Les racines de la guerre d'après Jung

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    Raynald ValoisLaval thologique et philosophique, vol. 48, n 2, 1992, p. 263-277.

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    C.G. Jung et les racines de la guerre

  • Laval thologique et philosophique, 48, 2 (juin 1992)

    C.G. Jung et les racines de la guerre

    Raynald VALOIS

    RESUME. D'aprs C.G. Jung, une des causes principales de la guerre rside dans les systmes d'oppositions qui structurent la psych inconsciente. Au niveau de Vinconscient personnel, c'est l'ombre qui fait opposition au conscient. Au niveau collectif c'est le ct ngatif du Soi qui s'oppose la lumire et au Bien. Par projections, ces aspects ngatifs sont identifis l'autre, l'tranger, qui est vu comme l'ennemi, celui qu'il faut anantir.

    Toute sa vie, Jung a t proccup par le problme de la guerre et il n'est presque pas une uvre de lui qui ne discute des mcanismes inconscients qui nourrissent les conflits entre humains. C'est cependant dans une srie de textes rassembls dans Aspects du drame contemporain1 qu'il s'est exprim de la faon la plus complte sur ce sujet, traitant plus spcifiquement de la tempte qui a balay l'Europe au cours des deux guerres mondiales. Dans ces tudes, il se livre pratiquement une psycha-nalyse du peuple allemand, principal acteur de ces conflits. Puis la guerre froide entre l'Ouest et l'Est ne cessa pas de l'inquiter. Dans une de ses dernires uvres, Prsent et avenir, publie peu avant sa mort, il tente de rveiller la conscience de ses contem-porains: Aujourd'hui, le second millnaire s'achve et nous vivons dans une poque qui nous suggre des images apocalyptiques de destruction universelle2.

    Nous ne nous attarderons cependant pas sur ces uvres qui parlent par elles-mmes et n'ont pas grand besoin de commentaires. Nous irons plutt puiser dans des crits ultrieurs o Jung a pouss son analyse des niveaux plus profonds et plus universels et men ses intuitions premires leurs ultimes consquences. Nous pensons ici en particulier Rponse Job.

    On peut aborder le problme de la guerre selon de multiples points de vue : thique, politique, conomique, sociologique, historique, gographique, etc. Cependant la plu-part des approches ont ceci en commun qu'elles cherchent une explication du ct de

    1. Trad. Roland CAHEN, Genve, Librairie de l'Universit Georg et Cie, S.A., Paris, ditions Buchet-Chastel, 4e dition, 1983.

    2. Trad. Roland CAHEN, Paris, Denol/Gonthier, coll. Mdiations, 1978, pp. 7-8.

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    facteurs qui, d'une faon ou de l'autre, directement ou indirectement, pourraient tomber sous le contrle de la raison. On admet que ce comportement aberrant ait pu avoir force de loi dans des socits primitives, mais quels que soient les intrts poursuivis par les belligrants, on ne peut accepter que de nos jours encore la force puisse constituer le moyen de rgler les litiges. Il est insultant pour l'intelligence qu'une mthode aussi absurde et aussi inhumaine que la destruction rciproque soit encore envisage comme remde l'injustice. La toute rcente guerre du Golfe, o se sont ctoyes les merveilles de la technologie des bombes intelligentes et les plus horribles massacres des humains enferms dans des tanks o ils taient tirs vue comme des pigeons d'argile , n'^st qu'une illustration de trop d'une folie qui dfie le plus lmentaire gros bon sens, pour ne rien dire des sentiments moraux qui ont t fouls aux pieds lors de ces tueries.

    L'approche de Jung est toute diffrente. Il pose en principe que l'on ne peut pas attaquer ce problme comme un dsordre auquel nous pourrions remdier par une simple application des rgles de la raison. La guerre est un comportement irrationnel et l'on ne peut y mettre fin par une dcision de la volont humaine. Elle s'abat sur l'humanit comme une fatalit devant laquelle la raison est dpasse. Elle est une maladie de l'espce humaine, une psychose collective rsultant de ce qu'il nomme souvent une infection psychique ou une contagion psychique, aussi dvastatrice qu'une pidmie de cholra. Et il semble bien que l'on ne soit pas prs d'inventer le vaccin qui nous mettra l'abri de ce flau. En exergue du livre Aspects du drame contemporain, on lit ces lignes de Jacques Madaule qui posent bien le problme:

    La guerre est irrationnelle, comme l'amour, comme un grand nombre de compor-tements les plus essentiels. Depuis un grand nombre de sicles les sages ont rv que l'homme se conduise selon les rgles de la raison. Jusqu' prsent leurs efforts n'ont pas donn de grands rsultats. La dcouverte capitale de ce dernier sicle, dcouverte dont on est loin d'avoir dduit encore toutes les consquences, c'est que le monde est men par des forces irrationnelles. Ceci ne veut pas dire que l'homme doive abdiquer sa raison, mais qu'il n'est pas aussi facile qu'on l'avait suppos de le traiter en animal raisonnable. Si donc l'on veut supprimer la guerre il faut prendre conscience de son mystre.

    Si la guerre est irrationnelle, c'est qu'elle est, du moins en partie, fonde sur des motivations inconscientes. Celles-ci exercent une telle pression sur l'affectivit que l'on peut, toutes fins pratiques, considrer les raisons que l'on invoque pour la justifier comme de simples rationalisations. Si tel est le cas, il ne faut pas songer affronter directement ces motivations et tenter de les rduire nant par la force persuasive de la raison. Le remde est plus subtil et la voie de la gurison beaucoup plus complique qu'on le souhaiterait. Elle passe par l'largissement et l'approfon-dissement de la conscience individuelle. Telle est, en rsum, la position de Jung, que nous allons tenter d'expliquer dans les pages qui suivent.

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    I. LE PROBLME DE L'OMBRE

    La racine de la guerre serait aller chercher dans la structure bipolaire de l'in-conscient. En effet ce dernier renferme des couples d'opposs qui tiraillent l'tre humain et tendent le diviser. C'est mme, selon Jung, le but suprme du dvelop-pement de la personnalit que d'arriver un point d'quilibre o l'harmonie s'instaure entre les tendances antagonistes: ce que Jung a appel le processus d'individuation. Pourtant, sans ce jeu des contraires, il ne pourrait y avoir de vie psychique, comme il ne pourrait y avoir, sur le plan physique, de dploiement d'nergie s'il n'y avait diffrence de potentiel entre des ples opposs3. Mais qui dit opposition dit lutte. Si l'homme est divis l'intrieur de lui-mme, il n'est pas tonnant qu'il ait tendance se diviser d'avec ses semblables...

    Une premire opposition se localise au niveau de la rencontre de l'individu avec le milieu. La survie exige en effet l'adaptation l'environnement physique et humain. Or les instruments d'adaptation dont dispose le Moi constituent eux aussi un systme polaire. Jung les a appels fonctions du Moi, savoir la pense, le sentiment, Y intuition et la sensation, lesquelles prsentent entre elles certaines incompatibilits, dont tient compte leur disposition deux deux opposes4. Cette situation confronte l'individu la ncessit de se spcialiser dans l'une ou l'autre fonction, qui deviendra son outil privilgi pour traiter avec le milieu. Par le fait mme il s'ampute de nombreuses possibilits qui s'atrophient et sont condamnes sommeiller dans l'in-conscient. Par sa nature mme, le champ de la conscience est extrmement rduit et ne permet d'actualiser qu'une part infime du potentiel psychologique. Jung le compare d'ailleurs au faisceau troit d'une lampe de poche qui ne nous permet d'explorer la fois qu'une portion trs rduite de l'environnement nocturne.

    Toutes les possibilits qui ont t ainsi relgues dans l'inconscient, cause de leur incompatibilit avec les orientations du Moi, constituent ce que Jung a appel l'ombre. C'est galement dans ce foyer que se concentrent les tendances que l'on a d refouler pour se conformer au code des murs impos par les parents et la socit. Il n'est donc pas difficile de concevoir que l'ombre reprsente aux yeux de l'individu ce qu'il y a de moins rjouissant dans sa personne. Dans Aon, Jung esquisse une description trs convaincante de l'aspect menaant qu'elle reprsente pour le Moi:

    Un examen plus prcis des aspects obscurs ou infrieurs formant l'ombre rvle que ceux-ci ont une nature motionnelle, et donc une certaine autonomie, et qu'ils revtent, en consquence, une forme d'obsession ou, mieux, de possession. En effet, l'motion n'est pas une activit, mais un vnement qui assaille l'individu. Des affects naissent gnralement en des points de moindre adaptation et rvlent

    3. Dans L'nergtique psychique, Jung analyse en profondeur les mcanismes qui prsident au dveloppement de la libido, ou nergie psychique: trad. Yves Le Lay, Genve, Librairie de l'Universit Georg et Cie, S.A., 1956, pp. 45-46.

    4. L'homme la dcouverte de son me, trad. Roland Cahen, Paris, 1962, p. 103. Il est noter que, dans la psychologie de Jung, le Moi reprsente le centre auquel sont rapports comme leur sujet tous les contenus de la conscience: c'est ce qui est signifi par le je (cf. Types psychologiques, Genve, Librairie de l'Universit Georg et Cie, S.A., 1986, pp. 456-457).

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    simultanment la raison de cette faiblesse, savoir une certaine infriorit et l'existence d'un niveau plus bas de la personnalit. Sur ce plan profond o les motions ne sont qu' peine ou mme nullement contrles, on se comporte plus ou moins la manire d'un primitif qui est non seulement la victime passive de ses affects, mais qui manifeste en outre une remarquable inaptitude au jugement moral.5

    L'ombre reprsente donc cette moiti de la personnalit qui fait pendant tous les processus d'adaptation et vient troubler la clart de l'image positive que chacun tente de se construire de lui-mme. Conformment aux prescriptions de la morale traditionnelle, l'individu s'efforce d'acqurir les vertus qui feront de lui un honnte citoyen, un bon parent, un professionnel consciencieux, etc. Mais ce que la psycha-nalyse a dcouvert, c'est que ce magnifique travail d'ducation ne peut s'accomplir sans d'innombrables refoulements. En clair, cela signifie que les tendances immorales ou antisociales que l'on croyait avoir t dracines continuent mener une vie autonome sous le seuil de la conscience. Elles rapparaissent sous le masque de symptmes varis qui vont du simple lapsus la somatisation la plus grave.

    L'ombre constitue donc l'ennemi intrieur, l'empcheur de tourner en rond, la source des sentiments d'infriorit. Malheureusement elle ne se rduit pas un accident de parcours, une faiblesse dont, moyennant une bonne dose de volont, il sera un jour possible de se dbarrasser. Au contraire il faut y reconnatre une ncessit de la psychologie humaine, dont le dynamisme mme dcoule de l'opposition entre les tendances contraires. Cette thorie occupe d'ailleurs une place centrale dans l'oeuvre de Jung. Par exemple, toutes ses recherches approfondies sur le symbolisme alchimique6

    explorent les multiples faons dont les alchimistes s'y sont pris pour reprsenter leur opus, qui n'est autre que la rconciliation des opposs qui se combattent dans la psych humaine:

    Par contre, si jeune que soit la psychologie des phnomnes psychiques incons-cients, elle n'en a pas moins tabli d'une manire solide un certain nombre de faits qui reoivent de plus en plus l'accord gnral. Parmi eux se trouve la structure contradictoire de la psych, structure qui est commune toutes les productions naturelles. Celles-ci constituent des phnomnes nergtiques qui proviennent toujours d'un tat moins probable de tension des opposs. Cette formule revt une importance toute spciale pour la psychologie, car la conscience hsite gn-ralement percevoir ou admettre la nature contradictoire de son arrire-plan, bien que son nergie ait prcisment l sa source.7

    La prsence de l'ombre dans l'inconscient entrane toutes sortes de consquences fcheuses dont la moindre n'est pas de mettre l'individu en opposition avec son entourage. En effet tout contenu inconscient est ncessairement, grce un mcanisme

    5. Paris, Albin Michel, 1983, pp. 20-21. Les mots souligns l'ont t par Jung. 6. Voir surtout: Psychologie et alchimie, Paris, Buchet Chastel, 1970; Psychologie du transfert, Paris. Albin

    Michel, 1980; Mysterium conjunctions, Paris, Albin Michel, 1980; Aon, cit plus haut. 7. Mysterium Conjunctionis, T. I, p. 23.

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    de projection, peru comme s'il appartenait autrui8. C'est le phnomne bien connu de la paille vue dans l'oeil du prochain et de la poutre que l'on ignore dans le sien propre. Dans de telles circonstances, il n'est pas difficile de comprendre comment les luttes intrieures que l'individu doit entreprendre contre lui-mme, peuvent tre considrablement allges si l'ennemi est mis distance, c'est--dire transpos dans la figure du prochain. Il s'agit en effet d'une mesure de protection, une faon de parer la dissociation de la personnalit. En effet, selon Jung, il faut considrer l'unification de l'ensemble de la personnalit sous l'autorit du Moi comme une conqute assez rcente (quelques millnaires) de l'volution humaine. Au principe l'me prsenterait plutt l'image d'une multiplicit de facteurs autonomes, ce que les primitifs appelaient les esprits, dont l'harmonie et la collaboration n'tait obtenue qu' force d'incan-tations et de rites magiques de toutes sortes. Par consquent, l'unit intrieure est un bien prcieux que l'on est prt dfendre tout prix. Le Moi prouve ainsi une rpugnance norme admettre l'existence de cette face obscure de son tre. Les psychologues sont habitus rencontrer chez leurs patients cette rsistance regarder du ct de l'inconscient. En effet l'individu est prt souffrir des symptmes les plus douloureux pour viter de voir ce qui s'agite au fond de lui-mme, l'Autre en lui-mme.

    Lorsqu'on a compris ce fonctionnement du psychisme, on peroit les conflits qui enveniment les relations humaines sous un jour tout fait nouveau. On dcouvre qu'ils sont beaucoup plus l'effet de l'aveuglement que de la mchancet. Ils constituent la transposition sur le plan du groupe d'une guerre qui se livre d'abord dans le cur mme de l'individu. D'o l'extrme importance de la vieille maxime reprise par Socrate: Connais-toi toi-mme. Il est malheureusement bien connu que les hritiers spirituels de ce grand philosophe prfrent de loin explorer les mystres du monde qui les entoure que de scruter les abmes de leur propre psych.

    Lorsque Jung tire les conclusions pratiques de ces observations psychologiques, il en arrive toujours proposer le dveloppement et l'largissement de la conscience comme un moyen de rtablir la paix intrieure, de colmater la brche qui divise l'homme en deux moitis adversaires. Ainsi la dissociation de la psych peut tre surmonte et l'tat d'harmonie instaure ou restaure. Mais cela suppose un travail pnible sur soi-mme, pour lequel les vertus de courage et d'humilit sont d'une imprieuse ncessit.

    Il peut sembler, premire vue, que Jung ne fait en somme que reprendre de trs anciennes prescriptions morales que les prdicateurs de toutes les poques n'ont cess de proclamer sans succs. Cette impression n'est pas compltement fausse. Elle repose sur cette vrit qui veut que la gurison psychologique exige une implication personnelle et une force morale peu communes: le psychologue ou l'analyste ne sont pas des sorciers qui oprent des miracles. Cependant, contrairement au prcheur et au moraliste, ils acceptent le rle ingrat de s'offrir eux-mmes comme rceptacles de ces fcheuses projections que le malade fait sur son entourage. Ils se positionnent face lui comme le miroir qui lui renvoie l'image de son ombre et l'amnent ainsi se rconcilier avec

    8. Aon, p. 21.

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    elle, grce aux liens intenses du transfert et du contre-transfert. Ils amnent ainsi celui qui faisait la guerre avec les autres faire la paix avec lui-mme, ralisant l'adage souvent rpt mais jamais vraiment compris et accept: charit bien ordonne commence par soi-mme. Rien de plus difficile que de s'aimer soi-mme dans ses petitesses comme dans ses grandeurs.

    L'tat de choses que nous venons de dcrire fournit dj une explication assez substantielle du caractre conflictuel dont sont affliges les relations entre humains depuis l'aube des temps. Mais s'il n'y avait que cela, on aurait toujours pu esprer qu'avec une certaine dose de bonne volont l'individu se serait graduellement duqu et civilis. Toutes les philosophies, toutes les religions n'ont-elles pas essay de faire comprendre l'homme qu'il doit se rformer lui-mme, qu'il doit se reconnatre lui-mme pcheur plutt que de se poser en juge de ses semblables. Les vangiles sont remplis de maximes de ce genre. Pourtant on a l'impression que les guerres les plus meurtrires qui ont enflamm le globe ont t allumes par des mains chrtiennes. Citons seulement les croisades, l'extermination des Indiens lors de la conqute de l'Amrique, les deux dernires guerres mondiales. Il est vrai que nos frres musulmans, eux aussi dignes fils d'Abraham, n'ont pas non plus t en reste ce chapitre.

    On doit cependant reconnatre que la morale prne par les grandes religions, qui tentent depuis des millnaires d'arracher l'homme la barbarie, trace dj la voie qui peut l'amener reconnatre son ombre personnelle et il serait inexact et injuste de prtendre que le message d'amour du christianisme n'a nullement transform le coeur humain. Il reste tout de mme que la morale traditionnelle ne permet pas de dpasser le champ relativement troit l'intrieur duquel la volont consciente peut exercer son influence et imposer les rgles de la raison.

    Aristote admettait bien que la raison n'a pas un pouvoir despotique sur les passions, mais plutt un rapport politique, une capacit de les influencer en leur proposant des objets de dsir capables d'agir sur elles. Mais ce qu'il ne concevait pas et ne pouvait concevoir, c'est qu'il existe des pulsions qui chappent totalement la lumire de la conscience et qui, moyennant un certain largissement de celle-ci peuvent tomber sous sa sphre d'influence. Dans la perspective de la morale traditionnelle, l'inconscience tait perue comme une ignorance, et lorsqu'elle n'tait en aucune faon volontaire, on l'appelait ignorance invincible: elle excusait alors de toute responsabilit.

    Les choses se sont malheureusement quelque peu compliques depuis une centaine d'annes. En effet la curiosit exagre des psychanalystes a t l'occasion de faire merger, ct des sept pchs capitaux, un nouveau pch encore plus grave que tous les autres, savoir Vinconscience. Il faut sans doute voir l une consquence dsagrable de l'accroissement incessant des connaissances humaines : chaque nouvelle conqute largit le champ d'application de notre responsabilit. Maintenant que la psychologie nous a rvl qu'il est possible, moyennant un certain effort de la volont et avec l'appui de l'art psychothrapique, d'arracher aux tnbres de l'inconscient des motivations qui nous taient nagure inaccessibles, nous ne pouvons plus aussi faci-lement nous drober derrire le paravent de l'ignorance. ce propos, Jung cite souvent cette adjonction apocryphe l'vangile de Luc (6,4):

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    Mon ami, si tu sais ce que tu fais, tu es bienheureux, mais si tu ne le sais pas, tu es un maudit et tu es un transgresseur de la Loi.9

    La connaissance de soi prne par Socrate aurait ainsi t leve du rang de simple vu pieux celui d'obligation morale. Peut-tre mme, pensait Jung, qu'elle est une condition essentielle la survie de l'humanit, tant donn que les menaces les plus graves qui psent sur celle-ci n'originent plus de la nature extrieure mais des forces colossales de destruction qui sont dsormais entre nos mains. Tel est l'avertissement solennel qu'il nous livre chaque page de Prsent et avenir.

    Comme on l'a vu, les premiers pas sur la voie de cette connaissance de soi mettent l'individu en face de son ombre. Mme si cette tche est passablement pnible, elle ne fait que rvler ce qui se situe comme l'entre de la conscience, les problmes qui nous sont simplement personnels, parce qu'ils se sont installs en nous par le fait de notre histoire familiale. L'ombre ne constitue pourtant qu'une entre en matire:

    L'ombre peut tre pntre sans difficult par une certaine autocritique en tant qu'elle est de nature personnelle. Mais l o elle est en question comme archtype, on rencontre les mmes difficults qu'avec 1'animus et l'anima; en d'autres termes, il appartient au domaine du possible de reconnatre le mal relatif de notre nature, tandis qu'avoir un regard direct sur le mal absolu reprsente une exprience aussi rare que bouleversante.10

    C'est pourquoi les exhortations de la morale traditionnelle peuvent jusqu' un certain point amener l'homme confesser ses propres fragilits, mais en ce qui concerne le mal cosmique, elles ne peuvent plus tre de grande utilit. Or il s'avre que la cause la plus dcisive des conflits qui dchirent l'humanit doit tre cherche ce niveau de profondeur.

    II. LE PROBLME DU MAL

    Le problme du quatrime, tel est le titre bizarre d'un texte non moins bizarre, o Jung semble se laisser aller aux spculations les plus folles sur la nature de Dieu. Pourtant il ne s'agit pas l d'une erreur de parcours ou d'une extravagance de fin de carrire. Il est vrai que Jung confesse11 aypir d attendre l'ge de 73 ans avant de se dcider s'expliquer clairement sur ces questions. Mais elles le hantaient depuis les dbuts de sa carrire de psychologue, comme en tmoignent ses Sept sermons aux morts, qui datent de 1916. En fait, durant toute sa vie, Jung a t plus ou moins

    9. Rponse Job, Paris, Buchet Chastel, 1984, pp. 163, 220. Voir aussi Psychologie et religion, Paris, Buchet Chastel, 1978, p. 156.

    10. Aon, pp. 22-23. Il est noter que, dans la psychologie de Jung, Y archtype est un contenu de l'inconscient qui est hrditaire et universel. Il est comme un pattern of behaviour qui est l'origine des reprsentations mythiques universellement rpandues dans l'humanit. L'ensemble des archtypes constitue Vinconscient collectif. l'inconscient collectif, se superpose Vinconscient personnel, qui est constitu des contenus que le Moi a d oublier ou refouler en cours de formation dans l'enfance. Les contenus de l'inconscient personnel sont individuels et nullement communs comme les archtypes, et ce sont eux qui forment l'ombre personnelle.

    11. Rponse Job, p. 209.

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    obsd par le problme de l'origine du mal. Dans Ma vie, il raconte comment sa rencontre prcoce avec le pessimisme de Schopenhauer le confirma dans sa perception de la ralit :

    La grande trouvaille de mes investigations fut Schopenhauer. Il tait le premier parler de la souffrance du monde, de cette souffrance qui clate aux yeux, et qui nous oppresse; parler du dsordre, des passions, du mal, que tous les autres semblaient peine prendre en considration et qu'ils espraient tous rsoudre en harmonie et en intelligibilit. Enfin, voil un homme qui avait le courage de voir que tout n'tait pas pour le mieux dans les fondements de l'Univers. Il ne parlait ni d'une providence infiniment bonne et infiniment sage dans la cration, ni d'une harmonie de l'volution; au contraire, il disait clairement que le cours douloureux de l'histoire de l'humanit et la cruaut de la nature reposaient sur une dficience: l'aveuglement de la volont cratrice du monde.12

    Cette ide peu chrtienne que le mal n'a finalement pas d'autre origine que le Crateur pointe trs tt dans les rflexions de Jung, comme on peut le voir dans les dbats intrieurs qui dchirent son me d'enfant et qu'il russit apaiser avec la pense que c'tait Dieu Lui-mme qui lui suggrait de commettre le plus grand pch qui soit13, comme il avait tout organis pour que nos premiers parents fussent obligs de commettre le pch14.

    La description dtaille que Jung nous fournit de cette exprience douloureuse met dj en vidence une donne fondamentale de sa conception de la psych : il existe des structures dynamiques inconscientes qui sont antrieures toute prise de position de la volont et qui s'imposent elle sans qu'elle puisse les modifier en aucune faon; tout au plus peut-elle leur faire obstacle en leur opposant la rsistance du refoulement ou de la rpression, mais elle ne peut en aucun cas les rduire nant. On pourrait affirmer que cette faon de voir constitue comme un axiome sur lequel repose l'difice entier de sa psychologie. Il a appel psychisme objectif ou inconscient collectif ce donn de nature qui est l'origine de l'ensemble de nos fonctions psychiques conscientes et qui continue exercer sur elles l'norme pression de ses dterminismes. Dans l'esprit du jeune Jung, cette ncessit implacable revt la forme du bon Dieu vnr par son pre, pasteur protestant. Il affirmera plus tard:

    Les puissances et les forces sont toujours l, nous ne pouvons et nous n'avons pas besoin de les crer. Tout ce qui est en notre pouvoir c'est de choisir le Seigneur que nous voulons servir, afin que son service nous protge contre la domination des Autres que nous n'avons pas lus. Dieu n'est pas cr mais lu.15

    C'est pourquoi il qualifiait l'athisme d'erreur nave16 tant il lui apparaissait que le Moi n'est pas matre dans sa maison:

    12. Ma vie, Paris, Gallimard, N.R.E, 1973, pp. 90-91. 13. Ibid., p. 56. 14. Ibid., p. 58. 15. Psychologie et religion, Paris, Buchet Chastel, 1978, p. 173. 16. Ibid., p. 164.

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    En fait et en vrit, nous ne jouissons pas d'une libert souveraine: nous sommes continuellement menacs par certains facteurs psychiques qui en tant que forces de la nature peuvent nous prendre en leur possession.17

    Son exprience mdicale l'avait, semble-t-il, compltement libr de l'illusion dan-gereuse pour la sant mentale que l'intellect et la volont sont capables de diriger sans problme l'individu dans le sens qu'il a arbitrairement choisi.

    Comme toutes les donnes de l'inconscient, comme l'ombre, ces forces ont la proprit d'tre projetes sur l'extrieur et cela en proportion de l'ignorance que nous entretenons leur sujet. C'est pourquoi l'homme s'est de tout temps senti sous la domination de puissances soit clestes, soit terrestres, soit infernales. mesure qu'a progress sa connaissance objective du monde, grce l'volution de la conscience, l'univers a t vid de ces projections : d'tre plus ou moins vivant et anim, ce dernier est devenu matire inerte prive de toute me.

    Mais le problme dans tout cela, c'est que cette opration d'aseptisation n'a pas eu comme rsultat d'anantir ces forces comme si elles avaient t inventes de toutes pices par l'imagination dlirante des peuples primitifs. La preuve en est que ds qu'on les a dpouilles d'une image qui ne convient plus l'ide que l'on se fait du cosmos, elles rapparaissent immdiatement sous une autre forme, qui exerce autant de fascination et de domination sur ses nouveaux adeptes :

    On serait alors peut-tre en droit de dire avec Nietzsche: Dieu est mort. Mais il serait plus exact de dire: Il s'est dpouill de notre image, de l'image que nous lui avions confre: et o allons-nous le retrouver? L'interrgne est plein de dangers, car les donnes, les forces implicites de la nature formuleront leurs revendications, sous la forme des diffrents -ismes. De ceux-ci rien ne peut natre qu'anarchie et destruction, car, par suite de l'inflation, l'hybridit de la conscience humaine lit le moi, en dpit de son dnuement ridicule et de sa pauvret, comme Seigneur de l'Univers. Ce fut le cas de Nietzsche, signe avant-coureur mais incompris de toute une poque.18

    Ceci revient dire que les forces qui dominent l'homme ne sont finalement ni en dehors de lui, comme dans ces esprits dont les primitifs se croyaient possds, ni en son Moi, sa conscience, dont les organes essentiels sont la raison et la volont, mais dans cette zone psychique qui constitue Y inconscient, qui agit dans l'homme comme si elle venait de l'extrieur. Jung a appel archtypes ces instances psychiques qui dirigent la vie inconsciente. Les dieux et les dmons ne sont que des archtypes projets sur le monde extrieur. De mme en est-il pour toutes les idologies et toutes les causes qui reprsentent les formes modernes de la religion : ce sont soit les nouveaux dieux que l'on a lus, soit les nouveaux dmons qu'il faut combattre de toutes ses forces. C'est faire preuve d'un optimisme bien naf que de croire que la terreur exerce sur l'humanit par ces tres surnaturels ait t vacue par le dveloppement de la science et de la technologie.

    17. Ibid., p. 172. 18. Ibid., p. 174.

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  • RAYNALD VALOIS

    III. L'OMBRE DE DIEU

    Si Jung s'en tait tenu ces gnralits sur la nature des reprsentations religieuses et, en particulier, de l'image que l'homme se fait de Dieu, les chrtiens auraient pu voir en lui un analyste pntrant de l'exprience du sacr. Aprs tout, le Christ lui-mme ne dit-il pas: En ce jour-l, vous connatrez que je suis en mon Pre et que vous tes en moi et moi en vous19. Donc de l affirmer que la grce et l'Esprit Saint, lorsqu'on observe leur action dans l'me d'un point de vue mdical et empirique, peuvent trs bien se manifester comme des facteurs psychiques qui manent de l'in-conscient, le pas ne semble pas impossible franchir. Il reste tout de mme que les implications mtaphysiques et thologiques de ces thories jungiennes soulvent de graves problmes que nous ne pouvons discuter ici.

    Arrtons-nous cependant une affirmation particulirement scabreuse de Jung, savoir que l'image trinitaire de Dieu est, sur le plan psychologique, incomplte: on doit lui ajouter une quatrime Personne, laquelle n'est autre que le Diable. Tel est le propos essentiel du Problme du quatrime, que nous citions plus haut.

    videmment Jung rpte inlassablement que ses hypothses ne prtendent en aucune faon dfinir l'essence de Dieu en Lui-mme, donc qu'elles n'ont aucune porte mtaphysique. D'ailleurs en bon disciple de Kant, il n'attribue qu'une valeur trs relative aux affirmations mtaphysiques:

    Dans le domaine mtaphysique, ce qui est vrai est ce qui a du crdit, et c'est pourquoi les affirmations mtaphysiques sont toujours lies un dsir peu commun de les voir reconnues et apprcies, car l'estime est leur seul critre de vrit qui fait qu'elles subsistent ou qu'elles s'croulent. Toutes les prtendues preuves mta-physiques sont d'invitables ptitions de principes, comme en tmoignent l'vi-dence pour tout esprit raisonnable les preuves de l'existence de Dieu.20

    Cependant la reconnaissance universelle ne constitue pas ses yeux une circonstance ngligeable. Elle signifie qu'une proposition, si rationnellement improuvable soit-elle, peut revtir une valeur pratique norme si elle permet des millions d'individus de trouver un sens leur vie. Par le fait mme elle s'impose comme une donne objective, c'est--dire dcoulant des aspirations les plus profondes de l'tre humain, ce qui la rend finalement plus ncessaire que toutes les positions scientifiques les plus solides. Ce qui revient dire, par exemple, que l'athisme prouve sa fausset par le fait mme qu'il entrane des problmes psychologiques dont la croyance en Dieu, malgr son caractre irrationnel, peut seule nous gurir. Ces vues de Jung demanderaient galement un approfondissement auquel nous ne pouvons nous livrer ici.

    Toujours est-il que, s'appuyant sur une connaissance trs vaste des religions, surtout de la religion chrtienne, et sur sa longue pratique clinique, Jung soutient que l'image

    19. Jean, 14,20. 20. Mysterium conjunclionis, T. II, p. 355. Il est noter que Jung rfre sans doute ici, comme dans Types

    psychologiques (Genve, Librairie de l'Universit Georg et Cie, S.A., 1986, pp. 41-47) l'argument ontologique d'Anselme de Canterbury, lequel a t rfut depuis longtemps par les thologiens. Malheu-reusement Jung ne semble pas avoir connu d'autre argument.

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    de Dieu labore par la tradition chrtienne tmoigne d'une tentative d'liminer tous les traits ngatifs qui sont inhrents l'archtype correspondant, tel qu'il se manifeste spontanment dans les productions naturelles que sont, par exemple, les rves et les visions. C'est principalement dans Rponse Job que Jung formule son hypothse, mais ce thme majeur de sa pense est abondamment discut dans de nombreuses autres oeuvres21.

    Dans l'Ancien Testament et, encore de faon plus vidente, dans la plupart des traditions religieuses non chrtiennes, le mal n'est pas exclu de la sphre divine, en sorte qu'il ne devient pas, comme dans le christianisme, une prrogative de la crature. Le dualisme cosmique est abondamment attest au sein de multiples mythologies aux quatre coins du monde22.

    Selon Jung, comme tous les archtypes, le Soi23, qui reprsente la totalit psychique et dont les expressions symboliques sont les mmes que celles de la divinit (en sorte qu'on peut assumer que celle-ci n'en est que la projection) comporte un ct positif, clair, bon, conforme aux exigences morales, et un ct ngatif, sombre, mauvais, en dsaccord avec ces mmes exigences. Dans la religion chrtienne, ces tendances mauvaises sont incarnes dans le Diable et la cohorte des mauvais anges. Cependant ceux-ci ne sont, comme leur chef, que de simples cratures qui ont t faites bonnes et se sont corrompues par elles-mmes. Ainsi le mal moral n'est nullement imputable au Crateur mais uniquement la crature.

    Quoi qu'il en soit du statut mtaphysique de ces doctrines, sur le plan psychologique elles placent l'homme dans une situation d'opposition au Crateur et lui confrent un pouvoir quivalent, mais dans le mal:

    L'opposition entre Dieu et l'homme qui rgne dans la conception chrtienne est sans doute un hritage de l'Ancien Testament, issue de la priode initiale au cours de laquelle tout le problme mtaphysique se rsumait exclusivement aux relations entre Yahv et Son peuple. En dpit de la gnose de Job, la crainte de Yahv tait encore trop grande pour que l'on ait os transfrer l'antinomie au sein de la divinit elle-mme. Mais partir du moment o on laisse subsister l'opposition entre Dieu et l'homme, on arrive finalement nolens volens24 la conclusion chrtienne: omne bonum a Deo, omne malum ab homine25, ce qui situe la crature de faon absurde en opposition son crateur et confre l'homme, proprement parler, une valence cosmique ou dmoniaque dans le mal.26

    21. Voir Psychologie et religion, Aon, Mysterium conjunctionis. 22. Voir Mircea ELIADE, La nostalgie des origines, Gallimard, coll. Folio/Essais, c. VIII: Remarques sur le

    dualisme religieux: dyades et polarits, 1991, pp. 207-277'. 23. Il est noter que, dans la psychologie de Jung, le Soi constitue l'archtype central: Il y a lieu de distinguer

    entre le Moi et le Soi, le Moi n'tant que le sujet de la conscience, alors que le Soi est le sujet de la totalit de la psych, y compris l'inconscient. En ce sens, le Soi serait une grandeur (idelle) qui comprend en elle le Moi. Types psychologiques, p. 457.

    24. qu'on le veuille ou non. 25. tout bien vient de Dieu, tout mal vient de l'homme. 26. Rponse Job, pp. 210-211.

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    Aux yeux de Jung, un tel transfert de pouvoir dans l'homme est extrmement dangereux. Lorsque, dans les civilisations archaques, les forces du mal taient tenues distance par le moyen de la projection sur des entits surnaturelles, diables, monstres, dmons, esprits malfaisants, etc., l'homme pouvait jusqu' un certain point se protger de leur influence en appelant son secours les divinits favorables. En dernire analyse, le thtre de la lutte entre le Bien et le Mal tait transpos sur un plan cosmique, ce qui diminuait d'autant la responsabilit de l'homme.

    Cette faon de reprsenter le jeu des forces qui s'affrontent au sein de la psych humaine avait l'avantage de reflter de faon beaucoup plus juste la situation relle du Moi conscient par rapport aux dynamismes inconscients. C'tait en fait une recon-naissance de l'autonomie de ces derniers et, par suite, de l'impossibilit pour le Moi d'agir directement sur eux par une simple dcision de la volont. Pour le psychologue qu'tait Jung, il apparaissait avec la plus grande vidence qu'il ne pouvait rien faire pour un malade qui, par exemple, souffrait d'un cancer imaginaire, tant que ce dernier n'avait pas admis que son cancer, tout irrel qu'il ft, n'avait pas t invent librement par lui et ne pouvait donc pas non plus tre ananti de la mme faon. La gurison devenait possible partir du moment o le patient acceptait l'ide que ces imaginations folles lui taient suggres par des facteurs inconscients qui menaient en son me une existence aussi indpendante que n'importe quel mauvais esprit primitif.

    Un des graves problmes auxquels est dsormais confront l'homme moderne consiste dans ce que Jung appelle l'hybris ou l'inflation, c'est--dire le fait de s'arroger un pouvoir divin, ft-ce dans le mal. C'est une consquence dangereuse de l'largissement de la conscience tel qu'il s'est produit dans notre civilisation27. Le retrait graduel de toutes les projections qui avaient t faites originellement sur des entits cosmiques ou mtaphysiques a procur l'tre humain un butin prcieux dont il est bien tentant de se prtendre le possesseur autoris, c'est--dire celui qui a les droits d'auteur. Le Moi se trouve alors confront avec des forces psychiques qui dpassent ses capacits d'assimilation et ne peuvent faire autrement que de l'engloutir et le dominer. Celui qui croyait possder est lui-mme possd: c'est le dlire des grandeurs. Toutes les guerres modernes sont largement redevables des exalts de ce genre, qui ont incarn un degr plus avanc ces tendances morbides dj largement rpandues dans les masses populaires.

    Les consquences de rapports dfectueux entre le Moi et les archtypes de l'in-conscient collectif peuvent donc et ont t de fait extrmement dsastreuses. Dans les civilisations archaques, ces puissances taient maintenues distance raisonnable, sous forme de dieux et de dmons, grce des rites de toutes sortes qui servaient les apaiser. Mais l'aspect dmoniaque tait videmment ce qu'il fallait repousser le plus loin possible, donc en dehors des limites de la tribu ou du clan. Les aspects positifs du divin taient alors incarns dans les lieux sacrs qui constituaient le centre de l'organisation sociale, ce qui symbolisait le cosmos, tandis que les dmons taient relgus aux rgions inhabites, lesquelles taient identifies au chaos. Or toutes les

    27. Thme abondamment trait par Jung dans Dialectique du Moi et de l'Inconscient, Paris, Gallimard, N.R.F, 1978, pp. 80 ss, 223-248.

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    populations trangres se trouvaient assimiles ces rgions tnbreuses et rduites autant de reprsentants des forces du Mal. Faire la guerre constituait donc un devoir sacr, une rptition des luttes cosmiques que les dieux et les hros civilisateurs avaient entreprises contre les monstres primordiaux. Ainsi on s'identifiait aux dieux et l'on assumait une responsabilit dans la victoire du Bien sur le Mal, de l'tre sur le Nant.

    Dans une telle problmatique, le Moi individuel avait un moyen adquat de s'ar-ranger avec les exigences de l'inconscient collectif. Il pouvait s'abriter derrire un systme bien organis de reprsentations et d'idaux qui donnaient un sens sa vie et le protgeaient de l'influence des pulsions de mort. Le Mal tait bien identifi, bien localis et l'on savait comment le combattre.

    Cependant d'un point de vue plus global, c'est--dire en tenant compte des effets destructeurs de ces affrontements entre collectivits trangres, il est maintenant clair que cette faon de rsoudre le problme tait catastrophique. On peut ainsi mesurer la profondeur de l'volution que le christianisme proposait l'humanit en annonant que tous les hommes sont frres, qu'il n'y a plus d'trangers, donc plus de suppts de Satan.

    Mais entre cet idal et la ralit que constitue l'histoire de la chrtient, il y a un abme qui reste encore combler. De fait on pourrait s'attendre ce que le message d'amour de Jsus et agi de faon autrement efficace sur le cours des relations entre humains. Dans Rponse Job, Jung se livre une analyse serre de l'volution psychique de la civilisation chrtienne, dmontrant que les crises qui ont dchir l'Occident depuis 2000 ans sont dj en germes dans l'histoire biblique. Nous ne pouvons ici que souligner de faon trs schmatique, les faits majeurs qui sont mis en vidence par Jung.

    D'abord il reconnat que le symbole de l'Incarnation de Dieu marque un tournant dcisif dans l'histoire de la conscience humaine: il signifie un largissement consi-drable de celle-ci et l'tablissement d'une relation particulirement intime entre le Moi et le Soi. Mais tant donn que le Christ est un modle de perfection spirituelle, qu'il n'incarne que l'aspect lumineux du divin, il oblige l'homme refouler tout ce qu'il y a de sombre en lui-mme, le nier. La matire, le corps, la vie instinctuelle, et finalement la femme sont plus ou moins assimils aux forces du mal et rangs dans le camp de Satan. Ceci signifie que les contradictions inhrentes la structure mme de la psych ont t partiellement rintroduites l'intrieur de celle-ci et retires aux entits surnaturelles o elles taient projetes. Mais ce processus n'est pas complet parce que l'homme n'est pas encore capable de voir que le Mal cosmique est aussi une composante de sa propre psych. Il incline encore penser qu'il s'incarne dans le prochain, chez les ennemis, mais non en son tre propre.

    Cette analyse de Jung jette une lumire singulire sur toutes les formes de fanatisme qui alimentent les conflits arms. Quand l'adversaire est assimil aux forces du Mal, il n'est plus aucune sorte de violence qui ne soit justifie son endroit.

    En d'autres mots, ce que Jung soutient c'est que l'on ne reconnat pas suffisamment l'aspect surhumain, irrationnel, des forces qui poussent l'homme la guerre. L'homme est dchir entre des tendances contradictoires, tendances qui ont un pouvoir sur le

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    Moi qui ne peut tre mieux signifi que par l'image de la relation entre Dieu et la crature. Au stade carrment archaque ces forces sont perues comme totalement extrieures l'homme, ce qui est pacifiant, en un certain sens, pour l'esprit de l'individu, mais dsastreux pour les rapports entre collectivits trangres qui se voient rciproquement comme des incarnations du Mal. Au stade de la culture chrtienne, l'image de Dieu est relativement intriorise grce l'Incarnation. Cependant les forces psychiques ngatives sont exclues du symbole qu'est le Christ en sorte qu'elles continuent tre refoules au fond de l'inconscient, prtes tre projetes la premire occasion. Dans un stade ultrieur qui est peut-tre sur le point d'tre atteint, l'homme saura qu'il est en sa psych profonde le sige des puissances divines, tant ngatives que positives, que les conflits ne peuvent ni tre dplacs sur le dos de qui que ce soit d'autre que lui-mme, ni assums par son Moi comme si la volont pouvait contrler ces forces sa guise.

    Quant la faon de dialoguer avec elles, de faire la paix avec soi-mme, c'est un processus long et pnible qui a occup Jung pendant toute sa vie et qu'il propose l'humanit comme un programme capable de susciter l'enthousiasme et de mobiliser son nergie pour accomplir l'volution qui lui permettra d'viter la catastrophe finale.

    CONCLUSION

    Au terme de ce bref expos, nous sommes bien conscient que nous avons soulev autant sinon plus de difficults que nous avons apport de clarifications sur ces crits de Jung, qui sont parmi les plus obscurs et les plus controverss. Nous esprons cependant avoir montr que sa conception de l'ombre personnelle et de l'ombre du Soi ouvre des perspectives trs riches pour la comprhension des mcanismes incons-cients qui sont sous-jacents la plupart des conflits. Ceci ne signifie cependant pas que les autres facteurs, comme, par exemple, les problmes lis la dmograpliie et l'puisement des ressources, doivent tre considrs comme ngligeables dans la gense de la guerre. Jung a seulement voulu mettre en vidence le fait que mme les connaissances et les techniques les plus sophistiques ne sont que de peu de secours quand elles sont manies par des humains qui ignorent par ailleurs de la faon la plus complte ce qui s'agite au fond de leur me propre.

    De plus, quelles que soient les circonstances extrieures qui prcipitent le dclen-chement des guerres, il est assez vident qu'elles ont besoin de s'appuyer sur des facteurs psychologiques puissants. En effet la propagande haineuse serait inefficace si elle ne rveillait systmatiquement des images archaques comme celles que nous avons voques dans ces pages. Un dictateur peut n'avoir d'autres motifs que ceux d'tendre sa domination et accrotre son prestige personnel, mais il ne russirait pas entraner les masses derrire lui s'il ne faisait appel un quelconque fanatisme religieux. Les guerres sont toujours proclames un devoir sacr: mme les plus sales ont eu droit l'aurole de la saintet. Et il n'est pas ncessaire d'aller chercher dans les tnbres de la barbarie pour vrifier cette affirmation: l'hymne national du peuple le plus civilis de la terre n'est-il pas un chant de guerre, de guerre sainte:

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    Aux armes citoyens! Formez vos bataillons!(...) Qu'un sang impur abreuve nos sillons.

    Enfin les analyses de Jung aident grandement comprendre ces pratiques lies la guerre que sont la torture et le cannibalisme. Il est en effet particulirement difficile de comprendre que des humains se soient livrs et se livrent encore de pareilles agressions sur leurs semblables. On a beau soutenir, comme l'anthropologue Marvin Harris28, que la pnurie de protines a pu tre l'origine de l'anthropophagie, il n'en reste pas moins difficile de concilier ce genre de comportement avec les sentiments les plus lmentaires de fraternit humaine. Cependant, si l'on prend en considration la puissance des contradictions internes qui divisent la psych inconsciente, il est plus facile de comprendre qu'un membre de l'espce puisse tre investi d'une image dmoniaque si intense qu'on n'a aucune hsitation lui infliger les traitements les plus inhumains. titre d'exemple, que l'on se rappelle avec quelle dvotion les inquisiteurs chrtiens ont brl hrtiques et sorcires.

    On peut galement se faire une ide de la violence des divisions de l'inconscient si l'on songe aux cruelles perscutions dont les schizophrnes se sentent souvent victimes dans leurs dlires paranoaques. On n'a qu' transposer ces conflits sur la scne des relations entre individus et l'on a une image assez fidle de ce qui se passe dans l'espce humaine depuis que Can a rpandu le sang de son frre Abel.

    Cependant, loin d'tre pessimistes et dfaitistes, les propos de Jung permettent d'entrevoir un avenir trs encourageant pour l'humanit. En effet le dveloppement de la conscience rendra de plus en plus vident des individus de plus en plus nombreux le fait que l'ennemi n'est pas hors de nous mais l'intrieur de notre propre psych. Toutes les civilisations ont russi laborer des systmes de croyances et de pratiques rituelles permettant d'entretenir des rapports harmonieux avec les forces psychiques projetes sur des tres surnaturels. La ntre n'chappera pas non plus cette tche et l'on sent bien que les multiples mouvements spirituels, qui poussent l'humanit actuelle vers une qute intrieure de plus en plus profonde, oeuvrent dans le sens d'une unification et d'une pacification qui se traduira certainement plus ou moins long terme par une diminution de la violence sur cette terre.

    28. Cannibales et monarques, Paris, Flammarion, 1979.

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