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Descartes et la raison du beau Joël Jung J’emprunte ce titre à une lettre de Descartes à Mersenne du 18 mars 1630 1 . N’étant ni spé- cialiste de Descartes, ni expert en musicologie ou en histoire de la musique, j’ai simplement tenté de trouver un fil conducteur pour la lecture des innombrables textes cartésiens ayant, d’une façon une d’une autre, rapport à la musique et à l’art. Ce propos ne prétend pas ap- porter quelque chose de nouveau — il s’appuie en particulier sur les travaux de Pascal Du- mont, de Frédéric de Buzon, de Pierre Guénancia, sur les recherches de Patrice Bailhache concernant les rapports entre musique et physique —, et vise simplement à faire partager quelques interrogations suscitées par la lecture des textes de Descartes. 1 La « raison du beau » Dans la lettre à Mersenne du 18 mars 1630, Descartes entreprend de répondre à une ques- tion de Mersenne, concernant la « raison du beau ». Il est très vraisemblable que l’expression « raison du beau » soit de Mersenne, et non de Descartes, qui a coutume de re- prendre, au début de ses réponses, les formulations de ses interlocuteurs. Il s’empresse d’ailleurs de vider la formule du sens qu’entend lui donner Mersenne : Pour votre question, savoir si on peut établir la raison du beau, c'est tout de même que ce que vous demandiez auparavant, pourquoi un son est plus agréable que l'autre, sinon que le mot de beau semble plus particulièrement se rapporter au sens de la vue. Mais généralement, ni le beau ni l'agréable ne signifient rien qu'un rapport de notre jugement à l'objet ; et parce que les jugements des hommes sont si différents, on ne peut dire que le beau ni l'agréable aient au- cune mesure déterminée. Et je ne saurais mieux expliquer, que j'ai fait autrefois en ma Mu- sique ; je mettrai ici les mêmes mots, parce que j'ai le livre entre mes mains […]. 1 Descartes, Œuvres philosophiques, éd. F. Alquié, Garnier, 1976, tome I, p. 251. 1

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Descartes et la raison du beau

Joël Jung

J’emprunte ce titre à une lettre de Descartes à Mersenne du 18 mars 16301. N’étant ni spé-

cialiste de Descartes, ni expert en musicologie ou en histoire de la musique, j’ai simplement

tenté de trouver un fil conducteur pour la lecture des innombrables textes cartésiens ayant,

d’une façon une d’une autre, rapport à la musique et à l’art. Ce propos ne prétend pas ap-

porter quelque chose de nouveau — il s’appuie en particulier sur les travaux de Pascal Du-

mont, de Frédéric de Buzon, de Pierre Guénancia, sur les recherches de Patrice Bailhache

concernant les rapports entre musique et physique —, et vise simplement à faire partager

quelques interrogations suscitées par la lecture des textes de Descartes.

1 La « raison du beau »

Dans la lettre à Mersenne du 18 mars 1630, Descartes entreprend de répondre à une ques-

tion de Mersenne, concernant la « raison du beau ». Il est très vraisemblable que

l’expression « raison du beau » soit de Mersenne, et non de Descartes, qui a coutume de re-

prendre, au début de ses réponses, les formulations de ses interlocuteurs. Il s’empresse

d’ailleurs de vider la formule du sens qu’entend lui donner Mersenne :

Pour votre question, savoir si on peut établir la raison du beau, c'est tout de même que ce que vous demandiez auparavant, pourquoi un son est plus agréable que l'autre, sinon que le mot de beau semble plus particulièrement se rapporter au sens de la vue. Mais généralement, ni le beau ni l'agréable ne signifient rien qu'un rapport de notre jugement à l'objet ; et parce que les jugements des hommes sont si différents, on ne peut dire que le beau ni l'agréable aient au-cune mesure déterminée. Et je ne saurais mieux expliquer, que j'ai fait autrefois en ma Mu-sique ; je mettrai ici les mêmes mots, parce que j'ai le livre entre mes mains […].

1 Descartes, Œuvres philosophiques, éd. F. Alquié, Garnier, 1976, tome I, p. 251. —

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1°) La question concernant la « raison du beau » est renvoyée à une question précédente de

Mersenne, et à une réponse précédente, concernant l’agréable : le beau est, et n’est qu’une

espèce de l’agréable, l’agréable pour la vue.

2°) « Auparavant » renvoie sans doute à une lettre à laquelle Descartes a répondu le 4 mars

1630, et qui renvoie déjà Mersenne à une réponse précédente :

Je vous avais déjà écrit que c’est autre chose, de dire qu’une consonance est plus douce qu’une autre, et autre chose de dire qu’elle est plus agréable. Car tout le monde sait que le miel est plus doux que les olives, et quelquefois force gens aimeront mieux manger des olives que du miel. Ainsi tout le monde sait que la quinte est plus douce que la quarte, celle-ci que la tierce majeure, et la tierce majeure que la mineure ; et toutefois il y a des endroits où la tierce mineure plaira plus que la quinte, même où une dissonance se trouvera plus agréable qu’une consonance.2

Descartes distingue le doux et l’agréable, par le biais d’une comparaison dont le principe,

présent dès le Compendium, se retrouve dans plusieurs textes cartésiens. Je montrerai que

cette distinction anodine remplit une fonction importante. Retenons pour l’instant qu’elle

fournit l’occasion de récuser la demande de Mersenne, que Descartes envoie vertement

promener :

Vous m’empêchez autant de me demander de combien une consonance est plus agréable qu’une autre, que si vous me demandiez de combien les fruits me sont plus agréables que les poissons.

Cette belle insolence de Descartes — qui adressera à Mersenne à l’automne 1631 une fin de

non-recevoir (« et généralement je ne sache rien de plus à vous répondre, que ce que je

vous en ai écrit à diverses fois ») — signifie clairement que, pour lui, la question n’a pas de

sens.

3°) Revenons à la lettre du 18 mars : le beau et l’agréable sont réduits par Descartes à un

« rapport de notre jugement à l’objet », réduction justifiée dans un renvoi au Compendium,

que Descartes cite.

En bref : le beau est réduit à l’agréable, et l’agréable à d’autres explications déjà données, ou

à d’autres formes déjà évoquées.

On se gardera évidemment de toute confusion avec le Kant du § 1 de la Critique de la Faculté

de juger : non seulement Descartes parle-t-il du « rapport du jugement à l’objet », et non au

sujet, mais encore donne-t-il à agréable un sens très différent de l’angenehm kantien. J’y re-

viendrai. Pour l’instant, comme la lettre y invite, il faut se reporter au Compendium.

2 Lettre à Mersenne du 4 mars 1630, Alquié, I, p. 246. —

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2 Le Compendium musicæ

Le début du Compendium — préambule et prænotanda — définit la musique par son objet :

le son, et sa double fin : « plaire, et émouvoir en nous des passions diverses ». Rodis-Lewis

remarque que cette définition reprend celle de Caccini dans les Nuove Musiche de 1601,

mais on peut également penser à Monteverdi, qui dit exactement la même chose, ou à Cicé-

ron.

Les moyens en vue de cette fin sont de deux sortes, les « propriétés principales du son », et

« la qualité du son lui-même ».

1°) La qualité du son lui-même, « à partir de quels corps et par quel moyen on en produit

d’agréables » est « l’affaire des physiciens » : comme Beeckman sans doute, qui ont à charge

d’expliquer comment le mouvement d’une corde, transmis à l’air, puis à l’oreille, produit un

son agréable ou non en lui-même. Descartes ne rejettera pas toujours cette tâche sur

d’autres.

2°) Les propriétés principales du son : elles consistent en différences, c’est-à-dire en rapports

des sons entre eux, dans la mélodie et l’harmonie, selon le double point de vue du rythme et

de la hauteur relative.

Il faut donc rattacher l’éloge de la voix humaine qui suit — Descartes n’innove pas — non

aux propriétés, mais aux qualités physiques du son, puisque la voix y est dite « conforme à

nos esprits ». Sans doute la sympathie et l’antipathie des tambours en peaux de loup ou de

mouton fait-elle sourire, mais c’est un on-dit, et il n’est pas interdit au « physicien » d’en

chercher une explication.

Les prænotanda 1 et 2 concernent encore le premier point, les qualités physiques : la pro-

portion ou la disproportion de l’objet, par exemple celle du tonnerre ou des mousquets,

avec le sens, ce que confirme la comparaison avec « l’éclat du soleil » qui blesse les yeux.

Pascal Dumont a justement remarqué que la proportion du sens et de l’objet reprend en la

détournant la conception aristotélicienne du plaisir de l’Éthique à Nicomaque, X, 4, 1174b :

Car pour chaque sens il y a un plaisir qui lui correspond, et il en est de même pour la pensée discursive et la contemplation, et leur activité la plus parfaite est la plus agréable, l’activité la plus parfaite étant celle de l’organe qui se trouve en bonne disposition par rapport au plus ex-cellent des objets tombant sous le sens en question.3

et du De Anima, III, 2 :

3 Aristote, Éthique à Nicomaque, X, 1174b, trad. Tricot, Vrin, p. 495. —

3

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Si, enfin, l’harmonie est proportion, il est nécessaire que l’ouïe soit aussi une sorte de propor-tion. Et c’est pour cela que tout excès, l’aigu comme le grave, anéantit le sens de l’ouïe ; de même, dans les saveurs, l’excès détruit le goût ; dans les couleurs, le trop brillant ou le trop sombre détruit la vue, et pour l’odorat, c’est l’odeur forte, la douce comme l’amère, — tout cela impliquant que le sens est une sorte de proportion. C’est pourquoi les sensibles sont agréables lorsque, d’abord purs et sans mélange, ils sont amenés à la proportion voulue ; tel est le cas pour l’aigre, le doux ou le salé ; ils sont alors agréables, en effet. Mais d’une manière générale, le mixte est plus harmonique que l’aigu ou le grave seul.4

Mais, comme le remarque encore Dumont, la proportion du sens et de l’objet, et de ce fait la

proportion dans l’objet lui-même, change de sens chez Descartes : ce n’est pas parce qu’il

est le meilleur que l’objet convient au sens, mais seulement parce qu’il convient au sens qu’il

est jugé le meilleur.

Avec la Remarque 3 commence l’examen des propriétés. Si Descartes ne parle que de la vue

de l’astrolabe, et non du son, il faut comprendre que les parties d’un objet sont l’équivalent

des rapports des sons entre eux. Les parties ne doivent pas être trop nombreuses pour être

saisies facilement, leur différence doit être moindre, autrement dit leur proportion doit être

grande (Remarque 4), ce qui veut dire qu’elle est arithmétique et non géométrique : il y a

grande proportion, donc faible différence, lorsque les parties peuvent être facilement rap-

portées à l’unité (Remarques 5 et 6).

Ces remarques méritent qu’on s’y arrête. Elles montrent que la proportion du sens et de

l’objet ne renvoie à aucun ordre caché dont la beauté serait l’expression, et le plaisir du sens

la manifestation confuse : la musique n’est pas pour Descartes ce qu’elles sera pour Leibniz :

une « pratique cachée de l’arithmétique, l’esprit n’ayant pas conscience qu’il compte », ce

qui aurait pour conséquence qu’un rapport très complexe pourrait être source d’agrément.

Descartes réfère seulement l’agrément au sens qui « se fatigue » plus ou moins. Sur ce point,

Descartes ne varie pas, comme l’indique la lettre à Mersenne du 25 février 1630 :

J’ai dit que l’oreille n’était pas assez prompte pour juger des intervalles qui naissent de la troi-sième et quatrième bissection, où quand je dit juger, c’est-à-dire les comprendre si facilement qu’elle en reçoive du plaisir, de telle sorte que je n’avoue pas qu’elle puisse juger du ton, ni de la septième ou triton, etc., comme vous dites.5

4 Aristote, De Anima, III, 2, trad. Tricot, Vrin, p. 157. 5 Lettre à Mersenne du 25 février 1630, Alquié, I, p. 242.

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Ces prises de position cartésiennes sont à mettre en relation avec une série de questions agi-

tées au début du XVIIe siècle : celles que Mersenne adresse à Descartes inlassablement, et

qui occupent les savants. J’en retiens cinq parmi beaucoup d’autres.

1°) Comment le mouvement d’une corde, ou de n’importe quel corps, se transforme-t-il en

son, et en tel son ? C’est la question « physique » des qualités, laquelle donne lieu à un

étonnant débat ondes/corpuscules.

2°) Comment rendre compte, par le calcul, des différentes hauteurs de sons ? Faut-il ne con-

sidérer, comment et par quel calcul ? que la longueur de la corde, selon un héritage pytha-

goricien, ou prendre en compte la tension de la corde, sa section, sa masse ? Peut-on inté-

grer tous ces éléments en ne considérant, comme le fait Beeckman, d’abord incompris de

Descartes qui pourtant s’en inspire, que le nombre de battements de la corde ou du corps

qui vibre ?

3°) Comment expliquer, à partir de ces calculs, le caractère agréable ou désagréable du rap-

port entre deux sons, c’est-à-dire des consonances et des dissonances ? Mersenne pose

naïvement la question dans les Questions harmoniques, quand il veut

[…] considérer la raison pourquoi deux battements qui entrent dans l’oreille, et qui frappent tellement son petit tambour, que quand l’un le frappe deux fois, l’autre ne le frappe qu’une fois, sont plus agréables que deux autres, dont l’un le frappe quatre fois, pendant que l’autre ne le frappe que trois fois, et pourquoi les battements qui font les dissonances ne sont pas agréables.6

Mersenne revient à la charge dans l’Harmonie universelle :

Ceux qui ne prennent nul plaisir à la Musique, ou qui tiennent toutes choses indifférentes, nient qu'il y ait des Consonances, ou des Dissonances tant parce qu'ils ne prennent nul plaisir aux unes ni aux autres, que parce qu'ils n’estiment rien d’agréable ou de désagréable clans la nature, d'autant que ce qui plaît à l’un déplaît à l’autre. Et puis, quel plaisir y a-t-il d’apercevoir que l'air est battu deux fois ou trois fois par une corde, pendant qu'il est battu quatre ou six fois par une autre? L'oreille et l'imagination n’est-elle pas plus contente de de-meurer en repos que d'être travaillée par quarante-huit battements d'air d'un côté, et par no-nante et six de l'autre, comme il arrive lors qu'on fait l'Octave? D'ailleurs, pourquoi les battements qui font la Seconde ou la Septième mineure, sont-ils plus désagréables que ceux qui font la Quinte ou la Tierce? Certainement cette difficulté n est pas l'une des moindres de la Musique ; car si le vrai plaisir consiste à conserver ou à faire croître ce que nous avons, il est difficile de montrer que les battements d'air qui font les Consonances, aident à notre conservation, et augmentent la perfection du corps ou de l'esprit, puisque l'on expérimente que ceux qui n'aiment pas la Musique, et qui la tiennent inutile, ou tout au plus indifférente, ne sont pas moins parfaits du corps et de l'esprit que ceux qui l'aiment avec pas-sion. 7

6 Mersenne, Questions harmoniques, réed. Fayard, 1985, p. 188-189. 7 Mersenne, L’Harmonie universelle, rééd. CNRS, 1963, vol. 2, p. 1.

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On voit que, chez Mersenne, s’entrecroisent curieusement perspective aristotélicienne et

prise en compte des apports de la nouvelle physique.

4°) Si deux sons sont agréables parce qu’ils consonent, pourquoi la musique n’utilise-t-elle

pas seulement l’octave et l’unisson ? Pire : pourquoi, à côté de la quinte et de la tierce, ad-

met-elle des consonances plus rudes, moins évidentes, et même des dissonances ?

5°) Cette question est présente chez tous les auteurs (le Sagredo de Galilée en fait un « pro-

blème ressassé », mais « sans solution ») : pourquoi une corde qui vibre peut-elle en faire

résonner une autre ?

Avant d’aborder les Remarques 7 et 8 du Compendium, quelques éclaircissements sur ces

questions, qui a fait l’objet de plusieurs travaux, en particulier ceux de Patrick Bailhache8,

que je reprends en partie.

3 Mathématiques, physique, musique : de Beeckman à Galilée

1°) L’apport de Beeckman est de ne pas seulement envisager le son d’un point de vue arith-

métique, c’est-à-dire à partir de la longueur de la corde :s’il est exact que l’octave s’obtient

en divisant la corde en deux (1/2), la quinte en trois (2/3), etc., Beeckman pose que

l’important n’est pas la longueur même de la corde, mais ses effets, à savoir le nombre des

battements effectués par la corde entre les points extrêmes de sa tension, selon une mé-

thode qu’il appelle lui-même « physico-mathématique », expression que Descartes

s’empresse de reprendre. C’est ce qu’il entend démontrer dans son Journal (trad. P. Bail-

hache. Nous décomposons, pour plus de clarté, la figure proposée par Beeckman) :

Soit donc la corde ab partagée en son milieu c : de ab à cb résonnera donc une octave.

a bc

Et soit ab de telle nature qu'elle puisse être tendue jusqu'à h, de telle sorte que la même corde ab soit, tendue et plus longue, ahb.

8 Patrick Bailhache, « Cordes vibrantes et consonances chez Beeckman, Mersenne et Galilée », Sciences et techniques en perspective, n°23, Université de Nantes, « Musique et mathématiques », 1993, p. 73-91.

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a bc

h

La corde moitié, cb, sera donc d'une telle nature qu'elle pourra être égale en longueur à la moitié de ahb, si elle est tendue de la même manière que ab était tendue. La corde cb sera donc la même que clb et clb est cb tendue.

a bc

h

l

Comme clb est en longueur la moitié de ahb (elle est en effet égale à hb par construction, qui est égale à ah) il suit de là que hc est le double de lm :

a bc

h

l

m

ce que bl est à bh, lm l'est à hc ; et comme la nature de la corde clb n'est ni plus ni moins affec-tée que la corde ahb par un effort égal, l'une et l'autre cordes tendent vers le lieu d'équilibre ab, cb, et l'ayant dépassé, reviennent d'une vitesse égale. Or comme hc est le double de lm, le point l traversera deux fois le lieu d'équilibre m, pendant que le point h ne traverse qu'une seule fois le point d'équilibre c ; et puisqu'en c et m le mouvement est le plus rapide et le plus fort en effet, en h et l la corde est au repos, là où la corde est la plus éloignée du lieu de pause (l et h sont en effet des lieux intermédiaires entre chaque son), là le mouvement est le plus énergique et là a lieu le son le plus puissant. La corde cb ou clb émet donc deux fois un son dans le même temps que la corde ab ou ahb en émet un seulement une fois.9

9 Beeckman, Journal, vol. I, p. 54-55, trad. P. Bailhache. —

7

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Conséquences : longueur, tension, mais aussi section et masse de la corde sont seulement

des conditions concourant à un unique phénomène, un nombre de battements dans un in-

tervalle de temps donné, deux cordes de longueur, tension, section, et masse différentes

produisent un même son si les battements qui résultent de ces paramètres sont égaux. Du

coup, Beeckman doit appeler son à la fois chaque battement et l’effet produit par plusieurs

battements en un laps de temps donné, ce qui renvoie à sa conception corpusculaire du son.

On peut évidemment s’interroger sur la façon dont Beeckman tire l’égalité des vitesses de

l’égalité des efforts. Mais on ne peut lui en vouloir de n’avoir pas établi le concept scienti-

fique de fréquence, pas plus que d’avoir réduit la vibration de la corde à une oscillation sur

toute la longueur, ni de n’avoir pu calculer la vitesse instantanée de la corde, ce qui eût sup-

posé les ressources du calcul infinitésimal…

2°) On trouve chez Mersenne une démarche en un sens très proche de celle de Beeckman.

Mais sa démarche, comme le montre Patrick Bailhache, est beaucoup plus confuse. Ainsi,

dans l’Harmonie universelle :

Secondement, je dis qu’elle alentit toujours son mouvement depuis C jusques en H, où il est si tardif que plusieurs croient qu’elle s’y repose un moment avant que de retourner à F, auquel elle se repose encore…10

C

A BE

H

F

Bref, pour Mersenne, de même qu’une pierre lancée en l’air avec une fronde ralentit cons-

tamment jusqu’à s’arrêter, la corde doit faire de même de C à H. L’origine de la confusion est

aussitôt énoncée :

En troisième lieu, il est certain que le tour de la corde depuis C jusques à H est naturel depuis C jusques à E, auquel elle retourne comme à son centre, ou à sa ligne de direction AEB ; et que le reste d’E à H peut être appelé violent, parce qu’il l’éloigne de son centre E.

Mersenne pense donc le mouvement de la corde à partir de la chute des corps vers le

centre, selon la distinction mouvement violent / mouvement forcé (il est vrai que Galilée use

10 Mersenne, L’Harmonie universelle, rééd. CNRS, 1963, p. 160. —

8

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parfois des mêmes termes), en combinant de surcroît deux points de vue inconciliables, celui

qui place le lieu naturel de la corde en C (modèle de la fronde), celui qui le place en E. D’où

son étonnement :

Or je trouve ici trois difficultés fort considérables, à savoir si la corde ne va pas toujours plus vite depuis F jusques à E, puisque les corps pesants vont d’autant plus vite qu’ils approchent davantage de leur centre, et que nous disons qu’E est le centre de la corde, dont le point est considéré comme une pierre qui tombe vers le centre de la terre E. La seconde difficulté con-siste à savoir pourquoi la corde ne s’arrête pas en E, puisqu’il semble qu’elle n’a nul autre des-sein que de retourner à son centre, et néanmoins elle le quitte deux mille fois autant que de s’y reposer. Et la troisième appartient à la cause des retours, ou des réflexions de la corde, car il est très difficile de savoir ce qui la contraint de revenir de C en E.

Au total, les confusions multiples de Mersenne l’éloignent bien plus encore que Beeckman

de la compréhension du phénomène vibratoire.

3°) Galilée prend pour point de départ, en revanche, l’isochronisme des oscillations du pen-

dule, et la considération que les longueurs des fils des pendules sont égales au carré, ou rai-

son double, des temps d’oscillation. Si l’on ne peut augmenter ou diminuer la fréquence de

vibration d’un pendule d’un poids et d’une longueur donnés, on peut imprimer très facile-

ment un mouvement à un pendule immobile, même très pesant. Un souffle d’air y suffit,

comme l’indiquent les Dialogues :

Ce mouvement deviendra très grand si nous réitérons nos souffles, pourvu que ce soit à des in-tervalles correspondant à la durée de ses vibrations. 11

Ainsi peut-on expliquer la résonance de certaines cordes, et de certaines seulement, quand

d’autres sont jouées : la vibration de l’une met peu à peu l’autre en mouvement.

Comment rendre compte de la proportion que manifestent les consonances ? Comment la

mesurer, la vibration étant trop rapide, sans imaginer, comme le fait Mersenne, des expé-

riences gigantesques sur modèle agrandi ? À l’expérience du verre dans lequel on fait trem-

bler l’eau, rappelée par Sagredo, Salviati substitue celle du ciseau qui, laissant une trace,

constitue un dispositif d’enregistrement de l’expérience, assez comparable à celui imaginé,

dans l’établissement de la relativité du mouvement, lorsque Sagredo se figure une plume qui

courrait, emportée par un navire, de Venise à Alexandrie :

L’invention fut le fait du hasard ; mon seul mérite est d'avoir observé un phénomène fortuit, d'y avoir trouvé mon bien, de l’avoir estimé comme s'il fût venu à l’appui d’une noble spécula-tion alors qu’il résultait d’une besogne en elle-même bien modeste. Comme je raclais avec un

11 Galilée, Dialogue des sciences nouvelles, trad. P. H. Michel, Hermann, p. 328. —

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ciseau de fer aiguisé une plaque de laiton pour enlever quelques taches, j'entendis une ou deux fois, parmi les grincements du ciseau que je maniais d'une main rapide, un sifflement très fort et très distinct ; je regardai ma plaque et je vis une longue rangée de petites virgules paral-lèles entre elles et séparées par des intervalles rigoureusement égaux.

Dans le rôle attribué au hasard, il faut moins relever la modestie de Salviati, s’effaçant der-

rière « l’invention » qui s’offre à lui, que l’originalité des procédures expérimentales élabo-

rées par Galilée : si la nature est écrite en langage mathématique, il s’agit moins de lire ce

qui est écrit en connaissant sa langue, que de faire écrire la nature même dans une langue

déchiffrable.

Reprenant mon travail, je m'aperçus que les entailles n'apparaissaient sur la plaque que lors-qu'elle sifflait sous le frottement du ciseau ; quand au contraire le coup de ciseau ne s'accom-pagnait d'aucun sifflement, il ne restait même pas l'ombre de ces petites virgules. Je revins à ce jeu plusieurs fois : je raclais le métal tantôt plus tantôt moins vite, et le sifflement était, sui-vant les cas, plus aigu ou plus grave ; j'observai que les traces laissées dans le métal étaient plus serrées quand elles répondaient à une note plus aiguë, plus espacées quand elles répon-daient à une note plus grave ; et si parfois le même coup de raclette était donné plus vite à la fin qu'au commencement, le son devenait plus aigu et les stries allaient se rapprochant, mais toujours dans un ordre parfait et en maintenant entre elles une absolue équidistance ; en outre, chaque fois que mon coup de ciseau produisait un sifflement, je sentais le fer trembler sous mes doigts et ma main parcourue d'un frisson.

Cette fois, il s’agit de faire varier des paramètres au sein d’une même expérience. Cette va-

riation, évidemment, n’est pas tout à fait le fruit du hasard : Galilée dispose des résultats —

les différences mesurables de hauteur des sons — et l’expérience vise à les retrouver, c’est-

à-dire à produire un enregistrement lisible de ces différences. En même temps, l’expérience

permet de rendre compte de la différence entre le simple bruit et le son (dont la hauteur est

audible et mesurable), et du phénomène de résonance :

Le Fer, en somme, se comportait exactement comme nous quand nous parlons d'abord tout bas, puis à voix haute ; lorsqu'en effet nous émettons un souffle sans former un son, nous n'avons pas la sensation que, dans notre gorge et dans notre bouche, aucun mouvement se produise, tandis qu'au contraire c'est un grand frémissement que nous éprouvons dans le la-rynx et dans tout le gosier quand nous donnons de la voix, et surtout si nous parlons fort et sur un ton grave. J'ai aussi remarqué un jour que deux cordes du clavecin vibraient à l'unisson de deux coups de sifflet produits par le frottement de la raclette, et des plus différents entre eux l'intervalle était d'une quinte parfaite ; mesurant ensuite les intervalles des petites entailles ré-sultant de l'un et de l'autre frottement du ciseau, j'ai vu que quarante-cinq des uns occupaient le même espace que trente des autres ; et tel est bien la forme que l'on attribue à la diapente.

Toutes les démarches que je viens de rappeler trouvent leur aboutissement dans ce qu’on a

coutume d’appeler les lois de Mersenne sur les cordes vibrantes, que l’on formulerait au-

jourd’hui ainsi :

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1°) La fréquence fondamentale d’une corde vibrante est inversement proportionnelle à sa

longueur, toutes choses égales d’ailleurs.

2°) La fréquence fondamentale d’une corde vibrante est inversement proportionnelle à sa

tension, toutes choses égales d’ailleurs.

Or, à partir des battements, il est possible de rendre compte des consonances et des disso-

nances ; sont consonants les sons qui, l’un par rapport à l’autre, présentent des battements

communs, et d’autant plus que le battement commun revient vite : ce qui fait de l’octave

une consonance, ce n’est pas directement le rapport de longueur de 2 à 1, mais la coïnci-

dence des battements que produit ce rapport, où tous les battements graves tombent sur

des battements aigus.

On peut ainsi constituer un tableau, présentant les rapports de longueurs, les battements

joints ou disjoints qu’ils produisent, et même classant les consonances : Accord Longueur

de la corde Coïncidence des

battements aigus et graves Aigu/grave ⇒ grave

Octave Do / Do

1/2

Aigu Grave

2/1 ⇒ 2

Quinte Do / Sol

2/3 Aigu Grave

3/2 ⇒ 3

Quarte Do / Fa

3/4 Aigu Grave

4/3 ⇒ 4

Tierce M Do / Mi

4/5 Aigu Grave

5/4 ⇒ 5

Tierce m Do / Mif

5/6 Aigu Grave

6/5 ⇒ 6

Sixte M Do / La

3/5 Aigu Grave

5/3 ⇒ 5

Sixte m Do / Laf

5/8 Aigu Grave

8/5 ⇒ 8

Ce tableau simplifié ne présente pas tous les modes de calcul envisagés par Mersenne. Rete-

nir par exemple le nombre de battements nécessaire pour revenir à deux battements simul-

tanés revient à ne retenir que numérateur de la dernière colonne. Mais si Mersenne peut

s’émerveiller du résultat obtenu pour la quinte et la quarte — « la Quarte est moins douce

d’un tiers que la Quinte » —, la tierce majeure et la sixte majeure ne peuvent être distin-

guées, et sont, contre toute attente, plus, et notre auteur se perd dans d’autres calculs qui

pourraient les distinguer.

4 Retour au Compendium : les sources du plaisir

Revenons au Compendium, et aux Remarques 7 et 8.

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La remarque 7 – celle que Descartes a sous les yeux et qu’il cite dans la lettre à Mersenne du

18 mars 1630 — écarte une conséquence possible de la Remarque 6 : si le plaisir du sens est

produit par la simplicité, pourquoi la musique ne se contente-t-elle pas d’enchaîner unifor-

mément les octaves, voire les unissons, pourquoi même (on pense aux remarques de Mer-

senne) ne leur préfère-t-elle pas le pur et reposant silence ? Pourquoi accepte-t-elle des con-

sonances moins parfaites ou des dissonances ?

Descartes ne renvoie nullement, comme le faisait saint Augustin, le plaisir pris aux conso-

nances imparfaites à l’imperfection de notre être. Sa réponse poursuit le renversement dont

nous avons déjà parlé : une consonance trop simple épuise le désir ; une consonance trop

complexe « épuise le sens ». La difficulté fatigue, la facilité ennuie. Ainsi (première occur-

rence d’un exemple — en fait d’une analogie — que Descartes répétera, en le faisant varier,

inlassablement :

[…] la raison pour laquelle l'octave peut ainsi être utilisée est qu'elle renferme l'unisson, et que par là deux voix sont entendues comme une seule. Ce qui ne se produit pas avec la quinte, dont les termes diffèrent davantage et occupent ainsi plus pleinement l'oreille. C'est pourquoi on se lasserait très vite si elle [l’octave] était utilisée. Ce que je confirme d'un exemple : nous serions plus vite dégoûtés si nous ne mangions que du sucre et des friandises semblables que seulement du pain ; et pourtant personne ne nie qu'il est moins agréable au palais que ces choses.

Par là — Mersenne le retiendra — est en même temps posé qu’entre consonances parfaites

et imparfaites la différence n’est pas de nature, mais de degré de complexité. Ce propos

conduit Descartes à une formule étonnante, selon laquelle la satisfaction tient à ce que le

« désir naturel » n’est pas entièrement comblé :

Parmi les objets du sens, celui-ci n'est pas le plus agréable à l'âme qui est le plus facilement perçu par le sens, ni celui qui l'est le plus difficilement ; mais c'est celui qui n'est pas si facile à percevoir que le désir naturel qui porte les sens vers les objets ne soit pas entièrement com-blé, ni également si difficile qu'il fatigue le sens.

Pour résumer ces différents points :

Selon la Remarque 3, il faut écarter la complexité qui interdit une satisfaction complète.

Selon la Remarque 6, le plaisir vient de ce que la satisfaction n’est pas complète. Ce para-

doxe sera levé par Descartes, au prix de quelques remaniements. Nous y reviendrons.

La Remarque 8, enfin, institue la variété comme un principe distinct : ce n’est pas la com-

plexité, puisqu’elle est « en toutes choses très agréable », ni la difficulté relative, puisque

Descartes l’en distingue manifestement. Elle concerne donc, non les consonances elles-

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mêmes, mais leur composition, c’est-à-dire leur enchaînement, par exemple dans une suite

d’accords.

Ces remarques préliminaires dans leur ensemble ont donné lieu à diverses spéculations sur

l’esthétique de Descartes : est-il classique ? est-il baroque ? Je laisse ces considérations de

côté, non seulement parce que tel n’est pas l’objet de ce propos, mais surtout parce que

parler de l’esthétique cartésienne fait, nous le verrons, difficulté.

On peut en revanche considérer que les Remarques ont une double fonction : elles circons-

crivent l’objet étudié dans le Compendium, et elles écartent, aussitôt énoncées, les préoccu-

pations extérieures à cet objet.

1°) Descartes n’envisage pas d’explication physique : on ne sait ce qui fait qu’un son est

agréable ou désagréable, même si l’on peut donner un principe général d’explication par la

convenance. On ne sait pas non plus comment se forme un son, ou comment « le son

ébranle tous les corps environnants ». C’est toujours l’affaire des physiciens. On comprend

seulement qu’il s’agit d’un seul et même problème, solution possible des antipathies entre

peaux de loups et peaux de brebis : un corps communique ses vibrations à un autre corps, ce

qui vaut aussi pour le rythme et le battement de la mesure :

Peu de personnes remarquent par quel moyen cette mesure ou battue se manifeste à l'oreille dans la musique très ornementée et chantée à plusieurs voix. Je dis que cela se fait seulement par une certaine tension du souffle dans la musique vocale, ou par un durcissement du toucher sur les instruments, tels qu'au début de chaque battue le son soit plus distinctement émis. Ce qu'observent naturellement chanteurs et instrumentistes, principalement dans les airs aux mesures desquels nous avons coutume de sauter et de danser : cette règle nous sert à distin-guer chaque battue de la musique par autant de mouvements du corps. Et de plus nous y sommes naturellement poussés par la musique : il est certain en effet que le son ébranle tous les corps environnants, comme on le remarque avec les cloches et le tonnerre — ce dont je laisse l'explication aux physiciens. Mais, comme ce fait est manifeste, et que, ainsi que nous l'avons dit, au début de chaque mesure le son est émis avec plus de force et de distinction, il faut aussi dire qu'il ébranle davantage les esprits par lesquels nous sommes excités à nous mouvoir. Il suit de là, de plus, que les bêtes peuvent danser en mesure, si elles sont instruites et dressées, parce qu'il ne faut pour cela qu'une impulsion naturelle.

Nous dansons, littéralement, et naturellement, avec le rythme dans la peau, ou plutôt dans

les esprits, lesquels sont ébranlés plus fortement par les temps accentués. Là encore,

l’harmonie musicale ne renvoie à aucune harmonia mundi.

2°) À l’autre bout, Descartes renonce dans le Compendium à rendre compte de l’excitation

des passions par la musique :

En ce qui concerne la variété des passions que la musique peut exciter par la variété de la me-sure, je dis qu'en général une mesure lente excite en nous également des passions lentes, comme le sont la langueur, la tristesse, la crainte, l'orgueil, etc., et que la mesure rapide fait

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naître aussi des passions rapides, comme la joie, etc. Il faut en dire autant des deux genres de battue [...]. Mais une recherche plus exacte de cette question dépend d'une excellente con-naissance des mouvements de l'âme, et je n'en dirai pas davantage.

On peut s’interroger sur la distinction des passions lentes et des passions rapides. Il faut sur-

tout remarquer que « l’impulsion naturelle » qui permet aux bêtes « instruites et dressées »

de danser en mesure préfigure en un sens ce que Descartes appellera « institution de na-

ture », le dressage des passions du dernier Traité, et les exemples des lettres : le chien

fuyant le violon, et les gaillardes. Mais le rapport du son et du rythme à l’envie de danser,

par l’intermédiaire de l’action du son sur les esprit, est considérer hors de tout rapproche-

ment avec le langage, et se déroule sur un plan purement physique.

L’objet du Compendium est en tout cas restreint. C’est le son comme tel, indépendamment

de sa fin, et de sa nature physique. Ce par quoi Descartes entend innover, c’est par une nou-

velle approche arithmétique de la musique conçue comme succession de consonances et

dissonances selon un certain rythme. Nul besoin pour cela de savoir ce qu’est un son, ou ce

qu’est une passion, ou de savoir comment les sons peuvent en exciter en nous. Il suffit de

savoir que, dans certaines limites que fixe le Compendium, le son peut agir sur nous agréa-

blement, et qu’il peut exciter en nous diverses passions.

Résumons encore. Descartes distingue

Niveau I : le son comme objet physique, c’est-à-dire la qualité du son lui-même : affaire de

physicien ;

Niveau II a : le son comme source de plaisir, lorsqu’il est perçu facilement par le sens ;

Niveau II b : le son comme source de plaisir, lorsqu’il est perçu avec une relative difficulté

par le sens ;

Niveau II c : le son comme source de plaisir, dans la variété des consonances ;

Niveau III : le son comme cause des passions, c’est-à-dire des mouvements de l’âme.

Le Compendium, passé les remarques, ignore les niveaux I et III, pour se consacrer aux ni-

veaux II a, II b et II c.

Nous retiendrons simplement ce qui concerne le calcul des intervalles, et la douceur des

consonances. Il fait la fierté de Descartes, qui pense avoir enfin trouvé la méthode de calcul

nécessaire à une distinction aussi simple que possible des consonances. il suffit de diviser la

longueur de la corde initiale par 2, puis 3, puis 4… pour obtenir les différents intervalles, soit

directement, soit par soustraction. Mais l’ingéniosité de la méthode a une contrepartie,

l’incapacité de Descartes à intégrer la théorie de Beeckman, reposant sur la succession des

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battements. Descartes s’en tient à l’arithmétique — plus exactement à une géométrie fon-

dée sur l’arithmétique — et ne considère que la longueur de la corde, ce qui est d’ailleurs

possible si l’on considère toutes choses (tension, section) égales d’ailleurs :

Le son est au son comme la corde est à la corde ; or en chaque corde sont contenues toutes les cordes moindres qu’elle, mais non les plus longues. Donc sont contenus aussi en chaque son tous les sons plus aigus, mais non pas les plus graves dans l’aigu. Il suit de là que le terme aigu doit être trouvé par la division du grave ; et cette division doit être arithmétique, c’est-à-dire en termes égaux, comme cela ressort des remarques préalables.

Autrement dit, la division ne doit pas s’opérer à partir de l’octave, en divisant et redivisant à

nouveau la corde, ou, à la manière des pythagoriciens, en reportant un certain nombre de

fois la quinte, mais à partir, à chaque fois, de la corde entière, selon le schéma que Descartes

donne lui-même :

Soit donc AB le terme grave. Si je veux y trouver le terme aigu de la première de toutes les consonances, je le diviserai par le premier de tous les nombres, c’est-à-dire par le nombre bi-naire, ce qui est fait en C ; et alors AC ET AB sont distants de la première de toutes les conso-nances, appelée octave ou diapason. Et si je veux avoir à nouveau d’autres consonances, qui suivent immédiatement la première, je diviserai AB en trois parties égales, et ainsi je n’aurai pas seulement un terme aigu, mais deux, à savoir AD et AE ; en naissent deux consonances du même genre, la douzième et la quinte. Je puis diviser à nouveau la ligne AB en quatre parties ou en cinq ou en six ; la division ne doit pas se poursuivre au-delà, parce que, du fait de sa fai-blesse, l’oreille ne pourrait distinguer sans effort de plus grandes différences de sons. Il faut remarquer ici que de la première division naît une seule consonance ; de la seconde, deux ; de la troisième, trois, etc., comme le montre le tableau suivant :

1/2 Octave

1/3 12e

2/3 5e

1/4 15e

2/4 Octave

3/4 4e

1/5 17e

2/5 10e M

3/5 6e M

4/5 Diton (3e M)

1/6 19e

2/6 12e M

3/6 Octave

4/6 5e

5/6 3e m

Il faut dès maintenant remarquer que Descartes finira par intégrer les battements de

Beeckman, comme le montre la correspondance avec Mersenne, jusqu’à la lettre d’octobre

1631, dont nous parlerons plus tard.

A B C D E

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5 Les lettres de 1630

Quel est l’apport des lettres de 1630 par rapport au Compendium ? Il faut revenir à celle du

18 mars, qui offre un terrain de choix pour une telle comparaison, puisqu’elle se réfère à

plusieurs reprises au Compendium.

1°) La citation en latin reprend la Remarque 7 du Compendium :

Inter objecta sensûs, illud gratissimum est, quod facillime sensu percipitur, neque etiam quod difficillime ; sed quod non tam facile, ut naturale desiderium, quo sensus feruntur in objecta, plane non impleat, neque etiam tam difficulter ut sensum fatiget. [Parmi les objets du sens, celui-ci n'est pas le plus agréable à l'âme qui est le plus facilement perçu par le sens, ni celui qui l'est le plus difficilement ; mais c'est celui qui n'est pas si facile à percevoir que le désir naturel qui porte les sens vers les objets ne soit pas entièrement com-blé, ni également si difficile qu'il fatigue le sens.]

L’alinéa qui suit fait référence, en la citant partiellement, à la Remarque 6 :

J'expliquais, id quod facile, vel difficulter sensu percipitur comme, par exemple, les com-partiments d'un parterre, qui ne consisteront qu'en une ou deux sortes de figures, arrangées toujours de même façon, se comprendront bien plus aisément que s'il y en avait dix ou douze, et arrangées diversement ;

Ce rappel concerne les Niveaux II a : la facilité, et II b : la difficulté relative. Plusieurs re-

marques s’imposent.

1°) Du Compendium à la lettre, l’exemple change, sans doute parce que les différents élé-

ments composant un jardin sont plus aisément discernables et recomposables que ceux de

l’astrolabe.

2°) Facilité et difficulté relatives relèvent d’une mesure approximative : « une ou deux sortes

de figures » se comprennent mieux que « dix ou douze ».

3°) Surtout, la facilité, la complexité, la difficulté relative n’expliquent nullement le beau, ni

le plaisir à quoi Descartes le réduit :

[…] mais ce n'est pas à dire qu'on puisse nommer absolument l'un plus beau que l'autre ; mais, selon la fantaisie des uns, celui de trois sortes de figures sera le plus beau, selon celle des autres, celui de quatre, de cinq, etc. Mais ce qui plaira à plus de gens pourra être nommé sim-plement le plus beau, ce qui ne saurait être déterminé.

4°) En conséquence, on ne saurait donner du beau, réduit à l’agréable, qu’une définition si

l’on veut statistique, ou flottante. C’est là, par rapport au Compendium, une modification

tout à fait importante.

Le Compendium rapportait l’agréable au niveau II b, c’est-à-dire à la difficulté relative. Dans

la lettre du 18 mars 1630, la difficulté relative ne définit pas l’agréable, elle constitue sim-

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plement la zone à l’intérieur de laquelle les combinaisons d’éléments peuvent être

agréables. Mais, à l’intérieur de cette zone, l’agréable lui-même relève de la « fantaisie » de

chacun. Par ce biais est exclue une « esthétique » (si ce mot convient bien) reposant sur des

rapports mathématiques mesurables. Ces rapports sont sans doute la condition du beau,

mais nullement la « raison du beau ». La rupture avec la tradition est ici consommée. On

passe, si l’on peut dire, d’une esthétique de la diversité (le beau est l’unité d’une diversité

relativement facile / difficile à percevoir) à une diversité indéfinie d’esthétiques possibles

qui, relevant de la fantaisie de chacun, signifie en gros « à chacun son goût », du moins dans

la limite des rapports de consonance arithmétiquement fixés. Ce que les rapports arithmé-

tiques en quoi consistent les consonances déterminent, c’est le caractère doux ou rude de

ces consonances. Le beau ou l’agréable, en revanche, sont rapportés à la fantaisie. C’est ce

qui ressort de l’examen de la lettre du 4 mars 1630 :

Je vous avais déjà écrit que c'est autre chose, de dire qu'une consonance est plus douce qu'une autre, et autre chose de dire qu'elle est plus agréable. Car tout le monde sait que le miel est plus doux que les olives, et quelquefois force gens aimeront mieux manger des olives que du miel. Ainsi tout le monde sait que la quinte est plus douce que la quarte, celle-ci que la tierce majeure, et la tierce majeure que la mineure ; et toutefois il y a des endroits où la tierce mineure plaira plus que la quinte, même où une dissonance se trouvera plus agréable qu'une consonance.12

La comparaison avec le miel et les olives est omniprésente dans les textes dont nous nous

occupons. Déjà proposée dans le Compendium (« nous serions plus vite dégoûtés si nous ne

mangions que du sucre et des friandises semblables que seulement du pain ; et pourtant

personne ne nie qu'il est moins agréable au palais que ces choses »), elle se retrouve dans la

lettre d’octobre 1631 :

[…] on peut dire absolument que la quarte est plus accordante que la tierce majeure, encore que pour l’ordinaire elle ne soit pas si agréable, comme la casse est bien plus douce que les olives, mais non pas si agréable à notre goût.13

Mais, dans le Compendium, Descartes expliquait ce paradoxe en combinant difficulté relative

et variété : l’unisson était plus agréable que la quinte mais, la quinte occupant « plus plei-

nement l’oreille », on aurait lassé celle-ci en n’utilisant que l’unisson. C’est que le Compen-

dium ne distinguait pas le doux et l’agréable : « Voilà la plus agréable et la plus douce de

toutes les consonances », disait Descartes à propos de la quinte. Pourquoi alors ne pas se

12 Alquié, I, p. 246. 13 A.T., I, p. 224-226.

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contenter de l’unisson ? Parce qu’il faut varier (mais pourquoi ?), et que la quinte, plus diffi-

cile, remplit plus pleinement l’oreille. Mais que l’oreille soit plus pleinement remplie débou-

chait sur une difficulté insoluble : un plaisir consistant en une satisfaction incomplète. La dis-

tinction de l’agréable et du doux résout la difficulté.

Que le miel soit plus doux que les olives, cela dépend évidemment de ses qualités physiques

(niveau I du Compendium). Qu’il soit moins agréable que les olives dépend à la fois de la

place qu’il occupe (entrée ou dessert, lassitude de la répétition), et de la fantaisie de chacun.

De même, une consonance peut être à la fois plus douce, en raison de sa simplicité (l’unisson

est douceur absolue, selon une mesure déterminée) et moins agréable qu’une autre, ce qui

ne relève d’aucune mesure déterminée. Être doux n’implique pas être agréable, comme le

montre déjà la grande lettre à Mersenne de janvier 1630 (dans un passage qu’Alquié ne juge

pas utile de retenir) :

la douzième est plus simple que la quinte. Je dis plus simple, non pas plus agréable ; car il faut remarquer que tout ce calcul sert seulement pour montrer quelles consonances sont les plus simples, ou si vous voulez, les plus douces et parfaites, mais non pas pour cela les plus agréables ; et si vous lisez bien ma lettre, vous ne trouverez point que j'aie dit que cela fît une consonance plus agréable que l'autre, car à ce compte l'unisson serait le plus agréable de tous. Mais pour déterminer ce qui est le plus agréable, il faut supposer la capacité de l'auditeur, la-quelle change comme le goût, selon les personnes ; ainsi les uns aimeront mieux entendre une seule voix, les autres un concert, etc. ; de même que l'un aime mieux ce qui est doux, et l'autre ce qui est un peu aigre ou amer, etc.14

Résumons ce point :

1°) Les consonances, aussi bien que les sons eux-mêmes d’ailleurs, peuvent être douces ou

rudes, c’est-à-dire simples ou complexes. En ce sens, elles relèvent du « physicien ». La dou-

ceur, dont on n’a pas encore la complète explication, ne tient pas à ce désir curieusement

satisfait de n’être pas comblé dont parlait le Compendium. Quant à l’explication complète,

elle sera fournie, nous le verrons, par le Traité de l’Homme.

2°) Les consonances peuvent, indépendamment de leur douceur, être agréables, et cela ne

relève pas du physicien, mais de la fantaisie de chacun.

3°) La distinction du doux et de l’agréable interdit désormais toute correspondance directe

entre la « variété des sons », des consonances ou des rythmes et la « variété des passions ».

C’est ainsi qu’il faut comprendre le propos de la lettre du 4 mars 1630 :

Je ne connais point de qualités aux consonances qui répondent aux passions.15

14 A.T., Correspondance, Tome I, p . 108. 15 Alquié, I, p. 246.

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4°) La douceur se mesure, l’agréable et le beau n’ont « aucune mesure déterminée ». Com-

parables en cela aux objets du goût (les fruits et les poissons !), ils sont doublement relatifs :

cela dépend de la position d’une consonance par rapport à une autre, et cela dépend de la

fantaisie de chacun.

On se gardera d’en conclure trop vite à la « subjectivité » du beau selon le Descartes des

lettres. Il y a bien chez Descartes un relativisme, du fait que « les jugements des hommes

sont différents ». En ce sens, si l’on veut, le beau et l’agréable sont subjectifs. Mais on est

aux antipodes de Kant, pour qui le jugement esthétique ne porte pas sur l’objet, mais sur le

rapport de la représentation au sujet, et l’on est tout aussi éloigné du jugement désintéres-

sé : dans les Passions de l’âme, Descartes dira sans doute que « la beauté des fleurs nous in-

cite seulement à les regarder, et celle des fruits à les manger » (article 90), mais précisément

cela revient à considérer que le beau est dans les deux cas une forme de l’intérêt ou du plai-

sir sensible, que la différence tient à l’objet (on ne mange pas les fleurs) et non au sujet.

Le beau, ainsi conçu, c’est ce que la plupart des hommes appellent beau, sans autre explica-

tion que la fantaisie de chacun. Reste à expliquer la fantaisie elle-même, ce que fait la lettre

du 18 mars 1630 :

Secondement, la même chose qui fait envie de danser à quelques-uns, peut donner envie de pleurer aux autres. Car cela ne vient que de ce que les idées qui sont en notre mémoire sont excitées : comme ceux qui ont pris autrefois plaisir à danser lorsque l'on jouait un certain air, sitôt qu'ils en entendent de semblable, l'envie de danser leur revient ; au contraire, si quel-qu'un n'avait jamais ouï jouer des gaillardes, qu'au même temps il ne lui fût arrivé quelque af-fliction, il s'attristerait infailliblement, lorsqu'il en ouïrait une autre fois. Ce qui est si certain, que je juge que, si on avait bien fouetté un chien cinq ou six fois au son du violon, sitôt qu'il ouïrait une autre fois cette musique, il commencerait à crier et à s'enfuir.

Le « secondement » ne fait suite à aucun « premièrement ». Il faut comprendre que, après

avoir expliqué le beau et l’agréable par la fantaisie, Descartes explique la fantaisie elle-

même, par l’association habituelle dans la mémoire. Le « subjectivisme » se résout ici en un

processus objectif (et l’on ne peut guère suivre sur ce point la note d’Alquié sur la subjectivi-

té du jugement16). Si chacun juge différemment, cela renvoie, loin de tout jugement réflé-

chissant, et de toute autonomie du jugement esthétique, aux mécanismes de la mémoire,

lesquels n’ont rien de proprement esthétique, puisqu’ils expliquent aussi bien l’attrait pour

la musique que pour les jeunes filles « un peu louches » (Lettre à Chanut), le goût ou le dé-

16 « La subjectivité du jugement est donc fonction de l’histoire de l’individu. », I, p. 252. —

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goût de « quelque breuvage » pris étant malade Passions, article 107), ou encore l’aversion

pour « l’odeur des roses ou la présence d’un chat » (article 136). Sans parler de l’inévitable

chien, accompagné de son fouet et de son violon, à propos duquel il paraît difficile de parler

de « subjectivisme »…

6 La lettre à Bannius

Un autre texte devrait confirmer ce point de vue, s’il n’accroissait en même temps notre

perplexité, en se moquant de son destinataire. C’est la lettre à Bannius de 1640.

Les circonstances de la lettre ont été éclairées par G. Rodis-Lewis, que je suis sur ce point.

Bannius a mis au point une sorte de système musical, supposé fixer théoriquement les pra-

tiques jugées trop empiriques de Monteverdi, et qui repose sur l’étendue des intervalles : les

plus grand, pense-t-il, émeuvent plus énergiquement que les petits. En 1640, Mersenne pro-

pose de mettre en musique des vers de Habert de Cerisy, Me veux-tu voir mourir ? :

Me veux-tu voir mourir, trop aimable inhumaine. Viens donner à tes yeux ce funeste plaisir. L'excès de mon amour et celui de ta haine, S'en vont en un moment contenter ton désir. Mais au moins souviens-toi, cruelle, Si je meurs malheureux, que j'ai vécu fidèle. Tes extrêmes rigueurs qui secondent tes charmes, Ont blessé tous mes sens et me privent du jour. Je sens couler mon sang aussi bien que mes larmes, Et méprisant la mort, je veux mourir d'amour. Mais au moins souviens-toi, cruelle, Si je meurs malheureux, que j'ai vécu fidèle.17

Bannius, pour sa part, s’exécute en une heure. Mais Boësset s’est lui aussi prêté à l’exercice,

et le résultat est fort différent : là où Bannius, qui est hollandais, a vu un sujet d’indignation

et de colère, Boësset, qui est français, n’a vu qu’une « frivolité amoureuse » :

Vous êtes, en toute question musicale, de l'habileté la plus consommée, et vous savez bien que je suis, en ce domaine, si mal dégrossi que je n'ai jamais pu juger par l'oreille, ni proférer par la voix un accord juste ; cependant, vous voulez que je donne ici mon avis. Et puisque vous, Hollandais, vous avez choisi pour avocate, en cette affaire, cette héroïne de l Hollande qu'est Anna de Schuermans, c'est à bon droit qu'étant moi-même français je défendrai un Français.

17 Boësset, IXe Livre d’airs de cour à quatre et cinq parties, Ballard, 1642. Me veux-tu voir mourir ? est enregistré sous la référence suivante : Anthoine Boësset / Madame de La Fayette, Airs de cour / La Princesse de Clèves (extraits), Adès, référence 204722.

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Et tout d'abord, vous reprochez à Boësset d'avoir choisi la gamme qui, par nature, est légère, douce et charmante, vu que vous supposez que cette chanson exprime des sentiments d'indi-gnation ou de menaçante colère. Mais n'oubliez pas que mes Français, s'ils vous sont inférieurs dans la science de la musique, sont du moins plus exercés à comprendre les frivolités amou-reuses, et sachez que, dans ces vers, ils ne voient point du tout d'indignation, ni de colère, mais seulement des sentiments très doux d'amour, de désespérance, de tristesse et d'obéis-sance.18

Bref, pour Descartes, Boësset, c’est la France… Descartes se lance alors dans un commen-

taire de texte et de ligne mélodique impressionnant :

3°) La question : « Me veux-tu voir mourir » n'est donc pas celle d'un homme indigné, mais celle d'un amant offrant sa vie, dans l'obéissance et la tristesse : à ce sentiment, le demi-ton de la syllabe « voir », et la descente qui suit, conviennent à merveille, et, comme vous l'écrivez fort bien, l'action de mourir est suggérée par l'abaissement du ton et la diminution de l'inter-valle. 4°) C'est aussi avec goût qu'après le verbe « mourir » la voix s'élève d'une sixte majeure sur le mot « trop aimable ». Si ,en effet, la pensée de la mort demande l'abaissement du ton, celle d'une chose aimable demande qu'on l'élève, et entre deux pensées si différentes, le saut ne devait pas être moindre.

Ce traité de sémantique musicale stipule, avec la plus belle assurance, et dans l’insouciance

de toute légitimité, que l’on doit, comme Boësset l’a fait, marquer l’idée de mort par

l’abaissement du ton, et celle d’amour par une élévation. Il est que, quelques lignes plus

loin, l’amour commande un abaissement (du moins de la voix) et la haine une élévation.

Sans doute faut-il s’attacher, non aux mots, mais aux idées, et le mot mort peut être marqué

par une élévation, à l’attention d’une aimée un peu dure d’oreille, de cœur, ou

d’entendement :

9°) Enfin, les mots « si je meurs malheureux » sont répétés, non sans raison, chaque fois plus haut et au sommet du registre, pour être mieux entendus et saisis par l'aimée. Et, ici, il ne faut pas exprimer l'action de mourir, même si l'on nomme la mort, mais, avec l'élévation de la voix, il faut provoquer la crainte du remords qui tourmentera cette femme cruelle après qu'elle aura contraint à mourir son malheureux amant.

On peut éprouver quelques réserves vis-à-vis d’une telle explication, ou vis-à-vis des explica-

tions qui suivent, sorte de reprise farfelue des théories de l’imitation. Mais la fin de la lettre

coupe court à ces interrogations, et laisse sans voix :

Mais qu'ils meurent donc, ces diseurs de riens, si cela leur plaît ; nous cependant ne faisons qu'en rire. Et sachez que c'est par jeu que je me suis épanché ici, non pour vous contredire sé-rieusement, mais pour témoigner que des raisons de ce genre, qui dépendaient moins de la science de la musique que de l'interprétation d'une chanson française, ne me semblent ni ma-

18 Alquié, II, p. 291-297. —

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thématiques, ni physiques, mais seulement morales. A l'aide de telles raisons, je pourrais aisé-ment disputer non seulement avec un autre, mais aussi contre moi-même. Adieu.

Les raisons morales sont ici bien moins fondées que l’ « assurance morale » du Discours, ou

la « certitude morale » des Principes, dont Descartes n’envisagerait sans doute pas de dispu-

ter contre lui-même… Elles ne sont pas seulement incertaines, elles relèvent d’un « jeu », et

en ce sens peuvent fort bien laisser la place à d’autres, rigoureusement contraires. Difficile,

là encore, de voir dans cette lettre l’acte de naissance d’une esthétique cartésienne.

Ce que veut dire la lettre, en revanche, c’est que les rapports entre le texte, les passions qu’il

exprime ou que l’on suppose qu’il exprime, et la mélodie qui le porte, comportent — comme

l’interprétation qui prétendrait les fixer avec certitude — une part d’arbitraire. Ils sont, pour

reprendre une nuance de la linguistique structurale qui convient parfaitement ici, immotivés.

Aucune règle ne saurait être fixée absolument, même si l’on peut toujours en énoncer. En ce

sens, avec la lettre à Bannius, le programme du Compendium, concernant l’effet de la mu-

sique sur les passions, se trouve définitivement dépassé et invalidé : aucune harmonie ou

correspondance mystérieuse ne saurait être dégagée entre des mots, des sons et des pas-

sions qui ne se répondent pas, mais s’associent dans la mémoire, et cela vaut autant des

passions exprimées par la musique que de celles qu’elle suscite. La lettre revoie bien plutôt à

la fantaisie de chacun et à l’habitude, et l’on ne saurait pas même dire si Descartes est ici to-

talement sans sérieux, s’il joue ou non sa liberté d’indifférence esthétique.

Pourtant, le programme du Compendium trouve, à un autre point de vue, sa réalisation,

dans des conditions que le texte ne pouvait laisser prévoir : dans la théorie du chatouille-

ment.

7 La lettre d’octobre 1631

Avant d’aborder la théorie du chatouillement, il faut accorder une certaine attention à la

lettre à Mersenne d’octobre 1631, riche à plusieurs points de vue. Elle reprend manifeste-

ment certains points des lettres de l’année précédente :

Touchant la douceur des consonances, il y a deux choses à distinguer: à savoir, ce qui les rend plus simples et accordantes, et ce qui les rend plus agréables à l'oreille. Or, pour ce qui les rond plus agréables, cola dépend des lieux où elles sont employées; et il se trouve des lieux où même les fausses quintes et autres dissonances sont plus agréables que les consonances, de

22

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sorte qu'on ne saurait déterminer absolument qu'une consonance soit plus agréable que l'autre.19

Même si, en réponse à Mersenne, Descartes semble distinguer, au sein de la douceur, le

simple et l’agréable, ce sont toujours les mêmes distinctions qui sont en jeu, distinction rela-

tive de l’agréable et du désagréable, distinction absolue du simple et du complexe, comme

le montre la reprise de l’analogie avec la casse et les olives :

On peut bien dire toutefois que, pour l'ordinaire, les tierces et les sextes sont plus agréables que la quarte ; que dans les chants gais les tierces et sextes majeures sont plus agréables que les mineures, et le contraire dans les tristes, etc., pour ce qu’il se trouve plus d'occasions où el-les y peuvent être employées agréablement. Mais on peut dire absolument quelles conso-nances sont les plus simples et plus accordantes ; car cela ne dépend que de ce que leurs sons s'unissent davantage l'un avec l'autre, et qu'elles approchent plus de la nature de l'unisson ; en sorte qu'on peut dire absolument que la quarte est plus accordante que la tierce majeure, en-core que pour l'ordinaire elle ne soit pas si agréable, comme la casse est bien plus douce que les olives, mais non pas si agréable à notre goût.

Pourtant, l’explication donnée par Descartes se modifie. Aucune allusion n’est faite à la fan-

taisie de chacun, et la convenance d’une consonance, selon le lieu ou le genre, devient le

seul principe d’explication de l’agréable. L’agréable est toujours relatif, mais relatif ne signi-

fie pas arbitraire :

1°) « Pour l’ordinaire, les tierces et les sextes sont plus agréables que les quartes ». Cet « or-

dinaire » tient à la nature des consonances elles-mêmes : dans le classement de Mersenne

que nous avons reproduit, tierces et sextes sont moins douces — c’est-à-dire moins simples

et accordantes — que la quarte, que Descartes juge cependant plus agréable qu’elles. Si la

fantaisie n’explique pas ce décalage, qu’est-ce qui en rend compte ?

2°) Le non-ordinaire tient pour une part au lieu où la consonance est utilisée : par exemple,

le passage entre deux accords très consonants peut se faire par le biais d’une dissonance.

3°) Il tient pour une autre part au genre : les tierces et sextes majeures conviennent aux

chants gais, les tierces et sextes mineures conviennent aux chants tristes.

Or, ces trois considérations renvoient à la même explication physique du son, alors même

qu’elles peuvent conduire à des conclusions opposées. Comment — pour préciser la ques-

tion précédente — l’explication physique peut-elle suffire à rendre compte de ce qui, dans

les lettres de 1630, relevait de la fantaisie de chacun ? Il faut à la fois envisager cette explica-

tion, et son prolongement : le chatouillement.

19 Alquié, I, p. 224-225. —

23

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Et pour entendre ceci bien clairement, il faut supposer que le son n'est autre chose qu'un cer-tain tremblement d'air qui vient chatouiller nos oreilles, et que les tours et retours de ce trem-blement sont d'autant plus subits que le son est plus aigu ; on sorte que deux sons étant à l'oc-tave l'un de l'autre, le plus grave ne fora trembler l'air qu’une fois pendant que le plus aigu le fera trembler deux justement, et ainsi des autres consonances. Enfin il faut supposer que lors-que deux sons frappent l'air on même temps, ils sont d'autant plus accordants que leurs trem-blements se recommencent plus souvent l'un avec l'autre, et qu'ils causent moins d'inégalité en tout le corps de l'air. Car je crois qu'il n'y a rien de tout ceci qui ne soit très véritable.

Si la douceur plus grande de la tierce par rapport à la quarte s’explique par la moins grande

inégalité que causent ses tremblements « dans le corps de l’air », comment expliquer que,

« pour l’ordinaire », elle soit plus agréable que la quarte ? Avant de répondre à cette ques-

tion, comparons le tableau que propose la lettre avec celui du Compendium. En un sens, le

même principe est utilisé, celui d’une division aussi simple que possible, en deux, puis trois,

puis quatre (soit 1/2, 2/3, 3/4, 4/5). Mais Descartes prend maintenant en compte, comme

nous l’avons vu, non la longueur de la corde, mais le nombre de battements : les divisions ne

représentent plus des longueurs, mais un certain temps écoulé, pendant lequel se produi-

sent plus ou moins de battements. Le tableau ne se contente donc pas d’indiquer, comme

dans le Compendium, les proportions initiales, mais les coïncidences ou non-coïncidences

des battements au bout d’un certain laps de temps (la figure qui suit ajoute au tableau cons-

truit par Descartes, pour plus de clarté, les consonances obtenues) :

Il est évident en cette table que les sons qui font les octaves sont ceux qui s'accordent le mieux l'un avec l'autre ; ceux qui font les quintes, les suivent ; les quartes après ; et ceux des tierces sont les moins accordants de tous. Il est évident aussi que D s'accorde mieux avec B, avec le-quel il fait la 12, qu'avec C ; et que F s'accorde mieux avec A qu'il ne fait avec B ni C. Mais on ne peut pas dire que E s'accorde mieux avec l'un des trois, A, B, C, que ne fait D ; ni F mieux que E, etc. Vous pouvez assez de ceci juger le reste.

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Ainsi, la ligne F, celle des tierces (rapport 4/5), coïncide tous les 5 battements (4/5x5) avec la

ligne D, celle des quintes, et avec les lignes A, B, et C, qui représentent les octaves, alors que

la ligne E coïncide tous les 4 battements 3/4x4) avec la ligne C (ligne pointillée), et la ligne D

(2/3x3) tous les 3 battements. Si les tierces sont « les moins accordantes de toutes », pour-

quoi les tierces sont-elles, encore une fois, plus agréables ?

8 Musique et chatouillement : le Traité de l’Homme de 1633

La réponse doit être cherchée dans la théorie du chatouillement du Traité de l’Homme,

qu’un article remarquable d’Alexandre Matheron a mise en lumière il y a quelques années20.

Le Traité est la première grande tentative de rendre compte de l’homme dans un cadre mé-

caniste. On sait que Descartes suppose dans les nerfs des « filets » qui relient le cerveau aux

pores qui parsèment la surface du corps, et qui « occasionnent » à l’âme unie au cerveau di-

vers sentiments. Si un corps extérieur agit avec trop de force, les filets se rompent (mais il

faut bien, remarque Matheron, que d’une façon ou d’une autre ils se reconstituent !), et

nous éprouvons de la douleur. Si la force est « presque aussi grande », mais que les filets ne

se rompent pas, ils témoignent de la « bonne constitution du corps », et donnent « occasion

à l’âme de sentir une certaine volupté corporelle, qu’on nommera chatouillement. »

On peut considérer que le Traité fournit, par ce biais, l’explication « physique » que le Com-

pendium renonçait à donner, en même temps qu’il rend compte de la distinction du doux et

de l’agréable sans recourir à la fantaisie. Chaque sens fait l’objet d’une étude distincte : pour

le goût, l’agréable est identifié au chatouillement modéré de la langue ; pour l’odorat, puis

pour l’ouïe, qui supposent une distance entre l’objet et le corps, l’analyse s’avère plus com-

plexe. Le son, en particulier, doit franchir le tympan, avant de faire vibrer l’air qui s’y trouve

enfermé et de chatouiller le nerf, puis le cerveau, pour enfin — selon une formule que l’on

retrouve dans la Dioptrique, section IV — « donner l’occasion à l’âme de concevoir l’idée des

sons ». D’autre part, le son lui-même est déjà un composé de tremblements, dont la fré-

quence, pour parler vite, détermine la hauteur, avant de se composer avec d’autres sons :

Pour les petits filets qui servent d'organes au sens de l'ouïe, ils n'ont pas besoin d'être si déliés que les précédents ; mais il suffit de penser qu'ils sont tellement disposés au fond des concavi-tés des oreilles, qu'ils peuvent facilement être mus tous ensemble, et d'une même façon, par

20 Alexandre Matheron, « Psychologie et politique : Descartes, la noblesse du chatouillement », Dia-lectiques, n°6, 1974, p. 79-98.

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les petites secousses dont l'air de dehors pousse une certaine peau fort déliée, qui est tendue à l'entrée de ces concavités, et qu'ils ne peuvent être touchés par aucun autre objet que par l'air qui est au-dessous de cette peau ; car ce seront ces petites secousses qui, passant jusqu'au cerveau par l'entremise de ces nerfs, donneront occasion à l'âme de concevoir l'idée des sons. Et notez qu'une seule d'entre elles ne lui pourra faire ouïr autre chose qu'un bruit sourd, qui passe en un moment, et dans lequel il n'y aura point d'autre variété, sinon qu'il se trouvera plus ou moins grand, selon que l'oreille sera frappée plus ou moins fort ; mais que, lorsque plusieurs s'entresuivront, ainsi qu'on voit à l’œil que font les tremblements des cordes, et des cloches quand elles sonnent, alors ces petites secousses composeront un son, que l'âme jugera plus doux ou plus rude, selon qu'elles seront plus égales ou plus inégales entre elles ; et qu'elle jugera plus aigu ou plus grave, selon qu'elles seront plus promptes à s'entresuivre, ou plus tar-dives : en sorte que, si elles sont de la moitié ou du tiers, ou du quart, ou d'une cinquième par-tie, etc., plus promptes à s'entresuivre une fois que l'autre, elles composeront un son que l'âme jugera plus aigu d'une octave, ou d'une quinte, ou d'une quarte, ou d'une tierce ma-jeure, etc. Et enfin plusieurs sons mêlés ensembles seront accordants ou discordants, selon qu'il y aura plus ou moins de rapport, et qu'il se trouvera des intervalles plus égaux ou plus in-égaux, entre les petites secousses qui les composent. [...] Ce qui me semble suffire pour montrer comment l'âme, qui sera en la machine que je vous décris, pourra se plaire à une musique qui suivra toutes les mêmes règles que la nôtre ; et comment même, elle pourra la rendre beaucoup plus parfaite ; au moins si l'on considère que ce ne sont pas les choses les plus douces qui sont le plus agréables aux sens, mais celles qui les chatouillent d'une façon mieux tempérée : ainsi que le sel et le vinaigre sont souvent plus agréables à la langue que l'eau douce. Et c'est ce qui fait que la musique reçoit les tierces et les sixtes, et même quelquefois les dissonances, aussi bien que les unissons, les octaves et les quintes.21

Nous retrouvons les distinctions opérées dans les lettres de 1630, et quelques considéra-

tions issues de Prænotanda. L’explication mécaniste entérine la non-spécificité du beau. De

manière délibérée, Descartes multiplie les rapprochements, entre plaisirs sensibles diffé-

rents, provenant de sens différents. En même temps, le traité présente lui aussi des diffé-

rences avec les textes précédents.

Dans les lettres de 1630, l’agréable était rapporté à la fantaisie et à l’association fortuite

dans la mémoire. Dans la lettre d’octobre 1631, la différence entre doux et agréable était

réaffirmée (comme dans la lettre qui suit, d’octobre ou novembre), mais restait inexpliquée,

l’analogie avec les olives et le sucre tenant lieu d’explication. Dans le Traité, l’agréable a dé-

sormais une « mesure déterminée » : la modération du chatouillement, lequel doit avoir une

force à peine moins grande que celle qui produit son opposé, la douleur, c’est-à-dire être

« tempéré ». Dans son article, A. Matheron concluait : « À vaincre sans péril, on triomphe

sans chatouillement », ce qui m’autorise à risquer, plus prosaïquement, et par une allusion

littérairement plus discutable : il faut que ça chatouille sans que ça gratouille, mais il faut

que ça chatouille suffisamment : la tierce est plus agréable parce qu’elle chatouille davan-

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tage que la quarte, bien qu’elle soit moins douce, ou plutôt parce qu’elle est moins douce, et

que cependant elle reste dans les limites de la modération. Ainsi peut-on comprendre que le

Traité préfère, pour le son mais aussi pour la couleur, la vivacité à la douceur, et la modéra-

tion à la vivacité :

[…] entre les couleurs, la verte, qui consiste en l’action la plus modérée (qu’on peut nommer par analogie la proportion d’un à deux), est comme l’octave entre les consonances de la mu-sique, ou le pain entre les viandes que l’on mange, c’est-à-dire, celle qui est la plus universel-lement agréable ; et enfin, que toutes ces diverses couleurs de la mode, qui recréent souvent beaucoup plus que le vert, sont comme les accords et les passages d’un air nouveau, touché par quelque excellent joueur de luth, ou les ragoûts d’un bon cuisinier, qui chatouillent bien davantage le sens, et lui font sentir d’abord plus de plaisir, mais aussi qui le lassent beaucoup plus tôt, que ne font les objets simples et ordinaires.22

La douceur lasse, l’excès aussi, ce que nous savions. Nous savons maintenant pourquoi : par

trop ou trop peu de chatouillement, ce qui explique sans doute que Descartes fasse cette

fois de l’octave la consonance la plus agréable, et non la plus douce.

La théorie du chatouillement rend secondaire le recours à la fantaisie, qui cependant ne dis-

paraît pas, comme en témoignent les Passions. La théorie du chatouillement marque ainsi la

limite du modèle linguistique de l’arbitraire du rapport signifiant/signifié. En un sens, le cha-

touillement présente bien un caractère arbitraire : il n’y a pas de ressemblance — la Diop-

trique y insiste — entre l’effet physique du corps sur les filets nerveux et ce qu’éprouve

l’âme. C’est une « institution de nature ». La lumière et la voix, qui sont dans le Traité du

Monde des exemples de liaison arbitraire, sont aussi dans le traité de l’Homme des exemples

de chatouillement, ou de douleur. Mais le chatouillement renvoie également à une certaine

réalité physique du corps, indépendante de toute institution de nature. Il manifeste les li-

mites naturelles, et en un sens non modifiables, du rapport de notre corps aux autres corps :

la rupture ou non du filet nerveux procure une « mesure déterminée », bien qu’elle soit

fonction de la plus ou moins bonne constitution des sujets. En ce sens, donc, le chatouille-

ment exclut l’arbitraire et la fantaisie. Dans l’exemple du chien que l’on fouette, la liaison de

la douleur avec le son est certes fortuite, mais on ne saurait dire la même chose de la dou-

leur elle-même, ni du chatouillement qui en est si proche. Le chatouillement constitue une

sorte de point fixe, où se vérifie l’état de mon corps, dans son rapport avec les corps qui

l’entourent, avec le monde.

21 Alquié, I, p. 414-415. 22 Alquié, I, p. 424-425.

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Résumons brièvement ces résultats :

1°) Le modèle mécaniste, du Compendium aux textes de la maturité, annexe peu à peu les

différents niveaux que nous avions dégagés. Donner « la raison du beau », cela veut dire ré-

duire le beau à l’agréable, distinguer l’agréable et le doux, donner pour chacun des deux une

explication physique en les considérant comme des degrés du chatouillement, écarter enfin

toute harmonia mundi. De ce point de vue, la musique a eu, dès la rencontre avec Beeck-

man, un rôle essentiel dans la constitution de la physique cartésienne23, mais aussi dans

celle de sa philosophie : la distinction qui ouvre Le monde, ou Traité de la lumière, entre

le sentiment que nous en24 avons, c’est-à-dire l’idée qui s’en forme en notre imagination par l’entremise de nos yeux, et ce qui est dans les objets qui produit en nous ce sentiment […]25

trouve sans doute pour une part son origine dans les considérations sur la musique et le son.

2°) Le relativisme des Descartes n’est pas une reconnaissance de la subjectivité esthétique.

Ce n’est que d’une manière tout à fait impropre et extérieure que l’on peut parler

d’esthétique cartésienne, dans la mesure où l’on ne voit guère quelle autonomie du beau ou

du jugement esthétique pourrait être invoquée. Au congrès Descartes de 1937, Victor Basch

avait défendu, contre G. Lanson, l’existence d’une esthétique cartésienne, au vue d’une cor-

respondance « toute saturée, non seulement d'observations sur les arts, mais de thèses es-

thétiques riches de sens et de portée26 », ajoutant un argument péremptoire :

« L'esprit universellement curieux et inquiet du grand voyageur à travers les pays et les idées n'a pas pu ne pas aborder les régions heureuses de l'art27 »

Cassirer, pour sa part, considère que « la lacune la plus frappante, dans le système de si

grande envergure et si complet que représente le cartésianisme, est l'absence d'une esthé-

tique indépendante. 28 » Mais, qu’on la trouve entre les lignes ou entre les lettres, ou qu’on

23 Cf. sur ce point, entre autres, les travaux de Frédéric de Buzon. 24 La lumière. 25 Alquié, I, p. 315. 26 Victor Basch, « Y a-t-il une esthétique cartésienne ? », Travaux du IXe Congrès International de

Philosophie. Congrès Descartes. Publié par les soins de Raymond Bayer. II. Études cartésiennes, IIe partie. V. La morale et la pratique, Paris, Hermann et Cie, 1937, pp. 67-76.

27 V. Basch, o.c., II, p. 69. 28 E. Cassirer, Descartes, Corneille, Christine de Suède, trad. M. Franacès et P. Schrecker, Paris,

Vrin, 1942, p. 34. —

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s’étonne de son absence, l’esthétique cartésienne est un faux problème29. Bien plutôt

qu’une esthétique, Descartes annonce quelque chose comme une physiologie du goût, dont

on trouverait d’autres prémisses dans le traitement qu’il réserve aux œuvres d’art visuelles,

que ce soient les tailles-douces de la Dioptrique, les considérations de jeunesse sur les diffé-

rentes techniques illusionnistes ou anamorphotiques, certains passages des Regulæ, ou les

Passions de l’âme.

Mais si Descartes n’est pas le précurseur des grandes esthétiques du XVIIIe et du XIXe siècles,

faut-il pour autant dédaigner son propos ? Je me contenterai, en guise de conclusion, de

rapporter ce que dit un grand historien de l’art, Ernst Gombrich, dans ses entretiens avec

D. Eribon30, où il cite, il est vrai non pas Descartes, mais Cicéron :

Je pense vraiment qu’une grande œuvre d’art rencontre en nous un équilibre subtil entre ce qui nous paraît trop évident et ce qui nous paraît trop difficile.

Et plus loin :

Il y a des impressions qui apportent une satisfaction immédiate aux sens, par exemple ce qui est doux, ce qui brille, ou bien les formes les plus simples du rythme musical. Mais c’est aussi un fait psychologique que cette satisfaction immédiate peut conduire au dégoût.

Gombrich, qui tire de ce « fondement biologique de nos réactions » l’idée « qu’il y a une li-

mite à notre compréhension rationnelle de ce qu’est le grand art », envisage de s’en re-

mettre à la psychanalyse. J’espère avoir montré que, sur ces questions comme sur beaucoup

d’autres, la pensée de Descartes n’est pas dénuée de tout intérêt.

Joël Jung

29 Que la pensée cartésienne ne s’oriente pas vers une esthétique, au sens, d’ailleurs équivoque, que l’on donne à ce mot depuis Baumgarten, Kant ou Hegel, pourrait conduire à s’interroger plus lar-gement sur le statut de l’esthétique au sein du discours philosophique, et à se demander si ce qui lui donne sens est un objet propre.

30 Ernst Gombrich et Daniel Eribon, Ce que l'image nous dit. Entretiens sur l'art et la science, Paris, Adam Biro, 1991.

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Bibliographie sommaire

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