Jacques Ferron, côté village - Cultivez votre savoir ... · L'abbé Surprenant est ethno-logue....

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Document generated on 09/08/2018 7:40 p.m. Études françaises Jacques Ferron, côté village Gilles Marcotte Jacques Ferron Volume 12, Number 3-4, octobre 1976 URI: id.erudit.org/iderudit/036633ar DOI: 10.7202/036633ar See table of contents Publisher(s) Les Presses de l’Université de Montréal ISSN 0014-2085 (print) 1492-1405 (digital) Explore this journal Cite this article Marcotte, G. (1976). Jacques Ferron, côté village. Études françaises, 12(3-4), 217–236. doi:10.7202/036633ar This document is protected by copyright law. Use of the services of Érudit (including reproduction) is subject to its terms and conditions, which can be viewed online. [https://apropos.erudit.org/en/users/policy-on-use/] This article is disseminated and preserved by Érudit. Érudit is a non-profit inter-university consortium of the Université de Montréal, Université Laval, and the Université du Québec à Montréal. Its mission is to promote and disseminate research. www.erudit.org Tous droits réservés © Les Presses de l'Université de Montréal, 1976

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Études françaises

Jacques Ferron, côté village

Gilles Marcotte

Jacques FerronVolume 12, Number 3-4, octobre 1976

URI: id.erudit.org/iderudit/036633arDOI: 10.7202/036633ar

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Les Presses de l’Université de Montréal

ISSN 0014-2085 (print)

1492-1405 (digital)

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Marcotte, G. (1976). Jacques Ferron, côté village. Étudesfrançaises, 12(3-4), 217–236. doi:10.7202/036633ar

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Érudit is a non-profit inter-university consortium of the Université de Montréal,Université Laval, and the Université du Québec à Montréal. Its mission is to promoteand disseminate research. www.erudit.org

Tous droits réservés © Les Presses de l'Université deMontréal, 1976

JACQUES FERRON,CÔTÉ VILLAGE

Gilles Marcotte

Quand, dans le Ciel de Québec *, Frank-Anacharcis Scot,fils de Messire Dugald Scot, évêque anglican de Québec, décidede s'enquébecquoiser pour de bon, il s'en va consulter MgrCamille, ami de son père, homme de bonne compagnie et grandconnaisseur en lettres canadiennes-françaises, qui le renvoieà Pabbé Lorenzo Surprenant. L'abbé Surprenant est ethno-logue. Celui qui veut changer d'ethnie, ne doit-on pas l'envoyerchez l'ethnologue, comme on envoie celui qui veut changerde religion chez le directeur spirituel, le théologien? Ainsil'abbé Surprenant, personnage en retrait, moins pittoresqueet attachant certes que la plupart de ceux qui peuplent le Cielde Quebec, mais déclaré intelligent par l'honorable Chubby —ce qui n'est pas une mince faveur —, joue un rôle déterminantdans l'action du roman : à lui revient de guider les pas incer-tains du personnage qui, dans le dernier chapitre, dira je,assumant dans sa personne les intentions les plus profondesdu récit. À vrai dire il n'est pas que le guide de Frank-

1. Editions du Jour, 1969.

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Anacharcis Scot; il est l'intelligence même de tout ce qui sepasse dans le roman, où rien n'échappe à sa discipline. Unpsychologue ici ne serait d'aucune utilité car les personnagessont dépourvus de toute individualité, ils n'existent qu'à titrede représentants de collectivités, d'ethnies. Un sociologue nonplus, car les différences entre groupes humains n'ont rienà voir avec les classes sociales, quoi qu'en pensent GrégoireGagné et Calliope, séduits par les simplicités du marxisme.Il n'y a pour l'abbé Surprenant — et pour Jacques Ferron,auteur du Ciel de Québec — de réalité que dans le peuple,l'ethnie, la tribu. Changer, dans une telle perspective, c'estou bien changer de tribu, comme le veut faire Frank-Ana-charcis Scot, ou bien revenir à la tribu après s'en être éloignépar l'abstraction ou la peur, comme le fera l'abbé Louis deGonzague Bessette en devenant le premier curé de la paroissedes Chiquettes 2.

Le Ciel de Québec n'est peut-être pas le meilleur livrede Jacques Ferron; c'est assurément le plus ambitieux, leplus complexe, celui où se manifestent avec le plus de clartéles puissances et les limites de l'œuvre. Aussi bien le pointde vue ethnologique n'est-il pas réservé à ce seul roman,bien que l'abbé Surprenant soit l'unique représentant de sadiscipline dans la galerie des personnages ferroniens. Partout

2. Mgr Camille, bien sûr, c'est Mgr Camille Roy, professeur àl'Université Laval, critique littéraire, auteur d'une Histoire de lalittérature canadienne qui a traîné dans tous les collèges et séminairesdu Québec durant quelques décennies. L'honorable Chubby : ChubbyPower, député de Québec-Sud au Parlement fédéral, qui abandonna sonposte de Ministre de l'Air durant la crise de la conscription, en 1944.Mais Jacques Ferron nous prévient que Calliope, mère d'Orphée(Saint-Denys-Garneau) dans le roman, n 'a rien à voir avec la mèreréelle du poète. L'abbé Surprenant a-t-il existé ? On a tendance à lecroire, puisque l'écrivain en parle également dans ses Escarmouches,dans le Saint-Elias et en d'autres lieux. Quant à Frank Scott, anciendoyen de la Faculté de droit de l'Université McGiIl, poète, traducteurde Saint-Denys-Garneau et d'Anne Hébert, socialiste modéré, on le ren-contre, sous divers noms, dans plusieurs livres de Ferron. En 1972,celui-ci lui donnait son congé, de façon très peu élégante, dans les Con-fitures de coing (Parti pris, 1972) : «Appendice aux Confitures deCoing ou Le congédiement de Frank Archibald Campbell. » Ainsi presquetous les romans de Jacques Ferron sont, en partie du moins, des romansà clés. Il n 'est peut-être pas important de connaître les portes qu 'ouvrentces clés; il est utile de savoir que l'auteur aime s'amuser avec des clés.

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Jacques Ferron privilégie les ethnies, ces tribus en voie dedisparition ou de transformation que sont, par exemple, lesÉcossais, les Acadiens, les Irlandais et les Québécois. Le FrankScott qu'il promène de livre en livre, de la Nuit3 au Ciel deQuébec, est Ecossais avant toute chose, essentiellement définipar ce qu'on oserait presque appeler son écossitude; et le CDAHaffigan du Salut de l'Irlande* est Irlandais avant d'êtreépoux, père de famille, enfin un tel. En ce qui concerne leQuébécois la position de l'écrivain est plus délicate, card'ordinaire les ethnologues ne pratiquent pas leur métier chezeux, ils vont faire ça ailleurs, aux îles Hébrides ou dansl'Amazonie. Ainsi le seul prédécesseur de l'abbé Surprenantdans notre littérature, l'Augustin Ménard du roman de Kobertde Koquebrune, D'un océan à Vautre, n'aurait jamais ima-giné de porter aux siens la sorte d'intérêt qu'il vouait auxSauvages de l'Ouest5. Le problème n'est pas celui de l'objec-tivité scientifique — on sait d'ailleurs avec quelle aisanceJacques Ferron peut disposer d'un tel problème. Il s'agitplutôt de déterminer le genre de rapport qui s'établira entrele narrateur et ce qu'il raconte. Si l'ethnologue s'éloigne desa tribu pour en faire la description, il perd contact avec laréalité même dont il faut rendre compte ; s'il se confond avecelle, comment arrivera-t-il à la voir, à l'analyser ? Dans SalutGalarneau! Jacques Godbout a pris ce dernier parti, le plusrisqué, réunissant l'ethnographe et l'ethnographie en un seulpersonnage, un seul je, ce François Galarneau qui se présenteà la fois comme le parfait exemple de sa propre ethnie, avecjouai, stand de hot dogs et peine d'amour obligée, offert àla curiosité des touristes américains qui arrivent au Québecpar l'Ontario — et comme l'écrivain, celui qui décrit l'ethnie 6.L'aventure ne peut que tourner mal. À la fin, entouré de son

3. Parti pris, 1965.4. Editions du Jour, 1970.5. Robert de Roquebrune, D'un océan à l'autre, Fides, 1958 (Paris,

1924). Plus précisément, Augustin Mênard s'intéresse à la philologie età l'ethnographie indiennes.

6. Sur François Galarneau ethnographe, voir Gilles Marcotte, leRoman à l'imparfait, Editions La Presse, 1976, p. 157 sequ. « Aban-donné à moi-même, dit François, j 'en ethnographierais un coup » (SalutGalarneau!, Editions du Seuil, p. 79) !

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mur, François Galarneau est tout égaré : il ne sait plus s'ildoit rester dans sa solitude, comme tout écrivain qui connaîtles exigences du métier, ou aller se fondre dans l'ethnie, sonethnie, à l'hôtel Canada. L'ethnographe et l'ethnographien'arrivent pas à coexister pacifiquement dans le même être.Quoi qu'il en ait, le premier, dès qu'il commence à remplirses cahiers, commence également à se distinguer du groupe,à se préférer; avec son journal intime il ressemble de plusen plus à André Gide, « un drôle de zèbre qui écrit des phrasesà pentures, pour analyser ses sentiments 7 ». Peut-on imaginerGide à l'hôtel Canada?

L'écrivain, chez Jacques Ferron, est d'une autre sorte.Plus malin que François Galarneau, il garde ses distances,emmitouflé dans une écriture habile, facétieuse, abondanteen ronds-de-mots, qui révèle son métier plutôt que sa personne.L'« arrière-cuisine8 » où il écrit, d'où il observe son ethnie,fait évidemment partie de la maison; mais elle marque aussibien une distance par rapport aux autres pièces de la maison,le salon par exemple où l'on est en représentation, livré auregard d'autrui. Quand l'écrivain utilise la première per-sonne du singulier, il la confie généralement à des personnagesqui sont très éloignés de lui-même, soit par l'ethnie (le Frank-Anacharcis Scot du Ciel de Quebec, le jeune Irlandais duSalut de l'Irlande), soit par le métier (le comptable de laNuit), soit par l'âge (la Tinamer de Portanqueu de VAmê-lanchier*). Ou encore, s'il met son propre personnage enscène, c'est presque toujours sous le couvert de son activitéprofessionnelle de médecin, comme dans la Charrette 10, Coi-noir n et quelques-uns de ses Contes12 : « Une fâcheusecompagnie », « Le petit Williams », « La Dame de Ferme-Neuve ». Pas question de mettre ses tripes à nu, de verserdans le journal intime. D'autre part, par l'auscultation et le

7. Salut Galarneau!, p. 81.8. Jacques Ferron, Du fond de mon arrière-cuisine, Editions du

Jour, 1973.9. Editions du Jour, 1970.10. Editions HMH, 1968.11. Editions d'Orphée, 1962.12. Editions HMH, 1968.

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diagnostic le médecin ressemble à l'écrivain, mais la sympathiequ'il éprouve à l'égard de son patient ne le conduit pas às'identifier à lui dans sa maladie et sa mort. Ainsi, l'ethno-logue. Retournons à l'abbé Surprenant et voyons commentil travaille. Au cours d'un voyage en train, dans le EapideMontréal-Québec, il fait une déclaration d'amour à MadameCasgrain. Serait-ce donc, comme le pense d'abord la dame,« qu'à la longue les travaux intellectuels rendent libidineux » ?Mais non, il se trouve simplement que le vieux prêtre-ethno-logue expérimente :

La fin ne justifie pas les moyens, prétendent les soutanes,le droit canon et tout. Moi je me risque comme un vieuxfou et j'obtiens des résultats, aussi vrai que les travauxintellectuels ne rendent pas libidineux. Dites-moi, Ma-dame : est-il possible qu'un homme de mon âge et de monétat devienne amoureux à Pont-Eouge de la femme esti-mable, encore jeune mais appelée à la célébrité, qu'il aeu la bonne fortune de connaître à Saint-Cuthbert, surle Eapide Montréal-Québec13 ?

On peut douter que la question ait une portée, ou mêmeun sens, discernables. Elle constitue une de ces énigmes queFerron aime fabriquer, parfois pour le simple plaisir deplonger son lecteur dans la perplexité, le déconcerter, ledéséquilibrer. Mais la question importe moins, ici, que lemode et les raisons du questionnement. En faisant une faussedéclaration d'amour à Madame Casgrain et en notant scrupu-leusement les réactions de la dame, l'abbé Surprenant seconduit en parfait ethnologue, en scientifique bon teint. Leprocédé ne laisse pas d'être choquant, car ainsi cette dernièredevient un simple sujet d'expérimentation, et pour le direcrûment : un cobaye. Cependant les choses ne sont pas aussisimples, et il faut entendre l'abbé Surprenant quand il lance,à la fin : « Je vous aime peut-être 14. » (Ce « peut-être »qui rejoint 1'« incertain » des Contes comme une ruse ou unpari inquiet sur l'avenir...) L'abbé expérimente, mais del'intérieur, immergé lui-même, et le sachant, dans l'ethnie

13. Le Ciel de Québec, p. 341.14. Id., p. 344.

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qu'il étudie, complice de son sujet. « Comme un vieux fou »,dit-il : fou du roi, fou du village. Souvenons-nous du carto-graphe des Contes : « Parfois il se dit qu'il est fou, d'autresfois se prend pour un prophète15. » Fou, prophète, ethno-logue, écrivain, quelle différence? Ils ont en commun d'êtredans l'ethnie comme n'y étant pas, de proférer sur elle — ouplutôt en elle, du plus intérieur d'elle-même — un discoursqui n'est plus tenu par les lois de la bienséance. On n'a pasà se gêner, à mettre des gants blancs, quand on occupe1'« arrière-cuisine ». Tout y devient familier, affaire de fa-mille. Les puissances de ce monde, dépouillées de leur cota-queue, y montrent leurs petits côtés, sympathiques ou nonc'est selon — selon les humeurs de l'écrivain, sinon les exi-gences de la pure vérité.

Cette familiarité, qui est souvent du sans-gêne, l'œuvreentière de Jacques Ferron la manifeste. Il écrit dans la Chaisedu maréchal ferrant, après avoir disserté sur la familleGoupil : « Cela montre bien que notre pays a un genre fami-lier et qu'on n'en parle bien que dans l'intimité, à la barbedes étrangers, fussent-ils Français de France16. » Dans leSaint-Elias il note à propos de Mgr Cloutier, comme si cedétail était de la plus grande importance : « Mon père fut sonservant de messe 17. » Jacques Ferron connaît tout le monde,et si ce n'est pas lui c'est son père, ou sa tante, ou bien il en aentendu parler par quelqu'un qui... On n'en finirait pas deciter les noms qui, dans son œuvre, appartiennent à des per-sonnes réelles, vivantes ou décédées peu importe, et qu 'il traiteavec la familiarité de la commère de village. Tout ce qui vitau Québec lui appartient, par droit de naissance; il se sentlibre d'en disposer à sa guise. Le diable même, dont il fait unbon diable; et Dieu, avec qui Mgr Camille, dans le Ciel deQuébec, s'entretient couramment, comme avec une personnede son rang et de sa compétence. (Dieu est puissant, certes,mais aurait-il eu la patience et le courage d'écrire une Histoirede la littérature canadienne, plusieurs fois rééditée? On peut

15. Contes, p. 65.16. La Chaise du maréchal ferrant, Editions du Jour, 1972, p. 63.17. Le Saint-Elias, Editions du Jour, 1972, p. 34.

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en douter.) Quant aux étrangers, Irlandais, Écossais, Alle-mands, on les enquébecquoise en deux temps trois mouvements,de gré ou de force ; à cette seule condition ils peuvent entrerdans l'œuvre de Ferron, devenus familiers. Il n'est pas jus-qu'aux grands personnages de l'histoire, du mythe ou de lalittérature qui ne soient embrigadés dans l'historiette québé-coise, de Mithridate à Orphée, d'Isou Manichou à Ulysse, deFaust à Samuel Butler, le célèbre auteur d'Erewhon, quiapparaît dans la Nuit et le Saint-Elias grâce à la circonstanceprovidentielle d'un bref séjour qu'il aurait fait à Montréal.À vrai dire Samuel Butler ne fait que passer; si Ferron lereçoit dans la chambre d'ami, il accueillera mieux encore unhomme venu de plus loin que Londres, le Torontois NorthropFrye, auteur de VAnatomie de la critique : l'ayant trouvésympathique, il en fera l'aimable lapin de l'Amélanchier18.Critique à Toronto, Northrop Frye est lapin au Québec. « IIfaut, dit le docteur Fauteux, étudier les termes dans le contextede Batiscan 19. »

Le « contexte de Batiscan », c'est — on l'aura deviné ! —le contexte villageois. Le village, extension de la famille, estpar excellence le lieu dont parle Ferron, le lieu d'où il parle,le lieu où se parle le ferronien. Par village, entendons :Batiscan, Sainte-Catherine, Saint-Justin de Maskinongé, maisaussi le Ville-Jacques-Cartier (ou le Longueuil) des Conteset de Cotnoir, le Saint-Lambert du Salut de l'Irlande, saisispar l'écrivain au moment où le développement ne les avaitpas encore arrachés à leur vocation villageoise, et même leQuébec de tel gros roman. (« Tu te tenais à Québec, dit lediable à Jean Goupil, où il ne se passe pas grand'chose. ÀMontréal, Jean Goupil, c'est différent20.») Tout se passedans ce lieu « où il ne se passe pas grand'chose »; s'il y aune vérité de l'ethnie québécoise elle ne doit pas être cherchéeailleurs, car là seulement elle se trouve dans toute sa pureté,parfaitement homogène, non polluée par les influences étran-

18. Sur Northrop Frye, voir Escarmouches, La longue passe, Le-méac, 1975, t. 2, p. 96-97.

19. Le Saint-Elias, p. 55.20. La Chaise du maréchal ferrant, p. 170.

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gères — ou, s'il s'en présente, les assimilant promptement àsa propre substance. Qui, mieux que l'assimilé Chubby Power,pourrait le comprendre? C'est avec malaise qu'il entendCalliope, son ancienne secrétaire, mère d'Orphée dont il estle « parrain », et tournée communiste, déblatérer contre cesvillages où l'on confond « l'organisation sociale et celle de lanature », au détriment de la lutte des classes 21. Le discoursde Calliope, pense l'honorable Chubby, est tout à fait cohérent,logique ; mais, à bien y penser, cette cohérence même inquiètele politicien, cohérence de gens pressés d'en finir avec lesproblèmes concrets et qui vont chercher en Europe des solu-tions toutes faites. Il n'est pas loin de penser, comme le docteurFauteux, qu'il faut « étudier les termes dans le contexte deBatiscan ». Ou, comme Marguerite Cossette, qu'il n'y auraitqu'une façon «de prendre possession du monde» — maisles ambitions du politicien ne vont peut-être pas jusque-là —et « ce serait de retourner à Batiscan22 ». Retourner auvillage, donc, pour refaire l'ethnie : on ne saurait imaginerde plaidoyer plus direct, plus passionné, pour les structurestraditionnelles du Canada français. Le village que chanteFerron est bien la folk-society dont les sociologues nous répè-tent, depuis quelques décennies, qu'elle représente un passérévolu, miné par la ville et la société industrielle : une sociétéfortement hiérarchisée, soudée par quelques valeurs fonda-mentales, où les rôles sont distribués une fois pour toutes, pourtout dire une tribu23. Il n'est pas indifférent que la seulecollectivité avec laquelle les marins du Saint-Elias, au coursde leurs pérégrinations, aient fait échange, soit une tribuafricaine. Il n'est pas indifférent non plus que le chanoineTourigny soit « curé inamovible 2^ » de Batiscan et que le

21. Le Ciel de Québec, p. 97.22. Le Saint-Elias, p. 186.23. Sur l'application de la notion de folk-society à la société

canadienne-française, voir Robert Redfield, « La culture canadienne-française à Saint-Denis », dans la Société canadienne-française, étudeschoisies et présentées par Marcel Rioux et Yves Martin, Hurtubise-HMH,1971. Ce n'est pas par hasard que le village de « La vache morte ducanyon», Saint-Justin, porte le nom d'un des villages étudiés par unde nos premiers sociologues, Léon Gérin. Jacques Ferron cite Gérin dansle Savnt-Elias, p. 76.

24. Ibid., p. 108.

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Kévérend Godfrey, presque aussi répandu dans l'œuvre deFerron que Frank Scott, soit considéré « comme une manièrede vieux sorcier26». Ethnologue autant et plus que l'abbéSurprenant, Jacques Ferron voit le pays comme un village,et le village comme une tribu, sur laquelle régnent les troispuissances inamovibles, le chargé des âmes (le curé), le chargédes corps (le médecin) et le chargé des choses (marchand ougros agriculteur). On sait d'ailleurs qu'il n'apprécie guère lagrande ville, masse inorganisée, lieu des rencontres furtives,inessentielles. Il le dit assez clairement dans un de ses contes,« Le Pont » :

Le soir, j 'avais la mauvaise habitude d'oublier ma clien-tèle et de changer de monde en changeant de rive. Lepont était au milieu de ce partage, divisé lui-même parson architecture et selon mon orientation. Lorsque jel'abordais par le sud, traversant vers le nord, à cause deson armature en-dessous du tablier, je n'avais guère l'im-pression de quitter la rue. Je passais à ciel ouvert jusqu'àl'île Sainte-Hélène. Là, il me semblait que déjà j 'entrais àMontréal. Je ne prenais plus garde au pont, tout à mahâte de rencontres dont j 'attendais beaucoup. Mais, auretour, fatigué, déçu, il s'imposait à ma vue par sa super-structure et l'admirable enchevêtrement de ses poutresd'acier. La nuit le fermait comme une cathédrale. Je m'yengageais avec remords, regrettant le temps perdu et lesdevoirs oubliés. La haute voûte noire finissait en s'ouvrantsur les feux des plus basses étoiles et les lumières de laplaine qui s'étend de Longueuil à Chambly, de Saint-Lambert à Saint-Amable, feux et lumières diversementgroupés selon les constellations, les petits villages et lesgrands faubourgs. Les monts Saint-Bruno, Belœil etEougemont dressaient de sombres massifs au milieu dece scintillement. Cette vue me réconciliait avec ma rive.Chaque fois, je me jurais de ne plus la quitter 2^

Le pont qui va à Montréal est une rue, une simple rue, celuiqui en revient est une cathédrale ; et ce ne sont pas seulementses « devoirs » que le narrateur retrouve en regagnant la rivesud, mais le sens même du monde, de son monde. La vérité etla beauté, pour Ferron, logent décidément côté village.

25. La Chaise du maréchal ferrant, p. 48.26. Contes, p. 48.

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À partir de ces observations, il peut sembler raisonnabled'affirmer que s'exprime là une idéologie de conservation,une idéologie passéiste, dont notre littérature nous a déjàdonné plus d'une illustration. La voix essentielle de l'œuvref erronienne ne serait-elle pas celle de la « vache morte ducanyon », qui beugle « vers un inaccessible Trompe-Souris »,qui demande contre toute vraisemblance son rapatriement dansla paroisse natale ? Ferron a beau écrire, dans le Saint-Elias :

On ne saurait finir dans le passé car le temps n'a qu'unmouvement ; il vient du passé, passe par le présent et vavers l'avenir. On ne remonte pas à l'ancien, on en repartet l'on rejoint sous l'aiguille de la montre les gens depeu de mémoire qui ne sont que des animaux 27 ;

et, dans « Suite à Martine », se souvenant de l'Évangile :Personne ne met une pièce de drap neuf à un vieuxvêtement, car la pièce emporte une partie du vêtement,et la déchirure en devient pire. On ne met pas non plusdu vin nouveau dans de vieilles outres 28...

il reste que les vieilles outres, le village, la paroisse, le rang,exercent dans son œuvre une irrésistible fascination. Certesles marins du Saint-Elias, admirable bateau, brisent « l'écroudu Golfe » qui est « l'écrou de notre pays 29 » et vont à larencontre du vaste monde; il faut noter cependant que larelation s'établit de village à village, supprimant toute pos-sibilité de médiation par la ville et les signes patents de lacivilisation industrielle30. On voit que, dans un tel schéma,la sociologie du changement — telle en particulier qu'on l'asouvent pratiquée à propos de notre société et de notre litté-rature — ne peut qu'être profondément malheureuse. Auxquestions qu'elle pose, l'œuvre de Ferron donne apparemmentla pire réponse qui soit, la plus discréditée, celle de Vagri-

27. Le Saint-Elias, p. 181.28. Contes, p. 131.29. Le Saint-Elias, p. 19.30. Comment ne penserions-nous pas ici au « village global » de

ce Marshall McLuhan que Ferron poursuit d'une si tenace detestation?Entre l'électricité et la lampe à l'huile, l'opposition semble irréductible;mais Batiscan ne rencontrerait peut-être pas le village africain si lemonde n'avait, globalement, la forme d'un village. Ferron n'est-il pasplus mcluhanien qu'il ne voudrait l'avouer?...

Jacques Ferron, côté village 227

culturisme. Ou, plus justement, nous dirons qu 'elle ne répondpas. Comme nous Pavons souligné, le point de vue qui com-mande l'œuvre n'est rien moins que sociologique. Le socio-logue est romancier; l'ethnologue est conteur31. Et le conteurest, ne peut être que l'homme du village, de la forme fixe,des rôles inamovibles, de la vie réglée, de la tradition, du rite,de la cérémonie : la forme même qu'il a choisie le lui impose.Est-ce dire qu'il est confit dans le passé? que ses réflexionssur le temps qui passe et la nécessité du renouvellement nesont que des déclarations de principe, de faux gages donnésà l'idéologie du progrès? Non pas. Le conteur authentique estvraiment, selon la formule de Novalis, « un visionnaire dufutur », mais il le modèle d'une autre façon que le romancier;il retourne à l'ancien, moins pour se ressourcer dans l'originelque pour y trouver les images qui lui permettront de pratiquer,dans le tissu trop serré du présent, la brèche qui ouvre surle possible.

Pas plus que le conte, auquel il est associé, le village n 'estdonc une « forme simple 32 ». Il se conjugue à plusieurs temps,sur plusieurs modes; c'est un lieu de métamorphoses. Sanotion générale se relativise, se distribue dans des avatarsdivers : Batiscan, village québécois traditionnel, respectable,mémorable, pierre d'assise de la société — comme le Sainte-Catherine et le Saint-Magloire du Ciel de Québec et le Saint-Justin de « La vache morte du canyon » ; Longueuil ou mieuxVille-Jacques-Cartier, Saint-Lambert, grandes banlieues, lieuxmixtes, incertains, donnant à la fois sur la ville et la campagne,et dans lesquels on peut voir les plaques tournantes de ceséchanges dont rêve l'auteur de « Suite à Martine » 33 ; Québec

31. Et, comme le note justement Jean Marcel, «toute l'œuvre deFerron peut être logée à l'enseigne du conte, en dépit des rubriques« roman » et « théâtre » sous lesquelles les éditeurs ont fait paraîtreplusieurs de ses écrits » (Jean Marcel, Jacques Ferron malgré lui,Editions du Jour, 1970, p. 62).

32. On aura reconnu l'expression d'André Jolies: Formes simples,Editions du Seuil, 1972. Il va sans dire que c'est par analogie que nousl'appliquons à la forme « village ».

33. « La campagne entrait dans la ville pendant que le vagabond,son sac sur le dos, en sortait. Il y avait échange d'esprit et de santéentre la ville et la campagne. Les échanges ont cessé. La ville a gardé

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même, ainsi qu'on l'a vu plus haut, le Québec du Ciel et dela Chaise du maréchal ferrant, où « il ne se passe pas grand '-chose », village en ce que, comme à Batiscan (par oppositionà Trois-Rivières) on n'y entend pas la langue des Komains 34.Ces villages, aussi bien, ne ressemblent pas tout à fait à ceuxque nous a légués l'idéologie de conservation, les villagespaisibles, idylliques, d'un Adjutor Rivard, d'un Marie-Victorinou d'une Blanche Lamontagne-Beauregard. Les puissancesd'en-bas y jouent un rôle considérable. Batiscan ne serait pasBatiscan sans la demi-sauvagesse Marguerite Cossette quidébauche le vicaire et pousse son fils à devenir un flamboyantcoureur de jupons, sans l'incroyant docteur Fauteux et sonsuicide; et Québec se définit par la rue Saint-Vallier, oùexercent ces demoiselles, tout autant que par la rue Saint-Paul.Il arrive même qu'un village entier soit appelé à incarner lespuissances d'en-bas : voir, dans le Ciel de Québec, le villagedes Chiquettes. On le trouve au confluent du ruisseau desChians et de la rivière Etchemin, près de Québec, et il s'élève«sur l'emplacement du campement d'été d'une tribu malidentifiée, soit abénakie, soit etchemine, soit malécyte ** ». Ona même supposé, précise Mgr Camille, que cette tribu « réunis-sait des émancipés de ces trois nations auxquels se seraientjoints des émancipés de la nôtre ». Or ce « village de peu derenommée » fait partie de la paroisse de Saint-Magloire, pa-roisse honorable entre toutes, à l'égard de laquelle, selon lesagace Mgr Camille, il joue un rôle essentiel :

D'après lui, ce petit village et cette grande paroisse for-maient le couple bon lieu — mauvais lieu qui se retrouvaitpartout alors au Québec dans l'opposition du grandvillage et du petit village, du village d'en-haut et duvillage d'en-bas.

son bien, la campagne le sien, avec le résultat qu'elles ont tout perduet l'esprit et la santé. L'un ne va pas sans l'autre. Il y a des échangesnécessaires » (Contes, p. 127).

34. En parlant de la langue des Romains, dans le Saint-Elias,Perron fait d'une pierre deux coups: il vise la langue anglaise, etl'influence de l'Eglise romaine, de l'ultramontanisme. Le chanoineTourigny, note-t-il, « faisait partie d'une église nationale que le papismeallait désenchanter » (le Saint-Elias, p. 156).

35. Le Ciel de Québec, p. 25.

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— ... Le bon lieu se définit par opposition au mauvais. Laproximité de celui-ci permet à qui dispose de l'avantagede vivre dans le bon de venir y commettre ses inévitablespéchés. Dans ce système, à proprement parler manichéen...— ... Hérétique ! cria Mgr Cyrille.— ... le bon lieu n'est jamais souillé et le mauvais prendsur lui les péchés des deux. La bonne réputation de laparoisse de Saint-Magloire dépend de la mauvaise répu-tation du village de Chiquettes 36.

Tout ou presque, dans le Ciel de Québec, passe par les Chi-quettes. C'est là que se rendent, au début du roman, leCardinal et les deux Monseigneurs, Camille et Cyrille, conduitspar le chauffeur Aurèle, ancien collaborateur de Mgr Turquetilen Terre d'Aurélie. Leur voiture s'embourbe dans le ruisseaudes Chians, d'où ils seront tirés par les villageois; après quoile Cardinal et la « capitainesse » échangeront de beaux etgrands discours (on ne parle bien que dans les villages, etlorsque la parole s'échange entre le plus noble et le plushumble). C'est là encore, dans le village des Chiquettes, quele député Ducharme va chercher des «travailleurs d'élec-tions » durs à l'ouvrage et pas regardants sur les moyens.C'est là que l'abbé Louis de Gonzague de Bessette, vicairede Saint-Magloire, trop pressé d'établir le Koyaume de Dieusur terre, trouvera son chemin de Damas : après un séjourà l'hôpital psychiatrique de Mastaï, pour guérir sa peur deschiens et du péché, il deviendra le premier curé de la nouvelleparoisse des Chiquettes. Une telle convergence fait soupçonnerque la théorie de Mgr Camille Roy sur le village d'en-bas estun peu courte. On n 'y va pas que pour se délester des « inévi-tables péchés » ; les Chiquettes sont le lieu de la rédemption,du salut, de la nouvelle naissance. L'aventure de Frank-Anacharcis Scot nous le fera bien voir.

Fils de Dugald Scot, évêque anglican de Québec, et mûpar un désir apostolique de bon aloi, il s'en est allé d'aborddans l'Ouest pour convertir les Esquimaux au christianisme.Il en revient peu content, ayant perdu la foi. (J'en passe des

36. Le Ciel de Québec, p. 26.

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bouts; car le retour de Scot, en compagnie de son quasi-homonyme francophone le métis Henry Sicotte, qui tous deuxconduisent un troupeau de chevaux de l'Ouest au docteurCotnoir de Sainte-Catherine, dont la fille unique aime Orphée,n'est pas une randonnée toute simple.) Or cet homme a pourainsi dire la conversion dans le sang. À défaut de convertirles autres, il se convertira lui-même; et plutôt qu'à une reli-gion, il se convertira à une ethnie, la québécoise. Il commencepar franciser son nom, ce qui est doublement ridicule puisqu 'ilest à peu près impossible de prononcer correctement François-Anacharcis, et que de toute manière dans la bonne ville fran-çaise de Québec les prénoms anglais (surtout doubles) fontprime. On le voit, durant quelques chapitres, rôder dans leslieux privilégiés du Ciel de Québec : au séminaire, chez MgrCamille; puis, avec lui, rendant visite à l'abbé Bessette àMastaï; avec Mgr Camille encore, chez le curé Rondeau, àSainte-Catherine, où le docteur Cotnoir est devenu comme fouà cause de la mort de sa fille. Mais aucun de ces lieux, pourtantriches de sens, n'est celui de sa propre conversion, de sonenquébecquoisement. «Il faudra, lui dit l'abbé Surprenant,le faire par le bas, dans les petites maisons où les plafondsne sont guère plus hauts que le toit d'un iglou 37... » Non parle ciel, mais par l'enfer — ou son antichambre —, qui du restea des douceurs, ainsi que François-Anacharcis le découvre enpassant une nuit fort bien remplie à l'hôtel des Voyageurs.Le voici, enfin, cheminant vers le village des Chiquettes,prenant définitivement « parti pour les petits villages contreles grands38 ». Et alors, que de merveilles, que de miracles!François Scot annonçant aux Chiquettes la venue de leurpremier curé, l'abbé Louis de Gonzague Bessette, n'est-ce pasJean-Baptiste (mais oui, le nôtre!) préparant les voies duSeigneur? Il se révèle d'ailleurs — Joseph à Moïse à Chrétienl'avait pressenti — qu'il était parti de Québec à l'heureexacte où mourait la « capitainesse » Eulalie, qui donnerason nom à la nouvelle paroisse. Et que le Christ est déjà surplace, dans la peau d'un superbe bébé appelé Rédempteur

37. Le Ciel de Québec, p. 354.38. Id., p. 284.

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Fauché39, fils de Joseph et de Marie, laquelle Ta conçu dePapa Boss. Manque-t-on de moyens de transport pour la cons-truction de l'église? Le métis Henry Sicotte arrive à pointnommé avec les chevaux du docteur Cotnoir qu'il reconduitdans l'Ouest... Tout se terminera dans la splendeur de laFête-Dieu. « Et la cérémonie sera réussie, fastueuse, populaireet joyeuse, au milieu d'un grand déploiement de couleurs etde verdure avec un temps radieux et le concours des plushautes personnalités du pays, le cardinal-archevêque de Qué-bec, ses prélats, ses chanoines, le Très-Honorable Arnest, ledéputé Chicoine, le sénateur Lesage et l'honorable MauriceDuplessis qui, en cette occasion, se montrera de plus grandetaille que les Olympiens40. » Le petit village accueillera legrand et sera accueilli par le grand dans ce « ciel de Québec »où les humbles non seulement ont place autant que les puis-sants, mais encore détiennent — par leur humilité même,leur situation au bas de l'échelle sociale — le secret de laKédemption.

Voilà certes un noble et grand mythe, qui conjugue demanière inattendue deux constantes de l'imaginaire québécois,la religieuse et la villageoise, en leur donnant de vastes pro-portions. N'est-il pas significatif aussi bien que l'avènementde ce mythe soit préparé, raconté (à la première personne)par un étranger en voie d'assimilation, d'enquébecquoise-ment? Comme si le village québécois ne pouvait renaître quepar la rencontre de l'autochtone et de l'étranger, de ce quiest là depuis toujours et de ce qui arrive... Mais le mythe

39. On comprend que Ferron ait été séduit par le nom de Rédemp-teur Fauché. Il ne Pa pas inventé, mais trouvé dans un fait-divers desannées 1960. Voici : << Ovila Boulet, un journalier de 52 ans, a causéla plus vive émotion, hier matin, au Palais de Justice de Québec, quandil a déclaré sous serment, devant le juge Achille Pettigrew, de la Courdes sessions de la paix, qui présidait l'enquête préliminaire de MoïseDarabaner dans l'affaire de l'incendie de la maison de Mme Cora-B. Cyr,à Saint-Lambert, comté de Lévis, qu'il a vu un certain André Lamothe— « le chef de la gang » — actuellement détenu au quartier généralde la PP à Montréal abattre un présumé complice répondant au nomde Rédempteur Faucher, dans le bois de St-Gilles, comté de Lotbinière,au début de mai dernier» (la Presse, mercredi 6 octobre 1965, p. 8).Et vive l'érudition !...

40. Le Ciel de Québec, p. 404.

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christique n'occupe qu'un des pôles de la mythologie généraledu Ciel de Québec; l'autre est constitué par le mythe d'Orphée— et il porte le signe du doute, de la souffrance, de la néga-tivité. Orphée, c'est l'écrivain, le poète : Saint-Denys-Garneau.Il habite, à Sainte-Catherine — nous y avons déjà rencontréle curé Rondeau et le docteur Cotnoir —, un ancien manoiroù il se consume à écrire des poèmes de plus en plus désespérés.Telles sont, précisément, ses fautes : 1) habiter le manoir,c'est-à-dire l'extrême du village d'en-haut, sans communica-tion possible avec le village d'en-bas; 2) écrire des poèmes,c'est-à-dire pratiquer la forme de littérature qui semble avoirles rapports les plus aléatoires avec la réalité physique ethumaine du pays; 3) enfin, fuir le « charivari41 » de la viequotidienne et n'être pas capable d'aimer les êtres réels.Orphée perd donc Eurydice une première fois en refusant del'accompagner dans sa folle chevauchée sur le plus beau etle plus farouche des chevaux de l'Ouest, l'Étoile Blanche;et, par pusillanimité encore, par peur de la vie, il la perdraune deuxième fois au sortir des enfers où il est allé la chercher.L'acte d'accusation, on le voit, est extrêmement chargé; il leserait encore plus si l'on s'épuisait à reproduire tous les ragotsque Jacques Ferron colporte sur Saint-Denys-Garneau, dansle Ciel de Québec et dans ses autres livres, ragots qu'il tireen grande partie de l'ouvrage de Robert Charbonneau, Chro-nique de Vâge amer42. Une telle hargne, si longtemps sou-tenue, participe de l'obsession; et l'obsession révèle l'ambi-guïté d'une relation amour-haine. N'est-on pas amené, parces multiples dénonciations, à penser que Ferron voit dansSaint-Denys-Garneau la fragilité, le risque même de la parole— de toute parole, y compris la sienne ? La poésie des Regardset jeux dans l'espace s'écrit, en effet, dans ce « fond de l(a)

41. Le Ciel de Québec, p. 392 : « Orphée, dit Eurydice, serais-tuvenu me chercher au pays des morts pour me fuir à nouveau comme tu asfait quand j 'étais vivante ? Vite monte, et tant pis pour le charivari ! »

42. Robert Charbonneau, Chronique de Vâge amer, Editions duSablier, 1967. L'auteur, qui fut un des directeurs-fondateurs de larevue, raconte dans cet ouvrage l'histoire du «groupe de la Eclève ».Le poète Saint-Denys-Garneau y paraît sous le pseudonyme d'OlivierCromaire.

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vie » dont parlent les vers d'Apollinaire cités au début duCiel de Québec :

Les étincelles de ton riredorent le fond de ta vie

C 'est un tableau pendudans un sombre musée

Et quelquefois tu vas leregarder de près.

Par rapport à ce « fond », où récriture est toujours menacéede se perdre, de s'égarer — de se « déterritorialiser », selonl'expression de Deleuze et Guattari 4^ —, où sans cesse Orphéeperd Eurydice, l'œuvre de Ferron manifeste des mouvementscontradictoires. D'une part elle s'avoue fascinée par la perte,par l'envers du monde, la nuit des forces obscures, de l'âmeretrouvée44, du désespoir ou de la mort (il n'est peut-êtrepas de plus belles pages, dans cette œuvre, que celles où lecuré Tourigny improvise, à l'extérieur de l'église, une céré-monie à la mémoire de son ami le docteur Fauteux, qui s'estsuicidé), par la misère et les langages errants de la folie45.Fou du roi, fou du village, l'écrivain participe également decette folie : n'est-il pas de ceux qui, comme le dit le brigadierCampbell, « parleraient tout seuls », « sans personne pour lescontrarier 46 » — fou de mots, les polissant comme de beauxcailloux ? Mais à cet écrivain s'en oppose un autre, sec, méfiant,souvent médisant, qui ne laisse pas le premier s'aventurer troploin sur les terres mouvantes de l'écriture. C'est celui-là, le

43. Gilles Deleuze et Félix Guattari, Kafka, Tour une littératuremineure, les Editions de Minuit, 1975. Le mot ferait horreur à Ferron :d'abord parce qu'il est fort laid; ensuite parce qu'il désigne un mouve-ment contre lequel l'écrivain passe beaucoup de temps à se défendre.Le «pays» (le territoire) est «incertain», certes; mais on y tientmordicus, comme à une sorte de sens premier dont l'abandon précipi-terait tout le langage dans l'incohérence et l'abstraction.

44. « J'avais retrouvé, dit François Ménard, mon âme perdue, aprèsune longue maladie, mon âme rêveuse et un peu folle, ma soeur nocturnequi transforme en coquille d'oeuf les apparences trop claires » {la Nuit,p. 121-122).

45. Voir le garçon dont s'occupe le médecin, dans Cotnoir; la lettred'amour d'Aline Dupire, internée à l'asile, dans les Roses sauvages,Edition du Jour, 1971; la «folle» de «Retour à Val-d'Or», dansles Contes; et cetera...

46. Le Ciel de Québec, p. 161.

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paysan madré, l'habitant des «trente arpents», l'homme àsyntaxe, à pentures, à cloisons, qui remplit l'œuvre de nomsconnus, d'allusions plus ou moins sybillines à la petite ou àla grande histoire, comme si par là il s'assurait d'un lienindéfectible avec le réel. Rien ne le convainc qu'il ne puisse,pour ainsi dire, toucher du doigt. Il lui faut des petits faits.Il n'écrit pas l'histoire, mais des «historiettes47»; il nelivre pas des batailles, mais des « escarmouches » ; il ramènetout à la sagesse culinaire de 1'« arrière-cuisine ». Des poètes,des faiseurs de nuages, il se méfie, ou ne sait trop que penser.Il parle de Nelligan comme d'un poète à la culture «pure-ment livresque », répétant les propos de Mgr Camille Roy 4S ;puis, ailleurs, le présente bravement comme un écrivain«engagé49»! Il admire le poète d'Arbres, Paul-Marie La-pointe, mais les poèmes qu'il cite le plus volontiers sont devieilles choses oubliées, qui relèvent de la « petite histoire »plutôt que de la poésie. Il veut bien reconnaître à Saint-Denys-Garneau le mince mérite d'avoir décrit les paysages de Sainte-Catherine; le reste, c'est-à-dire la poésie, l'aventure du lan-gage, l'expérience de la perte, n'est pour lui que fumisterie,divagations, complaisance à soi.

À ce paysan cancanier, qui refuse obstinément de quitter,ne fût-ce que d'une semelle, sa glèbe natale, qui préfèrel'éloquence à toute forme de poésie — Jacques Ferron a écritles plus beaux sermons de la littérature québécoise —, noussommes redevables de bien des plaisirs, car il a la langueextrêmement bien pendue. Mais c'est lui, également, quiplonge souvent l'œuvre dans l'hermétisme : non pas le grandmais le petit, l'hermétisme du particulier, de ce qui ne setrouve que dans un temps et dans un lieu, l'hermétisme dudétail. Quoi de plus hermétique en ce sens que le village,quand il ne veut reconnaître d'autre réalité que ses petitesaffaires, ses rumeurs, ses habitudes, ses rites ? Jacques Ferron,on l'a vu, tente d'en faire un lieu de métamorphoses, de

47. Jacques Ferron, Historiettes, Editions du Jour, 1969.48. Escarmouches, t. 1, p. 53.49. Id., t. 2, p. 141.

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renaissances; la tentative réussit mieux dans les récits brefs,les Contes par exemple, que dans un gros roman comme le Cielde Québec, où le mythe christique et le mythe d'Orphée, sur-chargés d'intentions et d'allusions, s'abîment souvent dans lebavardage. Il n'est guère de roman dans son œuvre, mêmeparmi les meilleurs, les plus ouverts, qui ne bute de temps àautre sur la limite villageoise, le racontar, qui ne s'enfermecomme une huître dans la coquille de la « petite histoire » etde ses obsessions particulières. Dans un moment d'enthou-siasme, justifié sans doute par les plus belles pages de Ferron,Jean Marcel a parlé des Mille et une nuits : « Grâce à JacquesFerron le pays du Québec est désormais une terre aussi fabu-leuse que l'Arabie. L'opération demandait certes de l'audace,mais elle a réussi. Si bien qu'il ne serait plus convenabledésormais de dresser la géographie du pays sans tenir comptedu cataclysme considérable que son œuvre a provoqué 50. » Àquoi l'on peut objecter que notre lecture des contes arabesn'a rien à voir avec le « pays », l'Arabie réelle; que l'Arabiedes contes joue dans notre imaginaire le rôle d'un simpleailleurs, où nous nous reconnaissons mêmes et autres. À cetteArabie de convention, je doute que corresponde un Québecde convention, porté par Jacques Ferron jusqu'au point decristallisation où il deviendrait en quelque sorte le Québec detous, un lieu imaginaire complet. C'est encore un Québec ànous que celui de Jacques Ferron, et peut-être n'est-il qu'ànous, peut-être l'écrivain n'a-t-il pas vraiment brisé «l'écroudu Golfe » et pris le large. Nous nous y promenons commeen pays connu, saluant ici et là un personnage de notre con-naissance, retrouvant nos vieux rêves, fidèlement reproduitsmais aussi réinterprétés par une fantaisie, une liberté d'allure,un sens du langage qui font également partie de nos rêves etde nos désirs. Aucune œuvre de notre littérature ne comblemieux le vœu que formulait, il y a plus d'un siècle, OctaveCrémazie :

Quand le père de famille, après les fatigues de la journée,raconte à ses nombreux enfants les aventures et lesaccidents de sa longue vie, pourvu que ceux qui l'entou-

50. Jean Marcel, op. cit., p. 13.

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rent s'amusent et s'instruisent en écoutant ses récits, ilne s'inquiète pas si le riche propriétaire du manoir voisinconnaîtra ou ne connaîtra pas les douces et naïves histoiresqui font le charme de son foyer. Ses enfants sont heureuxde l'entendre, c'est tout ce qu'il demande.

Il en doit être ainsi de l'écrivain canadien. Renonçantsans regret aux beaux rêves d'une gloire retentissante,il doit se regarder comme amplement récompensé de sestravaux s'il peut instruire et charmer ses compatriotes,s'il peut contribuer à la conservation, sur la jeune terred'Amérique, de la vieille nationalité française61.

Crémazie, il est vrai, n'écrivait pas ces quelques lignes sansune nuance de regret ; il avait imaginé autre chose, un Canadaaccédant par sa littérature à quelque existence mythique,comme l'Amérique de Fenimore Cooper (ou, dirait aujour-d'hui le romancier du Ciel de Quebec, l'Amérique d'Astu-rias62). Ce regret, il nous arrive de l'éprouver en lisant ourelisant Jacques Ferron : tantôt agacés par les interminablesbavardages, les sourires en coin et les petites énigmes del'habile homme; tantôt séduits par la souveraine aisance duconte et de la chronique, emportés même jusqu'aux frontièresde l'épique. Mais l'écrivain a fait ce qu'il voulait faire :« L'important, a-t-il écrit, est d'avoir une littérature décon-certante poussant sur une langue vivante 53. »

51. Poésies de Octave Crémazie, Librairie Beauchemin, 1972,p. 50-51.

52. Dans le Ciel de Québec, le dieu amérindien Isou Manichouannonce à François-Anacharcis Scot « qu 'après avoir été un personnagecomme un autre dans la relation présente il en deviendrait l'auteuret meilleur auteur que le brave Ecossais qui a écrit Two Solitudes »(p. 376). Il ajoute, cependant : < C'est mieux que ce que tu étais maistu ne seras jamais, pauvre François, l'égal nordique de Maître Astu-rias. » Dommage ; pour François, ou pour Jacques î Pour nous, sûrement.

53. Escarmouches, t. 2, p. 64.