servie chezEve.Ilnesemblaitpasfairededifférenceentrecequiestpermisdansunkiosqueàhotdogsetcequil'estdansunesomptueusesalleàmangerdeManhattan, tantsur leplandesmanièresquede laconversation.Jusque sousce toit,oùunedizainedehauteschandellesbrillaientdans les candélabresd'argentetoùdescoupesde fleursblanches illuminaient ladesserte– en cette soirée,deuxmois àpeine après la défaite deWallace(lePartiprogressisteavaitobtenuàpeineplusd'unmilliondesuffragesdanstoutlepays,soitàpeuprèsunsixièmedecequ'ilespérait),unrienluifaisaitmonterlesangàlatête,mêmeunsujetaussianodinenapparencequeleJourdesÉlections.

«Jevaisvousdirequelquechose»,annonça-t-ilàlacantonade,ettouteslesvoixdécrurenttandisquelasienne, forte, naturelle, chargée de révolte, hérissée de mépris pour la stupidité de ses compatriotes,intimait:Onestpriédem'écouter.«Jecroisquenotrechèrepatrien'entendrienàlapolitique.Dansquelautrepaysaumonde,dansquelledémocratie,est-cequelesgenstravaillentlejourdesélections?Oùdonclesécolesrestent-ellesouvertes?Quandonestgosseetqu'ongrandit,ondemandeàsesparents:“Hé,c'estles élections aujourd'hui, on n'a pas congé ?” et que père et mère répondent : “Non, c'est le jour desélections,voilàtout”,qu'est-cequeçadonneàpenser?Çadoitpasêtrebienimportantdevoter,puisquejevaisàl'écolequandmême.Çadoitpasêtrebienimportantpuisquelesmagasinsettoutlerestesontouverts.Mais,bonDieu,enquoitucrois,alors,monsalaud!»

«Monsalaud»nevisaitaucundesconvives.Ce«monsalaud»s'adressaitàtousceuxcontrelesquelsilavaitdûsebattreaucoursdesavie.

Là-dessusEveFrameposaundoigt sur sabouchedans l'espoirde le voir sebriderunpeu. «Chéri »,souffla-t-elletoutbas,d'unevoixàpeineaudible.«Maisenfin,qu'est-cequiestplusimportant,reprit-ildesonorganepuissant,d'avoircongéleJourdeColomb?Onfermelesécolespourcejourfériédemerde,et

paspourlesélections?–Maispersonnenetecontredit,glissaEveavecunsourire,tun'aspasbesoindetemettreencolère.–Écoute,jememetsencolère,répliqua-t-il.Jememetstoujoursencolère,j'espèrebiennepasdécolérer jusqu'au jourdemamort. Jem'attiredesennuis,avec toutecettecolère. Jem'attiredesennuisparcequejerefusedefermermagueule.JesuisencolèrecontremapatriechériequandMrTrumanraconteauxgens–quilecroient–quelecommunismeestlegrosproblèmedecepays.Leproblèmec'estpas le racisme, les inégalités. Non, c'est les communistes, les quarante, ou soixante, ou cent millecommunistes. Ils vont renverser legouvernementd'unpaysdecent cinquantemillionsd'habitants.Fautpasmeprendrepouruncrétin !Jevaisvousledire,moi,cequivafoutrecepaysenl'air :c'est lafaçondontontraitelesgensdecouleur;c'estlafaçondontontraitelesouvriers.Çan'estpaslescommunistesquivontrenverserl'État.C'estlepaysquicourtàlacatastrophetoutseul,entraitantlesgenscommedesbêtes.»

En face de moi se trouvait Arthur Sokolow, l'écrivain de radio. Il faisait partie de ces jeunes Juifsautodidactes pleins d'assurance, qui, n'ayantpas renié leur quartier d'enfance, ni leurs pères, immigrantsillettrés, avaient conservédesmanièresbrusques et émotives.Ces jeunes types rentraient tout justed'uneguerre où ils avaient découvert l'Europe et la politique, et pour tout dire véritablement découvertl'Amériqueparcessoldatsaveclesquelsilsavaientdûvivre;ilsrentraientd'uneguerreaucoursdelaquelleilsavaiententrepris,sansassistanceofficielle,maisaveclafoiducharbonnierdanslepouvoirrédempteurdel'art,delirelescinquanteousoixantepremièrespagesdeDostoïevski.Avantquelalistenoirenedétruisesacarrière, Sokolow, sans être un auteur aussi éminent queCorwin, comptait sans aucun doute parmi lesauteursderadioquej'admiraisleplus:ArchOboler,auteurdeLightsOut,HimanBrown,auteurd'InnerSanctum,PaulRhymer,auteurdeVicandSade,CarltonE.Morse,auteurd'ILoveaMystery,etWilliamN.Robson,quiavaitaussi faitbeaucoupderadiodeguerre,où je trouvaismatièreàmesproprespièces.Lespièces pour la radio d'Arthur Sokolow, qui avaient remporté des prix, ainsi que deux autres jouées àBroadway,étaientmarquéesparunehainefarouchedel'autoritécorrompue,représentéeparunpèred'unehypocrisieàcouperaucouteau.Pendanttoutledîner,j'euspeurqueSokolow,petitmaisrablécommeuntank,untypedanslegenrerouleaucompresseurquiavaitétéarrièredanssonlycée,nememontredudoigtetnemedénonceàtoutlemondecommeplagiaireàcausedemesempruntsàNormanCorwin.

Aprèsdîner,leshommesfurentinvitésàmonterdanslebureaud'Irapouryfumerlecigaretandisquelesfemmes se rafraîchissaient dans la chambre d'Eve avant l'arrivée des invités de la soirée. Le bureau d'Iradonnait sur les statues éclairées du jardin, derrière lamaison. Sur les troismurs garnis de rayonnages, ilrangeaittousseslivrestraitantdeLincoln,labibliothèquepolitiquequ'ilavaitrapportéedelaguerredanstroissacsdematelot,etcellequ'ilavaitaccumuléedepuisenchinantchezlesbouquinistesdelaQuatrièmeAvenue.Aprèsavoirproposé lescigaresetprié les invitésdeseservirduwhiskyde leurchoixsur la tableroulante,Irapritlemanuscritdemapiècedanslederniertiroird'unimposantbureauenacajou–jemefiguraisqu'ilyrangeaitsacorrespondanceavecO'Day–etilsemitàlireàhautevoixlatiraded'ouverture.Ilnela lisaitpaspourdénoncermonplagiat.Aucontraire, ilcommençapardireàsesamis,dontArthurSokolow:«Voussavezcequimedonnedel'espoirdanscepays?»etilmedésignaitdudoigt,moi,toutrougissant, tremblantd'êtrepercéà jour. « J'aidavantage foience jeunequ'en tousces typescensémentmûrsdenotrechèrepatrie,quivontdansl'isoloirpourvoterHenryWallace,etqui,ayantvuunegrandephotodeDewey–etlàjevousparledegensdemafamille–,ontappuyésurlelevierdeTruman.HarryTruman,quivamenercepaysàlaTroisièmeGuerremondiale,voilàleurchoixéclairé!LeplanMarshall,levoilàleurchoix!Toutcequ'ilsvoientc'estqu'ilsvontcourt-circuiterlesNationsunies,bloquerl'Unionsoviétique,détruirel'Unionsoviétique,touteninjectantdansleurplanMarshalllescentainesdemillionsdedollars qui devraient passer à élever le niveau de vie des pauvres chez nous ! Seulement,moi, je vous ledemande,quiva lebloquer,MrTruman,quandilvoudrabalancersesbombesatomiquessur les ruesde

MoscouetdeLeningrad?Vouscroyezqueçaleurferapeur,debalancerdesbombessurdesenfantsrussesinnocents?Sic'estpourpréservernotrefabuleusedémocratie?Àd'autres.Écoutezcejeune,là.Ilestencoreaulycée,etilensaitpluslongsurlesmauxdecepaysquenosprécieuxconcitoyensdansl'isoloir.»

Personne ne se permit de rire ni même de sourire. Arthur Sokolow était adossé aux rayonnages, etfeuilletait tranquillement un livre qu'il avait pris dans la collection consacrée à Lincoln ; le reste deshommesdelacompagniefumaitlecigareetdégustaitleurwhiskycommes'ilsétaientsortisavecleurfemmecesoir-làdanslebutprécisd'écoutermesidéessurl'Amérique.Bienplustardseulement,jecomprisquelesérieuxcollectif avec lequel ils avaient accueillimaprésentation traduisaituniquement la longuepratiquequ'ilsavaientdesfoucadesdeleurhôtetyrannique.

«Écoutez-moiça,ditIra,écoutezplutôt.C'estunepiècesurunefamillecatholiquedansunepetiteville,avecsonlotd'habitantspétrisdepréjugés.»SurquoiIronRinnentrepritdeliremaprose.IronRinnpritletimbre de voix d'un bon chrétien, du brave gars bien ordinaire qui m'intéressait et dont je ne savaisabsolumentrienàtitrepersonnel.

«Jem'appelleBillSmith,commençaIra,quisecouladanssonfauteuildecuiràhautdossierenposantlespiedssursonbureau.Jem'appelleBobJones.Jem'appelleHarryCampbell.Peuimportemonnom.Çan'estpasunnomquipuissedéplaireàquiquecesoit.Jesuisblanc,jesuisprotestant,jen'airienpourvousinquiéter.Jem'entendsbienavecvous,jenevousembêtepas,jenevousagacepas,jenevousdétestemêmepas.Jegagnebiengentimentmaviedansunejoliepetiteville,Centerville,Middletown,OkayFalls.Peuimportelenomdemaville.Çapourraitsepassern'importeoù.Tiens,d'ailleurs,appelons-laN'Importe-Où. À N'Importe-Où, on trouve des tas de gens qui tiennent des discours vertueux contre ladiscrimination,quiparlentde lanécessitédebriser lesbarrières retenant lesminoritésdansdescampsdeconcentrationsociaux.Maistropd'entreeuxmènentlalutteentermesabstraits.Ilsévoquentlajustice,ladécence, le droit, l'américanité, la fraternitéhumaine, laConstitution et laDéclarationd'Indépendance.C'est bien beau, tout ça, mais ça montre qu'en réalité ils n'ont pas la moindre idée des tenants etaboutissants de la discrimination raciale, religieuse, nationale. Prenez ma ville, par exemple, prenezN'Importe-Où,prenezcequis'estpassél'annéedernièrequandunefamillecatholique–desvoisinsàmoi– adécouvert que le fanatismeprotestantpouvait être aussi cruel queTorquemada.Vous voyezqui c'est,Torquemada?L'exécuteurdeshautesœuvrespourlecomptedeFerdinandetIsabelle,letypequiaexpulsélesJuifsd'Espagneaunomduroietdelareine,en1492–oui,oui,l'annéedeColomb,avecsaPinta, saNiñaetsaSantaMaría.Cetteannée-là,ilyaeuTorquemada,aussi.IlyatoujoursunTorquemada.Ilyenaurapeut-êtretoujours.Ehbien,voicicequis'estpasséici,àN'Importe-Où,USA,souslabannièreétoilée,làoùtousleshommesnaissentégaux,etaujourd'hui,pasen1492...»

Irafeuilletalespages.«Çacontinuesurlemêmetonjusqu'àlafin.Voilàlafin.Onretrouvelenarrateur.Unmômedequinzeansaeulecouraged'écrireça,vouspigez?Dites-moiunpeuquelestleréseauquivalepasser.Dites-moi le sponsorqui, en1949, aura le culotde tenir tête au commandantWood et à sonComité, au commandantHoover et à ses commandosdebrutes épaisses, le culot de se dresser contre laLégionaméricaineet lesancienscombattantscatholiques, leVFW, leDAR,et tousnospatrioteschéris ?Quiestlesponsorquisefoutrapasmaldesefairetraiterdesalopardderougeetmenacerdeboycottersonprécieuxproduit?Dites-moiunpeuquivaavoirlecouragedefaireçaparcequ'ilfautlefaire.Personne!Parcequelalibertéd'expression,ilss'enfoutenttoutautantquelesgarsavecquij'étaisdansl'armée.Ilsmeparlaientmêmepas,lesmecs!Jevousl'aijamaisraconté,ça?J'entraisdanslemess;ilpouvaityavoirdanslesdeuxcentsgars,pasunbonjour;personnem'adressaitlaparoleàcausedecequejedisaisetdeslettresque j'écrivaisauStarsandStripes.Cesgars-là, ilsdonnaientcarrément l'impressionqu'onavaitdéclaré laguerrepourlesfairechier.Contrairementàcequecertainssefigurent,nossoldatschéris,ilssavaientpasdutoutcequ'ilsétaientvenusfoutrelà, ilsenavaientpas lamoindre idée.Lefascisme,Hitler, ilsenavaient

rienàsecouer.Alors,hein,leurfairecomprendrelesproblèmessociauxdesNoirs,lesrusesducapitalismepouraffaiblirlessyndicats;leurfairecomprendrepourquoilesbombardementsdeFrancfortavaientlaissélesusinesI.G.Farberdebout...Peut-êtrequejesuishandicapémoi-mêmeparmonmanqued'instruction,maiscetespritmesquindenos“petitsgars”,ilmedonnelanausée.“Çaseramèneàça”,lut-ilsubitementdansmonscénario.“Sivousvoulezunemorale,lavoilà:celuiquiavalelessaladessurlarace,lareligionetlesminoritésnationales, estunpauvre type. Il se faitdu tort, il faitdu tort à sa famille, son syndicat, sacommunauté, sonÉtat, sonpays. Il est lepantindeTorquemada.”Écritparunmômedequinze ans »,conclutIraenjetantlemanuscritsursonbureaudansunélandecolère.

Après dîner, il dut arriver une cinquantaine d'autres invités. Malgré la stature extraordinaire qu'Iram'avaitimposéedanssonbureau,jen'auraisjamaiseulecouragedememêleràcettefoulequisepressaitausalon si Sylphid n'était pas venue de nouveau à mon secours. Il y avait là des acteurs, des actrices, desmetteursenscène,desécrivains,despoètes,ilyavaitdesavocats,desagentslittéraires,desproducteursdethéâtre,ilyavaitArthurSokolow,ilyavaitSylphidqui,noncontented'appelerlesinvitésparleurprénom,connaissait le moindre détail de leurs faiblesses, dont elle accusait le trait jusqu'à la caricature. Saconversationétaitdivertissantecarimpitoyable;ellehaïssaitsonprochainavecletalentd'unchefdecuisinepourtrancherdansleviflaviandequ'ilvaembrocheretfairetournersurlegril.Etmoi,quim'étaisfixépour objectif de devenir le champion sans peur et sans reproche du Parler Vrai à la radio, j'étaismuetd'admirationeffaréedevantcettefillequinefaisaitrienpourrationaliser,etencoremoinsdissimulersonmépris jubilatoire d'autrui. Voilà le type le plus vaniteux de New York... celui-ci, il faut qu'il se sentesupérieur... l'insincérité de celui-là... celui-là n'a pas la moindre idée que... l'autre était tellement ivre...celui-làn'aqu'une infimeombrede talent... lui c'est l'amertume faitehomme... elle ladépravation faitefemme...leplusrisiblechezcettecinglée,c'estsafoliedesgrandeurs...

Qu'il est délectable de rabaisser les gens – et de les voir rabaissés. Surtout pour un garçon dont lemouvementspontanéétaitlarévérence,aucontraire,danscettesoirée.Malgrélesouciquejemefaisaisàl'idée de rentrer tard chez moi, je ne pouvais me priver de cette initiation suprême aux plaisirs de laméchanceté. Jen'avais jamaisconnupersonnequi ressemblâtàSylphid : si jeune,etpourtant siportéeàl'antipathie;sifamilièredesusagesdumonde,etpourtantdéguiséed'unerobelongueauxcouleurscriardes,costumée en diseuse de bonne aventure, si excentrique dans son propremilieu. Prête à trouver tout cequ'ellevoyaitodieux,avecuneparfaiteinsouciance.J'étaisloindemedouteràquelpointj'étaismoi-mêmedocile,inhibé,soucieuxdeplairejusqu'aujouroùjevisSylphid,soucieusededéplaire;jenemedoutaispasdequellelibertéonjouitunefoisqu'onaffranchitsonégoïsmedelapeurdesreprésaillessociales.Voicicequimefascinait:elleétaitredoutable.Jemerendaiscomptequ'ellen'avaitpeurderien,etqu'ellecultivaitvolontierslamenacequ'ellereprésentaitpourautrui.

Les deux personnes qu'elle déclara supporter encore moins que les autres étaient un couple dontl'émisssion du samedi matin comptait parmi les préférées de ma mère. Cette émission de radio, quis'appelaitVanTasseletGrant,étaitenregistréedepuisunefermedel'Hudson,danslecomtédeDutchess,NewYork,fermequiappartenaitàKatrinaVanTassel,auteurderomanspopulaires,etàsonmari,BrydenGrant,éditorialisteauJournal-American,etcritiquededivertissements.Katrinaétaitunefemmed'unmètrequatre-vingtsàlamaigreurinquiétante;elleportaitdelonguesanglaisesnoiresquiavaientdûpasserpouraguichantes jadis ; sonmaintiensuggéraitqu'elleétaitconvaincued'exercersonascendantsur l'Amériquetoutentièreàtraverssesromans.Lesdeuxoutroischosesque jesavaisd'elleavantcettesoirée–chez lesGrant,ledînerétaitconsacréàl'évocationdesobligationssocialesavecleursquatrebeauxenfants;sesamis,dans le vieux Staatsburg, berceau des traditions (ses ancêtres, lesVanTassel, s'y seraient installés au dix-septième siècle, véritable aristocratie locale, bien avant l'arrivée des Anglais), étaient des gens d'une

éducation et d'une moralité irréprochables – c'est ce que j'avais entendu par hasard, lorsque ma mèreprenaitl'émission.

«Irréprochable», lemotrevenaitsouventdans labouchedeKatrina lorsdesesmonologuessursavieriche,variée,exceptionnelleàtouségards,tantdansletourbillondelacitéquedanssaretraitebucolique.Les « irréprochables »pullulaientdans sesphrases, et, auboutd'uneheured'émission,dans cellesdemamère, qui la jugeait « cultivée ». Le mot était la louange suprême réservée à ceux qui avaient l'insignehonneurd'entrer sur le fiefdesGrant,quece soitpour lui arranger lesdentsou réparer la chassed'eau.« Irréprochable, ce plombier, Bryden, ir-répro-chable ! » disait-elle, tandis que ma mère, comme desmillions d'autres auditeurs, écoutait, aux anges, une conversation sur les problèmes d'écoulement quiaffectentlesfoyersdesAméricainslesmieuxnés,etquemonpère,irréductibleducampdeSylphid,lançait:«Oh,fermelebecdecettebonnefemme,jet'enprie!»

Orc'étaitàproposdeKatrinaGrantqueSylphidavaitditentresesdents:«Cequ'ilyadeplusrisiblechez cette cinglée, c'est sa foliedes grandeurs » ; et c'était sonmari,BrydenGrant, qu'elle avait épinglécommel'«hommeleplusvaniteuxdeNewYork».

« Quand ma mère déjeune avec Katrina, elle rentre blême de rage en disant : “Cette femme estimpossible.Ellemeparledethéâtre,ellemeparledesromansquisortent,ellesefiguretoutsavoir,etellenesaitriendutout.”C'estvrai,d'ailleurs.Lorsqu'ellesdéjeunentensemble,çaneratejamais,KatrinapontifiesurlesujetqueMamansetrouvebienconnaître.MamèredétesteleslivresdeKatrina.Ilsluitombentdesmains.Elleestmortederiredèsqu'elleenouvreun–aprèsquoielleditàKatrinaqu'ilssontformidables.Mamèretrouveunsurnompourtouslesgensquiluifontpeur–Katrinac'estDingote.“J'auraisvouluquetuentendesletopoqueDingotem'afaitsurlapièced'O'Neill,elles'estsurpassée!”Etpuislelendemainà 9 heures, Dingote l'appelle au téléphone et ma mère lui parle pendant une heure. Ma mère s'enivred'indignationvéhémente,commeleprodiguesegrised'uneliassedebillets,mais,aussitôtaprès,lavoilàquitournecasaqueetquiluifaitdelalècheparcequesonnomcommenceparVan.EtaussiparcequeBrydens'arrangepourglissersonnomdanssescolonnesetl'appellelaSarahBernhardtdesondes.PauvreMaman,avecsesambitionssociales.KatrinaestlaplusprétentieusedesrichesprétentieuxquihabitentStaatsburgsurl'Hudson,quantàlui,ilestcensédescendred'UlyssesGrant.Tenez»,ajoutaSylphid,etaumilieudecettesoiréeoù les invités étaient sinombreuxqu'ilsdonnaient l'impressiond'avoirunmal fouànepasboiredansleverrelesunsdesautres,ellesetournaverslesrayonnages,derrièrenous,pourytrouverunromandeKatrina Van Tassel Grant. De part et d'autre de la cheminée du salon, les livres montaient jusqu'auplafond, à tel point qu'il avait fallu installer un escalier de bibliothèque pour atteindre ceux des rayonssupérieurs.

«Tenez,ditSylphid,voilàHéloïseetAbélard.–Mamèrel'alu,dis-je.–Votremèreestuneimpudentedrôlesse»,répliquaSylphid,cequimefitflageolersurmesjambesavant

decomprendrequ'elleplaisantait.Iln'yavaitpasquemamèreàl'avoirlu,undemi-milliond'Américainesoupresquel'avaientachetédemême.«Tenez,ouvrez-le.Ouvrez-leàn'importequellepage,mettezledoigtn'importeoù,etpréparez-vousàêtreenivré,NathandeNewark.»

Jefiscequ'ellemedisait,etlorsqu'ellevitoùj'avaisposéledoigt,ellesouritendisant:«Oh,paslapeinede chercher bien loin pour trouver VTG au sommet de son talent. » Sur quoi elle lut à haute voix :«L'hommenoualesmainsautourdesatailleetl'attiraàlui;ellesentitlesmusclespuissantsdesescuisses.Ellerenversalatête.Seslèvress'entrouvrirentàsonbaiser.UnjourAbélardsubiraitlacastration,commepunitionbrutaleetvengeressede sapassionpourHéloïse,mais, encet instant, il était loind'êtremutilé.Plusillaserrait,plusforteétaitlapressionsurseszonesérogènes.Queltroubleérotiquechezcegéniequiallaitdépoussiéreretrégénérerl'enseignementtraditionneldelathéologiechrétienne!Lestétonsd'Héloïse

pointaient,durcis,etsonventreseserralorsqu'ellepensa:“Jesuisentraind'embrasserleplusgrandauteur,leplusgrandpenseurdudouzièmesiècle!”“Tuasuncorpssplendide,luichuchota-t-ilàl'oreille,desseinsopulents,lataillemenue!Etlesplisdetagrandejupedesatinneparviennentpasàdéroberauxregardsteshanches et tes cuisses adorables.”Quoiquemieux connupour sa solutionduproblèmedesuniversaux etpour sonmaniement original de la dialectique, il n'en savait pasmoins à cette époqueoù sa renomméeintellectuelle était à son apogée, faire fondre le cœurdes femmes...Aumatin, ils furent rassasiés l'undel'autre.ElleputenfindemanderauchanoineetmaîtredeNotre-Dame.“Àprésent,apprends-moi,Pierre.Apprends-moi,jet'enprie.Explique-moitonanalysedialectiquedumystèredeDieuetdelaTrinité.”Etc'estcequ'ilfit,endétaillantpatiemmentsoninterprétationrationnelledudogmetrinitaire,aprèsquoiillapritcommeunefemme,pourlaonzièmefois.»

«Onzefois!»s'écriaSylphidensetenantlescôtes,dilatéeparcequ'ellevenaitdelire.Sonmari,àelle,nesaitpascompterjusqu'àdeux.«Mêmeunefois,c'esttroppourcettepetitetantouze!»Illuifallutunmomentpourcalmersonfourire–pourquenotrefourireàtouslesdeuxsecalme.«Oh,apprends-moi,Pierre,jet'enprie!»s'écriaSylphid,etsansraisonaucune–sinonsonallégresse–ellemeplantaunbaisersonoresurleboutdunez.

Après qu'elle eut remis Héloïse et Abélard sur l'étagère et que nous eûmes retrouvé notre sérieux, jem'enhardisàluiposerunequestionquejevoulaisluiposerdepuisledébutdelasoirée.L'unedesquestions,dumoins.Nonpas : «Quel effet ça faitde grandir àBeverlyHills ? »ni : «Quel effet ça faitd'être lavoisinedeJimmyDurante?»Pasnonplus:«Queleffetçafaitd'avoirdesparentsvedettesdecinéma?»maisdepeurqu'ellenesemoquedemoi,maquestionlaplussérieuse:

«QueleffetçafaitdejouerauRadioCityMusicHall?–C'estl'enfer!Lechefd'orchestreestinfernal.“Machèreamie,jesaiscombienilestdifficiledecompter

jusqu'à quatre sur cette mesure, mais si vous vouliez bien essayer tout de même, vous m'obligeriezbeaucoup.”Plusilestpoli,plusilestodieux.Quandilestvraimenthorsdelui,ildit:“Matrèschère”,etletrès dégoulinede venin. “Petite erreur,ma chère, il faudrait faire l'arpège !”Et vous, sur votrepartition,vousn'avezpasd'arpège.Seulementvousnevoulezpasavoirl'aird'ergoterpourretardertoutlemondeendisant : “Je vous demande pardon,Maestro,mais surma partition, ce n'est pas indiqué.” Alors tout lemondevousregardeenpensant:“Tuvoispascommentçasejoue,idiote!Ilfautqu'ilteledise?”C'estleplusmauvaischefd'orchestredumonde !Ilnedirige jamaisquedesmorceauxdurépertoirestandard,etmalgréçaonsedit:“Maisill'ajamaisentendujouer,cemorceau?”Etpuisilyalaplate-forme,danslasalledeconcert.Voussavez,ceplateautournantquifaitapparaîtrel'orchestre.Ellemontequandonreculeetelledescendquandonavance;etchaquefoisqu'elledémarre,ilyadessecousses–elleestmontéesurroulementhydraulique–sibienqu'ilfauts'accrocheràsaharpecommeàunebouéedesauvetage,aurisquedeladésaccorder.Lesharpistespassent lamoitiédeleurvieàs'accorder,et l'autremoitiéà jouerfaux.Jehaislesharpes,touteslesharpes.

–Àcepoint-là ?demandai-je en riantdeboncœur,unpeuparcequ'elleplaisantait, etunpeuparcequ'elleavaitrielle-mêmeenimitantlechefd'orchestre.

–C'estuninstrumentodieusementdifficile.Ilesttoutletempshorsd'usage.Ilsuffitderespirersursaharpepourqu'ellesedésaccorde.Entretenirlamiennemerenddingue.Quantàlatransporter,onsefaitl'effetdetraînerunporte-avions.

–Maisalors,pourquoijouez-vousdelaharpe?–Parceque je suisunegourde, lechefd'orchestrea raison.Leshautboïstes sontmalins, lesviolonistes

aussi.Maispas lesharpistes.Lesharpistessontdescrétins,desdemeurés.Ilnefautpasavoirdeuxsousdebonsenspourchoisiruninstrumentquivavousconditionneretvousempoisonnerl'existencecommela

harpe.Moi,sijen'avaispaseuseptans,etsipeudejugeote,jamaisjen'auraiscommencé,etj'auraisencoremoinscontinué.Jen'aimêmepasdesouvenirsquiremontentavantd'avoirsuenjouer!

–Pourquoiavez-vousdébutésijeune?–LaplupartdespetitesfillescommencentlaharpeparcequeMômantrouvequec'estsimignon.C'estsi

joli,uneharpe,etpuislamusiqueestsidouce,etpuisonenjouepoliment,dansdespetitssalons,pourdesgensbienpolis,quis'enfichentcommed'uneguigne.Lacolonneestpeinteàlafeuilled'or–ilfautmettredes lunettesde soleilpour la regarder.Le summumdu raffinement.Laharpe trône làoùelle est,pasdedangerqu'onl'oublie.Elleestsimonstrueusementencombrante,onnepeutpaslaranger.Oùvoulez-vousqu'onlamette?Alorselleresteplantéelà,àvousnarguer.Onnepeutpasluiéchapper.C'estcommemamère.»

Toutà coup,une jeune femmequin'avaitpas encore retiré sonmanteauetportaitunpetit étuinoirparutauprèsdeSylphidets'excusadesonretardavecunaccentbritannique.Arrivaientavecelleunjeunehomme brun et corpulent, vêtu avec élégance et qui, comme corseté dans ses privilèges, imposait à saphysionomie poupine un maintien militaire, ainsi qu'une jeune femme à la sensualité virginale, d'uneféminité sur lepointde s'épanouir, au seuilde laplénitude, avecune cascadedebouclesblond-rouxquimettaientenvaleursonteintclair.EveFrameseprécipitapouraccueillirlesnouveauxvenus,ellepritdanssesbraslajeunefilleàl'étuinoir,quis'appelaitPamela,etfutalorsprésentéeparcelle-ciaujeunecouplederêve,lesfiancésRosalindHalladayetRamónNoguera.

Quelquesminutesplustardàpeine,Sylphidétaitdanslabibliothèque,saharpeentrelesgenouxetcaléecontresonépaulepourl'accorder.Pamela,sonmanteauretiré,manipulaitlesclefsdesaflûte;assiseauprèsd'elles,Rosalindaccordaituninstrumentquej'avaisprispourunviolon,maisqui,unpeuplusgrand,setrouvaitêtreuneviole,commejel'apprisbientôt.Peuàpeu,touslesinvitésdusalonsetournèrentverslabibliothèque,oùEveFramesetenaitpourdemanderlesilence.Elleportaitunensemblequejem'efforçaidedécrireàmamèreparlasuite,etquecelle-cimeditêtreunerobedusoirensoiechiffonplisséeblanche,complétée d'une étole, et d'une ceinture de chiffon émeraude. Lorsque je décrivis sa coiffure,mamèrem'expliquaqu'elleétaitcoiffée«àl'ange»,crânelisseetcouronnedebouclessurlesoreilles.Elleattendaitpatiemment,un légersourire la rendantplus jolieencore(etplus fascinanteàmesyeux),maisonsentaitbienqu'uneexcitationenfantinemontaitenelle.Lorsqu'ellepritlaparole,lorsqu'ellepromit:«Quelquechosedebeau va seproduire », toute sa réserve élégante sembla sur le pointde fondre commeneige ausoleil.

Cefutunconcertmémorable,surtoutpourunadolescentquidevrait,unedemi-heureplustard,prendrelebusno107etregagnerunfoyerdontlestempsfortslelaissaientdésormaissursafaim.EveFramenefitqu'uneapparition,maislamajestéaveclaquelleelledescenditlesmarchespourrevenirausalondanssarobedesoiechiffonetsonétoledonnauntoutautresensàlasoirée: l'aventurequifaitquelavievautd'êtrevécuenousattendait.

Jenesuggèrenullementqu'EveFramejouaitunrôle.Tants'enfaut:c'étaitsalibertéquisefaisaitjour,aucontraire.EveFramesanssesentraves,exemptedesatimidité,ravie,dansunétatd'exaltationsereine.Àla limite, c'était plutôt à nous qu'elle venait de donner le rôle de notre vie, pasmoins – le rôle de cesprivilégiésdontlerêvelepluscherétaitentraindeseréaliser.L'artvenaitd'ensorcelerlaréalité;unemagieocculteavaitpurifiécettesoiréeàManhattandes instinctsvilsetdesbassesmanigancesquis'ycôtoyaientdansunevagueivresseclinquante.Or,cetteillusionétaitnéedepresquerien:quelquessyllabesprononcéesavec une diction parfaite sur le seuil de la bibliothèque – et voilà que cette soirée, avec son absurdearrivisme,semétamorphosaitenembarquementpourunCythèreesthétique.

«SylphidPenningtonetlajeuneflûtistedeLondres,PamelaSolomon,vontvousinterpréterdeuxduospourflûteetharpe.Lepremier,“Berceuse”,estdeFauré;lesecond,“FantaisieCasilda”,deFranzDoppler.

Enfinladernièrepièceseralesecondmouvementdela“Sonatepourflûte,violeetharpe”deDebussy,sonInterludeentraînant.Notreviolistes'appelleRosalindHalladay,ellenousarrivedeLondres.ElleestnéeenCornouaillesetdiplôméedelaGilhallSchoolofMusicandDrama,deLondres.ÀLondres,Rosalindjouedésormaisavecl'orchestreduRoyalOperaHouse.»

La flûtiste, elle, était une jeune fille svelte à la physionomiemélancolique, avecun visage allongé, desyeux sombres ; plus je la regardais, plus je m'en amourachais ; plus je regardais Rosalind, plus jem'amourachaisd'elle aussi– etplus cruelm'apparaissait chezmonamieSylphid l'absencede tout cequipeutéveillerledésirmasculin.Avecsontorsecarré,sesjambestrapuesetcettecurieusebossedechairquil'épaississaitentrelesépaules,unpeucommeunbison,ellemefaisaitl'effet,malgrél'éléganceclassiquedesesmainssedéplaçantsurlescordes,d'unlutteurquiauraitaffrontésaharpe–unsumojaponais.Commej'avaishontedecettepensée,ellenefitqueprendredelasubstanceaucoursduconcert.

Lamusique,jen'enpensaipasgrand-chose.TelIra,j'étaissourdàtoutcequinem'étaitpasfamilier(enl'occurrencelestitresdeMakeBelieveBallroom,émissiondusamedimatin,etceuxdeYourHitParade,quipassait le samedi soir), mais à voir Syphid soudain grave, sous le charme de la musique qu'elledésenchevêtraitdescordes,àvoirlapassiondesonjeu,unepassionconcentréequiselisaitdanssesyeux–unepassionexemptedetoutsarcasmeetdetoutenégativité–,jemedemandaisquelpouvoirelleauraiteusi,outresontalentmusical,elleavaitreçuenpartagelecharmantvisageciselédesadélicatemère.

Plusieursdécenniesplustard,aprèslavisitedeMurray, jecomprisenfinquesiellevoulaitsesentirunpeuà l'aise,Sylphidétaitobligéedehaïr samère et jouerde laharpe.Haïr la faiblesse exaspérantede samère, et produire ces sons enchanteurs et éthérés ; entretenir avec Fauré, Doppler et Debussy le seulcommerceamoureuxquelemondeluipermettait.

LorsquejelevailesyeuxversEveFrame,assiseaupremierrangdesspectateurs,jem'aperçusqu'ilpassaitunetelledemandedanssonregardsursafille,qu'onauraitcruqueSylphidétaitl'originedesonêtreplutôtquel'inverse.

Puis tout ce qui s'était interrompu reprit. Il y eut des applaudissements, des « bravo ! », des saluts ;Sylphid,PamelaetRosalinddescendirentde la scène-bibliothèqueetEveFrame fut làpour les étreindrel'uneaprèsl'autre.J'étaisassezprochepourl'entendredireàPamela:«Tusaisàquoituressemblais,machérie?Àuneprincessehébraïque!»,àRosalind:«Etvous,vousétiezravissante,absolumentravissante!»puis à sa fille : «Sylphid,Sylphid !Sylphid Juliet, tun'as jamais jouéplusmagnifiquement ! Jamais,machérie!LeDoppler,enparticulier,c'étaitunemerveille.

–LeDoppler,maman,c'estunecochonneriequ'onsertdanslessalons,réponditSylphid.–Oh,jet'adore!s'écriaEve.Tamèret'aimetant!»D'autrespersonness'avancèrentbientôtpourféliciterletriodemusiciennes,etenmoinsdetempsqu'il

n'en faut pour le dire, Sylphid glissa son bras autour dema taille etme présenta avec bonne humeur àPamela,Rosalind et au fiancé de celle-ci : « VoiciNathan deNewark, c'est un protégé politique de LaBête. »Commeelle ledisait avecun sourire, je souris àmon tour, enmepersuadantque l'épithèteétaitlancéesansmalice,simpleplaisanteriefamilialesurlatailled'Ira.

Jelecherchaidesyeuxdanstoutelapièceetvisqu'iln'yétaitpas.Maisaulieudem'excuserpourpartiràsarecherche,jemelaissaiaccaparerparlapoignedeSylphid,etsubmergerparleraffinementdesesamis.Jen'avais jamais vu un jeune homme aussi bien habillé, d'une urbanité aussi lisse et courtoise queRamónNoguera.Quant à labrunePamela et lablondeRosalind, elles étaient si jolies l'une et l'autreque jenepouvaispaslesregarderouvertementplusd'unefractiondeseconde,toutennemanquantpasuneoccasiondemetrouvercommeparhasardàquelquescentimètresdeleurpeau.

RosalindetRamónallaientsemariertroissemainesplustardsurledomainedesNoguera,auxenvironsdeLaHavane.LesNogueraétaientplanteurs,lepèredeRamónayanthéritédesongrand-pèredesmilliers

d'hectares de terre dans une régionnommée le Partido, terre qui reviendrait àRamón, et plus tard auxenfantsdeRamónetRosalind.Ramónobservaitunsilenceimpressionnant;aveclagravitéqueconfèrelesentimentd'undestinpersonnel, il semblaitbiendécidéà tenir lapositiond'autoritéque luiaccordaienttous les fumeurs de cigares du monde. Rosalind, au contraire, qui, quelques années auparavant, n'étaitqu'unepauvreélèveduConservatoirearrivéeàLondresdepuissacampagnenatale,maisqui,pourl'heure,touchaitautermedesesinquiétudes,etaucommencementdelaviedechâteau,s'animaaufildelasoirée.Elledevintmême loquace.Ellenousparladugrand-pèredeRamón, leplus connu et leplus révérédesNoguera;ilavaitétéquelquetrenteansgouverneurd'uneprovinceenmêmetempsquegrandpropriétaireterrien,jusqu'aujouroùilétaitentréaucabinetduprésidentMendieta(cabinetdontlechefn'étaitautre,jemetrouvailesavoir,quel'infâmeFulgencioBatista).Ellenousparladelabeautédesplantationsdetabacoù,souslesvoilesdecoton,onfaisaitpousserlafeuilledecapedescigarescubains;puisellenousparladelacérémonieengrandepompe,àl'espagnole,quelesNogueraleurréservaient.Pamela,sonamied'enfance,prendrait l'avion deNewYork à LaHavane, aux frais de la familleNoguera ; elle serait reçue dans unappartement d'amis sur le domaine, et si Sylphid pouvait trouver le temps de l'accompagner, conclut lavolubileRosalind,elleétaitlabienvenueaussi.

Rosalind parlait avec un enthousiasme innocent, une joyeuse fierté devant sa propre réussite, del'immense fortune des Noguera, et moi, je me disais : Et les paysans cubains qui travaillent sur lesplantations,quiva leurpayerunalleret retourpourassisteràunmariagedans leur famille ? Jevoudraisbien voir dans quels « appartements d'amis » ils vivent, eux, sur ces belles plantations de tabac. Et lesmaladies,lamalnutrition,l'ignorancedecesouvriers,MissHalladay?Aulieudedilapidertoutcetargentavec obscénité pour votre mariage à l'espagnole, est-ce qu'il ne vaudrait pas mieux vous mettre àdédommagerlepeuplecubain,dontlafamilledevotrefiancéaccaparelesterresdefaçonillégitime?

Mais jedemeuraibouchecousueà l'instardeRamónNoguera,quoique,aufonddemoi,bienloinducalmeolympienquilefaisaitregarderdroitdevantlui,commes'ilpassaitdestroupesenrevue.ToutcequedisaitRosalindm'effarait,maisjenepouvaispasmanquerauxusagesetleluifairesavoir.Orjen'avaispasnon plus la force d'attaquer Ramón Noguera sur le montant et l'origine de sa fortune, selon le Partiprogressiste. Et je ne parvenais pas à m'éloigner du rayonnement de Rosalind, la belle Anglaise,physiquement adorable et musicalement douée, qui ne semblait pas comprendre qu'en renonçant à sesidéaux (sinon aux siensdumoins auxmiens)pour les charmesdeRamón, en semariantdans la grandebourgeoisie terrienne oligarchique deCuba, non seulement elle compromettait fatalement les valeurs del'artiste,mais, selonmon analyse politique, elle se galvaudait avec un homme bienmoins digne de sontalent–etdesescheveuxblonddoré,etdesapeauéminemmentcaressable–que...moi,parexemple.

On apprit que RamónNoguera avait réservé une table au StorkClub pour Pamela, Rosalind et lui-même,etquandilproposaàSylphiddesejoindreàeux,ilétenditl'invitationàmaproprepersonneavecunaplombvague,quipouvaittenirlieudecourtoisiedanslagrandebourgeoisie:«Vousaussi,monsieur,soyezdesnôtres,jevousenprie.

–Jenepeuxpas,non»,répondis-je,maisaulieud'expliquer(orjesavaisbienquej'auraisdûlefaire,illefallait–Iral'auraitfait):«Jen'aiaucuneestimepourvousetvospareils»,j'ajoutai:«Merci.Mercitoutdemême. »Ainsi, tournant les talons comme si j'échappais à lapeste alorsque j'étais en trainde rateruneoccasion inespéréepourunécrivainenherbedevoir le fameuxStorkClubdeShermanBillingsley et latabledeWalterWinchell,jeparvinsàfuirlestentationsoùm'induisaitlepremierploutocratequ'ilm'étaitdonnédevoir.

Jemontaiaupremiertoutseul,etrécupéraimonmanteaudanslachambred'amis,parmilesdouzainesd'autresempiléssurleslitsjumeaux;cefutlàquejerencontraiArthurSokolow,dontIradisaitqu'ilavaitlumonmanuscrit.Dans lebureaud'Ira, après lespassages lus, la timiditém'avait empêchéde luiparler, et

commeils'absorbaitdanssalectured'unlivresurLincoln,iln'avaitpassemblélui-mêmeavoirgrand-choseà me dire. Plusieurs fois au cours de la fête, cependant, je l'avais entendu s'adresser à quelqu'un avecvéhémence,ausalon:«J'étaistellementfurieux,l'avais-jeentendudire,quejemesuismisautravaildansunecolèrenoireetquej'aiécritmontextedanslanuit.»Puis,unpeuplustard:«Lespossibilitésétaientillimitées.Ilyavaituneatmosphèredeliberté,unvraidésird'établirdesfrontièresnouvelles.»Aprèsquoijel'entendisrireendéclarant:«Bah,ilsm'ontjetédanslafosseauxlions,ilsm'ontsacrifiéauprogrammelepluspopulairedelaradio»,phrasesd'untelimpactsurmoiquejecrusavoirrencontrélavéritédontonnesauraitsepasser.

Jemefis l'idéelaplusclairedecequej'attendaisdelavie lorsque,passantdélibérémentàportéedesavoix,j'entendisSokolowparleràdeuxfemmesdelapiècequ'ilseproposaitd'écrirepourIra,unepièceàunseulacteur,baséenonpassurlesdiscoursmaissurtoutelavied'AbrahamLincoln,desanaissancejusqu'àsamort.«Lepremierdiscoursinaugural,lediscoursdeGettysburg,leseconddiscoursinaugural,c'estpasçal'histoire.Ça,c'estlarhétorique.Moi,jeveuxqu'Iraleurracontel'histoire.Qu'illeurdiseàquelpointelleaétédure;pasd'étudesdutout,unpèreidiot,unemarâtreterrible,sesrapportsaveclesavocatsassociés,lacampagne avec Douglas pour adversaire, la défaite, le mariage avec une hystérique dépensière, la pertebrutaledeleurfils,Willie,ledésaveudetous,lesagressionspolitiquesquotidiennesdèslejouroùilaprissesfonctions.Lasauvageriedelaguerre,l'incompétencedesgénéraux,laProclamationdel'Émancipation,lavictoire,lapréservationdel'Union,lalibérationdesNoirs–etpuis,enfin,l'assassinatquiachangénotrepaysdemanière irréversible.Unrôleenor,pourunacteur.Troisheures.Sansentracte.Çava laisser lesspectateursbabasdansleurfauteuil.Çavaleurfaireregrettercequel'Amériquepourraitêtreaujourd'hui,àlafoispourlesNoirsetpourlesBlancs,siLincolnavaitpuaccomplirsonsecondmandatetsuperviser laReconstruction.J'yaibeaucouppenséàcethomme-là.Tuéparunacteur.Commedejuste!»Ilrit:«Quid'autre aurait pu avoir la vanité et la bêtise d'assassinerAbrahamLincoln ? Est-ce qu'Ira pourra tenir lascène trois heures à lui tout seul ? Le tour de force oratoire, on sait que c'est à sa portée. Sinon, on ytravaillera tous deux, et il y arrivera : un leader harcelé, plein d'intelligence, d'astuce, de puissanceintellectuelle,unbonhommemonumental,tantôtexalté,tantôtcruellementdéprimé,et,conclutSokolowenriantdenouveau,pasencoreaucourantqu'ilestleLincolnduMémorial!»

Puis,souriantsimplement,ilmeditd'unevoixquimesurpritparsadouceur:«Cedoitêtreunesoiréemémorablepourvous,jeunemonsieur.»Jehochailatêtemaisnefuspasplusloquacequeprécédemment,incapablede lui demanderun conseil, une critiquedemapièce.Une intuitionpas tropmaldéveloppéepourungarçondequinzeansmedisaitqu'ArthurSokolown'avaitpaslumontexte.

Àl'instantoùjequittailachambreavecmonmanteau,jevissortirdelasalledebainsKatrinaVanTasselGrantquivenaitdansmadirection.J'étaisgrandpourmonâge,maisavecsestalons,ellemeregardaitdehaut. Du reste, aurais-je mesuré une tête de plus que je me serais peut-être laissé intimider par saphysionomieimposante,ensentantbienqu'ellesecroyaitl'exemplesuprêmed'unevertuquelconque.Toutsepassasispontanémentquejen'euspasletempsdecomprendrecommentcettepersonnequej'étaiscensédétester,etcesanslemoindreeffort,pouvaitêtreaussiimpressionnantedeprès.Elleécrivaitdesromansdegare,ellesoutenaitFranco,elleétaitl'ennemiedel'URSS,etvoilàqu'aumomentcrucial,monantipathieme laissait enplan ? Lorsque jem'entendis articuler : «MadameGrant, vous voulez bienme signer unautographe,c'estpourmamère?»jemeprisàmedemanderenquoijevenaisdemefairechanger,ouàquelle hallucination j'étais en proie. J'étais en train de me conduire de manière encore plus navrantequ'aveclemagnatdutabaccubain.

Dansun sourire,MrsGrant émitunehypothèse surmon identitéqui justifiâtmaprésencedans cettesuperbedemeure.«N'êtes-vouspaslejeuneamideSylphid?»

Jen'eusmêmepasbesoinderéfléchirpourmentir.

«Oui»,luidis-je.Jen'étaispasbiensûrdeparaîtreassezvieux,maispeut-êtrequeSylphiddonnaitdanslesadolescents.ÀmoinsqueMrsGrantnelaconsidérâtencorecommeunegamine.Ouqu'ellenel'aitvuem'embrasser sur le nez, et mis ce baiser sur le compte d'une relation amoureuse sans se douter qu'ilponctuaitcellesd'HéloïseetAbélardpourlaonzièmefois.

«Etvousêtesmusicien,vousaussi?–Oui,dis-je.–Dequelinstrumentjouez-vous?–Pareil,delaharpe.–C'estplutôtrare,pourungarçon?–Non.–Surquoivoulez-vousquejesigne?demanda-t-elle.–Jecroisque j'aiunboutdepapierdansmonportefeuille.»Puis jemesouvinsqu'épinglédansmon

portefeuillesetrouvaitlebadge«WallacePrésident»quej'avaisportéaulycéesurlapochedemachemisependantdeuxmoisetdontj'avaisrefusédemesépareraprèsl'électiondésastreuse.Jelebrandissaiscommeuninsignedepolicechaquefoisquejecherchaisdel'argentpourpayer.«J'aioubliémonportefeuille»,luidis-je.

Elletiradesonpetitsacdeperlesuncarnetetunstylod'argent.«Comments'appellevotremère?»Ellemeledemandaitassezgentiment,maisjefusincapabledeleluidire.«Vousavezoublié?medit-elleavecunsourireinoffensif.–N'écrivezquevotrenom,s'ilvousplaît.Çasuffit.»Toutensignant,ellemedemanda:«Quellessontvosorigines,jeunehomme?»Toutd'abordjenevispasqu'ellemedemandaitàquellesous-espèced'humanité j'appartenais.Lemot

«origines»mefutimpénétrable–puisjecompris.Jenetentaipasdefairedel'espritenrépondant:« Jen'enaipas.»

Or,donc,pourquoim'avait-elleparuuneplusgrandevedette,plusintimidantequ'EveFrame?Surtoutaprès ladissectionà laquelleSylphid s'était livrée sur elle et sur sonmari, commentpouvais-jeme laissergagnerparlaveuleriedufandebaseetluiparleravecunetelleniaiserie?

C'étaitàcausedupouvoirqu'elledétenait,certes–cepouvoirdelacélébritéqu'ellepartageaitavecsonmaricarilsuffisaitàcelui-cidequelquesmotsàlaradio,d'uneremarquedanssescolonnes,d'uneellipsedanssescolonnespourfaireetdéfairelescarrièresduspectacle.KatrinaGrantavaitlepouvoirquifaitfroiddans le dos : celui des gens à qui l'on prodigue sourires, remerciements et embrassades – tout en lesdétestant.

Maismoi,pourquoiluilécherlecul?Jenefaisaispascarrièredanslespectacle.Qu'avais-jeàgagner,ouàperdre,d'ailleurs?Ilm'avait fallumoinsd'uneminutepourabandonnertoutprincipe,touteconviction,touteallégeance.Et j'auraiscontinuésiellen'avaitpaseu labontédesignersonnometderetournerausalon.Onnemedemandaitriensinondel'ignorer,ellequin'avaiteuaucunmalàm'ignoreravantquejeluiaieréclaméunautographepourmamère.Ormamèrenecollectionnaitpaslesautographes;personnenemeforçaitàfairedesbassesses,àmentir.Maisc'étaitlasolutiondefacilité.C'étaitmêmepirequefacile.C'étaitautomatique.

«Nevousdégonflezpas»,m'avaitrappeléPaulRobesonencoulisses,àLaMosquée.Fièrement, je luiavais serré lamain,et jem'étaisdégonflédèsmapremièresortiedans lemonde.Jem'étaisdégonflé sansraison. On ne m'avait pas traîné au commissariat et matraqué. J'étais sorti dans un couloir avec monmanteau.Iln'enavaitpasfallupluspourqueTomPaineenherbedéraille.

Jem'engageaidansl'escalier,m'écœurantprofondémentcommequelqu'und'assezjeunepoursefigurerqu'ilfautcroiretoutcequel'ondit.J'auraisdonnén'importequoipourtrouverleculotdefairedemi-tour

etlaremettreàsaplaced'unefaçonoud'uneautre–neserait-cequ'àcausedel'attitudeconsternantequej'avaiseue,aucontraire.Bientôt,toutefois,monhérosallaitlefairepourmoi,etsansl'exquisepolitessequiétait lamiennepourdiluer l'audaceet lavigueurdesonhostilité. Iraallait réparerceque j'avaisomisdedire,etfairemieuxencore.

Jeletrouvaiausous-sol,danslacuisine,entraind'essuyerlesassiettesquelavaientdansunévierdoubleWondrous,labonnequiavaitserviledîner,etunefilleàpeuprèsdemonâge,Marva,quiétaitlafilledecelle-ci,commejel'appris.Lorsquej'entrai,Wondrousétaitentraindedire:«J'aipasvoulugaspillermonvote,monsieurRingold.J'aipasvoulugaspillermonprécieuxvote.

–Dis-lui, toi,medemanda Ira.Cette femmeneveutpasmecroire. Je saispaspourquoi.Parle-luiduPartidémocrate. Je saispascommentune femmenoirepeut semettreen têteque lePartidémocratevaenfintenirsespromessesàlaracenoire.Jesaispasquiluiaditça,nipourquoiellel'acru.Quit'aditça,Wondrous?Pasmoi,entoutcas.BonDieu,jetel'aiditilyasixmois.C'estpaseuxquivontmettreuntermeàJimCrow, les libérauxduPartidémocrate, ilsenontpasdans lebuffet. Ilsne sontpasetn'ontjamaisétélespartenairesdupeuplenoir!Iln'yavaitqu'unparti,danscetteélection,pourlequelunNoirpouvait voter, unparti qui se bat pour les exploités, unparti acharné à faire duNoir un citoyen à partentière.Etc'étaitpaslePartidémocrated'HarryTruman.

–Jepouvaispasmettremonvoteàlapoubelle,monsieurRingold.Ç'auraitététoutcomme.Jel'auraisjetéàl'égout.

– Le Parti progressiste a mis plus de candidats noirs sur sa liste que n'importe quel parti dans toutel'histoire d'Amérique – cinquante candidats noirs à des postes gouvernementaux d'importance, sur leurticket.Despostesauxquelsonn'avait jamaisproposédeNoirs,etqu'ilsontencoremoinstenus.C'estçaquiauraitété jetersonvoteà l'égout?Netefaispaspasserpouruneidiote !Nemeprendspaspouruncrétin!Jesuisfurieuxcontrelacommunauténoirequandjepensequetun'aspasétélaseuleàvotersansréfléchir.

–Vousm'excuserez,maisquandunhommeperdcommecethomme-là,jevoispascequ'ilpourraitfairepournous.Fautbienqu'onviveaussi,nousautres.

–Maisc'estcequetuasfaitquin'estrien.Quiestpirequerien.Cequetuenasfait,detonvote,c'estqu'il a servi à remettre enplace ceuxqui t'ontoffert la ségrégation, l'injustice, le lynchage, la capitationpourlerestantdetesjours.PourlerestantdeceuxdeMarva.EtdesenfantsdeMarva.Dis-lui,toi,Nathan.Tu as rencontré Paul Robeson. Il a rencontré Paul Robeson, Wondrous. Le plus grand Noir de toutel'histoired'Amérique,selonmoi,PaulRobesonluiaserrélamain,etqu'est-cequ'ilt'adit,Nathan?DisàWondrouscequ'ilt'adit.

–Ilm'adit:“Nevousdégonflezpas.”–Etc'estcequetuasfait,Wondrous.Tut'esdégonfléedansl'isoloir.Tum'étonnes.–Ben,vouspouvezattendre,vous,maisnousautres,fautbienqu'ons'arrangepourvivre.–Tumedéçois,Wondrous.TudéçoislesespoirsdeMarva,quipisest.Etceuxdesesenfantsàvenir.Je

comprends pas ça, et je comprendrai jamais. Non, je ne comprends pas les travailleurs de ce pays. Çam'exaspèrequandj'écoutecesgensquisaventmêmepaspourquiilsontintérêtàvoter,bonDieu!Çamedonneenviedebalancercetteassietteparterre,Wondrous.

–Faitescequevousvoulez,monsieurRingold.Elleestpasàmoi,c't'assiette.–Jesuistellementfurieuxcontrelacommunauténoire,cequ'elleafait,etpasfaitpourHenryWallace,

cequ'elleapasfaitpourelle-même,j'aivraimentenviedelacasser,cetteassiette.– Bonne nuit, Ira, dis-je tandis qu'il continuait de menacer de casser l'assiette qu'il était en train

d'essuyer.Ilfautquejerentrechezmoi.»

C'estalorsquelavoixd'EveFramenousparvintdepuislesommetdel'escalier:«ViensdireaurevoirauxGrant,chéri.»

IrafitsemblantdenepasentendreetsetournadenouveauversWondrous:«Onendit,debeauxmots,Wondrous,deparlenouveaumonde...»

«Ira?LesGrants'envont.Montedirebonsoir.»Brusquement,iljetal'assiette,illalaissas'envoler.Marvas'écria:«Maman!»lorsqu'elles'écrasacontre

lemur,maisWondroussecontentadehausserlesépaules–l'irrationalitédesBlancs,mêmeceuxquiétaientcontreJimCrow,avaitcessédelasurprendre.Ellesemitendevoirderamasserlesmorceauxdel'assiettependant qu'Ira, torchon en main, grimpait l'escalier quatre à quatre en braillant pour qu'on l'entendedepuis le rez-de-chaussée : « Jecomprendspas,quandtuas la libertédechoixetque tuvisdansunpayscommelenôtre,oùpersonnen'estcenséteforceràfairequoiquecesoit,commenttupeuxt'asseoiràtableaveccenazi,cetassassin,ce filsdepute?Pourquoiest-cequ'ils fontunechosepareille ?Qui lesobligeàdîneravecunhommealorsquel'œuvredesavieaétédeperfectionnerdesnouveautéspourtuerlesgensmieuxquedanslepassé?»

J'étaisjustederrièrelui.Jenesavaispasdequoiilparlaitavantdevoirqu'ilsedirigeaitversBrydenGrantqui,chapeauàlamain,s'encadraitsurleseuildelaportedansunpardessusChesterfieldetuneécharpedesoie. Grant avait le visage carré, les mâchoires proéminentes, et une enviable crinière de fins cheveuxargentés ; c'étaitunquinquagénairebienbâti chezqui l'on trouvait cependant– et àproportionde soncharme–unecertaineporosité.

IrafonçadroitsurBrydenGrant,etnes'arrêtaquelorsquesonvisagefutàquelquescentimètresdusien.«Grant,luidit-il.Grant,c'estbiença,c'estbienvotrenom?Vousêtesalléàl'université,Grant.Vous

avez faitHarvard,Grant.Vous avez faitHarvard, vous écrivezpour lapressedeHearst, et vous êtesunGrant,delafamilledesGrant!Vousêtescensévoirunpeuplusloinqueleboutdevotrenez.Jesaisparlesmerdesquevousécrivezquevotrefondsdecommercec'estdenepasavoirdeconvictions,maisvousenavezvaimentsurrien?

– Ira, veux-tu finir ! »EveFrame avait porté lesmains à son visage, d'où le sang s'était retiré, et elles'accrochaitaubrasd'Ira.«Bryden,s'écria-t-elleenregardantpar-dessussonépauled'unairéperdutoutenessayantdepousserIraausalon,jesuisaffreusement,affreusement...jenesaisplusque...»

Mais Ira sedégagead'elle sanseffortetmartela : « Je répète : êtes-vousdépourvude touteconviction,Grant?

–Cen'estpas votremeilleur jour, Ira.Vousn'êtespas en trainde vousprésenter sous votremeilleurjour. »Grant parlait avec toute lamorgue d'un hommequi a appris très jeune qu'on ne s'abaisse pas às'expliquerauprèsd'uninférieur.«Bonnenuitàtous»,dit-ilàladouzained'invitésquirestaientencoreets'étaientattroupésdanslecouloirpourvoirl'originedel'altercation.«Bonnenuit,machèreEve»,ajouta-t-ilenluilançantunbaiser;surquoi,ouvrantlaportequidonnaitsurlarue,ilpritlebrasdesafemmepours'enaller.

«VousvousasseyezàlatabledeWernervonBraun,etvousdînezaveclui,vraioufaux?criaIra.Unsalopardd'ingénieurnazi!Uneenfluredefasciste.»

Grant sourit, et avecunparfait sang-froid– l'ombred'unemenaceperçant sous le calmedu ton– ilavertitIra:«Cesttrès,trèsimprudentdevotrepart,cequevousditeslà,monsieur.

–Vousinvitezcenaziàdînerchezvous,vraioufaux?Lesgensquifabriquentdesobjetsdemort,c'estdéjàunehonte,maisvotrecherami,Grant,c'étaitunamid'Hitler.IlatravaillépourAdolfHitler.Vousenavezpeut-êtrejamaisentenduparler,parcequeceuxqu'ilvoulaittuer,c'étaientpasdesGrant,c'étaientdesgenscommemoi.»

Depuisledébutdel'incident,KatrinafoudroyaitIraduregard,toutenrestantauxcôtésdesonmari,etcefutellequiréponditàsaplace.Ilsuffisaitd'avoirécoutéuneseulefoisVanTasseletGrantpoursedouterqu'elleétaitcoutumièredufait.C'estdecettefaçonqu'ilsefabriquaitcetteredoutablefigured'autocrate,etqu'elle, de son côté, satisfaisait une soif de suprématie qu'elle n'essayait même pas de cacher. Brydenconsidérait de toute évidence qu'il impressionnait davantage par son laconisme, par une autorité toutintériorisée ; chez elle, au contraire, lepotentield'intimidationvenait–point communavec Ira–de safacultédetoutdire.

«Vous avez beau vociférer, vos allégationsn'ont pas de sens commun », riposta-t-elle.KatrinaGrantavaitunebouchedetaillenormale,mais,jem'enapercevaissubitement,elleneparlaitqu'àtraversuntrouminuscule, aumilieu des lèvres, pas plus gros qu'une goutte de sirop pour la toux.C'est par cet orificequ'ellecrachaitlesfinesépinglesbrûlantesquiconstituaientladéfensedesonmari.Elleétaitdésormaissousl'empire de cet affrontement ; c'était la guerre et elle se dressait, sculpturale, imposantemême face à cecolossed'unmètrequatre-vingt-dix-sept.«Vousn'êtesqu'unignare,unpauvrenaïf,unmalélevé ;vousn'êtesqu'unarrogant,unebrutesimplette ;vousêtesunrustre ;vousneconnaissezpas les faits,vousnesavezriendelaréalité!Pasplusaujourd'huiqued'habitudevousnesavezdequoivousparlez.Toutcequevoussavezfairec'estrépéterleDailyWorkercommeunperroquet.

–Ilapas tuéassezd'Américains,cevonBraunquivientdînerchezvous?hurlaIra.Aprésent ilveuttravaillerpourl'AmériqueàtuerdesRusses?Formidable!Allons-y,tuonsducommunistepourMrHearst,MrDiesetlepatronat.Iltueraquionluidit,cenazi,pourvuqu'ilreçoivesonsalaireetlavénérationde...»

Evepoussaunhurlementstrident.Cen'étaitpasunhurlementthéâtral,oucalculé,maisenfin,danscetteentréepleined'invitésélégants–carnousn'étionspassurunplateauoùuntypeencollantsenauraitpasséunautreaufildel'épée–,elleétaitparvenueenuntempsrecordàpousseruncrisi inhumainquejenecroyaispasenavoir jamaisentendudeplusaffreuxsur scèneouà laville. Il semblaitbienqu'enmatièred'émotions,Even'avaitpasàallercherchertroploinpourenarriverlàoùellevoulait.

«Machérie!ditKatrinaquis'avançapourprendreEveparlesépaules,dansungesteprotecteur.–Oh,arrêtezvosconneries, lançaIraquivenaitde reprendre l'escalierpourdescendreausous-sol.La

chérievatrèsbien.–Non,ellenevapastrèsbien,ditKatrina.Etellen'apasderaisonsd'allerbien.Cettemaisonn'estpas

unesalledemeetingpolitique,oùseréunissentlesgorillesduParti!Est-cequ'ilfautvraimentquelesmurstremblentchaquefoisquevousouvrezvotregrandegueuledetribun?Est-ceque,danscettebelledemeurecivilisée,ilyalaplacepourvotrepropagandecommuniste...?»

Remonté d'un bond, il brailla : « On est en démocratie, madame Grant. Mes convictions sont mesconvictions.Sivousvoulezconnaître lesconvictionsd'IraRingold, il suffitde les luidemander.Qu'ellesvousplaisentoupas,quejevousplaiseoupas,j'enairienàfaire!Cesontmesconvictionsetjemefichepasmalqu'ellesneplaisentàpersonne,tiens!Maisnon,votremaritravaillepourunfasciste,alorsceluiquiosedirecequineplaîtpasauxfascistes,onluicrie:“Communiste!Communiste!Pouah,uncommunistedansnotre belle demeure civilisée”, mais si vous étiez moins rigide dans votre pensée, vous sauriez qu'endémocratie,laphilosophiecommuniste,oun'importequellephilosophie...»

Cettefois,lorsqueEvehurla,cefutuncrisansqueuenitête,uncriquiindiquaitl'étatd'urgence,lecasdevieoudemort,etquimiteffectivementfinàtoutdiscourspolitique,et,dumêmecoup,àmapremièregrandesoiréeenville.

5

«Cettehainedu Juif,dis-je àMurray, ceméprisdes Juifs.Etpourtant elle a épousé Ira, etFreedmanavantlui...»

C'étaitnotredeuxièmeséance.Avantdîner,nousnousétions installés sur la terrassedeboisdominantl'étang,ettandisquenousbuvionsnosMartini,Murraym'avaitparlédescoursqu'ilavaiteusàl'université,ce jour-là. Jen'auraispasdûm'étonnerde sonénergiementale,nide l'enthousiasmeque lui inspirait lesujetderéflexionentroiscentsmots–discuteraveclereculdevotreexpériencen'importelequeldesversdufameuxmonologuedeHamlet–proposéparleprofesseuràsesétudiantsdutroisièmeâge.Pourtant,lefaitqu'unhommesiprèsdunéantfinalfassesesdevoirspourlelendemain,ets'instruiseencoreàlafindesavie,lefaitquelemystèrecontinuedelemystifier,qu'ilgardeunbesoinvitaldetirersesidéesauclair– tout cela faisait plus que me surprendre : moi qui vivais retiré, qui tenais tout à distance, j'avais lesentiment,àlalimitedelahonte,dem'êtrefourvoyé.Maiscesentimentdisparutbientôt.Jenevoulaispascompliquerleschosesdavantage.

Jefisgrillerdupouletsurlebarbecueetnousprîmesledînerdehors,surlaterrasse.Ilétaithuitheureslargementpasséeslorsquenouseûmesfini,maisonn'étaitpasencoreàlami-juilletetlejournedonnaitpassignedefaiblesse,mêmesi,lematin,quandj'étaisallécherchermoncourrier,lapostièrem'avaitassenéquenousperdrionsquarante-cinqminutesdesoleild'icilafindumois,ques'ilnepleuvaitpasbientôtilnousfaudraitacheternosconfituresdemûresetdeframboisesaumagasin;quelarouteavaitfaitquatrefoisplusdevictimesdanslecoinqu'àlamêmedatel'annéeprécédente,etqu'àl'oréedesbois,prèsd'unemangeoireàoiseaux,onavaitrepérél'oursbrund'unmètrequatre-vingtsquiavaitéludomiciledanslesparages.Pourl'instant,lanuits'étaitrepliéederrièreuncielbénin,quineproclamaitquepermanence.Uneviesansfin,sansturbulences.

«Était-elle juive?Oui,elle l'était,ditMurray.C'étaituneJuivehonteuseàundegrépathologique.Sagênen'avaitriend'épidermique.Elleavaithonted'avoirletypejuif–etlamorphologiedesonvisageétaittrès sémite, quoiquedemanière subtile, elle avait toutes les nuances de la physionomiedeRebeccadansl'IvanhoédeWalterScott.Elleavaithontequesafilleaitletypejuif.Quandelleasuquejeparlaisespagnol,ellem'a dit : “Tout lemonde croit que Sylphid est espagnole. Lorsque nous étions enEspagne, tout lemondelaprenaitpouruneindigène.”C'étaittropnavrantpourqu'onsedonnelapeinedelacontredire.Etpuisquis'ensouciait?PasIra.Iras'enfichaitéperdument.Lareligion,quellequ'ellesoit,ilétaitcontrepour des raisons politiques. Pour Pessah, Doris nous préparait un seder familial, Ira refusait de s'enapprocher:superstitiontribale.

«Àmonavis,quandill'arencontrée,ilétaittellementemballéparelle,etpartoutcequ'ildécouvrait–ildébarquait à New York, dans l'émission The Free and the Brave, il se baladait fièrement au bras del'AmericanRadioTheater–,quelaquestionqu'ellesoitjuiveoupasnel'avaitsansdoutemêmepaseffleuré.Qu'est-cequeçaauraitpuluifaire?Maisl'antisémitisme,alorslà,c'étaituneautrehistoire.Desannéesplustard,ilm'aconfiéquechaquefoisqu'ilprononçaitlemot“juif”enpublic,elleessayaitdelefairetaire.S'ilsrendaientvisiteàquelqu'unetqu'ilsprenaient l'ascenseurpour redescendre,quand ilyavaitune femmeavecunbébéaubrasoudansunlandau,Iran'yfaisaitmêmepasattention,maisdèsqu'ilsétaientdanslarue, Eve lui disait : “Incroyable ce que cet enfant est laid !” Il ne voyait pas du tout ce qui la rongeait

jusqu'aujouroùilacomprisquecetenfantsilaidétaittoujoursceluid'unefemmequiluiparaissait,àelle,grossièrementjuive.

«Commentsupportait-ilcesconneriesneserait-cequecinqminutes?Ehbien,ilnelessupportaitpas.Maisiln'étaitplusdansl'armée.Even'étaitpasuncul-terreuxduSud,iln'allaitpasluiflanquersonpoingsur la figure.Au lieud'uneraclée, ilaessayéde lui inculqueruneéducationadulte. Ilaessayéd'être sonO'Day – seulement Eve n'était pas Ira. Il a essayé de lui faire un cours : Les Origines sociales etéconomiquesdel'antisémitisme.Ill'aassisedanssonbureaupourluiliredespassagesdesesbouquins,despassagesdescarnetsqu'iltrimballaitsurluipendantlaguerre,etoùilnotaitsesimpressionsetsesidées.“Iln'yaaucunesupérioritéàêtrejuif;aucuneinférioriténonplus,riendedégradant.Onestjuif,pointfinal,voilàtout.”

« Il lui aoffert l'unde ses livres favoris à l'époque,un livred'ArthurMiller. Il adû endistribuerdesdouzainesd'exemplaires.Ças'appelaitFocus.IlenadoncoffertunexemplaireàEve,avecdescroixpartoutpourqu'elleneratepas lespassages importants. Il luiaexpliqué le textecommeO'Day luiexpliquait lesbouquinsdelabibliothèquedelabase,enIran.TutesouviensdeFocus,leromandeMiller?»

Jem'en souvenais fort bien. Iram'en avait offert un exemplaire, àmoi aussi, pourmes seize ans, et,commeO'Day,ilmel'avaitexpliqué.Pendantmesdernièresannéesdelycée,celivrequiproclamaitmessympathiespolitiquesetme fournissaitune sourcevénéréepourmespiècesdestinéesà la radio,avaitprisplaceàcôtéd'OnaNoteofTriumphetdesromansdeHowardFast(aveclesdeuxromansdeguerrequ'ilm'avaitdonnés,Lesnusetlesmorts,etLebaldesmaudits).

Focusaparuen1945,l'annéeoùIraestrentréd'outre-mer,sonsacdematelotpleindelivres,aveclesmilledollars gagnés au craps sur les vaisseauxde transportde troupes ; trois ans avantqueLamort d'uncommis voyageur, créé à Broadway, ne rende Miller célèbre. Le livre raconte l'histoire d'un certain MrNewman, cadre dans les services du personnel d'une grande entreprise new-yorkaise, quadragénairecirconspect,d'unconformismemaladifparanxiété– il est tropcirconspectpourpersécuter lesminoritésracialesetreligieusesqu'ilméprisedanslesecretdesoncœur.Parunecruelleironiedusort, le jouroùilchaussesapremièrepairedelunettes,ildécouvrequ'ellesaccusent«laproéminencesémitedesonnez»etlefontdangereusement ressembleràun Juif.Et iln'estpas le seul à s'enapercevoir.Quand savieillemèreparalytiquelevoitavecseslunettestoutesneuves,elleéclatederireetluidit:«Çaalors,ondiraitpresqueunJuif!»Lorsqu'ilarriveautravail,laréactiondevantcettemétamorphosen'estpasaussidébonnaire;onlui retire illico son poste en vue pour l'affecter à un minable emploi de scribouillard, dont il vadémissionnertantill'humilie.Désormais,luiquimépriselesJuifspourleurphysionomie,leursodeurs,leurméchanceté, leur rapacité, leurs mauvaises manières, et même « leur appétit sensuel des femmes », estétiqueté comme Juif partout où il passe. L'animosité qu'il suscite touche un éventail social si vaste qu'ilsembleaulecteur,aulecteurquej'étaisadolescent,entoutcas,quesonvisagen'enpuisseêtrelaseulecause:lasourcedespersécutionsdontilestvictimedoitêtreuneincarnationspectrale,colossale,del'antisémitismediffusqu'ilétaitlui-mêmetroppusillanimepourpratiquer.«Ilavaitportéenluitoutesaviecetterépulsionàl'égarddesJuifs»,etàprésent,cetterépulsion,matérialiséedanslesruesdesonquartierduQueensetdanstout New York, comme dans un cauchemar terrifiant, le faisait rejeter brutalement – et pour finirviolemment–parcesvoisinsmêmesdontilavaitquémandél'acceptationenseconformantdocilementàleurshaineslespluslaides.

Jerentraidanslamaison,cherchermonexemplairedeFocus,quejen'avaissansdoutepasrouvertdepuisqu'Iramel'avaitoffert,etquej'avaisluenunenuit,puisreludeuxfois,avantdeleglisserentrelesserre-livres demon bureau, où je rangeaismes textes sacrés. Sur la page-titre, Iram'avait écrit une dédicace.QuandjetendislelivreàMurray,illegardaenmainuninstant–c'étaitunereliquedesonfrère–avantdeconsidérerladédicace,qu'illutàhautevoix:

Nathan,ilestsirarederencontrerquelqu'unavecquiavoiruneconversationintelligente.Jelisbeaucoup,et

jecroisquelesbénéficesquej'enretiredoiventêtreréactivésetprendreformedansdesdiscussionsavecd'autrespersonnes.Tuesl'unedecesrarespersonnes.Connaîtreunjeunecommetoimerendunpeumoinspessimistesurl'avenir.

Ira,avril1949

MonancienprofesseurfeuilletaFocus,pourvoircequej'yavaissoulignéàl'époque.Ils'arrêtaaupremierquart,etdenouveaulutàhautevoix,cettefoisletextelui-même:«Sonvisage,ilneseréduisaitpasàsonvisage.Personnen'avaitledroitdelerejeterainsi,àcausedesonvisage.Personne!Ilétaitlui-même,unêtrehumain,avecunecertainehistoireparticulière;iln'étaitpascevisagequisemblaitsortid'uneautrehistoire,étrangèreàlui,malpropre.»

«VoilàdoncEvequilitlelivreàlademanded'Ira,poursuivitMurray.Ellelitcequ'ilasoulignéàsonintention.Ellel'écoutelachapitrer.Orquelestlesujetdesonspeech?Lesujet,c'estlesujetdulivre: levisage juif. Bon, enfin, commedisait Ira, va savoir ce qu'elle entend vraiment.Ce préjugé qu'elle avait,quandbienmêmeelleauraitentenduIraetsesargumentstoutàloisir,ellenepouvaitpass'endébarrasser.

–Focusn'aserviàrien,dis-jetandisqueMurraymelerendait.–Écoute,ilsontfaitlaconnaissanced'ArthurMiller,chezunami.Peut-êtreàunesoiréedonnéepour

Wallace, jemesouvienspas.Dèsqu'elle luiaétéprésentée,elles'estempresséedeluidirecombienelleatrouvésonlivreprenant.Etellenementaitprobablementmêmepas,d'ailleurs.Evelisaitbeaucoup;ellecomprenaitetelleappréciaitcequ'ellelisaitbiendavantagequ'Ira,quinetrouvaitaucunintérêtaulivres'iln'yrencontraitpasd'implicationspolitiquesousociales.Maisriendecequeluiapprenaientseslectures,lamusique,sontravaild'actrice–et,dureste,l'expériencepersonnelle,cetteexistencetimoréequiavaitétélasienne – ne parvenait à pénétrer le domaine où la haineœuvrait en elle.C'était plus fort qu'elle.Nonqu'elleaitétéincapabledechanger.Elleavaitchangédenom,demari,elleétaitpasséeducinémaàlascène,puisàlaradioquandsafortuneprofessionnellel'avaitexigé,maisça,chezelle,c'étaitimmuable.

« Jeneveuxpasdirequ'Ira s'épuisaitàmarteler sesvéritésenvain, sansque leschoses s'arrangent,enapparence du moins. Pour éviter de se faire chapitrer, il est probable qu'elle pratiquait un minimumd'autocensure.Maisun retournementd'opinion ?Quand il lui fallait cacher ses sentiments à sonmilieusocial,auxJuifsenvuedanssonmilieu,lescacheràIralui-même,ellelescachait.Elleluifaisaitplaisir,ellel'écoutait patiemment quand il partait dans de grandes diatribes contre l'antisémitisme de l'Églisecatholique,delapaysanneriepolonaise,etdelaFrancependantl'affaireDreyfus.Maisquandelletrouvaitàquelqu'ununinexcusabletypejuif(c'étaitlecasdemafemme,Doris),ellenepouvaitpaslevoirdumêmeœilqu'IraetArthurMiller.

« Eve détestait Doris. Pourquoi donc ? Une femme qui avait travaillé dans un labo d'hôpital, uneanciennelaborantine?UneménagèredeNewark,mèredefamille?Enquoipouvait-ellereprésenterunemenacepourunevedette?Queleffortaurait-ilfallufournirpourlatolérer?Dorisavaitunescoliosequil'afaitsouffrir,avecl'âge;onavaitdûl'opérerpourluiplacerunetigedeferquiluiredresselacolonne,çan'avaitpastrèsbienmarché,etainsidesuite.LefaitestqueDoris,quej'avaistoujourstrouvéejoliecommeun cœur depuis le jour où je l'avais rencontrée jusqu'au jour de sa mort, avait une déformation de lacolonne,etçasevoyait.Sonnezn'étaitpasaussidroitqueceluideLanaTurner.Çaaussi,çasevoyait.Elleavaitgrandienparlant l'anglaisqu'onparlaitdans leBronx,danssonenfance.Alorsensaprésence,Eveétaitausupplice.Ellenepouvaitpaslaregarder,c'étaittropdérangeantpourelle.

«Pendant les troisansqu'aduré leurmariage, ilsnousont invitésexactementunefois.LafaçondontDoriss'habillait,safaçondeparler,saphysionomie–toutdégoûtaitEve,çaselisaitdanssesyeux.Moi,elle

mecraignait;c'étaitbientoutcequ'ellemetrouvait.J'étaisprofesseurdansleNewJersey,unzérodanssonmonde, mais elle avait dû sentir en moi un ennemi en puissance, alors elle a toujours été polie. Etcharmante. Comme avec toi, j'en suis sûr. Je n'ai pas pu m'empêcher d'admirer son cran : c'était unefemmefragile,lesnerfsàfleurdepeau,écorchéevive;elleavaitfaitducheminpourdevenirunefemmedumonde.Çademandede la ténacité. Il lui avait fallu remonter lapente, sanscesse, après chaqueépreuve,aprèstouslesreversdesacarrière,perceràlaradio,montercettemaison,établircesalon,recevoirtouscesgens...Biensûr,cen'étaitpaslafemmequ'ilfallaitàIra.Niluil'hommequ'illuifallait.Ilsn'avaientrienàfaire ensemble.Tout demême, pour semettre avec lui, pour semettre avec un nouveaumari, pour selancerunefoisdeplusdanslagrandeaventuredelavie,ilfallaitducran.

«Sijefaisaisabstractionducouplequ'elleformaitavecmonfrère,desonattitudeàl'égarddemafemme,si j'essayaisde laconsidérerendehorsdececadre-là,mafoi,c'étaitunepetitepersonneviveetpleinedepep.Sil'onfaisaitabstractiondetout,elleétaitprobablementlapetitepersonneviveetpleinedepepquiétaitarrivéeenCalifornieetavaitentreprisdedeveniractricedumuetàl'âgededix-septans.Elleavaitdutempérament. On le voyait dans ces films muets, derrière son masque policé, elle avait beaucoup detempérament–jeseraistentédedire,detempéramentjuif.Ellenemanquaitpasdegénérosité,quandellearrivait à se détendre, ce qui était rare. Quand elle était détendue, on sentait qu'elle avait de la bonnevolonté.Elleessayaitd'êtreattentive.Maiselleétaitpiedsetpoingsliés,çanemarchaitpas.Onn'arrivaitpasàétablirunerelationindépendanteavecelle,nielleàs'intéresseràquelqu'undemanièreindépendante.Onnepouvaitpasnonpluscomptersursonjugementtrèslongtemps,parcequedel'autrecôté,ilyavaitSylphid.

«Tu vois, après notre départ, ce soir-là, elle a dit à Ira, en parlant deDoris : “Je déteste ces épousesmodèles,cespaillassons.”Maisçan'étaitpasunpaillassonqu'ellevoyaitenDoris.EllevoyaituneJuive,dugenrequ'ellenepouvaitpassentir.

« Je l'avais compris. Je n'avais pas besoin qu'Ira me mette sur la piste. D'ailleurs, il se sentait tropcompromis pour le faire. Il pouvait bienme dire n'importe quoi,mon petit frère, il pouvait bien diren'importequoiàn'importequi–illefaisaitdepuisqu'ilétaitenâgedeparler–maisça,iln'apaspumeledireavantquetouteleurhistoiresoitkaput.Maisjen'avaispasbesoinqu'ilmeledisepourcomprendrequecette femme s'était laissé prendre à son propre personnage. L'antisémitisme faisait partie du rôle qu'ellejouait;c'enétaitunaspectpourainsidirefortuit.Audébut,selonmoi,çarelevaitpresquedelétourderie.Del'inadvertanceplusquedelamalveillance.Commetoutcequ'ellefaisait.Aumomentoùleschosesluiarrivaient,ellenelesremarquaitpas.

«TuesuneAméricainequin'apasenvied'êtrelafilledesesparents?Soit.TuneveuxpasêtreassociéeauxJuifs?Soit.Tuneveuxpasqu'onsachequetuesnéejuive,tuveuxdéguisertesdébutsdansl'existence?Tuneveuxplusentendreparlerdeceproblème,tuveuxtefairepasserpourquelqu'und'autre?D'accord.Tuesbientombée,enAmérique.C'esttoutdemêmepaslapeinededétesterlesJuifspar-dessuslemarché.Çan'estpasparcequ'onveutsesortirdesonmilieuqu'ilfautécraserceuxquienfontpartie.LahainedesJuifsestunplaisiràtroissousquines'imposepas.Tupeuxfortbienpasserpournonjuivesanscetrait-là.C'est ce qu'un bon metteur en scène lui aurait dit sur son personnage. Il lui aurait dit qu'avec sonantisémitisme,elleenrajoutait.Quecen'étaitpasmoinsunedisgrâcequecellequ'elleessayaitd'effacer.Illuiauraitdit:“Tuesdéjàvedette,tun'aspasbesoindeçapourparfairetonbagage.Quandtudonnesdansl'antisémitisme, tu forces la note, tun'es plus du tout crédible.Tu forces ton talent, tu en fais trop.Tacréationdevient trop logique, trop compacte.Tu succombes àune logiquequin'apas coursdans la vieréelle.Laissetomber,c'estsuperflu,toutmarcherabeaucoupmieuxsans.”

« Il y a bien, après tout, une aristocratie de l'art, si c'est à l'aristocratie qu'elle prétendait, et cettearistocratieestcelledel'acteur,àlaquelleellepouvaitappartenirtoutnaturellement.L'antisémitismen'yest

pasderigueur.Iln'yestmêmepasinterditd'êtrejuive.« Mais l'erreur d'Eve, c'était Pennington, c'était de l'avoir pris pour modèle. Elle est arrivée en

Californie,elleachangédenom,c'étaitunebeauté,elleafaitducinémaetpuis,poussée,aiguillonnéeparle studio, aidée par lui, d'ailleurs, elle a quitté Mueller pour épouser cette vedette du muet, ce richearistocrate,joueurdepolo,cetauthentiquegarsdelahaute,etc'estenlevoyantqu'elles'estfaituneidéedecequ'estunnon-Juif.Çaaété lui sondirecteurartistique.Bourdeénorme !Prendrepourmodèle,pourmentor,unautremarginalgarantitque l'imitationvafoirer.ParcequePenningtonn'étaitpasseulementunaristocrate.Ilétaitaussihomosexuel.Ilétaitaussiantisémite.Etvoilàqu'elleacopiésestravers.Toutcequ'ellevoulait,c'étaitéchapperàsesorigines,cen'étaitpasuncrime.Sejeterdansl'Amériquesansselaissertarabusterparsonpassé–c'étaitunchoix.Lecrime,cen'étaitmêmepasdefrayeravecunantisémite–çalaregardait. Le crime, c'était d'être incapable de lui tenir tête, de se défendre contre cette attaque, et decalquersesattitudessurlasienne.Onpeuts'accordertoutesleslibertés,enAmérique,àmonsens,saufcelle-là.

«Demontempscommedutien,lenecplusultra,lecaissondedécontaminationincontestable,sil'onvoulaitsedésenjuiver,c'étaientlesuniversitésdel'IvyLeague.TuterappellesRobertCohn,dansLesoleilselèveaussi.IlestsortidePrinceton,ilyaboxé,ilnepensejamaisàsapartjuive,etpourtant,c'estencoreunphénomèneétrange,pourHemingwaydumoins.Eve,poursapart,afaitsesclassesnonpasàPrinceton,maisàHollywood,sous ladirectiondePennington.C'est sur luiqu'elleaarrêtésonchoix,àcausedesanormalité apparente.En somme, il était tellementexcessif, commearistocratenon juif,qu'elle,dans soninnocence,soninnocencejuive,n'apasvul'excès,l'acrunormal.Unenon-Juiveauraitflairél'imposture,elle aurait compris tout de suite. Une non-Juive douée de la même intelligence qu'Eve n'aurait jamaisconsenti à l'épouser,malgré toute lapressiondu studio ; elle aurait comprisd'embléequ'il étaitpleindeméfiance,demorgue,qu'ilétaitdangereuxpourlemarginaljuif.

«Depuisledébutl'entrepriseétaitvouéeàl'échec.Ellen'avaitaucuneaffiniténaturelleaveclemodèledecequil'intéressait,sibienqu'elles'esttrompéedenon-Juif.Commeelleétaitjeune,elles'estscléroséedanslerôle,incapabled'improviser.UnefoisquelepersonnageaétécréédeAàZ,ellen'apasoséenretireruniota,decraintequetoutnes'écroule.Ellenes'introspectaitpas,elleétaitincapabled'unemiseaupointdedétail.Ellenemaîtrisaitpas le rôle, c'est le rôlequi lamaîtrisait. Sur scène, elle aurait été capabled'unecompositionplus subtile.Seulementvoilà, sur scène, elle arrivait àunniveaude consciencedont ellenefaisaitpastoujoursmontredanslavie.

«Or,quandonveutdevenirunevéritablearistocratenonjuive,onmanifeste,qu'onl'éprouveounon,unegrande sympathiepour les Juifs.C'est l'habileté suprême.Cequi fait ladifférence,quandon estunaristocrate intelligent, évolué,c'estque,contrairementauxautres,on se forceà surmonter,oubienonal'airde surmonter leméprisde ladifférence.Quitte àdétester les Juifs enprivé, s'il le faut.Maisnepassavoirselieraveceux,deboncœuretavecbonnegrâce,voilàcequicompromettraitlevraiaristocrate.Boncœur bonne grâce, c'était laméthode Eleanor Roosevelt. Laméthode Rockfeller. Laméthode d'AverellHarriman.Les Juifsne leurposaientpasdeproblème, à ces gens-là.Pourquoi leur en auraient-ils posé ?MaisilsenposaientàCarltonPennington.Etvoilàl'hommedontelleasuivilestraces,pours'engluerdansdescomportementsdontellen'avaitquefaire.

« Pour elle, qui était devenue la jeune épouse pseudo-aristocratique de Pennington, la transgressionpermissible, la transgression civilisée, ce n'était pas le judaïsme – hors de question ; la transgressionpermissible, c'était l'homosexualité. Avant de croiser Ira, elle ne se rendait pas compte à quel point lesoripeauxde l'antisémitismeétaient infectssoustoutes leurs formes,etellenevoyaitpasdavantagetout lemalqu'ilsluifaisaientàelle.Ellesedisait:SijedétestelesJuifs,commentpourrais-jeêtrejuivemoi-même?Commenthaïrcequel'onest?

«Elledétestaitcequ'elleétait,etelledétestaitsonapparencephysique.EveFrame,détestersonphysique!Sabeautédevenaitunelaideur,commesielleétaitnéeavecuneénormetachedevinaumilieudelafigure.L'indignation qu'elle éprouvait à être née comme ça, le scandale ne l'ont jamais quittée. Comme leNewmand'ArthurMiller,ellen'étaitpassonvisage.

«EtFreedman, alors ? tudois tedire.Personnagedéplaisant,maisFreedman, contrairement àDoris,n'étaitpasunefemme.C'étaitunhomme,ilétaitriche,etilluioffraitsaprotectioncontretoutesleschosesquil'opprimaientautantetplusqued'êtrejuive.Ilgéraitsesfinances.Ilallaitl'enrichir,elleaussi.

«Freedman,soitditenpassant,avaituntrèsgrandnez.Onauraitpucroirequ'ilavaitdequoilafairefuir : petit Juif moricaud spéculateur immobilier, un gros nez, des jambes arquées, des chaussures àtalonnettes.Ilavaitmêmeunaccent!C'étaitundecesJuifspolonais,avecdescheveuxcrépusrouxcarotte,un accent européen, et toute la vigueur, toute l'énergie du petit immigrant dur à cuire. Il avait unformidableappétit,cebonvivant*trapu,maissonventreavaitbeauêtregros,lestémoignagesconcordent,sabitel'étaitencoreplus,etc'étaitvisible.Tucomprends,FreedmanaétésaréactionàPennington,commePenningtonavaitétésaréactionàMueller;onépouseunecaricature,etpuis,lafoisd'après,lacaricatureopposée.Letroisièmecoup,voilàqu'elleépouseShylock.Pourquoipas?Àlafindesannéesvingt,lemuet,c'étaitterminéoupresque;malgrésadiction–ouàcausedesadiction,tropsoignée–ellen'ajamaispercédansleparlant,etonétaitdéjàen1938,elletremblaitdenejamaisretrouverd'engagement.Alorselleestallée chercher le Juif pour qu'il lui donne ce qu'on trouve chez eux : de l'argent, des affaires, du sexedébridé.J'imagined'ailleursqu'ill'aressuscitée,surceplan-là,pendantuntemps.Ilnes'agissaitpasd'unesymbiosecomplexe.Ils'agissaitd'unetransaction;d'unetransactionoùelles'estfaitrouler.

«PenseàShylock,penseàRichardIII.OnpourraitcroirequeLadyAnneveuilles'enfuiràdesmilliersdekilomètres deRichard, duc deGloucester, lemonstre abject qui a assassiné sonmari. Elle lui crache auvisage.“Pourquoicrachersurmoi?”luidit-il,etelle:“Siseulementc'étaitunpoisonmortel!”Or,avantqu'onaiteuletempsdecomprendre,elleestcourtisée,etconquise.“Je l'aurai,ditRichard,mais jenelagarderaipaslongtemps.”Lapuissanceérotiqued'unmonstreabject.

«Eveétait absolument incapablede s'opposeroude résister, absolument incapablede réagirencasdeconflit ou de désaccord. Pourtant, dans la vie de tous les jours, tout le monde doit savoir s'opposer etrésister.Sansallerjusqu'àl'attituded'Ira,ilfautbiens'affirmer,auquotidien.MaispourEve,quiressentaitchaque discussion comme une attaque, une sirène se déclenchait, la sirène des raids antiaériens, et alors,adieuraison!Elleexplosaitderageetdefureur,etaussitôtaprès,ellecédait,ellecanait.C'étaitunefemmedontladouceuretladélicatessen'étaientqu'unvernis;elleétaitdanslaplusgrandeconfusionmentale;rendueamère,empoisonnéeparlavie,parsafille,parelle-même,parsoninsécurité,soninsécuritétotale,susceptiblederesurgiràtoutinstant.Etilafalluqu'Iras'entoque!

«Cetypequinecomprenaitrienauxfemmes,rienàlapolitique,etquis'engageaitdanslesdeuxjusqu'àlamoelle.Toutcequ'ilentreprenait,ils'yjetaitàcorpsperdu.PourquoiEve?PourquoichoisirEve?Cequi lui importait leplusaumonde,à lui,c'étaitd'êtredignedeLénine,deStaline,d'O'Day,et ila falluqu'ilsefourredansleguêpierquecettefemmereprésentaitpourlui.C'estparcequelesopprimésdetoutpoiltrouvaientunéchochezlui;etquecetéchoétaittoujoursceluiqu'ilnefallaitpas.S'iln'avaitpasétémonfrère,jemedemandejusqu'àquelpointj'auraisprissadémesureausérieux.Enfin,ilfautcroirequeçasertàça,unfrère,ànepasfairedechichisdevantlebizarre.»

« Pamela », s'écria Murray, qui avait eu un moment de flottement, dû à l'âge de son cerveau, pourretrouvercenom.«LameilleureamiedeSylphidétaituneAnglaisenomméePamela.Ellejouaitdelaflûte.Jenel'aijamaisvue.Onmel'adécrite,c'esttout.Unjour,j'enaivuunephoto.

–Jel'airencontrée,moi,Pamela.

–Joliefille?–J'avaisquinzeans.Jevoulaisqu'ilm'arrivequelquechosed'inouï.Touteslesfillessontjolies,dansces

cas-là.–SelonIra,c'étaitunebeauté.–SelonEve,c'étaituneprincessehébraïque.C'estcequ'elleluiaditlesoiroùjel'airencontrée.–Tiensdonc !Avec legoûtd'Evepour l'exagérationromantique.Cetteexagération lavait la souillure.

Quandonappartientaupeuplehébreuetqu'onveutêtrebienreçuechezEveFrame,onaintérêtàêtreuneprincesse.Iraaeuuneaventureaveclaprincessehébraïque.

–Ahbon?–IlesttombéamoureuxdePamela.Ilvoulaitsefairelamalleavecelle.Ill'emmenaitdansleNewJersey

les jours de relâche. ÀManhattan, elle vivait seule dans un petit appartement près de Little Italy, à dixminutesàpieddelaOnzièmeRueouest,maisc'étaitrisquépourlui,desemontrerchezelle.Untypedesataille ne passe pas inaperçu sur un trottoir, et de ce temps-là, il faisait son numéro de Lincoln un peupartoutenville,gratuitementdans lesécoles,et toutet tout, sibienque,àGreenwichVillage,des tasdegenslereconnaissaient.Danslarue,ilpassaitsavieàparlerauxgens;ilvoulaitsavoirquelétaitleurboulot,illeurdisaitcommentilssefaisaientbaiserparlesystème.Alorslelundi,ilemmenaitcettefilleavecluiàZincTown.Ilsypassaientlajournée,etlesoir,ilroulaitcommeunfoupourêtreàl'heureaudîner.

–Evenel'ajamaissu?–Jamais.Ellenel'ajamaisdécouvert.–Moi,àmonâge,jenem'enseraisjamaisdouté.JenevoyaispasdutoutIraenhommeàfemmes.Ça

n'allait pas avec cette défroque de Lincoln. Et, aujourd'hui encore, je suis tellement tributaire de mapremièreimagedeluiquej'aidumalàycroire.»

Murray me fit observer en riant : « Je croyais que les multiples facettes incroyables de l'être étaientprécisémentlesujetdeteslivres.Del'homme,commeledittonœuvredefiction,onpeuttoutcroire,tout.Homme à femmes, et comment ! Ah, les femmes d'Ira !Une copieuse conscience sociale, et un appétitsexuelassorti.C'étaituncommunistedotéd'uneconscience,etd'unebite.

«Quandseshistoiresdefemmesm'écœuraient,Dorisprenaitsonparti,unefoisdeplus.Onauraitpucroire que Doris, avec la vie qu'elle menait, serait la première à condamner ses liaisons. Mais elle lecomprenait, gentiment, comme une belle-sœur. Son faible pour les femmes, elle le voyait d'un œilétonnamment indulgent.Dorisétaitmoinsbanalequ'ellen'enavait l'air.Moinsbanalequ'EveFramelecroyait.Çan'étaitpasunesainte,nonplus.Leméprisqu'Eveavaitpourellen'étaitpassansrapportaveccette attitude tolérante. Il pouvait bien tromper sa diva, Doris s'en fichait, elle n'y voyait pasd'inconvénient.“C'estunhommesensibleaucharmedesfemmes.Etlesfemmessontsensiblesausien.Oùestlemal?”ellemedemandait.“C'estpashumain,ça?Ilenadéjàtuéune?Illeuradéjàprisdel'argent?Non ? Alors, c'est pas si grave.” Mon frère savait parfaitement satisfaire certains de ses besoins. Pourd'autres,ilétaitdésemparé.

–Quelsautres?–Lebesoindechoisirsacause.Ilnesavaitpas.Ilfallaitqu'ilsebattecontretoutetlereste.Surtousles

fronts,entouttemps,contretoutettoutlemonde.Decetemps-là,ilyavaitbeaucoupdeJuifsencolère,commelui.Ilyenavaitdanstoutel'Amérique,quisebattaientpourunecauseoupouruneautre.L'undesprivilèges du Juif américain, c'est qu'il pouvait se permettre de donner libre cours à sa colère en publiccommeIralefaisait;d'êtreagressifdanssesconvictions,denelaisseraucuneinsulteinvengée.Onn'étaitpas obligé de hausser les épaules et de se résigner. On n'était pas obligé de museler ses réactions. Êtreaméricainàsamanièrepropreneposaitplusdeproblème.Ilétaitpermisdesemontreraugrandjourpourfairevaloirsesarguments.C'estunedesplusgrandeschosesquel'AmériqueaitdonnéesauxJuifs,ça,leur

colère.Surtoutànotregénération,àIraetàmoi.Surtoutquandonestrentrésde laguerre.L'Amériquequenousavonsretrouvéenousaoffertunlieupourrâler,sansenclencherlerégulateuratavique.IlyavaitdesJuifsencolèreàHollywood,ilyenavaitdansleprêt-à-porter,parmilesavocats,autribunal.Partout.Danslaqueuechezleboulanger.Auparkingdustade.Surleterrain.AuParticommuniste.Destypesquisavaientêtreagressifs,sedressercontrelesautres.Destypesquisavaientfairelecoupdepoing.L'Amérique,c'était leparadisdesJuifsencolère.LeJuiftimoréexistaitencore,maisonn'étaitpasobligéd'adoptercerôle-làsionn'envoulaitpas.

« Mon syndicat, à moi, c'était pas celui des profs, c'était l'Union des Juifs en colère. Ils s'étaientsyndiqués. Tu sais quelle était leur devise : Honni soit qui mal y râle. Ça devrait faire le sujet de tonprochainlivre.LesJuifsencolèredepuislaSecondeGuerremondiale.Bienentendu,ilrestedesJuifsaffables,quirientàtoutproposethorsdepropos,lemodèle:Moi,j'aimetoutlemondetrèsfort,lemodèle:Jen'aijamaisétéaussiému,lemodèle:PapaetMamanétaientdessaints,lemodèle:Moi,jefaistoutçapourmesenfants,quisonttellementdoués,lemodèleMoi,quandj'écouteItzhakPerlman,ilmevientleslarmesauxyeux;leJuifboute-en-train,lefaiseurdecalembourscompulsif,leraconteurdeblaguesensérie–maisenfaitjenecroispasquetul'écriras,celivre.»

LatypologiedeMurraymefitriredeboncœur,commeellelefaisaitrirelui-même.Maisauboutd'uninstant,sonrirefinitenquintedetoux,etildéclara:«Ilvaudraitmieuxquejeme

calmeetquej'envienneaufait.J'aiquatre-vingt-dixans.–TumeparlaisdePamelaSolomon.–Voilà.Elleafiniparentrercommeflûtisteàl'OrchestresymphoniquedeCleveland.Jelesaisparceque

lorsque cet avion s'est écrasé, dans les années soixante, ou peut-être soixante-dix, avec une douzaine demusiciens de cet orchestre à son bord, elle figurait sur la liste des victimes. C'était unemusicienne trèsdouée,apparemment.QuandelleestarrivéeenAmérique,c'étaitaussiunefilleunpeubohème.Ellevenaitd'une famille juive londonienne étouffante, très comme il faut, père médecin, plus britannique que lesBritanniques. Elle ne supportait pas le conformisme de sa famille, c'est pour ça qu'elle est venue enAmérique.ElleaétéélèveauConservatoireJuilliard,etfraîcheémouluedel'Angleterrecorsetée,elles'estentichée de l'incorsetable Sylphid, de son cynisme, de sa sophistication mentale, de son effronterieaméricaine.Elleétait impressionnéepar la luxueusedemeuredeSylphid,par lamamandeSylphid,cettevedette.Ellequin'avaitpasdemèresurlesolaméricain,n'apasétéfâchéequ'Evelaprennesoussonaile.Ellehabitaitàquelquesruesdechezeux,mais les soirsoùellevenaitvoirSylphid,elle finissaitparresterdîneretpasserlanuitàlamaison.Lematin,elledescendaitàlacuisineetsebaladaitenpetitechemisedenuitpoursefaireuncaféetdestartines,commesiellen'avaitpasdesexe,oucommesiIran'enavaitpas.

«EtEvemarchait;pourelle,ladélicieuseenfantétaitsaprincessehébraïque,ellenecherchaitpasplusloin.L'accentbritanniquelavaitlesstigmatessémites,etpuis,ensomme,elleétaitsicontentequeSylphidaituneamietellementdouée,tellementbienélevée–elleétaitsicontentequeSylphidaituneamietoutcourt–,qu'ellen'entendaitpasmaliceauxtoukhès,auxfessesdePamelaquisebaladaientdansl'escaliersoussanuisettedepetitefille.

«Orvoilàqu'unsoiroùPamelaétaitdepassage,EveetSylphidsontalléesauconcert,sibienqu'elles'estretrouvéeavecIra;ilssesontinstallésausalon,entêteàtêtepourlapremièrefois,etilluiademandéd'oùelle venait. C'était le premier pion qu'il avançait avec tout le monde. Elle lui a fait une descriptioncharmante et pleine d'humour de sa famille si comme il faut et des écoles insupportables où on l'avaitenvoyée. Il l'a fait parler de son travail àRadioCity où elle jouait de la flûte et du piccolo, un emploidouble.C'étaitd'ailleursellequiavait trouvédes remplacementsàSylphid. Il lesentendait tout le tempsparlerdel'orchestretouteslesdeux,jacassercommedespiesdesquestionsdeposition,delabêtiseduchef,

nonmaist'asvusonsmoking,tucroispasqu'ildevraitsefairecouperlescheveux,cequ'ilfaitdesesmainsetdesabaguette,çanerimeàrien.Desenfantillages.

«Cesoir-là,elleditàIra:“Lepremiervioloncelleflirteavecmoisansarrêt.Çamerendfolle.–Ilyacombiendefemmesdansl'orchestre?–Quatre.–Surcombiendemusiciens?–Soixante-quatorze.–Etcombiend'hommesvousfontdesavances,soixante-dix?–Non,non...,dit-elleenriant,enfinilsn'enontpastousleculot,maistousceuxquiosent,oui.–Etqu'est-cequ'ilsvousdisent?–Oh:‘Cetterobevousvaàravir.Vousêtessibelle,quandvousvenezauxrépétitions;jejouedansunconcertlasemaineprochaine,etonabesoind'unflûtiste',vousvoyezlegenre.–Etvousréagissezcomment?–Jesuisassezgrandepourme protéger. – Vous avez un ami ?” C'est alors qu'elle lui confie qu'elle a une liaison avec le premierhautboisdepuisdeuxans.

«“Ilestcélibataire?demandeIra.–Non,marié,luirépond-elle.–Etçanevousgênejamais,qu'ilsoitmarié ? – Les dispositions formelles de l'existencem'indiffèrent. – Et sa femme ? – Sa femme, je ne laconnaispas,etjeneveuxpaslaconnaître.Jenetienspasàsavoirquoiquecesoitd'elle.Cequim'intéresse,çan'estpassafemme,nisesenfants.Ilaimesafemme,ilaimesesenfants.–C'estquoi,alors,cequivousintéresse?–Cequim'intéressec'estnotreplaisir.Jefaiscequejeveuxquandils'agitdemonplaisir.Nemeditespasquevouscroyezencoreauxlienssacrésdumariage.Vouscroyezquevousvousêtesjuréfidélitéetque ça y est, vous serez fidèles l'un à l'autre pour la vie ? – Oui, c'est ce que je crois. – Vous n'avezjamais...?–Ehben,non.–VousêtesfidèleàEve?–Biensûr.–Etvouscomptezleresterpourlerestantdevosjours.–Çadépend.–Çadépenddequoi?–Devous.”Pamelarit,ilsrienttousdeux.“Çadépendsij'arriveàvousconvaincrequ'iln'yapasdemal ?Quevousêtes libre ?Quevousn'êtespas lebourgeoispropriétairedesa femme,etqu'ellen'estpas lapropriétairebourgeoisedesonmari?–Voilà.Essayezdem'en convaincre. – Vous êtes vraiment l'Américain typique, irrémédiablement esclave de la moralitéaméricainepetite-bourgeoise?–Oui, leportraitest juste, jesuiscetAméricaintypique,irrémédiablementesclavedesconventions.Etvous,qu'est-cequevousêtes?–Moi,jesuismusicienne.–C'est-à-dire?–Onmedonneunepartitionetjelajoue.Jejouecequ'onmedemande.J'exécute.”

«MaisIras'estditquec'étaitpeut-êtreunpiègetenduparSylphid,sibienquecepremiersoir,quandPamelaenaeufiniavecsesgrandesdéclarationsd'indépendance,etqu'elleestmontéesecoucher,ils'estcontentédeluiprendrelamainendisant:“Vousn'êtesplusuneenfant,alors?Jevousprenaispouruneenfant.–J'aiunandeplusqueSylphid,luia-t-ellerépondu.J'aivingt-quatreans.Jesuisexpatriée.Jamaisje ne retournerai dans ce pays de crétins où il est interdit de laisser ses émotions remonter du sous-sol.J'adore vivre en Amérique. Ici, je suis affranchie de ces tabous à la con, j'ai le droit d'extérioriser messentiments. Vous n'imaginez pas ce que c'est, là-bas. Ici c'est la vie même. J'ai mon appartement dansGreenwichVillage.Jetravailled'arrache-pied,etmonchemindanslemonde,jelefaistouteseule.Jemeproduissixfoisparjour,sixjoursparsemaine.Jenesuisplusuneenfant.Nideprèsnideloin,IronRinn.”

«Ças'estpassécommeça,àquelquechoseprès.OnvoitbiencequiapuenflammerIra.Elleétaitjeune,elle était fraîche, elle était flirt,naïve– sans l'être–, avisée, aussi.Elle se lançaitdans sa grande aventureaméricaine.Iladmiraitcetteenfantdelabonnebourgeoisiesachantvivrehorsdesconventionsbourgeoises.Le garni sordide qu'elle habitait. Le fait qu'elle soit venue toute seule en Amérique. La dextérité aveclaquelleelleendossaittoussesrôles.AvecEve,elleétaitlapetitefilleadorable,avecSylphidlacopinedubacàsable,àRadioCityflûtiste,musicienne,trèsprofessionnelle.Pourluic'étaitcommesielleavaitétéélevéeen Angleterre par les sociétés fabiennes, esprit libre et sans entraves, d'une intelligence remarquable,nullementintimidéeparlasociétérespectable.End'autrestermes,c'étaitunêtrehumain,quimontraittelvisageàtellepersonne,ettelautreailleurs.

«Formidable,toutça.Intéressant.Impressionnant.Delààtomberamoureuxd'elle !AvecIra,toutcequitouchaitaudomainedesémotionsdevaitêtreexcessif.Dèsqu'iltrouvaitsacible,ilouvraitlefeu.Ilne

s'estpascontentédesetoquerd'elle.Cebébéqu'ilauraitvouluavecEve,voilàqu'illevoulaitavecPamela.Audébut,ilaeupeurdelafairefuir,sibienqu'iln'enariendit.

«Ilsjouaientàvivreleuraventureanticonformiste.Elles'expliquaitfortbientoutcequ'ellefaisait.“Jesuis amieavecSylphidet je suis amieavecEve. Je feraisn'importequoipour l'unecommepour l'autre.Maistantqueçaneleurportepastort,jenevoispaspourquoilefaitd'êtreleuramieentraîneraitlesacrificehéroïquedemesproprespenchants.”Elleavaitune idéologie, elleaussi.Seulement Iraatteignait l'âgedetrente-sixans.Etlui,ilavaitdesbesoins.Ilvoulaitl'enfant,lafamille,lefoyer.Cecommuniste-là,ilvoulaitcequiestaucœurmêmedelaviebourgeoise.IlvoulaitobtenirdePamelatoutcequ'ilavaitcruobtenird'Eve,saufqu'ilavaiteuSylphidàlaplace.

«Là-bas,danslabicoque,ilsparlaientbeaucoupdeSylphid.“Qu'est-cequicoince,chezelle?luiavait-ildemandé.L'argent,lestatut,lesprivilèges,lescoursdeharpe.Àvingt-troisans,onluilaveencoresonlinge,on lui sert ses repas,on luipaie ses factures.Tusaiscomment j'aiétéélevé,moi ? J'aiquitté lamaisonàquinze ans. J'ai fait le terrassier. J'ai jamais eu d'enfance,moi.”Mais Pamela lui a expliqué que Sylphidn'avait que douze ans quand Eve avait quitté son père pour le sauveteur le plus vulgaire qu'on puisseimaginer,uneespèced'immigrant,unedynamoquibandaittoutletempsetquiallaitl'enrichir;samèreenétait tellementdinguequ'elle l'avaitperdue toutescesannées, et enplus,quandelles s'étaient installéesàNewYork,Sylphidavaitperdutoutessesamiescaliforniennes,etc'estlàqu'elleavaitcommencéàgrossir.

«Pour Ira c'étaitdubaratindepsychiatre. “SylphidvoitEvecommeune starqui l'a abandonnéeauxnounous”,luiditPamela,unefemmequil'aplaquéepourleshommesetsafoliedumâle,quin'ajamaisratéuneoccasionde la trahir.PourSylphid,Eve estune femmequin'arrêtepasde se jeter à la têtedeshommespouréviterdegarderlespiedssurterre.–Sylphidestlesbienne?–Non.Sadevise,c'estquelesexevousvidedetoutesubstance.Iln'yaqu'àvoirsamère.Ellemeditdenejamaism'investirsexuellementavec quelqu'un. Elle déteste sa mère de l'avoir abandonnée pour tous ces hommes. Sylphid est pourl'autonomie absolue. Elle ne veut rien devoir à personne. Elle est dure. – Ah oui, c'est une dure ? Etcommentçasefaitqu'ellenequittepassamère,alors?Pourquoiellenefaitpassavietouteseule?Çan'aaucunsens,cequetudis.Duredansl'abstrait,oui.Autonomedansl'abstrait.Indépendantedansl'abstrait.Tuveuxquejetedisecequ'elleestvraiment,Sylphid?C'estunesadique–unesadiquedansl'abstrait,aussi.TouslessoirscetteancienneélèvedeJuilliardpassesondoigtsurlesrestesdesauce,autourdesonassiette;elletourne,elletournejusqu'àcequelaporcelainecrisse,etpuis,histoiredefairegrimperencoreunpeuplus samère aux rideaux, elle fourre sondoigtdans sabouche, et elle le lèche à fond.Sylphid reste à lamaisonparcequesamèreapeurd'elle.EtEvenecesserajamaisd'avoirpeurd'elleparcequ'elleneveutpasqu'ellelaquitte;etvoilàpourquoiSylphidnepartirajamais–jusqu'àcequ'elletrouveunmeilleurmoyenpourlatorturer.Lemanchedelacravache,c'estSylphidquiletient.”

«Tuvoisdoncqu'IrarépétaitàPamelacequejeluiavaisditdepuisledébutsurSylphid,maisqu'ilavaitrefusédeprendreausérieuxparcequeçavenaitdemoi.Illerépétaitàsadulcinéecommes'ill'avaittrouvétoutseul.Lesgensfontça.Ilsavaientsouventcegenredeconversations,tousdeux.Pamelaaimaitbiencesconversations.Ellesl'excitaient.Elleavaitl'impressiond'êtrefortequandelleparlaitcommeçaavecIradeSylphidetd'Eve.

«Un soir, il s'estpasséquelque chosede singulier.Eve était couchée avec Ira, lumière éteinte,prête àdormir,etvoilàqu'ellesemetàpleurersanspluspouvoirs'arrêter.“Qu'est-cequetuas?”demandeIra.Elleneveutpasrépondre.“Pourquoitupleures?Qu'est-cequisepasse,là?–Parfoisjemedis...non,c'estpaspossible...”Ellenepeutplusparler,etellenepeutpass'arrêterdepleurer.Ilrallumelalumière.Illuiditdenepashésiter,decracherlemorceau.Dedirecequilamine.“Parfoisj'ailesentimentqueçaauraitdûêtrePamela,mafille.Parfois,çameparaîtraitplusnaturel.–PourquoiPamela?–Ons'entendtellementbien.Enfin, c'est peut-êtreparcequ'ellen'estpasma fille, justement. – Peut-être, et peut-être pas, dit-il. – Sa

légèreté,soncôtéaérien.”Lavoilàquiseremetàpleurer.Elleamauvaiseconscience,sansdoute,des'êtrelaisséealleràcedésirinnocent,cedésirdecontedefées,d'avoirunefillequineluirappellepassonéchecàchaqueseconde.

«Par“légèreté”jenecroispasqu'Eveentendaitseulementlalégèretéphysique,leremplacementdugraspar lemaigre.Ellemettait le doigt sur autre chose, une sorte de pétillement, chezPamela.Une légèretéintérieure. Je crois qu'elle voulait dire que chez Pamela, elle reconnaissait, malgré elle ou presque, laréceptivitéquiavait jadisvibrésoussaphysionomiebiensage.Pamelaavaitbeauseconduirecommeunegamineensaprésence, secomporterenvierge,elle reconnaissaitce trait.Aprèsce soir-là,Even'a jamaisrien redit de tel.Çane s'est produit qu'une fois, aumomentmêmeoù la passion d'Ira pour Pamela etl'illégitimitédeleursliensintrépidesdégageaientleplusdechaleur.

«Ensomme,chacunvoulaitpoursoilajeuneflûtistepleinedetempérament,enquiilvoyaitlacréaturederêvequ'iln'avaitpaseue,Eve,lafillequiluiétaitrefusée,Ira,lafemme.

«“C'esttriste,c'estsitriste,luiditEve.C'esttellement,tellementtriste.”Toutelanuitelles'accrocheàlui. Jusqu'au matin elle pleure, elle geint, elle soupire ; toute la douleur, toute la confusion, toutes lescontradictions,lesaspirations,ladésillusion,l'incohérencequisontlessiennessedéversent.Ilnel'ajamaisautantplainte–seulementdufaitdesaliaisonavecPamela,ilnes'estjamaissentiplusloind'elle.“Toutamaltourné, luidit-elle.J'ai faittousmesefforts,maisçanedonnejamaisrien.J'aiessayéavec lepèredeSylphid.J'aiessayéavecJumbo.J'aiessayédedonneràmafillelastabilitéetlesrelations,unemèrequ'ellepuisseestimer.J'aiessayéd'êtreunebonnemère.Etpuisilafalluquejesoisunbonpère.Etelleaeutropdepères.Jen'aipenséqu'àmoi.–Maisnontun'aspaspenséqu'àtoi.–Si.Macarrière,mescarrières.Monjeud'actrice.Ilatoujoursfalluquej'ysoisattentive.J'aifaitdemonmieux.Elleestalléedansdebonnesécoles,elleaeudebonsprofesseurs,unebonnenounou.Maispeut-êtrequ'ilauraitfalluquejeresteavecelletoutletemps.Elleestinconsolable.Ellemange,ellen'arrêtepasdemanger.C'estsaseuleconsolationpourcompensercequejeneluiaipasdonné.–Peut-êtrequec'estsimplementsanature.–Maisilyadestasdefillesquimangenttrop,etquiperdentdupoidsaprès;ellesnepassentpasleurvieàsebourrer.J'aitoutessayé.Jel'aimontréeàdesmédecins,desspécialistes.Ellecontinueàmanger.Ellecontinueàmangerpourmehaïr.–Ehbien, alors, si c'est vrai, le temps estpeut-être venuqu'elle vivede son côté. –Maisqu'est-cequeçavientfaire?Pourquoiveux-tuqu'ellevivedesoncôté?Elleestheureuse,ici.Elleestchezelle.Malgrétoutledésordrequej'aipusemerdanssavie,elleestchezelle,ici,elleyatoujoursétéetelleyseratoujourstantqu'ellevoudrayvivre.Iln'yaaucuneraisonqu'elles'enailleavantd'êtreprête.–Etsipartirétaitpourellelemoyendecesserdemangercommeça?–Jenevoispaslerapport!Tudisn'importequoi.C'estdemafillequenousparlons.–Bon,bon.Maistuviensd'exprimerunecertainedéception...–Jeviensdetedirequ'ellemangepourseconsoler.Siellequittelamaison,ilfaudraqu'elleseconsoledeuxfois plus. Voilà ce qui se passera. Oh, c'est un vrai drame. J'aurais dû rester avec Carlton. Il étaithomosexuel,maisc'étaitsonpère.J'auraisdûresteraveclui,unpointc'esttout.Jenesaispascequim'apris.Jen'auraisjamaisrencontréJumbo.Jenemeseraisjamaisengagéeavectoi,elleauraiteuunpère,etellenedévoreraitpascommeellelefait.–Pourquoitun'espasrestéeaveclui?–Jesaisqu'onpeuttrouverçaégoïste,croirequejesuispartiepourmoi.Pourm'épanouir,trouverunvraicompagnon.Mais,enfait,c'estluiquej'aivoululibérer.Pourquoiest-cequ'ilauraitdûselaisserétoufferparuneviedefamille,etunefemmeàlaquelleilnetrouvaitnicharmeniintérêt?Chaquefoisqu'onétaitensemble,jemedisaisqu'ildevaitpenserauprochaingroom,auprochainserveur.Jevoulaisqu'iln'aitplusbesoindementirautant.–Maisilnementaitpassurcechapitre.–Oh,jesavais,ilsavaitquejesavais,toutHollywoodlesavait,maisilpassaittoutdemêmesontempsàmonterdescombines,àruser.Ilrecevaitdescoupsdefil,ildisparaissait,il s'inventait des excuses pour ses retards et ses absences aux fêtes de Sylphid – je ne supportais plus sesexcuses lamentables. Il s'en fichait,mais il continuaitàmentir toutdemême. Jevoulais ledélivrerdece

poids, je voulaism'endélivrermoi-même.En fait jen'ai pas cherchémonbonheurpersonnel, plutôt lesien.–Pourquoitun'espaspartietouteseule,alors?PourquoituespartieavecJumbo?–Disonsque...c'était la solutionde facilité.Pournepas être toute seule.Pourprendre ladécision,mais sans être touteseule.Mais j'aurais pu rester.Et Sylphid aurait euunpère, et elle n'aurait pas su la vérité sur lui ; nousn'aurionspaspassétoutescesannéesavecJumbo,nousn'aurionspas fait touscesvoyagesenFrance,quisont un cauchemar. J'aurais pu rester, elle aurait eu un père absent, comme tant d'autres. Pédé, et puisaprès?Oui,Jumboaeusapartdansmadécision,avecmapassionpourlui.Maisjen'enpouvaisplusdecesmensonges, de ces faux-semblants. Ces supercheries à tiroirs. Parce que Carlton s'en fichait, au fond,seulement ilcachait sesmœurspourrespecterunminimumdedignité,dedécence.Oh, j'aimetellementSylphid!Jel'aimetant,mafille!Jeferaisn'importequoipourmafille.Siseulementçapouvaitsepasseravecplusdelégèreté,d'aisance,denaturel–commeçadoitsepasseravecunefille.Elleest là, je l'adore,mais il faut sebattrepour lamoindredécision, et elle aunpouvoir...Elleneme traitepas commeunemère, et elle nem'aide pas à la traiter comme une fille. Et pourtant je ferais n'importe quoi pour elle,n'importequoi.–Pourquoitunelalaissespaspartir,alors?–Tun'arrêtespasderemettreçasurletapis!Maisellen'apasenviedepartir!Pourquoipenses-tuquecesoitlasolution?Lasolution,c'estqu'ellereste,aucontraire.Ellen'apaseusoncomptedemaprésence.Sielleétaitprêteàpartir,elleseraitdéjàpartie.Ellen'estpasprête.Elleparaîtmûre,maisellene l'estpas. Je suis samère, sonsoutien.Je l'adore.Elleabesoindemoi,jesaisqueçanesevoitpas,maiselleabesoindemoi.–Maistuessimalheureuse.–Tunecomprendspas. Jenem'en faispaspourmoi, jem'en faispour elle.Moi, jem'en sortirai. Jem'en sorstoujours.–Qu'est-cequi t'inquiète tant, à son sujet ?– Jevoudrais lui trouverun typebien.Quelqu'unqu'ellepuisseaimer,quis'occuped'elle.Ellenesortpastellementavecdeshommes.–Ellenesortpasdutout avecdeshommes ! –Çan'est pas vrai.Elle a euquelqu'un.–Quand ? Il y aneuf ans ? –Des tasd'hommess'intéressentàelle,auMusicHall,destasdemusiciens.Elleprendsontemps,c'esttout.–Jenecomprendspasdequoituparles.Ilfautquetudormes.Fermelesyeux,essaiededormir.–Jenepeuxpas.Jefermelesyeux,et jepense:Qu'est-cequiva luiarriver?Qu'est-cequivam'arriver?Touscesefforts,toujours,etsipeudepaix,sipeudetranquillitéd'esprit.Chaquejourrecommencerà...Jesaisqu'auxyeuxdes autres on donne l'image du bonheur. Je sais qu'elle a l'air très heureuse, qu'on a l'air très heureusesensemble, et on l'est, d'ailleurs, mais chaque jour devient plus difficile. – Vous avez l'air heureusesensemble?–Enfin,ellem'aime,ellem'adore.Jesuissamaman.Biensûrqu'onal'airheureusesensemble.Elleestbelle.Belle.–Quiça?–Sylphid.Elleestsuperbe,Sylphid.”Ilcroyaitqu'elleallaitdirePamela.–“Regardebiensesyeux,sonvisage,labeauté,laforcequ'onyvoit.Çanesautepasauxyeux,cen'estpaslabeautédudiable.Maisc'estunebeautéprofonde,trèsprofonde.C'estunefillesuperbe.C'estmafille.Elleestremarquable.C'estunemusicienneéblouissante.C'estunefillesuperbe.C'estmafille.”

«Si Iraacomprisun jourcombien la situationétaitdésespérée,c'estbience soir-là. Iln'auraitpaspumieuxvoirqu'iln'yavaitpasdesolution.Ilauraitplusvitefaitd'amenerl'Amériqueaucommunisme,larévolutionprolétarienneàNewYork,surWallStreet,quedeséparerunefemmeetsafillequinevoulaientpasêtreséparées.Oui,ilauraitdûseséparerlui-même,voilàtout.Maisilnel'apasfait.Pourquoi?Auboutdu compte, Nathan, je ne saurais pas répondre. Autant demander pourquoi on commet des erreurstragiques.Jen'aipasderéponse.»

«Au fil desmois, Ira se sentait de plus en plus isolé dans lamaison. Les soirs où il n'était pas à uneréuniondecadresdusyndicat,ouàuneréuniondecellule,silesdeuxfemmesnesortaientpas,Evetiraitl'aiguilleausalonpendantqueSylphidpinçaitlescordesàcœurjoie;luimontaitdanssonbureau,écrireàO'Day.Etquand laharpe se taisait, il descendait chercherEve,mais elle avaitdisparu.Elle étaitdans lachambre de Sylphid, elle écoutait le tourne-disque. Les deux femmes au lit, sous la couverture, en train

d'écouterCosifantutte.Lorsqu'ilmontait,qu'ilentendaitbraillerMozart,qu'illestrouvaitaulitensemble,c'estluiquisefaisaitl'effetd'êtreleurpetitgarçon.Uneoudeuxheuresplustard,Evearrivait,encoretoutechaude des draps de Sylphid, elle semettait au lit avec lui, et ça a plus oumoins été la fin du bonheurconjugal.

«Lorsqu'ilaexplosé,Even'enestpasrevenue.IlfallaitqueSylphidaillelogerailleurs.“Pamelavitàcinqmillekilomètresdesafamille,Sylphidpeutvivreàcinqminutesdelasienne”,a-t-ildéclaré.MaisEven'asuquepleurer.C'était injuste,c'étaitaffreux.IlessayaitdechasserSylphidde laviedesamère.“Non,a-t-ilobjecté,d'en faireunevoisine.Elle a vingt-quatre ans, elle est tropgrandepourdormir avecMaman. –C'estmafille,commentoses-tu?J'aimemafille!Commentoses-tu?–Trèsbien,alorsc'estmoiquiseraivotre voisin.” Le lendemain, il trouve un appartement traversant, surWashington Square, côté nord, àquatre rues de chezEve. Il verse une caution, signeunbail, paie le premiermois de loyer, et rentre luiannoncercequ'ilvientdefaire.“Tumequittes,tudivorces!–Non,dit-il,jem'envaisàcôté.Dorénavant,tupourrasdormiravecelletoutelanuitsituveux.Maissi,pourchanger,tuavaisenviededormiravecmoitoutelanuit,enfiletonmanteau,metstonchapeauetjeserairavidetevoir.Quantaudîner,poursuit-il,monabsenceypasseratoutàfaitinaperçue.Patience,tuvasvoir,Sylphidvatrouverlaviebeaucoupplusrose.–Pourquoitumefaisunechosepareille?Tuveuxmefairechoisirentremafilleettoi,obligerunemèreàchoisir,c'estinhumain!”Ilvafalloirdesheurespourluiexpliquerqu'illuidemanded'adopterunesolutionquiévitedefaireunchoix,justement;maisrienneditqu'Eveaitjamaiscomprisdequoiilparlait.Ellenefondaitpassesdécisionssurlacompréhensiondesproblèmes,maissurledésespoir,lacapitulation.

«Lelendemainsoir,EvemontedanslachambredeSylphidcommeàl'accoutumée,maiscettefois,c'estpourluiprésenterlapropositionsurlaquelleilssesontmisd'accordetquiestcenséeamenerlapaixdansleurvie.C'estque,danslajournée,elleestalléevisiterl'appartementqu'ilalouésurWashingtonSquare,avecsesportes-fenêtres,seshautsplafonds,sesmoulures,sonparquet.Ilyamêmeunecheminéeàmanteauouvragé.Au-dessousdelachambredederrièresetrouveunjardinprivatif,quiressemblebeaucoupàceluidelaOnzièmeRueouest.C'estqueWashingtonSquare,àcetteépoque,c'étaitpasLehighAvenue,Nathan,c'étaitundesplusbeauxcoinsdeManhattan.Eveavaitdit : “C'est ravissant.” Iraavait répondu :“C'estpour Sylphid.” Il gardera donc le bail à sonnom à lui, il paiera le loyer, et Eve, qui gagne toujours del'argentmaisquel'argentangoisse,parcequ'elleenperdtoujourspourunFreedmanouunautre,n'auraàs'inquiéterderien.“Voilàlasolution,conclut-il,est-cequ'elleestsiépouvantable?”Eves'étaitassisesurunsiège,ausoleil,devantunefenêtredusalon.Elleportaitunevoilette,unedecesvoilettesàpoisqu'elleavaitmisesàlamodedansunfilm;ellel'asoulevéesursonpetitvisageexquisetelles'estmiseàsangloter.Leurbatailleétaitfinie.Sabatailleétaitfinie.Elles'estlevéed'unbond,elleluiasautéaucou,ellel'aembrassé;elles'estmiseàcourird'unepièceàl'autreenimaginantoùellemettraitlesbeauxmeublesanciensqu'elleapporteraitdelaOnzièmeRueouestpourSylphid.Elleétaitaucombledubonheur,elleavaitretrouvésesdix-septans.C'étaitdelamagie,unenchantement.Elleétaitdenouveaulajeunefilleensuivez-moi-jeune-hommeducinémamuet.Cesoir-là,elleprendsoncourageàdeuxmains,etellemontedoncavecleplanqu'elleadessiné,leplandunouvelappartement,ainsiqu'unelistedesmeublesquiseraientallésàSylphiddetoutefaçon,etqui,parconséquent,luiappartiennentd'oresetdéjà.Commedejuste,enmoinsdetempsqu'iln'enfautpourledire,Sylphidrefuse,etIragrimpel'escalierquatreàquatrejusqu'àsachambre.Illestrouvedanslelitensemble.Seulement,cettefois,çan'estplusMozart.Cettefois,c'estl'asiledefous.IlvoitEve sur le dos, en train de hurler, pendant que Sylphid, en pyjama, est assise sur elle, et lui bloque lesépaulesdesesmainspuissantesdeharpiste;elleaussiellehurle,ellepleure.Ilyades lambeauxdepapierpartout–c'estleplandunouvelappartement,etlà,chevauchantsafemme,Sylphidquibraille:“Tupeuxpastenirtêteàunhomme,non,jamais?Tunesoutiendrasdoncjamaistaproprefillecontrelui?Tuneserasdoncjamaismère,jamais?”»

«Qu'est-cequ'ilafait,Ira?–D'aprèstoi?Ilestsorti,ilaécumélesrues,ilestmontéjusqu'àHarlem,redescenduauVillage,ilafait

deskilomètres,etpuis,enpleinenuit,ils'estdirigéverschezPamelasurCarmineStreet.Ilessayaitdenejamaisyallers'ilpouvaits'endispenser,maislà,levoilàquisonneàlaporte,montelescinqétagescommeunbolideetluiannoncequ'avecEve,c'estfini.IlveutemmenerPamelaàZincTown.Ilveutl'épouser.Ilveutl'épouserdepuisledébut,luidit-il;ilveutavoirunenfantavecelle.Tuimagineslechoc,pourelle.

« Elle habitait un studio bohème – placards sans portes, matelas à même le sol, reproductions deModiglianiaumur,bouteilledeChiantienguisedebougeoir,despartitionspleinlapièce,unetoutepetitepièce,unmouchoirdepoche.Etvoilàquecetéchalasdébarqueencatastrophe,ilseprendlespiedsdanslelutrin,ilrenversetousles78tours,ilbutecontreletub,quiestdanslacuisine,etilraconteàcettepetiteAnglaisesibienélevée,maisquivientdefairel'acquisitiond'uneidéologieGreenwichVillageetquicroyaitque leur aventure serait exempte de toute conséquence – une aventure formidable, passionnée, sansconséquence,avecunhommeplusâgéqu'elleetcélèbredesurcroît–,illuiracontequ'ellevaêtrelamèredesesenfants,deseshéritiers,qu'elleestlafemmedesavie.

«Ira,letyran,lecinglé,l'homme-girafequiseprendlespiedspartout,leforcenépourquic'esttoutourien,luidit:“Faistavalise,tuviensavecmoi.”C'estcommeçaqu'ilapprend,unpeuplustôtqueprévupeut-être,quePamelaveutrompredepuisplusieursmois.“Rompre,maispourquoi?”Ellenesupportepluslapression.“Lapression,maisquellepression?”Alorselleleluidit,chaquefoisqu'ellevaavecluidansleNewJersey,iln'arrêtepasdelaprendredanssesbras,delacajoler;illarendmaladed'angoisseàluirépétermillefoiscombienill'aime;etpuisilcoucheavecelle,ellerentreàNewYork,ellevavoirSylphid,ettoutcequeSylphidtrouvecommesujetdeconversation,c'estcethommequ'elleasurnomméLaBête.CarpourSylphid,IraetsamèresontLaBelleetLaBête.AlorsPamelaestobligéed'opiner,desemoquerdeluiavecelle ; elleestobligéede fairedesplaisanteries sur lui, elleaussi.Faut-ilqu'il soitaveuglepournepasvoircombientoutçaluipèse.Iln'estpasquestionqu'elleparteaveclui,pasquestionqu'ellel'épouse.Elleaunmétier,ellefaitcarrière,elleestmusicienneetelleadoresonart.Iln'estpasquestionqu'ilscontinuentàsevoir.S'ilneluifichepaslapaix...AlorsIralaquitte.Ilprendsavoiture,ets'envaàlabicoque;etc'estlàquejesuisallélevoir,lelendemain,aprèsmescours.

«Ilaparlé,j'aiécouté.Ils'estbiengardédememettreaucourant,pourPamela,parcequ'ilsavaitfortbiencequejepensaisdel'adultère.Jeleluiavaisdéjàdittropsouventàsongoût.“Cequ'ilyad'excitantdanslemariage,c'estlafidélité,justement.Sicetteidéenet'excitepas,alorstun'asquefairedetemarier.”Non,ilnem'apasparlédePamela–ilm'aracontéSylphid,assisesurEve.Toutelanuit,Nathan.Àl'aube,jesuispartiaulycée,jemesuisrasédanslestoilettesdesprofesseurs, j'aifaitmonpremiercours ; l'après-midi,aprèsledernier,j'aiprismavoiturepourlerejoindrelà-bas.Jenevoulaispasqu'ilpasselanuittoutseul;jenesavaispasdequoiilétaitcapable.L'ondedechocnefrappaitpasseulementsaviefamiliale.Çan'enétaitqu'unepartie.Lapolitiquecommençaitàl'envahirelleaussi–lesaccusations,lesmisesàlaporte,leslistesnoirespermanentes.C'étaitplutôtçaquileminait.Lacrisedomestiquen'étaitpasencorelapire.Bien sûr, il était vulnérable sur les deux fronts, qui allaient finir par se rejoindre,mais pour l'instant, ilarrivaitencoreàmaintenirdescloisons.

«Ilétaitdéjàdans lecollimateurde laLégionpour“sympathiespro-communistes”.Sonnomavaitétécitédansunmagazinecatholique,surunelistequelconque,commeceluid'unhommeayantdes“relationsaveclescommunistes”.Toutesonémissionfaisaitl'objetdesoupçons.EtpuisilyavaitdesfrictionsavecleParti.Latensionmontait.StalineetlesJuifs.MêmedestêtesdemulecommeIracommençaientàprendreconsciencedel'antisémitismedesSoviets.DesrumeurssemettaientàcirculerparmilesJuifsmembresduParti,etcequ'ilentendaitdireneluiplaisaitpasdutout.Ilvoulaitensavoirdavantage.Quandils'agissait

desprétentionsàlapuretéduParticommunisteetdel'Unionsoviétique,IraRingoldlui-mêmevoulaitensavoir plus.On avait le vague sentimentque leParti trahissait,même si le chocmoral allait attendre lesrévélations de Khrouchtchev pour frapper de plein fouet. Alors, pour Ira et ses potes, ça a étél'effondrement,plusriennejustifiaitleursefforts,leurssouffrances.Sixansplustard,lecœurmêmedeleurbiographied'adultepartaitàl'égout.Maisdéjà,en1950,ilsecompliquaitl'existenceenvoulantensavoirplus.Seulementilnem'enajamaisparlé,decestrucs-là.Ilnevoulaitpasm'impliqueretilnevoulaitpasm'entendre ouvrir la gueule. Il était sûr que, si on s'accrochait sur la question communiste, on finiraitcommedestasd'autresfamillesparsebrouilleràmort.

«Onavaitdéjàeuunediscussionhomérique,en1946,audébut,quandils'étaitinstalléàCalumetCityoùilpartageaitunappartementavecO'Day.J'étaisallé levoir,etçan'avaitpasétéunepartiedeplaisir.Parce que Ira, quand il discutait des sujets qui lui tenaient à cœur, il te lâchait plus.Après la guerre, enparticulier,ilétaittrèsmauvaisperdantdansledébatpolitique.Surtoutavecmoi.Iljouaitaupetitfrèrequin'estpasalléàl'écoleetquifaitlaleçonàsongrandfrèremaîtred'école.Ilmeregardaitdroitdanslesyeux,l'indexpointé surmoi, et, avec véhémence, il enfonçait le clou, et il balayait tousmes arguments d'uneformulecomme:“Nemeprendspaspourunimbécile!C'estunecontradictiondanslestermes,ça,bonDieu ! Si tu crois que je vais avaler des conneries pareilles.” Son énergie et sa combativité dépassaientl'imagination.“Jemefouspasmald'être leseulà lesavoir !Si tuavais lamoindre idéede la façondonttourne lemonde...” Il pouvait être particulièrement incendiaire pourme remettre en place en tant queprofesseurd'anglais.“Tuespriédedéfinirdequoituparles,bonsang,j'aihorreurdecetteimprécisiondanslestermes.”Iln'yavaitjamaisdesujetmineurpourIra,encetemps-là.Toutceàquoiilréfléchissait,dufaitqu'ilyréfléchissait,prenaitdesproportionsmajeures.

«QuandjesuisallélevoirlàoùilhabitaitavecO'Day,dèslepremiersoirilm'aditquelesyndicatdesenseignantsdevraitpousseraudéveloppementd'uneculturepopulaire.Cedevraitêtresapolitiqueofficielle.Pourquoi ?Pourquoi, je le savais.Parcequec'était lapolitiqueofficielleduParti. Il faut élever leniveaucultureldupauvre,del'hommedelarue;etaulieudeluidonneruneinstructionclassique,àl'ancienne,traditionnelle, il fautmettre l'accent sur cequi contribue à la culturepopulaire.La ligneduParti, quoi,irréalisteàtouségards,selonmoi.Maisalors,quelleténacité,chezlui!Jen'étaispasuntypeeffacé,jesavaismontrerauxgensquej'avaisdesconvictions,moiaussi.Maislafacultéd'oppositiond'Iraétaitinépuisable.Ilnelâchaitjamaislemorceau.Unefoisrentréchezmoi,jen'aipluseudenouvellesdeluipendantpresqueunan.

«Etpuis jevaistedirecequiétaitentrainde lerattraper,enmêmetemps.Cesdouleursmusculaires,cettemaladiequ'ilavait.Onluiracontaitquec'étaitceci,etpuisquec'étaitcela;onn'ajamaisvraimentdécouvertlanaturedecettesaloperie.Polymyosite,polymyalgierhumatismale.Chaquemédecinluitrouvaitunnomnouveau.Maisc'étaitàpeuprèstoutcequ'onluitrouvait,àpartdesliniments.Sesvêtementssesont mis à puer tous les onguents antalgiques en vente sur le marché. Un médecin chez qui je l'avaisemmenémoi-même, en face de chezmoi, au Beth Israel, un ami deDoris, a écouté l'historique de sesmisères, lui a fait une prise de sang, l'a examiné des pieds à la tête et nous a dit qu'il était“hyperinflammatoire”. Il avait une théorie élaborée, il nous a fait des dessins ; dysfonctionnement desmécanismes inhibiteurs,menantpeuàpeuà l'inflammation.Lesarticulationsd'Ira,àcequ'ilnousadit,développaientrapidementdesréactionsinflammatoiresencascade.Elless'enflammaientvite,etmettaientdutempsàs'éteindre.

«Aprèslamortd'Ira,unmédecinm'asuggéré–entermesconvaincants,d'ailleurs–qu'ilétaitatteintdela maladie dont on croit que souffrait Lincoln. Comme s'il lui avait suffi d'enfiler ses vêtements pourcontracter samaladie.LamaladiedeMarfan, le syndromedeMarfan. Stature excessive.Grandesmains,grands pieds, extrémités longues et fines. Nombreuses douleurs articulaires et musculaires. Les patients

atteintsde ce syndromeclaquent souvent comme lui.L'aorte explose et ilsmeurent.En tout cas, lemald'Iran'apasétédiagnostiqué,entermesdetraitementdumoins,et,vers49,50,ilcommençaitàneplusrientrouverquilesoulage,alorsmêmequelapressionpolitiquedevenaitplusdureauxdeuxboutsdesavie,lachaînederadioetleParti–sibienquejemefaisaisdelabilepourlui.

«DanslePremierarrondissementdeNewark,Nathan,onn'étaitpasseulementl'uniquefamillejuivedeFactoryStreet.Ilestfortprobablequenousétionslaseulefamillenonitalienneentrelalignedechemindefer de Lackawanna et celle de Belleville. Les premiers habitants étaient desmontagnards, des petits garsrâblés,avecdestêtesénormes,originairesdescollinesàl'estdeNaples.Dèsqu'ilsétaientarrivésàNewark,quelqu'unleuravaitmisunepelledanslesmains,ilss'étaientmisàcreuser,etilsavaientcontinuéàcreusertouteleurvie.Ilscreusaientdesfossés.QuandIraaquittél'école,ilacreuséaveceux.UnItalienaessayédeletueràcoupsdepelle.Monfrèreétaitgrandegueule.Illuiafalluendécoudrepourvivredanscemilieu-là.Illuiafalluendécoudrepoursurvivretoutseuldepuisl'âgedeseptans.

«Seulement,toutàcoup,illuifallaitbataillersurtouslesfronts,jenevoulaispasqu'ilfasseunegrossebêtise,qu'ilcommettel'irréparable.Jen'avaispasprismavoiturepourluidirequelquechosedeprécis.Çan'étaitpasunhommeàquiondisaitcequ'ilavaitàfaire.Jen'étaismêmepasvenuluidirelefonddemapensée.Lefonddemapensée,c'estqu'ilfallaitêtrefoupourcontinueràvivreavecEveetsafille.Lesoiroùnousétionsallésdînerchezeux,avecDoris,labizarreriedesliensentrecesdeuxfemmesnenousavaitpaséchappé.JemerappelleavoirrépétéplusieursfoisàDoris,surlecheminduretour:“Iln'yapasdeplacepourIradanscesystème.”

« Ira appelait communisme son rêve utopique. Eve appelait le sien Sylphid. C'était une mère quinourrissaitlerêveutopiquedel'enfantparfait,uneactricequirêvaitdujeuparfait,uneJuivequirêvaitdenepas l'être, et je ne cite que ses projets les plus grandioses pourdésodoriser la vie, lui donnerun goûtagréable.

«Iran'avaitrienàfairedansleurfoyeretd'embléeSylphidnes'étaitpasprivéedeleluifairesavoir.Elleavaitraison,dureste.Iln'avaitrienàyfaire,cen'étaitpassaplace.Elleluiamontrésanséquivoquequesonplus cher désir filial était de ruer dans l'utopie deMôman – de lui balancer dans les gencives une dosemémorabledufumierdelavie.Franchement,jenepensaispasnonplusqu'ilavaitgrand-choseàfaireàlaradio.Iln'étaitpasacteur.Quandils'agissaitdeseleverpourouvrirsagrandegueule,ilnemanquaitpasdekutspah,deculot,iln'enavaitjamaismanqué.Delààjouer?Ildisaittoutsurlemêmeton.Cetteespècedebonhomie,commesionl'avaiteudevantsoi,àunetableoùonjoueauxcartes.Lasimplicitédel'approchehumaine;saufqu'iln'avaitpasd'approche;sonapprocheétaitnulle;ellebrillaitparsonabsence.Qu'est-cequ'ilconnaissaitaujeud'acteur?Toutjeuneilavaitrésoludefairesoncheminensolo,etcequilefaisaitavancern'étaitquehasard.Iln'avaitpasdeligned'action.IlvoulaitfonderunfoyeravecEveFrame?Ilvoulait fonderun foyeravec la jeuneAnglaise ? Jecomprendsbienquec'estunbesoinprimairechez lesgens;etchezIraenparticulier,cedésirdefonderunfoyerétaitlaséquelled'unevieille,d'unetrèsvieilledéception.Mais il a toutdemêmechoisiquelques sacrés spécimenspour le faire. Ira s'estaffirméàNewYork,avectoutesonintensité,toutsondésirdevivre,depesersonpoids,dedonnerdusensàlavie.AuParti, il a découvert l'idée qu'il était l'instrument de l'Histoire, et que l'Histoire l'appelait, lui, dans lacapitaledumonde,pourfaireleredresseurdetortssociaux.Moijetrouvaistoutçaridicule.Çan'étaitpastant qu'il était déplacé par rapport à ses origines, mais qu'il ne trouvait pas sa place d'arrivée ; il étaittoujours tropgrandpour lemilieuoù il se trouvait, tantpar son énergiequepar sonphysique.Mais cen'étaitpasunpointdevueque jemeproposaisde lui fairepartager.Simonfrèreavait lavocationde ladémesure,fortbien.Seulementjenevoulaispasque,àterme,onnevoieplusriend'autreenlui.

«Ledeuxièmesoir,j'avaisapportédessandwiches;onlesamangés,ilaparlé,j'aiécouté,etildevaitbienêtredanslestroisheuresdumatinquanduntaxi jaunenew-yorkaiss'estarrêtédevantlabicoque.C'était

Eve.Iraavaitdécrochélecombinédutéléphonedepuisdeuxjours,sibienquequandelleenavaiteuassezd'entendrelesignal“occupé”,elleavaitappeléuntaxietelleavaitfaitquatre-vingtskilomètrespourarriverenrasecampagneaumilieudelanuit.Elleafrappé,jesuisalléouvrir,elleestpasséedevantmoientrombeetellel'atrouvédanslapièce.Lascènequiasuivi,ellepouvaitl'avoirmiseaupointdansletaxicommeellepouvaitl'avoirimprovisée.Onauraitditunescènesortiedesfilmsmuetsdanslesquelselleavaitjoué.Unnuméro de cinglée, parfaitement outrancier, et pourtant tellement fait pour elle qu'elle allait le répéterpresqueàl'identiquequelquessemainesplustardseulement.Undesesrôlesfavoris.Lasuppliante.

« Elle se jette à genoux au beaumilieu du plancher et, oublieuse dema présence – ou peut-être pasoublieusedutout,d'ailleurs–,elles'écrie :“Jet'enprie, jet'ensupplie,parpitié,nemequittepas !”,sesdeuxbrastendus,mainstremblantesdépassantduvison.Etdeslarmes!Àcroirequ'ilnes'agitpasdesauverson couple, mais l'humanité. Elle confirme par là même, si besoin était, qu'elle a renoncé à toutcomportementrationnel.Jemerappellem'êtredit:“Cecoup-ci,sescarottessontcuites.”

«C'étaitmalconnaîtremonfrère,malconnaîtresonseuildetolérance.L'humanitéàgenoux,c'estcequ'il avait dénoncé toute sa vie,mais j'aurais quandmême cruqu'il aurait assezde jugeotepour faire ladifférenceentrecellequesaconditionsocialemetàgenoux,etcellequijouelacomédie.Enlavoyantdanscetteattitude,illuiestmontéuneémotionqu'iln'apassujuguler.C'estdumoinscequej'aipensésurlemoment.Ilétaitprêtàtomberdanslepanneauden'importequellesouffrance,voilàcequejemesuisditensortantm'installerdansletaxipourfumerunecigaretteaveclechauffeur,letempsqu'ilsfassentlapaix.

«Toutestparasitépardesconsidérationspolitiquesimbéciles,voilàcequejemedisaisdansletaxi,parcesidéologiesquiencombrentlatêtedesgensetminentleurscapacitésd'observation.Maiscen'estquesurle chemin du retour vers Newark, dans ma voiture, cette nuit-là, que j'ai commencé à comprendrecommentcesmotss'appliquaientàlasituationcritiquedemonfrèreavecsafemme.Iraneseréduisaitpasàunnaïftombédanslepanneaudesasouffrance.Certes,ilpouvaitselaisseremporterparcesélansqu'onapresque tous quand un proche faitmine de s'effondrer ; certes, il pouvait se tromper sur son devoir enl'occurrence.Maiscen'étaitpascequis'étaitpassé.Ilafalluquejerouleverschezmoipourcomprendrequecen'étaitpasdutoutcequis'étaitpassé.

«N'oubliepasqu'IraappartenaitauParticorpsetâme.Touslesviragesàcentquatre-vingtsdegrés,illesadoptait.IlaavalélajustificationdialectiquedetouteslesvileniesdeStaline.IlasoutenuBrowderdutempsqu'ilsleconsidéraientcommeleurmessieenAmérique,etpuis,quandBrowderajouélesfusiblesets'estfaitvirer par Moscou, du jour au lendemain Browder est devenu un collaborateur de classe, un socio-impérialiste.Iraagobétoutça.IlasoutenuFosteretsathéoriequel'Amériqueétaitsurlavoiedufascisme.Ilestparvenuàfairetairesesdoutesetàseconvaincreque,enépousanttouslesviragesetlesgrandsécartsdu Parti, il contribuait à construire une société juste et équitable en Amérique. Il tenait à son imaged'homme vertueux – il faisait partie, en gros, selon moi, des innocents entrés par cooptation dans unsystèmequileuréchappe.Onadumalàcroirequ'unhommequiattachaittantd'importanceàsalibertéaitpu laisser ce dogmatisme contrôler sa pensée.Maismon frère s'abaissait intellectuellement comme ils lefaisaienttous.Ilsétaientcrédulespolitiquement,etmoralement.Ilsnevoulaientpasvoirleschosesenface.TouslesIrasevoilaientlafacesurl'originedesidéesqu'ilsvéhiculaientetqu'ilsportaientauxnues.Voilàuntypedontlaplusgrandeforceétaitdesavoirdirenon.Iln'avaitpaspeurdedirenon,etdevousledireenface.Etpourtant,auParti,ilnesavaitdirequeoui.

« Il s'était réconcilié avec elle parce que aucun sponsor, aucune chaîne de radio, aucune agence depublicité ne pourrait le toucher tant qu'il seraitmarié à la SarahBernhardt des ondes.Voilà sur quoi ilmisait:tantqu'ilauraitàsonbrasl'unedestêtescouronnéesdelaradio,ilseraitimpossibleàdénoncer,etàvirer. Elle allait protéger sonmari et, par extension, la clique de communistes qui faisaient tourner sonémission.Elles'estjetéeàgenoux,ellel'aimploréderevenir,etlàilacomprisqu'ilseraitsacrémentbien

aviséd'obtempérer,parceque,sanselle,ilcoulait.Eveallaitluiservirdebouclier.Elleseraitlegarde-corpsdugarde-corps.»

«Etvoiciparaîtreladéesseexmachinaavecsadentenor–unedécouverted'Eve,quienavaitentenduparlerparunacteurquienavaitentenduparlerparundanseur.Ils'agitd'unemasseuse.Ellepeutavoirdix-douze ans de plus qu'Ira, la cinquantaine. Malgré sa physionomie usée, crépusculaire, c'est une femmepuissante et sensuelle,que son travailmaintient en forme– songrandcorps tièdegardedu tonus.HelgiPärn.UneEstoniennemariéeàunouvrierd'usine,estonienluiaussi.Uneprolétairemassive,portéesurlavodka, un rien pute, voleuse sur les bords. Une grande femme saine à qui, lorsqu'ils la voient pour lapremièrefois,manqueunedent.Lorsdesadeuxièmevisite,ladentaétéremplacée–parunedentenor,cadeaud'undentistequ'ellemasse.Etpuisellerevientavecunerobe,cadeaud'unfabricantdeprêt-à-porterqu'ellemasse.Aufildel'année,onlavoitarriveravecdesbijouxchics,ellefaitl'acquisitiond'unmanteaude fourrure,d'unemontre ;bientôtelle semetàacheterdesplacementsboursiers, etc.Helginecessedes'“améliorer”.Elleenplaisantevolontiers.Onrendjusticeàsacompétence,dit-elleàIra.Lapremièrefoisqu'illuidonnedel'argent,ellerefuse:“Jenemefaispaspayer,j'acceptelescadeaux.–Jen'aipasletempsdefairedescourses,luidit-il.Tenez,achetez-vouscequevousvoulez.”

«Avec Ira, elle va avoir la discussionde rigueur sur la consciencede classe ; il lui expliquequeMarxpréconiseauxgenscommelesPärnd'arracherlecapitalàlabourgeoisieetdes'unirpourdevenirlaclassedominante,prendrelecontrôledesmoyensdeproduction.Helgineveutpasenentendreparler.LesRussesont occupé l'Estonie pour en faire une République soviétique, elle est estonienne, elle est d'unanticommunismeviscéral.Iln'yaqu'unpayspourelle,lesÉtats-Unisd'Amérique,caruneémigréecommeelle,filledeferme,illettrée,oùdoncpourrait-elle,etpatatietpatata.Les“améliorations”d'HelgifontrireIra.D'ordinaire, l'humourn'estpassonfort,maissur lechapitred'Helgi,si.Peut-êtrequec'estellequ'ilaurait dû épouser. Peut-être que cette grande souillon débonnaire qui ne se voilait pas la face devant laréalité,étaitsonâmesœur.SonâmesœuràlamanièredeDonnaJones:parsoncôtéindompté;soncôtérebelle.

«Cequiest sûrc'estque lacupiditédecette femmeleréjouit.“Quoideneuf,cette semaine,Helgi ?”Pourelle,çan'estpasdelaprostitution, iln'yariendelouchelà-dedans;elles'améliore,elleréalisesonrêveaméricain.L'Amériqueestuneterred'ouvertures,sesclientsl'apprécient,ilfautbienvivre,quandonestunefemme.Trois foisparsemaine,ellepassedoncaprèsdîner,habilléeen infirmière,blouseblancheamidonnée,basblancs,chaussuresblanches,etelle transporteavecelleune tabledemassagepliante.Elledéplielatabledanslebureau,et,quoiquesesjambesdépassentdequinzecentimètres,Iras'yallonge;alors,pendantuneheured'horloge,ellelemasse,trèsprofessionnellement.Aveccesmassages,elleluiprocureleseulsoulagementqu'ilconnaissedésormaisàsaterribledouleur.

« Et puis, sans quitter son uniforme blanc, nonmoins professionnellement, elle conclut par quelquechosequi luiprocureunsoulagementsupplémentaire.Unefabuleusedécharge luigicledupénis,et,dansl'instant,lesmursdesaprisons'écroulent.Danscettegicléepassetoutelalibertéqu'ilresteàIra.Labatailled'unevie,qu'ila livréepourexercersesdroitspolitiques,civiques, sesdroitsde l'homme,voilàcommentellesesolde:iljouitmoyennantfinancescontreladentenordecettequinquagénaireestonienne,tandisqu'enbas,ausalon,EveécouteSylphidjouerdelaharpe.

«Helgiauraitétébellefemme,maissonmanquedeprofondeursevoyaitàl'œilnu.Sonanglaisn'étaitpasbrillantet,commejetel'aidit,il luicoulaittoujoursunfiletdevodkadanslesveines,sibienqu'elleavait lesdehorsd'une femmepassablementobtuse.Eve l'avait surnomméeLaPaysanne.C'est commeçaqu'onl'appelait,chezeux.OrHelgiPärnn'étaitpasunepaysanne;ellemanquaitpeut-êtredeprofondeur,maisellen'étaitpasobtuse.Elle savait fortbienqu'Eve laconsidéraitplusoumoinscommeunebêtede

somme.Evenesedonnaitpaslapeinedeleluicacher,estimantqu'ellen'avaitpasàprendredegantsavecunevulgairemasseuse,etlavulgairemasseuselaméprisaitenretour.LorsqueEveétaitenbas,àécouterlaharpe, et qu'Helgi faisaitunepipe à Ira, elle s'amusait à imiter lesmimiques affectées avec lesquelles ellesupposait qu'Eve daignait le sucer.Derrière sonmasque balte inexpressif se dissimulait une femme sansretenuequisavaitquandetoùfrapperlesbourgeoisquilaméprisaient.Lorsqu'ellearenducouppourcoupàEve,çaaétélacatastrophe.Sousl'empiredelavodka,ellen'étaitpasfemmeàserestreindre.

«Lavengeance,m'annonçaMurray.Iln'yariendesigrandenl'homme,niriendesipetit;rienn'estaussiinventif,audacieux,chezl'hommeleplusbanal,quelesmécanismesdelavengeance;rienn'estaussiinventif et sans scrupule chez le plus raffiné des raffinés que le mécanisme de la trahison. » Cela merenvoyait au cours d'anglais deMurrayRingold : le professeur résumant sonpropos à l'intentionde sesélèves,récapitulant,soucieuxdefaireunesynthèserapideavantquelaclochesonne;suggérant,parletonetlaprécisiondelaformule,que«lavengeanceetlatrahison»pourraientbienêtrelaréponseàl'unedeses«vingtquestionsdelasemaine».

«Dans l'armée, jeme souviens qu'un exemplaire d'Anatomy ofMelancholy, deBurton,m'était tombéentrelesmains.Jelelisaispourlapremièrefoisdemavie,etjeleprenaistouslessoirspendantquenousétionsenAngleterreànousentraînerpourledébarquementenFrance.J'adoraiscelivre,Nathan,maisilme laissait perplexe. Tu te souviens de ce que Burton dit sur la mélancolie ? Chacun de nous y estprédisposé,selonlui,maiscertainsd'entrenousprennentl'habitudedelamélancolie.Orcommentprend-oncettehabitude?C'estunequestionàlaquelleilnerépondpas.Sonlivreneleditpas,sibienqu'ilm'afallumeledemanderjusqu'auDébarquement,etjusqu'àcequemonexpériencepersonnellemelemontre.

«Onprendl'habituded'êtretrahi.C'estlatrahisonquienestlacause.Penseauxtragédies.Qu'est-cequiprovoquelamélancolie, ledélire, lemeurtre?Othello–trahi.Hamlet–trahi.Lear–trahi.OnpourraitmêmesoutenirqueMacbethesttrahi–parlui-même–,quoiquecenesoitpaslamêmechose.Nousquiavons, parmétier, usé notre énergie à enseigner les chefs-d'œuvre, les rares d'entre nous que passionneencoreleregarddelalittératuresurleschoses,nousn'aurionspasd'excusessinousnevoyionspasquelatrahison est au cœur de l'Histoire. L'Histoire, de haut en bas. L'histoire du monde, de la famille, del'individu.Trèsvastesujet, latrahison.Ilsuffitdeconsidérer laBible.Dequoiyest-ilquestion?DanslaBible,lamatricedessituations,c'estlatrahison.Adam–trahi.Ésaü–trahi.LesSachémites–trahis.Juda– trahi.Moïse– trahi.Ouri– trahi. Job– trahi.Trahiparqui. Job ?ParDieu lui-même.Sansoublier latrahisondeDieu.Dieutrahi,trahiparnosancêtres,àlamoindreoccasion.»

6

À la mi-août 1950, quelques jours seulement avant de quitter – définitivement, la suite devait lemontrer–lamaisonfamilialepourm'inscrireenpremièreannéeàl'universitédeChicago,jeprisletrainpourallerpasserunesemaineavecIradanslecomtéduSussex,toutcommejel'avaisfaitl'annéeprécédentependantqu'Eve etSylphid se rendaient enFrance auprèsdupèrede cettedernière, aprèsquemonpèreavaitexigéunentretienavecIrapourm'accordersapermission.Cedeuxièmeété,j'arrivaienfind'après-midià lagarerurale,quehuitkilomètresdepetites routesen lacetà traversdeschampsoùpaissaientdesvacheslaitièresséparaientdelabicoqued'Ira.Ilm'attendaitautrain,danssoncoupéchevrolet.

Àsescôtéssur lesiègeavantsetrouvaitunefemmeenuniformeblanc,qu'ilmeprésentacommeMrsPärn.ElleétaitvenuedeNewYorkdanslajournéepourluisoulagerlanuqueetlesépaules,ets'apprêtaitàrepartirparlepremiertrainversl'est.Elleavaitapportéunetableplianteetjelarevoislasortirducoffreàbagages toute seule. C'est ce qui m'est resté, cette force pour soulever la table pliante, ainsi que sonuniforme et ses bas blancs ; elle l'appelait : «Monsieur Rinn », il l'appelait : «Madame Pärn ». Je neremarquairiendespécialchezelle,sinonsavigueur.D'ailleursjenefisguèreattentionàelle.Ellesortitdela voiture, traînant sa table avec elle, elle traversa les voies pour gagner le quai où un train du coin lamènerait jusqu'à Newark, et je ne la revis plus jamais. J'avais dix-sept ans, pour moi elle était vieille,aseptisée,sansintérêt.

En juin, une liste de gens de radio et de télévision ayant des relations actives avec les « causescommunistes»étaitparuedansunepublicationnomméeRedChannels,etelleavaitdéclenchéunesériedelicenciementsquirépandaientlapaniquedanslemondedeladiffusion.Cettelistedecentcinquanteetunnoms ne comprenait pas celui d'Ira, cependant, ni d'aucun de ses collaborateurs pourThe Free and theBrave.Jenemedoutaispasqu'Iraavaitvraisemblablementétéépargnéàcauseduparatonnerreconstituépar Eve Frame, Eve Frame étant elle-même protégée (par Bryden Grant, informateur de ceux quidirigeaientRedChannels)dessoupçonsquiauraientautomatiquementpesésurelleentantqu'époused'unhomme avec la réputation d'Ira. Car enfin, en sa compagnie, elle avait assisté à plus d'un événementpolitiquequi,ences temps,auraitpumettreenquestionsa loyautéenvers lesÉtats-Unis.Onn'allaitpaschercherbeaucoupdepreuves–etquandilyavaiterreursurlapersonneonn'encherchaitpasdutout–pourdécréterquequelqu'unn'étaitqu'une«couverture»etlelicencier,quandbienmêmecequelqu'unétaitaussipeuengagédanslapolitiquequ'EveFrame.

Mais ilme faudrait attendre cinquante ans, queMurraym'en parle chezmoi, pour découvrir la partqu'Eveavaiteuedanslesdifficultésd'Ira.Àl'époque,mathéorieétaitqu'ilsnes'enprenaientpasàIraparcequ'ilsavaientpeurdelui;peurqu'ilnesedébattecommeunbeaudiable,peurdecequejeprenaispoursonindestructibilité.JemefiguraisquelesrédacteursdeRedChannelsavaientpeurqu'unefoisprovoqué,ilneréussisseàlesabattreàluitoutseul.J'eusmêmeuninstantd'exaltationromantique,pendantqu'Irameparlaitdecemagazinelorsdenotrepremierdînerensemble,oùjemereprésentailabicoquedePickaxHillRoad comme l'un de ces austères camps d'entraînement pour poids lourds, perdus au fin fond de lacambrousse du New Jersey, où ils passaient plusieurs mois avant le grand combat : le poids lourd, enl'occurrence,c'étaitIra.

«CesonttroispoliciersduFBIquivontfixerlescritèresdupatriotismedansmaprofession,m'expliqua-t-il.Troisex-garsduFBI,voilàquimènelesopérationsdeRedChannels,Nathan.Quigarderàlaradio,qui

licencier,ceseradéterminéparcestroisgarsdontlasourced'informationfavoriteestlaCommisioncontrelesactivitésanti-américaines.Tuvasvoirlecouragedespatronsdevantleursaloperie.Tuvasvoircommentunsystèmebasésurleprofittientboncontreleurpression.Lalibertédepenser,lalibertéd'expression,lerespectdesprocédureslégales,moncul!Lesgensvontsefairedétruire,monpote.C'estplusseulementlesmoyensd'existencequiserontmenacés,c'estl'existence.Desgensvontmourir.Ilsvonttombermaladesetmourir,ilsvontsauterdesimmeublesetmourir.Letempsqueçasoitfini,lesgensquifigurentsurcettelistevontseretrouverdansdescampsdeconcentrationgrâceàMrMcCarranetàsonpetitbijoudeloisurlasécuritéintérieure.Sijamaisonpartenguerrecontrel'Unionsoviétique,etc'estlevœulepluscherdeladroiteduredecepays,McCarranseferaunplaisirdetousnousparquerlui-mêmederrièredesbarbelés.»

LalisteneréussitpasàfairetaireIra.Contrairementànombredesescollègues,ilnes'empressamêmepasdesemettreàcouvert.Unesemaineseulementaprèslaparutiondelaliste,laguerredeCoréeéclatait,et,dansunelettreauvieilHeraldTribune,Ira,quisignaitavecdéfiIronRinndeTheFreeandtheBrave,avaitpubliquementexprimésondésaveudecequ'ilappelaitladéterminationdeTrumanàtransformerceconflit lointain en affrontement attendude longuedate entre les capitalistes et les communistes – ce enquoi,selonlui,cedangereuxmaniaquepréparaitlegrandspectacledelaTroisièmeGuerremondiale,avechorreuratomiqueetdestructiondel'humanité.Cefutlapremièrelettred'Iraàunrédacteurdepuiscellesqu'ilavaitécritesd'IranàStarsandStripespourdénoncer l'injusticede laségrégationdestroupes ;c'étaitplus qu'une diatribe enflammée contre le conflit avec laCorée duNord, communiste ; c'était, dans sesimplications,unactederésistanceflagrantetdélibérécontreRedChannelsetsonbut,purgerlesondesdescommunistes, mais aussi y réduire au silence par intimidation les libéraux et les gauchistes noncommunistes.

Encettesemained'août1950,à labicoque, laCoréefutàpeuprès leseulsujetdeconversationd'Ira.Lorsdemaprécédente visite,nous allionspresque tous les soirsnous allongerderrière lamaison surdeschaiseslonguesbranlantes,ennousentourantdebougiesàlacitronnellepouréloignerlesmoucheronsetlesmoustiques– la fragranceastringentede l'essencedecitronnelle allaitpour toujours rester liéeàZincTowndansmamémoire–, et, tandisque je levais les yeuxvers les étoiles, Irame racontait toutes sortesd'histoires,desconnuesetdesneuves,sursesannéesd'adolescenceàlamine,sesannéesdeCriseoùiln'étaitqu'un vagabond sans foyer, et ses aventures de guerre où il faisait le déchargeur à la base américained'AbadansurleChott-alArab,cefleuvequi,lelongdugolfePersique,constitueplusoumoinslafrontièreentre l'Iran et l'Irak. C'était la première fois que je rencontrais quelqu'un dont la vie s'inscrive siétroitementdansl'histoiredel'Amérique,quiconnaissedepremièremainlagéographiedel'Amérique,etqui se soitcolletébilleen têteavec tantde racailleaméricaine.C'était lapremière foisque je rencontraisquelqu'und'aussiimmergédanssonépoque,d'aussidéfiniparelle–outyranniséparelle,luiquienétaitlevengeur,etlavictime,etl'instrument.ImaginerIrahorsdesonépoqueneseconcevaitpas.

Pourmoi,lorsdecesnuitsàlabicoque,l'Amériquedontj'étaisl'héritierprenaitlevisaged'IraRingold.Cequ'ildisait,ceflot,rienmoinsquelimpideoulinéaire,dehaineetd'amour,suscitaitenmoiundésirpatriotiqueexaltédeconnaître l'Amérique sans intermédiaire, etplus loinqueNewark. Ildéclenchait lesmêmespassionsd'enfantdupaysque laguerreavait suscitéesquand j'étaispetit,puisqu'avaientnourriesdansma prime adolescenceHoward Fast etNormanCorwin, relayés un ou deux ans plus tard par lesromansdeTomWolfeoudeJohnDosPassos.Lorsdemondeuxièmeséjourauprèsd'Ira,ilsemitàfairedélicieusementfrais, le soir,dans lescollinesduSussexà l'été finissant ;alors jebourrais lacheminéeauxflammes rugissantesdesbûchesque j'avais fendues sous le soleilbrûlantde l'après-midi. Iradégustait soncafédansunevieillechopeébréchée;avecsespantalonsgolf,seschaussuresdebasketenlambeaux,etsonT-shirt vertolivedélavéqu'il avait rapportéde l'armée, il ressemblait à s'yméprendre àunGrandChefScout,ungrandgarstrèsnature,adorédesgosses,quipeuttirersasubsistancedelaterre,fairepeuràl'ours

quipasse,etveilleràcequevotregaminn'aillepassenoyerdanslelac–saufqu'ildéblatéraitsansfinsurlaCorée,d'unevoixoùl'écœurementledisputaitàl'indignationetqu'onn'auraitguèrepuentendreautourd'unfeudecamp,dansaucunautrebivouacdupays.

« Je refuse d'avaler qu'un citoyen américain doté d'un commencement de cervelle croie les troupescommunistes nord-coréennes prêtes à embarquer dans des vaisseaux pour faire neuf mille kilomètres etprendrelepouvoirauxÉtats-Unis.Maisc'estquandmêmecequisedit:“Ilfautavoirl'œilsurlamenacecommuniste.Ilsvontprendrelepouvoircheznous.”Trumanmontresesmusclesauxrépublicains,c'estsonbut.C'est le fondde laquestion. Il veut fairedesdémonstrationsde force auxdépensdupeuple coréeninnocent. On va y aller, on va les bombarder ces fils de pute, tu piges ? Tout ça pour faire mousserSyngmanRhee,notrefasciste.NotrefabuleuxprésidentTruman,notremerveilleuxgénéralMacArthur.Lescommunistes, toujours les communistes !Le racisme,non ; les inégalités, non.Notreproblème, c'est lescommunistes!CinqmilleNoirssesontfaitlyncher,cheznous,etonn'apasencoreinculpéunseulauteurdeces lynchagesàce jour.C'est la fautedescommunistes,peut-être ?Quatre-vingt-dixNoirs se sont faitlyncherdepuisqueTrumanestarrivéà laMaison-Blancheavecsesgrandsdiscourssur lesdroitsciviques,c'estlafautedescommunistesoucelledel'attorneygénéraldeMrTruman,ceformidableMrClarkqui,dans un tribunal américain, n'hésite pas à persécuter odieusement douze leaders duParti communiste, àdétruire leur vie à cause de leurs convictions, mais refuse de lever le petit doigt contre les auteurs delynchage ? Faisons la guerre aux communistes, envoyons nos soldats se battre contre les communistes –seulementpartoutoùonva,danslemondeentier,lespremiersàmouriraucombatcontrelefascisme,c'estlescommunistes.LespremiersàsebattrepourleNoir,oul'ouvrier...»

Jeconnaissaislachanson,motpourmot,et,àlafindecettesemainedevacances,j'avaishâted'échapperàsondiscoursetderentrerchezmoi.Cettefois,monséjouràlabicoqueétaitdifférentdeceluidupremierété.Fautedesoupçonneràquelpointilétaitattaquésurtouslesfronts,àquelpointilcroyaitcompromiseson indépendance revendiquée,moiquime figuraisquemonhéros allaitmener etgagner labatailledesondes contre les réacsdeRedChannels, je nepouvais pas comprendre la peur, le désespoir, le sentimentd'échec et d'isolement croissant qui nourrissaient son indignation vertueuse. « Pourquoi est-ce que j'agiscomme je le fais sur le terrainde lapolitique ? J'agisparceque jepensequ'il est justed'agir, il fautquej'agisseparcequ'ilfautbientrouverunesolution.Etjemefouspasmald'êtreleseulàlesavoir.Ellemedégoûte,Nathan,lalâchetédemesanciensassociés...»

L'étéd'avant,quoiquejen'aiepaseul'âgedepasserlepermis,Iram'avaitapprisàconduiresavoiture.Lorsquej'atteignisdix-septans,monpèreconsentitàm'apprendre,et,persuadéquejeluiferaisdelapeineen lui avouant qu'Ira l'avait devancé en août, je fis donc semblant de découvrir maladroitement lesprincipesdelaconduite.LaChevrolet1939d'Iraétaituncoupéàdeuxportesnoir,vraimentjoli.Iraétaitsigrandqu'onauraitditunanimaldecirqueauvolant,etlesecondété,lorsqu'ilmecédalescommandesetpritlaplacedupassager,j'eusl'impressiondebaladerunmonument,unmonumentfouderagecontrelaguerredeCorée,unmonumentauxmorts,quicommémoreraitlaguerrecontrelesguerres.

Lavoiture,ayantappartenuàunemamie,n'avaitquequinzemillekilomètresquand il l'avaitachetée,en1948.Vitesseauplancher,lestroispremièresversl'avant,lamarchearrièresurlabarresupérieuregaucheduH.Deuxsiègesséparésàl'avant,etderrièreeuxunespacetoutjusteassezgrandpourqu'unpetitenfants'y recroqueville. Pas de radio, pas de chauffage. Pour ouvrir les déflecteurs, il fallait pousser une petitepoignée,etlesvitrespivotaientsurlepare-brise,avecunécranpourseprotégerdesinsectes.Passablementefficace.Des fenêtres anti-courant d'air, avec chacune leurmanivelle. Les sièges étaient tapissés de cetteespècedebourrettegrissourisqu'ontrouvaitdanstouteslesvoituresàl'époque.Desmarchepieds,ungrandcoffre.Larouedesecourset lecricksous lecoffre.Lagrilleétaitvaguementpointue,et lecapots'ornait

d'une figurine avec un bout de verre. Il y avait de vrais garde-boue, vastes, arrondis, et des pharesindépendants,commedeuxtorpilles,justesouslagrilleaérodynamique.Lesessuie-glacesfonctionnaientparaspiration,desorteque,quandonappuyaitsurl'essence,ilsralentissaient.

Jerevoislecendrier.Enpleinmilieudutableaudebord,entrelesdeuxpassagers,c'étaitunjolimorceaudeplastiqueallongémontésurunecharnière,qu'oninclinaitverssoi.Pouraccéderaumoteur,ontournaitunemanivelleextérieure.Iln'yavaitpasdeclef,iln'auraitpasfalluplusdedeuxsecondespourvandalisercette voiture. Le capot s'ouvrait en deuxmoitiés indépendantes. La texture du volant n'était pas lisse etbrillantemaisfibreuse,etleklaxonnesetrouvaitqu'aucentre.Lestarterétaitunepetitepédalerondeencaoutchouc, entourée d'une collerette en caoutchouc elle aussi. La buse de carburateur nécessaire pourdémarrerpartempsfroidsetrouvaitsur ladroite,etuntrucquis'appelait lerégulateursur lagauche.Lerégulateur,jenepusjamaisenimaginerl'usage.Unréveilétaitencastrédanslaboîteàgants.Lebouchonduréservoirétaitsituésurleflancdelavoiture,àl'arrièredelaportièredupassager,etilsedévissaitcommeuncouvercle.Pourfermerlavoiture,onappuyaitsurunboutonplacésurlavitreduconducteur,et,quandon sortait, on baissait lamanivelle de la vitre, et on claquait la porte. Ainsi, pour peu qu'on ait l'espritailleurs,onpouvaittrèsbienenfermerlaclefdanslavoiture.

Sijesuisintarissablesurlechapitredecettevoiture,c'estqu'elleaabritélepremiercoupquej'aitiré.LorsdusecondétéchezIra,jerencontrailafilleduchefdelapolicedeZincTownet,unsoir,jeprislavoiturepourl'emmeneraudrive-in.Elles'appelaitSallySpreen.C'étaitunerousse,ellepouvaitavoirdeuxansdeplusquemoi,elletravaillaitaumagasingénéral,etlesgensducoinladisaient«facile».JeluifisquitterleNewJerseyettraverserleDelawarepourl'emmenerdansundrive-indePennsylvanie.Encetemps-là,danslesdrive-in,onglissait leshaut-parleurspar la fenêtre.Ona eudroit àun filmd'Abbott etCostello.Çabraillait.Onacommencétoutdesuiteunflirtpoussé.Elleétait«facile»,eneffet.Détailcocasse(parmitantd'autres),monslip s'est retrouvéautourdemonpiedgauche.Quantàmonpiedgauche, ilétait surl'accélérateur,desortequependantquejelabourrais,jenoyaislemoteurd'Ira.Letempsquejejouisse,maculottes'étaitdébrouilléepours'entortillerà lapédaledufreinetàmacheville.Costellobeuglait :«Hé,Abbott,hé,Abbott!»lesvitresfumaient,lemoteurétaitnoyé,sonpèredirigeaitlapolicedeZincTown,etmoij'étaisligotéauplancherdelavoiture.

Enlareconduisantchezelle,jenesavaisquedire,qu'éprouver,niàquelchâtimentm'attendrepourluiavoirfaitpasserlesfrontièresdel'Étatdanslebutd'avoirdesrapportssexuelsavecelle.Alorsjemeprisàluiexpliquer que les soldats américainsn'avaient rien à faire enCorée. Je lui disma façondepenser sur legénéralMacArthurcommesic'étaitluisonpère.

Lorsquejerentraiàlabicoque,Iralevalenezdesonlivreetmelança:«Alors,elleétaitbonne?»Jenesusquedire. Jenem'étaismêmepasposé laquestion. Je répondis : «N'importequellenana, je

l'auraistrouvéebonne!»etnouséclatâmesderiretousdeux.Lematin,nousdécouvrîmesquedansmonexaltationdelaveillej'avaisenfermélaclefdanslavoiture

avantderentreraubercail,monpucelageperdu.Denouveau,Iraritdeboncœur,maisàcetteexceptionprès,aucoursdelasemainequejepassaiaveclui,iln'yeutpasmoyendeledérider.

ParfoisIrainvitaitàdînerRaymondSvecz,sonplusprochevoisin.Rayétaitcélibataire,ethabitaitàtroiskilomètres sur la même route, à l'orée d'une carrière abandonnée, excavation aux allures tout à faitpréhistoriques,énormefosseterrifiantecreuséeparlamaindel'homme:safaillesurlenéantdesentraillesdelaterremedonnaitlefrisson,mêmeenpleinsoleil.Rayyvivaittoutseuldansunebaraqued'uneseulepièceoù,quelquesdécenniesplustôt,onentreposaitlematérieldeforage;jen'auraissuimaginerhabitathumainplusloindumonde.RayavaitétéprisonnierenAllemagnependantlaguerre,etilétaitrentréavecdes«problèmesmentaux»,commedisaitIra.Unanplustard,alorsqu'ilétaitentraindepercerlaroche

danslaminedezinc,cetteminemêmeoùIraavaitmaniélapellequandilétaittoutjeune,ilavaiteuunefractureducrâneàlasuited'unaccident.Ilmaniaitsonmarteaupiqueur,àplusdetroiscentsmètressousterre,lorsqu'unblocdepierredelatailled'uncercueiletpesantunedemi-tonnes'étaitdétachéau-dessusdesa tête près de la paroi qu'il perçait, et, sans l'écraser, l'avait plaqué au sol, face contre terre. Ray avaitsurvécu,maisiln'étaitjamaisretournéaufond,etdepuislesmédecinsluireconstituaientlecrâne.Ilétaitdégourdi,etIraluidonnaittoutessortesdebricolesàfaire,désherberlepotager,l'arroserensonabsence,veillerà l'entretiendelabicoque,refaire lespeintures.Laplupartdutemps, il lepayaitànerienfaire,etquandilétaitsurplaceets'apercevaitqueRaynesenourrissaitpasconvenablement,ill'amenaitchezluietlui donnait à manger. Ray n'ouvrait guère la bouche. C'était un doux dingue, sympathique, poli, quihochait la tête enpermanence–une têteque l'ondisait offrirpeude ressemblance avec cellequ'il avaitavantl'accident...or,mêmelorsqu'ildînaitavecnous,lacharged'Iracontrenosennemisnecessaitjamais.

J'aurais dû m'y attendre. Je m'y attendais, d'ailleurs. J'avais anticipé ce séjour auprès de lui avecimpatience.J'auraiscrunejamaism'enlasser.Orjem'enétaislassé.J'entraisàlafacdansunesemaineetmonéducationauprèsd'Ira était achevée.Elle avaitpris finavecune soudaineté inouïe.Mon innocenceaussiétait révolue.J'étaisarrivéà labicoquedePickaxHilldans lapeaudequelqu'un, je laquittaisdanscelle de quelqu'und'autre.Quelquenomque portât la forcemotrice qui semanifestait, elle était venuetouteseule,sansquejel'appelle,etelleétaitirréversible.Monarrachementàmonpère,lerelâchementdesliens filiauxprovoquépar le fait que jem'étais toquéd'Ira trouvaientmaintenant leur répliquedansmadésillusionàsonsujet.

Mêmelorsqu'ilm'amenachezsonmeilleuramiducoin,HoraceBixton,quiavecsonfilsFranktenaitun cabinet de taxidermiste dans la grange en partie reconvertie et divisée en deux près de leur fermefamiliale,surunchemindeterretoutproche,IranesutparleravecHoracequedecedontilparlaitavecmoisansarrêt.L'annéeprécédente,nousyétionsdéjàallés,etjem'étaisbienamusérienqu'àécouter–nonpas Ira discourir sur la Corée et le communisme, mais Horace discourir sur la taxidermie. C'étaitprécisément dans ce but qu'Ira m'avait emmené, du reste. « Tu aurais de quoi écrire une pièceradiophonique avec ce type pour vedette, Nathan, et la taxidermie pour sujet. » L'intérêt d'Ira pour lataxidermiefaisaitpartiedelafascinationprolétairequ'ilavaitconservéenonpointtantpourlabeautédelanature,maispourlanaturemodifiée,industrialisée,exploitée,retouchée,usée,défigurée,voire,commeoncommençaitàs'enrendrecompteaucœurdecepaysduzinc,détruiteparl'homme.

Lorsque jepassaipour lapremière fois le seuildesBixton, lebizarrecapharnaümde lapetitepiècedudevant me donna le vertige : il y avait des peaux tannées empilées partout ; des andouillers pendus auplafond,avecdesétiquettes,accrochéspardufildefer,desandouillerssurtoutelalongueurdelapièce,pardouzaines.D'énormespoissonsvernispendaientégalementauplafond,despoissonsluisantsauxnageoiresdéployéescommedesvoiles,despoissonsluisantsavecdesépéesallongées,ungrospoissonluisantaufacièsdesinge;destêtesd'animaux,petitmodèle,moyenmodèle,grandettrèsgrandmodèlemontéessurchaquecentimètre carré dumur ; toute une escadrille de canards, d'oies, d'aigles et de hiboux sur le plancher,nombred'entreeuxailesdéployéescommeenpleinvol. Ilyavaitdes faisans,desdindonssauvages ; ilyavaitunpélican,uncygne,etpuisaussi,furtivementrépartisaumilieudesvolatiles,unputois,unlynx,uncoyote, et deux castors. Sous des vitrines poussiéreuses, le long des murs, des oiseaux de petite taille,colombes,pigeons,unpetitalligator,ainsiquedesserpentsenroulés,deslézards,destortues,deslapins,desécureuilsetdesrongeursdetoutpoil,souris,belettes,encompagnied'autresbestiolesantipathiquesquejen'auraispassunommer,toutesnichéesdemanièreréalistedansdevieuxdécorsnaturelsfanés.Et,partout,delapoussière,recouvrantlesfourrures,lesplumes,lespeaux,tout.

Horace,vieillardfrêle,guèreplusvastequel'enverguredesonvautour,vêtud'unesalopetteetcoifféd'unbob kaki, sortit par-derrière pourme serrer lamain ; quand il vit la tête que je faisais il sourit d'un air

d'excuse:«Benouais,convint-il,onjettepasgrand-chose,nousautres.–Horace,jeteprésenteNathan»,ditIra,coulantsonregardenchutelibrejusqu'auniveaudecevieil

elfequi,m'avait-ildit,pressaitsoncidre,fumaitsaviandeetreconnaissaitlesoiseauxàleurchant,«c'estunlycéenquiécrit.Jeluiairacontécequetum'asditsurunbontaxidermiste,qu'onlereconnaîtàcequ'ilsaitcréer l'illusionde lavie.Comme ilm'adit : “C'est aussi à çaqu'on reconnaît lebonécrivain”, je te l'aiamenépourquevousautres,artistes*,vousfassiezlacausette.

–C'estqu'onprendnotretravailausérieux,m'appritHorace.Onfaittout,lespoissons,lesoiseaux,lesmammifères.Lestêtesdegibier.Touteslespositions,touteslesespèces.

–Parle-luidecettebête-là»,demandaIraenriant;ildésignaitdudoigtunoiseauhautperchésurdespattesgrêlesquimefaisaitpenseràuncoqdecauchemar.

«C'estuncasoar,ungrosoiseaudelaNouvelle-Guinée.Çavolepas.Çui-là,ilappartenaitàuncirque;ilfaisaitpartiedelaménageried'uncirqueambulant.Quandilestmort,en1938,ilsmel'ontapportéetjel'aiempaillé,etpuisilssontjamaisvenuslechercher.Çac'estunoryx,dit-ilenentreprenantdemefaireledétaildesapratique.Çac'estunfaucondeCooperenpleinvol.UncrânedebisonduCap;onappelleçalemontageà l'européenne,c'est lamoitiésupérieureducrâne.Voilàdesboisd'élan.Énorme,qu'ilétait.Unwildebeest–tuvoislehautducrâne,aveclafourrure...»

Nous fîmes un safari d'unedemi-heure dans la pièce dudevant, qui servait de vitrine, et quandnouspassâmesderrière,danslasalledetravail,l'atelier,commedisaitHorace,nousytrouvâmesFrank,untypeunpeuchauved'unequarantained'années, répliquede sonpèremaisen taillenormale,assisàune tableensanglantéeoùilécorchaitunrenardavecuncouteauqu'ilavaitfabriquélui-mêmeàpartird'unescieàmétaux,commenousl'apprîmesparlasuite.

«Àchaqueanimalsonodeur,tusais,m'expliquaHorace.Tusensl'odeurdurenard?»Jefisouidelatête.«Ouais,c'estbienl'odeurcaractéristiquedurenard.Elleestpastoutcequ'ilyad'agréable.»Frank avait dégagé presque toute la patte arrière droite, mettant à nu le muscle et l'os. « Celui-là,

poursuivitHorace, on va lemonter entier. Il aura l'air d'un renard vivant. » Abattu de fraîche date, lerenard avait déjà l'air vivant, endormi seulement.Nous prîmes tous place autour de la table tandis queFrank continuait sa délicate besogne. « Frank est très habile de ses mains, dit Horace avec une fiertépaternelle.Lerenard,l'ours,lecerf,lesgrosoiseaux,ilyadestasdegensquisaventlesfaire,maislui,monfils, il sait faire aussi les oiseaux chanteurs. » L'outil fétiche de Frank était une minuscule cuillère vide-cervellequ'ilavaitfabriquéepourlespetitsoiseauxparcequ'onnerisquaitpasd'entrouversurlemarché.Quandnousnouslevâmesdetable,Iraetmoi,Frank,quiétaitsourd-muet,avaitfinid'écorcherlerenard,réduitàunecarcasserougeémaciéeàpeuprèsdelatailled'unnouveau-néhumain.

«Çasemange,lerenard?demandaIra.–Pasentempsnormal,réponditHorace.MaispendantlaCrise,onainnové.Toutlemondeétaitdans

lamême panade, à l'époque – on avait pas de viande.Onmangeait de l'opossum, de lamarmotte, deslapins.

–Qu'est-cequiétaitbon?s'enquitIra.–Ontrouvaittoutbon.Onclaquaitdubec.PendantlaCrise,onbouffaittoutcequ'ontrouvait.Ona

mangéducorbeau.–Quelgoûtçaa?–Ben,l'ennui,aveclecorbeau,c'estquetusaisjamaiscombienilad'heuresdevol.Ilyenaunqu'était

commedelasemelle.Certains,tupeuxlesfairequ'ensoupe.Onmangeaitdel'écureuil,aussi.–Commentçaseprépare,l'écureuil?

–Tulefaisàlacocotteenfonte.C'estmafemmequilespiégeait.Ellelesécorchait,etquandelleenavaittrois,ellelesmettaitencocotte.Çasemangecommedescuissesdepoulet,toutsimplement.

–Fautquejet'amènemapetitefemme,glissaIra,tuluidonneraslarecette.–Unefois,lamienneaessayédemefaireboufferduratonlaveur.Maisjem'ensuisdouté.Ellem'adit

quec'étaitdel'oursbrun,racontaHoraceenriant.Elleétaitbonnecuisinière.ElleestmortepourlafêtedelaMarmotteilyaseptans.

–Quandest-cequetuasramenéça,Horace?»demandaIraendésignantsurlemur,au-dessusdubobd'Horace,latêtemenaçanted'unsanglier;elleétaitaccrochéeentredesétagèresencombréesdecadresenfildeferetenjute,enveloppésdeplâtresurlesquelsontendaitlespeaux,lesajustaitetlescousaitpourcréerl'illusionde lavie.Cesanglierétaitunebête sauvageplusvraiequenature,énorme, tirant sur lenoir, lagorgebrune,unmasquedepoilsblanchâtresentrelesyeuxetornantlesjoues,unegrossehurenoire,dureetluisantecommeunepierrenoiremouillée.Lesmâchoiress'ouvraient,menaçantes,desortequ'onpouvaitvoir tel quel l'intérieur de la gueule carnassière, et les dents blanches, aussi impressionnantes que desdéfenses.Onpeutledire,cesanglierdonnaitl'illusiondelavie;et,pourl'instant,lerenarddeFrankaussi,dontl'odeurm'étaitquasiinsupportable.

«Ilal'airvrai,cesanglier,ditIra.– Oh, mais il est vrai. Sauf la langue. La langue est factice. Le chasseur voulait les dents d'origine.

D'ordinaireonenmetdesfaussesparcequeavecletempslesvraiessefendillent.Ellesdeviennentfriables,ellespartentenmorceaux.Maislui,ilvoulaitlesdentsd'origine,alorsonlesamises.

–Combiendetempsçat'apris,entout?–Disonstroisjours,danslesvingtheures.–Etilt'arapportécombien,cesanglier?–Soixante-dixdollars.–Jetrouvequec'estpasbeaucoup.–T'eshabituéauxprixdeNewYork.–Ontedonnetoutlesanglier,oujustelatête?–D'habitudeona le crâneentier, eton lecoupeauniveaude lanuque. Ilpeut se fairequ'onaitun

animalentier,unoursbrun;j'aifaituntigre,unefois.–Untigre?Ahbon,tumel'avaisjamaisdit.»Jevoyaisbienqu'IrafaisaitparlerHoracepourquej'en

tirebénéficedansmonéducationd'écrivain;etpuis,illequestionnaitpourl'entendrepépierdesapetitevoixdemoineau,dontlesmotssedétachaientcommelescopeauxd'unbâtonqu'ontaille.«Oùa-t-ilétéabattu,cetigre?

–C'estuntypequienachez lui,commeanimauxdecompagnie.Yenaunquiestmort.Çavautdel'argent, les peaux. Alors il voulait en faire une descente de lit. Il m'a appelé, il a posé le tigre sur unbrancard, Frank l'a mis dans la voiture, et il l'a apporté ici entier, parce qu'ils voyaient pas commentl'écorcherettoutettout.

–Ettusavaisfaireuntigre,outuasétéobligéderegarderdansunbouquin?–Dansunbouquin,tudis?Non,Ira,non,pasdansunbouquin.Quandonfaitcemétierdepuisun

moment,onpeutimaginercommentempaillern'importequelanimal.»Ira me demanda : « Tu as des questions à poser à Horace, des choses que tu voudrais savoir pour

l'école?»Moi,jetrouvaismonbonheurrienqu'àlesécouter,etj'articulai:«Non.»«Tut'esbienamuséàdépecercetigre,Horace?demandaIra.–Oui,çam'abienplu.J'aimêmefaitvenirungarsquej'aipayépourtournerunpetitfilmd'amateur,

pendanttoutel'opération,etj'aipassélefilmpourThanksgiving,cetteannée-là.

–Avantouaprèslerepas?»demandaIra.Horace sourit. Bien que je n'aie pu discerner aucune ironie dans sa pratique de la taxidermie, le

taxidermistelui-mêmeavaitunsolidesensdel'humouràl'américaine.«Ben,detoutefaçon,cejour-là,onmangetoutelajournée,hein?Toutlemondes'enestsouvenu,deceThanksgiving-là.Dansunefamilledetaxidermistes,onal'habitudedecegenredetrucs,maisilpeutencoreseproduiredessurprises,tuvois.»

Ainsicontinualaconversation,surunmodeaimableettranquille,entrecoupéederires;elles'achevaparledonqu'Horacemefitd'unorteildecerf.D'unboutàl'autre.Iraeutunedouceuretunesérénitéquejeneluiavaisjamaisconnuesavecpersonne.Àpartleshaut-le-cœurquemedonnaitl'odeurdurenard,jenemesouvienspasd'avoirjamaisétémoi-mêmeaussicalmeensaprésence.Enoutre,jenel'avaisjamaisvuaussisérieuxsurunchapitrequinesoitpaslamarchedumonde,lapolitiquedel'Amérique,oulesfaillitesdelaracehumaine.Parlerdelacuissonducorbeauoudelatransformationd'untigreencarpette,dufaiblecoûtde l'empaillagedu sanglierdèsqu'onquitteNewYork, le libérait ; il secalmait, ildevenaitplacide,presqueméconnaissable.

Labonnehumeur avec laquelleHorace et Ira s'absorbaient l'un en l'autre (pendantqu'unbel animalétaitdépouillédesasplendeursousleurnez,pardessuslemarché)étaittellementirrésistiblequej'envinsàmedemander si cet homme, qui n'avait pas besoin d'être tendu commeun arc et de parcourir toute lagammedesémotionsiraesquespourteniruneconversation,n'étaitpaslevéritableIra,mêmes'ildemeuraitinvisible et inactif, et l'autre, l'extrémiste enragé, unnuméro, une imitation, comme sonLincoln, ou lalanguedusanglier.Lerespectetlatendressequ'ilavaitpourHoraceBixtonmesuggéraientàmoi,malgrémonjeuneâge,qu'ilexistaitbeletbienunmondetrèssimple,degenssimplesetdesatisfactionssimples,oùilauraitpuseretrouver;alorssespassionsvibrantes,toutcequil'armait(maisl'armaitfortmal)contrelesagressionsdelavieensociété,auraientpusemanifesterautrement,voires'apaiser.Peut-êtrequ'avecunfilscommeFrank,dontl'habiletémanuelleauraitfaitsafierté,etunefemmequiauraitsuprendreetmitonnerles écureuils, peut-être qu'en s'appropriant ces choses immédiates, en pressant son cidre, en fumant saviande,enportantdessalopettesetdesbobskaki,etenécoutantchanterlesoiseaux...Etpuis,enfin,peut-êtrepas.Peut-êtreque se trouver, commeHorace,dépourvud'ennemimajuscule, lui aurait rendu la vieplusinsupportableencore.

Lasecondeannée,quandnousallâmesvoirHorace,iln'yeutplusderiresdanslaconversation,etIrafutleseulàparler.

Frankétaitoccupéàécorcherune têtedecerf–«Frankpeut faireune têtedecerf lesyeux fermés»,disaitHorace–assisàl'autreboutdelatabledetravail,penchésurlescrânesqu'il«préparait».Étalédevantlui se trouvait toutunassortimentde trèspetits crânesqu'il réparait avecde la colle etdu filde fer.Lesprofesseurs de sciences naturelles d'une école d'Easton voulaient une collection de crânes de petitsmammifèresetilssavaientqu'Horaceauraitpeut-êtrecequ'illeurfallaitpuisqu'ilnejetaitrien,commeilmeleditenconsidérantavecundemi-sourirelesminusculesosfragilesdisposésdevantlui.

«Horace,disaitIra,est-cequ'unAméricainquiaundébutdecervellepeutcroirequelaCoréeduNordet ses troupes communistes vont embarquer et faire neufmille kilomètres pour prendre le pouvoir auxÉtats-Unis?Tuycrois,toi?»

Sansleverlesyeuxducrânederatmusquédontilétaitentrainderecollerlesdentsbranlantesdanslamâchoire,Horacesecoualatêtelentement.

«C'est pourtant précisément ce qui se dit : “Il faut prendre garde à lamenace communiste. Ils vontprendrelepouvoircheznous.”Trumanfaitvoirsesmusclesauxrépublicains–c'estça,sonbut.Ilveutfairedes démonstrations de force aux dépens du peuple coréen innocent. On va y aller, tout ça pour fairemousserSyngmanRhee,cesalauddefasciste.Onvalesbombarder,cesfilsdeputes,tupiges?LefabuleuxprésidentTruman,leformidablegénéralMacArthur...»

Etmoi,quinepouvaism'empêcherdem'ennuyeràentendrecetteharanguesansfin,quiétaitlescriptprimald'Ira,jemedisais,méchamment:«Frankneconnaîtpassonbonheurd'êtresourd.Ceratmusquéneconnaîtpassonbonheurd'êtremort.Cecerf...»Etc.

Ce fut la même chanson, Syngman Rhee, le fabuleux président Truman, le formidable généralMacArthurquandnousnousrendîmessurlagrand-route,unmatin,direbonjouràTommyMinarek,unSlovaquejovialetcostaudquitravaillaitdéjàdanslesmineslorsqueIraétaitarrivéàZincTown,en1929,etquis'étaitintéresséàluidemanièretoutepaternelle.ÀprésentTommytravaillaitpourlamunicipalité:ils'occupait de la décharge de pierres, sa seule attraction touristique, où, au milieu de collectionneurs deminéraux chevronnés, on voyait parfois arriver des familles avec leurs enfants pour chercher sur le vasteterrildespierresàrapporteràlamaisonpourlespassersousunelampeàultraviolets.Carsouslalumière,m'expliquaTommy,lesminéraux«phosphorescent»,c'est-à-direluisentrouge,orangé,violet,moutarde,bleu,crèmeetvert;ilyamêmedespierresquiprennentl'aspectduveloursnoir.

Tommy était assis sur un gros rocher plat à l'entrée du terril, tête nue par tous les temps, encore belhommeàsonâge, levisagelargeetcarré,descheveuxblancs,desyeuxnoisette,toutessesdents.Il faisaitpayer l'entrée vingt-cinq cents aux adultes, et quoique la ville lui demandât de faire payer dix cents auxenfants,illeslaissaittoujoursentrerpourrien.«Lesgensviennentdumondeentierpourvoircettemine,m'expliquaTommy.Ilyenaquiviennentdepuisdesannées,lesamedietledimanche,mêmeenhiver.Ilyenapourqui je faisdu feu,et ilsmedonnentquelquesdollars. Ilsviennent tous les samedisou tous lesdimanches,qu'ilpleuveouqu'ilvente.»

Surlecapotdesavieilleguimbarde,garéeauprèsdugrosrocherplatquiluiservaitdesiège,ilprésentaitdes échantillons deminérauxde sa cave personnelle, étalés sur une serviette ; les spécimens les plus grospouvaient se vendre jusqu'à cinq ou six dollars pièce ; les bocaux à cornichons pleins de spécimens pluspetitsvalaientundollarcinquante,etlespetitssacsenpapierd'emballageremplisd'éclatsdisparatesvalaientcinquantecents.Lespiècesàquinze,vingt,vingt-cinqdollars,illeslaissaitdanslecoffredesavoiture.

«Danslamallearrière,jemetsleschoseslespluschères.Jepeuxpaslessortir.Ilm'arrivedetraverserlaroutepouralleràl'atelierdemécaniquedeGary,pourallerauxtoilettes,parexemple,ettousmesarticlesrestentdehors...J'avaisdeuxspécimens,l'automnedernier,dansmamalle,ungarsamisungenredevoilenoir dessus et il les a regardés avec une lampe ; deux spécimens à cinquante dollars, que j'avais dans lavoiture,illesapristouslesdeux.»

L'annéeprécédente,j'étaisrestéencompagniedeTommydevantladéchargeetjel'avaisobservéaveclestouristeset lescollectionneurs, j'avaisécoutésonbaratin(etpar lasuitecettematinéem'avait inspiréunepièce pour la radio que j'avais intitulée Le vieuxmineur). C'était le lendemain du soir où il était venumangerdeshotdogscheznousàlabicoque.Iranemelâchaitpas;touteladuréedemonséjourilavaitfaitmonéducation,etTommyavaitétéinvitéàtitredeconférencierextérieurpourmeraconterletristesortdumineuravantlaformationdessyndicats.

«Racontel'histoiredetonpapaàNathan,Tom.Dis-luicequiluiestarrivé.–Monpèreestmortdetravailleràlamine.Luietunautre,ilssontallésdansuncoinoùdeuxautresgars

travaillaientd'habitude;c'étaitdansuntrouvertical.Etlesdeuxgarsétaientabsents,cejour-là.C'étaittoutlà-haut,àtrentemètresau-dessus.Alorslepatronenvoiemonpèreetunautregars,unjeune,uncostaud–qu'est-cequ'ilétaitbienbâti!Jesuisalléàl'hôpital,jel'aivu,cegars-là,ilétaitmêmepascouché,alorsquemonpapa,ilétaitallongédetoutsonlong,ilbougeaitplus.Jel'aipasvubouger.Ledeuxièmejour,j'arrive,cegarsparlaitàunautre,ilblaguait,ilétaitmêmepascouché;monpapa,ilétaitaulit,lui.»

Tommyétaitnéen1880etilavaitcommencéàtravailleràlamineen1902.«Le24mai1902,medit-il.C'estàpeuprèsàcemoment-làqu'Edison,lecélèbreinventeur,estvenufairesesexpériencesparici.»

Tommy,malgrésesannéesdemine,étaitunspécimenrobuste,droitcommeunI,quineparaissaitguèresessoixante-dixans.Illuifallaitpourtantavouerqu'iln'avaitplusl'espritaussialertequ'avant;chaquefoisqu'ils'embrouillaitouqu'ilnesavaitplusoùilenétaitdesonhistoire,Iraleremettaitsurlapiste.«J'aiplusl'espritsivif,nousdit-il.Ilfautquejereviennesurmespas,quejereprennetoutàzéro,voussavez,etquejemelance.Fautquejemeremettedanscequejedisais.Jesuisencorealerte,maispasautantqu'avant.

–C'était quoi, comme accident, lui demanda Ira, qu'est-ce qui lui est arrivé à ton papa ? Raconte àNathancequiluiestarrivé.

–Lastationalâché.Tuvois,onfaituntroud'unmètrevingtsurunmètrevingtetonglisseunmadrieraufond,àl'oblique;ilfautcreuseravecunepiochepourallerendiagonale.Onglisseunepoutredanslecoin,etonlataille.Onenmetunedevant,etuneenface.Etpuisonmetuneplanchedecinqcentimètrespar-dessus.»

Iral'interrompitpourqu'ilnes'arrêtepasauxdétails,qu'ilenvienneàlapartieintéressante.«Alorsqu'est-cequis'estpassé,commentilestmort,tonpère?Raconte-lui.–Ças'esteffondré.Souslavibration,ças'esteffondré.Lamachine,toutlebazaresttombé.Unechute

detrentemètresetplus.Ils'enestjamaisremis.Ils'estbrisétouslesos.Ilestmortunanplustard,àpeuprès.Onavaitunvieuxpoêle,cheznous,ilymettaitsespieds,ilessayaitdeseréchauffer.Ilétait toujoursgelé.

–Ilsavaientpasdesindemnités,pourlesouvriers?Demande,Nathan,poselesquestions.C'estcommeçaqu'on fait quandon veut être écrivain. Sois pas timide.Demande àTommy s'il a eudes indemnitésd'accidentdutravail.»

Maisj'étaistimide,eneffet.Entraindemangerdeshotdogsàlamêmetablequemoisetrouvaitunvraimineur,quiavaitpassétrenteansdanslesminesdezinc.Jen'auraispasétéplusintimidésij'avaiseuAlbertEinsteinenfacedemoi.«Ilsdonnaientdesindemnités?demandai-je.

–Sielledonnaitquelquechose,lacompagnieminière?Ilapaseuunsou!ditTommyavecamertume.C'étaitlafautedelacompagnie,toutça,etcelledespatrons.Ilsavaientpasl'airdesepréoccuperdeleuraffaire.Tucomprendscequejeveuxdire?Duterritoiresurlequelilstravaillaienttouslesjours.Moi,parexemple,sij'avaisétépatronlà-bas,j'auraisvérifiécesplanchessurlesquellespassentlesgarspourfranchirlesfosses.Jesaispasquellesprofondeursellesont,cesfosses,maisilyadesgarsquisesonttuéscommeça,àpasser sur des planches qui ont lâché. Parce qu'elles étaient vermoulues. Ils s'en sont jamais souciés, devérifiercessaloperiesdeplanches.Jamais.

–Vousaviezpasdesyndicat,àl'époque?–Onavaitpasdesyndicat.Monpèreapastouchéunsou.»J'essayai de me demander ce que je voudrais savoir d'autre en tant qu'écrivain : « L'United Mine

Workers,ilavaitpasdereprésentantschezvous?demandai-je.–Onenaeuplustard.Onétaitdéjàdanslesannéesquarante.C'étaittroptard»,medit-il,l'indignation

s'entendantdenouveaudanssavoix.«Ilétaitmort,moij'avaisprismaretraite–etlesyndicatn'apasfaitgrand-chose,detoutefaçon.Qu'est-cequ'ilauraitpufaire?Onavaitunmeneur,notreprésidentlocal,ilétaitbien,maisqu'est-cequ'ilpouvaitfaire?Onpouvaitriencontreunpouvoirpareil.Écoute,desannéesplus tôt, un type arrive et essaie demonter un syndicat. Il sort de chez lui pour prendre de l'eau à unesource,unpeuplusloinsurlaroute.Ilestjamaisrevenu.Onn'aplusjamaisentenduparlerdelui.Ilavaitessayédemonterunsyndicat.

–Pose-luidesquestionssurlacompagnie,Nathan.–Aumagasindelacompagnie,ditTommy,j'aivudesgarsrecevoirunefeuilleblanche.–Dis-lui,Tom,dis-luicequec'est.–Ontouchaitpassapaie.C'estlemagasinquiprenaittout.Unefeuilleblanche,j'aivuça.

–Lespropriétairessefaisaientbeaucoupd'argent?demandaIra.–Leprésidentdelacompagnieduzinc,lenuméroun,ilavaitunegrandebellemaisonici,touteseule

surlacolline.Unemaisondemaître.J'aientendudireparundesesamis,quandilestmort,qu'ilavaitneufmillionsetdemidedollars.C'étaitsafortune.

–Ett'asdébutéàcombien,toi?demandaIra.–Trente-deuxcentsdel'heure.Monpremieremploi,c'étaitàlachaufferie.J'avaisvingtansetquelques.

Etpuisjesuisdescendudanslamine.Lameilleurepaiequej'aiepuavoir,c'estquatre-vingt-dixcents,parcequej'étaiscommeunpatron,chefd'équipe,quoi.Justeau-dessousdupatron.Jefaisaistout.

–Etlesretraites?–Desclous.Monbeau-pèretoucheuneretraite, lui.Iltouchehuitdollars.Ilatravaillédanslestrente

ans.Huitdollarsparmois,voilàcequ'iltouche.Moi,j'enaipasvulacouleur.–RaconteàNathancommenttumanges,là-dedans.–Fautmangeraufond.–Toutlemonde?demandaIra.–Lespatronssontlesseulsàremonteràmidi;ilsmangentdansleurvestiaire.Nousautres,touslesgars,

aufond.»Le lendemainmatin, Iram'amenaau terril ; il voulaitm'y laisser seul avecTommypourque, assis là

auprèsdelui,j'apprennedeluitoutcequejepourraissurlesconséquencesnéfastesdelarechercheduprofittelle qu'elle fonctionnait à Zinc Town. « Voilàmon protégé, Tom. Tom est un type bien, et un bonprofesseur,Nathan.

–J'essaied'êtrelemeilleur,ditTom.–Ilaétémonprofesseur,danslesmines,pasvrai,Tom?–Çac'estvrai,Gil.»Tommy appelait Ira Gil. Lorsque, au petit déjeuner, je demandai pourquoi, Ira se mit à rire et il

répondit:«C'estcommeçaqu'onm'appelait,là-bas,Gil.J'aijamaisvraimentsupourquoi.Ilyenaunquiacommencéunjouretpuisc'estresté.LesMexicains,lesRusses,lesSlovaques,ilsm'appelaienttousGil.»

En1997,Murraym'appritqu'Iranem'avaitpasditlavérité.Ilsl'appelaientGil,parcequ'àZincTownils'étaitprésentésouslenomdeGil,GilStephens.

«J'aimontréàGilcommentfairepartirlesexplosifs,quandilétaitjeunot.Àcetteépoque-là,jecouraisvite.C'étaitmoiquiperçais et c'étaitmoiquiposais tout ledispositif, les explosifs, lespoutres, tout. J'aimontré àGil commentonperce, commentonmetunbâtondedynamitedans chaque trou, en faisantpasserunfilélectrique.

–Jem'envais,Tom.Jepasserailereprendreplustard.Parle-luidesexplosifs.Fais-luisonéducation,àcepetitgarsdelaville.Raconte-luiquelleodeurçaa,etcommentçaretournelestripes.»

IrarepartitenvoitureetTommymedit:«L'odeur?Fauts'yhabituer.Jemesuisfaitavoir,unefois,etpasqu'unpeu. Jedéboulonnaisunpilier,non,pasunpilier,uneentrée,d'unmètrevingt surunmètrevingt.On fore, on fait exploser, on verse de l'eau toute la nuit sur cette bouillasse, on appelait ça de labouillasse,etlelendemain,çapuelamort.J'enairespiréunebonnelampée.J'aiétépatraqueunmoment.J'aivomi.Pasautantquecertainsgars,maisquandmême.»

C'étaitl'été;à9heuresdumatinilfaisaitdéjàchaud,etmêmedevantcettevilainedécharge,enfacedel'atelieroùlestoilettesn'étaientpasdespluspropres,lecielétaitbleuau-dessusdenous;bientôtdesfamillescommencèrentàs'arrêterpourvisiter.Untypepassalatêteparsavitreetmedemanda:«C'estbienlàquelesgossespeuvententrerramasserdespierres?

–Ouais,répondis-jeaulieude“oui”.–Vousavezdesgossesavecvous?»demandaTommy.

Leconducteurdésignalesdeuxenfantsàl'arrièredelavoiture.«C'estbienici,m'sieur,ditTommy.Entrez,faitesuntour,etquandvoussortirez,icimême,ilyades

sachets d'un demi-dollar pour un mineur qui a passé trente ans à creuser ; c'est des pierres choisiesspécialementpourlesgosses.»

Une femmeâgée s'arrêtadansunevoiturepleined'enfants, sespetits-enfants sansdoute, et lorsqu'elledescendit,Tommylasaluapoliment:«Madame,quandvousressortirez,etquevousaurezenvied'unjolisacdecaillouxpourlespetits,delapartd'unmineurquiacreusécetteminependanttrenteans,arrêtez-vous ici. C'est cinquante cents le sachet. Des pierres choisies spécialement pour les gosses. Jolimentphosphorescentes.»

Pourmemettredanslebain–danslebaindesjoiesdelarechercheduprofittellequ'ellefonctionnaitàZincTown,jeluidis:«C'estluiquivendlameilleuremarchandise,madame.

–Jesuisleseul,reprit-il,quifassecessachets.Ilsviennentdelamineriche.L'autre,çan'arienàvoir.Moijemetspasdedéchetsdedans.C'estduvraidevrai.Sivouslesregardezsouslalumière,vousprofiterezduspectacle.Ilyadespièceslà-dedansqu'ontrouvequedanscettemine,etnullepartaumondesinon.

–Vousrestezausoleiltêtenue,ditladameàTommy.Vousn'avezpaschaudàresterassiscommeça?–Ilyatellementlongtempsqueje lefais,répondit-il.Vousvoyezcellesquisontsurmavoiture.Elles

sontphosphorescentes,detouteslescouleurs.Ellesontl'airmoches,commeça,maissousla lumièreellessontjolies,ellessontcomposéesdetrucsdifférents.Destasdemélanges.

– C'gars-là – (c'gars-là, pas ce gars) –, dis-je, il connaît les pierres comme personne. Trente ans demine...»

Puisarrivauncouplequisemblaitpluscitadinquetouslesautresvisiteursavantlui.Dèsqu'ilssortirentde leurvoiture, l'hommeet lafemmesemirentàexaminer lesspécimens lespluscherssur lecapotde laguimbarde deTommy et à se consulter discrètement.Tommyme chuchota : « Ils en ont envie demescailloux, etpasqu'unpeu. J'en aiune collection, y a rien au-dessus.Ceque tu vois là, c'est ledépôtdeminérauxleplusextraordinairedelaplanète–etj'ailesplusbeaux.»

Etmoi,d'unevoixflûtée:«Cetype-là,ilalaplusbellemarchandise.Trenteansdanslamine.Iladespierresmagnifiques,magnifiques.»Ilsenachetèrentquatre,pouruntotaldecinquante-cinqdollars.Etmoijemedisais:Jel'aidedanssonboulot,j'aideunvraimineur.

«Sivousenvoulezd'autresunjour,dis-jecommeilsrentraientdansleurvoitureavecleursacquisitions,venezici.C'estledépôtdeminérauxleplusextraordinairedelaplanète.»

Jem'amusaisbien jusqu'àceque,sur lecoupdemidi,Browniearriveetque laniaiseriegratuitedecenuméroenthousiastemesoitrévélée.

Brownie–LloydBrown–avaitdans lesdeuxansdeplusquemoi ; c'étaitungarçon trèsmaigre, lescheveuxenbrosse,lenezaigu,pâleetinoffensifàl'extrême,surtoutdanscetablierd'épicierqu'ilportaitsurunechemisetouteblanche,avecunnœudpapillonnoiretunesalopettebienpropre.Commesarelationàlui-mêmeétaitd'unesimplicitétransparente,sonchagrindemevoiravecTommys'inscrivitsursonvisagede manière pitoyable. Par rapport à Brownie, je me fis l'effet d'être un jeune menant une vie riche etendiabléerienqu'àresterassisavecTommyMinarek;àcôtédeBrownie,c'étaitvrai.

Maiss'ilpouvaitparaîtredérisoirefaceàmacomplexité,ilyavaitdanssasimplicitéquelquechosequi,moi, me faisait paraître dérisoire. Pour moi, tout devenait une aventure, je cherchais toujours à êtretransformé par ce que je vivais, tandis que lui ne connaissait que le sens des nécessités absolues ; lescontraintes l'avaient sibiendomestiqué, façonné,qu'ilne savait jouerque sonpropre rôle. Ilnedésiraitrien qu'on ne produisît à Zinc Town. Il ne souhaitait pas entretenir d'autres pensées que celles qu'onentretenaitàZincTown.Luivoulaitquelavieserépèteindéfiniment,moijevoulaisfaireuneéchappée.ÀvouloirêtredifférentdeBrownie,jemesentisbizarre,pourlatoutepremièrefoisdemaviepeut-être,mais

pasladernière.Queleffetest-cequeçameferaitsicettepassiondel'échappéedevaitm'abandonnertoutàcoup?Queleffetçadevaitfaired'êtreBrownie?N'était-cepaslàl'essencedecettefascinationàl'égarddu«peuple»?Queleffetçafaitd'êtrecommeeux?

«T'esoccupé,Tom?Jepeuxrevenirdemain.–Restedonc,ditTommyaujeunehomme.Assieds-toi,Brownie.»Parpolitesse,Browniem'expliqua:«Jevienstouslesjoursicipendantlapausedudéjeuneretjeluiparle

despierres.–Assieds-toi,Brownie,mongars.Alors,qu'est-cequet'apportes?»BrownieposaunvieuxcartableauxpiedsdeTommy,etsemitendevoird'enextrairedesspécimensde

latailledeceuxexposéssurlecapotdelavoiture.«C'estdelawillémitenoire,hein?demandaBrownie.–Non,c'estdel'hématite.–Jepensaisquec'étaitunewillémiteunpeubizarre.Etcelle-là,c'estdel'hendricksite?–Ouais.C'estunepetitewillémite.Etyadelacalcite,aussi,là-dedans.–J'endemandecinqdollars,ouc'esttrop?–Tutrouveraspeut-êtrepreneur.–T'eslà-dedans,toiaussi?demandai-jeàBrownie.–C'étaitlacollectionàmonpapa.Iltravaillaitàl'usine.Ils'esttué.Jelavendspourmemarier.–C'estunefillebien,meditTommy.Etdouce.Adorable.UnepetiteSlovaque.LapetiteMusco.Une

fillebien,honnête,propre,ellea la têtesur lesépaules.Onn'enfaitplusdescommeça.IlvavivreavecMaryMusco toute savie. Je luidis, àBrownie : “Soisbienavec elle, elle serabienavec toi.” J'avaisunefemmecommeelle,moi,uneSlovaque.Lameilleurefemmedumonde.Personnepourraprendresaplace,jamais.»

Brownietenditunautrespécimen.«Yadelabustamitelà-dedans?–C'estbiendelabustamite.–Yaunpetitcristaldewillémitedessus.–Ouais,yaunpetitcristaldewillémitejustelà.»Celaduraprèsd'uneheure,etpuisBrowniesemità

rangersesspécimensdanslecartablepourretourneràl'épicerieoùiltravaillait.«IlvaprendremaplaceàZincTown,m'annonçaTommy.–Oh,jesuispassûr,ditBrownie,j'ensauraipassilongquetoi.–Maisilfautquetulefassesquandmême.»ToutàcoupTommys'étaitmisàparlerd'unevoixfervente

etpresqueanxieuse.«JeveuxqueçasoituntypedeZincTownquiprennemaplace.JeveuxqueçasoitundeZincTown.C'estpourçaquejet'enapprendsautantquejepeux.Pourquetupuissesarriveràquelquechose.T'esleseulquiyaitdroit.UndeZincTown.Jeveuxpasapprendreàquelqu'und'autre,quiseraitpasd'ici.

– Il y a trois ans, j'ai commencé à venir le voir à l'heure du déjeuner. J'y connaissais rien. Et ilm'atellementappris.Pasvrai,Tommy?Jemesuispasmaldébrouillé,aujourd'hui,meditBrownie.Ilpeuttedire de quelle mine les pierres proviennent, et de quel endroit de la mine. De quel niveau, quelleprofondeur.Ildit:“Lespierresfautlestenirdanssamain.”Pasvrai?

–Vrai.Fautprendrelespierresdanssamain.Fautlemanipuler,leminéral.Fautrepérerlesdifférentesmatrices.Sinon,onapprendrariensur lesminérauxd'ici.Maintenant, il saitmêmesiçavientde l'autremineoudecelled'ici.

– Ilm'a appris ça,ditBrownie.Audébut jepouvaispasdiredequellemine ça venait,maintenant jepeux.

–Alors,dis-je,c'esttoiquivasvenirt'asseoiriciunjour?

–J'espère.Parexemple,celle-ci,là,ellevientd'ici,hein,Tom,etcelle-làaussi?»Moiqui,dansunan,espéraisobteniruneboursepourpartiràl'universitédeChicago,etaprèsChicago

devenir leNormanCorwindema génération,moi qui allais partout quandBrownie n'allait nulle part,maissurtoutmoiquiavaisunpèrebienvivant,bienportantets'inquiétantdemoiàNewark,alorsquelesiens'étaittuéàl'usine–jeparlaiavecplusdeferveurencorequeTommyàcecommisépicierentablierquin'aspiraitqu'àépouserMaryMuscoets'asseoiràlaplacedeTommy.«Disdonc,t'esbon!C'estbien!

–Etpourquoi?ditTommy.Parcequ'ilaapprisici.–J'aiapprisdecethomme,meditBrowniefièrement.–Jeveuxquecesoitluileprochainàcetteplace.–Voilàlaclientèle,Tom.Jemesauve»,ditBrownie,puiss'adressantàmoi:«Çam'afaitplaisirdefaire

taconnaissance.–C'est àmoi que ça a fait plaisir, répondis-je comme si j'étais un adulte et lui un enfant.Quand je

reviendraiicidansdixans,jetetrouverai.–Maisoui,ditTom,ilysera.–Non,non»,criaBrownieenseretournant,avecpourlapremièrefoisunrireléger,commeilreprenait

lagrand-routeàpied.«Tommyseraencorelà.Tuveuxpas,Tom?–Onverra.»Enfait,dixansplustard,ceseraitIraquioccuperaitcetteplace.CarTommyluiavaitapprisletravail,à

luiaussi,lorsqu'unefoissurlalistenoireilavaitquittélaradiopourvivretoutseuldanssabicoque,etqu'illuifallaitunesourcederevenus.C'est làqu'Iraétaittombémort,quandsonaorteavait lâché,alorsqu'ilétaitassissurlerocherplatdeTommy,àvendredesspécimensdeminérauxauxtouristesetàleursgossesenleurracontant:«Madame,quandvospetitsressortiront,c'estundemi-dollar lesac,despierresdechoix,quiviennentdelamineoùj'aicreusétrenteans.»

Ce fut ainsi qu'Ira finit ses jours – sous l'identité du gardien de terril que les anciens deZincTownappelaientGil,dehors,mêmeenpleinhiver,àfairedufeupourcertainsvisiteurscontrequelquesdollars.Maiscela,jen'ensusrienavantlanuitoùMurraymeracontal'histoiredesonfrère,là-bas,surmaterrasse.

Laveilledemondépart,lorsdecettedeuxièmeannée,ArtieSokolowetsafamillevinrentdeNewYorkpasserl'après-midiavecIra.EllaSokolow,lafemmed'Artie,étaitenceintedeseptmois.C'étaitunejoyeusebrunepleinede tachesde rousseurdont lepère, immigrant irlandais, ajusteuràAlbany,m'avait expliquéIra, était un de ces syndicalistes costauds et idéalistes, patriotes jusqu'à lamoelle. «Que ce soit pourLaMarseillaise, La Bannière étoilée ou l'hymne national russe, mon vieux, il se levait toujours », m'avaitracontéEllaenriant,cetaprès-midi-là.

LesSokolowavaientdesjumeauxdesixans.L'après-midiavaitcommencésousd'assezheureuxauspices,avecunepartiedefootamicale–arbitréesil'onpeutdireparlevoisind'Ira,RaySvecz–suivied'unpique-niquequ'Ella avait apportédeNewYork et quenousmangeâmes tous,Ray compris, en contre-hautdel'étang.Ilseterminasurl'imaged'Iraetd'Artienezànezauborddel'eau,entraindes'aboyeràlafigureavecuneviolencequim'horrifia.

J'étaisassissurlacouverturedepique-nique,parlantàElladeMyGloriousBrothers,un livred'HowardFastqu'elle venaitde finir. Il s'agissaitd'un romanhistorique situédans la Judée antique,qui raconte laluttedesMacchabéescontreAntiochusIV,audeuxièmesiècleavantJ.-C.Jel'avaislu,moiaussi,j'enavaismêmefaituncompterenduaulycée,àl'intentiondufrèred'Ira,quiétaitalorsmonprofesseurd'anglaispourladeuxièmeannée.

Ellam'avaitécoutécommeelleécoutaittoutlemonde:onauraitditqu'ellebuvaitvosparolespours'enréchaufferlecœur.J'avaisbiendûparlerunquartd'heureetrépétermotpourmotlacritiqueprogressisteet

internationalistequej'avaisrédigéepourMrRingold,etdudébutàlafin,Ellaavaitdonnétouslessignesqu'elle trouvait mon discours on ne peut plus intéressant. Je savais combien Ira l'admirait pour avoirtoujoursététrèsàgauche,etjevoulaisqu'ellem'admirecommetel,moiaussi.Lemilieud'oùellevenait,lamajestéphysiquedesagrossesse,certainsgestesqu'ellefaisait–d'amplesgestesdesmains,quiluidonnaientunealluresingulièrement libre–, toutcela luiconféraituneautoritéhéroïquesur laquelle jevoulais faireimpression.

« J'ai luFast et je le respecte, lui avais-je dit,mais je trouvequ'ilmet trop l'accent sur le combatdesJudéenspourretourneràleurconditionpassée,leurcultedelatradition,etletempsquiasuivil'esclavageenÉgypte.Lapartstrictementnationalisteesttropgrande,danscelivre...»

C'estalorsquej'entendisIrahurler:«Tucanes,tutedébines,tutedégonfles!–Lespassagesquimanquent,rétorquaSokolow,personnevasavoirqu'ilsmanquent.–Maismoijelesais!»Laragequipassaitdanslavoixd'Iram'interditdepoursuivre.Jefustoutàcoupincapabledepenserà

autrechosequ'àl'histoireracontéeparl'ex-sergentErwinGoldstinedanssacuisinedeMaplewoodàproposdeButts,legarsqu'IraavaitessayédenoyerdansleChott-alArab,enIran–histoirequej'avaisrefusédecroire.

«Qu'est-cequileurprend?demandai-jeàElla.–Ilfautleurlaisserdel'espace,répondit-elle,etespérerqu'ilssecalment.Ettoi,calme-toi.–Jeveuxjustesavoiràproposdequoiilssedisputent.–Ilsserejettentlaresponsabilitédecequiamaltourné.Ilssedisputentautourdel'émission.Calme-toi,

Nathan.Tun'aspasassezl'habitudedevoirdesgensencolère.Çavaretomber.»Çan'enprenaitpaslechemin.Ira,enparticulier,arpentaitleborddel'étangenécumant,seslongsbras

partant dans tous les sens, et chaque fois qu'il se retournait versArtie Sokolow, je pensais qu'il allait luitomberdessusàcoupsdepoing.«Maisenfin,pourquoitulesfais,ceschangements,merde!braillait-il.

–Sijecouperien,onrisquedeperdreplusqu'onnegagnera.–Arrête tes conneries ! Il fautqueces salauds comprennentqu'onplaisantepas !Remets ceque tuas

coupé,bordel!–Ondevraitpasfairequelquechose?demandai-jeàElla.–Toutemaviej'aientendudeshommessedisputer,medit-elle.Deshommess'étriperpourdespéchés

par omission oupar commission qu'ils n'ont pas l'air de pouvoir éviter. S'ils en venaient auxmains, ceseraituneautrehistoire.Maisdanslecascontraire,onaledevoirderesterendehors.Sions'enmêlequandlesgenssontdéjàagités,toutcequ'onfaitmetdel'huilesurlefeu.

–Situledis...–Tuasmenéunevietrèsprotégée,toi,non?–Ahbon?J'essaiepourtantdefaireautrement.–Mieuxvautresterendehors.D'abordpardignité,pourleslaissersecalmersansinterventionextérieure,

ensuitepourseprotégersoi-même,etaussiparcequeenintervenantonneferaitqu'envenimerleschoses.»Pendantcetemps,Iran'avaitpascesséderugir:«Unemalheureuseattaqueparsemaine,bordel,même

çaonpeutplusselepermettre?Maisalorsqu'est-cequ'onfoutàlaradio?Onfaitcarrière?Ilyauneluttequis'imposeànousettoitutetires?C'estl'épreuvedeforce,Artie,ettoitutedégonfles,tutetires!»

J'avaisbeau savoirque je serais impuissant si cesdeuxbarilsdepoudre semettaientà secogner, jemelevaid'unbond,et,Rayl'ahurisurmestalons, jecourusjusqu'auborddel'étang.Ladernièrefois j'avaispissédansmonpantalon,etiln'étaitpasquestionqueçasereproduise.SanssavoirmieuxqueRaycequejepouvaisbienfairepouréviterledésastre,jemejetaidanslamêléetêtebaissée.

Letempsquenousarrivions,Iraavaitdéjàreculé,etils'éloignaitdélibérémentdeSokolow.Onvoyaitbienqu'ilétait toujoursfurieuxcontre lui,maisque,detouteévidence, ilessayaitdeseraisonner.Rayetmoilerattrapâmesetmarchâmesàsahauteurtandisquelui,danssabarbe,poursuivaitunrapidesoliloqueentrecoupé.

Cemélanged'absenceetdeprésencemeperturbaittellementquejefinispardemander:«Qu'est-cequ'ilyaquivapas?»Commeilnerépondaitrien,jetentai,pourattirersonattention:«C'estunproblèmedescénario?»Ils'enflammaaussitôtets'écria:«S'ilmerefaitça,jeletue!»Cen'étaitpasuneexpressionqu'ilutilisaitpourfrappernosesprits.Malgrémarésistance,j'eusdumalànepaslaprendreaupieddelalettre.

Butts,pensai-je.Butts,Garwych,Solak,Becker.Sonvisageexprimaitunefureurabsolue.Unefureurantique.Unefureurqui,aveclaterreur,constituele

pouvoirprimordial.Toutcequ'ilétaitpassaitdanscetteexpression,ettoutcequ'iln'étaitpasaussi.Jemedis : Ilade lachancedenepasêtrebouclédansunasile,conclusionalarmanteet inattenduequandellevientspontanémentàunjeunehommeadonnéauculteduhéros,etquiavaitpartie liéedepuisdeuxansaveclavertudesonhéros–conclusionquejerepoussaidèsquemonagitationsecalma...maisquejepusvérifiergrâceàMurrayRingold,quarante-huitansplustard.

Eves'étaitsortiedesonpasséenimitantPennington;Iraparlaforce.Lesjumeauxd'Ella,quiavaientfuileborddel'étangquandladisputeavaitéclaté,étaientcouchésdans

lesbrasde leurmère lorsquejerevinsavecRay.«Laviequotidienneestpeut-êtreplusrudequetune lecrois,fauted'expérience,meditElla.

–C'estça,laviequotidienne?–Partoutoùj'aivécu,oui.Continue.Continueàmeparlerd'HowardFast.»Je fis demonmieux,mais non sans être perturbé, contrairement à l'épouse prolétaire de Sokolow, à

l'idéequ'IraetArtieréglaientleurscomptes.Ellaéclataderirelorsquej'eusfini.Sonnaturels'entendaitdanssonrire,ainsiquelesconneriesqu'illui

avaitfallusupporter.Elleriaitcommed'autresrougissent:subitementetcomplètement.«Ohlala,dit-elle,maintenantjenesuisplussûredemalecture.MonpointdevuesurMyGloriousBrothersestbiensimple.Peut-êtrequejeneréfléchispasassezenprofondeur,commetoi,moijemedistoutjuste:Voilàunebandedegarsbien,desdurs,desprimitifs,quicroientenladignitédetousleshommesetsontprêtsàmourirpourelle.»

Artie et Ira s'étaient assez calmés pour remonter vers la couverture de pique-nique, où Ira déclara (ilessayait apparemment de dire quelque chose qui détende tout le monde et lui-même, pour retrouverl'atmosphèreinitialedecettejournée):«Fautquejelelise,MyGloriousBrothers.Fautquejemeleprocure,cebouquin.

–Çavatedonnerducœurauventre,Ira»,luiditElla,etpuis,ouvrantlagrandefenêtredesonrire,elleajouta:«Nonpasquej'aiejamaispenséquetuenavaisbesoin.»

Surquoi,ArtieSokolowsepencha surelle enbeuglant : «Ahbon,parcequed'autres si ?Etqui,parexemple?»

Aussitôt les jumeaux Sokolow fondirent en larmes, ce qui fit pleurer le pauvre Ray à son tour. Sousl'empiredelacolèrepourlapremièrefoiselle-même,dansuneragefolle,Ellaluilança:«NomdeDieu,Arthur,tuvastetenir,oui!»

Cequerecouvrait la sortie faitepar Iracetaprès-midi-là, je lecomprismieux le soir, lorsque, seulà labicoqueavecmoi,ilselançaaveccolèresurlaquestiondeslistes.

«Leslistes!Deslistesdenoms,d'accusations,toutlemondealasienne.RedChannels,JoeMcCarthy,leVFW, laHUAC, la Légion américaine, lesmagazines catholiques, la presse deHearst.Ces listes et leursnombres sacrés : 141, 205, 62, 111. Des listes de tous ceux qui en Amérique ont pu manifester unquelconque mécontentement, critiquer quoi que ce soit, protester contre quoi que ce soit, ou biensimplement être associés à d'autres, qui eux l'auraient fait ; tous ces gens aujourd'hui deviennent descommunistes, ou des couvertures pour les communistes, ils “aident” les communistes ou bien ils“renflouent” les communistes, quand ils n'“inflitrent” pas le monde du travail, de l'enseignement,Hollywood,lethéâtre,laRadio,laTélé.Deslistesdecesagentsdela“cinquièmecolonne”laborieusementcompiléesdanschaquebureau,chaqueagencedeWashington.Touteslesforcesdelaréactiontroquentdesnoms, se trompent de nom, et lient des noms entre eux pour prouver l'existence d'une conspirationgigantesquequin'existepas.

–Ettoi,luidemandai-je.EtTheFreeandtheBrave?–Onapasmaldeprogressistesàl'émission,c'estvrai.Alors,maintenant,ilsvontlesdécrireaupublic

comme des acteurs habiles à faire passer en contrebande le discours de Moscou. Ça tu vas l'entendresouvent,etbienpireencore:“LesdupesdeMoscou.”

–Uniquementlesacteurs?–Lemetteurenscèneaussi.Etlecompositeur.Lescénariste.Toutlemonde.–Tut'inquiètes?–Moi,jepeuxretourneràl'usinededisques,monpote.Danslepiredescas,jepourraitoujoursgraisser

desbagnolesici,augaragedeSteve.Jel'aidéjàfait.Etpuis,tusais,onpeutsebattrecontrecesgens-là.Onpeutlescombattre,cessalauds.Simessouvenirssontbons,ilyauneConstitutiondanscepays,uneChartedesDroits,quelquepart.Quandonregardelavitrinecapitalisteenécarquillantlesyeux,quandonarrêtepasdevouloir,de s'accaparer leschoses,deprendre,d'acquérir,deposséder,d'accumuler, c'est la findesconvictionsetlecommencementdelapeur.Maismoi,j'airienàquoijenepuissepasrenoncer.Tupiges?Rien!QuandjepensecommentjesuissortidelamisérableturnemerdiquedemonpèresurFactoryStreetpourdevenircegrandpersonnaged'IronRinn,quandjepensequ'IraRingold,unanetdemidelycéepourtoutbagage,aréussiàrencontrerlesgensqu'ilarencontrés,connaîtrelesgensqu'ilconnaît,entantquemembreencartédelabourgeoisiecossue,c'esttellementincroyablequetoutperdredujouraulendemainme paraîtra moins bizarre. Tu piges ? Tu me comprends ? Je peux retourner à Chicago, moi. Je peuxretournerà l'usine.S'il le faut je le ferai.Maispassans fairevaloirmesdroitsd'Américain !Passans leurdonnerdufilàretordre,àcessalopards!»UnefoisseuldansletrainquimeramenaitàNewark–IraétaitvenuattendreMrsPärnàlagaredanssaChevy,puisque,lejourdemondépart,lamasseusevenaitdeNewYork soulager les genoux d'Ira, qui le faisaient horriblement souffrir depuis notre partie de foot de laveille–,jecommençaimêmeàmedemandercommentEveFramefaisaitpourlesupporter,bonanmalan.Êtremariée à Ira et sa colère ne devait pas être très drôle. Jeme souvins de l'avoir entendu prononcerquasimentlamêmeharanguesurlavitrinecapitaliste,lamisérablemaisondesonpère,sonanetdemidelycée cet après-midi de l'année précédente dans la cuisine d'ErwinGoldstine. Jeme souvenais de l'avoirentendu prononcer des variantes de cette harangue dix fois, quinze fois. Comment Eve pouvait-ellesupporter la répétitivité, la redondance de cette rhétorique et cette attitude d'assaillant, le sempiternelmartèlementdecetinstrumentémousséqu'étaitsadiatribeimmuable?

DansletrainpourNewark,jepensaisàIra,àsafaçondematraquersesprophétiesjumelles(«LesÉtats-Unisd'Amériquesontsurlepointdelivrerlaguerreatomiqueàl'Unionsoviétique!Écoutebiencequejete dis. Les États-Unis d'Amérique sont sur la voie du fascisme ! »), mais je n'en savais pas assez pourcomprendrepourquoi, toutàcoup–quelmanquede loyauté !–, alorsquedesgenscomme lui etArtieSokolowétaientenbutteàune intimidationetdesmenacessansprécédent, jem'ennuyaissicruellement

aveclui,nipourquoijemesentaistellementplusintelligentquelui.J'étaisprêtàmedétournerdeluietdecequim'agaçaitetm'oppressaitchez lui ; j'avaishâtedelefaire,etd'allercherchermoninspirationbienloindePickaxHillRoad.

Lorsqu'onestorphelinaussijeunequ'Ira,onconnaîtlelotcommun,maisonleconnaîtbeaucoupplustôt, ce qui est périlleux, cardedeux choses l'une, soit onne reçoit aucune éducation, soit on est hyper-réceptifauxenthousiasmes,auxcroyances,mûrpourl'endoctrinement.Lesjeunesannéesd'Irafurentunesuccessionde liensbrisés : situationfamilialedouloureuse, scolarité frustrante, immersiontête lapremièredanslaCrise.Cedestind'orphelinavantl'heureavaitdequoicaptiverl'imaginationd'ungarçoncommemoi, si bien enraciné dans sa famille, son milieu, ses institutions, qui sortait tout juste de la couveuseaffective ; ce destin d'orphelin avant l'heure avait laissé Ira libre de se lier à ce qu'il voulait, mais sansattachesaucunes,aupointdesedonneràquelquechosepresqued'entréedejeu;desedonnersansretenueetpourtoujours.TouteslesraisonspossiblesetimaginablesprédisposaientIraàl'utopisme.Maispourmoi,avecmesattaches,iln'enallaitpasdemême.Quandonn'estpasorphelindebonneheure,qu'aucontraireonestliéàsesparentsdemanièreintensependanttreize,quatorze,quinzeans,lezizipousse,onperdsoninnocence, on recherche son indépendance, et si la famille n'est pas névrosée, on vous laisse partir,commencer à être un homme, c'est-à-dire vous préparer à choisir de nouvelles allégeances, de nouvellesaffiliations,lesparentsdel'âgeadulte,ceuxqu'onélit,ceuxqu'onaimeoupas,àsaconvenance,puisqu'onn'estpastenudelesreconnaîtrepardel'amour.

Comment les choisit-on ? Par une série de hasards, et pas mal de volonté. Comment entrent-ils enrapport avec vous, vous avec eux ? Qui sont-ils ? Qu'est-ce donc que cette généalogie qui n'est pasgénétique?Dansmoncas,cefurentdeshommesauprèsdesquelsjememisenapprentissage,depuisPaineetFastenpassantparCorwinetMurray,jusqu'àIraetau-delà–ceshommesquim'enseignèrentetdontjesuisissu.Tousfurentremarquablesàmesyeux,chacunàsamanière,personnalitésaveclesquellessecolleter,mentors qui incarnaient ou épousaient des idées puissantes et quim'enseignèrent les premiers commentnaviguerdanslemonde,avecsesexigences.Despèresadoptifs,dontjedusmedéfausseraufuretàmesure,avec leur héritage, qui durent disparaître pour permettre d'accéder à l'état d'orphelin absolu, l'âged'homme.Celuioùonseretrouvelivréàsoi-mêmeaucœurduproblème.

LeoGlucksmanétaitaussiunancienGI,àcettedifférenceprèsqu'ilavaitserviaprèslaguerreetn'avaitquedanslesvingt-cinqans;avecsesjouesrosesetsonvisagepoupin,ilneparaissaitpasplusvieuxquesesétudiantsdepremièreoudeuxièmeannée.Luiquin'avaitpasencorefinisathèsedelittératureseprésentaitdevant nous à chaque cours vêtu d'un costume trois pièces noir et d'un nœud papillon rouge sombre,habillédemanièreplusprotocolairequen'importequelprofesseurplusâgé.Dèslespremiersfroids,onlevoyait traverser la cour d'honneur drapé dans une cape noire, ce qui, même sur un campus aussiexceptionnellement tolérant à l'égarddesparticularismes etde l'excentricité, aussi compréhensif à l'égarddesoriginauxetdeleurssingularités,chatouillaitsesétudiants.Àleurs:«B'jourprofesseur»lancésd'unevoixjoyeuse(etamusée),ilrépondaitparuncoupsecdesacanneàemboutmétalliquesurletrottoir.Aprèsavoir,unefind'après-midi,jetéunbrefcoupd'œilsurLePantindeTorquemada–carpourenflammersonadmiration j'avais eu l'idée de lui apporter ma pièce avec la dissertation qu'il nous avait donnée sur laPoétiqued'Aristote–ilbalançamonœuvresursonbureaud'unairdégoûté,àmagrandesurprise.

Sondébit était rapide, son ton féroce impitoyable–onne retrouvaitpasdans samanièredeparler lepetitgéniemaniéréet tropélégant,douillettementperché sur le coussinde son siège,derrière sonnœudpapillon.Ilyavaitundivorceentrelarondeurdesasilhouetteetsapersonnalitéanguleuse.Sesvêtements,eux, renvoyaient à un troisièmepersonnage. Sa polémique à unquatrième, sans affectation celui-là, vraicritique adulte qui me dénonçait les dangers de la tutelle d'Ira et me montrait comment prendre une

positionmoinsrigidefaceàlalittérature.C'étaitprécisémentcequej'attendaisdansmanouvellephasederecrutement.Soussahoulette,jemetransformaibientôtendescendantnonplusdemaseulefamillemaisdupassé,héritierd'uneculturequiallaitbienau-delàdecelledemonmilieu.

« L'art comme arme ? » me dit-il. Il mettait un tel mépris dans ce dernier mot qu'il en devenaiteffectivementunearme.«L'artquiprendrait lespositionsqu'ilfautsurtouslessujets?L'artquiseferaitl'avocat du bien commun ? Où êtes-vous allé chercher ça ? Qui vous a dit que l'art est une affaire deslogans ?Quivousaditque l'art estau servicedu“peuple” ?L'artestau servicede l'art, sinon iln'yenauraitpasquiméritel'attention.Pourquoiécrirait-ondelalittératuresérieuse,monsieurZuckerman?Pourdésarmer lesennemisducontrôledesprix?Onécritde la littératuresérieusepourécrirede la littératuresérieuse.Vousvoulezvousrévoltercontrelasociété?Jevaisvousdirecommentfaire:écrivezbien.Vousvoulez embrasser une cause perdue ? Alors n'allez pas vous battre pour les classes laborieuses. Elles s'entireronttrèsbientoutesseules.EllesvontsedonneruneindigestiondePlymouth.Letravailleurviendraàboutdenoustous–desonabsencedecervelledécouleralachienlitquiestledestincultureldecepaysdebéotiens.Nousauronsbientôtcheznousquelquechosedebienplusredoutablequeladictaturedespaysanset des ouvriers – nous aurons la culture des paysans et des ouvriers. Vous voulez une cause perdue àdéfendre?Battez-vouspourlemot.Paslemotdehautvol,lemotexaltant,lemotprocecietanticela;paslemotquidoit claironner aux gens respectables que vous êtes quelqu'unde formidable, d'admirable, decompatissant, qui prend le parti des exploités, des opprimés.Non, battez-vous pour lemot qui dise auxquelquesrarespersonnesquilisentencoreetquisontcondamnéesàvivreenAmérique,quevousprenezlepartidumot.Votrepièce,c'estde lacrotte.Elleesteffroyable.Elleestexaspérante.C'estde lacrottedepropagande, c'est brut, primaire, simpliste. Ça noie le monde sous les mots. Et ça porte aux nues lapuanteurdevotrevertu.Rienn'estplusfatalàl'artqueledésirdel'artistedeprouverqu'ilestbon.Quelletentation terrible, l'idéalisme ! Il faut que vous parveniez àmaîtriser votre idéalisme, et votre vertu toutautantquevotrevice,ilfautparveniràlamaîtriseesthétiquedetoutcequivouspousseàécrireaudépart:votreindignation,votrehaine,votrechagrin,votreamour!Dèsquevouscommencezàprêcher,àprendreposition,àconsidérerquevotrepointdevueestsupérieur,entantqu'artistevousêtesnul,nuletridicule!Pourquoi écrire cesproclamations ?Parcequequandvous regardez autourde vous vous êtes “choqué” ?Parcequequandvous regardezautourdevousvousêtes“ému” ?Lesgens renoncent trop facilement, ilstruquentleurssentiments.Ilsveulentéprouverdessentimentstoutdesuite,alorsilssont“choqués”,ilssont“émus”, c'est leplus facile.Et leplusbête.Sauf exception rarissime,monsieurZuckerman, ce “choc”esttoujourstruqué.Desproclamations!L'artn'aquefairedesproclamations!Enlevezvotreaimablemerdedemonbureau,jevousprie.»

Madissertation(etmapersonneengénéral)luifitmeilleureimpression,etaurendez-voussuivant,ilmedéconcerta–pasmoinsqueparsavéhémenceàproposdemapièce–enm'ordonnantd'assisterauconcertqui serait donné le vendredi soir à l'Orchestra Hall par l'Orchestre symphonique de Chicago sous ladirectiondeRafaelKubelik–unconcertBeethoven.«VousavezdéjàentenduRafaelKubelik?–Non.–EtBeethoven?–J'enaientenduparler,oui.–Maisvousl'avezentendujouer?–Non.»

Je retrouvai Leo sur Michigan Avenue, devant l'Orchestra Hall, une demi-heure avant le début duconcert;ilportaitlacapequ'ils'étaitfaitfaireàRome,avantd'êtredémobilisé,en1948,etmoileduffle-coatachetéchezLarkeyàNewark, enprévisiondeshiversglacésduMidwestoù j'irais à la fac.Une foisassis,monprofesseurtiradesaserviettelapartitiondechaquesymphonieauprogramme,etpendanttoutleconcert, au lieu de regarder l'orchestre sur scène, commeon était censé le faire, croyais-je, sauf dans lesmomentsoù l'on fermait les yeux sous le coupde l'émotion, il fixa ses genouxet, avec la concentrationconsidérablequiétaitlasienne,suivitsurlaportéetandisquelesmusiciensjouaientl'ouverturedeCoriolan

etlaQuatrième,puis,aprèsl'entracte, laCinquième.LesquatrepremièresnotesdelaCinquièmemisesàpart,jen'auraispassudistingueruneœuvred'uneautre.

Aprèsleconcert,nousprîmesletrainpourrentrerdansleSouthSideetallâmesdanssachambreàlaCitéinternationale, résidence universitaire à l'architecture gothique située sur le Midway, et qui abritait laplupartdesétudiantsétrangersde l'université.Filsd'unépicierduWestSide,LeoGlucksmanse trouvaitlégèrementmieux disposé à tolérer leur proximité dans son couloir – odeurs de cuisine, etc. – qu'il netolérait ses compatriotes.La chambreoù il vivait étaitplus exiguë encoreque la cellulequi lui servaitdebureauàl'université.Ilnousfitduthédansunebouilloireposéesuruneplaquechauffanteàmêmelesol,coincée entre les piles d'imprimés divers qui s'alignaient contre le mur. Il prit place à son bureau quidisparaissaitsouslesbouquins,sesjouesrondeséclairéesparlalampeàcoldecygne,tandisquejem'asseyaisdanslapénombre,parmid'autrespilesdelivres,surleborddesonétroitlitdéfait,àguèreplusdecinquantecentimètres.

Jemefaisaisl'effetd'êtreunefille,oud'éprouvercequ'unefilleéprouveàseretrouverentêteàtêteavecun garçon intimidant qui nourrit une admiration trop manifeste pour ses seins. Ma timidité subite fitricanerLeo,etaveclemêmerictusécœuréqu'ilavaitarboréenentreprenantdedémolirmacarrièreàlaradio, ilm'annonça :«N'ayezpaspeur, jenevaispasvous toucher.Je trouvesimplement insupportableque vous soyez si conventionnel, bordel ! » Et derechef, il se lança dans une introduction à SørenKierkegaard.Ilvoulaitme lirecequeKierkegaard,dont lenomnem'étaitpasplus familierqueceluideRafaelKubelik,avaitdéjàsupputéaufinfonddeCopenhague,centansauparavant,àproposdu«peuple»,qu'il appelait le « public », nom approprié selon Leo pour dénoter cette abstraction (cette « abstractionmonstrueuse»,ce«quelquechosequienglobetoutetquin'estrien»,ce«néantmonstrueux»,commel'écrivait Kierkegaard, « ce vide désert et abstrait qui est tout et rien »), et que j'avais évoqué avec unesentimentalité mièvre dans mon scénario. Kierkegaard détestait le public. Leo détestait le public, et s'ilm'avaitfaitvenirdanssachambresombre,aprèsleconcertdecevendredietdesvendredissuivants,c'étaitprécisémentpoursauvermaprosedelaperditionenm'amenantàhaïrlepublic,moiaussi.

«Toutepersonnequialulesauteursclassiques,lutLeo,saitqu'unCésarnereculaitdevantrienpourtuerletemps.Demême,lepublicaunchienpours'amuser.Cechienestlaliedumondelittéraire.Qu'unêtresoit supérieur aux autres, qu'il soit même un grand homme, alors, on lance le chien contre lui, et lesréjouissancescommencent.Lechien lui sauteaprès, il sependà sesbasques, il sepermet toutes sortesdeprivautés déplacées jusqu'à ce que le public se lasse du spectacle et permette qu'il cesse. Je propose cetexemplepourmontrercommentlepublicopèrelenivellementpar lebas.Ceuxquisontsupérieurs,plusforts,illesfaitmaltraiter;quantauchien,ildemeurechien,etméprisédupubliclui-même...Lepublicn'apasderemords–iln'apasvoulurabaisserquiquecesoit,ilcherchaittoutjusteàs'amuser.»

Cepassage,bienplussignificatifauxyeuxdeLeoqu'ilnepouvaitl'êtreauxmiensàl'époque,constituaitnéanmoins une invitation à devenir comme lui « quelqu'un de supérieur » ; une invitation à devenircommelephilosophedanoisKierkegaard–et lui-mêmetelqu'ilsevoyaitàbrèveéchéance–un«grandhomme ». Je devins donc l'élève docile de Leo Glucksman, et, par son entremise, celui d'Aristote, deKierkegaard, de Benedetto Croce, de Thomas Mann, d'André Gide, de Joseph Conrad, de FedorDostoïevski... tant et sibienquemonattachementpour Ira– ainsiquepourmamère,monpère,monfrère,etmêmeleslieuxoùj'avaisgrandi–sefissura,croyais-je,departenpart.Audébutd'uneéducation,quandl'espritsetransformeenarsenaldelivres,pourpeuqu'onsoitjeune,impudent,qu'onsautedejoieàdécouvrirtoutel'intelligencestockéesurlaplanète,onatendanceàexagérerl'importancedecettenouvelleréalitéeneffervescence,etàconsidérertout lerestecommemineur.Avec lacomplicitéde l'intransigeantLeoGlucksman,parsabileetsesmaniestoutautantqueparsoncerveautoujoursenbatterie–c'estcequejefis,detoutesmesforces.

Lesvendredissoir,danssachambre,lecharmeopérait.Toutelapassionnonsexuelledontilétaitcapable(ainsiqu'unebonnepartdepassionsexuellequ'ildevaitrefouler),il l'arc-boutaitcontrechaqueidéedontj'étaisconstitué,etsurtoutcontremaconceptionvertueusedelamissiondel'artiste.Cesvendredissoir,Leom'entreprenaitcommesi j'étais ledernierétudiantde laplanète.Jecommençaisàavoir l'impressionquetout lemondem'injectait savisiondumonde.Faire l'éducationdeNathan.Telétait lecredodechaquepersonneàquij'osaisdirebonjour.

Àprésent,parfois,quandjemepenchesurmonpassé,j'ail'impressionquemavieseramèneàl'écouted'un discours-fleuve. Tantôt la rhétorique en est originale, tantôt plaisante, tantôt en carton-pâte (lediscoursdel'incognito);tantôtelleestfébrile,tantôtterreàterre;illuiarrived'êtrepointuecommeuneaiguille,et je l'écoutedepuisaussi longtempsquemamémoire remonte.Cequ'il fautpenser,cequ'ilnefaut pas penser ; ce qu'il faut faire, ce qu'il ne faut pas faire ; qui détester, qui admirer ; les causes àembrasser,lemomentdes'enémanciper;cequifaitjouir,cequifaitmourir,cequiestdigned'éloges,cequineméritepasqu'ons'yarrête;cequiestnuisible,cequiestdelamerde,commentgarderl'âmepure.Àcroirequemeparlerneposedeproblèmeàpersonne.Peut-êtreest-ce laconséquencedufaitque,depuisbiendesannées,monexpressionsuggèrequej'aibesoinqu'onmeparle.Quellequ'ensoitlaraison,lelivredemavieestunlivreàplusieursvoix.Lorsquejemedemandecommentjesuisarrivéoùjesuis,laréponsemesurprend:«Enécoutant.»

Serait-ce là le dramedemeuré invisible ?Tout le restene serait-il qu'unmasque cachant le fait que jem'obstinais à prendre le mauvais chemin ? Les écouter. Les écouter parler. Phénomène en tout pointstupéfiant.Chacunperçoitl'expériencenonpascommequelquechoseàvivre,maiscommequelquechoseàvivrepourpouvoirenparler.Pourquoiça?Pourquoiveulent-ilsquejelesécoute,euxetleursarias?Oùa-t-il été décidé que j'étais venu au monde pour ça ? Ou bien n'étais-je moi-même depuis le début, parprédispositionautantqueparchoix,qu'uneoreilleenquêted'unmot?

«Lapolitiqueestlagrandegénéralisatrice,meditLeo,etlalittératurelagrandeparticularisatrice,etellessontdansunerelationnonseulementd'inversion,maisd'antagonisme.Pourlapolitique,lalittératureestdécadente,molle,sanspertinence,ennuyeuse,ellealatêtemalfaite,elleestmorne,ellen'apasdesensetnedevrait même pas exister. Pourquoi ? Parce que la pulsion particularisatrice est l'essence même de lalittérature.Commentpeut-onêtreartisteetrenonceràlanuance?Maiscommentpeut-onêtrepoliticienetadmettrelanuance?Rendrelanuance,telleestlatâchedel'artiste.Satâcheestdenepassimplifier.Mêmequandonchoisitd'écrireavecunmaximumdesimplicité,àlaHemingway,latâchedemeuredefairepasserlanuance,d'éluciderlacomplication,etd'impliquerlacontradiction.Nonpasd'effacerlacontradiction,delanier,maisdevoiroù,àl'intérieurdesestermes,sesituel'êtrehumaintourmenté.Laisserdelaplaceauchaos, luidonnerdroitdecité.Il faut luidonnerdroitdecité.Autrement,onproduitde lapropagande,sinonpourunpartipolitique,unmouvementpolitique,dumoinsunepropagandeimbécileenfaveurdelavieelle-même–lavietellequ'elleaimeraitsevoirmiseenpublicité.Aucoursdescinq,sixpremièresannéesde laRévolutionrusse, les révolutionnairesclamaient :“L'amour libre,nousaurons l'amour libre !”maisunefoisaupouvoir,ilsn'ontpaspulepermettre.Eneffet,qu'est-cequel'amourlibre?C'estlechaos.Etilsn'envoulaientpas,duchaos.Cen'étaitpaspourçaqu'ilsavaientfaitleurrévolutionglorieuse.Ilsvoulaientquelque chose de soigneusement discipliné, organisé, contenu, de scientifiquement prévisible, si possible.L'amour libre perturbe l'organisation, la machine sociale, politique, culturelle. L'art aussi perturbel'organisation.Lalittératureperturbel'organisation.Nonpasqu'ellesoitdemanièreflagrante,voiresubtile,pour ou contre quelque chose. Elle perturbe l'organisation parce qu'elle n'est pas générale. La natureintrinsèqueduparticulier,c'estd'êtreparticulier,etlanatureintrinsèquedelaparticularité,c'estdenepaspouvoirêtreconforme.Quandongénéraliselasouffrance,onalecommunisme.Quandonparticularisela

souffrance,onalalittérature.Decettepolariténaîtleurantagonisme.Maintenirleparticulierenviedansunmondequi simplifieetgénéralise,c'est labatailledans laquelle s'engager.Onn'estpasobligéd'écrirepourlégitimerlecommunisme,onn'estpasobligéd'écrirepourlégitimerlecapitalisme.Onestendehorsdel'uncommedel'autre.Sil'onestécrivain,onnefaitpasplusallianceaveclepremierqu'aveclesecond.Onvoitladifférence,oui,et,biensûr,onsaitquecetteintox-civautunpeumieuxquecetteintox-là,oubienquecette intox-là vautunpeumieuxque cette intox-ci.Unpeuoubeaucoupmieux.Maisonvoitl'intox.Onn'estpasunemployédugouvernement.Onn'estpasunmilitant.Onn'estpasuncroyant.Onentretientdesrapportsd'uneautrenatureaveclemondeetcequis'ypasse.Lemilitantintroduitunefoi,une vaste convictionqui changera lemonde, et l'artiste introduit unproduit qui n'a pas de place en cemonde.Quine sertà rien.L'artiste, l'écrivain sérieux, introduitdans lemondequelquechosequine s'ytrouvaitpasaudépart.QuandDieuafaitenseptjourslesoiseaux,lesfleuves,lesêtreshumains,iln'apaseudixminutesàconsacreràlalittérature.Iln'ajamaisdit:“Etpuisilyauralalittérature.Certainsl'aimeront,certainsenserontobsédés,ilsvoudrontlafaire...”Non,non.Sionluiavaitdemandéàcemoment-là:“Ilyaura des plombiers ?” il aurait dit : “Oui, il y en aura. Puisqu'ils auront desmaisons, il leur faudra desplombiers.–Etdesmédecins?–Oui,parcequ'ilstomberontmalades,illeurfaudradesmédecinspourleurprescriredespilules.–Etdelalittérature?–Delalittérature?Qu'est-cequevousracontez?Àquoiçasert?Où on la case ? S'il vous plaît ! Moi, je suis en train de créer un univers, pas une université. Pas delittérature!”»

L'intransigeance, irrésistible attribut de Tom Paine, d'Ira, de Leo et de JohnnyO'Day. Si jem'étaisrenduàEastChicagopour rencontrerO'Day,dèsmonarrivée àChicago– cequi était l'idéededépartd'Ira –,ma vie d'étudiant,ma vie tout court peut-être aurait pu rencontrer d'autres séductions, d'autrespressions;peut-êtremeserais-jemisendevoird'abandonnerlescontraintessécurisantesdemonmilieuetdemonéducation,souslaférulepassionnéed'unmonolithebiendifférentdel'universitédeChicago.Maisà cause de la somme de travail requise par mes études, ainsi que par le programme annexe de MrGlucksmanpourmedéconventionnaliserl'esprit,ilmefallutattendreledébutdécembrepourm'accorderunsamedimatinetprendreuntrainquim'amèneaumentord'IraRingolddansl'armée,cemétalloqu'ilm'avaitunjourdécritcomme«marxistedelatêteauxpieds».

LaSouthShoreLinepassaità l'anglede laSoixante-troisièmeRueetdeStonyIslandStreet,unquartd'heureàpieddemarésidenceuniversitaire.Jemontaidanslewagonorange,prisunsiège,lecontrôleurénuméralesnomsdesvillescrasseusesdelaligne,«Hegeswisch,Hammond,EastChicago,Gary,MichiganCity,SouthBend»,etjefusdenouveauémucommesij'entendaisOnaNoteofTriumph.Moiquivenaisdunord industriel duNew Jersey, jeme trouvais face àdespaysages rienmoinsqu'insolites.Cheznousaussi, depuis l'aéroport, lorsqu'on regardait vers le sud les villes d'Elizabeth, de Linden, de Rahway, onvoyaitàl'horizonleréseaucomplexedesraffineries,onsentaitleursodeursméphitiques,quandlespanachesdefeus'élevaientde leurs tours,consumant legazdupétroledistillé.ÀNewark,nousavions,nousaussi,d'énormesusinesetdepetitsateliers,nousavionslacrassenoire,nousavionslesodeurs,lequadrillagedesrails,lestamboursd'acier,lesmontagnesdecopeauxmétalliques,etlesterrilshideux.Nousavionslafuméenoire des hauts-fourneaux, des nuages de fumée jaillis de tous les côtés, la puanteur, celle des usineschimiques,celledumalt,etcelledesporcheriesSecaucus,quidéferlaientsurlequartierlesjoursdegrandvent.Etpuisnousavionsdestrainscommecelui-ci,quiroulaientsurdesquais,àtravers lesmarécages,àtraverslesjoncsetlesroseaux,l'eauàpertedevue.Lacrassenousl'avions,etlapuanteur,maiscequenousn'avionspasetnepouvionsavoir,c'étaitHegeswich,oùl'onfabriquaitdestanksdeguerre.Nousn'avionspasHammond,où l'onconstruisait les tabliersdesponts.Nousn'avionspasces silosàblémétalliques lelong du canal d'expédition qui arrivait de Chicago.Nous n'avions pas ces hauts-fourneaux ouverts qui,

lorsquelesusinesdéversaientleuracier,éclairaientuncielrougeque,parnuitclaire,jepouvaisvoirdepuismonfoyerjusqu'àGary.Nousn'avionspasUSSteel,niInlandSteel,JonesLaughlin,StandardBridgeetUnion Carbide, ni Standard Oil de l'Indiana. Nous, nous avions ce qu'avait le New Jersey : ici, aucontraire, se trouvait concentrée la puissance du Midwest. Ce qu'ils avaient, eux, c'était une aciérie àl'échellededeuxÉtats,déployéesurdeskilomètresetdeskilomètreslelongdulac,laplusvastedumonde,des fourneaux à coke etd'autres àoxygènequi transformaient lemineraide fer en acier,des louches enhauteur transportant des tonnes d'acier en fusion,métal brûlant qui coulait comme de la lave dans desmoules, et, parmi ce crépitement d'étincelles, cette poussière, ce danger, ce bruit, travaillant à destempératuresdequarantedegrés,absorbantdesvapeursquipouvaientleurruinerlasanté,deshommesautravail vingt-quatre heures sur vingt-quatre, des hommes à un travail jamais achevé. Cette Amérique-làn'était pasmon pays natal, ne le serait jamais, et pourtant, ellem'appartenait en tant qu'Américain. Jeregardaiparlavitredutrain–ettandisquejeconsidéraiscepaysagemoderne,expressiond'unetechniquedepointe,parfaitemblèmeduvingtièmesiècleindustrieletpourtantimmensesitearchéologique,aucunfaitdemavienemesemblaplussérieux.

À ma droite, je voyais des rangées entières de bungalows nappés de suie ; c'étaient les maisons desmétallos, avec des tonnelles et des baignoires d'oiseaux dans leurs petites cours-jardins, et derrière cesmaisons,lesruesoùs'alignaientlesboutiquesdeplain-pied,ignominieuses,oùlesfamillesallaientfaireleurscourses ; la vue de cette vie quotidienne des métallurgistes eut sur moi un tel impact, avec son côtérudimentaire,sonaustérité,l'âpretéd'unmondeoùlesgensétaientpiedsetpoingsliésparleursdettes,leurstraites,jefussiinspiréparlapensée:Pourletravailleplusdur,lesalaireminimal;pours'éreinteràlatâche,lesplushumblesrécompenses–que,faut-illedire,messentiments,quin'auraientenrienparubizarresàIra,auraienteffaréLeoGlucksman.

«Alorselleestcomment,cettefemmequel'HommedeFeraprise?»tellefutpresquelapremièrechosequemeditO'Day.«Peut-êtrequ'ellemeplairaitsijelaconnaissais,maisça,c'estunimpondérable.Parmiles gens que j'estime, certains ont des amis intimes quime laissent froid. La bourgeoisie confortable, lecercleoù il vit avec elle, àprésent... jemedemande.C'estunproblèmeavec les épouses, engénéral.Laplupartdesgarsquisemarientsonttropvulnérables–ilsoffrentdesotagesàlaréactionenlapersonnedeleurfemme,deleursenfants.Etc'estcommeçaqu'échoitàunepetitecoteriedecélibatairesendurcislesoindeveilleràcesurquoiondoitveiller.C'estvraiqu'onenaassez,c'estvraiqueçadoitêtrebiend'avoirunfoyer,une femmedoucequivousattend le soir,etpourquoipasunoudeuxgosses.Mêmeceuxquiontcompris les tenants et aboutissants du problème en ont marre parfois. Mais, moi, ma responsabilitéimmédiate, c'est le salairehorairede l'ouvrier, et pour cet ouvrier, jene fais pas ledixièmede ceque jedevraisfaire.Quelquesoitlesacrificequis'impose,ilnefautjamaisoublierquedesmouvementscommeceux-civontverslehaut,toujours,quellesquesoientlesdonnéesduproblèmeimmédiat.»

Leproblèmeimmédiat,c'estqu'O'Days'étaitfaitvirerdusyndicat,etqu'ilavaitperdusonboulot.J'allailevoirdansunmeublédontiln'avaitpaspayéleloyerdepuisdeuxmois;il luirestaitunesemainepourrassemblerl'argent,fautedequoiilseretrouveraitàlarue.Sapetitechambreavaitunefenêtredonnantsurunpande ciel, et elle était bien tenue. Lematelas du lit à une place n'était pas posé sur un sommier àressortsmaissuruncadredefer;lelitétaitfaitavecsoin,aucarré,même;quantauchâlitdefervertfoncé,sapeinturen'étaitnigrifféeniécaillée,contrairementàcelleduradiateurbruyant,mais iloffrait toutdemême un spectacle démoralisant. À bien y regarder, le mobilier n'était pas plus sommaire que dans lachambredeLeoàlaCitéinternationale,maisl'auradedésolationquis'endégageaitmepritparsurpriseet,jusqu'à ce que la voix d'O'Day, sa voix tranquille, étale, et son élocution précise aient éclipsé par leurpuissancetouteautreprésenceque lasiennepropre, j'eusenviedemeleverpourm'enfuir.Onauraitditquecequinesetrouvaitpasdanslapièceavaitdisparudumonde.Dèsl'instantqu'ilparutàlaporte,mefit

entrer,etm'invitapolimentàm'asseoirenfacedeluidansl'undesdeuxfauteuilsdebridgedelachambre,àunetabletoutjusteassezgrandepoursamachineàécrire,j'euslesentimentnonpastellementquetoutavaitétéarrachéàO'Dayendehorsdecetteexistence,mais,pire,qu'O'Days'étaitarraché lui-même,demanièrepresquefatale,àtoutcequin'étaitpascetteexistence.

Àprésentjecomprenaiscequ'Irafaisaitàlabicoque.Àprésentjecomprenaisoùavaitgermél'idéedelabicoque,jesaisissaiscedépouillementabsolu–cetteesthétiquedulaid,tellementintolérableauxyeuxd'EveFrame–quirendaitsonhommesolitaire,monacal,maisledébarrassaitdumêmecoupdesesimpedimenta,pourlelaisserlibre,audacieux,déterminé,inébranlable.Cequelachambred'O'Dayreprésentait,c'étaitladiscipline, cette discipline qui dit : J'ai beau avoir tous les désirs que je veux, je sais me limiter à cettechambre.Onpeuttoutrisquerquandonalacertitudequ'auboutducompteonestenmesuredesupporterlechâtiment;etcettechambrefaisaitpartieduchâtiment.Elleinspiraitdessentimentsnetssurlerapportentre liberté et discipline, le rapport entre liberté et solitude, entre liberté et châtiment. La chambred'O'Day, sa cellule, était l'essence spirituelle de la bicoque d'Ira. Et où était l'essence spirituelle de lachambred'O'Day?Jeledécouvrisquelquesannéesplustard,lorsd'unvoyageàZurich,quandjetrouvailamaisonportantlenomdeLéninesuruneplaquecommémorative,etque,graissantd'unepoignéedemarkssuisses lapattedugardien, j'obtinsdevoir lachambred'anachorèteoù le fondateurdubolchevismeavaitpasséunanetdemid'exil.

Le physique d'O'Day n'aurait pas dû me surprendre. Ira me l'avait décrit exactement tel qu'il étaitencore:untyped'unmètrequatre-vingts,bâticommeunhéron,maigre,nerveux,unvisageenlamedecouteau,descheveuxgrisenbrosse,desyeuxquisemblaienteuxaussiavoirgrisonné,ungrandnezacérécommeunelameetunepeau–uncuir–bientropridéepourunquadragénaire.Maiscequ'Iranem'avaitpas décrit, c'est que le fanatisme lui donnait l'apparence d'un homme incarcéré dans son corps pour ypurgerlalourdepeinequ'étaitsavie.C'étaitl'apparenced'unhommequin'apaslechoix.Sonhistoireaétéécrited'avance.Ilnechoisitrien.S'arracheràtoutcequin'estpassacause,voilàcequiluiresteàfaire.Iln'estsensibleàriend'autre.Au-delàdesonphysiquequiestunfilamentd'acier,d'unefinesseenviable,sonidéologiea,elleaussi,letranchantd'unoutil,lescontourscoupantsdufuselageduhéron.

O'Day,m'avaitracontéIra,transportaitunpunching-bagdanssonpaquetage,àl'armée;ilétaitsirapideetsifortqu'ilpouvaitrosserdeuxoutroisgarsenmêmetemps,«encasdeforcemajeure».Ausouvenirdecedétail, j'avaispassé levoyageàmedemanders'ilyauraitunpunching-bagdanssachambre.Etilyenavaitun.Iln'étaitpaspendudansuncoinàhauteurdetête,commejel'avaisimaginé,etcommeill'auraitétédansungymnase.Ilgisaitparterre,surleflanc,contreuneportedeplacard;c'étaitungrossacdecuiren goutte d'eau, si vieux et si fatigué qu'on aurait plutôt dit l'organe décoloré d'un cadavre d'animal –commesi,poursemaintenirenforme,O'Days'entraînaitsurletesticulearrachéàunhippopotamemort.Idéesaugrenue,maisque,àcausedemapeurdelui,audébut,jenepouvaischasserdemonesprit.

Jemerappelaislesparolesqu'ilavaitprononcéeslesoiroùilavaitdéversésesfrustrationsàIraparcequ'ilneparvenaitpasà«construirelePartiicimême,dansleport»:«Jesuispasfameux,commeorganisateur,c'estvrai. Il faut savoirprendre lesbolcheviques timoréspar lamain,etmoi, je seraisplutôtportéà leurcognerlacaboche.»Jemerappelaiscetteformule,car,aussitôtrentréchezmoi,jel'avaismisedanslapiècepour la radio que j'étais en train d'écrire, une pièce sur une grève dans une aciérie, où chaque perle del'argotd'O'Dayressortaitintactedanslabouched'uncertainJimmyO'Shea.O'DayavaitunjourécritàIra:«JesuisenpassededevenirlesalopardofficielàEastChicagoetsesenvirons,cequiveutdirequejenevaispastarderàmeretrouverCitédelaCogne.»CitédelaCognefutletitredemapiècesuivante.C'étaitplus fort que moi. Je voulais traiter des choses qui me semblaient importantes, et les choses qui mesemblaientimportantesétaientjustementcellesquejeneconnaissaispas.Alors,aveclepeudemotsdontje

disposais, jetransformaisinstantanémenttoutematièreenagit-prop,sibienque,enquelquessecondes, jeperdaisl'importancedel'important,etl'immédiatetédel'immédiat.

O'Dayn'avait pas le sou, et leParti était troppauvre lui-mêmepour lepayer commepermanent, oupour lui apporter la moindre aide financière, si bien qu'il passait ses journées à écrire des tracts qu'ildistribuaitauxportesdesusines,enprenantlesquelquesdollarsversésensecretparsesvieuxpotesmétallospourpayerlepapier,lalocationdelaronéo,etuneagrafeuse;àlafindelajournée,ildistribuaitsestractslui-mêmedanslavilledeGary.Lestroissousqu'illuirestaitluiservaientàsenourrir.

«MoncombatcontreInlandSteeln'estpasfini»,medit-il,allantdroitauvifdusujet.Ilmeparlaitsansdétourcommesij'étaissonégal,unalliésinondéjàuncamarade,etcommesiIraluiavaitdonnéàpenserque j'étaisdeux foisplus âgé, cent foisplus indépendant etmille foisplus courageuxque jene l'étais enréalité.«Mais,apparemment,ladirectionetlesanticommunistesdel'USA-CIOm'ontfaitvireretmettresurlalistenoirepourdebon.D'unboutàl'autredupays,danstouslesmilieux,ons'efforced'écraserleParti.Ilsnesaventpasquecen'estpaslaCIOdePhilMurrayquidécidedesgrandsproblèmeshistoriques.Prends la Chine, par exemple. Ici c'est le travailleur américain qui décidera des grands problèmeshistoriques.Dansmabranche,ilyadéjàplusdecentmétallurgistesauchômageadhérantausyndicatlocal.C'estlapremièrefoisdepuis1939qu'iln'yapasplusd'emploisqued'hommes,etmêmelesmétallurgistes,quisontlesplusobtusdessalariés,commencentenfinàremettreladonneenquestion.Çavient,çavient,jet'assurequeçavient.N'empêcheque j'ai été traînédevant lescadresdu syndicat local, etviréàcausedemonappartenanceauParti.Cessalaudsnevoulaientpasmevirer,ilsvoulaientannulermonadhésion.Lapressescélérate,quim'adanslecollimateur,ici,tiens,dit-ilenmetendantunecoupureposéeàcôtédelamachineàécrire,c'estleGaryPostTribuned'hier.Lapressescélérateenauraitfaitseschouxgras,etalorsmêmequej'auraispugardermacartedemétallo,onseseraitpassélemotchezlesentrepreneursetlamafiadespatronspourmemettresurlalistenoire.Lesaciéries,c'estuneindustriefermée;mefaireexpulserdusyndicatsignifiequejeperdslapossibilitédetravaillerdansmondomaine.Ehbien,qu'ilsaillentaudiable!Jelutteraimieuxdepuisl'extérieur.Lapressescélérateetlesfauxjetonsdusyndicat,l'administrationbidondes villes de Gary et d'East Chicago me considèrent comme dangereux ? Très bien. On essaie dem'empêcher de gagnerma vie ? Parfait.Moi, je n'ai personne à charge, et je ne dépends pas non plusd'amis,defemmes,deboulots,nidetouteautrebéquilleconventionnelledansl'existence.Jemedébrouillequandmême.SileGaryPost»,ilmerepritpourlapliersoigneusementlacoupurequejen'avaispasosélirependantqu'ilparlait,«et leHammondTimes et tous lesautrespensentqu'ilsvontarriverànouschassertous,lesrouges,ducomtédesLacsparcegenredetactique,ilssefourrentledoigtdansl'œil.S'ilsm'avaientfichulapaix,jeseraissansdoutebientôtpartitoutseul.Maislà,jen'aiplusdequoipartiroùquecesoit,alorsilleurfaudrabiencompteravecmoi.Àlaportedesusines,quandjedistribuemestracts,lesouvriersmefontbonaccueil,engros,ilssontintéressés.IlsmefontleVdelavictoire,etc'estdansdesmomentscommeçaquejetrouvemoncompte.Onanotrelotdetravailleursfascistes,biensûr.L'autresoir,lundi,pendantquejedistribuaismestractsàlaGrandeUsinedeGary,ungrospleindesoupeacommencéàmetraiterdetraîtreetdeconnard.Ilenavaitpeut-êtreencored'autresenréserve,maisjen'aipasattendudelesentendre,etj'espèrequ'ilaimelasoupeetlesbiscuitsàlacuillère.Tuleraconterasàl'HommedeFer»,medit-ilensouriantpourlapremièrefois,maisd'unemanièrepénibleàvoir,commesiseforceràsourireétaitparmileschoseslesplusdifficilespourlui.«Dis-luiquejetiensencorelaforme.Allez,viens,Nathan»,dit-il, et je fus chagrinéd'entendre cet ouvrier au chômagem'appeler parmonprénom (en fait, ce quimechagrinait, c'étaient l'obsessiondemes études,mon sentimentde supérioriténaissant,mondésintérêt del'engagementpolitique)quandjevenaisjustedel'entendredécrire,delamêmevoixtranquille,étale,aveclamêmediction soignée, et avecune familiarité intimequine semblaitpas livresque, les grands problèmeshistoriques,laChine,1939,etpar-dessustout,évoquerl'amèreabnégationsacrificiellequelui imposaitsa

missionquantauxsalaireshoraires.«Nathan»,delavoixmêmequim'avaitdonnélachairdepoulequandilavaitdit:Çavient,çavient,jet'assurequeçavient.«Onvaallertechercherdequoimanger»,medit-il.

Ladifférenceentrelediscoursd'O'Dayetceluid'Iran'avaitpuquemefrapperd'emblée.Peut-êtreparcequ'iln'yavaitaucunecontradictiondanslesbutsd'O'Day,peut-êtreparcequ'ilprêchaitd'exempledanslaviequ'ilmenait,parcequesondiscoursn'étaitpasqu'unprétexte,qu'ilsemblaitprovenirducentrecérébralde l'expérience, il y avaitunepertinence tenduecommeunarcdans cequ'ildisait.Sapensée s'exprimaitavecfermeté,lesmotseux-mêmesapparemmentinjectésd'unevolonté,riend'enflé,pasdeperted'énergie,mais,aucontraire,danschaqueénoncé,unesagacitérusée,et,malgrélecaractèreutopiquedesbutsvisés,un profond pragmatisme ; on sentait que samission était dans sesmains tout autant que dans sa tête ;contrairementàcequisepassaitenprésenced'Ira,onsentaitquec'étaitl'intelligenceetnonpaslemanqued'intelligencequiluiprocuraitsesidées,etquilesmaniait.Onvoyaitsanspeinequecequitenait lieudediscoursàIran'étaitqu'unepâleimitationdeceluid'O'Day.Touteslesparolesd'O'Dayavaientlasaveurdecequejeconsidéraiscommele«réel».Lasaveurduréel,oui,maisc'étaitaussilediscoursdequelqu'unen qui rien ne riait jamais.De sorte qu'il y avait comme une folie dans son unité de propos, ce qui ledistinguait aussi d'Ira. Chez Ira, qui attirait comme un aimant toutes les contingences qu'O'Day avaitbanniesdesavie,ilyavaitdelasantémentale,lasantéd'unevies'épanouissantdansledésordre.

Lorsquejereprisletrain,cesoir-là,lepouvoirdelanettetédevisiond'O'Daym'avaitsibiendésorientéquejen'avaisplusqu'uneidéeentête:commentannonceràmesparentsquetroismoisetdemim'avaientsuffi;jelaissaistomberl'universitéetj'allaism'installeràEastChicago,Indiana,villedesaciéries.Jeneleurdemandaispasdem'entretenir;j'allaistrouverdutravailpoursubveniràmesbesoins,ceseraitsansdouteunboulothumble,cequin'étaitpasplusmal,voireparfaitement logique. Jenepouvaisplus justifiercesétudesentreprisespoursatisfairedesambitionsbourgeoises– les leurs,maisaussi lesmiennes–,cen'étaitpluspossibleaprèsmavisiteàJohnnyO'Day,qui,malgréletonmesuréquicachaitsapassion,mesemblaitl'êtreleplusdynamiquequej'aiejamaisrencontré,plusdynamiquequ'Iralui-même.Leplusdynamique,leplusindestructible,leplusdangereux.

Ilétaitdangereuxcar ilnesesouciaitpasdemoicommeIra,etnemeconnaissaitpascommeIra.Irasavait que j'étais le gosse d'un autre, il le comprenait de manière intuitive – pour faire bonne mesure,d'ailleurs,monpèreleluiavaitdit–etiln'essayaitpasdemeprendremalibertéoudem'arracheraumilieuquiétaitlemien.Iran'essayajamaisdem'endoctrinerau-delàd'uncertainpoint,jamaisilnes'accrochaàmoi désespérément, même si, toute sa vie, il fut assez avide d'amour et privé d'amour pour désirer enpermanence des liens étroits. Il se contentait dem'« emprunter » quand il passait àNewark ; parfois ilm'empruntaitpouravoirquelqu'unàquiparlerquandilsesentaitesseulélorsdesesvisites,ouqu'ilétaitseulàlabicoque,maisilsegardabiendem'emmeneràunmeetingcommuniste.Cetteautrefacedesavieme demeurait tout à fait invisible. Moi, j'avais seulement droit à la harangue, aux élucubrations, à larhétorique–àlavitrine.Ilneselaissaitpasallercomplètementavecmoi,ilavaitdutact.Fanatiquementobsessionnel comme il l'était, il avait enversmoi une grandedécence, une tendresse, une conscience dudangerqu'ilvoulaitbienaffronterpoursapart,maisauquelilnevoulaitpasexposerungamin.Avecmoi,ilétaitungrandcostauddébonnaire,cequiétaitl'autrefacedesafureuretdesarage.Jenevisjamaislezélotesoustoussesangles.

MaispourJohnnyO'Day, jen'étaispas le filsd'unautreplacésoussaprotection.Pour lui, j'étaisunerecruepotentielle.

«Nevapastefrotterauxtrotskistesdel'université»,medit-il,commesi j'avaisfaittoutletrajetpourparlerdeceproblèmeaveclui.Blottisnezànezdansleboxd'unesombretaverneoùilavaitencoreassezdecréditauprèsdupatron,unPolonais,nousmangionsdeshamburgers,situationqu'unjeunecommemoi,naïvement avide d'intimitémasculine, trouvait fort à son goût. Le long de la petite rue, à deux pas de

l'usine,iln'yavaitquedestavernes,si l'onexcepteunépicieràuncoin,uneégliseàl'autreet,del'autrecôtédelachaussée,unterrainvaguemi-terril,mi-déchargepublique.Leventd'estsoufflaitfortetsentaitledioxydedesoufre.Lebistrot,lui,sentaitletabacetlabière.

«Moi,jesuisassezpeuorthodoxe,jeprétendsqu'iln'yapasdemalàfairejoujouaveclestrotskistestantqu'onselavelesmainsaprès,ditO'Day.Ilyadesgensquiprennentdesreptilesvenimeuxenmaintouslesjours,etquivontjusqu'àleursucerleurpoisonpourseprocurerunantidote,etraressontceuxquimeurentd'unemorsure.Précisémentparcequ'ilssaventquecesreptilessontvenimeux.

–C'estquoi,untrotskiste?demandai-je.–Tuneconnaispasladivergencefondamentaleentrelescommunistesetlestrotskistes?–Non.»Il passa les quelques heures suivantes à me l'expliquer. Son histoire était pleine de termes comme

« socialisme scientifique », « néo-fascisme », « démocratie bourgeoise » ainsi que de noms quim'étaientinconnus,àcommencerparceluideLéonTrotskilui-même,suivideceuxd'Eastman,Lovestone,Zinoviev,Boukarine, sans parler d'événements comme la «Révolution d'octobre » et les « procès de 1937 », ellefourmillaitdeformulationsquicommençaientpar:«Lepréceptemarxisteselonlequellescontradictionsinhérentesàlasociétécapitaliste...»«Obéissantàleurraisonnementfallacieux,lestrotskistesconspirentàempêcherd'atteindre lesbuts fixésen...»Mais l'histoirepouvaitbienêtreabsconseoucomplexedanssesdétails,venantd'O'Day,lesmotsmesemblaienttousprécisetnullementvagues;iln'enparlaitpaspourenparler,nipourquej'écriveunecompositiontrimestrielledessus;ilenparlaitcommed'uncombatdontilavaitsubitoutelaférocité.

Ilétaitpresquetroisheuresdel'après-midilorsquesamainmisesurmonattentionserelâcha.Ilavaitunefaçonextraordinairedevousobligeràécouter:onauraitpresqueditqu'ilpromettaittacitementdenepasvousmettreenpériltantquevousvousconcentriezsurchacunedesesparoles.J'étaisépuisé,lataverneétaitpresquevide,et,pourtant,j'avaislesentimentqu'ilsepassaitautourdemoitoutessortesdechoses.Jemerappelaiscettenuitoù,encorelycéenàNewark,j'avaisdéfiémonpèrepourmerendreàl'invitationd'Ira,lorsdumeetingdesoutienàWallace;denouveau,jemesentaisencommunionavecundébatdefondsurlavie,c'étaitlabatailleglorieusequejecherchaisdepuisl'âgedequatorzeans.

«Viens,meditO'Dayaprèsuncoupd'œilsursamontre,jevaistefairevoirlevisagedel'avenir.»Nous en étions là. J'étais là. Il était là, ce monde où depuis longtemps je rêvais en secret d'être un

homme.Ilyeutuncoupdesifflet,lesportess'ouvrirenttoutesgrandes,etilssortirent,lestravailleurs!Leshommes ordinaires, le tout-venant deCorwin, peu spectaculaires,mais libres. Lepetit gars, l'hommeducommun !LesPolonais, lesSuédois, les Irlandais, lesCroates, les Italiens, lesSlovènes !Leshommesquifabriquaientl'acieraupérildeleurvie,quirisquaientdesefairebrûler,écraser,soufflerparuneexplosion,toutçapourleprofitdelaclassedirigeante.

Dansmoneffervescence, jene voyaispas les visages,ni vraiment les corps. Jene voyaisqu'unemassebrutedetravailleurspassantlesportespourrentrerchezeux.Lamassedesmassesaméricaines!Cequimefrottait aupassage,qui se cognait contremoi, c'était le visage, la force de l'avenir ! L'envie de crier – detristesse,decolère,d'indignation,de triomphe–mesubmergeait,demêmeque l'urgencedememêleràcettepopulace,pas tout à faitpopulace,pas tout à faitmenaçantepour entrerdans la chaîne, le flotdeshommesauxgalochesàsemellesépaisses,etlessuivrejusquechezeux.Ilsfaisaientlebruitdelafouledansl'arène,avantlecombat.Etquelcombat?Celuipourl'égalitéenAmérique.

O'Daysortitdusacqu'ilportaitenbandoulièreuneliassedetracts,etmelesfourradanslesmains.Etlà,avecpourtoiledefondl'usine,basiliquefumantequidevaitfaireplusdequinzecentsmètresdelong,nousrestâmescôteàcôtepourdistribuernotretractàtouttravailleurdel'équipeseptheures–troisheures,quitendaitlamainpourleprendre.Leursdoigtstouchèrentlesmiens,toutemavieenfutretournée.Toutce

qui était contre ces hommes, enAmérique, était contremoi désormais. Je fis le vœu du distributeur detracts:jeneseraisriend'autrequel'instrumentdeleurvolonté,jeneseraisquerectitude.

OnsesentaitentraînéparunhommecommeO'Day,çaoui !Iln'étaitpashommeàvouslaisservousdébrouiller tout seul en chemin. Il vous emmenait jusqu'au bout. La révolution va effacer ceci pour leremplacerparcela–voilàcequ'affirmaitsansironielaclartédeceCasanovadelapolitique.Quandonadix-septans,qu'onrencontreuntypequiaunepositionoffensive,quiatoutcomprisàsamanièreidéaliste,etàsamanièreidéologique,untypequin'apasdefamille,pasdeparents,pasdemaison–touteschosesquiécartelaientIradansvingtdirectionsdifférentes–,quineconnaîtpasnonpluslesémotionsquiécartelaientIradansvingtdirectionsdifférentes;untypeétrangeràcetteinsurrectionintérieuredueàlanatured'Ira,exempt de la turbulence de celui qui veut faire une révolution qui changera lemonde sans renoncer àprendrepourcompagneunebelleactrice,pourmaîtresseunejeunefille,pendantqu'ilfricoteavecuneputesurleretour,rêvedefonderunefamille,sedébataveclafilledesafemme,habiteunedemeureimposantedans la cité du show-business et une baraque prolétarienne en rase campagne, parce qu'il est résolu àaffirmerunepersonnalitéensecret,uneautreenpublic,etunetroisièmedanslesinterstices,àêtreAbrahamLincoln,etIronRinnetIraRingold,letoutcohabitantdansunêtrefrénétiqueauxnerfsàfleurdepeau,quand on rencontre un homme que seule accapare son idée, qui ne rend de comptes qu'à elle, quicomprenddemanièrepresquemathématiquecequ'illuifautpourmeneruneviehonorable,alorsonpensecommejelepensai:Voilàmaplace.

Et c'est sans doute ce qu'Ira avait pensé en faisant la connaissance d'O'Day en Iran. O'Day l'avaitpareillementinfluencédefaçonviscérale.C'étaitunhommequivenaitvouschercherpourliervotresortàlarévolutionmondiale.Saufqu'Iras'était retrouvésans l'avoirvoulu,demanière fortuite, imprévoyante,avectoutcebazar,entraindejongleravectoutescesballes,toutesdéterminéesàs'imposerdanslemêmeeffortcolossal–tandisqu'O'Dayn'avaitrien,n'étaitrien,nevoulaitriend'autrequelaréalitétoutenue.Parcequ'iln'étaitpas juif ?Parcequ'il étaitgoy ?Parceque, Irame l'avaitdit, il avait étéélevédansunorphelinatcatholique?Était-celaraisonpourlaquelleilparvenaitàvivrevisiblementdansledépouillementleplustotal,sanslemoindreétatd'âme,nuetcru?

Iln'avaitaucunepartdelamollessequejesavaisêtreenmoi.Lavoyait-ilcettemollesse?Jesauraisl'enempêcher.Mavie,purgéedetoutemollesse,iciàEastChicagoavecJohnnyO'Day!Là-bas,auxportesdel'usine,àseptheuresdumatin,àtroisheuresdel'après-midi,àonzeheuresdusoir,jedistribueraimestractsàchaquechangementd'équipe.Ilm'apprendraà les rédiger, ilm'apprendraquedireetcomment ledirepourpousserletravailleuràl'action,etfairedel'Amériqueunesociétééquitable.Ilm'apprendratout.Voicique je quitte la confortable prison demon insignifiance humaine, et que, aux côtés de JohnnyO'Day,j'entredanscemédiumsaturéqu'est l'Histoire.Boulotminable,existencepauvre, soit,maisauxcôtésdeJohnnyO'Day, une existence qui ne sera pas dénuée de sens.Au contraire, j'y trouverai tout ce qui estsignifiant,toutcequiestprofond,important.

Onpourraitcroirequecesémotionsm'engageaientsurunevoieirréversible.Mais,àminuit, jen'avaistoujourspastéléphonéàmafamillepourluiannoncermadécision.O'Daym'avaitdonnédeuxbrochuresàliredansletrainduretour.L'unes'intitulaitThéorieetpratiqueduParticommuniste,etc'était lepremiercoursd'uneséried'«étudesmarxistes»proposéesparledépartementdel'ÉducationnationaleduParti,oùla nature du capitalisme, de l'exploitation capitaliste et de la lutte des classes était exposée de manièreimpitoyableenunpeumoinsdecinquantepages.Lorsdenotreprochainerencontre,avaitpromisO'Day,nousdiscuterionsde ceque j'avais lu, et ilmepasserait le cours suivant,qui approfondissait les sujetsdupremierenlesprenantàun«niveauthéoriquesupérieur».

L'autrebrochurequejerapportaispourlevoyage,Quipossèdel'Amérique?deJamesS.Allen,soutenait–prédisait –que le capitalisme,mêmedans son incarnation lapluspuissante, enAmérique, «menacede

reproduire lesdésastres suruneéchelle toujourscroissante».Lacouverture représentaitunecaricatureenbleu etblanc :ungroshommeporcin enhaut-de-forme etqueue-de-pie, assis avec arrogance surun sacd'argentventrumarqué«Bénéfices», sonpropreventrebouffiornédusignedudollar.À l'arrière-plan,figurant la propriété injustement confisquée par la riche classe dominante aux « principales victimes ducapitalisme»qu'étaientlestravailleursenlutte,onvoyaitfumerlesusinesd'Amérique.

J'avaislulesdeuxbrochuresdansletrain;dansmachambre,aufoyer,jelesavaisreluesintégralement,espéranttrouverdansleurspageslaforcedetéléphonerchezmoipourannoncerlanouvelle.LesdernièrespagesdeQuipossèdel'Amérique?s'intitulaient«Devienscommuniste!».Jeleslusàhautevoix,commesij'y entendaisO'Day s'adresser àmoi en personne : «Oui, ensemble, nous gagnerons nos grèves.Nousconstruironsnossyndicats,nousnousrassembleronspourcombattreàtouslesdegrésettouslesstadeslesforcesdelaréaction,dufascisme,dumilitarisme.Ensemble,nousnousefforceronsdeconstruireungrandmouvement politique indépendant qui disputera les élections nationales aux partis des trusts. Nous nelaisseronspasderépitauxusurpateurs,à l'oligarchiequiestentraindecauser la ruinede lanation.Quepersonnenedoutedetonpatriotisme,detaloyautéàtonpays.RejoinsleParticommuniste!Communiste,tupourras,ausenspleinduterme,assumertesresponsabilitésd'Américain.»

Jemedisais,pourquoiest-cequetoutcelaneseraitpasaccessible?Tun'asqu'àfairecommelejouroùtuesmontédanscebusquiallaitenville,lejouroùtuasassistéaumeetingdesoutienàWallace.C'esttavieoulaleur?Tuaslecouragedetesconvictions,ouiounon?CetteAmérique,c'estcelleoùtuveuxvivre,oubienest-cequetuesdécidéàyfairelarévolution?Àmoinsquetufassespartiedecesétudiants«idéalistes»commetuenconnaistant,quinesontjamaisquedeshypocriteségoïstes,privilégiésnombrilistes?Dequoias-tupeur?Desépreuves,dudanger,del'opprobre,oud'O'Daylui-même?Dequoias-tupeursinondetapropremollesse?Necomptepassurtesparentspourtetirerdelà.Paslapeined'appelerpourdemanderlapermissiond'entrerauParticommuniste.Metsteslivresettesvêtementsdanstavalise,retournelà-bas,etpasse à l'exécution.Si tune le faispas,qu'est-cequiva tedifférencierdeLloydpourcequi estd'oser lechangement?Enquoiseras-tuplusaudacieuxqueBrownie,lecommisépicierquiveuthériterdusiègedeTommyMinarek,là-bas,surleterrildeZincTown?EntreunNathanincapablederenoncerauxattentesdesafamille,desebattrepourparveniràlalibertéauthentiqueetunBrownieincapabledes'opposerauxattentesde lasiennepourgagner lavoiedesa libertéà lui,oùsera ladifférence?Il resteraàZincTownpourvendre sesminéraux, tu resterasà la facultépourétudierAristote–auboutducompte, tu serasunBrowniediplômé.

Àuneheuredumatin,jesortisdemonfoyerenpleinetempêtedeneige,mapremièrerencontreavecleblizzarddeChicago, et traversai leMidway endirectionde laCité internationale.Le veilleur denuit setrouvaitêtreunétudiantbirman;ilmereconnutetlorsqu'ildéverrouillalasécurité,etquejeluidis:«MrGlucksman»,ilacquiesçaetmelaissamontermalgrél'heuretardive.Jeparvinsàl'étagedeLeoetfrappaiàlaporte.Quelquesheuresplustôt,l'undesétudiantsétrangerss'étaitfaitàdînersurlaplaquechauffantedesachambre,etlecouloirsentaitencorelecurry.Jemedisais:VoilàunIndienquivientdeBombayjusqu'àChicagopourétudier,ettoituaspeurd'allervivredansl'Indiana.Redresse-toi,bats-toicontrel'injustice!Changedecap,vas-y,l'occasiont'appartient!N'oubliepaslesportesdel'usine!

Mais, après toutes ces heures passées sous tension, après toutes ces années d'adolescence où j'avais étésubmergé par ces nouveaux idéaux et ces visions de la vérité, lorsque Leom'ouvrit la porte en pyjama,j'éclataiensanglots,cequiprêtaàunfâcheuxmalentendu.Toutcequejen'avaispasosémontreràO'Daysedéversaitdemoi.Toutecettemollesse,cerested'enfance,toutcequi,dansmonêtre,merendaitindigned'O'Day.Toutcenon-essentiel,quifaisaitpartiedemonêtre.Pourquoicetidéalneserait-ilpasaccessible?MemanquaitcequejecroyaismanqueràIra:uncœursansdichotomie,uncœuràl'étroitesseenviable,commeceluid'O'Day,uncœursanséquivoque,prêtàrenonceràtousetàtoutsaufàlaRévolution.

« Oh, Nathan, me dit tendrement Leo, mon cher ami. » C'était la première fois qu'il m'appelaitautrementqueMrZuckerman.Ilm'assitàsonbureauetrestadeboutàquelquescentimètresdemoi,àmeregarder–toujoursenlarmes–défairelesboutonsdemonduffle-coatdéjàtrempéetlourddeneige.Peut-êtrecrut-ilquej'allaisretirerlerestedemesvêtements.Orjememisàluiparlerdel'hommequejevenaisde rencontrer. Je lui expliquai que j'avais l'intention de m'installer à East Chicago pour travailler avecO'Day.Maconsciencel'exigeait.Maispouvais-jelefairesansenparleràmesparents?JedemandaiàLeosic'étaithonorable.

«Fumier,petitepute!Fouslecamp,sorsd'ici !Espècedepetiteallumeusehypocrite!»sécria-t-il,surquoiilmejetadehorsenclaquantlaporte.

Jenecomprispas.JenecomprenaispasvraimentBeethoven,Kierkegaardmedonnaittoujoursdufilàretordre,etcequeLeomecriait,etpourquoi il lehurlait,m'était toutaussi incompréhensible.Monseultortétaitdeluiavoirconfiéquej'envisageaisdevivreauxcôtésd'uncommunistedequarante-huitans,unmétallo,quej'avaisdécritcommeunMontgomeryCliftvieillissant–etvoilàqu'ilmejetaitàlaporte.

Outrel'Indienquihabitait lachambreenface,presquetouslesétudiantsindiens,asiatiquesetafricainsducouloir sortirent sur leurportepourvoir l'originede l'altercation.Àcetteheurede lanuit, laplupartétaientencaleçon;cequ'ilsavaientsouslesyeux,c'étaitungarçonquivenaitdedécouvriràl'instantque,àdix-septans,l'héroïsmeestmoinsfacileàatteindrequeletalentqu'onapourledésirer,ainsiquecetappétitdemoralité dans presque tous les domaines. Ils crurent voir tout autre chose. Ce qu'ils crurent voir, jen'aurais guère pu me l'imaginer moi-même avant le prochain cours de lettres classiques. Mais, alors, jecomprisquedésormaisLeoGucksman,loindemeconsidérercommeuntypesupérieur,etencoremoinsunfuturgrandhomme,verraitenmoilebéotienleplusnaïf,leplusdemeurésurleplanculturel,leplusrisible qu'on ait jamais accepté – un scandale, d'ailleurs – à l'université deChicago.Et jusqu'à la fin del'année, j'aurais beau intervenir en cours, rendredes devoirs, lui écrire des lettres circonstanciées afindem'expliquer, m'excuser, faire ressortir que je n'avais pas quitté la fac pour rejoindre O'Day, il n'endémordraitpas.

Cetété-là,jevendisdesmagazinesauporteàportedansleNewJersey–cen'étaitpaslamêmechosequededistribuerdestractsdevantuneaciériedel'Indiana,àl'aube,aucrépusculeetaucœurdelanuit.Maisj'eustoutdemêmeIradeuxfoisautéléphone,etilétaitprévuquejeviennelevoiràlabicoqueenaoût;àmon soulagement, il dut décommander à la dernière minute, après quoi ce fut la rentrée. Quelquessemainesplus tard, finoctobre1951, j'apprisque lui etArtieSokolow, ainsique lemetteur en scène, lecompositeur, deux autres acteurs vedettes de l'émission et le célèbre présentateur Michael J. Michaelss'étaientfaitrenvoyerdeTheFreeandtheBrave.Cefutmonpèrequim'annonçalanouvelleautéléphone.Jenelisaispaslejournaldemanièrerégulière,etl'information,meditmonpère,étaitparuelaveilledanslesdeuxquotidiensdeNewark,ainsiquedanstousceuxdeNewYork.«L'HommedeFerrouge»,titraitleNewYorkJournal-American,oùBrydenGrantécrivaitseschroniques.L'histoireavaitd'ailleurséclatédans«Grant'sGrapevine».

Àlavoixdemonpère,jecomprisquecequil'inquiétaitleplus,c'étaitmoi,lesennuisquemonamitiéavecIrarisquaitdem'attirer.Jeluilançaidoncavecindignation:«Parcequ'ilsletraitentdecommuniste,parcequ'ilsmententetqu'ilstraitenttoutlemondedecommuniste...–Ilspeuventmentirettetraiterdecommunistetoiaussi,ehbienoui,réponditmonpère.–Qu'ilsessaientdonc!Qu'ilsessaient!»J'avaisbeauincendiermonpère,podologueprogressiste, comme s'il était le cadrede la radioqui avait viré Ira et sescompagnons,j'avaisbeauclamerquecesaccusationsnes'appliquaientpasplusàIraqu'ellesneseseraientappliquéesàmoi,jesavaispouravoirpasséunseulaprès-midiavecJohnnyO'Dayàquelpointjepouvaismeleurrer.IraavaitservideuxansenIranavecJohnnyO'Day.O'Dayavaitétésonmeilleurami.Quand

jel'avaisrencontré,illuiécrivaittoujoursdelongueslettres,auxquellesl'autrerépondait.EtpuisilyavaitGoldstine,etcequ'ilm'avaitditdanssacuisine.Nelelaissepastebourrerlemouavecsesidéescommunistes,petit.QuandlescommunistestrouventuncrétincommeIra,ilsl'utilisent.Sorsdemamaison,espècedeconnardcommuniste...

J'avaisdélibérémentrefusédereliertousceséléments.Ainsiqueledisque,etquelquesautres.« Rappelle-toi cet après-midi dans mon cabinet, Nathan, où il est venu de New York ? Je le lui ai

demandé,ettuleluiasdemandé,etqu'est-cequ'ilnousarépondu?–Lavérité!Ilnousaditlavérité!– Êtes-vous communiste, monsieur Ringold, je lui ai demandé. Est-ce que vous êtes communiste,

monsieurRingold,tuluiasdemandé.»Et,avecdanslavoixuneintonationchoquantequejeneluiavaisjamaisentendue,monpèrecria:«Sicethommeamenti,s'ilamentiàmonfils...»

Cequipassaitdanssavoix,c'étaituneenviemeurtrière.« Comment peux-tu être en affaire avec quelqu'un qui te ment sur un point aussi fondamental ?

Comment?Çan'étaitpasunmensonged'enfant.C'étaitunmensonged'adulte.Unmensongedélibéré.Unmensongeinexcusable.»

Pendantqu'ilpoursuivait,jepensais:PourquoiIras'est-ildonnécemal?Pourquoinem'avoirpasditlavérité?JeseraistoutdemêmealléàZincTown,oudumoinsj'auraisessayé.Seulementvoilà,iln'yavaitpasqu'àmoiqu'ilmentait.Çan'auraitpaseud'intérêt. Ilmentaità tout lemonde, surcechapitre.Dèsqu'onmentàtoutlemonde,toutletemps,automatiquement,onlefaitexprèspourchangersonrapportàlavérité.Parcequepersonnenepeutimproviser.Sil'onditlavéritéàunteletunmensongeàtelautre,çanemarchepas.Lemensongefaitdoncpartiedecequis'estpasséquandilaendossécetuniforme,medis-je.Sonengagementluiimposaitdementir.Direlavérité,àmoisurtout,neluiajamaistraversél'esprit;nonseulementcelaauraitmisnotreamitiéendanger,maiscelam'auraitmismoi-mêmeendanger.Ilavaitbiendesraisonsdementir,maisaucunequejepuisseexpliqueràmonpère,quandbienmêmejelesauraistoutescomprisesàl'époque.

Après cette conversation avec mon père (et ma mère qui me dit : « J'avais supplié papa de ne past'appeler,pournepastemettredanstoustesétats»),jetentaidejoindreIradanslaOnzièmeRueouest.Letéléphone sonna occupé toute la soirée, et lorsque je rappelai le lendemain matin, et obtins lacommunication, Wondrous, la femme noire qu'Eve appelait à table par une clochette qu'Ira détestait,m'annonça:«Ilhabiteplusici»,etraccrocha.Commelefrèred'Iraétaitencoretropmonprofesseur,àmesyeux,jem'abstinsdeluitéléphoner.Maisj'écrivistoutdemêmeàIrachezlui,auxbonssoinsdeMrRingold, surLehighAvenue,àNewark,etpuisaussià laboîtepostaledeZincTown.Jen'obtinspasderéponse. J'avais lu toutes les coupures que mon père me faisait suivre en m'écriant : « Mensonges,mensonges!Mensongesinfects!»maisjemerappelaisJohnnyO'DayetErwinGoldstine,etnesavaisplusquepenser.

Moins de six mois plus tard sortit en librairie – on en avait précipité la parution – J'ai épousé uncommuniste, d'Eve Frame, raconté à Bryden Grant. La première et la quatrième de couverturereprésentaientledrapeauaméricain.Surlapremièredecouverture,ledrapeauétaitdéchirégrossièrement,etonvoyaitenmédaillonunephotorécente,ennoiretblanc,d'EveetIra;Eve,douceetadorablecoifféed'unpetitchapeau,aveclavoiletteàpoisqu'elleavaitmiseàlamode,vêtued'unmanteaudefourrureetportantunsacrond.Ellesouriait,radieuse,àl'objectif,quil'avaitsaisiedanslaOnzièmeRueouestaubrasdesonmari.Ira,enrevanche,neparaissaitpasheureuxdutout;soussonfédora,derrièresesverresépais,ilfixaitl'appareilphotoavecuneexpressiongraveettroublée.Àpeuprèsaucentredecettejaquette-ciblequiclaironnait : J'ai épousé un communiste, d'Eve Frame, raconté à Bryden Grant, la tête d'Ira avait étéhardimentcercléederouge.

Danslelivre,Evesoutenaitqu'IronRinn,«aliasIraRingold»,étaitun«communisteforcené».Ilavaittenté de lui imposer ses idées par l'intimidation et la violence, il les avait chapitrées, elle et Sylphid, envociféranttouslessoirsaudîner,ilavaittentépartouslesmoyensdeleurlaverlecerveauetdelesenrôlerdanslacausecommuniste.«Detoutemavie,jenecroispasavoirrienvud'aussihéroïquequemajeunefille,quiaimaittantjouersagementdelaharpetoutelajournée,argumenterpiedàpiedpourladéfensedeladémocratieaméricainecontreceforcenécommunisteetsesmensongesstalinienstotalitaires.Jenecroispasavoirjamaisrienvud'aussicruelqueceforcenécommunistequinereculaitdevantaucunetactiqueenvigueurdanslescampsdeconcentrationsoviétiquespourmettrecettecourageuseenfantàgenoux.»

Enregard,onpouvaitvoirunephotodeSylphid,maispaslaSylphidquejeconnaissais,paslavastefilledevingt-troisanssarcastiqueenrobegitanequiétaitvenueàmonsecoursparlerirependanttoutundînermondain,etquim'avaitensuiteréjouiendépeçant l'unaprès l'autre lesamisdesamère,maisunetoutepetiteSylphidauvisagerond,avecdesnattesetdegrandsyeuxnoirs,enrobed'anniversaire,souriantàsabelleMômandevantungâteau,àBeverlyHills.Sylphidenrobedecotonblancbrodédepetitesfraises,lesfroncesdesajupegonfléespardesjuponsetretenuesparuneceintureàgrosnœuddansledos.Sylphid,sixans et vingt kilos, en socquettes blanches et chaussures vernies noires. Sylphid, fille non pas deCarltonPennington,nid'EveFrame,maisdeDieului-même.Carcemiraclequ'Eveavaittentéd'emblée,par lerêvenébuleuxduprénomqu'elleluiavaitchoisi,laphotol'accomplissait;ellelavaitsafilledetoutcaractèreprofane,elletransmuaitlesolideenaérien,enéthéré.Sylphidétaitunesainte,parfaitementinnocentedetouslesvices,ellenepesaitpassurlaterre.Sylphid,l'antithèsemêmedelahargne.

«Maman,Maman,cried'unairéperdulacourageuseenfantdansunescènedebravoure,leshommesquisontmontésdanssonbureauparlentrusse,cesontdesespionsrusses!»

Agentsrusses,espionsrusses,documentsrusses,lettressecrètes,appelstéléphoniques,messagesremisdelamainàlamainàtouteheuredujouretdelanuitetémanantdecommunistesdetoutlepays.OntientdesréunionsdecellulechezEve,ainsique«danslerepairesecretdescommunistes,aufinfonddelacampagneduNew Jersey » et dans « un appartement traversant qu'il a brièvement loué àGreenwichVillage, surWashingtonSquare,enfacedelafameusestatuedugénéralWashington,danslebutessentieldefournirunhavredepaixauxcommunistestraquésparleFBI».

«Mensonges !m'écriai-je !Mensonges etdélire ! »Mais comment en avoir la certitude absolue ?Quiauraitpul'avoir?Etsilapréfaceahurissanted'Eveàcelivreétaitvraie?Pouvait-elle l'être?Pendantdesannées,jerefusaideliresonlivre,pourprotégerlepluslongtempspossiblemarelationpremièreavecIra,moi qui, pourtant, l'abandonnais de jour en jour, avec sa harangue, m'acheminant vers le rejet total.Pourtant,commejenevoulaispasquecelivresoitlafinsordidedenotrehistoire,j'enlusdespassagesmaispas letexte intégralau-delàdelapréface.Jenem'intéressaipasavidementnonplusàcequ'écrivaient lesjournauxsurl'hypocrisieetlatraîtrisedel'acteurvedettedeTheFreeandtheBrave,quiavaitincarnétoutesles grandes figures de l'Amérique alors même qu'il s'était choisi un rôle bien plus noir. Qui, selon letémoignage d'Eve, était personnellement responsable d'avoir soumis tous les scénarios de Sokolow à unagent russe pour qu'il les approuve et fasse ses suggestions. Voir publiquement traîner dans la boue unhommequej'avaisaimé...pourquoiaurais-jeprispartàlacurée?Celanemeprocuraitaucunplaisir,etjen'ypouvaisabsolumentrien.

Àsupposerqu'onécartâtl'accusationd'espionnage,admettrequel'hommequim'avaitfaitsortirdanslemondeaitpumentiràmafamillesursonappartenanceauParti,m'étaittoutaussipéniblequed'admettrequ'AlgerHissoulesRosenbergaientpumentiràlanationenniantêtrecommunistes.Jerefusaisdoncdelirequoiquecesoitsurcechapitre,commej'avaisrefuséhierdecroirequoiquecesoitàsonpropos.

Ainsicommençaitlelivred'Eve,parcettepréface,cettepaged'ouvertureauvitriol:

Ai-jeledroitdefairecequejefais?M'est-ilfaciledelefaire?C'estloind'êtrefacile,croyez-moi.C'estlatâchelapluspénible,lapluseffroyabledemavie.Qu'est-cequim'yconduit?demandera-t-on.Commentpuis-jedoncconsidérerquemondevoirdepatriote,mondevoirmoral,m'obligeàdénoncerunhommequej'aiaimécommej'aiaiméIronRinn?

Parcequeentantqu'actriceaméricaine,jemesuisjurédelutteravectoutes les fibresdemonêtrecontrelenoyautage de l'industrie du spectacle par les communistes. Parce que en tant qu'actrice américaine, j'ai uneresponsabilitésacréeenverslepublicaméricainquim'adonnétantd'amour,dereconnaissance,debonheur,j'aila responsabilité sacrée, inébranlable, de révéler, de démasquer l'ampleur de la mainmise communiste sur laCommunication,puisquejel'aidécouverteparl'hommequej'aiépousé,unhommequej'aiaiméplusquetoutautredansmavie,maisunhommerésoluàseservirdel'armedelaculturedemassepourdémolirlemodedevieaméricain.

Cethomme,c'étaitl'acteurderadioIronRinn,aliasIraRingold,membreencartéduParticommunistedesÉtats-Unisd'Amérique,chefdefiledel'unitéd'espionnageclandestineattachéeàprendrelecontrôledelaradioaméricaine.IronRinn,aliasIraRingold,unAméricainquirecevaitsesordresdeMoscou.

Moi, je saispourquoi j'ai épousé cethomme :paramour.Or, lui,pourquoim'a-t-il épousée ?Parceque leParti communiste lui enavaitdonné l'ordre ! IronRinnnem'a jamaisaimée. IronRinnm'a exploitée. IronRinnm'aépouséepourmieuxinfiltrerlemondeduspectacle.Oui,j'aiépouséuncommunistemachiavélique,unhommemalfaisant,extraordinairementrusé,quiafailliruinermavie,macarrièreetlaviedemafillechérie.ToutcelapourfaireavancerleprojetdeStalinededominerlemonde.

7

«Labicoque.Evel'avaitenhorreur.Audébutdeleurliaison,elleavaitessayédelaluiarranger.Elleavaitmisdesrideaux,achetédesassiettes,desverres,dessetsdetable;maisilyavaitdessouris,desguêpesetdesaraignéesdanslaplace,quiluifichaientunefroussebleue;l'épiceriesetrouvaitàdeskilomètres,etcommeelleneconduisaitpas,illuifallaits'yfairedéposerparunfermierducoinquipuaitlefumier.Ensomme,ellenetrouvaitpasgrand-choseàfaireàZincTown,sinonsebattrecontrelesnuisances,alorselles'estmiseà fairecampagnepourqu'ils s'achètentquelquechoseenFrance : comme lepèredeSylphidyavaitunevilla, elle pourrait résider près de lui l'été. “Comment peux-tu être aussi provincial ? disait-elle à Ira.Comment veux-tu apprendre à faire autre chose que de vociférer contreHarryTruman si tu refuses devoyager,d'allerenFrancevoirlespaysages,enItalievoirlestableaux,siturefusesdequitterleNewJersey?Tun'écoutespasdemusique,tunevaspasaumusée,etsiunlivreneparlepasdelaclasseouvrièretunelelispas.Commentest-cequ'unacteur...”Etlà,ill'interrompait:“Écoute,jenesuispasacteur,moi,jesuisuntâcheronquigagnesavieàlaradio.Tuenasdéjàeuun,demarichochotte,tuveuxteremettreaveclui ? Tu veux un mari comme celui de ton amie Katrina, un ancien de Harvard, cultivé, comme MrDingo?MrKatrinaVanPotinGrant?”

«Chaque fois qu'elle remettait sur le tapis laFrance et l'idéed'y acheterunemaisonde vacances, Iras'emballait–ilneluienfallaitpasbeaucoup.Ilétaitincapabledenourriruneantipathietranquilleàl'égarddequelqu'uncommePenningtonouGrant.Ilétaitincapabledenourriruneantipathietranquilleàl'égarddequoiquecesoit.Sonindignationfaisaitflèchedetoutdésaccord.“Si, j'aivoyagé, luirétorquait-il.J'aitravaillésurlesdocks,enIran.J'aivuassezdedégradationhumainecommeça...”etainsidesuite.

«Résultat,Iraarefusédelâchersabicoque,etçaaétéunenouvellesourcedelitigeentreeux.Audébut,cette bicoque était le dernier bastion de sa vie passée ; pour Eve, elle faisait donc partie de son charmerustique.Auboutd'unmoment, elley avuaucontraireun territoire franc,horsde sa juridiction, et çaaussi,çal'angoissaitterriblement.

«Peut-êtrequ'ellel'aimait,etquec'étaitl'originedecettepeurdeleperdre.Pourmapart,jen'aijamaisconsidéré comme de l'amour ses grandes démonstrations théâtrales. Eve se drapait dans le manteau del'amour,danslefantasmedel'amour,maiselleétaittropfaible,tropvulnérablepournepasêtrepleinederessentiment. Tout l'intimidait trop pour qu'elle soit capable d'un amour raisonnable, vivable ; elle nepouvaitoffrirqu'unecaricatured'amour.C'estcequ'elleadonnéàSylphid.Imaginequellevieadûavoirlafilled'EveFrame–etdeCarltonPennington!–ettucommencerasàcomprendrecommentSylphidatourné.Çasefabriquepasdujouraulendemain,unpareilpersonnage.

«Touslescôtésqu'elleméprisaitchezIra,touslesaspectsindomptés,repoussantsdesapersonne,Evelesvoyait concentrés dans cette bicoque, et il ne voulait pas s'en défaire. D'abord, tant que la bicoquedemeuraitenl'état,Sylphidn'ymettraitpaslespiedsetc'étaitdéjàça.Ellen'avaitpasoùcoucher,sinonsurlecanapédelapiècededevant,etchaqueété,lesraresfoisoùelleétaitvenuepasserleweek-endaveceux,elles'étaitennuyéeetelleavaitétémalheureuse.Ilyavaittropdevasedansl'étangpourqu'elles'ybaigne,tropdebestiolesdanslesboispourqu'elles'ypromène,etEveavaitbeaudéployertousseseffortspourladistraire,ellepassaitun jouretdemiàbouderentre lesquatremurs,aprèsquoielleprenait le trainpourretrouversaharpe.

«Maisledernierprintempsqu'ilsontpasséensemble,ilsontcommencéàfairedesprojetspourrestaurerlamaison.LagranderénovationdevaitdébuteraprèslafêteduTravail.Ilsallaientmoderniserlacuisine,lasalledebains,agrandirlesfenêtres,poserdesplanchersneufs,desportesjointives,refairel'éclairage,isoler,mettre un système de radiateurs à huile pour pouvoir passer l'hiver, peindre l'intérieur et la façade.S'agrandirlargementsurl'arrière,enajoutanttouteunepièceavecuneimmensecheminéedepierreetunefenêtrepanoramiquedonnantsurl'étangetlesbois.Iraaengagéuncharpentier,unpeintre,unélectricien,unplombier,Eveafaitdeslistes,desdessins,ettoutdevaitêtrefinipourNoël.“Jem'enfous,moi,aprèstout,sielleenaenvie!”m'avaitditIra.

«Sadésintégrationavaitcommencé,maisjenem'enapercevaispas,etluinonplus.Ilsecroyaitmalin.Ilpensaitqu'ilpouvaitjouerenfinesse,tucomprends.Maissesdouleursletuaient,ilavaitlemoralàzéro,etsadécisionn'avaitpasétédictéeparlaforcequipouvaitluirestermaisparcequiétaitentraindes'effriteren lui. Il se disait qu'en la laissant arranger les choses à son goût, il pourraitminimiser leurs frictions ets'assurersaprotectioncontrelalistenoire.Ilavaitpeur,àprésent,delaperdreenperdantsonsang-froid,sibienquedansl'espoirdesauversapeausurleplanpolitique,ilalaissélestendancesirréalistesdesafemmesedéversersurluientouteliberté.

« Cette peur. Cette peur aiguë qui régnait à l'époque, cette incrédulité, cette anxiété à l'idée d'êtredécouvert, ce suspense, cette menace qu'on sentait planer sur sa vie et ses moyens d'existence. Était-ilconvaincuque, s'ilgardaitEve,elle seraitenmesurede leprotéger?C'estpeuprobable.Maisquelautrerecoursavait-il?

« Or, qu'est-il advenu de cette subtile stratégie ? Un jour il l'a entendue appeler la nouvelle aile la“chambredeSylphid”,etçaaétélafindesastratégiesubtile.Eveétaitdehors,auprèsdumarteaupiqueur,et elle disait, la chambrede Sylphidpar-ci, la chambrede Sylphidpar-là.Quand elle est rentrée dans lamaison,touterosedebonheur,Iraavaitdéjàsubisatransformation:“Pourquoitudisça? il luia lancé.PourquoituappellescettepiècelachambredeSylphid?–Jen'airienditdetel.–Maissi,jet'aientendue.C'estpas la chambredeSylphid.–Toutdemême, c'estbien làqu'elle va s'installer.– Je croyaisqueçadevaitêtre lagrandepiècedederrière, lenouveauséjour.–Mais lecanapé?C'est sur lenouveaucanapéqu'ellevadormir.–Ahbon?Quandça?–Quandelleviendra.–Maiselleseplaîtpas,ici.–Elles'yplairaquandlamaisonserajoliecommeelleval'être.–Stop,alors,merde!Lamaisonvapasêtrejolie.Lamaisonvaêtremerdique.Onenparleplus,bordel.–Pourquoiest-cequetumefaisça?Pourquoiest-cequetunousfaisça,àmoietàmafille?Qu'est-cequiteprend,Ira?–C'estfini.Onabandonnelarénovation.– Mais pourquoi ? – Parce que je ne supporte pas ta fille, et que ta fille ne me supporte pas, voilà ! – Comment oses-tu dire quoi que ce soit contre ma fille ! Je m'en vais ! Je ne reste pas davantage. Tupersécutesmafille!C'estinacceptable!”Elleadécrochéletéléphonepourappelerletaxiducoin,etcinqminutesplustard,elleétaitpartie.

«Quatreheuresaprès,iladécouvertoù.Ilareçuunappeld'unefemmeagentimmobilierdeNewton.Elle voulait parler àMiss Frame. Il lui a dit queMiss Frame n'était pas là, alors elle lui a demandé s'ilpouvaitluitransmettreunmessage–lesdeuxfermesadorablesqu'ellesavaientvuesétaientbienàvendre,l'uneoul'autreseraitparfaitepoursafille,etellepouvaitlesleurfairevisiterleweek-endprochain.

« Voilà ce qu'Eve avait fait, après son départ, elle avait passé l'après-midi à chercher une maison decampagneàacheterpourSylphiddanslecomtéduSussex.

«C'estlàqu'Iram'atéléphoné.Ilm'adit:“J'ycroispas!Elleluichercheunemaisonici.Çam'échappe!–Pasàmoi,jeluiairépondu.Lematernagemalcomprisestuneaffairesansfin.Ira,l'heureestvenuequetut'engagesdansunenouvelleextravagance.”

«J'aiprismavoitureetjesuismontéàlabicoque.J'yaipassélanuit,etlelendemainmatin,j'airamenémonfrèreàNewark.Evetéléphonaitcheznoustouslessoirspourlesupplierderevenir,maisilluiaditque

c'étaitfini,queleurmariageétaituneaffaireterminéeetquandTheFreeandtheBraveestrevenusur lesondes,ilestrestécheznousenfaisantlanavetteavecNewYorkpourtravailler.

«Jeluiaidit:“Tuesàlamercidecephénomène,commetoutlemonde.Tuvasplongeroupas,commetoutlemonde.Lafemmequetuasépouséenevapasteprotégercontrecequit'attend,nitoi,nil'émission,ni ceux qu'ils ont décidé de faire tomber. Les traqueurs de rouges sont enmarche. Personne n'est assezmalinpourlestromperlongtemps,mêmeenmenantuneviequadruple.Ilst'aurontavecelle,oubienilst'aurontsanselle,mais,aumoins,tunet'encombreraspasd'unêtreinutileenpériodedecrise.”

«Maisaufildessemaines,Iraétaitdemoinsenmoinssûrquej'avaisraison,etDorisnonplus;peut-êtren'avais-je pas raison, du reste, Nathan. Peut-être que s'il s'était remis avec elle par intérêt, son aura, saréputation,sesrelationsseseraientconjuguéespour le sauver, luiet sacarrière.C'estpossible.Maisdecemariage,quiallaitlesauver?Touslessoirs,dèsqueLorraineétaitpartiedanssachambre,ons'installaitàlacuisine,Dorisetmoi,pourrefaireletourdelaquestionpendantqu'Iraécoutait.Onsemettaitautourdelatabledecuisine,avecnotrethé,etDorisdisait :“Çafaittroisansqu'ilsupportesesabsurditéssansraisonvalable.Pourquoiest-cequ'ilnelessupporteraitpasencoretroisans,puisqueaumoinscettefois,ilyauneraisonvalabledelefaire?Quelsqu'ensoient lesmobiles,bonsoumauvais, iln'a jamaisessayéd'enfinircomplètementaveccemariage,depuistoutcetemps.Pourquoiveux-tuqu'illefassemaintenant,alorsquele fait d'être sonmari a quelques chances de lui servir ? S'il peut en retirer un avantagequelconque, dumoins,sonunionridiculeaveccesdeuxpersonnesn'aurapasétéinutile.”Alorsjerépondais:“S'ilretourneàcetteunionridicule, il va s'y fairedétruire.C'estpireque ridicule. Ilpasse lamoitiédu tempsàêtre simalheureuxqu'illuifautvenirdormirici.”ÀquoiDorisobjectait:“Ilseraplusmalheureuxencorelejouroùilseretrouverasurlalistenoire.–Maisilvas'yretrouver,detoutefaçon.Avecsagrandegueuleetsonpassé,iln'ycouperapas.”EtDoris:“Jetetrouvebiencertainquetoutlemondevapasseràlacasserole.C'esttellementirrationnel,cephénomène,d'abord,çan'anirimeniraison.–Doris,sonnomadéjàétécitéenquinze,vingtendroitsdifférents.Çavaarriver.C'estinévitable.Etquandçaarrivera,onsaitquelpartiprendraEve:pasceluidesonmari,celuideSylphid;ellevoudraprotégerSylphiddecequiarriveraàIra.Alors,moi,jedis,finissons-enaveccemariage,cemalheurconjugal,etacceptonsqu'ilseretrouvesurlalistenoireoùqu'il soit.S'il se remet avec elle, ils vont sedisputer, il va entrer enconflit avec sa fille, etbientôt,Evevas'apercevoirdesraisonsdesonretour,etalorsceserapire.–Eve,s'apercevoirdequoiquecesoit ? a ditDoris. La réalité n'a pas de prise surMiss Frame, on dirait. Pourquoi veux-tu que la réalitéredresse la tête subitement ? – Non, j'ai dit, c'est trop humiliant, d'exploiter Eve cyniquement, de laparasitercommeunesangsue.Çanemeplaîtpasensoi,etçanemeplaîtpasparcequ'ilestincapabledejouercerôle-là.Ilestouvert,impulsif,direct.Ilesttêtebrûlée,incapabledejouercettecomédie.Etquandelleserendracomptedesraisonsdesonretourellevarendrelasituationencoreplusdouloureuse,encoreplus inextricable.Çan'estmêmepas lapeinequ'elle s'enaperçoive toute seule,d'autres s'enapercevrontpourelle.Sesamis,lesGrant,s'enapercevront,sicen'estpasdéjàlecas.Ira,situyretournes,qu'est-cequetu vas faire pour changer de vie avec elle ? Il va falloir que tu sois un toutou, pour elle, Ira. Tu en escapable?Toi?–Pourvuqu'ilsoitcirconspect,ilpourrafairecequ'ilvoudra”,aditDoris.Etmoi:“Ilnesaitpasêtrecirconspectetfairecequ'ilveut.Jamaisilneseracirconspect,danscettemaison,toutlerendfou!–Soit,arepartiDoris,maiss'ilperdtoutcepourquoiilatravaillé,s'ilestpunidanssonpayspoursesconvictions,sicesontsesennemisquiontledessus,ilvadevenirencoreplusfou.”J'aidit:“Çanemeplaîtpas.–Maisçanet'ajamaisplu,Murray.Maintenanttutesersdelasituationpourluifairefairecequetuvoulaisqu'ilfasse.Ceseraitl'exploiter?Eh,qu'ill'exploite,bonDieu!C'estàçaqu'ellesert.Queseraitlemariagesansl'exploitation?Lesgensmariéss'entre-exploitentdesmillionsdefoisplus.Celui-ciexploitelapositionsocialedel'autre,celle-làsonargent,untroisièmesabeauté.Moi,jepensequ'ildevraitseremettreavecelle.Aupointoùilenest,saprotectionneserapasunluxe,précisémentparcequ'ilestimpulsif,tête

brûlée.Ilestprisdansuneguerre,Murray.Ilestsouslefeuennemi.Ilabesoind'unecouverture.C'estellequipeutlaluiassurer;elleassuraitbiencelledePenningtonparcequec'étaitunhomosexuel,maintenantqu'elleassurecelled'Iraparcequec'estunrouge.Qu'elleserveàquelquechose!Non,moijen'yvoispasd'objection.Ill'atrimballée,cetteharpe,non?Ill'abiensauvée,safemme,decettegaminequivoulaitluidéfoncer le crâne ? Il a fait ce qu'il pouvait pour elle, à présent, qu'elle fasse ce qu'elle peut pour lui.Aujourd'hui,parchance,c'estpureaffairedecirconstance,cesdeuxfemmespeuventenfinfaireautrechosequegeindreetrâlercontreIra,etsefaire laguerre l'uneà l'autre.Iln'estmêmepasnécessairequ'elles lesachent.Sanslemoindreeffortdeleurpart,ellespeuventluiêtreutiles.Oùestlemal?–Lemalc'estquesonhonneurestenjeu,voilà,j'aidit.Sonintégritéestenjeu.C'esttropmortifiant.Ira,jemesuisdisputéavectoiquandtuesentréauParticommuniste.JemesuisdisputéavectoisurStaline,etsurl'URSS.Jemesuisdisputéavectoi,etrienn'yafait:tut'étaisengagéenversleParticommuniste.Ehbien,cetteépreuvefaitpartiedetonengagement.Jen'aimepasl'idéequetutefassesservile.Peut-êtrequ'ilesttempsd'enfiniravectouscesmensongesmortifiants,cemariagequiestunmensonge,cepartipolitiquequienestunautre.L'uncommel'autresontindignesdetoi.¤

«Ledébats'estpoursuivicinqsoirsdesuite.Etcescinqsoirs-là,iln'apasouvertlabouche.Jenel'avaisjamais connuaussimuet.Aussi calme.À la fin,Doris s'est tournée vers lui en concluant : “C'est tout cequ'onpeuttedire,Ira.Onafaitletourduproblème.C'esttavie,tacarrière,tafemme,toncouple.C'esttonémissionde radio.C'est toiquidécides, à toidevoir.”Et il a répondu : “Si je réussis àgardermonposte,sijeréussisànepasêtrebalayéetmisaurebut,alorsjeseraiplusutileauPartiqu'enrestantleculsurunechaiseàm'inquiéterdemonintégrité.Jemefichepasmald'êtrehumilié,moi,cequejeveuxc'estêtreefficace.Jevaismeremettreavecelle.–Çanevapasmarcher,j'aidit.–Çavamarcher,sijesuisclairdansmatête,sijesaispourquoijelefais,jem'arrangeraipourqueçamarche.”

«Cemêmesoir,unedemi-heure,troisquartsd'heureplustard,onsonneenbas.Eveavaitprisuntaxijusqu'àNewark.Elle avait les traits tirés,unvisage fantomatique.Ellemonte l'escalierquatreàquatre etquandellemevoitsurlepalieravecDoris,ellenousdécocheunsourirecommeuneactricesaitenfairesurcommande–ellesouritcommesiDorisétaituneadmiratricevenuel'attendreàlaportedustudioavecsonappareilphotopourprendreuninstantanéd'elle.Etpuiselles'estretrouvéeàcôtédenous,elleavuIra,elleesttombéeàgenoux.Ellenousarefaitlenumérodelabicoque.LaSuppliante,leretour.LaSuppliante,encoreettoujours,avectoutunchacun.D'uncôtéilyavaitlesprétentionsàl'aristocratie,àl'apparat,etdel'autre, le contre-pied absolu, cet étalage sans vergogne : “Ne me quitte pas, je t'en implore, je ferain'importequoi!”

«NotrepetiteLorraine,notrebourgeond'intelligence, se trouvaitdans sa chambreà faire sesdevoirs.Elleétaitentréedansleséjourenpyjamapourdirebonsoiràtoutlemonde.Etvoilàquechezelle,là,setrouve cette vedette célèbre qu'elle écoute toutes les semaines sur The American Radio Theater, cepersonnageexaltéquiépanchesaviesansretenue.Lorrainevoitlestréfondsdel'être,chaotiquesetbruts,s'étalersurleplancherdusalon.IraditàEvedeselever,maisaumomentoùilessaiedelasoulever,elleluientoure les jambes de ses bras, et le hurlement qu'elle pousse laisse Lorraine bouche bée. On l'avaitemmenée voir les attractionsduRoxy, on l'avait emmenée auPlanétariumdeHayden, on était allés envoiturevoirleschutesduNiagara,maislecloudesonenfance,çaaétécespectacle-là.

«Jesuisallém'agenouillerauprèsd'Eve.Jemesuisdit,Soit,s'ilveutseremettreavecelle,s'iln'enapaseusadose,ilval'avoir,etjusqu'àlanausée.“Çasuffit,j'aiditàEve,venez,ilfautselever,allonsdanslacuisinevous faireducafé.”Etc'estalorsqu'Evea levé lesyeux,etqu'elleavuDorisdebout toute seule,tenantencoresonmagazineàlamain.Doris,nature,enchaussonsd'intérieuretrobedechambre,visagesans expression, oui, baba, mais sûrement pas moqueuse. Seulement le simple fait qu'elle soit là a suffi

commedétonateurdanslegranddramequ'étaitlavied'EveFrame,etelleafaitfeuaussitôt:“Etvous,là!Qu'est-cequevousregardezcommeça,affreusepetiteJuivetordue!”

«Ilfautquejetedisequejel'avaisvuvenir;ouplutôtjevoyaisvenirquelquechosequin'arrangeraitpaslesaffairesd'Eve,sibienquej'étaismoinséberluéquemapetitefille,quiaéclatéensanglots.Dorisadit:“Sortez-lad'ici.”Iraetmoionl'asoulevée,onl'aemmenéedanslecouloir,onluiafaitdescendrel'escaliereton l'aconduiteàPennStation.Ira s'étaitassisdevantavecmoi,elle s'étaitmisederrière,onauraitditqu'elleavaitoubliécequis'étaitpassé.Surlechemindelagare,elleagardécesourireauxlèvres,cesourirepourlesphotographes.Etsouscesourire,iln'yavaitrien,nisapersonnalité,nisonhistoire,nimêmesonmalheur.Elleseréduisaitàcequis'étalaitsursonvisage.Ellen'étaitmêmepasseule:ilauraitd'abordfalluêtre.Cesténébreusesoriginesqu'elleavaitpassésavieàfuirfaisaientqu'aujourd'huielleétaitdevenueunefemmequelaviemêmeavaitfuie.

«JemesuisarrêtéjustedevantPennStation,onestdescendusdevoituretoustrois,etsanslamoindreexpression,sansexpressionaucune,Iraluiadit:“RentreàNewYork.”Elleademandé:“Maistunevienspas ? – Bien sûr que non ! – Pourquoi m'as-tu accompagnée jusqu'ici, alors ? Pourquoi es-tu venum'accompagnerautrain?”Était-celacausedesonsourire?Sefigurait-ellequ'elleavaittriomphé,etqu'ilrentraitàManhattanavecelle?

«Cettefoislascènen'apasétéjouéedansl'intimitédemapetitefamille.Cettefois,ilyavaitunpublicd'unecinquantainedepersonnesquisedirigeaientverslagare–pétrifiéesparlespectacle.Sanslemoindreétatd'âme,cettevéritablereinepourquiledécorumrevêtaittantd'importance,atendusesdeuxbrasversleciel,etàlafacedetoutlecentre-ville,elleaimposél'immensitédesonmalheur.C'étaitunefemmecorsetéedanssesinhibitions,jusqu'aumomentoùlesverroussautaient.Soitelleétaitinhibée,ligotéeparlahonte,soitelleselaissaitaller,jusqu'àl'impudeur.Iln'yavaitrienentrelesdeux.“Vousm'aveztrompée,jevousdéteste!Jevousméprise,touslesdeux!Vousêteslapireengeancequej'aieconnue!”

«Jemerappelleavoirentenduquelqu'undanslafoule,untypequiétaitaccouru,demander:“Qu'est-cequ'ils font?Ils tournentunfilm?C'estpas,commentdéjà,MaryAstor?”Et jemerappelleavoirpenséqu'ellen'enauraitjamaisfini.Lecinéma,lethéâtre,laradio,etpuiscenuméro.Ladernièregrandecarrièredel'actricevieillissante–ellehurlesahainedanslarue.

«Maisaprèsça,ilnes'estplusrienpassé.Iraareprissonémissiontoutenhabitantcheznous,etiln'aplusétéquestionqu'ilretournedanslaOnzièmeRueouest.Helgivenaitlemassertroisfoisparsemaine,etilnes'estplusrienpassé.Autoutdébut,Eveaessayéd'appeler,maisj'aiprislacommunicationpourdirequ'Iranepouvaitpasluiparler.Etmoi,est-cequejevoulaisbienluiparler,oudumoins,l'écouter?J'aiditoui,quedired'autre?

«Ellesaitbienqueltortelleaeu,m'explique-t-elle.EllesaitpourquoiIrasecacheàNewark.C'estparcequ'elleluiaparlédurécitaldeSylphid.IraétaitdéjàassezjalouxdeSylphidavant,etiln'apaspusefaireàl'idéedece récitalqui s'annonce.Maiselleavaitpréférénepas le luicacher,parcequ'ellecroyaitde sondevoirdeluirévéleràl'avancetoutcequ'entraîneunrécital.Parceque,m'explique-t-elle,ilnesuffitpasdelouerunesalle,deparaîtreetde jouer. Il s'agitd'unevéritableproduction.C'estcommeunmariage,unévénementconsidérablequiconsumelafamilledumusiciendesmoisà l'avance.Sylphidelle-mêmevaseprépareruneannéeentière.Pourqu'unspectacleméritelenomderécital,ilfautquel'artistejoueaumoinssoixanteminutes,cequiestunetâcheénorme.Lesimplechoixduprogrammeseraunetâcheénorme,etquinevapaséchoiràlaseuleSylphid.Ilyauradesdiscussionsinterminablessurlemorceauparlequelelledevrait commencer, celui par lequel elle devrait finir, ainsi que sur le choix de la pièce de musique dechambre. Eve a voulu qu'Ira s'y attende, de sorte qu'il ne pique pas des crises chaque fois qu'ellel'abandonnerapourallerdiscuterduprogrammeavecSylphid.Elleavouluqu'entantquemembredelafamille, il sache ce qui l'attend : la publicité, l'énervement, les crises – comme tous les autres jeunes

musiciens,Sylphidauraletrac,ellevoudradéclarerforfait.Maisilfautaussiqu'ilsachequeçaenvaudralapeineauboutducompte, elleveutque je le luidise.Parcequ'un récital est cequ'il faut àSylphidpourpercer.Lesgenssontbêtes,medit-elle.Ilsaimentvoirdesharpistesgrandes,blondesetlongilignes;Sylphidn'estnigrandeniblondenilongiligne,maisc'estunemusicienneextraordinaire,etlerécitalvaleprouverunebonnefoispourtoutes.IlauralieuauTownHalletEves'enporteracaution,etSylphidtravailleraavecsonvieuxprofesseurde Juilliard,quiaacceptéde l'aiderà sepréparer,Eve s'arrangerapourque tous sesamissoientprésents,lesGrantontpromisdefairevenirlescritiquesdetouslesjournaux.EllenedoutepasqueSylphidjouemagnifiquementetobtiennedescomptesrendusmagnifiques,ilneresteraplusalorsqu'àlestransmettreàSolHurok.

«Quepouvais-jedire?Qu'est-cequecelaauraitchangéquejeluirappelleteloutelmenudétail?C'étaituneamnésiquesélective,quin'avaitpassonpareilpourminorer les faitsdéplaisants.Vivresansmémoireétait samanièrede survivre.Elle avait toutcompris :Si Ira s'était installé cheznous, c'étaitparcequ'elleavaitcrudesondevoirdeluidiretoutelavéritésurlerécitalauTownHall,aveccequecelaentraînerait.

«Mafoi,lefaitestquequandIraétaitavecnous,iln'avaitjamaisparlédurécitaldeSylphid.Ilétaitbientroppréoccupéparlalistenoirepours'eninquiéter.Jedoutequ'ilaitenregistrélanouvellequandEvelaluiavait annoncée. Après ce coup de téléphone, j'en suis même venu à me demander si elle lui en avaitvraimentparlé.

«Lalettrequ'elleaenvoyéeensuite,j'yaiinscrit“destinataireinconnu”,etavecleconsentementd'Ira,jela lui ai renvoyée sans l'ouvrir. J'ai faitdemêmeavec la suivante.Aprèsquoi, lettres et appelsont cessé.Pendantuntemps,onauraitcruqueledésastreétaitderrièrenous.EveetSylphidpassaientlesweek-endsàStaatsburgavec lesGrant.Evedevait leurdirepisquependred'Ira–etdemoi,désormais,par lamêmeoccasion–etondevaitluidirepisquependreducomplotcommuniste.Maisilnesepassaitpourtantrien,etjecommençaisàmedirequ'ilnesepasseraitrientantqu'ilresteraitofficiellementmariéavecelleetqueselonlesGrantl'épousecourraitunquelconquedangersilemariétaitdénoncédansRedChannelsetviré.

«Etvoilàqu'unbeausamedi,l'invitéedeVanTasseletGrantn'estautrequeSylphidPenningtonavecsaharpe.Àmonavis,lacautionqueSylphidareçuecejour-làenétantl'invitéedel'émissionétaitunefaveurfaiteàEve,pourisolersafilledetouteassociationfâcheuseavecsonbeau-père.BrydenGranta interviewéSylphid,elleluiaracontédesanecdotesamusantessursavieavecl'orchestreduMusicHall,aprèsquoielleajouéunchoixd'œuvrespourlesauditeurs,puisKatrinas'estlancéedanssonmonologuehebdomadairesurl'étatdesarts;cesamedi-là,c'étaitunefantaisielonguettesurlesespoirsquefondaitlemondemusicalenlajeune Sylphid Pennington, dont les débuts au Town Hall étaient déjà très attendus. Katrina expliquaitqu'elleavait fait jouerSylphiddevantToscanini,quiavaitditd'ellececietcela,aprèsquoielleavait jouédevantPhil Spitalny,qui avaitdit et ceci et cela, bref,Katrinan'aomis aucundesnomsde lamusique,grandsetmoinsgrands,alorsqueSylphidn'avaitjamaisjouépourcesgens-là.

«C'étaitaudacieux, spectaculaire,dans ledroit-fildespersonnages.Eveétaitcapabledediren'importequoi sielleavait ledosaumur.Katrinaétaitcapabledediren'importequoin'importequand.Exagérer,déformer,inventerdetoutespièces,ellesavaitlefaireavectalent.Sonmariaussisavaitlefaire,toutcommeJoeMcCarthy.LesGrantétaientdesMcCarthyavecunarbregénéalogique.Avecdelaconviction.OnaunpeudemalàcroirequeMcCarthysesoitengluédanssesmensongescommecesdeux-là.ContrairementàKatrinaetBryden,“JoelaMitraille”n'ajamaissuétouffercomplètementsoncynisme.Sonpeudevaleurhumaineétaitbienmalcouvert;tandisquelesGrantetleurabsencedevaleurhumainenefaisaientqu'un.

«Donc,puisqu'ilnesepassaitrienderien,Iras'estmisenquêted'unappartementàNewYork...etc'estlàqu'ils'estpasséquelquechose,maisparl'intermédiaired'Helgi.

«Lorrainetrouvaitmarrantecettegrandebonnefemmevulgaire,avecsadentenor,sescheveuxteintsramassésdansunchignonenbataille,quidébarquaitcheznousentrombeavecsatabledemassageetparlait

d'unevoixaiguë,avecunaccentestonien.DanslachambredeLorraine,HelgiriaittoujoursenmassantIra.Jemerappelleluiavoirdit:“Tut'entendsbienaveccesgens,non?–Etpourquoipas?Iln'yarienàleurreprocher.” C'est alors que jeme suis demandé si notre plus grave erreur n'avait pas été de l'empêcherd'épouserDonnaJones,pourgagnersaviedansl'Amériqueprofonde,àfabriquerdocilementdessucreriesetfonderunefamilleavecsonex-strip-teaseuse.

«Enfinvoilàqu'unmatind'octobre,Evesetrouvetouteseule,désespérée,elleapeur,etellesemetentêtedefaireremettreunmessageenmainspropresàIraparlebiaisd'Helgi.Ellel'appellechezelledansleBronxetelleluidit:“Prenezuntaxi,venezchezmoi,jevousdonneraidel'argentetpuisvousluiporterezmalettrequandvousirezàNewark.”

«Helgiarrivesursontrenteetun,enmanteaudefourrureavecsonchapeaulepluschic,saplusbelletenue,etsonéternelletabledemassage.Eveestaupremier,àécrirelalettre,Helgis'entenddired'attendreausalon.Elleposelatablequil'accompagnepartout,etelleattend.Elleattend,elleattend;orilyaunbar,etlavitrineauxjolisverres,alorselletrouvelaclefdelavitrine,elleprendunverre,ellerepèrelavodka,etelleseverseàboire.Eveesttoujourslà-hautdanssachambre,vêtued'unnégligé,elleécritlettresurlettreetles déchire au fur et àmesure, pour recommencer. Aucune lettre ne lui agrée, et chaque fois qu'elle encommenceunenouvelle,Helgi severseunautreverre, allumeuneautre cigarette.Bientôt elle sebaladedanslesalon,danslabibliothèque,danslecouloir;elleregardelesphotosd'Evedutempsquec'étaitunejeuneactricedecinémasuperbe,desphotosd'EveavecIraetBillO'Dwyer,l'ancienmairedeNewYork,etImpelliterri, lemaireactuel ;alorselle severseunautreverre,allumeuneautrecigaretteetpenseàcettefemme,sonargent,sacélébrité,sesprivilèges.Ellepenseàsonpropresort,sadurevie,elles'apitoiedeplusenplussurelle-même,etelleestdeplusenplussoûle.Cettegrandejument,lavoilàquisemetàpleurer!

«LorsqueEvedescendenfinluiremettrelalettre,Helgiestétenduedetoutsonlongsurledivan,danssonmanteau et son chapeau, cigarette aux lèvres, verre à lamain,mais à présent, elle ne pleure plus.Àprésent,elleestarrivéeaucombledel'énervement,elleestfurieuse.L'absencedecontrôledesoidubuveurdébordeleslimitesdesasoûlerie.

«“Pourquoivousm'avezfaitattendreuneheureetdemie?”elleluidit.Eveluilanceunseulcoupd'œiletrépond:“Sortezd'ici.”Helginebougemêmepasdudivan.Elleavisel'enveloppequ'Eveaenmain,etellelance:“Qu'est-cequevousluidites,danscettelettre,quivousaprisuneheureetdemie?Qu'est-cequevousluiécrivez?Vousvousexcusezd'êtreunemauvaiseépouse?Vousvousexcusezdenepassatisfairesesbesoinsphysiques?Denepasluidonnercequ'ilfautàunhomme?–Fermez-la,pauvreidiote,etsortezimmédiatement!–Vousvousexcusezdenejamaisluifairedepipe,àcethomme?Vousvousexcusezdemême pas savoir comment on fait ? Et vous savez qui les lui fait ses pipes ?C'estHelgi ! – J'appelle lapolice ! –C'est ça ! Appelez la police. Elle va vous arrêter, la police. Je vais leurmontrer,moi : tenez,regardezcommentellelesuce,sansjamaisperdresadistinction,etlàilsvontvousbouclerpourcinquanteans!”

«Quandlapolicearrive,Helgin'apasdésemparé,elleest toujoursremontéeàbloc–unefoisdans larue,ellelanceàlafacedumonde:“Vouscroyezquec'estsafemmequiluifaitdespipes?Non.C'estlaPaysanne.”

«On l'emmène au commissariat, on la boucle – ivresse, tapage, violation de domicile – et voilà Everevenuedanslesalonenfumé;elleestàboutdenerfs,ellenesaitplusquoifaire,etc'estlàqu'elles'aperçoitque deux boîtes en émail ont disparu. Elle a une superbe collection de petites boîtes en émail sur unguéridon,deuxd'entreellesontdisparu,ellerappellelecommissariat.“Fouillez-la,ilyadeschosesquiontdisparu.”Lesflicsregardentdanslesacàmaind'Helgi,et,defait,lesdeuxboîtesysontbien,ainsiqu'unbriquetd'argentauxinitialesd'Eve.Onadécouvertquecheznousaussi,elleenavaitvoléun.Onn'avait

jamaissuoùilétaitpassé,moijerépétais:“Maisbonsang,oùilestcebriquet”,etpuisquandHelgis'estretrouvéeaucommissariat,jem'ensuisdouté.

«C'estaussimoiquiaiversésacaution.Aprèss'êtrefaitbouclerelleapasséuncoupdefilcheznouspourprévenirIra,maisc'estmoiquisuisallélarécupérer.Jel'aireconduitedansleBronxet,surlechemin,j'aieudroitàsatiradedepoivrotesurlagarcepleinedefricquin'allaitplusluimarchersurlespieds.Unefoisrentré, j'ai raconté l'affaire à Ira. Je lui ai dit qu'il avait attendu toute sa vie que la guerre des classescommence,etoùavait-ellecommencé,hein?Danssonsalon.IlavaitexpliquéàHelgiqueMarxpoussaitleprolétariatàarracherlesrichessesàlabourgeoisie,etc'étaitexactementcequ'Helgiavaitentreprisdefaire.

« La première démarche d'Eve, après avoir appelé les flics pour ce larcin, a été de prévenir Katrina.Katrinaaquittésademeuredemaître,elleestaccourue,etavant la finde la journée, tout lecontenudubureaud'Iras'estretrouvéentresesmains,delà,danscellesdeBryden;delàdanssescolonnes,et,delà,enpremière page de tous les journaux new-yorkais.Dans son livre, Eve allait prétendre avoir fracturé elle-mêmelebureaud'acajouoùelleavaittrouvéleslettresqu'Irarecevaitd'O'Day,sesjournauxintimes,oùilinscrivait les noms et les numérosmatricules, les noms et les adresses personnelles de tous lesmarxistesrencontrés à l'armée. Elle a été abondamment louée pour ce haut fait dans la presse patriote. Maisl'effraction,selonmoi,n'étaitqu'unnumérod'Eveparmid'autres ;ellesevantait,elle jouait lacomédie,elle jouait leshéroïnespatriotes.Elle se vantait, et peut-être aussi qu'elle protégeait l'intégritédeKatrinaVanTasselGrant,quin'auraitreculédevantaucuneeffractionpoursauverladémocratieaméricaine,maisdontlemariavaitalorsenvuesapremièrecampagnelégislative.

« Là, à la chronique “Grant's Grapevine”, dans le style même d'Ira, s'étalaient ses idées subversives,consignéesdanssonjournalsecretalorsqu'ilservaitàdesseindansl'armée,loyalsergent.“Lesjournaux,lacensure, et le resteontdéformé lesnouvellesde laPolognedans l'intentionde creuserunebrèche entrenous et laRussie.LaRussie consentait et consent toujours au compromis,mais cen'estpas ainsique leschoses ont été présentées dans nos journaux. Churchill préconise directement une Pologne ultra-réactionnaire.”“La Russie requiert l'indépendance pour tous les peuples colonisés. Les autres puissancespréfèrentparlerd'autodéterminationavectrusteeships.”“Lecabinetbritanniqueestdissous.Tantmieux.ÀprésentlapolitiquemenéeparChurchillcontrelaRussieetsapolitiquedustatuquoneseconcrétiserontpeut-êtrejamais.”

«Et voilà.On était enpleindedans.C'était de la dynamite.Le sponsor et la chaîneont euune tellefrousse qu'au bout d'une semaine, l'“Homme de Fer rouge” était fini, ainsi que l'émission avec unetrentained'autrespersonnesquisetrouvaientmentionnéesdanssonjournal.Montourn'allaitpastarderàvenir.

«Dureste,mesactivitéssyndicalesavaientdepuislongtempsfaitdemoil'ennemipublicnumérounauxyeuxducenseurdesétudes,sibienqueleconseild'administrationdulycéeauraitpeut-êtretrouvémoyende me coller l'étiquette “communiste” et de me virer, même sans l'héroïsme d'Eve. Avec ou sans sonassistance,àterme,Iraetsonémissionauraientplongé,alorspeut-êtrequ'iln'étaitpasnécessairedeconfierlesdocumentsàKatrinapourquenousarrivetoutcequinousestarrivé.Maisilesttoutdemêmeinstructifdespéculersurlapartqu'elleyapriseendevenantlaproiedesGrantetenlivrantIrapiedsetpoingsliésàsesennemis.»

Une fois de plus, nous nous retrouvions au cours d'anglais de la dernière heure de la journée, etMrRingoldétaitperchésurleborddesonbureau,vêtudesoncostumeécossaisdanslesbrunsqu'ilavaitachetésurBroadStreetavecsaprimederetouràlaviecivile;cecostumedelaboutiqueAmericanShoppourlesGIdémobilisés,qu'aucoursdemesannéesdelycéejelevisalterneravecunautre,demêmeprovenance,gris celui-là, enpeaude requin à double boutonnage.D'unemain il soulevait l'épongede tableau, qu'iln'hésitait pas à lancer à la figure d'un élève dont la réponse n'avait pas satisfait son attente quotidienne

minimaled'agilitémentale,tandisque,del'autre,ilfendaitl'airrégulièrement,toutenénumérantpouryinsisterchacundespointsqu'ilfaudraitavoirretenuslorsducontrôledesconnaissances.

« C'est la démonstration même, me dit-il, que lorsqu'on décide de mêler un problème personnel àl'ordredujourd'uneidéologie,toutcequiestpersonnelenestévacué,misaurebut,pournegarderquecequiprofiteàl'idéologie.Enl'occurrenceunefemmejettesonmarietleursdifficultésdecoupleenpâtureàlacausedesanticommunistesfanatiques.Surlefond,ellejetteenpâturel'incompatibilitéqu'ellen'ajamaissurésoudreentreSylphidetIra–incompatibilitéaudemeurantclassiqueentrelesenfantsd'unpremierlitetlenouvelélémentducouple,mêmesiellesetrouvechezEveàundegréaigu.Toutcequ'IrapouvaitêtreavecEveparailleurs–bonmari,mauvaismari,gentiloudur,compréhensifouobtus,fidèle,infidèle–,toutcequiconstitue l'effortconjugalet l'erreurconjugale, toutcequidécouledufaitque lemariagen'ariend'unrêve–estévacué;seuldemeurecequipeutservirl'idéologie.

«Aprèsquoi, lafemme,si l'envie luienprend(c'étaitpeut-être lecaspourEve,etpeut-êtrepas),peuttoujoursprotester:“Non,non,çanes'estpaspassécommeça.Vousnecomprenezpas.Ilneseréduisaitpasauportraitquevousenfaites.Avecmoi,ilneressemblaitpasdutoutauportraitquevousenfaites.Avecmoi il pouvait aussi être comme ceci ou comme cela.” Dans l'après-coup, l'informatrice peut biens'apercevoir que ce n'est pas seulement ce qu'elle a dit qui a suscité l'image déformée jusqu'à l'absurdequ'elledécouvredanslapresse,c'estaussicequ'ellen'apasdit.Cequ'elleatusciemment.Seulementilesttroptardàprésent.Àprésentl'idéologien'aplusletempsdelaprendreencompte,parcequ'elleneluisertplusàrien.“Commececioucommecela?répondl'idéologie.Qu'est-cequevousvoulezqueçanousfasse?Et la fille,qu'est-cequevousvoulezqueçanous fasse?Elle faitpartiedecettemassemollequ'est lavie.Qu'on nous en débarrasse.Tout ce qu'on vous demande, c'est de faire avancer notre juste cause.Nousvoulonsundragoncommunistedeplusàterrasser!Unnouvelexempledetrahison!”

«QuantaufaitquePamelasesoitaffolée...»Maisilétaitonzeheurespassées,etjerappelaiàMurray,dontlescourss'étaientterminésplustôtcejour-

là et dont la narration vespérale me semblait avoir atteint son crescendo pédagogique, qu'il lui fallaitprendre le car pourNewYork le lendemainmatin, et qu'il était peut-être temps que je le ramène à sarésidenceuniversitaired'Athéna.

«Jepourraist'écouterindéfiniment,luidis-je,maisilfaudraitpeut-êtrequetudormesunpeu.Danslesannales de la vaillance narrative, tu as déjà arraché la palme à Schéhérazade. Ça fait six soirs qu'on seretrouveici.

–Jemesensbien,dit-il.–Tun'espasfatigué?Tun'aspasfroid?–C'est superbe, ici.Non, jen'aipas froid. Il faitbon, il faitdélicieux.Lescriquetscomptentdeunà

mille, lesgrenouillesgrognent, les lucioles sont inspirées,et jen'ai jamaiseu l'occasiondeparlerdecettefaçondepuisque jedirigeais le syndicatdesenseignants.Regarde, la lune,elleestorangée.C'est ledécoridéalpoureffeuillerlesannées.

–C'estbienvrai,convins-je.Ici, sur lamontagne,dedeuxchoses l'une,oubienonperdcontactavecl'histoire,etilm'arrivedechoisircetteattitude,oubien,enesprit,onfaitcequetuesentraindefaire,auclairdelunedesheuresdurant,ons'efforced'enrecouvrerlapossession.

– Tous ces antagonismes, dit Murray, et puis le torrent des trahisons. Chaque âme est une usine àfabriquerlessiennes,quelsqu'ensoientlesmobiles:lasurvie,l'excitation,l'ambition,l'idéalisme.Fairedudégât,infligerdeladouleur.Parcruauté.Pourleplaisir.Pourleplaisirdemanifestersonpouvoirlatent.Leplaisirdedominerautrui,d'anéantirsesennemis.Onlessurprend.N'est-cepaslàleplaisirdelatrahison?Leplaisirdetromperquelqu'un?C'estunemanièredefairepayeràautruilesentimentd'inférioritéqu'ilfait naître en vous, le sentiment d'être rabaissé par lui, ce sentiment de frustration dans votre relation.

Parfoisc'estsasimpleexistencequel'ontrouvehumiliante,parcequ'onn'estpascequ'ilest,ouqu'iln'estpascequ'onest.Alorsonlepunitcommeillemérite.

«Bienentenduilyaaussiceuxquitrahissentparcequ'ilsn'ontpaslechoix.J'ailulelivred'unsavantrusse qui, sous Staline, a trahi son meilleur ami en le donnant à la police secrète. Il subissait desinterrogatoireséprouvants,çafaisaitsixmoisqu'onletorturaitaffreusement,sibienqu'iladit:“Écoutez,jesuisàbout,alors,s'ilvousplaît,dites-moicequevousvoulez,donnez-moicequevousvoudrezàsigner,jesignerai.”

« Il a donc signé tout ce qu'ils ont voulu. Il a lui-même été condamné à perpétuité, sans libérationconditionnelle.Auboutdequatorzeans,quandleschosesontchangédanslesannéessoixante,ilaétélibéréetilaécritcelivre.Ilexpliquequ'ilalivrésonmeilleuramipourdeuxraisons,lapremièreparcequ'ilnepouvaitplusrésisteràlatorture,etlasecondeparcequ'ilsavaitqueçan'avaitpasd'importance–leverdictduprocèsétaitétablid'avance,quoiqu'ilaitpudireoufaire.S'iln'avaitpasparlé,quelqu'und'autrel'auraitfaitsouslatorture.Ilsavaitquesonami–àquiilaconservésonaffectionjusqu'aubout–lemépriserait,mais, soumisàunetorturebrutale,unêtrehumainnormalementconstituénerésistepas.L'héroïsmefaitexceptiondans les comportementshumains.Une vienormale, faitede vingtmille petits compromisparjour,neprépareguèreàrefuserbrusquementtoutcompromis–etmoinsencoreàrésisteràlatorture.

«Ilyenaqu'ilfauttorturersixmoispourlesaffaiblir.Certainspartentaveccetavantagequ'ilssontdéjàfaibles.Ilyadesgensquinesaventquecéder.Avecceux-là,ilsuffitdedire:“Fais-le”,etilss'exécutent.Çavasivitequ'ilsneserendentmêmepascomptequ'ilssontentraindetrahir.Commeilsfontcequ'onleurdemande, ilsn'y entendentpasmalice.Quand la réalitédes choses s'imprimedans leur esprit, c'est troptard:ilsontdéjàtrahi.

«Ilyaeuunarticledanslejournal,récemment,suruntypequiavaitfournidesrenseignementssursafemmependantvingtans,enAllemagnedel'Est.Onatrouvédesdocumentssurluidanslesdossiersdelapolicesecrèteest-allemandequandlemurdeBerlinesttombé.Safemmeexerçaituneprofessionlibérale,lapolicevoulaitlasuivre,c'étaitluil'informateur.Ellenes'endoutaitmêmepas.Elleadécouvertlavéritéaumoment où on a ouvert les dossiers. Ça a duré vingt ans. Ils avaient des enfants, des beaux-parents, ilsrecevaientdumonde,ilspayaientleursfactures, ilssefaisaientopérer, ilsfaisaientl'amour,ilsnefaisaientpasl'amour,l'étéilsallaientàlaplage,ilssebaignaientdanslamer,etpendantcetemps-là,luiladonnait.C'étaitunavocat,intelligent,trèscultivé,ilécrivaitmêmedelapoésie.Onluiaattribuéunnomdecode,ila signéunaccord, il avaitdes rendez-voushebdomadaires avecunofficier,pas auQGde lapolice,maisdansunappartementprivéréservéàcetusage.Ilsluiavaientdit:“Vousêtesavocatetnousavonsbesoindevotre aide”, il était faible, il a signé. Il avait un père à charge, ce père souffrait d'une terrible maladieinvalidante.Ilsluiontditque,s'illesaidait,ilsprendraientleplusgrandsoindesonpère,qu'iladorait.Çamarchesouventdecettefaçon.Tuasunpère,unemère,unesœurmalades,ontedemandedecoopérer,alorstufaispassertonpèremaladeavanttout,etc'estcommeçaquetujustifiestatrahison,etquetusignesl'accord.

« Je suis convaincuqu'enAmériqueon a trahi bienplus souventdans la décenniede l'après-guerre –disonsentre46et56–quedans touteautrepériodedenotreHistoire.Cette saloperiequ'Eve luia faiteétaittypiquedebiendessaloperiescommisesparlesgensàcetteépoque,soitqu'ilsyaientétécontraints,soit qu'ils aient cru l'être. La conduite d'Eve est à mettre au chapitre des délations quotidiennes de lapériode.C'estquelatrahisonsetrouvaitdéstigmatiséeetmêmerécompenséecommejamaisdanscepays.Elleétaitpartoutencestemps-là,accessibleàtous,cettetransgression;elleétaitpermissible,toutAméricainpouvaitlacommettre.Leplaisirdetrahisonremplaçaitl'interdit,etonpouvaitmêmetrahirsansrenonceràsonautoritémorale.Ongardaitsapureté,ontrahissaitparpatriotisme,toutenobtenantunesatisfactionàlalimitedusexuel,avecsonmélangeambigudeplaisir,defaiblesse,d'agressionetdehonte:lasatisfaction

de saper,de saper celuiou cellequ'onaime, ses rivaux, ses amis.La trahisonhabite cettemêmezonedeplaisirpervers,illicite,fragmentaire.Telestl'intérêtdeceplaisirsouterraindelamanipulation,ilabiendequoitenterl'êtrehumain.

«Ilyamêmedesespritsassezbrillantspourpratiquerle jeudelatrahisonpourlui-même,demanièrepurementdésintéressée,poursedistraire.C'estsansdoutecequeveutdireColeridgequandilparlede la“malignitésansmobile”aveclaquelleIagotrahitOthello.Engénéral,toutdemême,jediraisqu'ilyaunmobilepourattiserlesénergiesmalfaisantesetfaireressortirlamalignité.

«Le seulhic, c'estqu'au tempsbénide la guerre froide, livrerquelqu'unaux autorités commeespionsoviétiquepouvait l'envoyersur lachaiseélectrique.Parceque,enfin,Even'apasdénoncéIraauFBIentantquemauvaismariquibaisaitsamasseuse.Latrahisonestunecomposanteinévitabledel'existence–quinetrahitpas?–maisconfondrelahautetrahison,c'est-à-direl'actedetrahisonpubliqueleplushaïssable,avectouteautreformedetrahisonmineureétaitmalinspiréen1951.Lahautetrahison,contrairementàl'adultère, estuncrime ; alors,quandonexagérait sans réfléchir,quandon se laissait aller au flou, àdesaccusationsmensongères, oumême seulement à donner des noms, jeu qui n'est qu'en apparencemoinsbrutal – on pouvait s'attendre aux conséquences les plus noires, à l'époque : nos alliés soviétiques nousavaienttrahisenrestantenEuropedel'Estetenfaisantexploserunebombeatomique,nosalliéschinoisnous avaient trahis en faisant une révolution communiste et en virant Tchang Kaï-chek, on avait unesuperbeexcusemorale,elles'appelaitStalineetMaoTsé-toung.

«Touscesmensonges,cesfleuvesdemensonges...Ontraduisaitlavéritéenmensonges,unmensongeenunautre.Dequellecompétencelesgensfontmontre,quandilsmentent!Dequellehabileté!Ilsprennentsoigneusement lamesured'une situation, etpuis,d'unevoix tranquille, sans se troubler, ils fabriquent lemensongeleplusrentable.Quandbienmêmeilsénonceraientunevéritépartielle,neuffoissurdix,c'estaunomd'unmensonge.Jen'aijamaiseul'occasionderacontercettehistoiretellequelle,danstoussesdétails,àquiquecesoit,Nathan.Jenel'aijamaisditeetjenelarediraijamais.Jevoudraisladirebien.Jusqu'aubout.

–Pourquoi?–Jesuislaseulepersonneencoreenviequisachel'histoired'Ira,ettoitueslaseulepersonneencoreen

viequit'y intéresses.Voilàpourquoi :parcequetous lesautressontmorts.»Etenriant ilajouta :«Madernièretâche,remettreàNathanZuckermanlebonàtirerdel'histoired'Ira.

–Jenesaispascequejepourraisenfaire,dis-je.–Cen'estpasdemonressort.Ilmefautseulementtelaraconter.Iraettoiavezbeaucoupcomptél'un

pourl'autre.–Ehbienalors,continue.Ças'estterminécomment?– Il y a eu Pamela. Pamela Solomon. Elle s'est affolée.Quand elle a appris par Sylphid qu'Eve avait

fracturélebureaud'Ira.Elles'estditcequelesgenssedisentquandilsdécouvrentqu'ilestarrivémalheuràautrui:enquoicecim'affecte-t-ilàtitrepersonnel?Untel,demonbureau,aunetumeuraucerveau?Çaveutdirequ'ilvafalloirquejemetapel'inventairetoutseul.Untel,àcôtédechezmoi,s'estécrasédansunaccidentd'avion?Ilestmort?Allonsbon!Ildevaitvenirsamediréparerlevide-ordures.

«IlexistaitunephotodePamela,priseparIraàlabicoque.Unephotod'elleenmaillotdebain,prèsdel'étang.Pamelacraignait(àtort)quelaphotosoitdanslebureauaveclapaperassecommuniste,etqu'Evel'aitvue,ouencoreque,siellenes'ytrouvaitpas,IraaillelamontreràEve,laluicollersouslenezenluidisant : “Tiens, regarde !” Et alors, qu'est-ce qui se passerait ? Eve serait furieuse, elle allait la traiter detraînéeetluifermersaporte.EtSylphid,qu'allait-ellepenser?Qu'allait-ellefaire,aussi?Etsionl'expulsaitdesÉtats-Unis?C'étaitlapirehypothèse.Pamelaétaitétrangère,enAmérique.Sisonnomsetrouvaitmêléaumerdier communiste d'Ira, et qu'il paraisse dans les journaux, et qu'elle se fasse expulser ? Et si Eve

s'arrangeaitpourlafaireexpulser,commeunevoleusedemari?Adieu,viedebohème!Ilfaudraitreveniràlarespectabilitéétouffantedel'Angleterre.

«Compte tenude l'atmosphèrequi régnaitalors enAmérique,Pamelane s'exagéraitpas forcément ledangerquereprésentaitpourelle lemerdiercommunisted'Ira.Partout, l'heureétaitauxaccusations,à lamenace, au châtiment. Pour une étrangère, en particulier, le phénomène avait des allures de pogromdémocratique;ilétaitterrifiant.LedangerambiantsuffisaitàjustifierlapeurdePamela.Dansuntelclimatpolitique, ses inquiétudes n'étaient pas extravagantes. Et c'est donc pour répondre à ses inquiétudes quePamelaaanalysélasituationavecsonintelligence,sonbonsensetsonréalisme,quiétaientconsidérables.Iraavaitraisondevoirenelleunejeunefemmeàl'intelligencevive,lucide,quisavaitcequ'ellevoulait,etquilefaisait.

«PamelavadonctrouverEvepourluiraconterl'histoiresuivante:Ilyadeuxétés,ellearencontréIraparhasarddansleVillage.Ilétaitdanssacamionnetteetpartaitpourlacampagne;Evel'yattendaitdéjà,luidit-il,pourquoinepasembarquerimmédiatementavecluipourpasserlajournée?Ilfaisaitunechaleuraccablante,ellenes'estpasposétropdequestions.“D'acc,jeprendsmonmaillotdebain.”Il l'attendenbas,etlesvoilàpartispourZincTown.Àl'arrivée,elleadécouvertqu'Even'étaitpaslà.Elles'estefforcéed'être agréable, etde croire lesbobardsqu'il lui racontait.Elle estmêmeallée jusqu'àpasser sonmaillotpour se baigner avec lui.C'est là qu'il a pris cette photo et qu'il a essayé de la séduire. Elle a fondu enlarmes,ellel'arepoussé,elleluiaditcequ'ellepensaitdelui,etdecequ'ilétaitentraindefaireàEve,etpuiselleasautédansuntrainpourNewYork.Commeellenevoulaitpass'attirerd'ennuis,elleagardélesilencesursesavances.Ellecraignait,sielleparlait,quetoutlemondenerejettelafautesurelleetlatraitedetraînéepourêtremontéeenvoitureaveclui.Onlatraiteraitdetouslesnomspourl'avoirlaisséprendrecettephoto.Personnen'écouteraitsaversiondel'histoire.Ill'écraseraitsoustoutessortesdemensongessielleosaitdénoncersatraîtriseetdirelavérité.Maisàprésentqu'elleavaitprislamesuredesaduplicité,ellenepouvaitplus,ensonâmeetconscience,setairepluslongtemps.

«Etvoilàquecetaprès-midi-là,aprèsmonderniercours,commejemedirigeversmonbureau,jetrouvemon frère quim'attend. Il est dans le couloir, il signe des autographes pour deux professeurs qui l'ontreconnu ; j'ouvre la porte, il entre dans mon bureau et il jette sur ma table de travail une enveloppemarquée“Ira”.L'expéditeurenestleDailyWorker.Àl'intérieursetrouveunesecondeenveloppe,adresséeàIronRinn,cettefois.Onreconnaîtl'écritured'Eve,etsonvélinbleu.LedirecteurduWorkerétaitunamid'Ira.Ilétaitvenujusqu'àZincTownpourlaluiremettreenmainspropres.

«Apparemment,lelendemaindujouroùPamelaestvenueluiracontersonhistoire,Eveafaitcequ'ellepouvaitimaginerdeplusaudacieux,elleafrappéleplusgrandcoupqu'ellepouvaitfrapperenl'occurrence.Ellesemetsursontrenteetun:vesteenlynx,robedeveloursnoirbordéededentelleblanche–unrêved'unmilliondedollars–,sesescarpinsouvertsauboutlespluschics,feutrenoirélégantavecvoilette.Etoùva-t-elle ? Pas déjeuner au “21” avecKatrina, non, elle va au bureau duDailyWorker. Ils avaient leursbureauxsurUniversityPlace,àcetteépoque-là,àquelquesruesseulementdelaOnzièmeouest.Eveprendl'ascenseur jusqu'auquatrièmeétage,etelleexigedevoir le rédacteurenchef.On la faitentrerdans sonbureau,etelletiredesonmanchondelynxla lettrequ'elleposesur latable.“Pourlehérosmartyrdelarévolutionbolchevique,luidit-elle.Pourl'artistedupeuple,ledernieretleplusbelespoirdel'humanité”,surquoielle tourne les talonsetquitte lapièce.Elleque touteoppositionmettaitausupplice, terrorisait,savaitaussiêtreefficacementimpérieusequandelleavaitfaitlepleinderessentimentlégitimeetqu'elleétaitprised'unedeseslubiesdegrandedame.Elleétaitcapabledecestransformations,etellenefaisaitpasleschosesàmoitié.Auxdeuxboutsdesonspectreémotionnel,lesexcèssavaientconvaincre.

«Ledirecteurreçoitlalettre,ilprendsavoiture,etill'apporteàIra.IravivaitàZincTowndepuissonlicenciement.IlprenaitsavoituretouteslessemainespourveniràNewYorkconsultersesavocats–ilavait

l'intentiondetraînerdevantlestribunauxlachaînederadio,lessponsorsetRedChannels.Unefoisenville,ilallaitdansl'UpperWestSiderendrevisiteàArtieSokolowquivenaitd'avoirsapremièrecrisecardiaqueetquidevaitgarder le lit.Ensuite, ilvenaitnousvoiràNewark.Maisenfin, ilpassait leplusclairdesontempsàlabicoque,nedécolérantpas,broyantdunoir,ravagé,obsédé;ilfaisaitàmangeràRaySvecz,sonvoisinvictimed'unaccidentdemine,ilmangeaitavecluietilélucubraitsursesmalheursdevantcetypeàmoitiédérangé.

«Lejouroùonluiaremislalettred'Eve,Iravientdoncàmonbureau,etjelalis.Elleestdansledossieraveclerestedespapiersd'Ira; jenepeuxpasluirendrejusticeenlaparaphrasant.Ellefaisaittroispages.Incendiaires,manifestement écrites d'un trait, sans rature, parfaites.Doté d'un vraimordant, c'était undocumentféroceetcependanttrèsbienécrit.Sousl'empiredelacolère,etsurdupapierbleuàen-tête,Eveavait une élégance trèsGrand Siècle. Je n'aurais pas été surpris si cette remontrance s'était close par desalexandrinsbienronflants.

«TutesouvienslorsqueHamletmauditClaudius?Lepassagesetrouveaudeuxièmeacte,justeaprèsquel'acteurjouantleroiaditsatiradesurlamortdePriam?C'estaumilieudusoliloquequicommencepar“Ô quelle canaille, quel vil serf je fais !” “Traître sanglant et ribaud ! dit Hamlet. Traître sans pareil,luxurieux,déloyal,sansremords,vengeance!”Enfinvoilà,engroslalettred'Eveétaitdelamêmeveine:TusaiscombienPamelacomptepourmoi,tulesais,jetel'aiconfiéunenuitàtoietàtoiseul.Voilàunejeune fillequiauncomplexed'infériorité (uncomplexed'infériorité, c'est ences termesqu'elle luiavaitdécritleproblèmedePamela),elleestloindechezelle,desonpays,desafamille;elleestmaprotégée;elleestsousmaresponsabilité,jeveillesurelle,jelaprotège,maistoi,toiquienlaidistoutcequetutouches,tuentreprendsdetransformerunefilledesonmilieueneffeuilleusecommeMissDonnaJones.Tu l'attiresdansce trouà ratsauboutdumonde sousde fauxprétextes, tu salivescommeunperversenprenant saphotoenmaillotdebain,tuposestesgrossespattesdegorillesursoncorpssansdéfense,ettoutçapourleplaisir, pour faire d'elle une vulgaire putain, pour nous humilier Sylphid et moi de la manière la plussadiquequetupuissestrouver.

« Sauf que, cette fois, tu es allé trop loin.Tum'as dit, jem'en souviens, que sous la férule du grandO'Day,tut'étaisémerveillédevantLePrince,deMachiavel.Maintenantjecomprendscequetuyasappris.Jecomprendspourquoimesamisessaientdememontrerdepuisdesannéesquedanstoutcequetudisettoutcequetufais,tun'esqu'unêtremachiavéliqueàlalettre,sansscrupule,dépravé,quisemoquedubienetdumal,etn'asdereligionquelesuccès.Tuessaiesdecoucherdeforceaveccettejeunefilleravissante,talentueuse,quisedébatdéjàcontresoncomplexed'infériorité.Pourquoiest-cequetun'essayaispasplutôtdecoucheravecmoi–pourm'exprimertonamour,parexemple...?Quandnousnoussommesrencontrés,tuvivaisseuldansleLowerEastSide,danslesbrassordidesdetonlumpenproletariatchéri.Jet'aioffertunemaisonmagnifique,pleinedelivres,demusique,d'objetsd'art.Jet'aifourniunbureaurienquepourtoi,jet'aiaidéàconstituer tabibliothèque. Je t'aiprésenté toutcequeManhattancomptedegens intéressants,intelligents, talentueux ; je t'ai ouvert lesportesdumonded'une façonque tun'aurais jamais osé rêver.Dans lamesure demesmoyens, j'ai essayé de te donner une famille. Alors, c'est vrai que j'ai une filleexigeante,unefilleperturbée.Jelesais.Maisenfin,lavieestpleined'exigences.Pourl'adulteresponsable,lavie est exigences... Ça continuait dans cette veine-là, sans désarmer, c'était philosophique, mûr, sensé,entièrementrationnel–jusqu'àlamenacefinale:

«Tun'auraspeut-êtrepasoubliéquetonmodèledefrèrenem'apaslaisséeteparlernit'écrirelorsquetuteterraischezlui.Iladoncfalluquejepassepartescamaradespourt'atteindre.LeParticommuniste,lui,semblepouvoirtejoindreplusfacilementquequiquecesoit,et,entoutcas,touchertoncœuroucequit'en tient lieu. Tu es bien Machiavel, oui, l'artiste suprême de la manipulation. Eh bien, mon cher

Machiavel,puisquetunesemblespasencorecomprendrelesconséquencesdetoutcequetuasfaitàautruipourarriveràtesfins,l'heureestpeut-êtrevenuequ'ontel'apprenne.

«Tutesouviens,Nathan,decettechaisequ'ilyavaitdansmonbureau,àcôtédematable–lachaiseélectrique?C'estlàquevouspreniezvossuéespendantquejecommentaisvosdissertations.C'estsurcettechaisequ'Iraétaitassispendantquejecommentaislalettre.Jeluidemande:“C'estvraiquetuasfaitdesavancesàcettefille?–J'aieuuneliaisondesixmoisaveccettefille !–Tul'asbaisée !–Destasdefois,Murray.Jecroyaisqu'elleétaitamoureusedemoi.Qu'elleaitpufaireça,j'enrevienspas.–Tiensdonc!– J'étais amoureux d'elle, je voulais l'épouser, fonder une famille avec elle. – De mieux en mieux. Turéfléchisvraiment jamais,hein?Toi tuagis, tuagis,c'est tout.Tugueules, tubaises, tuagis.Pendant sixmoistubaiseslameilleureamiedesafille,safillesymbolique,saprotégée.Etpuisc'estlacatastropheettun'enrevienspas.–Jel'aimais.–Parleclair,disquetuaimaislabaiser.–Tucomprendspas.Ellevenaitàlabicoque.C'estvraiquej'étaisfoud'elle.C'estvraiquej'enrevienspas.J'enrevienspasqu'elleaitfaitça.–Qu'elle ait faitça !–Mebalanceràma femme... etmentir,par-dessus lemarché.–Soit.Etpuisaprès ?Qu'est-cequit'étonne?Tuesdanslepétrin!Tafemmevatemettredanslepétrin.–Ahoui?Qu'est-cequetuveuxqu'ellefasse?Ellel'adéjàfait,avecl'aidedesesamislesGrant.J'aidéjàperdumonboulot.Jesuissurlesable.Elleveutfairepasserçapourunehistoiredefesses,tuvois,maisc'étaitpaslecas.Pamelalesait bien, elle. –En tout cas, voilà ce que c'est devenu, à présent.Tu es pris, et ta femme t'annoncedenouvellesconséquences.Lesquelles,d'aprèstoi?–Aucune.Ilneresteplusrien.Cetteânerie”,ilmeditenagitant la lettre au Worker. “La voilà, la conséquence. Écoute-moi bien. Je n'ai jamais rien fait sans leconsentementdePamela.Quandellen'aplusvouludemoi,çam'atué.Unefillecommeelle, j'enavaisrêvé toute ma vie. Ça m'a tué. Mais j'ai obéi. Je suis descendu, je suis sorti dans la rue et je l'ai plusimportunée.Jel'aijamaisplusembêtée.–Quoiqu'ilensoit.Tuasbeauavoiracceptéenparfaitgentlemanlecongéquetedonnaitlafillesymboliquedetafemmeaprèssixmoisdejoyeusebaise,maintenant,monami,ilvat'arriverdesbricoles.–Non,c'estàPamelaqu'ilvaarriverdesbricoles.–Ahoui?Tuteproposesd'agir,unefoisdeplus?D'agirencoreunefoissansréfléchir?Non.Jenevaispastelaisserfaire.”

«Jenel'aipaslaisséfaireetiln'arienfait.Maintenant,delààdirequecettelettreadonnéàEvel'élannécessairepourécriresonlivre...difficile.MaissiEvecherchaituneraisondesedépasseretdecommettrel'énormeacteirrationnelauquelelleétaitprédestinée,lecoupdepoucedePamelanetombaitpasplusmal.On pourrait croire qu'après avoir épousé un minus comme Mueller, puis un homosexuel commePennington,puisunescroccommeFreedman,puisuncommunistecommeIra,elleseseraittenuequittedetouteobligationenverslesforcesdeladéraison.Onpourraitcroirequ'elleavaittirétousleseffetsdelagrande scène du “Comment as-tu pu me faire ça ?” en allant au Daily Worker en veste de lynx avecmanchonassorti.Maisnon, ladestinéed'Eveétaitdepousser son irrationalitéversdes sommets toujoursplushauts.Etc'estlàqu'onretrouvelesGrant.

«Ce sont lesGrantquiontécrit ce livre.Unnègreàdeux têtes.Onautilisé lenomdeGrant sur lajaquette–racontéàBrydenGrant–parcequecelaéquivalaitpresqueàutiliserceluideWinchell,ungrandnomde la presse à scandale.Mais c'est leur talent à tousdeuxqui auréole l'entreprise.Qu'est-cequ'Evesavait du communisme ? Il y avait des communistes aux meetings de soutien à Wallace où elle avaitaccompagnéIra. Ilyenavaità l'émissionTheFreeand theBrave qui venaient chez eux, auxdîners et àtoutes les soirées.Cepetitgroupedegensqui travaillaientpour l'émisssion tenaientbeaucoupàavoirunmaximumde contrôle dessus.C'était le côté secret, le côté conspirateur – ils voulaient engager des genspensantcommeeux,pourinfluencerl'idéologieduscénarioautantquefairesepouvait.Iras'installaitdanssonbureauavecArtieSokolowetilessayaitd'introduiredansletextetouslesclichésringardsduParti,touslessentimentsprétendumentprogressistesqu'ilspouvaientycasersanss'attirerd'ennuis,ilsmanipulaientlescénario pour plaquer sur n'importe quel contexte historique toutes les âneries idéologiques qu'ils

considéraientcommeayantuncontenucommuniste.Ilssefiguraientqu'ilsallaientinfluencerlapenséedupublic.L'auteurnedoitpassecontenterd'observeretdedécrire,ilfautqu'ilparticipeàlalutte.L'auteurnonmarxistetrahitlaréalitéobjective;l'auteurmarxistecontribueàlatransformer.LedonduPartiàl'auteurestla seulevisiondumonde juste etvraie. Ilsycroyaientà toutça.C'étaitdupipeaurama,de lapropagande.Seulement lepipeaurama, laConstitution l'interditpas.Et,àcetteépoque-là, ilyenavaitplein la radio.Gangbusters.YourFBI.KateSmithquichantaitGodBlessAmerica.MêmeCorwin,tonhéros,faisaitdelapropagande, lui aussi, pourunedémocratie américaine idéalisée.Auboutdu compte, çan'était pas biendifférent. IraRingold etArtie Sokolown'étaient pas des agents secrets, c'étaient des agents de publicité.Nuance.C'étaientdespropagandistesaurabais,quitombaientseulementsouslecoupdelaloiesthétique,etdubongoûtlittéraire.

« Et puis il y avait eu l'AFTRA, le syndicat, la bataille pour prendre le contrôle du syndicat. Ça abeaucoup gueulé, il y a eu des luttes intestines,mais ça, c'était à l'échelle du pays.Dansmon syndicat,commedanspresquetous,c'étaientladroiteetlagauche,leslibérauxetlescommunistesquiluttaientpourprendrelescommandes.Irafaisaitpartieducomitédirecteur, iltéléphonaitauxgens,Dieusaitqu'ilétaitcapabledegueuler.Biensûrqu'ils'estditdeschosesenprésenced'Eve.EtIraneparlaitpaspourneriendire.LePartin'étaitpaslederniersalonoùl'oncause,pourlui.Pasunclubdediscussion.Cen'étaitpaslaLiguededéfensedeslibertésciviques.Quandonditrévolution,çaditbiencequeçaveutdire.Ilprenaitlarhétoriqueausérieux.Onnepeutpasseprétendrerévolutionnairesanss'engagersérieusement.C'étaitpasbidon,pourlui.C'étaitquelquechosed'authentique.Ilprenaitl'Unionsoviétiqueausérieux.Àl'AFTRA,ilnerigolaitpas.

«Bon,maintenant,moijen'aijamaisvuIradanssespompesetsesœuvres.Jesuissûrquetoi,tunel'asjamaisvunonplus.MaisEve,alors,enavumoinsquerien.Ellen'yavuquedufeu.Laréalitéimmédiaten'étaitpasquelquechosequicomptaitpourelle.Cettefemmeavaitrarementlatêteàcequelesgensétaiententraindedireautourd'elle.Elleétait totalementétrangèreaucommercede lavie. Ilétait tropgrossierpourelle.Ellenepensaitjamaisaucommunisme,niàl'anticommunisme.Ellenepensaitjamaisàriendeprésent,saufquandSylphidétaitprésente.

«“Racontéà”,çavoulaitdirequetoutecetteprosedelamalveillanceavaitétérêvéeparlesGrant.Orellen'avaitpasdutoutétérêvéepourfaireplaisiràEve,nimêmetellementpourdétruireIra.Certes,KatrinaetBrydennepouvaientpaslesentiretlesravagesdulivresursavielesontréjouis,maisenprimeseulement.LesGrantl'ontrêvé,celivre,pourqueBrydencaracolejusqu'àlaChambresurledadaducommunismedanslesmédias.

«Cetteécriture.LaproseduJournal-American.PluslasyntaxedeKatrina.PluslasensibilitédeKatrina.C'estellequialaissésesempreintesdigitalespartout.J'aisutoutdesuitequ'Evenepouvaitpasl'avoirécrit,elleauraitétéincapabled'écrireaussimal.Elleétaittropcultivée,elleavaittroplu.PourquoiavoirlaissélesGrantécriresonlivre?Parceque,systématiquement,elles'asservissaitaupremiervenu.Cars'ilestvraiquece dont les forts sont capables est effarant, ce dont les faibles sont capables ne l'est pasmoins.Tout esteffarant.

«J'aiépouséuncommunisteestsortienmars1952,alorsqueGrantavaitdéjàannoncésacandidature,etpuis,ennovembre,avecleraz-de-maréeEisenhower,ilaétépropulséàl'Assembléecommereprésentantdela39ecirconscriptiondeNewYork.Ilauraitétéélu,detoutefaçon.Leurémissiondusamediavaitlafaveurdupublic,etpuispendantdesannéesilaeucettechronique,etHamFishderrièrelui, sanscompterquec'était toutdemêmeunGrant,undescendantdeprésidentdesÉtats-Unis. Jedoutenéanmoinsque JoeMcCarthyseseraitdéplacéenpersonnejusquedanslecomtédeDutchessetqu'ilseseraitmontréàsescôtéssans toutes les grosses légumes rouges que « Grant's Grapevine » avait aidé à dénoncer et expulser deschaînesderadio.ToutlemondeétaitàPoughkeepsie,toutlemondefaisaitcampagnepourlui.Ilyavait

WestbrookPegler.TousleséditorialistesdeHearstétaientsescopains.TousceuxquidétestaientFDRetquivoyaientdanslasouillurecommunisteunmoyend'enfoncerlesdémocrates.SoitEven'avaitpasidéequelesGrantétaiententraindeseservird'elle,soit,etc'estplusprobable,ellelesavaitmaiss'enfichait,parcequ'ellesesentaittellementforte,tellementcourageuse,pourunefoisqu'elleétaitl'agresseur,qu'ellerendaitenfinleurscoupsauxmonstres.

«Maistoutdemême,connaissantIracommeelleleconnaissait,commentest-cequ'elleapupubliercelivresanss'attendreàunretourdebâton?Çan'étaitplusunelettredetroispagesexpédiéeàZincTown.Ça a été un énormebest-seller à l'échelle nationale, ce livre, il a fait du bruit. Il avait d'ailleurs tous lesingrédients d'un best-seller : Eve était célèbre, Grant était célèbre, le communisme était le grand périlinternational.Iralui-mêmeétaitmoinsconnuqu'EveouGrant,maissicelivreluiafermélesportesdelaradiopourtoujours,s'ilamisuntermeàsacarrièrefortuite, lasaison, lescinqousixmoisqu'ilaétéausommetdesventes,Iras'esttrouvésouslesfeuxdesprojecteurscommejamais.Evefaisaitd'unepierredeuxcoups:elles'éclipsaitdesavie,etelledotaitlespectreducommunismed'unvisagehumain:celuidesonmari. J'ai épousé un communiste. J'ai couché avec un communiste.Un communiste a tourmentémonenfant. L'Amérique innocente a écouté un communiste, déguisé en patriote, sur une chaîne de radio.L'abominabletraîtreauxdeuxvisages;lesvraisnomsdesvraiesvedettes;etentoiledefondpanoramique,laguerre froide–évidemment,çadonneunbest-seller.CetypederéquisitoirecontreIraavait toutes leschancesdevaloiràEveunevasteaudience,danslesannéescinquante.

«Pendantqu'elleyétait,ellenommaittouslesautresbolcheviquesjuifsaffiliésàl'émissiond'Ira,çanepouvaitpas fairedemal.L'antisémitismeétait l'unedes sources latentesde laparanoïaquicaractérisait laguerre froide.Sibienque, sous lahoulettemoraledesGrant–quiaimaientces trublionsgauchistes juifsomniprésentsàpeuprèsautantqueRichardNixonlui-même–,Eveaputransformerunpréjugépersonnelen armepolitique, et confirmer ainsi à l'Amériquenon juivequ'àNewYork commeàHollywood, à laradiocommeaucinéma, lecommunistecaché souschaquepierreétaitneuf fois surdix juifpar-dessus lemarché.

«Mais est-ce qu'elle se figurait que cette tête brulée, ce type ouvertement agressif n'allait pas agir enretour ? L'homme qui se lançait dans ces discussions féroces à table, qui tempêtait dans son salon enengueulantlesgens,quiaprèstoutétaitbeletbiencommunisteetsavaitentreprendreuneactionpolitique,quiavaitgagnélecontrôledesonsyndicatpiedàpied,quiréussissaitàréécrirelesscénariosdeSokolow,àbousculerunebrutecommeArtieSokolow–est-cequ'ellesefiguraitqu'iln'allaitpasagir?C'étaitvraimentmalleconnaître.Etleportraitqu'elleenfaisaitdanssonlivre,alors?Sic'étaitMachiavel,c'étaitMachiavel,tousauxabris!

«Maiselle,ellesedisait,jesuisoutrée.JesuisfurieuseàcausedePamela,àcaused'Helgi,àcausedelarestaurationdelabicoqueetdetouslesautrescrimescontreSylphid.Alorsjevaismerappeleràl'attentionde ce salopard sans cœur, machiavélique et lubrique. Un peu qu'elle s'est rappelée à son attention !Seulementiltombesouslesensquesionserappelleàl'attentiond'Iraenluifourrantuntisonnierbrûlantdansleculenpublic,çavalemettreenrage.Etilrisquedevoussauteràlacarotide.Lesgensn'aimentpasvoirsurlalistedesbest-sellersdesréquisitoiresquilesdénoncentdefaçonmensongère,paslapeined'êtreIraRingold pour en prendre ombrage. Et pour prendre desmesures de rétorsion.Mais elle n'y pensaitmêmepas.Avecleressentimentvertueuxquialimentaitsonprojet,l'irréprochabilitéquianimaitsonprojet,commentimaginerquequelqu'unluifassequoiquecesoit.Ellesecontentaitd'égaliserlamarque.C'étaitlui qui avait commis toutes les horreurs, elle ne faisait qu'apporter sa version de l'histoire. Elle avait lederniermot,etlesseulesconséquencesqu'elleimaginaitétaientcellesqu'elleméritait.Ilfallaitbienqu'ilensoitainsi–quelmalavait-ellefait,elle?

«L'aveuglement qui lui a attiré tant de douleur avecPennington, avec Freedman, avec Sylphid, avecPamela,avec lesGrant, etmêmeavecHelgiPärn, tel est leverquia finipar ladétruire.C'estceque leprofesseurdelycéequienseigneShakespeareappellelafailletragique.

«Une grande cause s'est emparée d'Eve : la sienne. Sa cause, présentée sous le voile grandiose d'unecroisade de l'abnégation pour sauver l'Amérique de lamarée rouge.Qui n'a pas unmariage raté ? Elle-mêmeenaquatre.Maispasquestiond'êtrecommetout lemonde.C'estunevedette.Elleveutmontrerqu'elle compte, elle aussi, qu'elle pense, qu'elle peut lutter. Qui est cet acteur, Iron Rinn ? C'est moi,l'actrice.C'estmoi qui ai un nom, c'estmoi qui possède le pouvoir du nom. Je ne suis pas cette faiblefemmeàquionpeutfairetouteslesmisèresqu'onveut.Jesuisunevedette,bonsang!Monmariageratén'estpasunbanalmariageraté,c'estlemariageratéd'unevedette!Jen'aipasperdumonmariàcausedupiègeaffreuxoùjesuiscoincéeavecmafille,jen'aipasperdumonmariàcausedetousces“jet'ensupplie”àgenoux,jen'aipasperdumonmariàcausedecetteputepoivroteavecunedentenor.Ilyfautplusdemajesté, et il fautque j'en sorte immaculée.Le refusde reconnaîtreque ledramen'aqu'unedimensionhumaineletransformeenmélobidon:vendable.Moi,j'aiperdumonmariàcauseducommunisme.

« Et le vrai sujet du livre, ce qu'il était en train de permettre, Eve n'en avait pas la moindre idée.PourquoiIronRinnétait-iljetéenpâtureaupublicsouslestraitsd'undangereuxespionsoviétique?Pourfaireélireunrépublicaindeplusàl'Assemblée.PourfaireentrerBrydenGrantàl'Assemblée,etmettreJoeMartinauperchoir.

«Enfindecompte,Grantaétééluonzefois.IlestdevenuungrandpersonnageauCongrès.EtKatrinaest devenue l'hôtesse républicaine deWashington, la papesse de l'autoritémondaine pendant les annéesEisenhower.Pourquelqu'unquedévorent l'envie et lavanité, iln'yapasdepositionplusgratifianteaumondequededéciderquimettreà tableen facedeRoyCohn.Songoûtde la rivalité, sonappétit toutcannibale de domination – donner et refuser à la classe politique elle-même ce qu'elleméritait ! – onttrouvédanslesdînersdeWashington,avecleursterriblesenjeuxdepréséance,unevoieimpériale,jecroisquec'estleterme.Cettefemmevousdressaitunelisted'invitationsaveclesadismedespotiquedeCaligula.Elle, elle connaissait la jouissance qu'on éprouve à humilier les puissants. Elle, elle était capable de fairepasser un frisson sur cette capitale. Sous Eisenhower, et plus tard, sous Nixon, le mentor de Bryden,Katrina,amenélasociétédeWashingtonàlabaguettedelapeur.

«En1969,quandons'estmisàconjecturerunpeupartoutqueNixonallaittrouveràGrantunposteàlaMaison-Blanche,ledéputéetsonépousehôtesseetromancièreontfaitlacouverturedeLife.Finalement,non,Grant n'est jamais parvenu à devenirHaldeman,mais il a tout demême fini par chavirer avec leWatergate,luiaussi.IlavaitprislepartideNixon,etmalgrélespreuvescontresonchef,ilaniél'évidenceetl'adéfenduentrelesmursmêmesdelaMaison-Blanchejusqu'aumatindesadémission.C'estcequil'afaitbattreen74.Maisenfin, il imitaitNixondepuis ledébut.NixonavaiteuAlgerHiss,GrantavaiteuIronRinn.Poursecatapulterverslescimespolitiques,àchacunsonespioncommuniste.

«J'aivuKatrinasurlachaîneC-SPAN,lorsdesfunéraillesdeNixon.Grantétaitmortquelquesannéesplustôt,etelleestmortedepuis.Elleavaitmonâge,unoudeuxansdeplus,peut-être.Maislà-bas,àYorbaLinda,avecledrapeauaméricainquiflottaitàmi-hampeaumilieudespalmiersetleberceaudenaissancedeNixonà l'arrière-plan, elle était toujours laKatrinaquenousavionsconnue : cheveuxblancset rides enplus,maisœuvranttoujourspourlesforcesdubien,ellebavardaitavecBarbaraBush,BettyFord,NancyReagan.Laviesemblenel'avoirjamaiscontrainteàreconnaître,etencoremoinsabandonner,uneseuledesesprétentions.Ellesevoulait toujours laréférencenationaleenmatièrederectitude, intraitable lorsqu'ils'agissaitdefaireleschosescommeilfaut.Jel'aivueparleraveclesénateurDole,notreautregrandpharemoral.Ellenem'apasparuavoirmoindrementrenoncéàcroirequechaquemotquisortaitdesaboucheétaitd'uneimportancecapitale.Toujoursétrangèreauxvertusintrospectivesdusilence.Toujourslechien

degardevertueuxveillantsurl'intégritéd'autrui.Etsansremords.Divinementimpénitente,ellebrandissaitcette ridicule image d'elle-même. Car à la bêtise, vois-tu, il n'est pas de remède. Cette femme estl'incarnationdel'ambitionmorale,avectoutesatoxicitéetsafolie.

«Tout cequi comptaitpour lesGrant, c'étaitqu'Ira serve leur cause.Orquelle était-elle, leur cause ?L'Amérique ? La démocratie ? À condition que le patriotisme soit un prétexte pour servir la réussitepersonnelle, lecultede sapetitepersonne...Tusais,Shakespearenous révèleque,quandonraconteunehistoire,l'imaginationnepeutpasrelâchersasympathiepourunseulpersonnage.MaismoijenesuispasShakespeare,etjeméprisetoujourscebourreauetsafemmebourreaupourcequ'ilsontfaitàmonfrère–etqu'ilsontfaitsanslemoindreeffort,enseservantd'Evecommeonenvoieunchienprendrelejournalsur lepasde laporte.TutesouviensdecequeGloucesterditduvieuxLear :“Leroiestdansunehauterage.”J'aieuunbelaccèsdehauterage,moi,envoyantKatrinaVanTasselàYorbaLinda.Jemesuisdit,Ellen'estpersonne,ellen'estrienqu'unefigurante.Dansleslonguesannalesdelamalfaisanceidéologiqueduvingtièmesiècle,ellen'ajouéqu'unrôledebouffonnemuette,etriend'autre.Maislaregarderm'étaitpourtantpresqueintolérable.

«C'estd'ailleurstoutescesobsèquesdutrente-septièmeprésidentdesÉtats-Unisquim'ontétépresqueintolérables.La fanfare et le chœurdesMarines, qui ont joué tous les chants susceptiblesd'empêcher lesgensdepenserpourlesmettreentranse:HailtotheChief,America,You'reaGrandOldFlag,TheBattleHymnoftheRepublic,etpuis,commedejuste,ladroguelaplusenivrante,cellequifaittoutoublieràtoutlemondetemporairement,lenarcotiquenationalLaBannièreétoilée.Pourfairetomberlafouleencatalepsie,riendetelquelaparoleexaltantedeBillyGraham,uncercueilenveloppédansledrapeau,etungroupedesoldatsde toutes les racespour tenir les cordonsdupoêle–alors ajouteLaBannière étoilée, et tout justeaprèsvingtetunesalvesd'honneurpluslasonnerieauxmorts...

«Etpuislesréalistesontprislescommandes,ceuxquisaventfaireetdéfairelesaccords,quimaîtrisentlestechniqueslespluséhontéespourdétruireleuradversaire,ceuxpourquilespréoccupationsmoralessontlacinquièmeroueducarrosse,etilsontdéballél'éternelbaratinbidonsurtoutsaufsurlesvéritablespassionsdumort.VoilàClintonquiexaltele“parcoursremarquable”deNixon,ets'enivrantdesapropresincérité,exprimeunegratitudediscrètepour tous les “bons avis”queNixon lui aprodigués.Voilà le gouverneurPeteWilsonquinousassurequequandonpenseàRichardNixon,onpenseleplussouventàson“intellecthorsducommun”.VoilàDoleetsondélugedeclichéslarmoyants.Le“docteur”Kissinger,cegrandespritsiprofond,quis'effaceavecostentation,etparleavec lafroideautoritédesavoixendégel ;pourdécrire“notreami sibrave”, il citeunhommageprestigieux,celuideHamlet, rienqueça,à sonpèreassassiné :“C'était un homme, en tout point, je ne reverrai jamais son pareil.” Pour ce sage si bien rembourré, lalittératuren'estpasuneréalitépremière,c'estuncapitondeluxe,alorsiln'apasidéeducontexteéquivoquedanslequelHamletparleduroihorspair.Maisenfin,parmicetteassistancetenuederesterhéroïquementimperturbable à la cérémonie de lamise en bière, qui va prendre le Juif de la cour en flagrant délit debourdeculturelleparcequ'ils'esttrompédepassagedanslechef-d'œuvre?Quivaluidirequecenesontpaslesparolesd'Hamletsursonpèrequ'ilfautciter,maiscellessursononcle,Claudius,Hamletqualifiantlaconduitedunouveauroi,l'usurpateurassassindesonpère?Parmil'assistancedeYorbaLinda,quioseraitl'interpeller pour lui dire : “Hé, docteur, citez plutôt : ‘La terre les couvrirait-elle, les actes infâmesremontenttoujoursauxyeuxdeshommes.”'

«Qui?GeraldFord?GeraldFord!Jenemesouvienspasd'avoirvuGeraldFordsipleind'à-propos,sichargéd'intelligencequ'il l'étaitmanifestement sur cette terre sainte.RonaldReagan claquantdes talonspour faire au garde d'honneur en uniforme son fameux salut, son salut qui a toujours été à moitiémesshougé.BobHope, assis à côtéde JamesBaker.Le trafiquantd'armesde l'Irangate,AdnanKashoggi,assisàcôtédeDonaldNixon.LecambrioleurG.GordonLiddy,avecsatêteraséearrogante.Leplusdéchu

des vice-présidents, SpiroAgnew, avec sa facedemafieux sans conscience.Leplus attendrissantdes vice-présidents, lepétillantDanQuayle,qui avait l'air clair commedu jusde chaussette,pauvregarçon,quelefforthéroïquepourtoujoursessayerdereprésenter l'intelligenceettoujourséchouer.Ilsétaienttous lààdébiter les platitudes des oraisons funèbres, au soleil de laCalifornie, à la brise délicieuse, les accusés, lesinculpés comme ceux qui ne l'avaient pas été, et cet intellect hors du commun dormant son derniersommeildansuncercueilàbannièreétoilée;ilavaitfinidesebattre,dequêterunpouvoiroùtouslescoupssontpermis,l'hommequiavaitretournélemoraldupayscommeungant,l'auteurd'undésastreàl'échellenationale, le premier et le seul président des États-Unis qui ait obtenu d'un successeur dûment choisil'absolution pleine et inconditionnelle de toutes les infractions et effractions commises pendant sonmandat.

«EtVanTasselGrant,veuveadoréedeBryden,servantedévouéecorpsetâmeàl'État,quijouitdesonimportanceetqui jacasseàcœurjoie.Pendanttoutelacérémonie, labouchedelamalignitéimpénitenteclabaudelechagrintélévisuelqueluiinspirenotregranddeuilnational.Queldommagequ'ellesoitnéeauxUSAplutôtqu'enChine !Ici,elleadûsecontenterd'êtreuneromancièreàsuccès,ungrandnomdelaradio,unehôtessedugratinàWashington.Là-bas,elleauraitpudirigerlaRévolutionculturelledeMao.

«Enquatre-vingt-dixansd'existence,j'aiassistédeuxfoisàdesfunéraillesexceptionnellementhilarantes,Nathan.Auxpremières,j'avaistreizeans;lessecondes,jelesaivuesàlatélévision,ilyatroisansseulement,etj'enavaisquatre-vingt-sept.Desfunéraillesquiaurontencadrémavieconsciente,ensomme.Cenesontpasdes événementsmystérieux.Pas la peined'êtreun géniepour endébusquer la signification.Ce sontsimplementdesévénementshumainsnaturelsquirévèlentaussiclairementquelesdessinsdeDaumierlessignesdistinctifsdel'espèce,lesmilleetunedualitésquidéformentsanaturepourenfairelenœudhumain.Lespremièresfunérailles,c'étaientcellesdeMrRussomannopoursoncanari,Russomanno,cecordonnierquiavait louéuncerceuil,descroque-mortsetuncorbillard tiréparunchevalpourenterrer sonJimmybienaiméengrandepompe–lejouroùmonpetitfrèrem'acassélenez.LessecondessontcellesdeRichardMilhausNixon,qu'onaenterréavecvingtetunesalvesd'honneur.Monseulregret,c'estquelesItaliensduPremierarrondissementn'aientpasétéàYorbaLindaavecledocteurKissingeretBillyGraham.Ilsauraientsuprofiterdu spectacle, eux. Ils se seraient rouléspar terrede rirequand ils auraient entenducequecesdeux types étaient en traindedire, les indignités auxquelles ils s'abaissaientpourconférerde ladignité àcetteâmesiscandaleusementimpure.

« Et si Ira avait été là pour les observer, il serait devenu fou de nouveau en voyant le monde toutcomprendredetravers.»

8

«Toutesaharangue,Iras'étaitmiseà laretournercontrelui.Commentest-cequecettefarceavaitpubrisersavie?Toutcequin'étaitpas l'essentiel, touscesà-côtésde l'existencecontre lesquels lecamaradeO'Dayl'avaitmisengarde:lefoyer,lemariage,lesmaîtresses,l'adultère,toutescesconneriesbourgeoises!Pourquoi est-ce qu'il n'avait pas vécu comme O'Day ? Pourquoi est-ce qu'il n'était pas allé voir lesprostituées comme lui ? Les vraies prostituées, les professionnelles fiables qui comprenaient les règles,contrairementàuneputeamateurcommesamasseuseestoniennetoujoursprêteàbavasser.

«Lesreprochesqu'il se faisait se sontmisà le tarauder. Iln'aurait jamaisdûquitterO'Day, iln'auraitjamaisdûquitter le syndicatde l'usinededisques ; il n'aurait jamaisdû venir àNewYork, épouserEveFrame,ou,parfoliedesgrandeurs,seprendrepourIronRinn.Àsesyeux,désormais,iln'auraitenriendûvivre comme il avait vécu depuis qu'il avait quitté leMidwest. Il n'aurait pas dû avoir un appétit d'êtrehumainpourl'expérience,uneincapacitéd'êtrehumainàdéchiffrerl'avenir,unepropensiond'êtrehumainàcommettredeserreurs.Iln'auraitjamaisdûs'autoriserunseuldesobjectifsderéussitesocialedel'hommeviriletambitieux.L'existencedutravailleurcommunistevivantseuldansunechambresousuneampouledesoixantewattsàEastChicago,telétaitdésormaislepinacledel'ascèsedontilavaitchupourdégringolerenenfer.

«Iln'apasrésistéauxhumiliationsquis'accumulaient,voilàlaclefdecequis'estpassé.Cen'étaitpasunlivrequ'onluiavaitjetéàlaface,c'étaitunebombesousformedelivre.Vois-tu,McCarthypouvaitbienavoirdeuxcents,troiscents,voirequatrecentspersonnessurseslistesfantômes,symboliquement,ilfallaitqu'ilyenaitunepourrépondredetoutes.AlgerHissenestlemeilleurexemple.Troisansaprèslui,Iraenestdevenuunautre.Quiplusest,pourlesgensmoyens,HissreprésentaitleDépartementd'ÉtatetYalta,cequi l'éloignait tout demêmede l'hommede la rue, tandis que le communisme d'Ira faisait partie de laculturepopulaire.Danslefloudel'imaginationpopulaire,Iraétaituncommunisteàportéedetous.C'étaitAbeLincoln.Riendebiendifficileàcomprendrelà-dedans:AbeLincolndevenaitlereprésentantscélératd'unepuissanceétrangère,AbeLincolndevenaitleplusgrandtraîtredel'Amériqueauvingtièmesiècle.Iradevenait l'incarnationdu communisme, aux yeuxde lanation, le communismeprenait son visage. IronRinnétaitletraîtrecommunistedel'AméricainmoyencommeAlgerHissn'avaitjamaispul'être.

«Or ce géant, passablement fort, et à bien des égards passablement insensible, n'a finalement pas pusupporter l'accumulationdecalomnies.Lesgéantsaussi,onpeut lesabattre. Il savaitqu'ilnepouvaitpaséchapperàsonsortensecachant,etils'estdit,avecletemps,qu'ilnepouvaitpasnonplusattendredepiedferme.Ils'estmisàpenserquelepotauxrosesdécouvert,illuitomberaittoujoursunetuilesurlecoindelafigure.Iln'atrouvéaucuneparadeefficace,legéant,etc'estalorsqu'ils'esteffondré.

«Jesuisallélechercher,etilahabitécheznousjusqu'àcequelasituationnesoitplustenable–etalorsjel'aimisàl'hôpital.Lepremiermois,ill'apassédanssonfauteuil,àsefrotterlesgenouxetlescoudes,àsetenirlescôtes,quilefaisaientsouffrir,maisprostréendehorsdecesgestes, lesyeuxbaisséssursongiron,regrettant d'être en vie. J'allais le voir, il parlait à peine. De temps en temps il disait : “J'ai seulementvoulu...”,voilà tout.Iln'allait jamaisplus loin, ilneparlaitplusàhautevoix.Pendantdessemainesc'esttoutcequ'ilm'adit.Uneoudeuxfois ilamarmonné :“Êtrecommeça...”“J'ai jamaisvoulu...”Mais ildisaitsurtout:“J'aiseulementvoulu...”

«Onn'avaitpasgrand-chosepoursoignerlestroublesmentaux,àl'époque,lesseulscomprimésétaientdes sédatifs. Ira refusait demanger. Il ne sortait pas de cette unité de soins numéro un – le Service destroublesprofonds,commeonl'appelait–oùilyavaithuitlits.Danssarobedechambre,sonpyjamaetsespantoufles,jouraprèsjour,ilressemblaitdeplusenplusàLincoln,amaigri,épuisé,lemasquedetristessedeLincolnplaquésurlevisage.J'allaislevoir,jem'asseyaisauprèsdelui,jeluitenaislamain,etjemedisais:Sans cette vacherie de ressemblance, rien de tout ça ne lui serait arrivé. Si seulement il n'avait pas ététributairedesonphysique.

«Ilafalluquatresemainespourqu'onlemetteauxTroubleslégers,oùlespatientss'habillaientetavaientdroitàunethérapieparlejeu.Certainsjouaientauvolleyouaubasket,maisluinepouvaitpas,àcausedesesdouleursarticulaires.Depuisunan, ilvivait avecunedouleur intraitable, et il estpossiblequeça l'aitdémolidavantageencorequelacalomnie.Peut-êtrequel'adversairequiestvenuàboutd'Iran'estqueladouleurphysique,peut-êtrequelelivreneseraitpasparvenuàledéfaire,etdeloin,sisasanténel'avaitpasminé.

«L'effondrementétaittotal.L'hôpitalétaitabominable.Maisnousnepouvionspluslegardercheznous.Ils'allongeaitdanslachambredeLorraine,ilsemaudissait,ilpleuraittoutesleslarmesdesoncorps:O'Dayleluiavaitbiendit,O'Dayl'avaitprévenu.Surlesdocks,enIran,O'Daylesavaitdéjà...Dorissemettaitàsonchevet,elleleprenaitdanssesbrasetilgémissaitsansfin.Toutelaforcequ'ilyavaitderrièreceslarmes,affreux ! On n'imagine pas toute la misère simple et banale que peut contenir un titan belliqueux quiaffrontelemondeetsebatavecsaproprenaturedepuislejourdesanaissance.Voilàcequisedéversaitdelui,toutecettevacheriedelutte.

«Parfois,c'étaitmoiquipaniquais.Jemefaisaisl'effetd'êtreencoreàlaguerre,souslesbombardementsdes Ardennes. Justement, parce qu'il était si grand, si arrogant, on avait le sentiment que personne nepouvaitrienpourlui.Jevoyaissalonguefacemaigredéforméeparledésespoir,l'abandon,l'échec,j'étaiseffarémoi-même.

« Quand je rentrais du lycée, je l'aidais à s'habiller, je le forçais à se raser et j'insistais pour qu'ilm'accompagne faire un tour dansBergen Street.Comment imaginer une rue plus sympathique, à cetteépoque?Ehbien,Iraétaitentouréd'ennemis.LamarquiseduParkTheaterluifaisaitpeur,lessalamisdelavitrinedeKartzmanlui faisaientpeur– laboutiquedebonbonsdeSchachtmanlui faisaitpeur,avec sonstanddejournauxdevant.Ilétaitsûrquechaquejournalracontaitsonhistoirelongtempsaprèsquelapresseavaitfinides'amuserdelui.LeJoumal-Americanavaitproposédesextraitsdulivred'Eve.Sabobines'étalaitenpremièrepageduDailyMirror.MêmeleTimes,avecsadignité,n'avaitpurésister.Onyavaitpasséunreportagedutype“leprixduvécu”surlessouffrancesdelaSarahBernhardtdesondes;ilsavaientprisausérieuxcesconneriessurl'espionnagerusse.

«Maisc'estcequisepasse:unefoislatragédiehumaineconsommée,onlalivreauxjournalistespourqu'ils labanalisentdefaçonàlarendredistrayante.C'estpeut-êtreparcequecettefrénésieirrationnelleaforcé notre porte, et qu'aucun détail des insinuations vaseuses des journaux nem'a échappé,mais ilmesemblequel'èreMcCarthyainauguréletriomphedupotinaprès-guerre;lepotin,credoconsensueldelarépublique démocratique la plus vieille du monde. Le potin est notre foi. Le potin, parole d'évangile,religionnationale.Encetteèredupotin,onsemetàjeterenpâtureaugrandpublicpourl'amuser,nonseulement la politique sérieuse, mais tout ce qu'il peut y avoir de sérieux. Le maccarthysme, premierbourgeonaprès-guerredeladécérébrationaméricaineuniversellementflorissanteaujourd'hui.

«McCarthy ne s'est jamaismêlé d'affaires communistes ; si tout lemonde l'ignorait, lui le savait. Leprocès-spectacle telque sacroisadepatriotique lemettaiten scènen'étaitquedu théâtre.Lescamérasquifilmaient ses procès ne faisaient que leur donner un simulacre de réalité. Bien mieux que les autrespoliticiensaméricainsavantlui,McCarthycomprenaitquelelégislateurauraitintérêtàjouerlacomédie;il

comprenaitlavaleurrécréativedeladéchéance,etcommentalimenterlesplaisirsdelaparanoïa.Ilnousaramenésànosorigines,audix-septièmesiècle,oùl'onmettaitlesfersauxgens.C'estcommeçaquelepaysacommencé, en faisantde ladéchéancemoraleunedistractionpublique.McCarthyétaitun imprésario.Plussesidéesétaientchimériques,plussesaccusationsétaientscandaleuses,plusonbrouillaitlesrepères,plusons'amusait.TheFree and theBravede JoeMcCarthy, tel était le spectacle dans lequelmon frèredevaitavoirlerôledesavie.

«LorsqueaprèslesjournauxdeNewYork,ceuxduNewJerseys'ysontmis,alors,pourIra,çaaétélecoupdegrâce.Ilssontallésdénichertouslesgensqu'ilavaitconnusdanslecomtéduSussex,etilslesontfaitparler.Les fermiers, les vieux, lesminusducoinque lui, la vedettede la radio, avaitprispour amis,chacunyestallédesoncoupletsurIraquivenait leurparlerdesmauxducapitalisme.Ilavaitcefameuxpote,là-basàZincTown,letaxidermiste,qu'ilaimaitbienallerécouter,etletaxidermisteleuradittoutcequ'ilsvoulaiententendre.Iran'enrevenaitpas.Maisletaxidermisteenquestionaracontéqu'Iraluiavaittoujoursdonnélechange,jusqu'aujouroùilétaitvenuavecunjeuneetqu'ilsavaienttousdeuxessayédelesbraquerluietsonfilscontrelaguerredeCorée.IlsavaientcrachéleurvenincontrelegénéralDouglasMacArthur.IlsavaienttraitélesÉtats-Unisdetouslesnomsd'oiseaux.

«LeFBIs'estrégalé,aveclui–aveclaréputationqu'Iraavaitlà-bas.Pourt'empalercommeça,pourtecoulerdanslemilieuoùtuvis,allertrouvertesvoisinsets'arrangerpourqu'ilstefichentdedans...Ilfautquejeteledise,Iraatoujourspenséquec'étaitletaxidermistequit'avaitbalancé.Tuyesbienallé,avecIra,àl'atelierdecetempailleur?

–J'ysuisallé.HoraceBixton,untoutpetitbonhommepleind'humour.Ilm'afaitcadeaud'unorteildecerf.J'aipassélamatinéeàregarderdépecerunrenard.

–Ehbien,tul'aspayéchercetorteildecerf.Quantàregarderécorcherlerenard,çat'apeut-êtrecoûtétabourseFulbright.

Jememisàrire :«Tuasbienditqu'onavaitbraquésonfilscontrelaguerre, luiaussi?Ilétaitsourdcommeunpot,lefils!Ilétaitsourd-muet,ilentendaitquedalle.

–Onétaitdansl'èreMcCarthy–onn'enétaitplusàçaprès.Iraavaitunvoisin,surlaroute,unmineurdezincquiavaiteuungraveaccidentdetravail,etquibricolaitpourlui.IrapassaitbeaucoupdetempsàécoutercesgarsseplaindredeNewJerseyZinc,etilessayaitdelesretournercontrelesystème;orcetype,quiétaitsonvoisin,etqu'ilinvitaittoutletempsàmangerchezlui,estcelui-làmêmequeletaxidermisteaemployépourreleverlesnumérosd'immatriculationdetouslesgensquivenaientàlabicoque.

–Je l'airencontré, legarsquiavaiteul'accident.Ilmangeaitavecnous.Ray.Unrocher luiesttombédessusetluiaécrabouillélecrâne.RaymondSvecz.Ilavaitétéprisonnierdeguerre.IlbricolaitpourIra.

–M'estavisqu'ilbricolaitpourtoutlemonde,aditMurray.Ilrelevaitlesnumérosd'immatriculationdesgensqui venaient voir Ira, et le taxidermiste les transmettait auFBI.Lenuméroqui revenait leplussouvent était lemien, et ça a été retenu contremoi, ça aussi – je rendais visite si souvent àmon frèrel'espion,parfoisdanslajournée.Iln'yaeuqu'unseulgarsquiluisoitrestéloyal.TommyMinarek.

–Jel'aiconnu,Tommy.–Unvieillardcharmant. Iln'étaitpasalléà l'école,maisc'étaitun type intelligent. Il enavaitdans le

buffet. Ira a emmené Lorraine sur le terril, un jour, et Tommy lui a fait cadeau de quelque chose, ellen'arrêtaitpasdeparlerdeluiquandelleestrentrée.QuandTommyalulesjournaux,ilaprissavoiture,ilestallétoutdroitàlabicoque,ilapoussélaporteetiladitàIra:“Moi,sij'avaiseuleculot,jemeseraisfaitcommuniste.”

«C'estTommyquiaréhabilitéIra.C'estluiquil'afaitsortirdesonmarasmeetl'aramenéaumonde.Ill'afaitasseoiràcôtédeluiauterril,quandils'enoccupait,etilafaitensortequelesgenslevoient.Tommyétait respectédesgensde laville, sibienqu'avec le temps ilsontpardonnéà Irad'être communiste.Pas

tous,maislaplupart.Ilsontpassétroisouquatreansàparlerensembleauterril,etTommyaappristoutcequ'ilsavaitdesminérauxàIra.Etpuisilaeuuneattaque,etilestmortenléguantsacavedecaillouxàIra,et c'est Ira qui a repris sonboulot.Lamunicipalité l'a laissé faire. Irapassait son temps assis dehors, lui,l'hyper-inflammatoire;ilsefrottaitlesmusclesetlesarticulations,quiluifaisaientmal,etils'estoccupéduterriljusqu'aujourdesapropremort.Unjourd'été,enpleinsoleilalorsqu'ilvendaitdesminéraux,ils'estaffaissé,mort.»JemesuisdemandésiIras'étaitjamaisdébarrassédecepartiprisd'agressivité,dedéfi,voired'illégalitéaubesoin,ousiçaleconsumaittoujourspendantqu'ilvendaitlesspécimensdeTommysurleterril,en facedumagasindemachinesoù ilyavaitdes toilettes.Çaadûcontinuerde leconsumer, sansdoute ; rien ne s'éteignait jamais chez Ira. Personne au monde n'était moins doué que lui pour lafrustration,oupourmaîtriserseshumeurs.Direqu'ilvendaitdessachetsdecaillouxàcinquantecentsauxgosses,avecunetelleraged'agir.Direqu'ilestrestéassislàjusqu'aujourdesamort,luiquivoulaitêtretoutautre chose, qui croyait que ses attributs personnels, sa taille, son énergie, le père qu'il avait subi ledestinaientàautrechose.Luiquienrageaitden'avoirpasdeportedesortiepourchangerlemonde.Amèreservitude !Ça a dû l'étouffer, lui qui employaitmaintenant à se détruire son inépuisable capacité de nejamaisrendrelesarmes.

« Quand il rentrait de Bergen Street, me dit Murray, après avoir longé le kiosque à journaux deSchachtman,ilétaitdansunétatdedélabrementpireencorequ'audépart,etLorrainenesupportaitpasdelevoircommeça.Songrandgaillardd'oncle,avecquielleavaitchantélechantdel'ouvrierordinaire“Ho!hisse!Ho!hisse!”,rabaissécommeça,c'étaittropéprouvantpourelle,alorsilafallulemettreàl'hôpitalàNewYork.

« Il s'imaginait qu'il avait couléO'Day. Il était sûr d'avoir coulé tous ceux dont le nom et l'adressefiguraientdans lesdeuxpetits journaux intimesdonnésparEveàKatrina, et ilne se trompaitpas.MaisO'Dayétaitrestésonidole,etceslettresd'O'Daydontonacitédesphrasesdanslesjournauxaprèsqu'ellessontparuesdanslelivre,ehbien,Iraétaitsûrqu'ellesavaientachevéO'Day,etilenconcevaitunehonteaffreuse.

«J'aiessayédelecontacter,JohnnyO'Day.Jel'avaisrencontré.Jesavaiscombienilsavaientétéproches,àl'armée.Jemesouvenaisqu'IraavaitétésoncomparseàCalumetCity.Ilnemeplaisaitpas,cethomme.Ses idéesnemeplaisaientpas,ni sacondescendancematoise,cepasseportmoralqu'il estimaitavoir reçuavec sonaffiliationauParti.Mais jen'aurais jamais cruqu'il tenait Irapour responsabledecequi s'étaitpassé. Je pensais qu'O'Day était assez grand pour se défendre, qu'il était fort et sans scrupule, que cecommunisteàprincipesnefaisaitpasdesentiment,contrairementàIra.Jenemetrompaispas,d'ailleurs.Dansmondésarroi,jemesuisditquesiquelqu'unpouvaitramenerIraàlaraison,c'étaitO'Day.

« Mais je ne trouvais pas son numéro de téléphone. Il n'était plus sur les annuaires de Gary, deHammond,d'EastChicagonideCalumetCity,nimêmedeChicago.Quandj'aiécritàladernièreadressequ'Ira lui connaissait, l'enveloppem'est revenue : “Inconnu à cette adresse.” J'ai téléphoné à toutes lespermanencesde syndicatdeChicago, à toutes les libraires gauchistes, à toutes les compagniesque j'aiputrouverpouressayerdelerepérer.Aumomentmêmeoùj'avaisrenoncé,letéléphoneasonnéchezmoiunsoir,etc'étaitlui.

«Qu'est-cequejevoulais?JeluiaiditoùétaitIra,etdansquelétatilétait.S'ilvoulaitbienveniriciunweek-end,etalleràl'hôpital,justepours'asseoiràsonchevet,pours'asseoirauprèsdelui,jemeproposaisdeluienvoyerl'argentdubilletdetrain,etilpourraitpasserlanuitcheznous,àNewark.Çanemeplaisaitpas,maispourl'engageràvenirj'aidit:“VouscomptezbeaucouppourIra.Ilatoujoursvouluêtredignedel'admirationd'O'Day.Jepensequevousseriezpeut-êtreenmesuredel'aider.”

«C'estalorsqu'àsamanièretranquilleetexplicite,desavoixdedur,defilsdeputeinaccessible,quineconnaîtqu'unseulrapportàlavie,ilm'arépondu:“Écoutez,professeur,votrefrèrem'ajouéuntourde

cochon.Jem'étaistoujoursflattédesavoirreconnaîtrequiestbidonetquiestsincère.Maiscettefois-ci,jeme suis fait avoir. Le Parti, les meetings, tout ça, c'était une couverture pour servir son ambitionpersonnelle.Votrefrères'estserviduPartipouraccéderàsonposte,etpuis il l'a trahi.Unrougequienauraiteudanslebuffetseraitrestélàoùétaitlalutte–c'est-à-direpasàGreenwichVillage,NewYork.MaistoutcequiintéressaitIra,c'estqu'onleprennepourungrandhéros.C'étaitunimitateur,jamaislui-même.Parcequ'ilétaitgrand,çasuffisaitpourêtreLincoln?Parcequ'ilbavait:‘Lesmasses,lesmasses,lesmasses',çasuffisaitàenfaireunrévolutionnaire?Iln'étaitpasrévolutionnaire,iln'étaitpasLincoln,iln'étaitriendutout.Çan'étaitpasunhomme–iljouaitàêtreunhommeentreautreschoses.Iljouaitàêtreungrandhomme.Ilauraitimitén'importequi.Ilquittaitundéguisementpourenmettreunautre.Non,votrefrèren'estpasaussirégloqu'ilvoudraitlefairecroire.Votrefrèren'estpasuntypetrèsengagé,saufdanssacausepersonnelle.C'estunimposteur,uncrétinetuntraître.Ilatrahisescamaradesrévolutionnaires,etilatrahilaclasseouvrière.C'estunvendu.Ils'estfaitacheter.C'estlacréaturedelabourgeoisie,entièrement.Ils'estlaissé séduire par la célébrité, l'argent, la richesse, le pouvoir. Et par la chatte. La chatte chic, celled'Hollywood.Ilneluirestepasuniotadesonidéologierévolutionnaire,rien.Cen'estplusqu'unpantinopportuniste–qu'unindicopportuniste.Vousn'alleztoutdemêmepasmedirequ'ila laissécespapiersdanssonbureauparinadvertance?UntypeduPartilaissercespapiersparinadvertance?ÇaneseraitpasplutôtuncoupmontéavecleFBI,professeur?Dommagequ'ilnesoitpasenUnionsoviétique.Ilssavents'occuperdes traîtres, là-bas. Jeneveuxpasentendreparlerde lui, et jeneveuxpas levoir.Parceque sijamais je le vois, gare à lui, vous pouvez le lui dire. Il aura beau m'entortiller l'histoire dans toutes lesrationalisationsqu'ilvoudra,çavasaignersurlesbriques.”

«Voilà.Çavasaigner.Jen'aimêmepasessayéderépondre.Quioseraitexpliquerlafaillitedelapuretéàunmilitantquifuttoujourspuretdur?Aucoursdesavie,O'Dayn'avaitjamaisoffertunvisageàuntelpourenprésenterunautreàtelautre,etundifférentàuntroisième.L'inconstancedescréatures,ilyétaitétranger. L'idéologue est plus pur que nous tous, parce qu'il est idéologue avec tout le monde. J'airaccroché.

« Dieu sait combien de temps Ira aurait pu languir aux Troubles légers sans l'intervention d'Eve.L'hôpitaln'encourageaitpaslesvisites,etd'ailleursilnevoulaitvoirpersonnequeDorisetmoi.Maisvoilàque, un soir, Eve se présente. Lemédecin n'était pas là, l'infirmière avait la tête ailleurs, Eve s'annoncecommesafemme,l'infirmièreluidésigneleboutducouloir,etlavoilà.Ilétaitémacié,encoreprostré,ilneparlaitpresquepas,sibienqu'àsavue,elles'estmiseàpleurer.Elleétaitvenueluidemanderpardon,disait-elle,maissaseulevuelafaisaitpleurer.Elle luidemandaitpardon.Ilnefallaitpasqu'il ladéteste,ellenepourraitpasvivresaviesiellesavaitqu'illadétestait.Elleavaitsubidespressionsterribles,ilnepouvaitpascomprendreàquelpoint.Ellen'avaitpasvoulu.Elleavaittoutfaitpouréviterça...

«Levisagedanssesmains,ellenecessaitdepleurer,jusqu'aumomentoùelleluiaenfinditcequenoussavionspouravoirluuneseulephrasedecelivre.ElleaditàIraquelesGrantenavaientécritchaquemot.

«C'estalorsqu'Iraaparlé:“Pourquoitulesaslaissésfaire?iladit.–Ilsm'ontforcée.Ellem'amenacée,Ira.Dingote.C'estunefemmevulgaire,horrible.Unefemmehorrible,horrible.Jet'aimetoujours.C'estcequejesuisvenuetedire.Laisse-moiledire,jet'enprie.Ellen'apaspum'empêcherdet'aimer,jamais. Ilfautquetulesaches.–Commentellet'amenacée?”C'étaitlapremièrefoisdepuisdessemainesqu'ilfaisaitdesphrasesconstruites.“Ellenes'estpascontentéedememenacer,moi.Ellem'amenacée.Ellem'aditquej'étaisfiniesijerefusaisdecollaborer.Ellem'aditqueBrydenveilleraitàcequ'onnemedonneplusunrôle,quejefiniraisdanslamisère.Maiscommejedisaisnonquandmême,non,Katrina,jenepeuxpas,jenepeuxpas,malgrétoutcequ'ilm'afait,jel'aime...c'estlàqu'ellem'aditquesijenem'exécutaispas,lacarrièredeSylphidseraitbriséedansl'œuf.”

«Alorslà,subitement,Iraestredevenului-même.IlasautéauplafondduservicedesTroubleslégers.Çaa été le capharnaüm.Les troubles légers, c'est quandmêmedes troubles, et les types de cette salle-là, ilsavaientbeaujoueraubasketouauvolley,c'étaientquandmêmedesfragiles,alors ilyenadeuxquiontdisjonctécomplètement.Aveclavoixqu'ilavait,Iragueulaitàpleinspoumons:“Tul'asfaitpourSylphid?Tu l'as faitpour lacarrièrede ta fille ?”EtEve s'estmiseàhurler : “Iln'yaque toiquicomptes, tunepensesqu'àtoi!Etmonenfant?Letalentdemonenfant?”L'undespensionnairess'estmisàcrier:“Fous-luiuneraclée,fous-luiuneraclée!”Unautreaéclatéensanglots,etquandlepersonnelestarrivédanslehall,Eveétaitfacecontreleplancher,qu'ellemartelaitdesespoingsenpiaillant:“Etmafille?”

«Onluiapassélacamisoledeforce,c'estcequ'onfaisaitdecetemps-là.Onnel'apasbâillonnée,toutdemême,sibienqu'elleapucriertoutsonsoûl:“J'aiditàKatrina:‘Non,tunepeuxpasétoufferdansl'œufunpareiltalent.'EllevoulaitdétruireSylphid.JenepouvaispasdétruireSylphid.JesavaisquetunepouvaispasdétruireSylphid,toinonplus.J'étais impuissante, totalement impuissante ! Je luiaidonné lemoinsquejepouvais,pourl'apaiser.ParcequeSylphid,avecsontalent!Çaauraitétéinjuste!Quellemèreaumondeauraitacceptédefairepâtirsonenfant?Quellemèreauraitagidifféremment,Ira,réponds-moi?Fairepâtirmonenfantdelabêtisedesadultes,deleursidées,deleurscomportements?Commentpeux-tum'accuser?Est-cequej'avaislechoix?Tun'aspasidéedecequejesupporte.Tun'aspasidéedecequen'importequellemèresupporteraitsionluidisait:‘Jevaisbriserlacarrièredetonenfant.'Tun'asjamaiseud'enfant.Tune comprends rien auxparents et aux enfants.Tun'as pas eude parents et tun'as pasd'enfant,tunesaispascequec'estquelesacrifice.–J'aipasd'enfant?»Iraahurlé.Lesinfirmiersl'avaientmisesurunbrancard,ilsétaientdéjàentraindel'emmener,sibienqu'ilacouruaprèseuxenhurlantdanslehall :“Pourquoi j'aipasd'enfant,hein?Àcausede toi.Àcausede toietde ta salopede fille,avideetégoïste!”

«Ilsl'ontrouléedanslechariot,chosequ'ilsn'avaientapparemmentjamaiseueàfairepourquelqu'unvenuenvisite.Ilsluiontdonnéunsédatif,etilsl'ontcouchéeauServicedestroublesprofonds;ils l'ontbouclée là, et ils ont attendu le lendemain matin pour la laisser sortir, parce qu'ils avaient pu joindreSylphid,etqu'elleestvenuecherchersamère.QuellemoucheavaitpiquéEve,deveniràl'hôpital?Yavait-ilduvraidanscequ'elledisait,àsavoirquelesGrantl'avaientforcéeàcommettrecettevilaineaction?Est-ce que c'était le dernier-né de sesmensonges ? Est-ce que sa hontemême était sincère, nous ne l'avonsjamaisvraimentsu.

«Peut-êtrequec'étaitvrai.C'étaitbienpossible.Àcetteépoque-là,toutétaitpossible.Onsebattaitpoursauver sa peau. Si c'est vraiment ce qui s'est passé, alors Katrina était géniale, elle avait le génie de lamanipulation,ellesavaitparquelboutprendreEve.EllealaisséàEvelechoixdelapersonneàtrahir,etEve,quiaffectaitd'êtreimpuissante,achoisicequ'ellenepouvaitquechoisir.Onestcondamnéàêtresoi-même, surtoutEveFrame.Elle estdevenue l'instrumentde lavolontédesGrant. Ils se sont servisd'ellecommed'unagent,exactement.»

«Bref,quelquesjoursplustard,IrapassaitauServicedescalmes,etlasemainesuivante,ilsortait,etalorsilestvraimentdevenu...

« Enfin, a ajouté Murray après un instant de réflexion, il a peut-être seulement retrouvé cetteclairvoyance indispensable à sa survie du temps qu'il creusait les fossés, avant que l'échafaudage de lapolitique,du foyer,de la réussite etde la célébrité soitmontéautourde lui, avantqu'il enterrevivant leterrassier pour coiffer le chapeau d'Abe Lincoln. Peut-être qu'il est redevenu lui-même, l'acteur de sonpropredestin. Iran'étaitpasunacteurgénialqu'onaabattu.Ila simplementétéramenéàsonpointdedépart.

«“Vengeance”, ilm'adit,aussi simplementetcalmementqueça.Unmillierde taulardscondamnésàperpètequiauraientcognédescuillèrescontrelesbarreauxdeleurcellulen'auraientpaspulediremieux.“Vengeance.”Entrelepathosduplaidoyerpoursacauseetlatentationdelavengeancepourrééquilibrerlamarque, il n'y avait pas le choix. Je le revois se pétrir lentement les articulations, etme dire qu'il va ladétruire. Je le revoismedire : “Jeter saviedans le cloaquequ'est sa fille !Et jeter lamienneavec ! Je ledigère pas, ça,Murray, c'est pas juste. C'est dégradant pourmoi,Murray. Je suis son ennemi mortel ?D'accord,ehbien,elleestlamienne.”

–Etill'aeffectivementdétruite?–Tusaiscequ'ilestarrivéàEveFrame.–Jesaisqu'elleestmorte.D'uncancer,non?Danslesannéessoixante.–Elleestmorte,maispasd'uncancer.Tutesouviensdecettephotodontjet'aiparlé,cellequ'unedes

anciennes petites amies de Freedman lui avait envoyée par courrier, celle qu'il voulait utiliser pourcompromettreEve?Cellequej'aidéchirée?J'auraisdûlelaissers'enservir.

–Tumel'asdéjàdit.Pourquoi?–Parce que l'intérêt de cette photo, c'est qu'à travers elle, il cherchait unmoyendenepas tuerEve.

Toutesavieilavaitvouluéviterdetuerquelqu'un.Quandilestrentréd'Iran,ilapassésavieàdésamorcersespulsionsviolentes.Cettephoto...jen'avaispascompriscequ'elledéguisait,cequ'ellesignifiait.Quandjel'aidéchirée,quandjeluiaiinterditd'enfaireunearme,iladit:“C'estbon,tuasgagné”,etjesuisrentréàNewarkenpensantbêtementquejevenaisderéussirunexploit;seulementlà-bas,àZincTown,ils'estmisàfairedescartonsdanslesbois.Ilavaitdescouteaux,aussi.Jesuisretournélevoirlasemainesuivante,etilnes'estmêmepasdonnélapeinedemecacherquoiquecesoit.Ilavaitl'imaginationtropenfiévréepourça.Iln'avaitquelemeurtreàlabouche.“L'odeurdelapoudreetdesballes,c'estunaphrodisiaque”,ilm'adit.Complètementdingue.Jenesavaismêmepasqu'ilpossédaitunrevolver.Jenesavaisquefaire.Enfinj'aiperçuleuraffinitévéritable,àEveetàlui,leurlienirrémédiabled'âmesenétatdeguerre:chacunportédésastreusement vers ce phénomène qui ne connaît pas de limites une fois enclenché. Son recours à laviolence était le corrélat masculin de la prédisposition d'Eve à l'hystérie – c'étaient les manifestationssexuellementdifférenciéesdelamêmecataracte.

«Jeluiaiditdemeremettretoutessesarmes.Oubienilmelesdonnaittoutdesuite,oubienj'appelaislapolice.“J'aisouffertautantquetoi,jeluiaidit,j'aisouffertplusquetoi,àlamaison,parcequej'aidûfairefacelepremier.Pendantsixans,toutseul.Tunesaisrienderien.Tutefiguresquejenesaispasceque c'estd'avoir enviedeprendreun flingue etde tuerquelqu'un ?Tout ceque tu as enviede lui fairemaintenant,j'aieuenviedelefairequandj'avaissixans!Etpuistuesarrivé.Jemesuisoccupédetoi,Ira.J'aiessayédet'éviterlepireaussilongtempsquejesuisrestéàlamaison.

«“Tunet'ensouvienspas,decettehistoire.Tuavaisdeuxans,j'enavaishuit,ettusaiscequis'estpassé?Jene te l'ai jamais raconté.Tuavais tapartd'humiliations. Ila falluqu'ondéménage.Onn'habitaitpasencoreFactoryStreet.TuétaisbébéetonhabitaitsouslavoieferréedeLackawanna.NassauStreet,au18,NassauStreet, l'arrièrede l'immeubledonnait sur lesvoies.Quatrepièces,pasde lumière,unboucandudiable.Onpayaitseizedollarsetdemiparmois,etlepropriétaireapasséleloyeràdix-neufdollars;onn'apluspupayer,ons'estfaitvirer.

«“Tusaiscequ'ilafaitnotrepère,unefoisqu'onasortinosaffaires?ToietmoietMaman,ons'estmisàpoussernotrebazarversledeux-piècesdeFactoryStreet,etlui,ilestrestédanslevieilappartementvide;ils'estaccroupiaubeaumilieudelacuisine,etilachié.Aumilieudenotrecuisine.Untasdemerdedanslapièceoùonpassaitàtable,tous.Ilenapeintlesmurs.Sanspinceau.Ilenapaseubesoin.Ilaétalélamerdeàlamain.Àgrandscoups,enlong,enlargeetentravers.Quandilafinitouteslespièces,ils'estlavédansl'évieretilestpartisansmêmerefermerlaportederrièrelui.Tusaiscommentlesautresgossesm'ontappelé

pendantdesmois?Merdaumur.Decetemps-làtoutlemondeavaitunsurnom.Toiont'appelaitBou-hou,moionm'appelaitMerdaumur.Voilàcequ'ilm'alégué,notrepère,àmoi,songrandgarçon,sonfilsaîné.

«“Jeteprotégeaisalors,Ira,et jeteprotégeraiencoreaujourd'hui.Jenevaispaste laisserfaireça.J'aitrouvé la voie de la civilisation àmamanière, et toi, tu as trouvé la tienne, et il n'est pas question derégresser.Laisse-moit'expliquerquelquechosequetun'aspasl'airdecomprendre.Pourquoiest-cequetuesdevenucommuniste,audépart?Çanet'ajamaiseffleuré?Mavoieverslacivilisationçaaétéleslivres,lafac, mon métier d'enseignant, la tienne ça a été O'Day et le Parti. C'est une voie qui ne m'a jamaisconvaincu. Je m'y suis même opposé. Mais les deux voies étaient légitimes, et les deux ont marché.Seulement ce qui vient de se passer à présent, tu ne le comprends pas non plus.On t'a dit qu'on avaitdécidé que le communismen'était pas la voie qui permet de sortir de la violence,mais unprotocole deviolence.Onacriminalisétonchoixpolitique,etont'acriminalisétoi-mêmedanslafoulée–et,toi,tuvasleurdonner raison.On te traitede criminel et, toi, tu charges ton flingue, tu t'attachesun couteau à lacuisse et tu dis : 'Et comment, j'en suis un ! L'odeur de la poudre et des balles, quel aphrodisiaque !”'Nathan,jemesuiségosilléàluiparler.Maisquandonestenprésenced'unfouenphasehomicide,cegenrede discours ne le calme pas, il l'enflamme encore davantage. En présence d'un fou en phase homicide,raconterunsouvenird'enfanceavecplandel'appartementenprime...

«Écoute,areprisMurray,jenet'aipastoutditsurIra.Iraavaitdéjàtuéunhomme.C'estpourçaqu'ilavaitquittéNewarkendirectiondelabrousseetqu'ilavaittravaillédanslesminesquandilétaitadolescent.Ilétaitencavale.Jel'aiemmenédanslecomtéduSussex,quiétaitaudiablevauvert,àl'époque,maispassiloinquejenepuisseavoirl'œilsurluietl'aideràs'ensortir.Jel'yaiconduitmoi-même,jeluiaiditsonnouveaunom,etjel'aicaché.GilStephens,çaaétélepremierdesesnomsd'emprunt.

«Ilatravailléàlaminejusqu'aujouroùilapenséqu'ilsavaientretrouvésatrace.Paslesflics,laMafia.Jet'aiparlédeRitchieBoiardo,quidirigeaitlesracketsdanslePremierarrondissement.LegangsterquitenaitlerestaurantVittorioCastle.IraaeuventquelestueursdeBoiardoétaientàsestrousses.C'estlàqu'ils'estmisàbrûlerledur.

–Qu'est-cequ'ilavaitfait?–Ilavaittuéuntypeàcoupsdepelle.Iraatuéunhommeàseizeans.»Iraavaittuéunhommeàcoupsdepelle.«Où?demandai-je.Comment?Qu'est-cequis'estpassé?–IratravaillaitàLaTaverne,oùil faisait leménage.Ilavaitceboulotdepuissixsemaines,àpeuprès,

quandunsoir,aprèsavoir finidenettoyer lesol,sur lecoupdedeuxheures, ilestsortidans laruepourrentreràlachambrequ'illouait.Ilhabitaitunepetiteruecoquette,ducôtédeDreamlandPark,làoùonaconstruitlescités,après-guerre.Auniveaud'ElizabethAvenueilatournésurMeekerStreet,etils'estmisàdescendre dans l'obscurité de la rue de l'autre côté de Weequahic Park, en direction de FrelinghuysenAvenue,quanduntypeestsortidel'ombre,làoùilyavaitautrefoislekiosqueàhotdogsdeMillman.Ilestsortidel'ombre,là,etilluiamisuncoupdepelleenvisantlatête;ill'atouchéauxépaules.

«C'étaitunItaliendelabandedesterrassiersoùIraavaittravailléausortirdel'école.IraavaitjustementarrêtédecreuserlesfosséspourdébarrasserlestablesàLaTaverneàcausedetouslesennuisquecetypeluifaisait.C'étaiten1929,l'annéeoùLaTaverneaouvert.Ilespéraitmonterleséchelonssurletasetdevenirserveur.C'étaitsonbut.Jel'avaisaidéàobtenirceboulot.L'Italienétaitivre,illuiabalancéuncoup,alorsIraluiaarrachésapelle,etluiafaitcrachersesdentsavec.Puisill'atraînéderrièrechezMillman,dansleparkingoù il faisaitnoircommepoix.De ton temps les jeunes allaient s'ygarerpourpeloter leurpetiteamie,etc'estlàqu'Iraamisuneracléeàcetype.

«Ils'appelaitStrollo.Detoutelabandedesterrassiers,c'étaitceluiquidétestaitlepluslesJuifs.“MazzuCrist, giudemaledett.Tueur deChrist,maudit Juif...”, tu vois le genre.C'était sa spécialité. Il avait unedizained'annéesdeplusqu'Ira, et c'étaitpas unpetit gabarit ; il était presque aussi grandqu'Ira. Ira l'a

cognésurlatêtejusqu'àcequ'ilperdeconnaissance,etill'alaissésurlecarreau.IlajetélapelledeStrollo,etilestressortidanslaruepourrentrerchezlui,maisilyavaitenluiquelquechosequin'enavaitpasfini.IlyavaitenIraquelquechosequin'enavaitjamais fini.Ilavaitseizeans, ilétaitpleindeforce,pleinderage, il avait chaud, il était en sueur,monté, énervé – excité –, alors il a fait demi-tour, il est retournéderrièrechezMillman,etilafrappéStrollosurlatêtejusqu'àcequemorts'ensuive.»

Chez Millman, c'était là qu'Ira m'emmenait manger un hot dog après nos balades dans le parc deWeequahic.QuantàLaTaverne,c'étaitlàqu'ilavaitemmenéEvedîneravecMurrayetDorislesoiroùilla leur avaitprésentée.Ça sepassait en1948.Vingtansplus tôt il avait tuéquelqu'un, à cet endroit.Labicoque de Zinc Town – cette bicoque avait pour lui un sens que je n'avais jamais compris. C'était samaisonderedressement.Sonlieuderéclusion.

–Etqu'est-cequeBoiardovientfairelà-dedans?–LefrèredeStrollotravaillaitauCastle,lerestaurantdeBoiardo.Ilétaitauxcuisines.Ilestallétrouver

Boiardo,etilluiaracontécequis'étaitpassé.Audébut,personnen'apensélierIraaumeurtreparcequ'ilavaitdéjàquittélequartier.Maisdeuxansplustard,c'étaitbienluiqu'ilsrecherchaient.JesoupçonnequecesontlesflicsquiontbranchéBoiardosurIra,maisjen'enaijamaisétésûr.Toutcequejesaisc'estqu'ona frappé chez nous pour demandermon frère. C'était PtitMinou qui venaitme voir. Je le connaissaisdepuismonenfance,PtitMinou.IldirigeaitlesjeuxdedéssurAqueductAlley.Ildirigeaitaussilestablesdeziconettedansl'arrière-salleduGrandejusqu'àcequelesflicsdémantèlentleréseau.JejouaisaubillardavecluiauGrande.Sonsurnomluivenaitdesesdébutsdanslacambriolecommemonte-en-l'air,ilseglissaitsurlestoitsetilentraitparlesfenêtresavecsonfrèreaîné,GrosMatou.Danslespetitesclasses,ilspassaientdéjàleursnuitsàvoler.Quandparhasard ilsprenaient lapeinedevenirencours, ils s'endormaient sur leursbureauxetpersonnen'osaitlesréveiller.GrosMatouestmortdemortnaturelle,maisPtitMinous'estfaitliquideren1979danslagrandetraditiondesgangs:onl'aretrouvédanssonappartementdeLongBranchavecvuesurl'océan,enpeignoirdebainavectroisballesde32danslatête.Lelendemain,RitchieBoiardoditàl'undesescompères:“Çavalaitpeut-êtremieux...ilparlaittrop.”

«PtitMinouvoulaitdoncsavoiroùétaitmonfrère.Jeluiaiditquejenel'avaispasvudepuisdesannées.Ilmedit:“Cabinalecherche.”OnappelaitBoiardoCabinaparcequ'ilpassaitsesappelsdepuiscequelesItaliensduPremierarrondissementnommaientune“cabinatéléphonique”.“Etpourquoiillecherche?jedemande.–ParcequeCabinaprotège le secteur.Parcequ'ilaide lesgensquand ils sontdans lebesoin.”C'étaitvrai.Boiardosepromenaitavecuneboucledeceintureincrustéedediamantsetilétaittenuenplushauteestimeencorequelesainthomme,prêtredeleurparoisse.J'aiparlédePtitMinouàIra,etonl'arevuqu'en1938,septansplustard.

–Alorsçan'étaitpasàcausedelaCrisequ'ilbrûlaitledur?C'estparcequ'ilétaittraqué.–Tu es surpris de l'apprendre ?medemandaMurray.D'apprendre ça sur quelqu'unque tu admirais

commetul'admirais?–Non,dis-je,non.Jenesuispassurpris.Çafaitsens.–C'estl'unedesraisonspourlesquellesiladéjanté.C'estpourçaqu'ilafiniparseretrouverenlarmes

danslelitdeLorraine.“Toutaéchoué.”Laviefaçonnéepoursurmonterças'étaitécroulée.L'effortavaitétévain.Ilétaitrenvoyéauchaosdesorigines.

–Quellesorigines?–Quandilestrentrédel'armée,Iravoulaitmettreautourdeluidesgensdevantquiilnepourraitpasse

permettre d'exploser. Il est allé les chercher. Il avait peur de sa propre violence. Il vivait dans l'angoissequ'elle refasse surface.Etmoi aussi.Quandquelqu'unmontreunepropension à la violencede sibonneheure,qu'est-cequival'arrêter?

« C'est pourquoi Ira voulait le mariage. C'est pourquoi il voulait cet enfant. Et c'est pourquoil'avortementl'adémoli.C'estpourquoiilestvenuhabitercheznouslejouroùiladécouvertcequ'ilyavaitderrièrecetavortement.Etlelendemainmême,ilafaittaconnaissance.Ilarencontrécegarçonquiétaittoutcequ'iln'avaitjamaisétélui-même,etquiavaittoutcequ'iln'avaitjamaiseu.Cen'étaitpasIraquiterecrutait.Tonpèrel'apeut-êtrecru,maisnon,c'étaittoiquilerecrutais.QuandilestvenuàNewarkcejour-là,lablessuredel'avortementencoreàvif,ilt'atrouvéirrésistible.Lui,ilétaitlegossedeNewark,lemirot,celuiquiavaiteuunesituationfamilialedouloureuse,etpasd'instruction.Toi, tuétais legossedeNewarkquiavaitreçuuneéducationintelligente,etàquionavaittoutdonné.TuasétésonPrinceHal.TuasétésonJohnnyO'DayRingold–voilàtoutcequetuasreprésentépourlui.C'étaittonboulot,quetulesachesounon.L'aideràseblindercontresanature,contretoutelaforcedecegrandcorps,cetteragemeurtrière.Çaaétémonboulottoutemavie,àmoiaussi.C'estleboulotdebeaucoupdegens.Iran'étaitpasune rareté.Deshommesquiessaientde refouler leurviolence.Lesvoilà lesoriginesduchaos.Çanemanquepas,ceshommes-là,ilssontpartout.

–Iraatuéuntypeàcoupsdepelle.Qu'est-cequis'estpasséensuite?Qu'est-cequis'estpassécettenuit-là?

–Jen'étaispasprofàNewark.C'étaiten1929.Onn'avaitpasencorebâtilelycée.J'étaisprofaulycéed'Irvington.C'étaitmonpremierposte.J'habitaisunechambreau-dessusdelascieriedeSolondz,prèsdesvoiesferrées.IlétaitàpeuprèsquatreheuresdumatinquandIraestarrivédevantchezmoi.J'habitaisaurez-de-chaussée,ilafrappéauxcarreaux.Jesuissorti,j'aivud'unseulcoupd'œillesangsurseschaussures,sonpantalon,sesmains,sonvisage,jel'aimisdansmavieilleFord,etonestpartis.Pouroù,jen'enavaispaslamoindreidée.N'importeoù,loindelapolicedeNewark.Jepensaisauxflics,pasàBoiardo.

–Ilt'aditcequ'ilavaitfait.–Oui.Ettusaisàquid'autreill'adit?ÀEveFrame,desannéesplustard.Pendantlapériodeoùilla

courtisait.Aucoursdecetétéqu'ilsontpasséseulsàNewYork.Ilétaitfoud'elleetilvoulaitl'épouser,maisilvoulaitluidirelavéritésurl'hommequ'ilavaitété,etlapireactionqu'ilavaitcommise.Sil'horreurlafaisait fuir, tantpis,mais ilvoulaitqu'elle sachequielleprenait. Ilvoulaitqu'elle sachequ'ilavaitétéunforcené,mais que ce forcené avait disparu. Il l'a dit pour la raison qui pousse les repentis à avouer leurfaute : pour qu'elle ne le tienne jamais quitte de ses engagements. Il ne comprenait pas, et n'a jamaiscomprisqu'unforcenéétaitcedontEveavaitleplusbesoin.

«Àl'aveuglette,carc'étaitsamanière,Evesentaitcequiétaitenelle.Elleavaitbesoindelabrute.Elleréclamait la brute. Qui pourrait mieux la protéger ? Avec une brute, elle était en sécurité. Ça expliquequ'elleaitpuresteravecPenningtonpendanttoutescesannéesoùilsortaitdraguerdesgarçons,passaitlanuitaveceuxetrentraitchezluiparunepetiteportespécialequ'ilavaitfaitpercerdanssonbureau.C'estàlademanded'Evequ'ill'avaitfaitpercer,cetteporte,pournepasqu'ellel'entenderentrerdesesescapadesà4heuresdumatin.Çaexpliquequ'elleaitépouséFreedman.Çaexpliquequelshommesl'attiraient.Savieamoureuse consistait à changerdebrute.Qu'unebrute vienne àpasser, elle était enpremière ligne.Elleavaitbesoind'unebrutepourlaprotéger,etelleenavaitbesoinpourêtreirréprochable.Lesbrutesétaientles garants de son innocence préservée.Tomber à genoux et les supplier revêtait pour elle la plus hauteimportance.Labeautéetlasoumission,telsétaientsesprincipesdevie,sonsecretpouralleràlacatastrophe.

Elleavaitbesoindelabrutepourrachetersapureté,tandisquelabruteavaitbesoind'êtreapprivoisée.Quipourraitmieuxladomestiquerquelafemmelaplusaristocratiquedumonde?Qu'est-cequipourraitenfaireunanimaldecompagniemieuxquelespetitsdînerspoursesamis,labibliothèquelambrisséepourseslivres,etunedélicateactriceàladictionexquisepourfemme?Voilàcomment,quandIraaracontéàEvel'histoiredel'Italienetdelapelle,elleapleurésurcequ'ilavaitfaitàseizeans,cequ'ilavaitsouffert,ce

àquoiilavaitsurvécu,luiquis'étaitsibravementtransforméenhommeparfait,enhommeextraordinaire,etilssesontmariés.

«Quisait,peut-êtrepensait-ellequ'unmeurtrierétaitparfaitpouruneautreraisonencore :quandunhommeseprésentecommeunforcené,unassassin,onpeutentoutesécuritéluiimposerlaprésencequ'onimposeraitàpersonne:celledeSylphid.DevantSylphid,unhommeordinaireauraitprissesjambesàsoncouenhurlant.Maisunebrute?Ilavaitlacarrure.

«Quandj'aidécouvertparlesjournauxqu'elleétaitentraind'écrireunlivre,j'aipenséaupire.Vois-tu,Iraluiavaitmêmeditlenomdugars.Qu'est-cequiallaitempêchercettefemme–carelleenétaitcapable,àl'heureoùellesecroyaitacculée–dediren'importequoiàn'importequi?Qu'est-cequiallaitl'empêcherdecriersurlestoits:“Strollo,Strollo,Strollo!JesaisquiatuéleterrassierStrollo.”Maisquandj'ailulelivre,onn'yfaisaitpasmentiondumeurtre.SoitEven'ajamaisparléàKatrinaetBrydend'IraetStrollo,carellenesepermettaittoutdemêmepastout,etqu'elleserendaitcomptedecequedesgenscommelesGrant–autrecoupledebrutessursaliste–pourraientfaireàIra,soitelleavaitoubliécommeellesavaitcommodémentoublierlesfaitsdéplaisants.Jen'aijamaissusic'étaitl'unoul'autre.Lesdeux,peut-être.

«MaisIraétaitsûrqueçaallaitressortir.Ilallaitapparaîtreauxyeuxdumondecommeilétaitparuauxmiens cette nuit où je l'avais conduit dans le comté du Sussex. Couvert du sang d'un mort. Le visageensanglantéparl'hommequ'ilvenaitdetuer.Etentraindemedireavecunrire–ungloussementdegossecinglé:“Strolloatirélegroslot.”

«Cet acte de légitime défense, au départ, il en avait fait l'occasion de tuer quelqu'un. Il avait saisi sachance.La légitimedéfense comme instigation aumeurtre. “Strollo a tiré le gros lot”,meditmonpetitfrère.Çaluiavaitplu,Nathan.

« “Et toi, Ira, qu'est-ce que tu viens de faire ? je lui ai demandé.Tu le sais ?Tu viens de prendre lemauvaischemin.Tuviensdefairel'erreurdetavie.Tuaschangélecoursdeschosesdutoutautout.Etpourquoi?Parcequeletypet'avaitattaqué?Etalors?Tuluiasmisuneraclée.Tul'asbattucommeplâtre.Tul'aseue,tavictoire.Tuaspassétarageenlemettantenbouillie.Maisilfautquetavictoiresoittotale,alorstuyretournes,ettuletues.Pourquoifaire?Parcequ'ilatenudesproposantisémites?Çaméritelamort?Toutlepoidsdel'histoirejuivereposesurtesépaules,peut-être,IraRingold?Allonsdonc!Tuviensde faire quelque chose d'ineffaçable, Ira – un acte maléfique, fou, qui s'est enraciné dans ta vie pourtoujours.Ce que tu viens de faire cette nuit, rien ne pourra jamais le racheter. Tu ne pourras pas faireamendehonorableenpublicpourcemeurtreet leracheter,Ira.Riennerachèteunmeurtre.Jamais !Lemeurtre nemet pas fin quà une viemais à deux. Lemeurtremet fin à la vie dumeurtrier aussi, sa viehumaine!Tunepourrasjamaistedélivrerdecesecret.Tul'emporterasdanslatombe.Tuletraînerasavectoipourtoujours!”

«Tuvois,moi,siquelqu'uncommetunmeurtre,jemefigurequelaréalitédostoïevskiennel'attendautournant. Je suis un homme de livres, un professeur d'anglais, je m'attends qu'il manifeste les dégâtspsychiquesdontparleDostoïevski.Commentcommettreunmeurtresanséprouverd'angoisseaprès?Onseraitunmonstre,alors.Carenfin,quandRaskolnikovtue lavieille, ilnecoulepasdes jourspépères lesvingtannées suivantes.Untueurdesang-froidcommeRaskolnikovs'interroge toute savie sur sonsang-froid.MaisIran'avaitjamaisétéenclinàl'introspection.Ira,c'étaitunemachineàagir.N'empêchequelecrime avait gauchi les comportements de Raskolnikov... Eh bien, Ira a payé le prix, d'une manièredifférente.Sapénitenceàlui–lemalqu'ilaeuàressuscitersavie,enpenchantenarrièrepourmieuxseredresser–estd'unetoutautrenature.

«Écoute,jenecroyaispasqu'ilpourraitvivreavecsoncrime,etjen'aijamaiscruquejepourraislefairemoi-même.Vivreavecunfrèrequiétaitallécommettreunmeurtrecommeça?Onpenseraitquej'allaislerenier, ou le forcer à passer aux aveux. Comment imaginer que je vive avec un frère meurtrier en

m'asseyanttoutbonnementsurlefait,quejepuisseconsidéreravoirremplimesdevoirsd'humanité...Lemeurtreesttropgrandpourça.Etpourtant,Nathan,c'estbiencequej'aifait,jemesuisassisdessus.

«Ormalgrémonsilence,quelquevingtansplustard,laracinedelaracinedetouscesmauxallaitêtremiseànuquandmême.L'Amériqueallaitvoirqueltueurdesang-froidIraétaitsouslechapeaud'AbrahamLincoln.L'Amériqueallaitdécouvrirquec'étaitunenfoiré.

«EtBoiardoallaitobtenirvengeance.Àcetteépoque-là,ilavaitquittéNewarkpourunpalazzo-citadelledanslesfaubourgsdeJersey,maisçanevoulaitpasdirequelaplaintedesStrollocontreIraétaitoubliéedeseslieutenantsquirégnaientsurlebastionduPremierarrondissement.J'avaistoujourspeurqu'ungrosbrasdelasalledebillardrattrapeIra,quelaMafiaenvoiequelqu'unluifairesonaffaire,surtoutdepuisqu'ilétaitdevenuIronRinn.Tusais,lesoiroùilnousatousemmenésdîneràLaTaverne,pournousprésenterEve,SamTeigernousaphotographiésetilaaccrochélaphotodanslehall.Bonsang,queçam'adéplu!Qu'est-cequ'onauraitpufairedepire?Ilfallaitvraimentquelamétamorphosed'Ira,sonhéroïqueréinventiondelui-mêmeenIronRinn,luisoitmontéeàlatête.Ilrevientquasimentsurleslieuxdesoncrime,etillaisseépinglersabobineaumur?S'ilavaitoubliéquiilavaitété,etcequ'ilavaitfait,Boiardoallaits'ensouvenir,lui,etilallaitleflinguer.

«Maisc'estunlivrequis'enestchargé.Dansunpaysoù,depuisLacasedel'oncleTom,aucunlivren'ajamaismoindrementinfléchilecoursdeschoses.Unbanallivrederévélationsscandaleusessurleshow-biz,unlivreécrivaillépardeuxopportunistesexploitantuneproiefacilenomméeEveFrame.IraavaitréussiàsemerRitchieBoiardo,maisiln'apassuéchapperauxVanTasselGrant.Çan'estpasunsbiredépêchéparunparrainquiluiaréglésoncompte–c'estunchroniqueuràscandales.

«PendanttoutescesannéesdeviecommuneavecDoris,jeneluiavaisjamaisparlédecequ'avaitfaitIra.MaislematinoùjesuisrentrédeZincTownavecsonrevolveretsescouteaux,j'aiététentédelefaire. Ilétaitdansles5heuresdumatinquandilm'aremistoutessesarmes.Jesuisallédirectementaulycéeaveccetarsenal sousmon siège avant, cematin-là. Je ne suis pas arrivé à faire cours de toute la journée – j'étaisincapabledepenser.Et lanuit jen'aipaspudormir.C'est à cemoment-làque j'ai failli parler àDoris.J'avaisemportésonrevolveretsescouteaux,maisjesavaisbienqueçanerésolvaitrien.D'unemanièreoud'uneautre,ilallaitlatuer.

« “And thus the whirligig of time brings in his revenges/ Ainsi le tourbillon du temps porte-t-il sesvengeances.”Unelignedeprose.Tulareconnais?C'estledernieractedeLanuitdesrois.Festeleclown,àMalvolio,justeavantdechantercettechansoncharmantepourclorelapièce:“Agreatwhileagotheworldbegun,/Withhey-ho,thewindandtherain,Ilyabienlongtempslemondeacommencé,/Lonla,dansleventetlapluie.”Jen'arrivaispasàsortircettephrasedematête:Andthusthewhirligigoftimebringsinhisrevenges.Cesg,cryptographiques,lasubtilitédeleurallègement,legdurdewhirligigsuividugnasalisédebrings,puisdugdouxderevenges.Les s finaux, thusbrings inhis revenges.L'insolite sifflementduplurielrevenges.Gueu,jeu,zeu.Lesconsonnesseplantaientenmoicommeautantd'aiguilles.Etpuislesvoyelles,leurpulsation,lamaréemontantedeleurhauteurmesubmergeait,lesgravescédantauxaiguës.Lesbassesetlestenorscédantauxaltos.L'allongementdécisifduijusteavantquelerythmepassedel'iambeautrochée,et la prose quimarque le tournant de l'allongement. Ibref, i bref, i long, i bref, i bref, i bref, boum,revenges,bringsinhisrevenges.Hisrevenges,avecsessifflantes.Hize.EnrentrantàNewarkavec lesarmesd'Iradansmavoiture,cesdixmots,leurréseauphonétique,l'omniscienceécrasante...j'avaislesentimentdem'asphyxierdansShakespeare.

«Lelendemainaprès-midi,ausortirdescours,jesuisretournéàlabicoque.“Ira,j'aidit,jen'aipasdormidelanuit,etjen'aipaspufairecoursdetoutelajournéeparcequejesaisquetunet'arrêteraspasavantdet'êtreattiréunecalamitébienplusabominablequedetetrouversurlalistenoire.Unjour,iln'yauraplus

de listes noires. Il n'est pas dit que ce pays ne fera pas ses excuses aux gens qu'il a traités comme toi,seulementsituvasenprisonpourmeurtre...Ira,qu'est-cequetuasentêteencemoment?”

«Denouveau, ilm'afallu lamoitiéde lanuitpour ledécouvrir,etquandila finiparme ledire, j'aiannoncé:“J'appelle lesmédecinsdel'hôpital,Ira.Jevaisdemanderunmandat.Cettefois jevaistefairebouclerpourdebon.Jeveilleraiàcequetupasseslerestantdetesjoursdansunhôpitalpsychiatrique.”

« Il seproposaitde lagarrotter.Avec sa fille. Il allait lesgarrotter toutes lesdeuxavec les cordesde laharpe. Il avaitdéjà le cutter. Ilneplaisantaitpas. Il allait couper les cordes, leur serrer le couavec et lesétranglertouteslesdeux.

«Lelendemainmatinc'estaveclecutterquejesuisrentréàNewark.Maisçaneservaitàrienet je lesavais.Après lescours, jesuisarrivéchezmoiet j'aiditàDoriscequis'étaitpassé,etc'est làqueje luiaiparlédumeurtre.Jeluiaidit:“J'auraisdûleslaisserl'embarquer.J'auraisdûlelivreràlapolice,etlaisserlaloifairesonoffice.”J'aiditàDorisquej'avaislancéenpartant:“Elleaunefilleavecquivivre,Ira.C'estsonchâtiment,unchâtimentterrible,etunchâtimentqu'elles'estattirétouteseule.”Ils'étaitmisàrire:“Certes,unchâtimentterrible,maispasassezterribleàmongoût.”

«Detoutescesannéesdecommerceavecmonfrère,c'étaitlapremièrefoisquejem'effondrais.J'aitoutditàDoris,etjemesuiseffondré.J'étaissincèredanscequejeluidisais.Parloyautémalcomprise,j'avaisfaitcequ'ilnefallaitpas.J'avaisvumonpetitfrèrecouvertdesang,jel'avaismisdansmavoiture,j'avaisvingt-deuxans,etj'avaisfaitcequ'ilnefallaitpas.Etàprésent,parcequeletourbillondutempsapportesesvengeances,IraallaittuerEveFrame.Laseulechoseàfaireseraitd'allertrouverEveetdeluidiredequitterlavilleenprenantSylphidavecelle.Maisj'enétaisincapable.J'étaisincapabled'allerlestrouver,elleetsaprécieuse fille, pour leur dire : “Mon frère est sur le sentier de la guerre, vous feriez mieux de vousplanquer.”

«J'étaisvaincu.J'avaispassémavieàapprendreàêtreraisonnablefaceàladéraison,àapprendrecequejemeplaisaisànommerunpragmatismevigilant–touteschosesquej'avaisessayéd'apprendremoi-mêmed'abord,puisd'enseigneràmesélèves,àmafille,àmonfrère.Etj'avaiséchoué.Dé-iraiserIrarelevaitdel'impossible.Jel'avaisdéjàprouvéen1929.Onétaiten1952,j'avaisquarante-cinqansetonauraitditquetoutescesannéesétaientpasséespourrien.Jemeretrouvaisfaceàmonpetitfrèredonttoutelapuissanceettoutelarageétaientdenouveautenduesverslemeurtre,et,unefoisdeplus,j'allaismefairecompliceducrime.Après toutcequi s'étaitpassé, toutcequ'ilavait fait, toutcequenousavions tous fait, il allaitdenouveaucommettrel'irréparable.»

«Quandj'aiditçaàDoris,elleaprislavoiture,etelleestmontéetoutdroitàZincTown.Elleaprislasituationenmain.C'estuneautoritéqu'elleavait.Enrentrant,ellem'aannoncé:“Ilnevatuerpersonne.Notebienqueçanem'auraitpasdépluqu'illatue.Maisilnevapaslefaire.–Etqu'est-cequ'ilvafaire,alors ?–Onanégociéun accord. Il va jouer sespions.–C'est-à-dire ?– Il va faire appel àdes amis.–Qu'est-ceque tu racontes ?Pasdesgangsters ?–Des journalistes.Sesamis journalistes.Ce sonteuxquivontladétruire.LaisseIratranquille,jemechargedelui.”

« Pourquoi a-t-il écouté Doris alors qu'il refusait de m'écouter ? Comment l'a-t-elle convaincu ? Vasavoir!Dorissavaitleprendre.Ellesavaityfaire,jeluiairemismonfrère.

–Quic'était,cesjournalistes?–Descompagnonsderoute. Ilyenavaitdes tas.Des typesqui l'admiraient, lui, l'hommedupeuple,

avecsonauthenticitéculturelle.Iraavaitbeaucoupdepoidsauprèsd'euxàcausedesesoriginesouvrières,àcausedesesluttesauseindusyndicat.Ilsvenaientsouventchezlui,auxsoirées.

–Etilsontfaitcequ'ilvoulait?

–IlsonttailléEveenpièces.Pourlefaire,ilsl'ontfait.IlsontmontréquelelivreavaitétéfabriquédeAàZ.Qu'Iran'avaitjamaisétécommuniste,qu'iln'avaitrienàvoiraveclescommunistes.Quecettehistoiredecomplotcommunistepourinfiltrerlesondesétaituntissudemensongesinvraisembables.Cequin'apasébranlélaconfiancedeJoeMcCarthy,RichardNixonouBrydenGrant,maisquipouvaitcouleretquiaeffectivement couléEve Frame dans lemonde du divertissement àNew York. C'était unmonde ultra-libéral.Représente-toilasituation.Voilàquetouslesjournalistesviennentlavoiretnotentpieusementtoutcequ'elleracontepourlerépercuterdanslesjournaux.NewYork,grandréseaud'espionsàlaradio,etlechef de réseau, c'est son mari. La Légion américaine prend Eve au mot, et lui demande de s'adresserdirectementàelle.Uneorganisationreligieuseanticommunistequis'estbaptiséeCroisadechrétienneprendsesdéclarationsausérieux ; sesmembresreproduisentdeschapitresentiersdu livredans leurmensuel.LeSaturdayEveningPostyvadesonreportageàlagloired'EveFrame.LeReader'sDigestpubliel'abrégéd'unchapitre–ilsraffolentdecetypedesujet–sibienqu'entrelePostetleDigest,Iraseretrouvedanslasalled'attentedetouslesmédecinsetdetouslesdentistesdupays.Toutlemondeveutrecueillirlesconfidencesd'EveFrame,tout lemondeveut luiparler.Etpuis letempspasse,plusaucunjournalisteneseprésente,pluspersonnen'achètelelivre,etpetitàpetit,pluspersonneneveutluiparler.

«Audébut,onnedoutepasdesabonnefoi.Onneremetpasenquestionuneactricedelarenomméeetdelastatured'EveFrame,unefemmesidélicatequifait l'actualitéavecdepareillesconneriesàfourguer.L'Affaire *Framen'apasbeaucoup stimulé lesneuronesdupublic.LeParti aordonné à cethommedel'épouser ?C'était son sacrificede communiste ?Mêmeça,on l'a gobé sansdiscuter.Tout estbonpourpurger laviedesonabsurdité,duchaosde sescontingences, toutestbonpour imposeraucontraireunegrilledelecturesimplificatricequirendelaréalitécohérente,aurisquedeladéfigurerdutoutautout.LeParti le luiaordonné.ToutestuncomplotduParti !Commesi Iran'avaitpas le talentnécessairepourfaire cette boulette tout seul. Comme s'il avait eu besoin du Komintern pour contracter un mariagemalheureux!

«Communiste,onn'avaitquecemotàlabouche,alorsquepersonneenAmériquen'avaitlamoindreidéedecequeçapouvaitêtre,unbonDieudecommuniste.Qu'est-cequ'ilsfont,qu'est-cequ'ilsdisent,àquoiilsressemblent?Quandilssontentreeux,ilsparlentrusse,chinois,yiddish,espéranto?Est-cequ'ilsfabriquentdesbombes?Personnen'ensavaitrien,etc'estpourquoiilaétésifaciled'exploiterlamenacecomme le livre d'Eve l'a fait. Mais alors, les journalistes d'Ira se sont mis au travail, et les articles ontcommencéàsortir,danslaNation,leReporter,laNewRepublic,elles'estfaitécharper.Lamachinepubliquequ'elleavaitmiseenroutenevapastoujoursdans ladirectionqu'onvoudrait.Elleasonautonomie.Lamachinepubliquequ'ellevoulaitvoirdétruireIras'estpeuàpeuretournéecontreelle.C'étaitdansl'ordredeschoses.OnestenAmérique.Dès l'instantqu'onmetenroutecettemachinepublique, la seule issue,c'estlacatastrophepourtoutlemonde.

«Cequil'asansdoutedésarçonnéeleplus,affaiblieleplus,s'estproduitaudébutdelacontre-offensived'Ira,avantqu'elleaiteuletempsdecomprendrecequisepassait,avantqu'onlaprenneenchargepourluidirecequ'ilnefallaitpasfairedansunebataillecommecelle-là.BrydenGrantamislamainsurlapremièreattaque,un article encore à l'étatd'épreuve,quidevaitparaîtredans laNation.PourquoiGrantdevait-ils'inquiéterdavantagedecequisepubliaitdanslaNationquedecequisepubliaitdanslaPravda...Qu'est-cequelaNationauraitbienpuécrired'autre?Toujoursest-ilquesasecrétaireenvoie l'épreuveàEve,etquecettedernières'empressedetéléphoneràsonavocat:ellesouhaitequ'unjugefasseuneinjonctionàlaNationpourl'empêcherdepublierl'article,quin'estqu'unramassisdemensongesmalveillants,sansautrebut que de détruire son nom, sa carrière et sa réputation. Mais une injonction serait une contraintepréalable,représentel'avocat,légalement,unjugenesauraitprendreunetellemesure.Aprèslaparution,ellepourra lespoursuivreendiffamation.Çanefaitpas l'affaired'Eve, il sera troptard,elle seradéjàcoulée.

ElleserenddonctoutdroitdanslesbureauxdelaNationetexigedevoirl'auteurdel'article.Ils'agitdeL.J.Podell,JakePodell,lefouille-merdeattitrédujournal,celuiqu'onchargedesbassesbesognes.Lesgensontpeurdelui,àbondroit.Mieuxvautavoiraffaireàluiqu'àIraarméd'unepelle,maistoutjuste.

«ElleentredanslebureaudePodell,etc'estlàqu'ellevajouerlascènedeBravoure,cellequidevraitluivaloirunprixd'interprétation.Elledit àPodellquecet article estun tissudemensonges,demensongesodieux, et tenez, devinez lequel de tous ces mensonges est le plus odieux ? Dans tout l'article ? Podelll'épinglaitcommeJuivehonteuse. Ilaeneffetécritqu'Eve,néeChavaFromkin,avu le jouren1907àBrownsville,quartierdeBrooklyn,qu'elleagrandiaucoindeHopkinsonStreetetSutterStreet,quesonpèreétaitunpauvreimmigrantpolonaissansinstruction,peintreenbâtimentdesonétat.Personnedesafamilleneparlaitanglais,nisonpère,nisamère,nid'ailleurssonfrèreetsasœuraînés,tousdeuxétantnésdanslavieilleEuropedesannéesavantelle.Ilsparlaienttousyiddish,saufChava.

«PodellamêmeexhuméMueller,lepremiermari,cefilsdebarmandeJersey,cetex-matelotavecquielle s'est sauvéeà l'âgede seizeans. Ilvit toujoursenCalifornie ; c'estun flicenretraitequi toucheunepensiond'invalidité–ilestmaladeducœur–,ilaunefemmeetdeuxenfants.Cebravetypen'aquedubienàdiredelapetiteChava.Quellebellefillec'était.Elleenavaitdanslebuffet.Unevraiepetitetornade,croyez-lesivousvoulez.Commentelles'estenfuieaveclui!Nonpasparcequ'elleauraitpuaimerlegrandidiotqu'ilétaitàl'époque,maisparceque,illesavaitbien,ellevoyaitenluisachancedequitterBrooklyn.Entouteconnaissancedecause,etentouteaffection, ilne l'a jamaisencombrée, ilne l'a jamaisharceléepourenobtenirdel'argent,ycomprisaprèssaréussitespectaculaire.Podellestd'ailleursenpossessiondequelquesclichésqueMueller luiaobligeammentremis–pourquellesomme,celan'estpasdit. Il les faitvoiràEve:ChavaetMuellersuruneplageencoresauvagedeMalibu,lePacifiquetonnantàl'arrière-plan,deuxbeauxjeunesgens,sains,réjouis,robustesdansleurscostumesdebaindesannéesvingt,prêtsàfairelegrandplongeon,impatientsmême.CesclichésfinirontparêtrereproduitsdanslemagazineConfidential.

« Podell ne s'était jamais fait une spécialité de dénoncer les Juifs honteux. Il était lui-même un Juifindifférentàsajudaïté,etDieusaitqu'iln'ajamaissoutenuIsraël.Maisilavaitenfacedeluiunefemmequi avait menti sur ses origines toute sa vie, et qui mentait à présent sur Ira. Il citait les témoignagesconcordantsdetoutessortesdevieillardsdeBrooklyn,certainssedisantlesvoisinsdeChavaetd'autressesparents.Eveobjectequecesontdesracontars idiots,etques'il rapportecommevraies les inventionsdescrétins sur les célébrités, elle traînera lemagazine en justice jusqu'à cequ'iln'aitplusqu'à disparaître, etqu'elleluiréclameraàluipersonnellementjusqu'àsonderniersouendommagesetintérêts.

«Untypedujournalavaitsonappareilphotosurlui,ilentredanslebureauetprenduninstantanédel'anciennevedettedecinémaaumomentoùellerappelleàPodelllesennuisqu'ellepeutluicauser.Alors,là,ladernièregoutted'empiresursoiquipouvaitluiresterdisparaît,lepeudereculrationnels'évapore,etelleseprécipitedanslecouloirensanglotant.Lerédacteurenchefvientàpasser,quil'emmènedanssonbureau, l'assied sur une chaise et lui demande : “Vous n'êtes pas Eve Frame ? Je suis un de vos grandsadmirateurs.Qu'est-cequisepasse?Qu'est-cequejepeuxfairepourvous?”Elleleluiexplique.“Ohlala,maisçanevapasdutout,ça.”Illacalmeetluidemandecequ'elleveutvoirchangerdansl'article.Surquoielleluirépondqu'elleestnéeàNewBedforddansleMassachusetts,auseind'unefamilledegensdemer,petite-fille et arrière-petite-fille de capitaines de clippers. Certes, ses parents étaient loin de nager dansl'opulenceetelleaperdusonpère,avocat-conseil,toutepetite,maisaprèslamortdecelui-ci,samèreatoutdemêmetenuuncharmantsalondethé.Lerédacteurenchefluiditqu'ilestravid'entendrelavérité.Illametdansuntaxiet luiassurequ'ilveillerapersonnellementàcequecesoitsaversionàellequiparaisse.Derrièrelaporte,Podellneperdriendeleurconversation,ilprenddesnotes,et,defait,toutparaîtradanslemagazine.

«Caraprèssondépart,Podell revientsursonarticle,et ily insère l'incidentdanssa totalité– lavisited'Eveauxbureauxdujournal, lascènedeBravoureettout letralala.C'estunevieillemachinedeguerresansscrupule,etilraffoledecegenred'exercice–par-dessuslemarché,ilaimebeaucoupIra,etilatrouvéEveantipathique.IlenregistredoncméticuleusementlecontedeNewBedforddanssesmoindresdétails,etleplaceenconclusiondesonarticle.Lesjournalistesquiécrirontaprèsluiseservirontdececanevas,etontrouveraunautremotifrécurrentdanslesreportagesanti-Eve:unedesraisonspourlesquellesellealivréIra,quin'estnullementcommuniste,c'estqu'ilestenrevanchejuifpratiquantetfierdel'être,etc.Cequ'ilsdisentd'Iran'aguèreplusderapportavecluiquecequ'Eveendit.Maislorsquecesintellectsférocesquis'entiennentauxfaitsenaurontfiniaveclamalheureuse,ilfaudraitavoirunmicroscopepourretrouverlemoindreatomedelatristevéritédel'histoireducouple.

«ÀManhattan,l'ostracismecommence.Ellesemetàperdresesamis.Onnevientplusàsessoirées.Onnel'appelleplusautéléphone.Personneneveutluiparler.Personnenelacroitplus.Elleacoulésonmaripardesmensonges?Çaenditlongsursesqualitéshumaines...Peuàpeu,onneluiproposeplusunseulrôle.Lethéâtreradiophoniqueestd'ailleursmoribond,laminéparleslistesnoiresetdesurcroîtconcurrencéparlatélévision.Eveaprisdupoids,ellen'intéressepaslatélévision.

«Jenel'aivuejouerquedeuxfoisàlatélé.Jecroisquecesontd'ailleurslesdeuxseulesfoisqu'elleysoitpassée. La première fois, Doris était sidérée. Mais réjouie. Elle m'a dit : “Tu sais à qui elle ressemblemaintenant qu'elle a pris de l'ampleur ? À Mrs Goldberg, de Tremont Avenue, dans le Bronx.” Tu tesouviens deMollyGoldberg,Nathan, dansTheGoldberg, avec sonmari Jake, et ses enfants, Rosalie etSamily?EtPhilipLoeb,tuterappellesPhilipLoeb?Tunel'asjamaisrencontréparIra?Iral'avaitamenécheznous.PhilajouéPapaJakependantdeslustresdansl'émissionTheGoldberg,depuislesannéestrente,oùlasérieavaitcommencéàlaradio.En1950ils'estfaitvirerparcequesonnométaitsurlalistenoire.Iln'a plus trouvé de travail, il n'a plus pu payer ses factures, il n'a plus pu payer ses dettes, si bien que,en1955,ilaprisunechambreauTaftHotel,etils'estsuicidéauxsomnifères.

«Lesdeuxfoisqu'Eveajoué,c'étaitdansdesrôlesdemère.Effroyable!ÀBroadwayc'étaituneactricediscrète,pleinedetact,intelligente;àprésentonlavoyaitsangloteretserépandrepartout–hélas,çan'étaitguère un rôle de composition. Mais désormais elle devait être livrée à elle-même le plus souvent, sanspersonnepourlaguider.LesGranthabitaientWashington,ilsn'avaientpasletemps;ilneluirestaitplusqueSylphid.

«Mêmeça,çanedevaitpasdurer.Unvendredisoir,ellessontpasséesensembleàlatélévision,dansuneémissionquiavaitbeaucoupdesuccèsalors,TheAppleandtheTree.Tut'ensouviens?C'étaituneémissionhebdomadaire d'une demi-heure sur les enfants qui ont hérité un talent, une profession ou un traitquelconque de leurs parents. Il y avait là des savants, des gens de l'art, du show-business, des athlètes.Lorraine aimait bien regarder cette émission, et il nous arrivait de la regarder avec elle.C'était agréable,drôle, chaleureux, et même parfois intéressant, mais ça n'était tout de même que de l'article léger, dudivertissement passablement superficiel. Sauf le jour où on a invité Sylphid et Eve. Elles se sont cruesobligées de donner au public une version abrégée duRoi Lear, avec Sylphid dans le rôle deGoneril etRegan.

«J'entendsencoreDorismedire:“Ellequialuetcompristousceslivres,quialuetcompristouslesrôlesqu'elleajoués,commentsefait-ilqu'elleaittantdemalàreveniràlaraison?Qu'est-cequifaitquequelqu'un d'aussi expérimenté soit si désespérément niais ? Quarante-cinq ans, une telle expérience dumonde,etsipeudejugement.”

«Cequim'aintéressé,c'estqu'aprèsavoirpubliéJ'aiépouséuncommunisteetassurésapromotion,ellen'ait jamais, si peu que ce soit, une seconde, en passant, assumé sa propre vilenie. Peut-être avait-ellecommodémentoublié lebouquin et toutes ses conséquences.L'Iraqui ressortait àprésent étaitpeut-être

uneversionantérieureaumonstregrantifié,unIraavantvan-tasselisation en règle.Toujours est-il que levirageàcentquatre-vingtsdegrésqu'elleprenaitavecsanouvelleversiondel'histoirevalaitlecoupd'œil.

«Lorsdecepassageàlatélévision,Even'asuquedirecombienelleétaitamoureused'Ira,combienelleavaitétéheureuseavecIra,etquesonperfidecommunismeétaitseulresponsabledeladestructiondeleurcouple.Ellead'ailleursverséquelqueslarmessurtoutcebonheurbriséparsonperfidecommunisme.JemesouviensqueDoriss'estlevéepours'éloignerduposte,etqu'elleestrevenues'asseoirdevantenfulminant.Ellem'aditensuite:“Lavoirfondreenlarmesdecettefaçon,àlatélévision,çam'achoquéepresqueautantquesi je l'avaisvue incontinente.Ellepeutpass'arrêterdepleurerdeuxminutes ?C'estuneactrice,bonDieu!Sielles'essayaitàunrôledesonâge!”

«C'estainsiquelescamérasontpuregarderpleurerl'innocenteépouseducommuniste,c'estainsiquetout le royaume télévisuel a pu regarder pleurer l'innocente épouse du communiste, en suite de quoil'innocenteépouseducommunisteaséchéseslarmes,et–avecdescoupsd'œilinquietsendirectiondesafille toutes les deux secondes pour que cette dernière corrobore, que dis-je, autorise ses propos – elle asignifiésanséquivoquequ'entreelles,toutétaitdenouveaumerveilleux,lapaixrestaurée,lepasséenterré,laconfiance et l'amour de naguère rétablis. Après l'éradication du communiste, on n'aurait pas trouvé defamilleauxliensplusétroits,defamilleenmeilleurstermes,sinon,peut-être,del'autrecôtédel'Atlantique,celledesRobinsonsuisses...

«Etchaquefoisqu'EvelançaitàSylphidcepauvresourireplaquécommeunmasque,qu'elletentaitdelaregarder avec l'expression d'attente la plus pitoyable, une expression qui la suppliait quasiment de dire :“Oui,Môman,jet'aime,c'estvrai”,cetteexpressionquilasuppliaitdemanièreflagranteoupresquedeledire, ne serait-ce que pour la télévision, Sylphid vendait la mèche en lui lançant un regard noir oucondescendant,ouencoreendétournantavecagacementchaquemotsortidesabouche.Onenestarrivéàun point tel que Lorraine elle-même est sortie de ses gonds. Tout à coup la gosse qu'elle était a crié àl'écran:“Témoignez-vousunpeud'amour,vousdeux!”

«Sylphidn'apasmanifestéunquartdeseconded'affectionpourcettefemmepathétiquequis'accrochaitsi désespérément. Pas un atome de générosité, encore moins de compréhension. Pas une répliqueconciliante.Jenesuispasunenfant,Nathan,jeneteparlepasd'amour.Jeneparlemêmepasdebonheur,d'harmonie,d'amitié. Je teparle seulementde conciliation.Ceque j'ai compris en regardant l'émission,c'estquecettefillenepouvaitpasavoiraimésamère–jamais.Parcequesionaaimésamère,neserait-cequ'unpeu,onestcapabledevoirparfoisenelleautrechosequesamère,justement.Onvoitsonbonheur,son malheur. On voit sa santé. On voit sa solitude. On voit sa folie. Mais cette fille n'avait pasd'imaginationpourconcevoirceschoses.Ellen'avaitpaslamoindrecompréhensiondecequec'estqu'unevie de femme.Tout en elle disait : J'accuse *. Tout ce qu'elle voulait, c'était traduire samère en justicedevant la nation entière, pour lui faire perdre la face de toutes les manières possibles. Broyer les os deMômanenpublic.

«Jen'oublieraijamaiscetteimage:EvenecessantderegarderversSylphid,commesitoutel'idéequ'ellese faisait d'elle-même, de sa propre valeur, elle la tirait de cette fille-juge, le juge le plus implacable desmanquementsdesamère.IlfallaitvoirlesarcasmechezSylphid,ellesemoquaitdesamèredanschacunede ses grimacesdedédain, elle la rejetait dans chaque rictus, elle ladérouillait enpublic.Enfin sa colèretrouvaitunetribune.Ellemalmenaitsacélèbremèredevantlescaméras.Elleavaitdésormaislepouvoirdediredansunsimpleretroussisdelèvres:“Toiqu'onatantadmirée,tun'esqu'unesotte.”Pastrèsgénéreux.Laplupartdesgossesdépassentcetteattitudesurlecoupdedix-huitans.C'estimpitoyablementrévélateurd'unenature.Quandçaperdureaussitarddanslavie,onysoupçonneuneformedeplaisirsexuel.Entrelecabotinagedelamèresansdéfense,etlacanaillerieimpitoyabledelafilleperfide,l'émissionmettaitmalà

l'aise.Mais lepluseffrayant,c'était levisaged'Eve,cemasque.Onn'auraitpaspu imaginermasqueplusmalheureux.J'aicomprisqu'ilnerestaitplusriend'elle.Elleparaissaitanéantie.

«Enfin,leprésentateurdel'émissionaannoncélerécitaldeSylphidquidevaitavoirlieuprochainementauTownHall,sibienqueSylphids'estassiseàsaharpe.Voilà!C'étaitpourçaqu'Eveavaitacceptédesedégraderdecettemanièredevantlescamérasdetélévision.Biensûr!PourlacarrièredeSylphid!Commenttrouvermeilleuremétaphoredeleurrelation,jemedisais:Evepleureenpublicsurtoutcequ'elleaperdutandisquesafille,quis'enfiche,jouedelaharpeetplacesonrécital.

«Deuxansplustard,safillel'abandonnait.Quandsamèreétaitentraindecouler,etavaitleplusbesoind'elle, Sylphid a découvert son indépendance. À trente ans, elle a décidé qu'il n'était pas bon pourl'équilibreaffectifd'unefillederesteraufoyer,colléeàunemèrequinquagénairequilabordaitdanssonlittouslessoirs.Alorsquelaplupartdesenfantsquittentleursparentsàl'âgededix-huitouvingtans,viventleur indépendance une quinzaine ou une vingtaine d'années, et puis, avec le temps, reviennent seréconcilieravecleursparentsvieillissants,pourêtreleursoutien,Sylphidapréféréfairel'inverse.Fortedesmeilleuresraisonsdelapsychologiemoderne,elleestpartieenFrance,vivreauxfraisdesonpère.

«Àl'époquePenningtonétaitdéjàmalade.Deuxansplustard,ilmourait.Cirrhosedufoie.Sylphidahéritédelavilla,desvoitures,deschats,etdelafortunefamilialedesPennington.Elleatoutrécupéré,ycompris le beau chauffeur italien de son père, qu'elle a épousé. Eh oui, elle s'est mariée. Elle a mêmeengendréunfils.Qu'est-cequetudisdelalogiquedelaréalité?SylphidPenningtonestdevenuemère.Onen a beaucoup parlé dans la presse à scandale, à cause d'un interminable litige lancé par un célèbredécorateur de théâtre français, son nomm'échappe ; qui avait longtemps été l'amant de Pennington. Ilprétendait que le chauffeur était un arnaqueur, un captateur d'héritage, qui n'était entré en scène querécemment,quiavaitlui-mêmeétél'amantdePenningtonàl'occasion,etquiauraitplusoumoinstrafiquéourectifiéletestament.

«LorsqueSylphidaquittéNewYorkpours'établirenFrance,EveFrameétaitdevenueunealcooliqueirrécupérable.Elleavaitétéobligéedevendre lamaison.ElleestmorteaprèsuncomaéthyliquedansunhôteldeManhattan,en1962,dixansaprèsl'affairedulivre.Oubliée.Àl'âgedecinquante-cinqans.DeuxansplustardIraestmort.Àl'âgedecinquanteetunans.Maisilavaiteuletempsdelavoirsouffrir.Etnecroispasqu'iln'enaitpasjoui.Necroispasqu'iln'aitpasjouidevoirEvelâchéeparSylphid.“Oùest-elle,l'adorable fille dont on a tant parlé ? Où est-elle la fille qui dirait : Je viens à ton secours, Maman ?Disparue!”

«Lamortd'Evea raniméchezIrades satisfactionsprimaires ;elleadéchaîné leprincipedeplaisirduterrassier.Quandtouteslesparuresdelarespectabilité,touteslesstructuressocialescivilisatricessontretiréesàunhommequiapasséleplusclairdesavieàfonctionnersurdespulsions,onaungeyser,hein?Çajaillitd'unseulcoup.Quoidemeilleurquedevoirsonennemianéanti?Certes,lachoseavaitprisunpeupluslongtempsqu'ilnel'espérait,etilestvraiquecettefois,iln'avaitpaseuleplaisird'agirlui-même,desentirlesangchaudluigiclerauvisage,maistoutdemême,jen'aijamaisvuIraseréjouirdavantagequelorsdelamortd'Eve.

«Tusaiscequ'ilm'adit,quandelleestmorte?Lachosemêmequ'ilm'avaitditelanuitoùilaassassinél'Italien et où nous avons organisé sa fuite : “Strollo a tiré le gros lot.” C'était la première fois qu'ilprononçaitcenomdepuisplusdetrenteans.“Strolloa tiré legros lot”,et ilapoussécegloussementdegossedingue.Cerirequidisait:“Qu'ilsessaientunpeudem'avoir,tiens!”Cerirededéfiquejen'avaispasoubliédepuis1929.»

J'aidaiMurrayàdescendrelestroismarchesdelaterrasse,etleguidaijusqu'àmavoituredansl'obscuritéduchemin.Nous restâmes silencieux endescendant les viragesde la routedemontagnequi longe le lac

MadamaskapourentrerdansAthena.Lorsquejelevailesyeux,jevisqu'ilavaitrejetélatêteenarrière,etfermélespaupières.Toutd'abordjepensaiqu'ildormait,etpuisjemedemandais'ilétaitmort;si,aprèss'êtreremémorétoutel'histoired'Ira,aprèss'êtreentenduladireenentier,cemodèled'endurancen'avaitpasperdulavolontédepoursuivre.Etalorsjemelerappelaientraindenousfairecoursd'anglaisaulycée,assissuruncoindesonbureau,maissansl'épongedetableaucomminatoire,entraindenousliredesscènesdeMacbethenfaisanttouteslesvoix,sanscraindreleseffetsspectaculaires,sanscraindredejouer;etjemerappelai combien j'étais impressionné de constater à quel point la littérature paraissait virile lorsqu'il lavivait.Jemesouvinsd'avoirentenduMrRingoldlirelafindel'acteIV,oùMacduffapprendparRossqueMacbethvientdemassacrer sa famille.C'était lapremière foisque jevoyaisquelqu'undansunesortedetranseesthétique,quirejettetoutleresteàl'arrière-plan.

Il lisait la réplique de Ross : « Votre château est surpris, votre femme et vos bébés / sauvagementmassacrés...»puis,aprèsunlongsilenceoùMacduffcomprendsanscomprendre,illisaitsaréplique–sanshausser le ton, d'une voix sans timbre, presqueune voix d'enfant, précisément : «Mes enfants aussi ? –Femme,enfants,serviteurs,disaitMrRingold-Ross.Toutcequisetrouvaitlà.»Macduffétaitdenouveausansvoix.Laclasseaussi;entantqueclasse,elleavaitdisparudelasalle.Touts'étaitévanoui,sauflesmotsincrédulesquisuivent.MrRingold-Macduff:«Mafemmeaussi,tuée?»MrRingold-Ross:«Jevousl'aidit. »Aumur, lagrandependule s'acheminevers2h30.Dehors,unbusno14grimpeen ferraillant lapente deChancellorAvenue.Onn'est plus qu'à quelquesminutes de la fin du huitième cours, et de lalonguejournéedeclasse.Maistoutcequicompte–quicompteplusquecequ'onferaàlasortie,oumêmedansl'avenir–c'estl'instantoùMrRingold-Macduffvasaisirl'incompréhensible.«Iln'apasd'enfants»,dit Mr Ringold. De qui parle-t-il ? Qui n'a pas d'enfants ? Quelques années plus tard, on m'a apprisl'interprétationclassique–c'estdeMacbethqueparleMacduff,c'estMacbethle«il»quin'apasd'enfants.Mais dans la lecture de Mr Ringold, ce « il » dont parle Macduff n'est autre que lui-même, combled'horreur.«Tousmesjolispetits,vousavezdittous?Tous?/Mesjolispoussinsetleurmère?/Emportésd'un coup par l'aile du rapace ? » Et puis c'est Malcolm qui parle, rudement, comme pour secouerMacduff:«Supportezlechoccommeunhomme.–Jeleferai»,répondMrRingold-Macduff.

Etpuis, cette réplique linéaire qui allait, par la voixdeMrRingold, s'affirmer cent fois,mille fois aucoursdemavie : «Mais jedoisaussi l'éprouvercommeunhomme.ButImustalso feel it likeaman. »« Dix syllabes, nous fit remarquerMr Ringold le lendemain. C'est tout.Dix syllabes, cinq accents, unpentamètre... neufmots en tout, et l'accent du troisième iambe tombe parfaitement, avec naturel sur lecinquièmemot,leplusimportant...neufmotsd'uneseulesyllabe,etleseulmotquiencomportedeuxestun mot aussi commun, ordinaire, utile que n'importe quel mot de la vie quotidienne... pourtant, misensemble, et à cemoment de la scène, quelle puissance, cesmots ! Simples, simples –mais ils cognentcommeunmarteau.

«Maisjedoisaussil'éprouvercommeunhomme.»EtMrRingoldrefermelegrosvolumedespiècesdeShakespeare,ennousdisant,commeàlafindechaquecours:«Àlaprochaine.»

LorsquenousarrivâmesàAthena,Murrayavaitouvertlesyeux,etilétaitentraindemedire:«Voilàquejemetrouveavecunancienélèvedespluséminents,etquejeneluienaipaslaisséplacerune.Jenet'aimêmepasdemandédetesnouvelles.

–Laprochainefois.–Pourquoituvistoutseullà-haut,commeça?Pourquoitun'aspluslecœurd'allerdanslemonde?–J'aimemieuxcettevie-là.–Non,jet'airegardém'écouter.Jen'encroisrien.Jenecroispasuninstantquetonexubérancet'ait

abandonné.Tuétaispareiltoutjeune.C'estpourquoitumeplaisaistant–tuétaisattentif.Tul'estoujours.

Maisattentifàquoi,là-haut?Tudevraistesortirdetonproblème,quelqu'ilsoit.Céderàlatentationdurenoncement n'est pasmalin.À un certain âge, ça peut te liquider aussi sûrement que n'importe quelleautremaladie.Tuveuxvraimentvoirtavierétréciravantl'heure?Prendsgardeàl'utopiedel'isolement.Prendsgardeàl'utopiedelabicoquedanslesbois,cetteoasispoursedéfendrecontrelarageetlechagrin.Cettesolitudeinexpugnable.C'estainsiquelavies'estfinie,pourIra,etbienavantlejouroùilesttombémort.»

Jemegaraidansunedesruesdelafacultéetremontaiavecluil'alléedelarésidenceuniversitaire.Ilétaitprèsde3heuresdumatin, toutes leschambresétaientéteintes.Murrayétaitprobablement ledernierdesétudiantsdutroisièmeâgeàpartir,etleseulquicoucheraitlàcettenuit.Jeregrettaidenepasl'avoirretenuchezmoi.Maisjen'avaispaslecœurdelefairenonplus.Avoirquelqu'unquidormiraitdansmonchampvisuel, sonore, ou olfactif aurait rompu la chaîne de conditionnement que j'avais eu assez demal àmeforger.

«JevaisvenirtevoirdansleNewJersey,dis-je.–C'estenArizonaqu'ilvafalloirquetuviennes.Jen'habiteplusleNewJersey.Çafaitlongtempsqueje

visenArizona,àprésent.J'appartiensàunclubdelecturetenuparl'Égliseunitaire;àpartça,lesressourcessontmaigres. Ça n'est pas l'adresse idéale pour qui a une cervelle,mais j'ai aussi d'autres problèmes. IlfaudraquetuviennesenArizonasituveuxmevoir.Seulement,ajouta-t-ilavecunsourire,netraînepas.Laterretournetrèsvite,Nathan,etletempsn'estpasmonallié.»

Aveclesannées,iln'yarienquejesachemoinsbienfairequedireaurevoiràquelqu'unlorsquejeluisuistrèsattaché.Jenemerendspastoujourscompteàquelpointjeluisuisattachéavantlemomentdeluidireaurevoir.

«Pouruneraisonoupouruneautre,jemefiguraisquetuhabitaistoujoursleNewJersey.»Telfutlesentimentlemoinsdangereuxquejetrouvaiàexprimer.

«Non,j'aiquittéNewarkquandDoriss'estfaittuer.Dorisaétéassassinée,Nathan.Surletrottoird'enface,derrièrel'hôpital.Moi,jenevoulaispasquitterlaville,tuvois.Jen'allaistoutdemêmepasm'enallerdelavilleoùj'avaisvécuetenseignétoutemaviesousprétextequec'étaitdevenuunevillenoireetpauvre,unevilleàproblèmes.Mêmeaprèslesémeutes,quandNewarks'estvidé,onestrestéssurLehighAvenue,seule famille blanche de la rue. Doris, malgré ses maux de dos, est retournée travailler à l'hôpital.J'enseignaisàSouthSide.Aprèsmaréintégration,jesuisretournéàWeequahic,où,déjà,lemétiern'étaitplusunepartiedeplaisir,etauboutdedeuxans,onm'ademandédereprendreledépartementd'anglaisàSouthSide,oùçasepassaitencoreplusmal.Commepersonnen'arrivaitàenseigneràcesjeunesNoirs,onm'ademandédelefaire.J'yaipassémesdixdernièresannées,jusqu'àlaretraite.Jenesuisjamaisarrivéàapprendrequoiquecesoitàquiquecesoit.J'arrivaistoutjusteàcontenirlechahut,alors,enseigner...Onfaisait de la discipline, c'était tout. On faisait de la discipline, on patrouillait dans les couloirs, ons'engueulaitaveceuxjusqu'àcequ'unjeunevousenmetteune,onlesrenvoyait.Ç'aétélesdixannéeslespiresdemavie.Jenediraispasquec'estledésenchantementquim'aravagé.J'étaisenphaseaveclaréalitédelasituation.Maisl'expérienceelle-mêmeétaitdestructrice.Brutale.Onauraitdûdéménager,onnel'apasfait,voilàl'histoire.

«Maistoutemaviej'avaisétéunboute-feuauseindusystème,non?Mesvieuxcompèresmedisaientquej'étaisdingue.Ilss'étaienttousinstallésenbanlieue,àl'époque.Maiscommentest-cequej'auraispumedébiner ? Il m'importait qu'on traite ces jeunes avec respect. S'il y a une chance de changer la vie, oùcommencerait-ellesinonàl'école?Etpuis,entantqueprofesseur,chaquefoisqu'onm'avaitdemandédefairequelquechosequejejugeaisintéressantetprofitable,j'avaisdit:“Oui,çamediraitbiendelefaire”,etj'avaisfoncé.NoussommesrestéssurLehighAvenue,jesuisalléàSouthSide,etj'aiditauxprofesseursdudépartement:“Ilfautqu'ontrouvedesmoyensdepoussernosélèvesàs'engager”,etc.

«Jemesuisfaitbraquerdeuxfois.Onauraitdûdéménagerdèslapremièrefois,etlasecondeàcoupsûr.Laseconde, jevenaisdetourner lecoinde lamaison.Ilétait4heuresde l'après-midiquandtrois jeunesm'ontencercléensortantunflingue.Maisnousn'avonspasdéménagé.Etunsoir,Dorisquittaitl'hôpitalpourrentrercheznous,ellen'avaitquelarueàtraverser,tut'ensouviens.Ehbien,ellen'apaspu.Onluiadonnéuncoupsurlatête.Àmoinsd'unkilomètredel'endroitoùIraavaittuéStrollo,onluiafracassélecrâneavecunebrique.Pourunsacàmainquinecontenaitrien.Tusaiscequej'aicompris?J'aicomprisquejem'étaisfaitavoir.L'idéenemeplaîtpas,maisj'aidûvivreavecdepuis.

«Jem'étaisfaitavoirparmoi-même,aucasoùtuteposeraislaquestion.Parmesprincipes.Jepeuxpastrahirmonfrère, jepeuxpastrahirmonmétier, jepeuxpastrahir lesdéshéritésdeNewark.Ahnon,pasmoi.Moijenedésertepas.Moijenemedéfilepas.Quemescollèguesfassentcequebonleursemble,moijen'abandonnepascesjeunesNoirs.Alorsmoi,jetrahismafemme.Jefaisporterlaresponsabilitédemeschoixparquelqu'und'autre.C'estDorisquiapayéleprixdemoncivisme.C'estellequiaétévictimedemonrefusde...Écoute,onnes'ensortpas.Quandonessaie,commej'aitentédelefaire,desedépartirdesillusions flagrantes – la religion, l'idéologie, le communisme – on est encore tributaire dumythe de saproprebonté.Voilàleleurrefinal,celuiauquelj'aisacrifiéDoris.

«Maisbasta,chaqueacteproduitdelaperte,dit-il.C'estl'entropiedusystème.–Quelsystème?–Lesystèmemoral.»Pourquoi ne m'avait-il pas parlé de Doris plus tôt ? Fallait-il mettre cette omission au compte de

l'héroïsmeoude ladouleur?Undramedeplusdanssavie.Etquoid'autre ?Nousaurionspurester sixcents nuits surma terrasse avant que j'aie entendu toute l'histoire deMurray Ringold, et comment cethomme,quiavaitchoisiden'êtreriendeplusextraordinairequ'unprofesseurdelycée,n'avaitpuéchapperauxturbulencesdesontempsetdesonlieu,etn'étaitpasmoinsvictimedel'histoirequesonfrère,auboutdu compte. Telle était l'existence que l'Amérique lui avait préparée ; telle était l'existence qu'il s'étaitpréparée lui-même,enpensant,enprenantsarevanchepersonnellesursonpèrepar laréflexioncritique,par son attitude raisonnable face à l'absence de raison. Voilà où l'avait mené l'activité pensante enAmérique.Voilàoùl'avaientmenélecouragedesesconvictionsetlarésistanceàlatyrannieducompromis.S'ilexisteunechancedechangerlavie,oùcommencerait-ellesinonàl'école?Irrémédiablementprisonnierdesmeilleuresintentions,attachédemanièretangibletoutaulongdesavieàuneattitudeconstructivequin'estplusqu'illusiondésormais,àdesformulationsetdessolutionsdevenuescaduques.

Onréussitàs'abstenirdetrahird'uncôté,etvoilàqu'onatrahiailleurs.Parcequelesystèmen'estpasstatique.Parcequ'il est vivant.Parceque tout cequi vit est enmouvement.Parceque lapureté estunepétrification.Parcequelapuretéestunmensonge.Parcequesaufàêtreunparangond'ascétismecommeJohnnyO'DayetJésus-Christ,onestaiguillonnépardescentainesdechoses.Parcequesaufàfoncerdanslavieenbrandissantcommeunpieuunevertuostentatoire,àlamanièredesGrant,saufàentretenirlegrosmensongede lavertuostentatoirepour justifiercequ'onfait, il faut sedemander,à longueurde temps :«Etpourquoiest-cequejefaiscequejefais?»Etilfautsesupportersoi-mêmesansconnaîtrelaréponse.

Àcemoment-là,enmêmetemps,nouscédâmesàl'urgencedenousétreindre.Quandj'eusMurraydanslesbras,jepressentis–jefisplusquepressentir–sadécrépitude.Onavaitdumalàcomprendreoùilavaittrouvélaforce,sixnuitsd'affilée,derevisiteravecunetelleintensitélesévénementslesplussombresdesavie.

Jenedisrien,carjepensaisque,quoiquejedise,jerentreraischezmoienregrettantdenepasm'êtretu.Commesij'étaisencoresonélèveinnocentetdésireuxdebienfaire,jemouraisd'enviedeluidire:«Non,tunet'espasfaitavoir,Murray.Cen'estpaslejugementqu'ilfautportersurtavie.Ilfautbienquetule

saches.»Maiscommejesuismoi-mêmeunhommevieillissantquisaitàquellesconclusionsdésabuséesonparvientquandonpassesonhistoireaucrible,jem'abstins.

Aprèsm'avoirlaisséleserrerdansmesbrasprèsd'uneminute,Murraymedonnauneclaquedansledos:«Quelleémotionéprouvante,medit-ilenriant,dequitterunhommedequatre-vingt-dixans.

–Oui.Ça.Et tout le reste.CequiestarrivéàDoris.LamortdeLorraine,dis-je. Ira.ToutcequiestarrivéàIra.

–Iraetsapelle.Toutcequ'ils'estimposé,toutceàquoiils'estastreint,toutcequ'ilaexigédelui-mêmeàcausedecettepelle.Ses idéesmalencontreusesetsesrêvesnaïfs.Toutessesromances,à lui.Ilsevoulaitpassionnémentunhommequ'ilne savaitpas être. Iln'a jamaisdécouvert sa vie,Nathan. Il l'a cherchéepartout–àlaminedezinc,àl'usinededisques,àlafabriquedefondant,ausyndicat,dansle radicalismepolitique, dans les pièces qu'il jouait à la radio, dans les harangues pour soulever la foule, dans la vieprolétaire, dans la vie bourgeoise, dans le mariage, dans l'adultère, dans l'état sauvage, dans la sociétécivilisée.Iln'ajamaispulatrouver.Cen'estpasuncommunistequ'Eveaépousé;elleaépouséunhommeperpétuellementaffamédesaproprevie.C'estcequil'enrageait,quil'embrouillait,c'estcequil'aperdu:iln'ajamaispus'enconstruireunequitienne.Toutl'effortdecethommen'étaitqu'unemaldonnecolossale.Maisnoserreursfinissenttoujoursparrefairesurface,n'est-cepas?

–Toutn'estqu'erreur,répondis-je.N'est-cepascequetuesentraindemedire?Iln'yaquedel'erreur.Levoilà,lecœurdumonde.Personnenetrouvesavie.C'estçalavie.

–Écoute,jeneveuxpaspasserlesbornes.Jenetedispasquejesuispouroucontre.Toutcequejetedemande,quandtuviendrasàPhoenix,c'estdemedirecequec'est.

–Quoidonc?– Ton être seul, à toi. Je me rappelle les commencements, ce garçon tellement intense, tellement

impatient departiciper à la vie. Le voici à présent aumilieude la soixantaine, seul dans les bois. Je suissurprisdetevoirhorsdumondecommetul'es.Tumènesunevierudementmonacale.Ilnetemanqueplusquelesclochespourt'appeleràlaméditation.Excuse-moi,maisilfautbienquejeteledise:pourmoi,tuesunhommeencorejeune,beaucouptropjeunepourt'isolerlà-haut.Quelscoupstucherchesàparer?Qu'est-cequiabienpusepasser?»

Cefutmontourderiredelui,etmonriremerenditmasubstance,monindépendancetotale,moi,lereclusavecquicompter.«J'aiécoutétonhistoireavecattention,voilàcequis'estpassé.Aurevoir,monsieurRingold!

–Àlaprochaine.»

Surlaterrasse,labougieàlacitronnellebrûlaitencoredanssongodetd'aluminiumquandjerentrai,etce petit pot de feu était la seule lueur indiquantmamaison, avec le faible éclat d'une lune orangée quidécoupaitlasilhouettebassedutoit.Aumomentoùjequittaismavoiturepourmedirigerverslamaison,lalongue flamme vacillante me rappela le cadran de la radio – pas plus gros qu'un cadran de montre etcouleurpeaudebananemûre,sousleschiffresnoirs.C'étaittoutcequ'onvoyaitdansl'obscuritédenotrechambrelorsque,auméprisdesdirectivesparentales,monpetitfrèreetmoiveillionsau-delàde10heurespour écouternotre émission favorite.Nousétions couchésdansnos lits jumeaux, avec entrenous, sur latabledechevet,l'imposantePhilcoJr,uneradioenformedecathédralequenousavionshéritéelejouroùnotrepèreavaitachetéuneconsoleEmersonpourleséjour.Lepostejouaitaussibasquepossible,maisilrestaitassezdevolumepourattirernotreoreillecommeunaimant.

Jesoufflailaflammeparfuméedelabougie,m'étendisdanslachaiselongue,surlaterrasse,etjecomprisqu'écouterdanslenoird'unenuitd'étélavoixd'unMurrayàpeinevisibleavaitétéunpeucommeécouterla radiode la chambrequand j'étaisungarçonambitieuxdechanger lemondeendiffusantdans tout le

pays, sous le couvert de la fiction, des convictions jamais encoremises à l'épreuve de la vie.Murray, laradio:desvoixvenuesduvideetcontrôlanttoutl'intérieurdel'être,lesvolutesd'unehistoireflottantdansles airs jusqu'à l'oreille, de sorte que le drame est perçu bien au-delà des yeux, et que la boîte, la boîtecrânienne,setransformeenglobeinfini,enthéâtreoùnossemblablessonttoutentierscontenus.Quenousavons l'ouïe profonde ! Réfléchissez à tout ce qu'implique le fait de comprendre quelque chose qu'on asimplement entendu.Avoiruneoreillenous rend semblables auxdieux.N'est-cepas à tout lemoinsunphénomènesemi-divinqued'êtreprécipitédanslamaldonnelaplusintimed'uneexistencehumainesansavoirrienfaitd'autrequederesterdanslenoir,àécoutercequisedit?

Jusqu'à l'aube je demeurai sur la terrasse, allongé sur le transat, les yeux dans les étoiles. La premièreannéequej'avaispasséeseuldanslamaison,j'avaisapprisàreconnaîtrelesplanètes,lesgrandesétoiles,lesgroupesd'étoiles, laconfigurationdesconstellationsantiques,età l'aided'unecarted'astronomeamateursituéedansuncoindepagedusupplémentdominicalduNewYorkTimes,deuxièmecahier, jerepérais lalogique ellipsoïdale de leurs voyages.Ce fut bientôt tout ce quim'intéressa dans ce pavédenouvelles etd'images.Jedétachaisl'encartsurdeuxcolonnesintitulé«L'observationduciel»,quicomporte,au-dessusdutexteexplicatif,unplanisphèrecélesteindiquantlescoordonnéesdesconstellationsà22heurestouslesjoursdelasemaineàvenir–etjebalançaislesdeuxkilosdejournalrestants.Bientôt,j'enarrivaiàbalancerdemêmemonquotidien;bientôt,jemedébarrassaidetoutceavecquoijenedésiraisplusmecolleter,detout,saufdel'indispensablepourvivreettravailler.J'entreprisdetrouvermoncontentdanscequim'auraitparunaguèrebieninsuffisantàmoi-même,jerésolusd'habiteravecpassionleseuldomainedudiscours.

Si le tempsn'estpasmauvais, si lanuitestclaire,avantdemecoucher jepasseunquartd'heurevingtminutes sur la terrasse, à regarder le ciel ; àmoins que,muni d'une lampedepoche, je neprenne avecprécaution lecheminde terrequimèneaugrandpré,enhautdemacolline,depuis lequel,par-dessus lacimedesarbres, jepeuxvoirdéployéetousazimuts labannièredesétoiles,etcettesemaine,parexemple,Jupiterà l'estetMarsà l'ouest.Onapeineàycroireetc'estunfait,unfaittoutsimpleet indiscutable:nousnaissons;«ici»désigneoùjesuis.Ilest,àmaconnaissance,depiresfaçonsdefinirlajournée.

LesoirdudépartdeMurray, jemerappelaiquequand j'étais toutpetit–ce tout-petitn'arrivaitpasàdormirparcequesongrand-pèrevenaitdemourir,etqu'ilvoulaitabsolumentcomprendreoùlemortétaitparti–onm'avaitditquegrand-pèreétaitdevenuuneétoile.Mamèrem'avaitsortidemonlit,etemmenédansl'alléebordantlamaison;touslesdeux,nousavionslevélesyeuxverslecielnocturnetandisqu'ellem'expliquaitquel'unedecesétoilesétaitmongrand-père.Uneautreétaitmagrand-mère.Cequisepassequandlesgensmeurent,m'avaitexpliquémamère,c'estqu'ilsmontentaucielvivrepourtoujours,souslaformed'étoilesluisantes.Jescrutailefirmamentetdemandai:«C'estcelle-ci,grand-père?»Mamèremeditqueoui,nousrentrâmesetjem'endormis.

L'explication faisait sens, alors, et contre toute attente, elle fit de nouveau sens la nuit où, trop bienréveillépar le stimulusdecet engorgementnarratif, je restaidehors jusqu'à l'aube, àmedirequ'Ira étaitmort, Eve morte, et à l'exception peut-être de Sylphid, là-bas dans sa villa de la Côte d'Azur, richeseptuagénaire,tousceuxquiavaientjouéunrôledanslerécitdeMurraysurlaruinedel'HommedeFern'étaientplusempalésdans leurmoment,maismorts, libérésdespiègesque leuravait tendus leurtemps.Désormaiscen'étaientpluslesidéesdeleurtempsnilesespoirsdel'espècequidéterminaientleurdestin;seull'hydrogèneledéterminait.Iln'yaplusd'erreursàcommettrepourEve,nipourIra.Iln'yapasdetrahison.Iln'yapasd'idéalisme.Iln'yapasd'imposture.Iln'yapasdeconsciencemoralenid'absencedeconscience.Iln'yapasdemèresnidefilles,pasdepèresnidebeaux-pères.Iln'yapasd'acteurs.Iln'yapasdeluttedesclasses.Iln'yapasdediscrimination,pasdelynchage,pasd'apartheidàlaJimCrow,etiln'yenajamaiseu.Iln'yapasd'injustice,nidejustice.Iln'yapasd'utopies.Iln'yapasdepelles.Contrairementàcequ'endit le folklore,àpart laconstellationde la lyre–quisetrouvaitperchéetrèshautà l'orient,à

peineàl'ouestdelaVoielactée,etausud-estdesdeuxOurses–iln'yapasdeharpes.Iln'yaquelebrasierd'Iraet lebrasierd'Eve,quibrûlentàvingtmillionsdedegrés.Ilya lebrasierde laromancièreKatrinaVanTasselGrant, lebrasierdudéputéBrydenGrant, lebrasierdutaxidermisteHoraceBixton,celuidumineurTommyMinarek,delaflûtistePamelaSolomon,delamasseuseestonienneHelgiPärn,celuidelalaborantineDorisRingold, etde sa filleLorraine,nièce affectueused'Ira. Il y a lebrasierdeKarlMarx,celuideJosephStaline,celuideLéonTrotski,dePaulRobesonetdeJohnnyO'Day.IlyalebrasierdeJoelaMitrailleMcCarthy.Cequel'onvoitdepuislesrostresdesilence,là-hautsurmamontagne,parlaclairesplendeurd'unenuitcommecelleoùMurraym'aquittépourdebon–carlefrèreloyalentretous,laperledes professeurs d'anglais est mort à Phoenix deux mois plus tard –, c'est cet univers que n'obstrue pasl'erreur.Onvoitl'inconcevable:l'absenced'antagonisme,spectaclecolossal.Onvoitdesespropresyeuxlevastecerveaudutemps,galaxiedefeuqu'aucunemainhumainejamaisn'alluma.Onnesauraitsepasserdesétoiles.

GALLIMARD5rueSébastienBottin,75007Paris

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©PhilipRoth,1998.Allrightsreserved.©ÉditionsGallimard,2001,pourlatraductionfrançaise.Pourl'éditionpapier.

©ÉditionsGallimard,2012.Pourl'éditionnumérique.

Lemaccarthysmeabeaudéferlersur l'Amériqueautournantdesannéescinquante,IraRingoldsecroitàl'abridelachasseauxsorcières.Nonseulementparcequesonappartenanceauparticommunisteestignoréemêmedesesamis,mais surtoutparceque l'enfantdesquartierspauvresdeNewark, l'ancienterrassieraulourdpassé,s'estréinventéenIronRinn,vedettede laradio, idéaleréincarnationdeLincoln,etheureuxépouxdeEveFrame,ex-stardumuet.Maisc'estcomptersanslapressiondupouvoir,sanslesaléasdudésiretdelajalousie,sanslapartd'ombrequecachentlesêtreslespluschers.CarsiIraachangéd'identité,Eveelle-mêmeaquelquechoseàcacher.Et lorsqu'une politique dévoyée contamine jusqu'à la sphère intime, lesmasques tombent et la trahisonaffecte,au-delàd'uncouple,unesociététoutentière.Nerestealorsauxtémoinsimpuissants,lefrèred'Iraetson disciple fervent, le jeuneNathanZuckerman, qu'à garder enmémoire ces trajectoires brisées, avantenfin,ausoirdeleurvie,defairetoutelalumièresurunepageinfâmedel'Amérique.À l'instar de Pastorale américaine, J'ai épousé un communiste rend justice à ces individus détruits par latourmentedesévénementsetdécritavecunerarepuissancecommentl'Histoireébranlelatramemêmedenosexistences.

DUMÊMEAUTEUR

AuxÉditionsGallimardGOODBYE,COLOMBUS(Foliono1185).LAISSERCOURIR(Foliono1477et1478).PORTNOYETSONCOMPLEXE(Foliono470).QUANDELLEÉTAITGENTILLE(Foliono1679).TRICARDDIXONETSESCOPAINS.LESEIN(Foliono1607).MAVIED'HOMME(Foliono1355).DUCÔTÉDEPORTNOYETAUTRESESSAIS.PROFESSEURDUDÉSIR(Foliono1422).LEGRANDROMANAMÉRICAIN.L'ÉCRIVAINDESOMBRES(reprisenFoliono1877sousletitredeL'ÉCRIVAINFANTÔME,figuredans

ZUCKERMANENCHAÎNÉavecZUCKERMANDÉLIVRÉ,LALEÇOND'ANATOMIEetÉPILOGUE:L'ORGIEDEPRAGUE).

ZUCKERMANDÉLIVRÉ.LALEÇOND'ANATOMIE.LACONTREVIE(Foliono2293).LESFAITS.PATRIMOINE(Foliono2653).TROMPERIE(Foliono2803).OPÉRATIONSHYLOCK(Foliono2937).LETHÉÂTREDESABBATH(Foliono3072).PASTORALEAMÉRICAINE(Foliono3533).

L'HABITNEFAITPASLEMOINE,précédédeDÉFENSEURDELAFOI,textesextraitsdeGOODBYE,COLOMBUS(Folioà2€no3630).

J'AIÉPOUSÉUNCOMMUNISTE(Foliono3948).LATACHE(Foliono4000).LABÊTEQUIMEURT.PARLONSTRAVAIL.

CetteéditionélectroniquedulivreJ'aiépouséuncommunistedePhilipRothaétéréaliséele20novembre2012parlesÉditionsGallimard.

Ellereposesurl'éditionpapierdumêmeouvrage(ISBN:9782070304783-Numérod'édition:A30478).CodeSodis:N52347-ISBN:9782072468032-Numérod'édition:241851

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