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Loin°49-956du16juillet1949surlespublicationsdestinéesàlajeunesse

ISBN:2-07-051254-1

©RoaldDahlNominéeL.T.D.,1988,pourletexte©QuentinBlake,1988,pourlesillustrations

©ÉditionsGallimard,1988,pourlatraductionfrançaise©ÉditionsGallimard,1994,pourlaprésenteédition

Dépôtlégal:mars1997N°d’éditeur:81255

N°d’imprimeur:76110

ImpriméenFrancesurlespressesdel’ImprimerieHérissey

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RoaldDahl

Matilda

Traduitdel’anglaisparHenriRobillot

IllustrationsdeQuentinBlake

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ÀOlivia

20avril1955–17novembre1962

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Uneadorablepetitedévoreusedelivres

Pères et mères sont gens bien curieux.Même lorsque leurs rejetons sont les pires des poisons

imaginables, ils persistent à les trouvermerveilleux.Certains parents vont plus loin : l’adoration lesaveugleàtelpointqu’ilsarriventàsepersuaderdugéniedeleurprogéniture.Mais,aprèstout,quelmalàcela?Ainsivalemonde.C’estseulementquandlesparentscommencentànousvanterlesméritesdeleursodieuxmoutardsquenousnousmettonsàcrier:«Ah,non,assez!Vite,del’air!Vousalleznousrendremalades!»

Les enseignants souffrent beaucoup d’avoir à écouter ce genre de balivernes proférées par desparents gonflés d’orgueilmais, en général, ils se rattrapent dans l’établissement des notes en fin detrimestre.Si j’étaisprofesseur, jeconcocteraisdesappréciationsférocespour lesenfantsderadoteursaussi infatués. «Votre filsMaximilien, écrirais-je, est une nullité totale. J’espère que vous avez uneentreprisefamilialeoùvouspourrezlecaseràlafindesesétudescariln’aaucunechancedetrouvernullepartailleurslemoindreemploi.»Oubien,sijemesentaislyriquecejour-là,jedirais:«Quelesorganesdel’ouïedessauterellessetrouventauxflancsdeleurabdomenestunecuriositédelanature.Aenjugerparcequ’elleaapprisaucoursduderniertrimestre,votrefilleVanessanepossèdepastracedesorganesenquestion.»

Jepourraismêmem’aventurerplusloindansl’histoirenaturelleetdéclarer:«Lacigalepassesix

ansàl’étatdelarveenterréedanslesoletpasplusdesixjoursàl’airlibre,ausoleil.VotrefilsGastonapassé six ans à l’état de larve dans cet établissement et nous attendons toujours qu’il sorte de sachrysalide.»Unepetitefillespécialementodieusepourraitm’inspirercecommentaire:

« Fiona a la même beauté glaciale qu’un iceberg mais, contrairement à ce dernier, il n’y a

strictement rienà trouver souscetteapparence.»Bref jecroisque jemepourlécheraisà rédigerdesbulletinsdefindetrimestrepourlesjeunespestesdemaclasse.Maisenvoilàassez.Poursuivonsnotre

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récit.

De loin en loin, il arrive qu’on rencontre des parents qui adoptent l’attitude opposée et ne

manifestent pas le moindre intérêt pour leurs enfants. Ceux-là sont, à coup sûr, bien pires que lesadmirateursbéats.M.etMmeVerdeboisappartenaientàcetteespèce.IlsavaientunfilsappeléMichaeletune filledunomdeMatilda, et considéraient cettedernière àpeuprès commeunecroûte suruneplaie.Unecroûte,ilfauts’yrésignerjusqu’àcequ’onpuisseladétacher,s’endéfaireetlabazarder.M.etMmeVerdeboisattendaientavecimpatiencelemomentoùilspourraientsedéfairedeleurpetitefilleet labazarder,en l’expédiantdepréférencedans lecomtévoisinoumêmeplus loin. Ilestdéjàasseztriste quedes parents traitent des enfantsordinaires comme s’ils étaient des croûtes ou des cors auxpieds, mais cette attitude est encore plus répréhensible si l’enfant en question est extraordinaire,j’entendsparlàaussisensiblequedouée.

Matildaétaitl’unetl’autremais,par-dessustout,elleétaitdouée.Elleavaitl’espritsivifetsidéliéetapprenaitavecunetellefacilitéquemêmelesparentslesplusobtusauraientreconnudesdonsaussiexceptionnels. Mais M. et Mme Verdebois étaient, eux, si bornés, si confinés dans leurs petitesexistencesétriquéesetstupides,qu’ilsn’avaientrienremarquédeparticulierchezleurfille.Pourtoutdire,fût-ellerentréeàlamaisonensetraînantaveclajambecasséequ’ilsnes’enseraientpasaperçus.

LefrèredeMatilda,Michael,étaitungarçontoutàfaitnormal,maisdevantsasœur–jelerépète–

vous seriez resté comme deux ronds de flan.A l’âge d’un an et demi, elle parlait à la perfection etconnaissaitàpeuprèsautantdemotsquelaplupartdesadultes.Lesparents,aulieudelaféliciter,latraitaientdemoulinàparoleset la rabrouaienten luidisantque lespetites filles sont faitespourêtrevuesmaispaspourêtreentendues.

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Atroisans,Matildaavaitappristouteseuleàlireens’exerçantaveclesjournauxetlesmagazines

quitraînaientàlamaison.Aquatreans,ellelisaitcourammentet,toutnaturellement,semitàrêverdelivres.Leseuldisponibledanscefoyerdehauteculture,LaCuisinepourtous,appartenaitàsamèreet,lorsqu’elle l’eut épluchéde la première page à la dernière et appris toutes les recettes par cœur, elledécidadeselancerdansdeslecturesplusintéressantes.

—Papa,dit-elle,tucroisquetupourraism’acheterunlivre?

—Unlivre?dit-il.Qu’est-cequetuveuxfaired’unlivre,pétarddesort!—Lelire,papa.—Et la télé, ça te suffit pas ?Vingt dieux ! on a une belle télé avec un écran de 56, et toi tu

réclamesdesbouquins!Tuastoutdel’enfantgâtée,mafille.Presquechaqueaprès-midi,Matildasetrouvaitseuleàlamaison.Sonfrère(decinqanssonaîné)

allaitenclasse.Sonpèreétaitàsontravailetsamèrepartaitjoueraulotodansunevillesituéeàunedizainedekilomètresde là.MmeVerdeboisétaitunemorduedu lotoety jouait cinqaprès-midiparsemaine.Cejour-là,commesonpèreavaitrefusédeluiacheterunlivre,Matildadécidadeserendretoute seule à la bibliothèque du village.Quand elle arriva, elle se présenta à la bibliothécaire,MmeFolyot. Puis elle demanda si elle pouvait s’asseoir et lire un livre. Mme Folyot, déconcertée parl’apparitiond’unesipetitevisiteusenonaccompagnée,l’accueillitnéanmoinsavecbienveillance.

—Oùsontleslivresd’enfants,s’ilvousplaît?demandaMatilda.—Là-bas,surlesrayonsdudessous,luiditMmeFolyot.Veux-tuquejet’aideàentrouverunjoli

avecbeaucoupd’images?—Non,merci,ditMatilda,jemedébrouilleraibientouteseule.Adaterdecejour-là,chaqueaprès-midi,aussitôtsamèrepartiepouraller jouerauloto,Matilda

trottinait jusqu’àlabibliothèque.Iln’yavaitquedixminutesdetrajet,cequiluipermettaitdepasserdeuxheuresmerveilleusesassisetranquillementdansuncoinàdévorerlivresurlivre.

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Lorsqu’elleeutlutousleslivresd’enfantsdisponibles,ellesemitàfureterdanslasalle,enquête

d’autresouvrages.MmeFolyot,quil’avaitobservéeavecfascinationdurantplusieurssemaines,selevadesonbureauetallalarejoindre.

—Jepeuxt’aider?demanda-t-elle.—Jemedemandecequejepourraisliremaintenant,ditMatilda.J’aifinitousleslivresd’enfants.—Tuveuxdirequetuasregardétouteslesimages?—Oui,maisj’aiaussilutoutcequiétaitécrit.MmeFolyotconsidéraMatildadetoutesahauteur,etMatilda,lenezenl’air,soutintsonregard.—J’enai trouvéquelques-unsbienmauvais,ajouta-t-elle ;maisd’autresétaient très jolis.Celui

quej’aipréféré,c’estLeJardinsecret.Ilestpleindemystère.Lemystèredelapiècederrièrelaporteferméeetlemystèredujardinderrièrelegrandmur.

MmeFolyotétaitstupéfaite.—Dis-moi,Matilda,demanda-t-elle,quelâgeas-tuaujuste?—Quatreansettroismois,réponditMatilda.La stupeur de Mme Folyot était à son comble mais elle eut la présence d’esprit de ne pas le

montrer.—Quelgenredelivreaimerais-tuliremaintenant?demanda-t-elle.—Jevoudraisundeceslivresvraimentbonsquelisentlesgrandespersonnes.Unlivrecélèbre.Je

neconnaispaslestitres.MmeFolyot, sans hâte, semit à examiner les rayons. Elle ne savait trop à quel saint se vouer.

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«Commentchoisit-onun livred’adulte célèbrepouruneenfantdequatre ans?» sedemandait-elle.Elle songea tout d’abord à lui donner un roman de jeune fille à l’eau de rose, du genre destiné auxadolescentes puis, mue par on ne sait quelle raison, elle s’éloigna résolument de l’étagère devantlaquelleelles’étaitarrêtée.

—Tiens,situessayaisdelireça,dit-elle.C’estunlivretrèsconnuettrèsbeau.S’ilesttroplongpourtoi,dis-le-moietjet’entrouveraiunautrepluscourtetplusfacile.

—LesGrandesEspérances,lutMatilda,deCharlesDickens.J’aitrèsenviedem’ymettre.«Jedoisêtrefolle»,songeaMmeFolyot.Cequinel’empêchapasd’affirmer:—Biensûr,çadevraitteplaire.

Aucoursdesaprès-midi suivants,MmeFolyoteutpeineàdétacher ses regardsde lapetite fille

assise des heures durant dans le grand fauteuil au bout de la pièce, avec le livre sur les genoux.Levolumeétait en effet trop lourdpourqu’ellepût le tenirdans sesmains, si bienqu’elledevait resterpenchéeenavantpourpouvoirlire.Etc’étaitunétrangespectaclequeceluidecetteminusculecréatureaux cheveux noirs, assise avec ses pieds qui n’atteignaient pas le sol, totalement captivée par lesaventuresdePipetdelavieilleMissHavishamdanssamaisonpleinedetoilesd’araignée,totalementenvoûtée par la magie des mots assemblés par le prodigieux conteur qu’était Dickens. N’était, parintervalles,unbrefgestede lamainpour tourner lespages, lapetite fille restait immobile.Et c’étaittoujoursavectristessequeMmeFolyot,l’heurevenue,selevaitpourallerannonceràlalectrice:

—Ilestcinqheuresmoinsdix,Matilda.DurantlapremièresemainedesvisitesdeMatilda,MmeFolyotluiavaitdemandé:—Tamamant’accompagneicitouslesjoursetvientterechercher?—MamèrevaàAylesburytouslesaprès-midipourjouerauloto,avaitréponduMatilda.Ellene

saitpasquejeviensici.—Maisvoyons,Matilda,cen’estpasbien.Tudevraisluidemanderlapermission.—Ilvautmieuxpas,avaitditMatilda.Ellenem’encouragepasdutoutàlire.Pasplusquemon

pèred’ailleurs.—Maisqu’est-cequ’ilspensentquetufaisdansunemaisonvidetouslesaprès-midi?—Quejetraînailleetquejeregardelatélé,jesuppose.Cequejepeuxfairenelesintéressepasdu

tout,avaitajoutéunpeutristementMatilda.MmeFolyots’inquiétaitdesrisquesquepouvaitcourirl’enfantensuivantlagrand-ruetrèsanimée

duvillage,puisenlatraversant,maisellerésolutdenepass’enmêler.

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Auboutdehuitjours,MatildaavaitfiniLesGrandesEspérances.Uneéditionquinecomptaitpasmoinsdequatrecentonzepages.

—J’aiadoréça,dit-elleàMmeFolyot.M.Dickensaécritd’autreslivres?—Toutuntas,ditMmeFolyot,éberluée.Tuveuxquejet’enchoisisseunsecond?Aucoursdes sixmois suivants, sous l’œil émuet attentifdeMmeFolyot,Matilda lut les livres

suivants:NicholasNickleby,deCharlesDickensOlivierTwist,deCharlesDickensJaneEyre,deCharlotteBrontëOrgueiletpréjugé,deJaneAustenTessd’Urberville,deThomasHardyKim,deRudyardKiplingL’Hommeinvisible,deH.G.WellsLeVieilHommeetlaMer,d’ErnestHemingwayLeBruitetlaFureur,deWilliamFaulknerLesRaisinsdelacolère,deJohnSteinbeckLesBonsCompagnons,deJ.B.PriestleyLeRocherdeBrighton,deGrahamGreeneLaFermedesanimaux,deGeorgeOrwell.C’étaitunelisteimpressionnanteetMmeFolyotétaitmaintenantaucombledel’émerveillementet

de l’excitation,mais sans doute fit-elle bien de ne pas donner libre cours à ses émotions.Tout autretémoindesprouesses littérairesd’unesipetite filleseseraitsansdouteempresséd’enfaire touteunehistoire et de clamer la nouvelle sur les toits,mais telle n’était pasMmeFolyot.MmeFolyot savaitresterdiscrèteetavaitdepuislongtempsdécouvertqu’ilétaitrarementbond’intervenirdanslaviedesenfantsdesautres.

—M.Hemingwayditdestasdechosesquejenecomprendspas,luiexpliquaMatilda.Surtoutsurleshommesetlesfemmes.Maisj’aibeaucoupaimésonlivrequandmême.Avecsafaçonderaconterleschoses,j’ail’impressiond’êtrelà,surplace,etdelesvoirarriver.

—Unbonécrivainteferatoujoursceteffet,ditMmeFolyot.Etnet’inquiètedoncpasdecequit’échappe.Listranquillementetlaisselesmotstebercercommeunemusique.

—D’accord,d’accord.—Sais-tu,repritMmeFolyot,quedanslesbibliothèquespubliquescommecelle-ciilestpossible

d’emprunterdeslivresetdelesemporterchezsoi?

—Maisnon,jenesavaispas,ditMatilda.Celaveutdirequejepeuxenemporter,moi?

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—Bien sûr,ditMmeFolyot.Quand tuaschoisi le livreque tudésires, tume l’apportesque jepuisselenoterdanslecahieretilestàtoipourquinzejours.Tupeuxmêmeenprendreplusd’unsituenasenvie.

Adaterdece jour-là,Matildanese renditplusà labibliothèquequ’unefoisparsemainepoury

prendredesnouveauxlivresetrendreceuxqu’elleavaitlus.Sapetitechambreétaitdevenuesasalledelectureetelleypassait leplusclairdesesaprès-midiàlireavec,biensouvent,unetassedechocolatchaudàcôtéd’elle.Ellen’étaitpasencoreassezgrandepouratteindreleschosesdanslacuisine,maiselletenaitcachée,danslacour,unecaisselégèresurlaquelleellesejuchaitpourattraperlesingrédientsdont elle avait besoin. La plupart du temps, elle préparait du chocolat, réchauffant le lait dans unecasserole sur le fourneau avant d’y jeter le cacao. Il n’y avait rien de plus agréable que de boire unchocolatàpetitesgorgéesenlisant.

Les livres la transportaientdansdesunivers inconnuset lui faisaient rencontrerdespersonnageshors du commun qui menaient des vies exaltantes. Ainsi navigua-t-elle sur d’antiques voiliers avecJosephConrad,explora-t-ellel’AfriqueavecErnestHemingwayetl’IndeavecRudyardKipling.Ainsiassiseaupieddesonlit,danssapetitechambred’unvillageanglais,visita-t-elledelongenlargeetdehautenbaslevastemonde.

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M.Verdebois,legrandmarchanddevoitures

LesparentsdeMatildapossédaientunejoliemaisonavec,aurez-de-chaussée,unesalleàmanger,

unsalonetunecuisine,ettroischambresàl’étage.Sonpèreétaitmarchanddevoituresd’occasionetsemblaitrelativementprospère.

—Lasciuredebois,disait-ilavecfierté,voilàl’undesgrandssecretsdemaréussite.Etellenemecoûterien,lasciuredebois.Jel’aigratisàlascierie.

—Maisàquoielletesert?luidemandaitMatilda.—Ha,répondaitmystérieusementlepère,tuvoudraisbienlesavoir…—Jenevoispascommentlasciuredeboispeutt’aideràvendredesvoituresd’occasion,papa.—C’estparcequetuesuneignorantepetitebêtasse!Sondiscoursn’étaitjamaistrèsraffiné,maisMatildayétaithabituée.Ellesavaitaussiqu’ilaimait

sevanteretellenesefaisaitpasfauted’encourager,sansvergogne,cetravers.— Tu dois être drôlement malin pour trouver un moyen d’utiliser quelque chose qui ne coûte

rien…Siseulementjepouvaisenfaireautant.—Tunepourraispas,répliqualepère.Tuestropbête.Maisjenedemandequ’àtoutexpliquerau

jeuneMikeiciprésentquideviendraunjourmonassocié.DédaignantMatilda,ilsetournaverssonfilsetcontinua:—Jesuistoujourscontentd’acheterunevoitureàunimbécilequiatellementbousillélesvitesses

quelespignonsgrincentcommedesrouesdecharrette.Jen’aiplusqu’àmélangerunebonnedosedesciureàl’huiledanslaboîte,ettoutseremetàtournerrond.

—Etçamarchecommeçacombiendetempsavantderecommenceràcraquer?demandaMatilda.—Assezlongtempspourquel’acheteursoitdéjàloin,réponditlepèreenricanant.Danslescent

cinquantekilomètres.—Maiscen’estpashonnête,papa,ditMatilda;c’estdelatriche.—Personnenes’enrichitenétanthonnête,rétorqualepère.Lesclientssontlàpourêtrearnaqués.M. Verdebois était un petit homme à face de rat dont les dents de devant saillaient sous une

moustachemitée.Ilavaitunfaiblepourlesvestonsàcarreauxauxcouleurscriardesqu’ilagrémentaitdecravatesgénéralementjaunesouvertpâle.

—Maintenant, prends le kilométrage, par exemple, poursuivit-il. Celui qui achète une voitured’occasionveutd’abordsavoircombienelleafaitdekilomètres.D’accord?

—D’accord,ditsonfils.—Donc,j’achèteunevieillebagnoleavecplusdedeuxcentmillebornesaucompteur.Jel’aipour

unebouchéedepain.Personnenevaacheteruneépavepareille,pasvrai?Denosjours,onnepeutplustrafiquerleschiffressurlecompteurcommeonlefaisaitilyadixans.Aveclestrucsqu’ilsontmisaupoint,ilfaudraitêtreaumoinshorlogerpours’yfrotter.Alors,qu’est-cequejefais,moi?Jemesersdemacervelle,monpetitgars,voilàcequejefais.

—Comment?demandalejeuneMichael,subjugué.Ilparaissaitavoirhéritédesonpèrelegoûtdelafilouterie.— Eh ben, je m’assieds et je me dis : Voyons… comment est-ce que je peux faire passer un

compteur de deux cent mille à vingt mille kilomètres sans mettre l’appareil en pièces détachées ?D’accord : si je faisais de lamarche arrière assez longtemps, je finirais par y arriver car les chiffresdéfileraientàreculons…Tucomprendsça?Maisquivaconduireunevieillechignoleenmarchearrièrependantdesmilliersdekilomètres?Personne.

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—Ohnon,personne,c’estsûr,appuyalejeuneMichael.—Alors,jemegrattelecrâne,repritlepère,jefaisfonctionnermesméninges:quandonareçuun

cerveau bien organisé comme lemien, on s’en sert. Et d’un seul coup, paf ! Je trouve la solution !Exactement commece typegénial qui adécouvert lapénicilline.Eurêka ! j’ai crié. J’aimis ledoigtdessus!

—Alors,qu’est-cequetuasfait,papa?luidemandasonfils.—Lecompteur,réponditM.Verdebois,estactionnéparuncâblebranchésurunedesrouesavant.

Donc,d’abord,jedébranchececâble.Ensuite,jeprendsuneperceuseélectriqueetjebranchedessusleboutducâbledefaçonque,quandl’appareilmarche,lecâbletourneàl’envers.Tusaisis,oui?Tumesuis,fiston?

—Oui,papa,ditMichael.—Cesperceusesontunevitessederotationformidable,enchaînalepère,sibienquedèsquela

machinesemetàtourner,leschiffressurlecadrantournentaumêmerégime.Enunriendetemps,aveclemoteuraumaximum,jepeuxretrancherpasloindecentmillekilomètres.Etjemeretrouveavecunkilométrageinférieuràvingtmille,etunebagnoleparéepourlavente.«Elleestquasineuve,jedisàmonclient.Rendez-vouscompte.Fautdirequ’elleappartenaitàunevieilledamequineroulaitqu’unefoisparsemainepourallerfairesescourses.»

—Onpeutvraimentfairetournerlecompteurenarrièreavecuneperceuse?s’enquitMichael.— Ce sont les ficelles du métier que je t’apprends, dit le père. Surtout, garde ça pour toi. Tu

voudraispasquejemeretrouveentaule,hein?—Jedirairienàpersonne,ditlejeunegarçon.Tuasfaitçaàbeaucoupdevoitures,papa?—Toutescellesquimepassentparlesmainsyontdroit,ditlepère.Jeramènetouslescompteurs

endessousdevingtmillekilomètresavantdelesmettreenvente.Etj’aitrouvécettecombinetoutseul,hein,ajouta-t-ilavecfierté.Jemesuisramasséunjolimagotcommeça.

Matilda,quiavaitécoutéavecattention,intervint:—Mais,papa,c’estencoreplusmalhonnêtequelasciure.C’estdégoûtant.Tutrompesdesgens

quitefontconfiance.—Siçaneteplaîtpas,nemangepascequ’ontesertici.C’estsurmesbénéficesquetutenourris.—C’estduvol,insistaMatilda.Çamefaithonte.Deuxtachesrougesapparurentauxpommettesdupère.—Nonmais,pourqui tu teprendsavectessermons!hurla-t-il.L’archevêquedeCanterburyou

quoi?Tun’esqu’unepetitecrucheignorantequiparleàtortetàtravers.—Trèsjuste,Henri,approuvalamèreet,tournéeversMatilda,elleajouta:Tuenas,dutoupet,de

prendre ce ton avec ton père. Et, maintenant, tu vas fermer ton clapet qu’on puisse regarder notreémissiontranquilles.

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Installés dans le salon, ils dînaient avec leurs assiettes sur les genoux, devant la télévision. Ils

mangeaient des repas tout préparés dans des barquettes d’aluminium comportant des cases pour laviandebouillie,lespommesvapeuretlespoiscassés.MmeVerdeboismastiquaitconsciencieusement,lesyeuxrivéssurl’émissiondevariétéssaucissonnéedepublicités.C’étaitunebonnefemmemafflue,auxcheveuxteintsenblondplatineàl’exceptiondesracinesquiressortaientenunindéfinissablebrunjaunâtre. Lourdement maquillée, elle présentait une de ces silhouettes adipeuses aux formesdébordantes,àl’évidencecompriméesdepartoutpourenrayeruneffondrementgénéral.

—Maman,ditMatilda,çaneteferaitrienquej’ailledînerdanslasalleàmangerpourpouvoirliremonlivre?

Lepèreluilançauncoupd’œiltorve.—Moi,çamefait!aboya-t-il.Ledîner,c’estuneréuniondefamilleetpersonnenesortdetable

avantqu’onaitfini!

—Maisnousne sommespas à table, remarquaMatilda.Nousn’y sommesmême jamais.Nous

mangeonstoujourssurnosgenouxenregardantlatélé.—Qu’est-cequ’ilyademalàregarderlatélé,jetedemandeunpeu?ditlepère.Savoix,demauvaise,s’étaitsoudainfaitedoucereuse.

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Matilda,seméfiantdecequ’ellepourraitrépondre,restasilencieuse.Ellesentaitmonterenellela

colère.Cen’étaitpasbiendedétesterainsisesparents,ellelesavait,maisc’étaitvraimentbiendifficiledesecontenir.Toutesseslecturesavaientdéveloppéenelleuneconceptiondelaviequileuréchappait.Si seulement ils avaient unpeu luDickensouKipling, ils auraient sansdoute bientôt découvert quel’existencenesebornaitpasàescroquersessemblablesetà regarder la télévision.SanscompterqueMatildaenavaitassezd’êtreconstamment traitéed’idioteetd’ignorantealorsqu’ellesavait trèsbienquecen’étaitpasvrai.Cesoir-là,envahied’unefureurcroissantealorsqu’elleétaitcouchéedanssonlit,ellefinitparprendreunerésolution:chaquefoisqu’elleseferaitrabrouerparsamèreousonpère,décida-t-elle,ellesedébrouilleraitpourprendresarevanched’unefaçonoud’uneautre.Unemodestevictoire, oudeux, de temps en temps l’aiderait à supporter leurs inepties et l’empêcherait dedevenirfolle.Ilfautbienserappelerqu’ellen’avaitpascinqansetqu’iln’estpasfacile,pourunpetitêtreaussijeune, demarquer des points contre des adultes tout-puissants. Elle n’en était pasmoins déterminéepourautantet,aprèscequis’étaitpassécesoir-làdevantlatélévision,sonpèreseraitlepremiersursaliste.

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Lechapeauetlasuperglu

Le lendemain matin, juste avant le départ de son père pour son infâme garage de voituresd’occasion,Matildasefaufiladans levestibuleets’emparaduchapeaudontM.Verdeboissecoiffaittous les jours. Elle dut se hausser sur la pointe des pieds et tendre à bout de bras une canne pourdécrocher,de justesse, lecouvre-chefdesapatère. Ils’agissaitd’unchapeaude tweedplat,avecuneplumedegeaifichéedansleruban,etdontsonpèreétaittrèsfier.Illuidonnait,pensait-il,unealluredégagée et sportive, surtout quand il le portait incliné sur l’oreille avec son veston à carreaux et sacravateverte.

Matilda, tenantd’unemain lechapeauetde l’autreun tubedesuperglu,entrepritdedéposerunmincefiletdeliquideadhésif le longdelabordureintérieure.Puis,s’aidantdelacanne,elleremit lechapeauenplace.Elleavaitminutéavecsoinl’opération,appliquantlacollejusteaumomentoùsonpèreallaitquitterlatabledupetitdéjeuner.

M. Verdebois, en mettant son chapeau, ne s’aperçut de rien mais, une fois arrivé au garage, il

constataqu’illuiétaitimpossibledel’ôter.Cettesupergluétaitsipuissanteque,s’ilavaittirétropfortsursonchapeau,c’enétaitfaitd’unebonnepartiedesescheveux.M.Verdeboisn’ayantaucuneenvied’êtrescalpédutdoncgardersonchapeausursatêtetoutelajournée,mêmeenremplissantlesboîtesdevitessesdesciureetentrafiquantlescompteurskilométriquesavecsaperceuse.S’efforçantdesauverla

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face, il adopta une attitude désinvolte dans l’espoir que son personnel penserait qu’il restaitvolontairementcouvert,parpurefantaisie,commelefontlesgangstersdanslesfilms.

Lorsqu’ilrentraàlamaisoncesoir-là,sonchapeautenaittoujoursaussibiensursatête.—Voyons,nesoispasridicule,luiditsafemme.Viensici,jevaistel’enlever.Elle saisit les bords du chapeau et leur imprima une brusque saccade.M.Verdebois poussa un

glapissementquifittremblerlesvitres.—Aïïïïe!hurla-t-il.Arrête!Nefaispasça.Tuvasm’arracherlapeaudufront!Matilda,dufonddesonfauteuil,suivaitavecintérêtlascènedesyeuxpar-dessusleborddeson

livre.—Qu’est-cequit’arrive,papa?demanda-t-elle.Tatêteatoutd’uncoupenfléouquoi?Lepèrefoudroyasafilled’unregardchargédesoupçonsmaisneréponditrien.Qu’aurait-ilpului

dire?—Çadoitêtredelasuperglu,assuraMmeVerdebois.Qu’est-cequetuveuxquecesoitd’autre?

Çat’apprendraàtripoterunesaletépareille.Tudevaissansdouteessayerdecolleruneautreplumeàtonchapeau.

—Jen’yaimêmepastouchéàcettefichuecolle!s’exclamaM.Verdebois.IlsedétournaetdévisageadenouveauMatildadontlesgrandsyeuxmarronsoutinrentsonregard

avecinnocence.—Tudevraislirel’étiquettesurletubeavantdemanipulerdesproduitsdangereuxcommeça,lui

ditMmeVerdebois.Ilfauttoujoursveilleràsuivrelemoded’emploi.— Mais, nom d’un chien, qu’est-ce que tu me chantes, espèce de vieille sorcière ? hurla M.

Verdebois en agrippant des deux mains les bords de son chapeau pour empêcher quiconque de seremettreàtirerdessus.Tutefiguresquejesuisassezbêtepourmecollerexprèscegalurinsurlatête?

—Auboutdelarue,fitobserverMatilda,ilyaungarçonquis’estmisdelasuperglusurledoigt

sanss’enapercevoiret,aprèsça,ils’estmisledoigtdanslenez.

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M.Verdeboissursauta.—Etqu’est-cequiluiestarrivé?bredouilla-t-il.—Sondoigt lui est resté collédans lenez,ditMatilda, et il adû rester commeçapendantune

semaine.Toutlemondeluidisait:«Netemetsdoncpasledoigtdanslenez»,maisiln’ypouvaitrien.Ah,iln’avaitpasl’airmalin.

—Bienfaitpourlui,ditMmeVerdebois.Iln’avaitqu’àpassefourrer ledoigtdanslenezpourcommencer.C’estunevilainehabitude.Sionmettaitdelasuperglusurlesdoigtsdetouslesenfants,ilsarrêteraientvitedesecurerlenez.

—Lesgrandespersonneslefontaussi,maman,ditMatilda.Jet’aivuelefairehier,danslacuisine.—Toi,tuvastetaire,ripostaMmeVerdeboisdontlevisages’étaitempourpré.M.Verdeboisdutgardersonchapeaupendanttoutledînerdevantlatélévision.Ilétaitgrotesqueà

voirets’abstintdetouteréflexion.Quand il se levapourallersecoucher, il fitunnouvelessaipoursedébarrasserduchapeau ;sa

femmesemitdelapartie,maissansrésultat.—Commentest-cequejevaisprendremadouche?maugréa-t-il.—Tut’enpasseras,voilàtout,luiditsafemme.Et,plustard,commeelleregardaitsonpetitgringaletdemariquierraitdanslachambreenpyjama

rayéviolet,avecsonchapeaudetweedsurlatête,ellesongeaqu’ilavaitvraimentl’airminable.«Pourfairerêverlesfemmes,sedit-elle,onpourraittrouvermieux.»

M. Verdebois découvrit alors que le pire, lorsqu’on avait un chapeau vissé sur le crâne, c’était

l’obligationdedormiravec.Pasmoyendeposerconfortablementsatêtesurl’oreiller.—Maisarrêtedoncdetetortillercommeça,glapitsafemmeaprèsqu’ilsefutagitésansarrêtsous

lescouverturespendantplusd’uneheure.Demainmatinilvasedécollertoutseultonchapeau;ettu

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n’aurasplusqu’àl’ôter.Mais,lelendemain,lechapeautenaittoujoursaussibiensurlatêtedesonmari.MmeVerdebois

s’armaalorsd’unepairedeciseauxetdécoupacirculairementlecouvre-chefàpetitscoups,d’abordlacoiffe,ensuitelesbords.Làoùlabandeintérieureadhéraitsolidementauxcheveux,elledutcouperlesmèches au ras du crâne, si bien queM. Verdebois se retrouva finalement avec une sorte d’anneaublanchâtreautourdela tête,unpeucommeunmoine.Etsur lefront, làoùlabandecollaità lapeaunue, subsista tout un semis de petits lambeaux de cuir brunâtre qu’aucun savonnage ne réussit àdétacher.

Aupetitdéjeuner,Matildaditàsonpère:—Ilfautabsolumentquetufassespartircessaletésdetonfront,papa,ondiraitquetuescouvert

depetitsinsectesquiterampentdessus.Lesgensvontcroirequetuasdespoux.—Assez!aboyalepère.Tuvasfermertonsalepetitclapet,tum’entends!«Toutbienconsidéré,songeaMatilda,l’expérienceestplutôtréussie.»Maisilnefallaitpastrop

espérerquesonpèreretiendraitlongtempslaleçonqu’ilavaitreçue.

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Lefantôme

Aprèsl’épisodedelasuperglu,uncalmerelatifrégnadanslamaisondesVerdeboispendantunesemaine.M.Verdeboisavaitété,sansnuldoute,douchéparl’affaireduchapeauetsemblaitavoirperdul’envie de se vanter et de rudoyer les autres.Mais, soudain, il se déchaîna de nouveau. Peut-être lajournéeavait-elleétémauvaiseaugarageetn’avait-ilpasassezvendudevieillesvoituresdéglinguées.Biendessujetsd’irritationpeuventassaillirunhommequirentrelesoirdesontravail,etuneépouseaviséesaitreconnaîtrelessignesavant-coureursdelatempêteetlaissersonmarienpaixjusqu’àcequesonhumeurs’apaise.

LorsqueM.Verdeboisrentradugaragecesoir-là,sonvisageétaitaussisombrequ’uncield’orageet,detouteévidence,quelqu’unallaitbientôtsentirpasserlabourrasque.MmeVerdeboisflairatoutdesuiteledangerets’arrangeapourdisparaître.Ilpénétraalorsaupasdechargedanslesalon.Matilda,pelotonnéeaufondd’unfauteuil,étaitplongéedanssalecture.M.Verdeboisappuyasurleboutondelatélévision.L’écrans’alluma.Leshaut-parleurssemirentàbrailler.M.VerdeboisfixasurMatildaunœiltorve.Ellen’avaitpasbougé.Depuislongtemps,elles’étaitentraînéeàfermerlesoreillesauvacarmedel’infernalappareil.Ellecontinuadoncàlire,cequiexaspérasonpère.Peut-êtreétait-ild’autantplusfurieuxqu’ilvoyaitsafilletirerplaisird’uneactivitépourluiinaccessible.

—T’arrêterasdoncjamaisdelire?luilança-t-il.—Oh,bonjour,papa,fit-elled’untonsucré.Touts’estbienpassé,aujourd’hui?—Qu’est-cequec’estquecetteidiotie?dit-ilenluiarrachantlelivredesmains.

— Ce n’est pas une idiotie, papa. Ça s’appelle Le Poney rouge. C’est de John Steinbeck, un

écrivainaméricain…Situessayaisdelelire?Çateplairaitbeaucoup.—Unesaleté,oui!s’écriaM.Verdebois.Sic’estd’unAméricain,c’estsûrementunesaleté.Dela

saleté,oui!C’esttoutcequ’ilssaventécrire,lesAméricains!—Maisnon,papa,c’esttrèsbeau,jet’assure,çaraconte…—Cequeçaraconte, jeveuxpaslesavoir,aboyaM.Verdebois.Detoutefaçon, j’enaipleinle

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dos,detesbouquins.Trouve-toidoncquelquechosed’utileàfaire,pourchanger.

Et,avecuneviolencealarmante,ilsemitàarracherparpoignéeslespagesdulivrepourlesjeter

danslacorbeilleàpapier.Matilda resta figéed’horreur.Sonpère continuait deplusbelle àmettre le livre enpièces.Sans

douteéprouvait-ilunesortede jalousie.Commentose-t-elle, semblait-ildireàchaquepagearrachée,commentose-t-ellesecomplaireàliredeslivresalorsquej’ensuisincapable?

—C’estun livrede labibliothèque !criaMatilda. Iln’estpasàmoi ! Jedois le rendreàMmeFolyot!

—Ehben,tuluienrachèterasunautre,voilàtout,ditlepère,continuantàdéchiqueterlelivre.Tuéconomiseras sur tonargentdepoche jusqu’àceque tuaiesassezdans ta tirelirepourenacheterunautre,àtachèreMmeFolyot.

Surquoi,iljetalacouverture,maintenantvideduvolume,danslacorbeilleetsortitàgrandspasdelapièce,laissanttonitruerlatélévision.

AlaplacedeMatilda,laplupartdesenfantsauraientfonduenlarmes.Maispaselle.Immobile,trèspâle,ellerestaassiseàréfléchir.Ellesemblaitfortbiensavoirquelarmesourancœurnelamèneraientnullepart.Laseuleréactionsenséelorsqu’onétaitattaqué,c’était–commedisaitNapoléon–decontre-attaquer.Déjà,l’espritsubtildeMatildaélaboraitunautrechâtimentadéquatàl’intentionducalamiteuxauteur de ses jours. A la base du plan qu’elle était en train de mijoter, se posait une question : leperroquetdeFredparlait-ilaussibienqueleprétendaitsonpetitmaître?

FredétaitunamideMatilda.C’étaitunpetitgarçondesixansquihabitaitaucoinde la rueet,depuisdes joursetdes jours, ilnecessaitpasdevanter lesdonsqu’avaitpour laparole leperroquetdontsonpèreluiavaitfaitcadeau.

Donc, l’après-midi suivant, sitôtMmeVerdebois partie dans sa voiture pour aller jouer au loto,MatildaallarendrevisiteàFred.Aprèsavoirfrappéàsaporte,elleluidemandas’ilseraitassezgentilpourluimontrerlefameuxoiseau.Fred,ravi,lafitmonterdanssachambreoù,dansunegrandecage,trônaitunsuperbearableuetjaune.

—Levoilà,ditFred.Ils’appelleFred.—Fais-leparler,ditMatilda.

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—Onnepeutpaslefaireparler,ditFred.Unpeudepatience.Ilparlequandilenaenvie.Matildaserésignaàattendre.Soudain,leperroquetcria:—Salut,salut,salut!Onauraitjuréunevoixhumaine.—Fantastique!ditMatilda.Qu’est-cequ’ilsaitdired’autre?—Numérotezvosabattis!ditleperroquetavecd’étonnantesintonationscaverneuses.—Ildittoujoursça,remarquaFred.—Etquoid’autreencore?demandaMatilda.—C’estàpeuprèstout,réponditFred,maisc’estdéjàpasmal,non?—C’estfabuleux!ditMatilda.Tuveuxbienmeleprêterjustepourunsoir?—Ahnon!ditFred.Sûrementpas!—Jetedonneraitoutmonargentdepochedelasemaineprochaine.Celachangeaittout.Fredréfléchitquelquessecondes.—D’accord,déclara-t-il,situmeprometsdemelerendredemain.Matildaregagnasamaisonvided’unpasrendulégèrementvacillantparlepoidsdelagrandecage

qu’elletenaitàdeuxmains.Danslasalleàmanger,ilyavaitunevastecheminéeetMatildaentrepritd’ycacher,lacageetsonoiseau.Nonsanspeine,ellefinitparl’ycoincersuffisammenthaut.

—Salut,salut,salut!luilançaleperroquet.Salut,salut!—Tais-toidonc,bécasson!ripostaMatilda,etelleallalaversesmainspleinesdesuie.

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Ce soir-là, tandis que lamère, le père, le frère etMatilda dînaient comme d’habitude au salon

devantlatélévision,unevoixforteetclaireretentitdanslevestibule,venantdelasalleàmanger:—Salut,salut,salut!—Henri!s’écrialamèredevenanttouteblanche.Ilyaquelqu’undanslamaison!J’aientendu

unevoix!—Moiaussi!ditlefrère.Matildaselevad’unbondetallaéteindrelatélé.—Cchhhut!fit-elle.Écoutez!Ilscessèrenttousdemangeret,surlequi-vive,tendirentl’oreille.—Salut,salut,salut!repritlavoix.—Çarecommence!crialefrère.—Desvoleurs!fitlamèred’unevoixétranglée.Ilssontdanslasalleàmanger!—Oui,jecrois,ditlepère,assistrèsraidesursachaise.—Ehben,valesattraper,Henri,repritlamère.Vas-ydonc,tulesprendrassurlefait!Lepèrenebougeapas.Ilnesemblaitnullementpresséd’allerjouerleshéros.Sonvisageviraau

grisâtre.—Alors,tutedécides!insistalamère.Ilsdoiventêtreentraindefaucherl’argenterie!M.Verdeboiss’essuyanerveusementleslèvresavecsaserviette.—Sionallaittousvoirensemble?proposa-t-ilenfin.—C’estça,allons-y!ditlefrère.Tuviens,m’man?—Pasdedoute,ilssontdanslasalleàmanger,chuchotaMatilda.J’ensuiscertaine.Lamères’emparad’untisonnierdanslefoyerdelacheminée.Lepères’armad’unclubdegolf

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posédansuncoin.Lefrèresaisit,surunetable,unelampequ’ilpritsoindedébrancher.Matildapritlecouteauaveclequelellemangeait,ettousquatresedirigèrentsurlapointedespiedsverslaportedelasalleàmanger,lepèresetenantàdistancerespectueusedurestedelafamille.

—Salut,salut,salut!lançadenouveaulavoix.—Allez!s’écriaMatilda,etellefitirruptiondanslapièce,soncouteaubrandiàboutdebras.—Hautlesmains!enchaîna-t-elle,vousêtespris!

Lesautreslasuivirent,agitantleursarmesdiverses.Puisilss’arrêtèrent,regardèrentautourd’eux.Personne.—Iln’yapasdevoleurici,déclaralepèreavecunvifsoulagement.—Jel’aientendu,Henri!glapitlamèred’unevoixtoujoursaussichevrotante.J’aibienentendusa

voix.Ettoiaussi!—Jesuissûredel’avoirentendu!appuyaMatilda.Ilestici,quelquepart.Elle semit àchercherderrière lecanapé,derrière les rideaux.C’est alorsque lavoix s’élevade

nouveau,voiléeetrauquecettefois:—Numérotezvosabattis!dit-elle.Numérotezvosabattis!Ils sursautèrent tous, y comprisMatilda qui jouait fort bien la comédie. Ils inspectèrent toute la

pièce.Iln’yavaittoujourspersonne.—C’estunfantôme,ditMatilda.—Ah,monDieu!s’exclamalamèreensejetantaucoudesonmari.— Je sais que c’est un fantôme, insistaMatilda. Je l’ai déjà entendu ici. La salle àmanger est

hantée!Jecroyaisquevouslesaviez.—Ausecours!hurlalamère,étranglantàdemisonépoux.—Moi,jesorsd’ici,bafouillalepère,plusgrisquejamais.Tousprirentlapoudred’escampetteenclaquantlaportederrièreeux.Le lendemain après-midi, Matilda s’arrangea pour extirper de la cheminée un perroquet plutôt

grincheuxetsaupoudrédesuieetpourlesortirdelamaisonsansêtrevue.EllelefitpasserparlaportedederrièreettrottaaveclacagejusquechezFred.

—Alors,ils’estbienconduit?luidemandaFred.—Ons’estbeaucoupamusésaveclui,assuraMatilda.Mesparentsl’ontadoré.

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Unpeud’arithmétique

Matildaauraitsincèrementvouluquesesparentsfussentbons,affectueux,compréhensifs,honnêteset intelligents.Qu’ils ne possèdent aucunede ces qualités, il fallait bien qu’elle s’y résigne,mais cen’étaitpasdegaietédecœur.Cependant,lenouveaujeuqu’elleavaitinventépourlespunirl’unet(ou)l’autre chaque fois qu’ils lui faisaient des crasses contribuait à lui rendre l’existence un peu plussupportable.

Étant très petite et très jeune, le seul pouvoir queMatilda pût exercer contre eux était celui del’intelligence.Du seul point de vue de l’ingéniosité et de la vivacité d’esprit, elle les dépassait sanspeinedecentcoudées.Maisiln’endemeuraitpasmoinsquecommetouteslespetitesfillesdecinqans,dansn’importequellefamille,elleétait toujoursobligéedefairecequ’on luidisait,sisaugrenusquepussentêtrelesordresqu’ellerecevait.Ainsiétait-elletoujourscontraintedemangersondînersurunplateaudevantlatélévisiondétestée.Etelledevaittoujoursresterseulel’après-midipendantlesjoursde semaine ; et, chaque fois qu’on lui intimait l’ordre de se taire, elle n’avait pas d’autre choix qued’obéir.

Ce qui lui avait, jusque-là, permis de garder son sang-froid, c’était le plaisir d’imaginer etd’appliqueràsesennemislesingénieusessanctionsdesoncru,d’autantqu’ellessemblaientefficaces,aumoins pour de courtes périodes. Le père en particulier devenaitmoins bravache etmoins odieuxdurantplusieursjourslorsqu’ilavaitreçusadosedesremèdesmagiquesdeMatilda.

L’incident duperroquet dans la cheminée avait sérieusement douché sesparents et, pendant unebonnesemaine,ilsmontrèrentunminimumd’égardsenversleurpetitefille.Mais,hélas,cetteaccalmienepouvaitdurer:l’accrochagesuivantseproduisitunsoir,danslesalon.M.Verdeboisvenaitderentrerdu travail ; Matilda et son frère étaient tranquillement assis sur le canapé, attendant que leur mèreapportâtlesplateauxdudîner.Latélévisionn’avaitpasencoreétémiseenmarche.

Là-dessus,M.Verdeboisfitsonentréeencostumecriardàcarreaux,avecunecravatejaune.Lesmotifsorangeetvertsde lavesteetdupantalonétaientàhurler. Ilavait toutd’unbookmakerdebasétageendimanchépourlemariagedesafilleet,cesoir-là,ilparaissaitvisiblementcontentdelui.Ilselaissatomberdansunfauteuil,sefrottalesmainset,d’unevoixforte,s’adressaàsonfils:

—Ehbien,mongarçon,dit-il,tonpèren’apasperdusajournée.Ilestnettementplusrichecesoirquecematin.Rends-toicompte. Il avenducinqvoituresetchacuneavecun jolibénéfice.Sciuredeboisdanslaboîte,perceusedanslagaineducompteur,uncoupdepeintureicietlà,plusdeuxoutroisautrespetitstrucsetlesidiotssesontbousculéspouracheter.

Iltiradesapocheunboutdepapierfroisséetl’examina:—Écoute,monpetit,dit-il,tournéverssonfilsetdédaignantostensiblementMatilda,étantdonné

qu’un jour je vais faire de toi mon associé, il faut que tu sois capable de calculer les bénéficesquotidiens réalisés par l’affaire. Va donc chercher un cahier et un crayon et voyons comment tu tedébrouilles.

Docilement,lefilssortitdelapièceetrevintaveccequ’ilfallaitpourécrire.—Note les chiffres que je vais te donner, dit le père tout en consultant sa feuille de papier.La

premièrevoiture,jel’aipayée278livresetjel’airevendue1.425.Tuyes?Legamindedixansinscrivitavecunelenteurappliquéelesdeuxnombres.—La deuxième voiture, poursuivit le père,m’a coûté 118 livres et je l’ai revendue 760. C’est

noté?—Oui,papa,ditlefils,c’estnoté.

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—Pourlatroisièmevoiture,j’aidéboursé111livresetj’enaitiré999,50livres.—Tupeuxrépéter,ditlefils,combientul’asvendue?—999,50livres,reditlepère.Etcechiffre-là,aufait,c’estundemespetitstrucspourembobiner

leclient.Nejamaisdemander1.000livres–toujoursdire999,50livres.Çaparaîtbeaucoupmoinssansl’être.Astucieux,non?

—Très,ditlefils.Tuesfortiche,papa.

—Lavoituren°4m’a coûté86 livres– c’était unevéritable épave– et je l’ai revendue699,50

livres.—Pastropvite,ditlefilsennotantlesnombresindiqués.Çayest.J’ysuis.—Lacinquièmevoiturem’acoûté637livreset je l’airevendue1.649,50livres.Tuasbientout

noté?—Oui,papa,réponditlegamin,enfinissantd’écrire,laborieusementpenchésursoncahier.—Trèsbien,ditlepère.Maintenant,calculelebénéficequej’aifaitsurchacunedescinqvoitures

et additionne le total. Ensuite, tu pourrasme dire combien a empoché aujourd’hui cet être de géniequ’esttonpère.

—Çafaitbeaucoupdesous,ditlegamin.—Naturellement,çafaitbeaucoupdesous,dit lepère.Maisquandon traitedegrossesaffaires,

commemoi,ilfautêtreunchampiondel’arithmétique.Moi,tucomprends,j’aiquasimentunordinateurdanslecrâne.Ilm’afallumoinsdedixminutespourfairel’opération.

—Tuveuxdirequetul’asfaitedetête,papa?s’étonnalegamin,lesyeuxcommedessoucoupes.—Euh…pasexactement,réponditlepère.Personnenepourraitfaireça.Maisçanem’apaspris

longtemps.Quandtuaurasfini,tumedirasquelbénéficej’aifaitaujourd’hui.J’ailetotalinscriticietjetediraisitutombesjuste.

—Papa,ditMatildad’untoncalme,tuasgagnéexactement4.303livreset50pence.—Lapaix!ditlepère.Tonfrèreetmoi,ons’occupedehautefinance.—Mais,papa…

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—Tais-toi!aboyalepère.Cessedejouerauxdevinettesettâchederéfléchirunpeu.

—Voilàtaréponse,papa,insistaMatildaavecdouceur.Situnet’espastrompé,çadoitfaire4.303

livreset50pence.C’estçalechiffrequetuastrouvé?Lepèrejetauncoupd’œilaupapierdanssamain.Puisilsembladevenirsoudaintoutraide.Ily

eutunsilence.—Répète-moiça,dit-ilauboutd’unmoment.—4.303livreset50pence,répétaMatilda.Ilyeutunautresilence.LevisagedupèredeMatildaviraitaurougesombre.

—Jesuissûrequec’estça,ajoutaMatilda.—Espècede…depetite tricheuse!hurlabrusquement lepère, l’indexpointésursa fille.Tuas

regardémonpapier!Tuasluendoucecequej’avaisnoté!—Papa,jesuisdel’autrecôtédelapièce,ditMatilda.Commentveux-tuquej’aiepuvoir?—Netepayepasmatête,hein?crialepère.Biensûrquetuasregardé.Tuasforcémentcopié.

Personneaumondenepourraitdonneruneréponsecommeça,surtoutunefille!Vousêtesunepetitetruqueuse,mademoiselle,voilàcequevousêtes,unetruqueuseetunementeuse!

Acemoment,lamèrefitsonapparitionportantungrandplateauaveclesquatredîners–cettefoisc’étaient des saucisses frites queMmeVerdebois avait achetées à la boutique de saucisses frites enrentrantdesapartie.Sesaprès-mididelotol’épuisaienttant,semblait-il,physiquementetmoralement,qu’elle n’avait jamais l’énergie de préparer un vrai repas du soir. Et ils n’échappaient à l’insipidecontenudesbarquettesd’aluminiumquepourseretrouverdevantd’épouvantablessaucissesfrites.

—Pourquoies-tusirouge,Henri?s’enquit-elleenposantleplateausurunepetitetable.—Tafilleestunetricheuseetunementeuse,ditlepère,enprenantsonassiettedesaucissesfrites

qu’ilposasursesgenoux.Allez,metslatéléenmarcheetquetoutlemondelaboucle.

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Lateintureblondplatine

Il ne faisait aucun doute pour Matilda que cette dernière manifestation de vilenie de son pèreméritaitunsévèrechâtiment,etellerestaassiseàmangersesinfectessaucissesgraisseusesetsesfritesrancessansregarderlatélévision,passantenrevuediversesreprésaillespossibles.Lorsqu’ellesemitaulit,sadécisionétaitprise.

Lelendemainmatin,levéetrèstôt,elleallas’enfermerdanslasalledebains.LescheveuxdeMmeVerdebois,nouslesavonsdéjà,étaientteintsd’unblondplatineargenté,assezproche,commenuance,de la couleur des collants d’une acrobate fil-de-fériste de cirque. La grande opération de teinture sedéroulait deux foispar an chez le coiffeurmais, tous lesmois environ,MmeVerdebois se faisait unrinçageau-dessusdesonlavaboavecunproduitappelé«teintureblondplatineextraforte».Ceproduitlui servait également à décolorer les racines de ses cheveux en une espèce de marron jaunâtre. Labouteille de teinture était rangée dans l’armoire à pharmacie de la salle de bains et, sous le nomduproduit était écrit :Attention,produitàbased’eauoxygénée.Nepas laisserà laportéedes enfants.Matildaavaitlubiendesfoiscetavertissementavecintérêt.

M.Verdeboisavaitunetignassenoire,qu’ilpartageaitsoigneusementendeuxparuneraie,etdontilétaitspécialementfier.

—Acheveuxsolides,cervelledemême!aimait-ildéclarer.—CommeShakespeare,luiavaitunjourditMatilda.—Commequi?—Shakespeare,papa.—C’étaitungarsfuté?—Très,papa.—Ilavaitunevraietignasse,alors?—Ilétaitchauve,papa.

Surquoilepèreavaitaboyé:—Situnepeuxdirequedesbêtises,boucle-la.

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Quoiqu’ilensoit,M.Verdeboisentretenaitsachevelurepourluiconserversonlustreetsavigueur

enlafrictionnantabondammentchaquematinavecunelotionappelée«toniquecapillaireàl’huiledeviolette».Unflacondecettemixturemauveodorantetrônaitenpermanenceau-dessusdulavabodelasalledebains,àcôtédesbrossesàdents,etM.Verdeboisnemanquaitjamaisdes’enmasserlecrâneavec énergie après s’être rasé. Cette friction s’accompagnait toujours d’un concert de grognementssonores, de halètements, d’exclamations étouffées : « Ahhh…Ohhh…Mmmm ! ! ! » queMatildaentendaitclairementdesachambre,del’autrecôtéducouloir.

Donc,seuleetensûretédanslasalledebains,Matildadévissalebouchondelalotionàl’huiledeviolette et en vida les trois quarts dans le lavabo. Puis elle remplit le flacon avec la teinture blondplatineextrafortedesamère.Elleavaitprissoindelaisserassezdetoniquecapillairepourqu’unefoissecouéleliquidereprîtuneteintemauveacceptable.Ensuite,ellereplaçaleflaconsurlatablette,au-dessusdulavabo,etrangealateinturedesamèredansl’armoireàpharmacie.Jusque-là,toutallaitbien.

Aupetitdéjeuner,Matildacommençaàmangersescornflakes.Enfaced’elle,sonfrère,assisledos à la porte, dévorait des tranches de pain tartinées d’un mélange de beurre de cacahuètes et deconfiture de fraises. Dans la cuisine, la mère préparait le petit déjeuner de M. Verdebois qui secomposait invariablementdedeuxœufs frits surdupaingrillé,avec trois saucisses, trois tranchesdebaconetquelquestomates.

CefutalorsqueM.Verdeboisfitunetapageuseirruptiondanslapièce.Ilétaitd’ailleursincapabled’entreroùquece fût calmement, surtout à l’heuredupetit déjeuner.Marquer sonapparitionparunbruyant remue-ménageétaitchez luiunbesoin irrépressible.On l’entendaitpresquepérorer :«C’estmoi,legrandhomme!J’arrive,moi,lemaîtredemaison,legagneurquivousfaituneviedecoqsenpâte!Regardez-moietinclinez-vous!»

Cematin-là,ilarrivaàgrandesenjambées,tapasurl’épauledesonfilsettonitrua:—Ehben,mongarçon,tonpèresesentfinprêtpourengrangerlemagotaujourd’huiaugarage!

J’aiunjolilotdebagnolespourriesàfourguerauxpigeonscematin.Oùestmonpetitdéjeuner?—Ilarrive,trésor,luilançaMmeVerdeboisdelacuisine.Matilda,lenezbaissésursescornflakes,n’osaitpasleverlatête.D’abord,ellen’étaitpassûredu

spectaclequiallaits’offriràsesyeux.Ensuite,siellevoyaitceàquoielles’attendait,ellecraignaitdene pouvoir rester impassible et de se trahir. Quant à son frère, il regardait par la fenêtre tout encontinuantàs’empiffrerdetartinesdebeurredecacahuètesmélangéàdelaconfituredefraises.

Lepèreallaits’asseoirauboutdelatablequandlamèrefitsonentrée,venantdelacuisine,portant

unvasteplateausurchargéd’œufs,desaucisses,debaconetdetomates.Machinalement,ellelevales

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yeux.Etcequ’ellevitlafigea.Puisellelaissaéchapperunhurlementquiparutlasouleverdeterreetlâchasonplateauquiheurtalesolàgrandbruit,tandisquesoncontenus’éparpillaitdetouscôtés.Toutlemondesautaenl’air,ycomprisM.Verdebois.

—Maisqu’est-cequiteprend,crétine?Regarde-moicegâchisquetuasfaitsurletapis!—Tescheveux!glapitlamère,pointantunindexfrémissantsursonmari.Regardetescheveux!

Qu’est-cequetuleurasfait,àtescheveux?—Ehben,quoi?Qu’est-cequ’ilsontmescheveux,crénom!criaM.Verdebois.—Oh,monDieu,papa,qu’est-cequetuasfaitàtescheveux!hurlalefils.Untohu-bohumerveilleusementcacophoniquesedéchaînadanslapièce.

Matilda, silencieuse, se contentait d’admirer le résultat de samachination.La superbe chevelure

noiredeM.Verdeboisavaitprisunecouleurd’argentjauni,semblableàcelleducollantd’uneacrobatefil-de-féristequiauraitsubitouteunesaisondereprésentation,sanslemoindrelavage.

—Tu…tu…tulesasteints!glapitlamère.Pourquoias-tufaitça,pauvreidiot!C’esthorrible!Çafaitpeuràvoir!Tuasl’aird’unmonstre!

—Maisqu’est-cequevousmechanteztous,sacredieu!vociféralepèreenportantlesdeuxmainsàsescheveux.Jenemesuispasteintdutout!Vousavezdesvisions,maparole!Qu’est-cequivousprend?Vousvouspayezmatête,peut-être?

Sonvisageavaitprisuneteintevertpâle,couleurdepommepasmûre.—Maisbiensûrqu’il lesa teints !cria lamère. Ilsn’ontpaschangédecouleur toutseuls !Tu

voulaist’embellirouquoi?Tuastoutd’unegrand-mèrebonnepourl’asile,tiens!—Qu’onmedonneuneglace!hurla lepère.Restezpas lààbraillercommedespossédés.Une

glace,vite!LesacàmaindeMmeVerdeboisétaitposésurunechaise,àl’autreboutdelatable.Ellel’ouvritet

ensortitunpoudrieravecunpetitmiroircirculairedanslecouvercle,qu’elletenditàsonmari.Ils’enemparabrutalementetlebranditdevantlui,répandantlestroisquartsdelapoudrequ’ilcontenaitsursonvestondetweedàcarreaux.

—Attention ! hurla la mère. Non mais, regarde ce que tu fais ! La meilleure poudre de chezElizabethArden!

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—Oh,misère!s’exclamalepère, lesyeuxrivéssur lepetitmiroir.Qu’est-cequim’estarrivé?

C’estaffreux!J’ail’aird’unéchappéd’asile!Jenepeuxpasalleraugarageetvendredesvoituresavecunetêtepareille!Commentest-cearrivé?

Ilregardaautourdelui,d’abordlamère,puislefils,etenfinMatilda.—Commentest-cequeçaapuarriver?vociféra-t-il.— Je suppose, papa, ditMatilda d’un ton posé, que tu n’as pas fait très attention et que tu as

simplementprislateinturedemamansurl’étagèreaulieudetalotion.—Maisoui,c’estsûrementça!s’exclamalamère.Vraiment,Henri,commentpeut-onêtreaussi

bête?Pourquoin’as-tupasregardél’étiquetteavantdet’aspergerlatête?Mateintureestterriblementforte.Jenedoisutiliserqu’unecuilleréeàsoupedansunecuvettepleined’eau,ettoitut’esrenverséçacomplètementpursurlecrâne!Çavasansdoutefairetombertoustescheveux.Tunesenspasundébutdepicotementoudebrûlure?

—Quoi!Tuveuxdirequejevaisperdremescheveux?hurlalemari.—J’enaipeur,dit lamère.L’eauoxygénéeestunproduitpuissant.C’estcequ’onmetdansles

toilettespournettoyerlacuvette,maissousunautrenom.—Qu’est-cequetudis?hurlalemari.Jenesuispasunecuvettedecabinet!Jeneveuxpasêtre

désinfecté!—Mêmediluécommejel’utilise,repritlamère,çamefaitperdrepasmaldecheveux,alorsDieu

sait ce qui peut arriver aux tiens ! Etmême çam’étonne que ça ne t’ait pas encore décapé tout lesommetducrâne.

—Maisqu’est-cequejevaisfaire?selamentalepère.Dis-moivitecequejedoisfaireavantquemescheveuxnesemettentàtomber!

—Moi,àtaplace,ditMatilda,jeleslaveraisàfondausavonetàl’eau,maisilfauttedépêcher.—Etmescheveuxredeviendrontnoirs?demandaanxieusementlepère.—Biensûrquenon,andouille,ditlamère.—Alors,qu’est-cequejevaisfaire?Jenepeuxpasrestercommeça!—Tun’asqu’àtelesfaireteindreennoir,ditlamère.Maiscommenceparleslaver,sinoniln’en

resterapasunseulàteindre.—C’estça!s’écrialepèreenbondissant,prêtàl’action.Prends-moitoutdesuiteunrendez-vous

avectoncoiffeur!Dis-luiquec’esturgent!Ilsn’ontqu’àdéplacerunecliente!Maintenant,jemontemelaverlatête!

Là-dessus, il sortit en trombe de la pièce, et Mme Verdebois, exhalant un profond soupir, allatéléphonerausalondecoiffure.

—Detempsentemps,ilfaitdesgrossesbêtises,tunetrouvespas,maman?ditMatilda.

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Lamère,toutencomposantlenumérosurlecadran,luirépondit:— J’ai peur que les hommesne soient pas aussimalins qu’ils se l’imaginent.Tu apprendras ça

quandtuserasunpeuplusgrande,mafille.

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MademoiselleCandy

Matildaavaitcommencésesétudesunpeutard.Laplupartdesenfantsontentrequatreetcinqanslorsqu’ils entrent à l’école pour la première fois. Mais les parents de Matilda, peu soucieux del’éducationde leur fille, avaientoubliéde faire lesdémarchesnécessairesen tempsvoulu.Elleavaitdonccinqansetdemiquandellefranchitleseuildesonécole.

L’école du village était une ingrate bâtisse de brique appelée école primaire Lamy-Noir. Ellecomptait environ deux cent cinquante élèves, âgés de quatre à onze ans révolus. La directrice, lapatronne,latoute-puissantesouverainedel’établissementétaituneterrifiantematrone.MlleLegourdin.

Naturellement,Matildaavaitétémisedanslapluspetiteclasseencompagniededix-septgarçonsetfillesdesonâge.Leurinstitutrices’appelaitMlleCandyetdevaitêtreâgéed’environvingt-troisouvingt-quatre ans. Elle avait un ravissant visage ovale et pâle demadone avec des yeux bleus et unechevelurechâtainclair.Elleétaitsiminceetsifragilequ’onavaitl’impressionqu’entombantelleauraitpusecasserenmillemorceaux,commeunestatuettedeporcelaine.

Mlle Jennifer Candy était une personne douce et discrète qui n’élevait jamais la voix, que l’onvoyaitrarementsouriremaisquipossédaitledonexceptionneldesefaireadorerdetouslesenfantsquilui étaient confiés. Elle paraissait comprendre d’instinct l’effarement et la crainte qui envahissent sisouventlespetitsentrantpourlapremièrefoisdeleurviedansunesalledeclasseetcontraintsd’obéiraux ordres reçus. Un chaleureux rayonnement, pour ainsi dire tangible, illuminait les traits deMlleCandylorsqu’elles’adressaitàunnouveauvenu,éperdud’inquiétude,arrivédanssaclasse.

MlleLegourdin,ladirectrice,étaitd’uneautrerace:c’étaitunegéanteformidable,unmonstrueuxtyran qui terrorisait également élèves et professeurs. Même à distance, une aura de menacel’enveloppait et, deprès, l’on sentait les émanationsbrûlantesqu’elledégageait commeunebarredemétalchaufféàblanc.Lorsqu’ellefonçait–MlleLegourdinnemarchaitjamais;elleavançaittoujourscommeunskieur,à longuesenjambées,enbalançant lesbras–,donc lorsqu’ellefonçait le longd’uncouloir, on l’entendait toujours grogner et grommeler, et si un groupe d’enfants se trouvait sur sonpassage,ellechargeaitdroitdessuscommeuntank,projetantlespetitsdepartetd’autre.Dieumerci,lesfléauxdesonespècesontraresencebasmonde,maisilsexistentnéanmoins,ettous,nousrisquonsd’en rencontrerun au coursdenotrevie.Si jamais celavous arrive, réagissez commevous le feriezdevantunrhinocérosenragédanslabrousse:escaladezl’arbreleplusprocheetrestez-yperchéjusqu’àce que tout danger soit écarté. Cette femme, avec toutes ses bizarreries et l’étrangeté de son aspectextérieur,estpresqueimpossibleàdécrire;néanmoinsjetenteraidevousfairesonportraitunpeuplusloin.Pour l’instant, abandonnons-la et revenons àMatilda et à sapremière journéedans la classedeMlleCandy.

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Aprèsavoirvérifié, selon la coutume, lesnomsde tous les enfants,MlleCandy tendit à chacun

d’euxuncahiertoutneuf:—J’espèrequevousaveztousapportévoscrayons,dit-elle.—Oui,mademoiselleCandy,répondirent-ilsenchœur.—Parfait!C’estdoncletoutpremierjourdeclassepourchacund’entrevous.Autrementdit,le

commencementd’aumoinsonze longuesannéesd’étudesquevousaurez tousàsuivre.Etsixdecesannées,vousallezlespasserici,àl’écoleLamy-Noirdont,commevouslesavez,ladirectriceestMlleLegourdin. Que je vous prévienne tout de suite à propos de Mlle Legourdin : elle fait régner unediscipline trèsstrictedans l’établissementet,sivousvoulezunconseil,ayez toujoursdevantelleuneconduiteirréprochable.Nediscutezjamaisavecelle.Neluirépondezjamais.Faitestoutcequ’ellevousdiradefaire.Sinonelleauratôtfaitdevousréduireenbouilliecommeunepatatedansunmixer.Çan’arien de drôle, Anémone. Ne ris pas comme ça. Et rappelez-vous bien : Mlle Legourdin est d’unesévéritéterribleavecquiconqueenfreintlarègledanscetteécole.Avez-voustousbiencompris?

—Oui,mademoiselleCandy,gazouillèrentavecconvictiondix-huitpetitesvoix.—Quantàmoi,poursuivit-elle,jevousaideraidemonmieuxàenapprendrelepluspossibletant

que vous serez dans cette classe. Parce que je sais que cela facilitera la suite de vos études. Pourcommencer, je compte sur vous pour savoir tous par cœur, à la fin de la semaine, votre table demultiplicationpar2.Et,dansunan,j’espèrequevoussaureztouteslestablesdemultiplicationjusqu’àcellede12.Celavousrendradegrandsservices.Maintenant,yena-t-ilparmivousquiontdéjàapprislatabledemultiplicationpar2?

Matildalevalamain.Elleétaitlaseule.MlleCandyconsidéraavecattentionlaminusculefilletteauxcheveuxnoirsetauvisagesisérieux,assiseaudeuxièmerang.

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—C’estparfait,dit-elle.Lève-toietrécitelatable.Jet’écoute.Matildasemitdeboutetcommençaàréciterlatablede2.Arrivéeà2fois12,24,ellen’enresta

paslàetpoursuivitavec2fois13,26;2fois14,28;2fois15,30;2fois16…

—Arrête!ditMlleCandy.Elleavaitécoutécepaisiblerécital,commelégèrementenvoûtée.Elledemanda:—Jusqu’oùpeux-tualler?—Jusqu’où?ditMatilda.Maisjenesaispas,mademoiselleCandy;encoreassezloin,jecrois.MlleCandyrestauninstantrêveusedevantcettesurprenanteréponse,puisellereprit:—Pourrais-tu,parhasard,medirecombienfont2fois28?—Oui,mademoiselleCandy.—Etcelafait?—56,mademoiselleCandy.—Voyons…etunequestionbienplusdifficile,parexemple,2fois487?Tupeuxmeledire?—Jepense,oui,ditMatilda.—Tuessûre?—Maisoui,mademoiselleCandy,presquesûre.—Alors,combienfont2fois487?—974,réponditMatildasanshésiter.Elleparlaitd’untonégaletpoli,sanslemoindresignedevanité.MlleCandydévisageaMatilda,sidérée,maiscefutd’untonneutrequ’elleluidit:—C’est remarquable,biensûr,mais lamultiplicationpar2estbeaucoupplus facilequ’avec les

chiffresplusélevés.Alors,lesautrestablesdemultiplication,enconnais-tuquelques-unes?—Jecrois,mademoiselleCandy,oui,jecroisbien.—Lesquelles?demandaMlleCandy.Jusqu’oùes-tuallée?—Je…jenesaispastrop,réponditMatilda.Jenecomprendspasbiencequevousvoulezdire.—Ehbien,entreautres,connais-tulatabledes3?—Oui,mademoiselleCandy.—Etcelledes4?—Oui,mademoiselleCandy.—Voyons,combienenconnais-tu,Matilda?Lessais-tutoutesjusqu’àlatabledes12?—Oui,mademoiselleCandy.—Combienfont12fois7?—84.MlleCandypoussaunsoupiretse laissaallercontre ledossierdesachaise,derrière la tablede

bois nu disposée au centre de la salle, en face des élèves. Elle était profondément troublée par cetintermèdemaissegardadelemontrer.Jamaisellen’avaitrencontréd’enfantdecinqans,oumêmededix,capabledefairedesmultiplicationsavecunetelleaisance.

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— J’espère que vous avez tous bien écouté, dit-elle, s’adressant aux autres élèves. Matilda abeaucoup de chance. Elle a des parents merveilleux qui lui ont déjà appris à multiplier des tas dechiffres.C’esttamaman,n’est-cepasMatilda,quit’aapprisàcompter?

—Non,mademoiselleCandy,cen’estpaselle.—Alors,tudoisavoirunpèreépatant.Quelbonprofesseurildoitfaire!—Non,mademoiselleCandy,réponditcalmementMatilda.Monpèrenem’arienappris.—Tuveuxdirequetuasappristouteseule?—Jenesaispasvraiment,ditMatildaavecsincérité.Simplement,jenetrouvepastrèscompliqué

demultiplierunnombreparunautre.MlleCandyprituneprofondeinspirationetexhalaunlongsoupir.Elleregardadenouveaulapetite

filleauxyeuxbrillants,sisolennelleetsiraisonnableàsonpupitre.— Tu dis que ce n’est pas difficile de multiplier un nombre par un autre. Si tu essayais de

m’expliquercequetuveuxdire?—Oh,monDieu,fitMatilda,c’estquejenesaispastropcomment…MlleCandyattendait.Toutelaclasse,silencieuse,écoutait.—Parexemple, repritMlleCandy, si je tedemandaisdemultiplier14par19…Non,c’est trop

difficile.—Çafait266,ditMatildad’unevoixdouce.MlleCandylaregardafixement,puiselleprituncrayonetfitunerapidemultiplicationsurunbout

depapier.—Combienas-tudit?demanda-t-elleenlevantlesyeux.—266,répétaMatilda.Mlle Candy posa son crayon et ôta ses lunettes qu’elle se mit à essuyer avec un coin de son

mouchoir.Laclasse,toujoursmuette,l’observait,attendantlasuite.Matildasetenaittoujoursdeboutàcôtédesonpupitre.

—Voyons,Matilda,poursuivitMlleCandy toutencontinuantàessuyerses lunettes,pourrais-tumedirecequisepassedanstatêtequandtufaisunemultiplicationcommecelle-là.Ilfautbienquetupassesparunraisonnementquelconque,mêmesitudonneslerésultatpresqueimmédiatement.Prenonsceluiquetuviensdecalculer:14fois19.

—Je…je…jeposesimplementle14dansmatêteetjelemultipliepar19,ditMatilda.J’aipeurdenepaspouvoirexpliquercomment.Jemesuistoujoursditquesiunecalculettedepochepouvaitlefaire,pourquoipasmoi?

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—Pourquoipas,eneffet?ditMlleCandy.Lecerveauhumainestunappareilétonnant.—Jecroisqu’ilvautbienmieuxqu’unboutdemétal,ditMatilda ;unecalculette,cen’est rien

d’autre.—Commetuasraison,approuvaMlleCandy.D’ailleurs, lescalculettesnesontpasautoriséesà

l’école.MlleCandysesentaitquelquepeudésorientée.Ellenedoutaitpasuninstantd’avoirrencontréune

sortedegéniemathématique, et l’expression«enfantprodige» s’imposait à elle.Elle savaitque lesphénomènesdecegenrefontleurapparitiondeloinenloinencebasmonde,maispasplusd’uneoudeuxfoisparsiècle.Aprèstout,Mozartn’avaitquecinqansquandilacomposésapremièrepiècepourpianoetvoyezcequ’ilétaitdevenu.

—Cen’estpasjuste,ditAnémone.Commentellepeutlefaireetpasnous?—Net’inquiètepas,Anémone,tularattraperasbientôt,ditMlleCandy,nereculantjamaisdevant

unmensongepieux.Là-dessus, Mlle Candy ne put résister à la tentation d’explorer plus avant l’esprit de cette

prodigieusepetitefille.Ellesavaitqu’elledevaits’occuperaussidurestedesélèves,maiselleétaittropsurexcitéepoursedétournerd’unsujetaussipalpitant.

—Allons,dit-elle,feignantdes’adresseràlaclasseentière,laissonsleschiffrespourunmomentetvoyons si l’undevous a commencéà apprendre à épeler.Queceluiquipeut épeler« chat» lève lamain.

Trois mains se dressèrent. C’étaient celles d’Anémone, d’un petit garçon nommé Victor et deMatilda.

—Épelle«chat»,Victor.Victorépelasanssetromper.MlleCandydécidaalorsdeposerunequestionqu’entempsnormalellen’auraitjamaisenvisagéde

poserunpremierjourdeclasse:—Jemedemande,dit-elle, si l’undevous trois–quisavezépeler«chat»–aapprisà lireun

groupedemotslorsqu’ilssontassembléspourformerunephrase.—Moi,ditVictor.—Moiaussi,ditAnémone.MlleCandyallaautableauet,avecunbâtondecraie,elleécrivit:J’aidéjàcommencéàapprendre

àliredelonguesphrases.Elleavaitvolontairementécritunephrasecompliquéeetsavaitquebienraresétaientlesenfantsdecinqanscapablesdelalire.

—Peux-tumedirecequiestécrit,Victor?demanda-t-elle.—C’esttropdurpourmoi,ditVictor.—Anémone?—Lepremiermotest«Je»,ditAnémone.—L’undevouspeut-illirelaphrasecomplète?demandaMlleCandy,attendantle«oui»quine

pouvaitmanquerdevenirauxlèvresdeMatilda.—Oui,ditMatilda.—Vas-y,ditMlleCandy.Matildalutlaphrasesansl’ombred’unehésitation.—Pasmal,ditMlleCandy,proférantleplusbeleuphémismedesacarrière.Qu’est-cequetues

capabledelire,Matilda?—Jecroisquejepeuxlirepresquetout,mademoiselleCandy,réponditMatilda,maisj’aipeurde

nepastoujourscomprendrecequeçasignifie.MlleCandyse leva, sortitd’unpasvifde laclasseet revint trentesecondesplus tard, tenantun

grosvolume.Ellel’ouvritauhasardetleplaçasurlepupitredeMatilda.

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—C’estunlivredepoésieslégères,dit-elle.Voyonssitupeuxenlireuneàvoixhaute.D’unevoixbienmodulée,etsurunrythmeégal,Matildarécita:

UnfameuxgourmetquidînaitàPiseTrouvadanssasoupeunesourisgriseMotus!luisoufflalegarçonfutéSinontoutlemondevam’enréclamer!Plusieursenfants,sensiblesaucomiquedelascène,semirentàrire.MlleCandydemanda:—Sais-tucequec’estqu’ungourmet,Matilda?—C’estquelqu’unquiaimelesbonneschosesàmanger.—Exact,ditMlleCandy.Etsais-tu,parhasard,comments’appellecepetitpoème?—C’estunquatrain,ditMatilda.Celui-ciesttrèsamusant.—Ilestassezconnu,ditMlleCandyenreprenant le livreetenallantse rasseoiràsa table.Un

quatrainspiritueldemandebeaucoupdetalent.Çaparaîtfacile,maisc’esttoutlecontraire.—Jesais,ditMatilda.J’aiessayéd’enfaireplusieursfois,maisilsnesontpasfameux.— Tu as essayé, vraiment ? s’étonna Mlle Candy, plus éberluée que jamais. Écoute, Matilda,

j’aimeraisbeaucoupentendreundetesquatrains.Pourrais-tunousendireundonttuterappelles?—Eh bien, fitMatilda, hésitante.A vrai dire, j’ai essayé d’en faire un sur vous,mademoiselle

Candy,pendantqu’onétaittousici.—Surmoi!s’exclamaMlleCandy.Alors,celui-là,jetiensabsolumentàl’entendre,d’accord?—Jen’aipastrèsenviedeleréciter,mademoiselleCandy.—S’ilteplaît,pourmefaireplaisir.Jeteprometsdenepast’envouloir.—Justement,j’enaipeurparcequej’aiemployévotrepetitnompourlarimeetc’estpourçaque

çam’ennuiedeledire.—Commentconnais-tumonpetitnom?demandaMlleCandy.—J’aientenduuneautremaîtressequivousparlaitavantqu’onentredanslaclasse,ditMatilda.

EllevousaappeléeJenny.— J’insiste pour entendre ton quatrain, ditMlleCandy, esquissant un de ses très rares sourires.

Lève-toietrécite-le.Acontrecœur,Matildaselevaet,d’unevoixlente,altéréeparlanervosité,ellerécitasonquatrain:Chacunsedit,voyantJennyEst-ilpossiblequ’ontrouveiciDameauvisageaussijoli?Pasune,jevousleparie!LecharmantetpâlevisagedeMlleCandys’empourpradelagorgeaufront.Anouveau,unsourire

luivintauxlèvres,unsourirebeaucoupplusépanoui,unsouriredepurplaisir.

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—Oh,merci,merci,Matilda,dit-elle, ravie.Bienqu’ilneraconteriendevrai,c’estun trèsbonquatrain.MonDieu,monDieu,ilfautquejemelerappelle.

Dutroisièmerangdelaclasse,Anémonedéclara:—C’estdrôlementbien.J’aimebeaucoup.—Etenplus,c’estvrai,appuyaunpetitgarçonnomméRobert.—Tuparlesquec’estvrai,approuvaVictor.Déjà,MlleCandyavaitgagnélaconfianceetlasympathiedetoutelaclassealorsqu’ellen’avait,

jusque-là,guèreprêtéattentionqu’àMatilda.—Quit’aapprisàlire,Matilda?demanda-t-elle.—Oh,j’aiappristouteseule,mademoiselleCandy.—Ettuasludeslivrespourtonplaisiràtoi,deslivresd’enfants,jeveuxdire?—J’ai lu tousceuxqu’onpeut trouverà labibliothèquepubliquede lagrand-rue,mademoiselle

Candy.—Ettulesasaimés?—Certains je les ai aimés beaucoup, oui, réponditMatilda ; mais j’en ai trouvé d’autres bien

ennuyeux.—Cite-m’enunquit’avraimentplu.—L’Ile au trésor, ditMatilda. Je crois queM.Stevenson est un très bon écrivain,mais il a un

défaut.Iln’yapasdepassagesdrôlesdanssonlivre.—Peut-êtrebien,ditMlleCandy.—Iln’yenapasnonplusbeaucoupchezM.Tolkien,ditMatilda.—Crois-tuqu’ildevraityavoirdesmomentsdrôlesdanstousleslivresd’enfants?demandaMlle

Candy.—Oui, réponditMatilda.Les enfantsne sont pas aussi sérieuxque lesgrandespersonnes et ils

aimentrire.MlleCandy,confondueencoreunefoisparlasagessedecettesipetitefille,luidemanda:—Etqu’est-cequetufaismaintenantquetuaslutousleslivresd’enfants?—Jelisd’autreslivres,réponditMatilda.Jelesemprunteàlabibliothèque.MmeFolyotesttrès

gentilleavecmoi.Ellem’aideàleschoisir.MlleCandy,penchéeenavantpar-dessussatable,considéralonguementMatildad’unairrêveur.

Elleavait,cettefois,totalementoubliélesautresélèves.—Quelslivres?murmura-t-elle.—J’aimeénormémentCharlesDickens,ditMatilda.Ilmefaitbeaucouprire.SurtoutM.Pickwick.Acetinstant,danslecouloir,laclochesonnalafindelaclasse.

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MademoiselleLegourdin

Pendant la récréation, Mlle Candy, quittant la salle de classe, se rendit droit au bureau de ladirectrice. Elle était au comble de l’excitation. Elle venait de découvrir une petite fille douée, selontouteapparence,defacultésexceptionnelles.Siellen’avaitpaseuletempsdejugerdéfinitivementdelaréalitédecesdons,MlleCandyenavait suffisammentapprispour se rendrecomptequ’il fallait agirsansdélai.Ileûtétéridiculedelaisseruneenfantpareillesemorfondredansuneclassededébutants.

Entempsnormal,MlleCandy,queladirectriceterrifiait,veillaitàs’enteniràl’écartmais,étantdonné la situation, elle était prête à affronter n’importe qui. Elle frappa donc à la porte du bureauredouté.«Entrez!»tonnalavoixprofondeetmenaçantedeMlleLegourdin.EtMlleCandyentra.

Les dirigeants d’établissement scolaire sont, en général, choisis parce qu’ils font preuved’éminentesqualités. Ilscomprennent lesenfantsetprennent leurs intérêtsàcœur. Ilssontouvertsetcompréhensifs.Ilsontunsincèresoucidelajusticeetdel’éducationdeceuxquileursontconfiés.MlleLegourdin, elle, ne possédait aucune de ces qualités. Et comment elle avait pu accéder à son postedemeuraitunvéritablemystère.

C’était une espècedemonstre femelled’aspect redoutable.Elle avait en effet accompli, dans sajeunesse,desperformancesenathlétismeetsamusculatureétaitencoreimpressionnante.Ilsuffisaitderegardersoncoudetaureau,sesépaulesmassives,sesbrasmusculeux,sespoignetsnoueux,sesjambespuissantes pour l’imaginer capable de tordre des barres de fer ou de déchirer en deux un annuairetéléphonique. Pas lamoindre trace de beauté sur son visage qui était loin d’être une source de joieéternelle. Elle avait unmenton agressif, une bouche cruelle et de petits yeux arrogants.Quant à sesvêtements, ils étaient, pour le moins, singuliers. Elle portait en permanence une blouse marronboutonnée, serrée à la taille par une large ceinture de cuir ornée d’une énorme boucle d’argent. Lescuissesmassivesémergeantdelablouseétaientmouléesparuneespècedeculotteextravagante,tailléedansuneétoffevertbouteille.Cetteculottes’arrêtaitjusteau-dessousdugenou,sesbordsaffleurantlehautdebasgrossiersà reversqui soulignaientà laperfection sesmolletsdecolosse.Auxpieds, elleportaitdegrosmocassinsmousàtalonsplatsetàlalanguettependante.Bref,elleévoquaitbeaucoupplusunedresseusedemolossessanguinairesqueladirectriced’unepaisibleécoleprimaire.

LorsqueMlleCandyentradanslebureau,MlleLegourdinsetenaitdeboutderrièresavastetabledetravail,avecuneexpressionimpatientesursaminerenfrognée.

— Oui ! grogna-t-elle. Qu’est-ce que vous voulez ? Vous m’avez l’air bien agitée, ce matin.Qu’est-ce qui vous arrive ?Ces petits garnements vous ont bombardée avec des boulettes de papiermâché?

—Non,madameladirectrice,pasdutout.—Alors,quoi?Jevousécoute.Jesuisunefemmetrèsoccupée.Toutenparlant,elles’étaitemparéed’unpichetsursatableets’étaitserviunverred’eau.—Ilya,dansmaclasse,unepetitefille,MatildaVerdebois…commençaMlleCandy.—C’estlafilledupatrondugarageVerdebois,danslevillage!aboyaMlleLegourdin.Carilneluiarrivaitpratiquementjamaisdeparlernormalement:ouelleaboyait,ouellebeuglait.—Unhommetrèsbien,ceVerdebois,continua-t-elle.Jesuisalléechezluihier,justement.Ilm’a

venduunevoiture.Presqueneuve.Ellen’avaitfaitquequinzemillekilomètres.Sapropriétaireétaitunevieille dame qui ne la sortait guère qu’une fois par an. Une affaire en or. Oui, il me plaît bien,Verdebois !Un bon élément dans notre communauté.A part ça, ilm’a dit que sa fille ne valait pasgrand-chose,qu’il fallait la surveiller.D’après lui, s’il seproduisaitdespépinsdans l’école,ceseraitsûrementuncoupdesafille.Jen’aipasencorevucetteeffrontée,maiselleneperdrienpourattendre.

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D’aprèssonpère,c’estuncafard!uneplaie!unepeste!—Ohnon,madameladirectrice,cen’estpasvrai!s’écriaMlleCandy.

—Maissi,Candy,c’estfichtrementvrai!Et,aufait,maintenantquej’ypense,çadoitêtreellequi

amiscetteboulepuantesousmonbureau,cematin.Lapièceempestait.Onauraitcruunégout!Biensûrquec’estelle!Jenevaispaslarater,comptezsurmoi!Dequoia-t-ellel’air?D’unevilainepetitevermine,sansdoute.Aucoursdemadéjàlonguecarrièred’enseignante,j’aidécouvert,mademoiselleCandy, que chez les enfants dévoyés, les filles étaient bien plus dangereuses que les garçons. Sanscompter qu’elles sont beaucoupplusdifficiles àmater.Vouloirmater unede cespetites pestes, c’estcommetenterd’écraserunemouche:voustapezdessusetlasalebêteadéjàfilé.Satanéeengeancequelespetitesfilles!Trèsheureusedenejamaisenavoirétéune.

—Oh,maisvousavezbiendûêtreunepetitefille,madameladirectrice;sûrement,même.—Paslongtemps,entoutcas,jappaMlleLegourdin,unmauvaissourireauxlèvres.J’aivieillitrès

vite.« Elle perd les pédales, pensa Mlle Candy. Elle a une araignée au plafond. » Elle se campa

résolumentdevantladirectrice.Pourunefois,ellen’allaitpasselaisserpiétiner.— Je dois vous dire, madame la directrice, que vous vous trompez complètement en accusant

Matildad’avoirmisuneboulepuantesousvotrebureau.—Jenemetrompejamais,mademoiselleCandy.—Mais,madameladirectrice,cettepetiteestarrivéeàl’écolecematinetelleestvenuedroitdans

maclasse…—Nediscutezpasavecmoi,mapetite!Cettevipèrede…deMatildaamisuneboulepuantesous

matable!Çanefaitaucundoute.Mercidemel’avoirsignalé.—Maisjenevousl’aipassignalé,madameladirectrice.—Ah,maissi!Maintenant,qu’est-cequevousvoulez,Candy?Pourquoimefaites-vousperdre

montemps?

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—Je suis venue vous parler deMatilda,madame la directrice. C’est une enfant extraordinaire.Puis-jevousexpliquercequivientdesepasserdansmaclasse?

—Je supposequ’elleamis le feuàvotre jupeetbrûlévotreculotte ! répliquaMlleLegourdin,hargneuse.

—Non,non!s’écriaMlleCandy.Matildaestungénie.A lamention de cemot,MlleLegourdin devint violette et tout son corps parut s’enfler comme

celuid’uncrapaud-bœuf.

—Ungénie !hurla-t-elle.Quellesâneriesmedébitez-vous?Vousavezperdu la tête !Sonpère

m’agarantiquesafilleétaitunvraigibierdepotence!—Sonpèreatort,madameladirectrice.—Surveillezvosparoles,mademoiselleCandy.Vousavezvucettepetitefilleunedemi-heureet

sonpèrelaconnaîtdepuissanaissance.MaisMlleCandyétaitrésolueàs’expliqueretelleentrepritdedécrirecertainesdesperformances

étonnantesréaliséesparMatildaenarithmétique.—Bon,elleaapprisquelquestablesdemultiplicationparcœur?aboyaMlleLegourdin.Çanefait

pasd’elleungénie,jeuneécervelée,maisunvulgaireperroquet.—Mais,madameladirectrice,ellesaitlire.—Moiaussi!grondaMlleLegourdin.—Amonavis,insistaMlleCandy,cetteMatildadevraitêtreretiréedemaclasseetadmisesans

délaidanscelledesgrandsdeonzeans.—Ha ! fitMlleLegourdin.C’est ça !Vousvoulezvous endébarrasser ?En somme,vous êtes

incapable de la neutraliser, et vous voulez donc vous en décharger sur lamalheureuseMlleBasquetchezquiellemettraunepagailleencorepire.

—Non,non!s’écriaMlleCandy.Cen’estpasdutoutmonidée!—Oh,maissi!beuglaMlleLegourdin.Jevoisclairdansvotrejeu,mapetite!Etjerépondsnon!

Matildaresteraoùelleest.Avousdeveilleràcequ’ellesetiennetranquille.—Mais,madameladirectrice,jevousenprie…—Pasunmotdeplus!vociféraMlleLegourdin.Detoutefaçon,larègleestformelleici.Tousles

enfantsrestentdansleurgrouped’âge,douésoupas.Jenevaispasmettreunepetitediablessedecinqansaveclesgarçonsetlesfillesdelagrandeclasse.Onn’apasidée!

Mlle Candy restait là, impuissante, devant cette géante à l’encolure congestionnée. Elle avaitencorebiendeschosesàdiremaissavaitqueceseraitenpureperte.

—Trèsbien,dit-elled’unevoixdouce,commevousvoudrez,madameladirectrice.—Parfaitement!Commejeveux!explosaMlleLegourdin.Etn’oubliezpas,mapetite,quenous

avonsaffaireàunejeunevipèrequiamisuneboulepuantesousmatable…—Cen’estpasellequiafaitça,madameladirectrice.—Si,biensûr,c’estelle,tonnaMlleLegourdin.Etjevaisvousdireunechose:jeregrettebiende

nepluspouvoirmeservirdesvergesoudemaceinturecommejelefaisaisdanslebonvieuxtemps!Je

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luitanneraislederrière,àcetteMatilda…Elleenauraitpourunmoisavantdepouvoirs’asseoir!MlleCandytournalestalonsetsortitdubureau,dépriméemaisnullementbattue.«Ilfautqueje

fassequelquechosepourcetteenfant,sedit-elle.Quoi,aujuste,jenesaispasencore,maisjetrouveraibienunmoyendel’aider,auboutducompte.»

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Unevisitechezlesparents

La récréationn’était pas terminée, etMlleCandyenprofitapour emprunter auxprofesseursquienseignaient dans les classes des grands un certain nombre demanuels d’algèbre, de géométrie, defrançais,delittératureetautres.PuiselleallachercherMatildaetlafitvenirdanssaclasse.

—Çane rime à rien, dit-elle, que tu restes là sur tonbanc à te tourner les poucespendant quej’apprendsauxautresàréciterlatablede2ouàépelerdesmotsdetroislettres.Donc,àchaquecours,je te donnerai un de ces livres à étudier.A la fin de la classe, tu pourras venirme trouver avec tesquestionss’ilyena,etj’essaieraidet’aider.Qu’enpenses-tu?

—Mercibeaucoup,ditMatilda.Çam’al’airparfait.—Jesuiscertaine,repritMlleCandy,quenouspourronstefairemonterplustarddansuneautre

classemais,pourl’instant,ladirectricepréfèrequeturestesoùtues.—Trèsbien,mademoiselleCandy,ditMatilda.Etmercibeaucoupdemeprêtertousceslivres.«Quelleenfantcharmante,songeaMlleCandy.Cequesonpèreapudired’elle,jem’enmoque.

Elleparaîtaussicalmequegentille.Etaucunefatuitéendépitdesesdons.Enfait,ellen’amêmepasl’aird’enavoirconscience.»

Donc,lorsquelesélèveseurentregagnélaclasse,Matilda,àsonpupitre,seplongeadansl’étuded’un livredegéométrieque luiavaitdonnéMlleCandy.Celle-ci,qui l’observaitducoinde l’œil, seréjouitdeconstaterque,trèsvite,lapetitefillefutcaptivéeparsalecture.Atelpointque,pasunefoisdurantlecours,ellenelevalenez.

CependantMlleCandyavaitprisuneautredécision:elleavaitrésolud’allertrouverlesparentsdeMatildaetd’avoiraveceuxunentretienconfidentiel.Ellen’admettaitpasdelaissersepoursuivreainsiunesituationaussiridicule.Etpuis,elleneserésignaitpasàcroirelesparentsdeMatildatotalementindifférentsauxtalentsremarquablesdeleurfille.Aprèstout,M.Verdeboisétaitunnégociantprospèreet,donc,ildevaitposséderunminimumdebonsens.Deplus,ilestbienconnuquelesparentsnesous-estiment jamais les capacités de leurs enfants. Bien au contraire. A un point tel qu’il est souventimpossibleàunprofesseurdeconvaincreunpèreouunemère,débordantsdefierté,queleurmarmotbien-aimé est un parfait crétin. Forte de ces principes, Mlle Candy avait la conviction qu’ellepersuaderaitsanspeineM.etMmeVerdeboisdesremarquablesméritesdeleurfille.Leseulproblèmeconsisteraitpeut-êtreàendiguerleurexcèsd’enthousiasme.

Sur quoi,MlleCandydonna libre cours à ses espérances.Et elle se demanda si elle pourrait sepasserde l’autorisationdesparentspourdonner, après l’école, des leçonsparticulières àMatilda.Laperspectivedeservirdementoràuneenfantaussibrillantecomblaitsesaspirationsdepédagogue.Et,soudain,elledécidad’allerrendrevisiteàM.etMmeVerdeboislesoirmême.Elleattendraitasseztard,entreneufetdixheures,pourêtresûrequeMatildasoitdéjàaulit.

Ainsi sedéroulèrent les choses.Ayant trouvé l’adressedans ledossier scolairedeMatilda,MlleCandysemitenrouteàpiedversneufheurespourserendrechezlesVerdebois.Elletrouvalamaisondansunerueagréableoùdesjardinetsséparaientlespavillonslesunsdesautres.C’étaitunemoderneconstructiondebriquequiavaitcertainementcoûtéunbonprixetdontlenom,inscritsurlaporte,étaitL’Ermitage. « Gîte amer aurait mieux convenu », pensa Mlle Candy qui avait un faible pour lesanagrammes.Ellesuivitl’allée,gravitleperron,sonnaetattendit.Al’intérieur,latélévisiontonitruait.

Unesortedecriquetàfaceetmoustachederat,envestonàcarreauxorangeetverts,vintluiouvrir.—Vousdésirez?dit-ilenlatoisant.Sivousvendezdesbilletsdeloterie,j’enveuxpas.— Je ne vends rien. Excusez-moi de venir vous déranger à cette heure. Je suis l’institutrice de

Matildaàl’écoleetilestimportantquejevousparleàvousetàvotrefemme.

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—Elle s’estdéjà attirédes ennuis, c’est ça ?maugréaM.Verdebois, bloquant lepassage.Maisc’estvousquienêtesresponsable,maintenant.Avousdevousdébrouilleravecelle.

—Elle ne s’est attiré aucun ennui, réponditMlleCandyquelquepeu surprise. Je viens avecdebonnesnouvellespourelle.Desnouvellessidérantes,même,monsieurVerdebois.Pourrais-jeentreruninstantetvousparlerdeMatilda?

—Noussommesenpleinmilieud’undenosfeuilletonspréférés.Voustombeztrèsmal.Sivous

reveniezplustard,uneautrefois?MlleCandycommençaitàperdrepatience:—MonsieurVerdebois,dit-elle,sivouscroyezqu’uneémissionminableestplusimportanteque

l’avenirdevotre fille,vousneméritezguèred’êtresonpère !Allezdoncarrêterce fichuappareiletécoutez-moi!

Cette apostrophe désarçonnaM.Verdebois. Il n’avait pas l’habitude d’être interpellé sur ce ton.L’œilinquisiteur,ilexaminacettefrêlejeunefemmesirésolumentcampéesursonperron.

—Bon,bon,çava,aboya-t-il.Entrez,qu’onliquideçaenvitesse.MlleCandyfranchitvivementleseuil.—MmeVerdeboisvavousbénir,ditM.Verdeboisenlafaisantentrerdanslesalonoùuneblonde

platinéeadipeusedévoraitdesyeuxlesimagessurlepetitécran.—Qu’est-cequec’est?s’enquit-ellesansleverlatête.—Uneinstite,ouquelquechosecommeça,ditM.Verdebois.Paraîtqu’elleveutnousparlerde

Matilda.Ils’approchadupostedontilbaissaleson.—Mais t’es fou, Henri ! s’écria Mme Verdebois.Willard va justement proposer le mariage à

Angelica.—Continueàregarderpendantqu’oncause,ditM.Verdebois.C’estlamaîtressedeMatilda.Elle

auraitdesnouvellesànousdonneràproposdelagosse.—Jem’appelleJenniferCandy,ditMlleCandy.Commentallez-vous,madameVerdebois?MmeVerdeboislafoudroyaduregard:—Ehben,quoi,qu’est-cequinevapas?Personnen’ayantinvitéMlleCandyàs’asseoir,ellepritdoncunechaiseets’installa.—C’étaitlapremièrejournéedevotrefilleàl’école,dit-elle.—Oui,onlesait,grognaMmeVerdeboisauxcentcoupsàl’idéederatersonfeuilleton.C’esttout

cequevousavezànousdire?

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MlleCandyplongeasonregarddanslesyeuxgrisâtresdesoninterlocutriceetlaissalesilencese

prolongerjusqu’àcequeMmeVerdeboiss’agitât,malàl’aise.—Voulez-vousquejevousexpliquepourquoijesuisvenue?—Ehbien,allez-y,fitMmeVerdebois.—Voussavezsûrement,ditMlleCandy,quelesenfantsdanscetteclassenesavent,enprincipe,ni

lire,niépeler,nicompteràleurarrivée.Lespetitsdecinqansensontincapables,maisMatilda,elle,peutfairetoutcela.Et,àl’encroire…

—Lacroyezpas,coupaMmeVerdebois.Ellenedécoléraitpasd’êtreprivéedusondelatélé.—Alors,repritMlleCandy,ellementaitdoncquandellemedisaitquepersonneneluiavaitappris

àfairedesmultiplicationsouàlire!Est-cel’undevousdeuxquiluiaappris…—Apprisquoi?demandaM.Verdebois.— A lire. A lire des livres, dit Mlle Candy. Peut-être est-ce vous qui l’avez initiée, peut-être

mentait-elle. Peut-être avez-vous des étagères chargées de livres dans toute lamaison. Est-ce que jesais?Peut-êtreêtes-voustouslesdeuxdegrandslecteurs.

—Bien sûr qu’on lit, ditM.Verdebois. Faites pas tant de chichis.Moi, je lis L’Automobile et

Moteurstouteslessemaines,deAàZ.—Cettepetiteadéjà luunnombreétonnantde livres, repritMlleCandy.Jevoulaissimplement

savoirsiellevenaitd’unefamillequiaimaitlabonnelittérature.—Nous,onn’estpaspourlalecturedeslivres,ditM.Verdebois.C’estpasenrestantassissurses

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fessesetenbouquinantqu’ongagnesavie.Desbouquins,cheznous,yenapas!— Je vois, dit Mlle Candy. Enfin, je suis seulement venue vous dire que Matilda est

particulièrementdouée.Maisjesupposequevouslesaviezdéjà.—Évidemment,jesavaisqu’ellesavaitlire,intervintlamère.Ellepassesavie,enferméedanssa

chambre,àsefarcirlatêted’untasdesottises.—Maisçanevousétonnepas, insistaMlleCandy,qu’unepetite filledecinqans lisede longs

romansdeDickensoud’Hemingway?Çanevousfaitpasbondirdejoie?—Passpécialement,ditlamère.Lesintellectuelles,j’enairienàfaire.Unegaminedoitpenserà

se faire belle pour pouvoir décrocher plus tard un bonmari.C’est plus important que les livres, ça,mademoiselleCondé.

—MonnomestCandy,ditMlleCandy.—Tenez,regardez-moisimplement,ditMmeVerdebois.Etpuis,regardez-vous.Vousavezchoisi

leslivres,moi,j’aichoisidebienvivre.

MlleCandyconsidéralacréatureadipeuse,auvisagedepuddinggraisseux,affaléedevantelle.—Vousavezdit?demanda-t-elle.— J’ai dit que vous aviez choisi les livres, et que moi, j’ai choisi de bien vivre, répétaMme

Verdebois.Etquis’ensortlemieuxdesdeux,hein?Moi,pardi!Bieninstalléedansunejoliemaisonavecunhommed’affairesprospère,etvousobligéedevouséchineràserinerBABaàuntasdesalespetitsmorveux.

—T’asraison,macocotte,glapitM.Verdebois,posantsursafemmeunregardd’unetelleveulerielarmoyantequ’ilauraitrendumalademêmeunchacal.

IldevenaitévidentquesiMlleCandyvoulaitobtenirlamoindreconcessiondegenspareils,ellenedevaitsurtoutpasperdresonsang-froid.

—Jenevousaipasencoretoutdit,reprit-elle.Matilda,pourautantquej’aiepuenjuger,estunvéritablegéniemathématique.Elleestcapabledemultiplierinstantanémentdesnombrescompliqués.

—Etàquoiçasertquandonpeutsepayerunecalculette?grognaM.Verdebois.— C’est pas avec sa cervelle qu’une fille va dégoter un homme, dit Mme Verdebois. Tenez,

regardezcettevedettedecinéma,ajouta-t-elleendésignantlepetitécransilencieuxoùunejeunefemmeaubusteavantageuxselaissaitenlacerparunesortededéménageur,auclairdelune.Vousn’allezpasmedirequec’estenluijetantdeschiffresàlafigurequ’ellel’atombé?Pasdedanger.Etmaintenant,ilval’épouser,çanefaitpasunpli,etellevavivredansunpalaisavecunmaîtred’hôteletdestasde

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femmesdechambre.Mlle Candy avait peine à en croire ses oreilles. Elle connaissait par ouï-dire l’existence de tels

parentsetsavaitqueleursenfantsdevenaientimmanquablementtousdejeunesdélinquants–voiredesmarginaux–,maisd’enrencontreruncoupleenchairetenosnel’enbouleversaitpasmoins.

—L’ennui, avecMatilda, reprit-elle, s’obstinantmalgré tout à suivre son idée, c’est qu’elle esttellementenavancesurlesautresquecelavaudraitlapeinedeluifairedonnerdesleçonsparticulières.Jecroissérieusementque,dansdeuxoutroisans,secondéedefaçonadéquate,ellepourraitatteindreleniveaudel’université.

—L’université?hurlaM.Verdeboisenbondissantdesonfauteuil.Mais,sciuredebois,qu’est-cequevousmechantezavecvotreuniversité!Toutcequ’onyapprend,c’estdesmauvaiseshabitudes.

—Pasdutout!rétorquaMlleCandy.Sivousaviezunecrisecardiaqueàcetinstantmêmeetqu’ilfaille appeler un docteur, ce docteur aurait un titre universitaire. Si vous étiez poursuivi pour avoirvendu une voiture d’occasion pourrie, il vous faudrait un avocat qui, lui aussi, serait diplômé del’université. Ne méprisez pas les gens instruits, monsieur Verdebois. Et comme je vois que nousn’allonspaspouvoirtomberd’accord,excusez-moid’avoirfaitirruptionchezvousdecettefaçon.

Là-dessus,elleselevadesachaiseetsortitdelapièce.M.Verdeboisl’accompagnajusqu’àlaported’entrée.—Mercid’êtrevenue,mademoiselleCondé…non,Caddie,peut-être…?—Nil’unnil’autre,ditMlleCandy,maisc’estsansimportance.Et,surcesdernièresparoles,elles’enalla.

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LaméthodeLegourdin

L’undesagrémentsdeMatilda tenaitàceque,sion larencontraitparhasardetqu’onbavardaitavecelle,onpouvait laprendrepourunepetite filledecinqans tout à faitnormale.Ellenedonnaitpratiquementaucunsignedesongénieetn’essayaitjamaisd’épaterlesautres.«Voilàunepetitefilleaussitranquillequeraisonnable»,auriez-vouspensé.Et,àmoinsd’entameravecelle,pouruneraisonouuneautre,unediscussionsurlalittératureoulesmathématiques,jamaisvousnevousseriezdoutédesesfacultésmentalesexceptionnelles.

Matildan’avaitdoncnullepeineàsefairedesamisparmisespetitscamarades.Touslesélèvesdesaclassel’aimaient.Certes,ilssavaientqu’elleétaittrèsforteparcequ’ilsn’avaientpasoubliélafaçondontelleavaitréponduauxquestionsdeMlleCandylepremierjourdelaclasse.Etilssavaientaussiqu’elleétaitautoriséeàresterassisedansuncoinavecunlivrependantlecourssansfaireattentionàlamaîtresse.Maislesenfantsdecetâgenes’interrogentpastropsurlepourquoideschoses.Ilssonttropabsorbéspartousleurspetitsproblèmespersonnelspoursesoucierdesfaitsetgestesdesautresetdeleursmotivations.

ParmilesnouveauxamisdeMatildasetrouvaitlafilletteappeléeAnémone.Dèslepremierjour,les deux enfants ne s’étaient pas quittées pendant les récréations du matin et de midi. Anémone,particulièrement petite pour son âge, était une sorte demauviette aux yeuxmarron foncé, avec unefrangede cheveuxbruns sur le front.Matilda l’aimait parcequ’elle était intrépide et aventureuse.EtAnémoneaimaitMatildaexactementpourlesmêmesraisons.

Avant même la fin de la première semaine, des histoires terrifiantes sur la directrice, MlleLegourdin,étaientparvenuesauxoreillesdesnouvellesvenues.Letroisièmejour,pendantlarécréationdumatin,MatildaetAnémonefurentabordéesparunesauterellededixansavecunboutonsurlenez,dunomd’Hortense.

—Vousêtesdespouillardes,hein!fitHortenseenlestoisantdetoutesahauteur.—Despouillardes?demandaMatilda.—Desnouvelles,quoi!Ellemâchaitdeschipsqu’ellesortaitd’unvastesacdepapieretenfournaitparpoignéesdanssa

bouche.—Bienvenueaupénitencier,ajouta-t-elleensoufflantdesfragmentsdefritesquitombèrentdevant

elletelsdesfloconsdeneige.Lesdeuxfillettes,impressionnéesparcettegéante,gardèrentunsilenceprudent.—VousavezpasencorefaitconnaissanceaveclamèreLegourdin?demandaHortense.—Onl’aaperçueàlarentrée,réponditprudemmentAnémone,maisonlaconnaîtpas.—Vousperdezrienpourattendre,repritHortense,ellepeutpasblairerlestout-petits.Autrement

dit,votreclasseet tousceuxqu’enfontpartie.Pourelle, lesmômesdecinqans,c’estdes larvesquisontpasencoresortiesdeleurcocon.

Et,hop!elleengouffraunenouvellepoignéedechips.Flop,flop,flop,firentlesmiettessurgissantdesabouchealorsqu’elleprécisait:

— Si vous tenez le coup un an, vous arriverez peut-être à aller jusqu’au lycée ; mais y en abeaucoupquicraquent!Onlesemmène,hurlaaantes,surdescivières.Combiendefoisj’aivuça…

Hortensefitunepausepour jugerde l’effetdeses révélationssur lesdeuxmicrobes.Uneffet,àl’évidence,trèslimité.Carellesn’avaientpourainsidirepaspipé.Lagrandedécidadoncdelesrégalerd’horreurssupplémentaires:

— Je suppose que vous savez que lamèreLegourdin a un placard dans son appartement qu’on

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appellel’Étouffoir.Vousenavezentenduparler,del’Étouffoir?MatildaetAnémonesecouèrentlatêtesansquitterdesyeuxlagéante.Avecleurtaillelilliputienne,

ellesavaienttendanceàseméfierdetoutecréatureplusgrandequ’elles,surtoutdesélèvesdelaclassesupérieure.

—L’Étouffoir,poursuivitHortense,c’estdoncunplacard trèshaut,mais trèsétroit.Lefondn’apasplusdevingt-cinqcentimètresdecôté,cequifaitqu’onnepeutnis’yasseoirnis’accroupir.Ilfautresterdebout.Les troisautressontdesmursdecimentavecdeséclatsdeverrequidépassent,cequiempêche de s’y appuyer.On est obligé de se tenir comme au garde-à-vous tout le temps, là-dedans.C’estterrible.

—Onnepeutpass’appuyeràlaporte?demandaMatilda.

— Tu rêves ! dit Hortense. La porte, elle est pleine de clous pointus qui ressortent, des clous

plantésdel’extérieur,sansdouteparlamèreLegourdin.—Tuyasdéjàétéenfermée?s’enquitAnémone.— Moi ? Six fois pendant mon premier trimestre, répondit Hortense. Deux fois pendant une

journéeentièreetlesautresfoispendantdeuxheures.Maisdeuxheureslà-dedans,c’estdéjàlong.Onn’yvoitrienetsionsetientpasdroitcommeunpiquet,ousionsebalanceunpeu,lesboutsdeverredesmursetlespointesdescloussurlaportevousrentrentdanslapeau.

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—Pourquoiont’yamise?demandaMatilda.Qu’est-cequetuavaisfait?—Lapremière fois, j’avaisversédusiropd’érablesur lachaiseoùLegourdinvas’asseoirpour

faire l’étude. C’était formidable. Quand elle a posé ses fesses sur la chaise il y a eu un de cesgargouillis…Commel’hippopotamequienfonceunepattedans labergedugrandfleuveLimpopo…MaisvousêtestropmignardesettropbêtespouravoirlulesHistoirescommeça,non?

—Moi,jelesailues,ditMatilda.— Menteuse ! fit Hortense, aimablement. Tu sais même pas lire. Mais ça fait rien. Quand

Legourdins’estassisedanslesirop,c’étaittropbeauàentendre!Etquandellearessauté,lachaiseluiestrestéeunmomentcolléeaufonddesonhorribleculotteverteavantdesedétacherlentement.Alorselle s’est pris le derrière à deux mains… Fallait voir ses mains qui dégoulinaient. Si vous l’aviezentenduebrailler!

—Maiscommentelleasuquec’étaittoi?demandaAnémone.—Unsalemorpion,PauloSiffloche,m’acaftée,maugréaHortense.Jeluiaifaitsautertroisdents!—EtlamèreLegourdint’amiseàl’Étouffoirpendanttouteunejournée?demandaMatildad’une

voixétranglée.—Dumatin au soir, appuya Hortense. Quand elle m’a laissée sortir, je tournais plus rond. Je

bafouillaiscommeunedétraquée.—Etqu’est-cequetuasfaitd’autrepourêtreenferméedansl’Étouffoir?demandaAnémone.—Oh,jemesouvienspasdetout,réponditHortense.Elleparlaitenprenantdesminesdevieuxguerrierquialivrétellementdebataillesquelabravoure

estdevenue,chezlui,unesecondenature.—Ça remonte si loin, ajouta-t-elle en s’empiffrant de chips.Ah, si ! Jeme rappelle un coup…

Voilà ce qui s’est passé. J’avais choisi une heure où je savais que Legourdin faisait la classe deshuitièmes,j’aidonclevélamainpourdemanderlapermissiond’allerauxtoilettes.Mais,àlaplace,jemesuis faufiléechez lamèreLegourdin. J’ai farfouillé envitessedans sacommodeet j’ai trouvé letiroiroùellemettaitsesaffairesdegym…

—Continue,ditMatildafascinée.Qu’est-cequis’estpassé?—Jem’étaisfaitenvoyerparlapostedupoilàgratter,repritHortense.Çacoûtecinquantepence

le paquet et ça s’appelle du ronge-couenne. D’après l’étiquette, c’est fait avec des dents de serpentvenimeuxréduitesenpoudreetgarantiprovoquersurlapeaudescloquesgrossescommedesnoix.J’aidoncsaupoudrél’intérieurdesesculottesetjelesaibienrepliéesdansletiroir.

Hortenses’arrêta,letempsd’absorberunsupplémentdechips.

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—Etçaamarché?demandaAnémone.

—C’est-à-direquedeuxoutroisjoursaprès,repritHortense,pendantl’étude,Legourdins’estmise

àsegrattercommeunedingue.Ah!jemesuisdit.Çayest,elles’estchangéepourlagym.L’idéequej’étaislaseuleàsavoirpourquoiellefaisaitdesbondsàsetaperlatêteauplafond,vouspensezsij’étaisheureuse.Sanscompterquejerisquaisrien.Personnepouvaitmecoincer.Çalagrattaitdeplusenplus;elle ne pouvait plus s’arrêter. Sans doute qu’elle croyait avoir un nid de guêpes où je pense. Et là-dessus,lavoilàquiseprendlesfessesàpleinesmainsetsortencourant.

Anémone etMatilda étaient émerveillées. Pas d’erreur possible, elles se trouvaient en présenced’unechampionne,d’uncrackdel’Expérience.Etnonseulementcettefilleétaitlareineducouptordu,maiselleétaitprêteàrisquergrospourarriveràsesfins.Lesdeuxpetitescontemplaientcettedéesseavec admiration. Le bouton dont s’ornait son nez n’était plus une disgrâce, mais témoignait de soncourage.

— Mais comment elle t’a attrapée, cette fois-là ? demanda quand même Anémone, haletanted’émotion.

—Ellen’yestpasarrivée,réponditHortense,maisj’aieudroitàl’Étouffoirquandmême.—Pourquoi?demandèrent-ellesavecensemble.—Legourdin,expliquaHortense,elleaunesalehabitude,figurez-vous.Elleveuttoujoursdeviner.

Quandelleneconnaîtpaslecoupable,elleyvaauflairet,lepire,c’estqu’elletombesouventjuste.Cecoup-là,après l’histoiredusirop, j’étais lasuspectenumérounet,mêmesansaucunepreuve, toutceque j’ai pu dire n’a rien changé. J’ai eu beau crier : «Mais comment j’aurais fait ça,mademoiselleLegourdin?Jenesavaismêmepasquevousaviezdulingeàl’école!Jenesaismêmepascequec’estquelepoilàgratter!»J’aieubeaufaire,mesmensongesn’ontserviàrien.Legourdinm’aattrapéeparuneoreille,m’a traînéeaupasdecharge jusqu’à l’Étouffoiretm’yabouclée.C’était lasecondefoisquej’ypassais.Unevraietorture.J’étaispiquéeetécorchéedepartoutquandjesuisressortie.

—Maisc’estcommelaguerre!s’exclamaMatilda,horrifiée.— Tu parles que c’est la guerre ! cria Hortense. Et les pertes sont terribles. Nous sommes les

croisés,lesvaillantspaladinsquisebattentpresqueàmainsnueset,elle,Legourdin,c’estleprincedesTénèbres,c’est ledémonduMal, laBête immondeavec toutes lesarmesde l’Enferàsadisposition.Notrevieestuncombatdetouslesinstants.Ilfauts’entraider!

—Tupeuxcomptersurnous,affirmaAnémone,s’efforçantd’étireraumaximumlesquatre-vingt-quinzecentimètresdesataille.

—Bof,ditHortense.Vousn’êtesquedescrevettes;maisonnesait jamais.Undecesjours,onvoustrouverapeut-êtreunemissionsecrèteàremplir.

—Etsitunousendisaisencoreunpeuplussurelle?suggéraMatilda.Tuveux,dis?

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—Il ne faut pas que je vous fasse trop peur.Après tout, vous êtes des nouvelles, se rengorgeaHortense.

—Çanerisquerien,ditAnémone.Onestpetitesmaisonn’estpasdégonflées.—Alors,écoutez-moi,ditHortense.Hierencore,Legourdinasurprisungaminquis’appelleJules

Bigornotàmangerdelaréglissependantlecoursd’écritureetellel’asimplementattrapéparunbrasetbalancédehorspar la fenêtreouvertede laclasse.LaclasseestaupremieretonavuJulesBigornotvoltiger au-dessus du jardin comme un Frisbee et atterrir, avec un chocmou, aumilieu des laitues.Aprèsquoi,Legourdins’esttournéeversnousetnousadit:«Apartirdemaintenant,toutélèvesurprisàmangerenclassepasseraparlafenêtre.»

—EtceJulesBigornotn’arieneudecassé?demandaAnémone.—Oh,deux,troisosseulement,ditHortense.FautserappelerqueLegourdin,dansletemps,ellea

lancélemarteaupourl’AngleterreauxjeuxOlympiquesetqu’elleenestdrôlementfière.—Lancerlemarteau,çaveutdirequoi?demandaAnémone.—Lemarteau,expliquaHortense,c’estuneespècedegrosbouletdecanonfixéauboutd’unfilet

quelelanceurfaittournerau-dessusdesatêtedeplusenplusviteavantdelelâcher.Pouryarriver,ilfautavoiruneforceterrible.Legourdin,poursemaintenirenforme,lancen’importequoi,spécialementdesenfants.

—MonDieu!ditAnémone.— Il paraît, poursuivit Hortense, qu’un garçon est à peu près du même poids qu’un marteau

olympique;donc,pours’exercer,iln’yariendetelqued’enavoirquelques-unssouslamain.Acetinstantsurvintunétrangephénomène.Lacourderécréation,quirésonnaitjusque-làdescris

etdesappelsdesenfantsentraindejouer,devintsoudainsilencieusecommeuntombeau.—Attention!chuchotaHortense.Matilda et Anémone détournèrent la tête et virent la silhouette gigantesque deMlle Legourdin

s’avançantàtraverslafouledespetitsgarçonsetdespetitesfillesàlargesenjambéesmenaçantes.Lesenfants s’écartaient précipitamment pour lui laisser le passage et sa progression sur l’asphalte du solévoquait celle deMoïse franchissant lamerRouge entre les deuxmurailles liquides.Certes, avec sarobeboutonnée,salargeceintureetsaculotteverte,c’étaituneapparitionbiblique.Au-dessousdesesgenoux,sesmolletsmoulésdebasvertssaillaientcommedespamplemousses.

—AmandaBlatt!tonna-t-elle.Oui,toi,AmandaBlatt,viensici!—Cramponnez-vous!chuchotaHortense.—Qu’est-cequivasepasser?murmuraAnémone.—Cetteidioted’Amandaaencorelaissépoussersescheveuxpendantlesvacancesetsamèrelesa

tressésennattes.Quellebêtise!—Pourquoi?demandaMatilda.—S’ilyaunechosequeLegourdinnesupportepas,c’estjustementlesnattes,ditHortense.Médusées,Matilda et Anémone virent la géante en culotte vertemarcher sur une fillette d’une

dizained’annéesdontlesnattesauxrefletsdorésflottantsursesépauless’ornaientàchaqueextrémitéde nœuds de satin bleu du plus gracieux effet.AmandaBlatt, figée sur place, regardait s’avancer lagéante vers elle avec l’expression d’une personne coincée dans un champ contre une barrière tandisqu’un taureau furieux fonce sur elle.Les yeuxdilatés de terreur, frémissante, paralysée, la fillette sedisaitsansdoutequelejourdujugementdernierétaitvenupourelle.

MlleLegourdinavaitmaintenantatteintsavictimeetladominaitdetoutesahauteur.Quand tu reviendras à l’école demain, vociféra-t-elle, je veux que ces saletés de nattes aient

disparu.Tuvasmelescouperetlesjeteràlapoubelle,compris?

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Amanda,statufiéeparlapeur,parvintàbalbutier:—Mmm…mamanlesaimebbb…beaucoup.Ellemelesttt…tressetouslesmama…matins.—Tamère est une pochetée ! aboyaMlleLegourdin.Elle pointa un index de la grosseur d’un

saucissonsurlatêtedel’enfantetbrailla:—Aveccettequeuequitesortducrâne,tuasl’aird’unrat!—Mmm…mantrouveçatr…tr…trèsjoli,mademoiselle,bégayaAmanda,tremblantcommeune

crèmerenversée.—Jemefichecommed’uneguignedecequepensetamère!hurlaLegourdin.Surquoi,ellesecourbabrusquementsurAmanda,empoignasesdeuxnattesdelamaindroite,la

soulevadeterreetsemitàlafairetournoyerautourdesatêtedeplusenplusvite,toutencriant:—Jet’enficherai,moi,desnattes,salepetitrat!tandisquelapetitefilles’époumonaitdeterreur.—SouvenirdesOlympiades,murmuraHortense.Elleaccélèrelemouvement,toutcommeavecle

marteau.Jevousparie10contre1qu’ellevalalancer.

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MlleLegourdin,cambréeenarrièreetpivotanthabilementsurlapointedespieds,semitàtourner

sur elle-même tandis qu’Amanda tourbillonnait si vite qu’elle devenait invisible. Soudain, avec unpuissant grognement, l’ex-championne dumarteau lâcha les nattes etAmanda fila commeune fuséepar-dessuslemurdelacourderécréation,s’élevantversleciel.

—Beaulancer!criaquelqu’undel’autrecôtédelacour.EtMatilda,pétrifiéedevantcetteexhibitiondémente,vitAmandaBlattquiredescendait,décrivant

unegracieuseparabole,au-delàduterraindesport.Le projectile vivant atterrit dans l’herbe, rebondit deux ou trois fois et s’immobilisa. Puis, à la

stupeurgénérale,Amandasemitsursonséant.Ellesemblaitunpeuhébétéeetpersonnen’auraitsongéàleluireprochermais,auboutd’uneminuteenviron,elleseremitsurpiedetrevintentrottinantversl’école.

Campéeaumilieudelacourderécréation,Legourdins’époussetaitlesmains:—Pasmal,fit-elle,malgrémonmanqued’entraînement.Pasmaldutout.Puiselles’enalla.—Elleestfolleàlier,ditHortense.

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—Maislesparentsneseplaignentpas?s’étonnaMatilda.—Ils seplaindraient, les tiens? ripostaHortense. Jesaisque lesmiensnebougeraientpas.Les

parents,ellelestraitecommelesenfantsetilsenonttousunepeurbleue.Aundecesjours,vousdeux.Etellepartitd’unpasélastique.

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JulienApolonetlegâteau

—Comment peut-elle s’en sortir sans ennuis ? dit Anémone à Matilda. Les enfants racontentsûrementcequ’ilsontvuàleursparents.Moi,jesaisquemonpèreferaitunfoindudiables’ilsavaitqueladirectricem’aattrapéeparlescheveuxetbalancéedel’autrecôtédelacour.

— Il nedirait rien, soupiraMatilda.Et je peux t’expliquer pourquoi.C’est bien simple, il ne tecroiraitpas.

—Jetegarantisqu’ilmecroirait.— Non, soupira de nouveau Matilda. Et pour une bonne raison. Ton histoire paraîtrait trop

invraisemblablepourêtreréelle.VoilàlegrandsecretdeLegourdin.—C’est-à-dire?demandaAnémone.—Ilnefautjamaisrienfaireàmoitiésionneveutpassefairepunir.Mettrelepaquet.Passerles

bornes.S’arrangerpourpousserladinguerieau-delàducroyable.Quelparentadmettraitcettehistoiredetresses?Pasunseul,jetedis.Entoutcas,lesmienssûrementpas.Ilsmetraiteraientdementeuse.

—Danscecas-là,remarquaAnémone,lamèred’Amandanevapasluicoupersesnattes.—Non,réponditMatilda,c’estAmandaquileferaelle-même.Çanefaitpasunpli.—Tucroisqu’elleestfolle?demandaAnémone.—Qui?—Legourdin.—Non, ellen’estpas folle, réponditMatilda,mais elle est trèsdangereuse.Être élève ici, c’est

commeêtreenferméedansunecageavecuncobra.Ilfautavoirdebonsréflexes.Unautreexempledelaférocitédeladirectricelesédifiadèslelendemain.Pendantledéjeuner,il

futannoncéquel’écoleaucompletdevraitserassemblerdanslagrandesallederéuniondèslafindurepas.

Lorsque les quelque deux cent cinquante garçons et filles eurent pris place dans la salle,MlleLegourdinmontasur l’estrade.Aucundesautresprofesseursnel’accompagnait.Danssamaindroite,elle tenait une cravache. Plantée au centre de l’estrade, jambes écartées, poings sur les hanches, ellepromenaunregardflamboyantsurlamerdevisageslevésverselle.

—Qu’est-cequivasepasser?chuchotaAnémone.—Jenesaispas,réponditMatildasurlemêmeton.Toutel’écolesemblaitsuspendueauxparolesdeladirectrice.—JulienApolon!aboyabrusquementLegourdin.OùestJulienApolon?Unemainsetenditparmilesenfantsassis.—Viensici!criaLegourdin.Etenvitesse!Un jeune garçon de onze ans, rond et replet, se leva et, d’un pas décidé, gagna l’estrade qu’il

escalada.—Mets-toilà!ordonnaLegourdin,l’indexpointé.Legaminobéit ; il paraissait nerveux. Il savait trèsbienqu’onne l’avait pas fait venir pour lui

décernerunprix.D’unœilméfiant,ilsurveillaitladirectrice,s’écartantd’elleàpetitspasfurtifs,battanten retraite comme un rat guetté par un fox-terrier. Son visage,mou et empâté, était devenu grisâtred’appréhension.Seschaussettesluipendaientsurleschevilles.

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—Cebubon, tonnaladirectriceenbraquantsurluisacravachecommeunerapière,ce furoncle,

cetanthrax,ceflegmonpustuleuxquevousavezdevantvousestunmisérablecriminel,unrebutdelapègre,unmembredelamafia!

—Qui,moi?fitJulienApolon,l’airsincèrementahuri.—Unvoleur!hurlaMlleLegourdin.Unescroc,unpirate,unbrigand,uncoquin!—Ah,ditesdonc!fitlegamin.Toutdemême…—Nierais-tu,parhasard,misérablebourbillon?Est-cequetuplaideraisnoncoupable?—Jenesaispasdequoivousparlez,balbutialegosse,pluséberluéquejamais.—Jem’envais te lediredequoi je parle, espècedepetitmalblanc ! hurladeplusbelleMlle

Legourdin.Hiermatin,pendant la récréation, tu t’esglissédans lacuisinecommeunserpentet tuasvoléunetranchedemongâteauauchocolatsurmonplateauàthé!Ceplateauquivenaitd’êtrepréparéexprèspourmoiparlacuisinière.Monen-casdumatin!Quantaugâteau,ilvenaitdemesprovisionspersonnelles.Cen’étaitpaslegâteaudesélèves.Tunet’imaginestoutdemêmepasquejevaismangerlesmêmessaletésquevous?Cegâteauétaitfaitavecduvraibeurreetdelavraiecrème!Et lui,cejeune forban, ce perceur de coffres, ce détrousseur de grand chemin que vous voyez là, avec seschaussettesentire-bouchon,ilm’avolémongâteauetl’amangé!

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—C’estpasmoi!s’écrialegamin,virantdugrisaublanc.—Nemens pas,Apolon ! aboyaMlle Legourdin. La cuisinière t’a vu. Et elle t’amême vu le

manger.MlleLegourdins’arrêtauninstantpouressuyerl’écumequiluimoussaitauxlèvres.Lorsqu’ellerepritlaparole,cefutsuruntonsoudainposé,doucereux,presqueamical.Penchéesur

legamin,souriante,elleluidit:—Tul’aimesbien,mongâteauspécialauchocolat,hein,Apolon?Ilestbonetdélicieux?—Trèstrèsbon,réponditlegamin.Lesmotsluiavaientéchappémalgrélui.—Tuasraison,repritMlleLegourdin.Ilesttrèstrèsbon.Jecroisdoncquetudevraisféliciterla

cuisinière.Quandunmonsieurs’estrégaléd’unrepassucculent,JulienApolon,iltransmettoujourssescomplimentsauchef.Tunesavaispasça,hein?Ilestvraiquelesgensquifréquententlescriminelsdesbas-fondsnesontpasréputéspourleursbonnesmanières.

Legaminrestasilencieux.

— Madame Criquet ! cria Mlle Legourdin, tournant la tête vers la porte. Venez ici, madame

Criquet.Apolonvoudraitvousdiretoutlebienqu’ilpensedevotregâteauauchocolat!Lacuisinière,uneaspergeflétriequidonnaitl’impressiond’avoirétésoumisedepuisbelleluretteà

unedessiccationtotaledansunfourbrûlant,montasurl’estrade.Elleportaituntablierblancdouteuxetsonapparitionavaitétévisiblementorganiséed’avanceparladirectrice.

—Allons,JulienApolon,tonnaMlleLegourdin,disàMmeCriquetcequetupensesdesongâteauauchocolat.

—C’esttrèsbon,marmonnalegamin.

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Sansnuldoute,ilcommençaitàsedemandercequil’attendait.Iln’avaitqu’unecertitude:laloi

interdisaitàMlleLegourdindelefrapperaveclacravachedontellesetapotaitlacuisseàpetitscoups.Maiscen’étaitqu’unemaigreconsolationcarMlleLegourdinétaitunepersonneimprévisible.Jamaisl’onnesavaitcequ’elleallaitinventer.

—Vousentendez,madameCriquet,criaMlleLegourdin,Apolonaimevotregâteau.Iladorevotregâteau.Enavez-vousunpeuplusàluidonner?

—Oh,oui,réponditlacuisinière.Ellesemblaitavoirapprissesrépliquesparcœur.—Alors,allezdonclechercher.Etapportezuncouteaupourlecouper.Lacuisinières’éclipsa.Presqueaussitôt,elleréapparut,ployantsouslepoidsd’unénormegâteau

auchocolatposésurunplatdeporcelaine.Cegâteauavaitbienquarantecentimètresdediamètreetilétaitnappéd’unluisantglaçageàbasedechocolat.

—Posez-lesurlatable,ditMlleLegourdin.Ilyavait,aucentredel’estrade,unepetite tableavecunechaisedisposéederrière.Lacuisinière

plaçaavecprécautionlegâteausurlatable.—Assieds-toi,Apolon,ordonnaMlleLegourdin.Assieds-toiici.Legamins’approchaàpasprudentsdelatableets’assit.Puisilcontemplalegâteaugéant.— Eh bien, voilà, Apolon, ditMlle Legourdin, et de nouveau sa voix était sucrée, persuasive,

presqueonctueuse.Ilestentièrementpourtoi,cegâteau.Commetuavaistellementappréciélatranchequetuasmangée,j’aidemandéàMmeCriquetdet’enpréparerunénormerienquepourtoi.

—Ah…merci,fitlegosse,totalementahuri.—RemerciedoncMmeCriquet.—Merci,madameCriquet,ditlegamin.Lacuisinièrerestaitplantéelà,raidecommeunpasse-lacet,leslèvresserrées,l’airpincé.Onaurait

ditqu’elleavaitlabouchepleinedejusdecitron.—Allez,vas-y,déclaraMlleLegourdin.Coupe-toiunebelletranchedecegâteaupourlegoûter.

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—Quoi?Toutdesuite?demandalegamin,circonspect.Toutcelacachaitunpiège,ils’endoutait.Maisquoiaujuste?…—Jepourraispasl’emporterchezmoi?demanda-t-il.—Cene seraitpaspoli, réponditMlleLegourdinavecun sourire rusé.Tudoismontrer ànotre

bonnecuisinièrequetularemerciesdetoutlemalqu’elles’estdonné.Legaminnebougeapas.—Allons,vas-y,jetedis,repritMlleLegourdin.Coupe-toiunetrancheetmange.Onn’apastoute

lajournée.Legaminsaisitlecouteauet,àl’instantoùilallaitentamerlegâteau,retintsongeste.Ilconsidéra

legâteau, leva lesyeuxversMlleLegourdin,puisvers la cuisinière filiforme, à laboucheenculdepoule.Tous lesenfantsrassemblésattendaient,sur lequi-vive,qu’ilsepassequelquechose.LamèreLegourdinn’étaitpasdugenreàoffrirungâteauauchocolatparpuregénérosité.Beaucoupsupposaientqu’ilétait truffédepoivre,d’huilede foiedemorueoude touteautresubstance répugnantepropreàrendreceluiquienmangeaitmaladecommeunchien.Peut-êtremêmes’agissait-ild’arsenic,auquelcasiltomberaitmortendixsecondespile.Amoinsquelegâteaunefûtpiégéetqu’iln’explosâtaupremiercontact du couteau, emportant avec ses débris le cadavre déchiqueté de Julien Apolon. Personne, àl’école,nedoutaitqueMlleLegourdinfûtcapabledespiresexcès.

—Jeveuxpaslemanger,ditlegamin.—Goûte-letoutdesuite,petitmorveux,hurlaMlleLegourdin.TuinsultesMmeCriquet.—Trèsdélicatement,legamincoupaunemincepartdugâteau,lasouleva,reposalecouteau,saisit

latranchecollanteentresesdoigtsetsemitàlamastiquersanshâte.

—C’estbon,hein?—Trèsbon,ditlegaminenmâchantavecapplication.Puisilfinitlatranche.—Prends-enuneautre!—Çasuffît,merci,murmuralegamin.—J’aidit:prends-enuneautre!répétaMlleLegourdin.Mangeuneautretranche!Faiscequ’on

tedit!

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—J’enveuxpasd’autre,ditlegamin.AlorsMlleLegourdinexplosa!—Mange!hurla-t-elleensefrappantlacuissedesacravache.Sijetedisdemanger,tumanges!

Tuvoulaisdugâteau.Tu asvolédugâteau !Et,maintenant, tu es servi.Et tuvas lemanger.Tunequitteraspascetteestradeetpersonnenesortiradecettesalleavantquetuaiesmangéentièrementlegâteauposédevanttoi!TuasbiencomprisApolon,c’estbienclair?

LegaminregardaMlleLegourdin.Puisilbaissalesyeuxsurl’énormegâteau.—Mange!Mange!Très lentement, le gamin se coupa une deuxième tranche et se mit à la manger. Matilda était

fascinée.

—Tucroisqu’ilpourrayarriver?chuchota-t-elleàAmandaBlatt.—Non,réponditAmandasurlemêmeton.C’estimpossible.Ilseramaladeavantd’êtrearrivéàla

moitié.Legamincontinuaitàmâcher.Quand ileut fini ladeuxième tranche, il regardaMlleLegourdin,

hésitant.—Mange !hurla-t-elle.Lespetitsvoleursgloutonsqui aiment lesgâteauxdoivent lesmanger !

Mangeplus vite ! Plus vite !Onne va pas passer la journée ici !Et ne t’arrête pas comme ça !Laprochainefoisquetut’arrêtesavantd’avoirtoutfini,tuaurasdroitàl’Étouffoir;jetebouclededansetjejettelaclefdanslepuits!

Le gamin se coupa une troisième tranche et entreprit de l’avaler. Il acheva cette dernière plusrapidement que les deux précédentes et à peine eut-il fini qu’il prit le couteau pour se couper unenouvelletranche.Defaçonétrange,ildonnaitl’impressiond’avoirtrouvésonrythmedecroisière.

Matilda, qui l’observait avec attention, n’avait encore remarqué chez lui aucun signe defléchissement.Ilparaissaitmêmeplutôtprendrepeuàpeuconfiance.

—Disdonc,ils’entirepasmal,souffla-t-elleàAnémone.—Ilserabientôtmalade,murmuraAnémone.Çavaêtreaffreux.Lorsque JulienApolon eut réussi à absorber lamoitié du gâteau géant, il s’arrêta deux ou trois

secondesetpritquelquesprofondesinspirations.MlleLegourdin,poingsauxhanches,lefusillaitdesyeux:—Continue!cria-t-elle.Allez,mange!Soudain,legaminlaissaéchapperunénormerotquiserépercutadanslagrandesallecommeun

roulementdetonnerre.Denombreuxriress’élevèrentdansl’assistance.—Silence!criaMlleLegourdin.Le gamin se tailla une autre tranche de gâteau et se mit à la manger rapidement. Il paraissait

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toujoursd’attaque.Entoutcas,iln’étaitcertainementpasprèsdedéclarerforfaitetdes’écrier:«Jenepeuxplus!Jenepeuxplusmanger!Jevaisêtremalade!»Bref,ilétaitencoredanslacourse.

Alors,unchangementsubtilsefitjourparmilesdeuxcentcinquanteenfants,témoinsdelascène.Unpeuplustôt,ilsflairaientl’imminencedudésastre.Ilss’étaientpréparésàunescènepénibleoùlamalheureuse victime, bourrée de gâteau jusqu’aux sourcils, devrait jeter bas les armes et demandergrâce;aprèsquoi,Legourdin,triomphante,enfourneraitsanspitiétoutlerestedugâteaudanslegosierdugaminsuffocant.

Mais, tout au contraire, Julien Apolon avait franchi les trois quarts du chemin et continuait àmastiquergaillardement.Onsentaitqu’ilcommençaitàsefaireplaisir.Ilavaitunemontagneàgraviret,parlediable,ilenatteindraitlesommet,quitteàmourirpendantsatentative.Deplus,ilserendaitmaintenantclairementcomptequ’iltenaitsonpublicenhaleineetque,sanslemontrer,cepublicfaisaitblocaveclui.Ilnes’agissaitplusmaintenantqued’unebatailleentreluietlapuissantemèreLegourdin.

Soudain,quelqu’uncria:—Vas-y,Juju!Tuyarriveras!MlleLegourdinpivotasurelle-mêmeetbrailla:—Silence!L’assistancen’enperdaitpasunemiette.Tousavaientprispartidansleduelencours.Ilsmouraient

d’envied’applaudirmaisn’osaientpass’ydécider.—Jecroisbienqu’ilvayarriver,susurraMatilda.—Jelepenseaussi,réponditAnémone.Jamaisjen’auraiscruquelqu’uncapabledemangertout

seulungâteaudecettetaille-là.

—Legourdinn’ycroyaitpasnonplus,chuchotaMatilda.Regarde-la.Elledevientdeplusenplus

rouge.S’ilgagne,ellevaletuer,c’estsûr.Legamincommençaitàralentir,c’étaitindiscutable,maisilcontinuaitnéanmoinsàenfournerles

bouchéesdegâteauavec lapersévéranced’uncoureurdefondquiaentrevu la ligned’arrivéeetsaitqu’il doit tenir jusqu’au bout. Lorsqu’il eut avalé la toute dernière bouchée, une formidable ovationmonta de l’assistance. Les enfants sautaient sur leurs chaises, poussaient des cris, applaudissaient ets’époumonaient:

—Bravo,Juju!T’asgagné,Juju!Atoilamédailled’or!MlleLegourdinsetenaitimmobilesurl’estrade;sonlargevisagechevalinavaitprislacouleurde

lalaveenfusionetsesyeuxétincelaientdefureur.EllefixaitunregardmeurtriersurJulienApolonqui,affalésursachaisecommeuneoutrepleineàcraquer,àdemicomateux,étaitincapabledebougeroudeparler.Unemincepelliculedetranspirationluisaitsursonfront,maisunsouriredetriompheilluminait

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sonvisage.Brusquement, elleplongeaenavant, empoigna levasteplateaudeporcelainequineportaitplus

quedes tracesdechocolat, lebranditau-dessusd’elleet l’abattitavecviolencesur lecrânedeJulienApolon,plongédansl’hébétude.Deséclatsdeporcelainevoltigèrentdetouscôtés.

Le gamin était à ce point bourré de gâteau qu’il avait acquis la consistance d’un sac de cimenthumideetmêmeunmarteau-pilonl’eûtàpeineentamé.Ilsecontentadesecouerlatêtedeuxoutroisfoissanscesserdesourire.

—Vatefairependre!hurlaMlleLegourdin.Etellequittal’estradeàgrandesenjambées,lacuisinièresurlestalons.

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Anémone

Au milieu de la première semaine du premier trimestre de Matilda, Mlle Candy déclara à sesélèves:

—J’aidesnouvellesimportantespourvous.Alors,écoutez-moibien.Toiaussi,Matilda.Posecelivreuninstantetouvretesoreilles.

Touslesvisagesselevèrentverselle,attentifs.—C’estl’habitudedeladirectrice,poursuivitMlleCandy,deprendrelaplacedesprofesseursune

foisparsemainedanschacunedesclassesdel’école.L’heureetlejoursontfixésd’avance.Pournous,c’esttoujoursàdeuxheureslejeuditoutdesuiteaprèsledéjeuner.Donc,demainàdeuxheures,MlleLegourdinvadonnerlecoursàmaplace.Jeseraiprésente,biensûr,maisseulementcommeuntémoinsilencieux.Vousavezbiencompris?

—Oui,mademoiselleCandy,gazouillèrentlesélèvesenchœur.—Maintenant, que je vous prévienne, dit Mlle Candy. La directrice est très stricte pour tout.

Veillezbienàcequevosvêtements,vosvisagesetvosmainssoientpropres.Neparlezquesionvousadresselaparole.Sionvousposeunequestion,levez-vousavantderépondre.Nediscutezjamaisavecelle.Neladéfiezpas.N’essayezpasd’êtredrôles.Sivousprenezcerisque,vouslamettrezencolère,etquandladirectriceestencolère,ilvautmieuxseméfier.

—Tuparles,murmuraAnémone.—Jesuiscertaine, repritMlleCandy,qu’ellevous interrogerasurcequevousavezappriscette

semaine, c’est-à-dire la table demultiplication par 2. Je vous conseille donc de la réviser ce soir enrentrantchezvous.Demandezàvotrepèreouàvotremèredevouslafaireréciter.

—Qu’est-cequ’ellenousdemanderad’autre?questionnaunevoix.—Ellevous feraépeler lesmots.Tâchezdevous rappelercequevousavezappriscesderniers

jours.Ah,encoreunechose:ildoittoujoursyavoirunverreetunpichetd’eauprêtssurlatablepourladirectricequandellevientfairelescours.Alorsquivaveilleràlespréparer?

—Moi,réponditAnémone.—Trèsbien,Anémone,ditMlleCandy.Tuserasdoncchargéed’alleràlacuisine,d’yprendrele

pichet,delerempliretdelemettresurlatableavecunverrepropreavantledébutdelaclasse.—Etsilepichetn’estpasdanslacuisine?—Ilyaunedouzainedepichetsetdeverrespour ladirectriceà lacuisine,ditMlleCandy. Ils

serventdanstoutel’école.—Jen’oublieraipas,ditAnémone,c’estpromis.Déjàl’espritindustrieuxd’Anémoneenvisageaitlespossibilitésquepouvaitluioffrirlatâchedont

elle s’était chargée. Elle rêvait d’accomplir un geste héroïque. Hortense, son aînée, lui inspirait uneadmirationsansbornespourlesexploitsqu’elleavaitréalisésàl’école.ElleadmiraitégalementMatildaqui lui avait fait jurer le secret sur l’histoire du perroquet fantôme ainsi que sur celle de la lotioncapillaire qui avait décoloré les cheveux de son père. C’était à son tour maintenant de devenir unehéroïne,àconditiondemettreaupointunemachinationingénieuse.

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Enrentrantdel’écolecetaprès-midi-là,ellecommençaàpasserenrevuelesdiversespossibilités

qui s’offraient à elle et lorsque enfin lui surgit à l’esprit le germe d’une brillante idée, elle entrepritd’établir son plan avec le même soin que le duc deWellington avait mis à préparer la bataille deWaterloo.Certes,danslecasprésent,l’ennemin’étaitpasNapoléon.Maisjamais,àl’écoledeLamy-Noir, quelqu’un n’avait admis que la directrice était un adversairemoins formidable que le fameuxempereurfrançais.Ilfaudraitfairepreuved’unegrandedextérité,seditAnémone,etobserverunsecretabsolusiellevoulaitsortirvivantedesatéméraireentreprise.

Aufonddujardind’Anémonesetrouvaitunemareplutôtboueuseoùvivaitunecoloniedetritons.Le triton,quoiqueassezrépandudans lesétangsd’Angleterre, resteengénéral invisibleauxhumainscar c’est une créature timide et craintive.D’une laideur repoussante, le triton ressembleunpeu àunbébé crocodile,mais avec une tête plus courte.En dépit de son aspect rébarbatif, il est parfaitementinoffensif.Longd’unedouzainedecentimètres,visqueux,avecunepeaugrisverdâtresurledessusetunventreorange,c’estunamphibienquipeutvivredansethorsdel’eau.

Cesoir-là,Anémonegagnalefonddujardin,résolueàpêcheruntriton.Cesontdespetitesbêtesagilesetrapides,difficilesàattraper.Elleattenditdoncpatiemmentsurleborddevoirapparaîtreundeshabitantsdelamare.Puis,utilisantsonchapeaudepailleenguisedefilet,elleréussitàencapturerun.Elleavaitgarnisonplumierd’herbesaquatiquesprêtesà recevoir labestiole,maiselleconstataqu’ilétaitbiendifficiledesortirduchapeauletritonquigigotaitetsetortillaitcommeundiable,d’autantquesonplumierétaitàpeineplusgrandquelebatracien.Lorsqu’elleeutenfinréussiàlefaireentrerdanslaboîte, elledutveillerànepas luicoincer laqueueen faisantcoulisser lecouvercle.Undesespetitsvoisins,RobertSoulat,luiavaitditquesioncoupaitlaqueued’untriton,cettequeuecontinuaitàvivreet donnait un triton dix fois plus gros que le premier. Il pouvait atteindre la taille d’un alligator.Anémonenelecroyaitguèremaisellepréféraitéviterlerisqued’unetellemétamorphose.Finalement,elle parvint à refermer le couvercle du plumier puis, à la réflexion, le rouvrit d’unmillimètre pourpermettreàlabêtederespirer.

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Le jour suivant, elle transporta son arme secrète à l’école dans son cartable. Au comble de

l’excitation, elle grillait d’envie de raconter àMatilda son plan de bataille. En fait, elle aurait voulul’expliquer à toute la classe. Mais, pour finir, elle décida de le garder pour elle seule. Cela valaitbeaucoupmieuxcar,mêmesouslapiretorture,personnenepourraitladénoncer.

Vint l’heure du déjeuner. Il y avait aumenu ce jour-là des saucisses accompagnées de haricotsblancs,l’undesplatspréférésd’Anémone;maiselleétaitincapabled’avalerlamoindrebouchée.

—Tunetesenspasbien,Anémone?demandaMlleCandyenboutdetable.—J’aiprisunpetitdéjeunerénorme,expliquaAnémone.Vraiment,jesuisincapabledemanger.Le repas terminé, elle se précipita à la cuisine et y trouva l’un des fameux pichets de Mlle

Legourdin.C’étaitunrécipientventru,degrèsbleuverni.Anémoneleremplitàmoitiéd’eau,leportaavecunverredanslaclasseetposalesdeuxobjetssurlatabledelamaîtresse.Laclasseétaitencorevide.Rapidecommel’éclair,ellesortitsonplumierdesoncartableetentrouvritlecouvercle.Letritonse tenait immobile. Avec précaution, elle leva le plumier au-dessus du goulot du pichet, dégagea lecouvercle et fit tomber le triton dans le récipient. L’animal toucha l’eau avec un floc léger puis setrémoussafrénétiquementquelquessecondesavantdes’immobiliser.Alors,pourqueletritonsesentîtmoinsdépaysé,Anémoneversaégalementdanslepichetlesherbesaquatiquesdontelleluiavaitfaitun

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litdanssonplumier.Legesteétaitaccompli.Toutétaitprêt.Anémoneremitsescrayonsdansleplumierplutôthumide

et le reposa à saplacehabituelle sur sonpupitre.Puis elle sortit rejoindre les autres dans la cour derécréationjusqu’àcequesonnel’heuredelaclasse.

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Lecoursdujeudi

Adeuxheurespile,laclasseentièreétaitassemblée.MlleCandy,aprèsavoirconstatéquelacrucheetleverren’avaientpasétéoubliés,allaseplacer,debout,aufonddelasalle.Toutlemondeattendait.Soudain la gigantesque silhouette de la directrice avec sa robe sanglée à la taille et sa culotte verteapparutdansl’encadrementdelaporte.

—Bonjour,lesenfants,aboya-t-elle.—Bonjour,mademoiselleLegourdin,gazouillèrent-ils.Ladirectrice,plantéedevantlesélèves,jambesécartées,poingssurleshanches,promenaunregard

furieuxsurlespetitsgarçonsetlespetitesfilles,assis,commesurungril,àleurspupitres.—Ah,vousn’êtespasbeauxàvoir!dit-elleavecuneexpressiondeprofonddégoûtcommesielle

regardaituneprocessiondelimacesaumilieudelasalle.Quelramassisderépugnantscancrelatsvousfaites!

Chacuneutlebonsensderestersilencieux.—Çamefaitvomir,enchaîna-t-elle,depenserquemevoilàobligéedesupporterunramassisde

déchetspareilsdansmonécolepourlessixannéesàvenir.Pasdedoute,ilfaudraquej’élimineleplusgrandnombrepossibled’entrevousdanslesplusbrefsdélaissijeneveuxpasfiniràl’asile!

Elle s’interrompit et se mit à émettre une série de renâclements. C’était un bruit curieux. Onentendaitunpeulamêmechoseenparcourantuneécurieàl’heuredurepasdeschevaux.

—Jesuppose,reprit-elle,quevospèresetmèresvoustrouventmerveilleux.Ehbien,moi,jesuislàpourvousgarantirlecontraireetjevousconseilledemecroire.Debout,toutlemonde!

Touslesélèvessemirentdeboutavecprécipitation.—Maintenant, tendez lesmains en avant et, pendant que je passerai devant vous, vousme les

montrerezdesdeuxcôtésquejevoiesiellessontpropres.Mlle Legourdin semit àmarcher à pas lents le long des pupitres alignés, inspectant lesmains

tendues.Toutsepassabienjusqu’aumomentoùellearrivaàlahauteurd’unpetitgarçon,audeuxièmerang.

—Toi,commenttut’appelles?demanda-t-elle.—Victor.—Victor,quoi?—VictorPatte.—VictorPatte,quoi?hurlaMlleLegourdin.Elleluiavaitsouffléàlafigureavecunetelleforcequ’ellefaillitfairepasserlepetitbonhomme

parlafenêtre.—Ben,c’esttout,ditVictor,saufsivousvoulezmesautresprénoms.C’étaitungamincourageuxetl’onvoyaitbienqu’ils’efforçaitderéprimerlapeurqueluiinspirait

laredoutablegorgonepenchéesurlui.— Je ne veux pas tes autres prénoms, vermine ! hurla la gorgone. Comment est-ce que je

m’appelle,moi?

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—MlleLegourdin,réponditVictor.— Alors sers-toi de mon nom quand tu me parles ! Maintenant recommençons. Comment

t’appelles-tu?—VictorPatte,mademoiselleLegourdin.—C’estmieux,ditMlleLegourdin.Tuaslesmainssales,Victor.Quandlesas-tulavéespourla

dernièrefois?—Attendezquejeréfléchisse,réponditVictor.Jenemesouvienspastrèsbien.Hier,peut-être…A

moinsquecesoitavant-hier.Le corps et le visagedeMlleLegourdinparurent se dilater comme s’ils étaient gonflés par une

pompeàbicyclette.—Jelesavais!tonna-t-elle.Jelesavaisdèsledébutquetun’étaisqu’uneraclured’évier!Qu’est-

cequ’ilfaittonpère?Ilestégoutier?— Il est docteur, réponditVictor.Etmêmeun très bondocteur. Il dit que, de toute façon, nous

sommestellementcouvertsdepetitesbêtesqu’unpeuplusouunpeumoinsdecrassen’ychangepasgrand-chose.

—Heureusementquecen’estpaslemien,dedocteur,rétorquaMlleLegourdin.Etpourquoi,veux-tumeledire,ya-t-ilunharicotsurledevantdetachemise?

—Yenavaitpourledéjeuner,mademoiselleLegourdin.—Et,engénéral,c’estsurtachemisequetumetstondéjeuner,Victor?C’estçaquet’aappriston

fameuxdocteurdepère?—Lesharicots, c’est pas facile àmanger,mademoiselleLegourdin. Ils tombent toujours dema

fourchette.—Répugnant!vociféraMlleLegourdin.Tuesunporteurdegermesambulant!Jeneveuxpluste

voiraujourd’hui!Vaaucoin,lenezaumur,deboutsurunejambe.—Mais…mademoiselleLegourdin.—Nediscutepasavecmoi,vermisseau,oujet’obligeàtetenirsurlatête.Maintenant,obéis!Victors’exécuta.—Etmaintenantnebougeplus,reprit-elle,pendantquejet’interrogepourvoircequetuasappris

cettesemaine.Etnetournepaslatêtepourmerépondre.Restefaceaumurquejenevoiepastasalebobine.Maintenantépelle-moilemot«hockey».

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—Lequel ? demanda calmementVictor. Celui qu’on joue avec une crosse ou celui qu’on a enavalantdetravers?

Ilsetrouvaitquec’étaitunenfantparticulièrementéveilléetauquel,àlamaison,samèreavaitfait

fairebeaucoupdeprogrèsenlecture.—Celuiqu’onjoueavecunecrosse,petitimbécile.Victorépelalemotcorrectement,àlagrandesurprisedeMlleLegourdin.Ellecroyaitl’avoircollé

avecunmotdifficilequ’iln’avaitpasencoreappris,etsondépitn’enfutqueplusgranddel’entendredonneruneréponseexacte.

Là-dessus,Victor,toujourscontrelemurenéquilibresurunpied,déclara:—MlleCandynousaapprisàépelerhierunnouveaumottrèslong.—Etcemot,c’estquoi?demandaMlleLegourdind’unevoixfeutrée.Plussavoixs’adoucissait,plusgrandétaitledanger,maisVictorrefusaitd’entenircompte.—«Difficulté»,dit-il.Toutlemondedanslaclassepeutépeler«difficulté»aujourd’hui.—Quellesottise!ditMlleLegourdin.Vousn’êtespascensésapprendredesmotscommeçaavant

huitouneufans.Ettoi,nevienspasmeraconterquetoutlemondedanslaclassepeutépelercemot.Tumedisdesmensonges,Victor.

—Faitesunessai,insistaVictor,prenantdesrisquesinsensés.Avecn’importequi.Lesyeuxdeladirectrice,brillantd’uninquiétantéclat,sepromenèrentsurl’ensembledelaclasse.—Toi,dit-ellepointantledoigtsurunepetitefilleàl’airbornédunomdePrudence,épellelemot

«difficulté».Étrangement,Prudenceépelalemotsansfauteetsanshésitation.MlleLegourdinrestauninstant

médusée.—Hmmmf!fit-elle,méprisante.EtjesupposequeMlleCandyaperduuneheuredecoursentière

àvousapprendreàépelerunseulmot.—Ohnon!réponditVictord’unevoixaiguë.MlleCandynousaapprislemotentroisminuteset

nousnel’oublieronsjamais.Ellenousapprenddestasdemotsentroisminutes.—Etquelleestexactementcetteméthodemagique,mademoiselleCandy?demandaladirectrice.—Jevaisvousl’expliquer,claironnalevaleureuxVictor,venantausecoursdeMlleCandy.Est-ce

quejepeuxreposermonautrepiedetmeretournerpourvousexpliquer,s’ilvousplaît?

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—Pasquestion!aboyaMlleLegourdin.Gardelapositionetexplique-moi.—Trèsbien,ditVictor,vacillait sur sa jambe.MlleCandynousdonneunepetite chansonpour

chaquemot;nouslachantonstousensembleetnousapprenonsàépelerlesmotsenunriendetemps.Vousvoulezentendrelachansonsur«difficulté»?

—J’enseraisravie,déclaraMlleLegourdind’unevoixchargéedesarcasme.—Lavoilà,ditVictor.MmeD,MmeI,MmeFFI;MmeC,MmeU,MmeLTÉ.Etvoilà,çafait«difficulté».—C’estgrotesque!aboyaMlleLegourdin.Pourquoi toutescesfemmessont-ellesmariées?Et,

d’ailleurs,vousn’avezpasàapprendredespoésiesauxenfantsquandvouslesfaitesépeler.Qu’iln’ensoitplusquestionàl’avenir.

— Mais cela permet de leur apprendre facilement quelques mots compliqués, murmura MlleCandy.

— Ne discutez pas avec moi, Candy, tonna la directrice. Faites ce qu’on vous dit, c’est tout.Maintenant, jevaispasseraux tablesdemultiplicationetvoirsivous leuravezapprisquelquechosedanscedomaine.

Mlle Legourdin était revenue prendre sa place sur l’estrade, et son regard diabolique erraitlentementsurlesrangéesdepetitsélèves.

— Toi ! aboya-t-elle, braquant l’index sur un petit garçon nommé Robert, au premier rang.Combienfont2fois7?

—16,réponditRobert,étourdiment.A pas comptés,MlleLegourdin s’avança versRobert, un peu comme une tigresse s’approchant

d’unegazelle.Robertpritsoudainconsciencedudangerquileguettaitettentaunnouvelessai.—Çafait18!cria-t-il.2fois7font18.—Espècedelimaceignare!tonnaMlleLegourdin.Doublezéro!Anebâté!Triplebuse!Plantée juste devantRobert, elle tendit soudain vers lui unemain de la taille d’une raquette de

tennisetl’empoignaparlescheveux.Robertavaituneabondantetignasseauxrefletsdorésquesamère,pleined’admiration,nepouvaitpasserésoudreàsacrifierchezlecoiffeur.OrMlleLegourdinéprouvaitlamêmeaversionpourlescheveuxlongschezlesgarçonsquepourlesjupesplisséesetlesnatteschezles filles, et elle allait en donner la preuve. Assurant sa prise sur la toison dorée de Robert de sagigantesquemaindroite,elletenditsonbrasmusculeux,soulevalegaminsansdéfenseau-dessusdesachaiseetlemaintint,gigotant,enl’air.

Robertsemitàpousserdescrisperçants.Ilsetordaitsurlui-même,secambrait,ruaitdanslevide,hurlaitcommeuncochonqu’onégorgetandisqueMlleLegourdinvociférait:

—2fois714!2fois714!Jenetelâcheraipasavantquetul’aiesdit!Dufonddelaclasse,MlleCandys’écria:—Mademoiselle Legourdin ! Je vous en prie. Reposez-le par terre ! Vous lui faitesmal ! Ses

cheveuxrisquentd’êtrearrachés!—Etc’estcequivaarrivers’ilnecessepasdesetrémousser!grognaMlleLegourdin.Tiens-toi

tranquille,asticot!

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Quelleextraordinairevisionoffraitcettedirectricecolossalesecouantàboutdebraslegaminqui

secontorsionnait, tournoyaitcommeunpantinauboutd’unfil toutencontinuantàhurlercommeunpossédé!

—Dis-le ! tonnadenouveauMlleLegourdin.Dis-leque2fois7font14!Dépêche-toiou je tesecoue jusqu’à ce que tes cheveux soient arrachés et qu’on puisse rembourrer mon canapé avec !Allons,jet’écoute!Dis-moi2fois714etjetelaissealler.

—Deuxf…foiss…septqua…quatorze,bégayaRobert.Sur quoi, la directrice, fidèle à sa parole, ouvrit lamain et laissa tomber sa victime. Le gamin,

heurtantlesol,yrebonditcommeunballondefootball.—Relève-toietcessedegeindre!aboyaMlleLegourdin.Robert se remit sur pied et regagna son pupitre en se massant le crâne à deux mains. Mlle

Legourdin retourna à sa place en face des élèves.Les enfants étaient immobiles, commehypnotisés.Aucun d’eux n’avait encore été témoin d’une scène pareille. C’était un spectacle prodigieux, biensupérieurauxmarionnettes,maisavecunedifférenceconsidérable:danscettesalledeclasseévoluaituneénormebombehumainesusceptibled’exploseràtoutmomentetdevolatiliserl’unoul’autredesesjeunesspectateurs.Lesenfantsgardaientlesyeuxrivéssurladirectrice.

— Je n’aime pas les petits, déclara-t-elle brusquement. Les petits devraient toujours resterinvisibles.Ilfaudraitlesenfermerdansdesboîtescommedesépinglesoudesboutons.Vraiment,jenecomprendspas pourquoi les petitsmettent si longtemps à grandir.Maparole, ils le font exprès pourm’embêter!

Unautregamin,d’unebravourepeucommune,assisaupremierrang,serisquaàdemander:—Mais,mademoiselleLegourdin,vousavezsûrementétépetiteautrefois?—Jen’aijamaisétépetite!aboyaladirectrice.J’aitoujoursétégrandeetjenevoispaspourquoi

lesautressontincapablesd’enfaireautant.—Maisvousavezbiendûcommencerparêtreunbébé,insistalepetitgarçon.—Moi,unbébé!hurlaMlleLegourdin.Commentoses-tudireunechosepareille!Queltoupet!

Quelleinsolence!Commentt’appelles-tu?Etlève-toipourmerépondre!Lepetitgarçonobéit.

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—Jem’appelleÉricLencre,mademoiselleLegourdin,dit-il.—Éric,quoi?braillaMlleLegourdin.—Lencre,répétal’enfant.—Quellesottise!Cenom-làn’existepas!—Regardezdansl’annuaire,ditÉric.Vousytrouverezmonpèreà«Lencre».—Bon,trèsbien,trèsbien.Tuespeut-êtreunLencre,maisjetegarantisunechose:tun’espas

indélébile.Etj’auraivitefaitdet’effacersituessaiesdefairelemalinavecmoi.Épelle-moiQUOI.—Jenecomprendspas,ditÉric.Qu’est-cequevousvoulezquej’épelle?—QuetuépellesQUOI,idiot!Lemot«quoi»!—C.O.U.A.,ditÉric,répondanttropvite.Ilyeutunlongsilence.—Jetedonneencoreunechance,ditMlleLegourdinsansbouger.—Ahoui,jesais,ditÉric.C’estC.O.I.,pasdifficile.Endeuxenjambées,MlleLegourdinparvintderrièrelepupitred’Éricets’yimmobilisacommeune

colonnemenaçantedominantdesamasselegaminéperdu.Éricjetauncoupd’œilanxieuxpar-dessussonépaule,verslemonstre.

—C’étaitbiença,hein…balbutia-t-il.—Non!hurlaladirectrice,cen’étaitpasça!Tut’estrompé.Etsituveuxsavoir,tumefaisl’effet

d’êtreunedecesteignespurulentesquifontetferonttoujourstoutmal.Tut’assiedsmal!Tutetiensmal!Tuparlesmal!Toutestmauvaischeztoi!Jetedonneunedernièrechance!Épelle«quoi»!

Érichésita.Puistrèslentement,ildéclara:—Cen’estpasC.O.U.A.niC.O.I.Ahjesais,çadoitêtreK.O.I.T.CampéederrièreÉric,MlleLegourdin avança lesbras et saisit le gaminpar lesoreilles entre le

pouceetl’index.—Aïe!criaÉric.Aïe!Vousmefaitesmal!—Jen’aimêmepascommencé,ricanaMlleLegourdin.»Assurantalorssaprisesurlesdeuxoreilles,ellesoulevalegamindesachaiseetlemaintintenl’air

devantelle.CommeRobertavantlui,Éricsemitàpousserdeshurlementsdeputois.

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Dufonddelaclasse,MlleCandyintervintànouveau:— Mademoiselle Legourdin ! s’écria-t-elle. Arrêtez ! Lâchez-le, je vous prie ! Ses oreilles

pourraientsedéchirer!— Elles ne risquent pas de se déchirer, riposta Mlle Legourdin. Ma longue expérience,

mademoiselleCandy,m’aapprisquelesoreillesdespetitsgarçonsétaientsolidementattachéesàleurtête.

—Lâchez-le,jevousenprie,imploraMlleCandy.Vouspourriezréellementleblesser.Sijamaiselless’arrachaient…

—Lesoreillesnes’arrachent jamais!hurlaMlleLegourdin.Elless’étirentsuperbementcommeelleslefontmaintenant,vousvoyez,maisjevousgarantisqu’ellesnevontpassedétacher!

Éricglapissaitplusfortquejamaisetpédalaitfrénétiquementdanslevide.Matildan’avaitjamaisvujusque-làunpetitgarçon,outouteautrecréaturevivante,suspendupar

les oreilles. CommeMlle Candy, elle était persuadée que, d’un instant à l’autre, avec tout le poidsqu’ellessupportaient,lesoreillesd’Éricallaientserompre.

Ladirectricecontinuaitàvociférer.—Cemot«quoi»s’écritQ.U.O.I.!Maintenant,jet’écoute!Éric n’hésita pas. Il avait appris en regardantRobert quelques instants plus tôt que plus vite on

répondait,plusviteonétaitlibéré.—Q.U.O.I.,s’égosilla-t-il.Quois’épelleQ.U.O.I.Letenanttoujoursparlesoreilles,MlleLegourdinledéposasursachaisederrièresonpupitre.Puis

ellerevintseplanterenfacedelaclasse,s’époussetantlesmainscommesiellevenaitdelessalir.—Voilàcommentonleurinculquelesavoir,mademoiselleCandy,dit-elle.Croyez-moi,ilnesuffit

pasdeleurdireleschoses.Ilfautlesleurfaireentrerdeforcedanslatête.Riendetelquedelesfaireunpeudanserenl’airpourstimulerleurmémoireetactiverleurconcentrationd’esprit.

—Vouspourriezleshandicaperpourlavie,mademoiselleLegourdin!s’écriaMlleCandy.—Oh,jen’endoutepas,réponditMlleLegourdinenricanant.C’estdéjàarrivé.Lesoreillesd’Éric

sesontsûrementpasmalétiréesendeuxminutes.Ellesserontnettementpluslonguesqu’avant.Maisquelmalàça,jevousledemande!Çavaluidonneruneintéressantealluredelutinpourlerestedesesjours.

—Mais…mademoiselleLegourdin…—Oh, taisez-vous, Candy ! Vous êtes aussi sotte que les autres. Si cet établissement ne vous

convientpas,allezdoncchercherunpostedansunedecesécolesprivéesdegossesde richesélevésdansducoton.Quandvousaurezenseignéaussilongtempsquemoi,vousvousrendrezcomptequeçane vaut rien d’être gentil avec les enfants. Relisez Nicholas Nickleby,mademoiselle Candy, de M.Dickens. Rappelez-vous M. Wackford Squeers, l’admirable directeur de Dotheboys Hall. Il savaitcomment traitersespetitesbrutesd’élèves, lui ! Ilsavaitseservirdesverges! Il leur tenait l’arrière-trainsibienauchaudqu’onauraitpufairecuiredessusdesœufsaubacon!Voilàunbonlivre!Maisjenepensepasqueceramassisdebourriqueslelirajamaiscar,àlesvoir,onpeutpenserquepasunneserajamaisfichudelire!

—Moi,jel’ailu,ditMatildad’untoncalme.LatêtedeMlleLegourdinpivotabrusquementet ladirectrice lorgnaavecattentionlaminuscule

petitefillebruneauxyeuxmarronassiseaudeuxièmerang.

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—Qu’est-cequetuasdit!demanda-t-ellesèchement.—Jedisquejel’ailu,mademoiselleLegourdin.—Lu,quoi?—NicholasNickleby,mademoiselleLegourdin.—Vousmentez,mademoiselle ! vociféraMlle Legourdin, foudroyantMatilda du regard. Il est

probablequ’aucunélèvedel’écolenel’aluettoi,microbe,danslapluspetiteclasse,tumeracontesunmensongepareil!Pourquoi?Dis-le-moi.Tumeprendspouruneidioteouquoi,hein?

—Ehbien…commençaMatilda,puiselles’arrêta.Elleauraitaimédire:«Etcomment!»maisc’eûtétéunpursuicide.—Ehbien…reprit-elle,serefusantàdire«non».MlleLegourdindevinacequepensaitl’enfantetn’enconçutaucunplaisir.—Deboutquandtumeparles!aboya-t-elle.Commentt’appelles-tu?Matildaselevaetrépondit:—Jem’appelleMatildaVerdebois,mademoiselleLegourdin.—Verdebois?Tiens,alorstudoisêtrelafilledupatrondugarageVerdebois.—Oui,mademoiselleLegourdin.—C’estunescroc!criaMlleLegourdin.Ilyaunesemaine,ilm’avenduunevoitured’occasion

en prétendant qu’elle était presque neuve. Sur lemoment, je l’ai trouvée très bien.Mais, cematin,pendantquejeroulaisdanslevillage,laboîtedevitessesesttombéesurlachaussée!Elleétaitpleinede sciure de bois !Cet individu est un voleur, un forban. Et j’aurai sa peau à cette crapule, je te legarantis!

—Ilestdouépourlesaffaires,ditMatilda.—Doué,monœil!s’exclamaMlleLegourdin.MlleCandyprétendque,toiaussi,tuesdouée!Eh

bien,mapetite,jen’aimepaslesgensdoués!Cesonttousdesfauxjetons.Ettoi,tuescertainementfaux jeton.Avantdeme laisser roulerpar tonpère, ilm’enaapprisdebelles sur la façondont tu teconduisaischeztoi!Maisici,àl’école,jeteconseilledetetenirtranquille.Apartirdemaintenantjevaist’avoiràl’œil,comptesurmoi!Rassieds-toietboucle-la.

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Lepremiermiracle

Matildaserassitàsonpupitre.MlleLegourdinallas’installeràlatabledelamaîtresse.C’étaitlapremière fois qu’elle s’asseyait depuis le début de la classe. Elle tendit alors lamain et se saisit dupichetd’eau.Tenantlerécipientparlapoignée,maissanslesoulever,elledéclara:

— Jamais je n’ai compris pourquoi les petits enfants étaient si répugnants. Ilsm’empoisonnentl’existence.Ilssontcommedesinsectes.Ondevraits’endébarrasserleplusvitepossible;onéliminebien les mouches avec des bombes insecticides et des papiers tue-mouches. J’ai souvent pensé àinventerunebombepouréliminerlespetits.Quellemerveilleceseraitdepouvoircirculerdanslaclasseavec un aérosol géant et d’arroser toute cette vermine ! Ou, encore mieux, d’accrocher au plafondd’énormesbandesdepapiertue-mouches.J’enmettraispartoutdansl’école,vousvousyretrouverieztouscollésetonn’enparleraitplus!Qu’est-cequevousditesdeça,mademoiselleCandy?

—Sic’estuneplaisanterie,madameladirectrice,jenelatrouvepastrèsdrôle,ditMlleCandydufonddelaclasse.

—Ah, vraiment !Mais ce n’est pas une plaisanterie. Pourmoi, l’école parfaite, mademoiselleCandy,estcelleoùiln’yapasd’enfantsdutout.Undecesjours,j’enouvriraiunedecegenre.Jecroisqueceseraunegranderéussite.

«Cettefemmeestfolle,songeaMlleCandy,c’estd’ellequ’ilfaudraitsedébarrasser.»MlleLegourdinsoulevaalors legrandpichetdeterrecuitebleueetversaunpeud’eaudansson

verre.C’estalors,avecunplopmat,queletritonentraînéparleliquidefitunplongeondansleverre.MlleLegourdinlaissaéchapperunglapissementetbonditcommesiunpétardavaitexplosésoussa

chaise.Lesenfantsvirentalorslalonguecréatureàventrejauneetsemblableàunlézardquitournoyaitdansleverreetilssemirentàleurtouràtrépigneretàsecontorsionnerencriant:

—Ahlala!Qu’est-cequec’est?Quellehorreur!Unserpent!Unbébécrocodile!Unalligator!—Attention,mademoiselleLegourdin!s’écriaAnémone.Jepariequ’ellemordcettebête-là.MlleLegourdin,cettefemmecolossale,debout,avecsaculotteverte,tremblaitcommeunecrème

renversée.Quequelqu’uneûtréussiàlafairebondiretcrierainsialorsqu’elleétaitsifièredesonsang-froidlamettaitdansuneragenoire.Ellenequittaitpasdesyeuxl’étrangecréaturequisetortillaitdansson verre.Bizarrement, elle n’avait jamais vu de triton. L’histoire naturelle n’était pas son fort. Ellen’avaitaucuneidéedecequepouvaitêtrecettebestiolequi,entoutcas,n’avaitrienderagoûtant.

—Aveclenteur,elleserassitsursachaise.Peut-êtren’avait-ellejamaisparuaussiterrifiantequ’àcetinstant.Lahaineetlafureurétincelaientdanssespetitsyeuxnoirs.

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—Matilda!aboya-t-elle.Debout!—Qui,moi?ditMatilda.Qu’est-cequej’aifait?—Debout,petiteblattepuante!— Mais je n’ai rien fait, mademoiselle Legourdin. Sincèrement, jamais je n’ai vu une bête

pareille!—Debouttoutdesuite,cloporte!Acontrecœur,Matildasemitsursespieds.Elleétaitaudeuxièmerang.Anémone,derrièreelle,

commençaitàsesentircoupable.Ellen’avaitjamaissongéàcauserdesennuisàsonamie.D’unautrecôté,ellen’allaitcertainementpassedénoncer.

—Tuesuneinfecte,uneabjecte,uneméchantepetitepunaise!hurlaMlleLegourdin.Tun’asrienàfairedanscetteécole!Derrièredesbarreaux,voilàoùondevraittemettre!Jevaistefaireexpulserd’ici avecperte et fracas !Te faire chasser dans les couloirs par les surveillants avecdes crosses dehockey!Onteramèneracheztoisousbonnegarde!Et,ensuite,jeveilleraiàcequ’ont’expédiedansunemaisondecorrectionoùturesterasjusqu’àquaranteans!

MlleLegourdinétaittellementhorsd’ellequesonvisageavaitprislacouleurduhomardbouilli,etquelescommissuresdeses lèvressefrangeaientd’écume.Maisellen’étaitpas laseuleàperdretoutcontrôled’elle-même.Matildaaussi commençait àvoir rouge.Être accuséed’unméfaitqu’elle avaiteffectivementcommisnelachoquaitnullement.Cen’étaitaprèstoutquejustice.Maissevoirchargéed’un crime dont elle était parfaitement innocente était pour elle une expérience aussi nouvellequ’inacceptable.«Partouslesdiablesdel’enfer,sedit-elle,cevieuxcrapauddeLegourdinnevapasmefourrercettehistoiresurledos!»

—Cen’estpasmoi!hurla-t-elle.

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—Ohsi,c’esttoi!rugitMlleLegourdin.Personned’autrequetoin’auraitpupenseràmejouerun

pareiltourdecochon.Tonpèreavaitbienraisondememettreengarde.Ladirectriceavaitperdutoutcontrôled’elle-même.Elleétaitenpleindélire.—C’estterminépourtoidanscetteécole,mapetite!hurla-t-elle.C’estterminépourtoipartout!

Jeveilleraiàcequ’ont’enfermedansuntrouoùmêmelescorbeauxnepourrontjamaisteretrouver!Tunereverrassansdoutejamaislalumièredujour.

—Puisquejevousdisquecen’estpasmoi!s’époumonaMatilda.Jamaisdemaviejen’aivuunebêtecommeça!

—Tu as… tu as…mis un… crocodile dansmon eau ! vociféraMlle Legourdin. C’est le pire

affrontqu’onpuissefaireàunedirectriced’école!Maintenantrassieds-toietnedisplusunmot.Allez,toutdesuite!

—Maispuisquejevousrépète…criaMatilda,refusantdeserasseoir.—Jet’aiditdetetaire!Situnelabouclespasimmédiatementetquetunet’assiedspas,j’enlève

maceintureetjetecorrigeaveclaboucle!Lentement, Matilda se rassit. Oh, quelle infamie ! Quelle injustice ! Comment pouvait-on la

chasserpourunefautedontelleétaitinnocente!Matildasentaitmonterenelleunefureurintense…Deplusenplusintense…Siintensequ’ellesesentaitaubordd’uneexplosioninterne.Quantautriton,ilsedémenaittoujoursaufondduverred’eau.Ilnesemblaitpasàsonaise.Sansdouteleverreétait-iltroppetitpourlui.

Matildanequittaitpasladirectricedesyeux.Commeellelahaïssait!Enfin,elleregardaleverreavecletritondedans.Ellemouraitd’enviedeselever,demarcherdroitverslatable,desaisirleverreet

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d’en verser le contenu, eau et triton, sur la tête deLegourdin. Puis elle frémit en songeant à ce quepourraitluifaireladirectricesijamaisellepassaitauxactes.

Assise à la table de la maîtresse,Mlle Legourdin considérait avec un mélange d’horreur et defascinationletritonquisetortillaitdanssonverre.Matilda,elleaussi,gardaitlesyeuxrivéssurleverre.Et,peuàpeu,ellefutenvahied’unesensationtoutàfaitextraordinaire,unesensationquiselocalisaitsurtout dans les yeux. Une sorte d’électricité semblait s’y accumuler. Un pouvoir indéfinissable s’yconcentrait, une force irrésistible s’amassait au fond de ses orbites. En même temps, elle avaitl’impressionqu’émanaientdesesyeuxdeminusculeséclairs,desondes lumineuses instantanées.Sesglobes oculaires devenaient brûlants comme si une immense énergie s’y développait. C’était unesensation totalement inconnue. Comme elle ne quittait toujours pas le verre des yeux, elle sentit lapuissancequileshabitaitsefractionnerenundoublerayonnement,s’intensifierjusqu’àcequeluivîntlesentimentquedesmillionsdeminusculesbrasinvisiblesavecdesmainsauboutluijaillissaientdesyeuxvisantleverrequ’ellenecessaitd’observer.

—Renversez-le!murmuraMatilda.Renversez-le!Ellevitleverrevacillerlégèrement,d’undemi-centimètrepeut-être,puisretombersursabase.Elle

continua à le pousser de ses millions de petites mains invisibles, sentant les faisceaux d’énergies’élancerdesdeuxpetitspointsnoirssituésaucœurdesesiris.

—Renversez-le!murmura-t-elledenouveau.Renversez-le!Encoreunefoisleverrevacilla.Ellepoussaplusfort,concentrantplusquejamaistoutesavolonté.

Alors, très lentement, si lentement que lemouvement était à peineperceptible, le verre commença às’incliner,àpencherdeplusenplus,jusqu’àcequ’ils’immobiliseenéquilibreprécairesurl’extrêmebord de sa base. Il oscilla quelques secondes dans cette position puis bascula et s’abattit avec untintementclairsurlatable.L’eauetletritonquisetortillaitdeplusbellejaillirentsurMlleLegourdindontilséclaboussèrentl’énormegiron.Ladirectricelaissaéchapperunglapissementquidutfairevibrertoutes les vitres de l’établissement et, pour la seconde fois en cinqminutes, elle bondit de sa chaisecommeunefusée.Letritonsecramponnaitdésespérémentautissudelarobeauquels’accrochaientsespetitespattesgriffues.MlleLegourdinbaissalesyeux,vitl’animalagrippésursapoitrineet,hurlantdeplusbelle,elleexpédiad’unreversdemainlacréatureaquatiqueàtraverslaclasse.Letritonatterritàcôtédupupitred’Anémonequi,prestement,sepenchapourlerécupéreretleremettredanssonplumierpourlaprochaineoccasion.«Untriton,sedit-elle,peutrendrebiendesservices.»MlleLegourdin,levisage plus congestionné que jamais, restait plantée devant les élèves, frémissant d’une fureur sansbornes.Sonénormepoitrinesesoulevaitets’abaissaitaurythmedeseshalètementset,souslasombretached’humiditéquis’étalaitsursarobe,l’eauavaitdûpénétrerjusqu’àsapeau.

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— Qui a fait ça ? rugit-elle. Allons ! Avouez ! Cette fois vous n’y couperez pas ! Qui est

responsabledececoupmonté?Quiapousséceverre?Personnenerépondit.Laclasserestasilencieuse,commeunetombe.—Matilda!vociféra-t-elle.C’esttoi!Jesaisquec’esttoi!Matilda,audeuxièmerang,nesoufflamot.Uncurieuxsentimentdesérénitéserépandaitenelleet,

soudain,ellesongeaquepluspersonneaumondenepouvait luifairepeur.Parleseulpouvoirdesesyeux,elleavaitréussiàrenverserunverred’eauetàenrépandresoncontenusurl’horribledirectriceet,pourquelqu’uncapabled’untelprodige,toutétaitpossible.

—Parledonccholéra!rugitMlleLegourdin.Avouequec’esttoi!Matildasoutintleregardenflammédelagéanteenfurieetréponditavecuncalmeparfait:—Jen’aipasbougédemonpupitredepuisledébutdelaclasse,mademoiselleLegourdin.C’est

toutcequejepeuxdire.Subitement,touslesélèvesparurentseliguercontreladirectrice.—Ellen’apasbougé!crièrent-ils.Matildan’apasbougédutout!Personnen’abougé!Vousavez

dûlerenverservous-même!—Jenel’aisûrementpasrenversé!vociféraMlleLegourdin.Commentosez-vousdireunechose

pareille!MademoiselleCandy,parlez!Vousavezdûvoirquelquechose!Quiarenversémonverre?—Aucundesenfants, en toutcas,mademoiselleLegourdin, réponditMlleCandy. Jepeuxvous

garantir quepasunn’abougéde saplacependant tout le tempsquevous étiez ici, à l’exceptiondeVictorPattequiesttoujoursdanssoncoin.

MlleLegourdinjetaàMlleCandyunregardmauvais.MlleCandynecillapas.—Jevousdislavérité,madameladirectrice,reprit-elle,vousavezdûlerenversersansvousen

rendrecompte.Cesontdeschosesquiarrivent…—J’enaipleinledosdevotreramassisdenabots!rugitMlleLegourdin.Jerefusedeperdreune

minutedeplusdemonprécieuxtempsici!Surquoi,ellesortitàgrandspasdelaclasseenclaquantlaportederrièreelle.Danslelourdsilencequisuivit,MlleCandyregagnasaplaceàsatabledevantlesélèves.—Pfff!fit-elle.Jecroisquenousavonsasseztravaillépouraujourd’hui,non?Laclasseestfinie.

Vouspouvezsortirdanslacourderécréationetattendrequevosparentsviennentvouschercherpourrentreràlamaison.

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Ledeuxièmemiracle

Matilda ne se joignit pas à ses camarades qui se pressaient pour sortir.Une fois tous les autresenfantspartis,ellerestaassiseàsonpupitre,immobileetsongeuse.Ellesavaitqu’aprèsl’extraordinaireaffaireduverred’eauilluifallaitparleràquelqu’un.Quelqu’undeconfiance,adulteetcompréhensif,quil’aideraitàcomprendrelesensetlaportéed’unévénementsifantastique.

Samèreetsonpère,iln’yfallaitpassonger.Si,parhasard,ilscroyaientsonhistoire,cequiétaitimprobable, jamais la moindre lueur ne se ferait dans leurs esprits obtus quant à ses conséquencespossibles.Non,leseulêtreauquelellepouvaitseconfier–lachoseallaitdesoi–,c’étaitMlleCandy.

PrécisémentMatildaetMlleCandyétaientlesdeuxseulespersonnesrestéesdanslaclasse.MlleCandy,quifeuilletaitdespapiersassiseàsatable,levalesyeuxetditàMatilda:

—Ehbien,tunesorspasretrouverlesautres?—Est-cequejepourraisvousparleruninstant?demandaMatilda.—Biensûr.Quelesttonproblème?—Ilm’estarrivéquelquechosedetrèsspécial,mademoiselleCandy.Aussitôt, Mlle Candy dressa l’oreille. Depuis les deux affrontements qui l’avaient opposée, le

premieràladirectrice,lesecondauxabominablesVerdebois,àproposdeMatilda,elleavaitbeaucoupréfléchiàlapetitefilleensedemandantcommentluivenirenaide.Etmaintenant,voiciqueMatilda,une singulière exaltation peinte sur le visage, sollicitait d’elle un entretien.Mlle Candy ne lui avaitjamaisvudesyeuxaussidilatésniunregardaussiénigmatique.

—Ehbien,Matilda,dit-elle.Raconte-moidonccequit’estarrivé.—MlleLegourdinnevapasmechasser,dites?demandaMatilda.Parcequecen’estpasmoiqui

aimiscettebestioledanssonpichetd’eau.Jevousendonnemaparole.—Jelesaisbien,ditMlleCandy.—Jevaisêtrerenvoyée,vouscroyez?—Jenepensepas,ditMlleCandy.Ladirectriceétaitseulementunpeusurexcitée,voilàtout.—Bien,ditMatilda,maiscen’étaitpasdeçaquejevoulaisvousparler.—Dequoiveux-tumeparler,Matilda?—Jeveuxvousparlerduverred’eauaveccettebestiolededans,réponditMatilda.Vousl’avezvu

serenversersurMlleLegourdin,n’est-cepas?—Maisoui.—Ehbien,mademoiselleCandy,jenel’aipastouché,jenem’ensuismêmepasapprochée.—Jesais.Tum’asentenduedireàladirectricequeçanepouvaitpasêtretoi.—Ah,maisc’estmoijustement,ditMatilda.C’estdeçaquejevoulaisvousparler.MlleCandymarquauntempsd’arrêtetconsidéraattentivementl’enfant.—Jecrainsdenepastrèsbientesuivre,dit-elle.—J’étaistellementencolèred’êtreaccuséeinjustementquej’aifaitarriverle…l’accident.—Tuasfaitarriverquoi,Matilda?—J’aifaittomberleverred’eau.—Jenecomprendspascequetuveuxdire,ditMlleCandyavecdouceur.—Jel’aifaitavecmesyeux,ditMatilda.J’aifixéleverreenvoulantqu’ilserenverse.Jemesuis

sentie bizarre, mes yeux sont devenus brûlants, il en est sorti une espèce de force et le verre s’estrenversé.

MlleCandycontinuaitàdévisagercalmementMatildaàtraversseslunettescercléesdemétal,etMatildaluirendaitsonregard.

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—Vraiment,jenetesuispastrèsbien,repritMlleCandy.Tuveuxdirequetuasdonnél’ordreauverredetomber?

—Oui,réponditMatilda,avecmesyeux.MlleCandy restaunmoment silencieuse.EllenecroyaitpasqueMatildaessayaitde luimentir,

maisplutôtqu’elleselaissaitemporterparsabrûlanteimagination.—Tuveuxdireque,assiseàlaplaceoùtuesencemoment,tuasditauverredetomberetqu’il

s’estrenversé?—Quelquechosecommeça,oui.—Si jamais tu as fait ça, c’est le plus grandmiracle qu’un être humain ait accompli depuis le

tempsdeJésus.—Jel’aifait,mademoiselleCandy.«C’estextraordinaire,songeaMlleCandy,àquelpointlespetitsenfantspeuventsouventêtreen

proieàdessortesdedéliresimaginatifscommecelui-ci.»Elledécidad’ymettreuntermeavectouteladouceurpossible.

—Pourrais-turecommencer?demanda-t-elleavecunsourire.—Jenesaispas,réponditMatilda,maisjecroisquejepourrais,oui.MlleCandydisposaleverremaintenantvideaumilieudelatable.

—Veux-tuquejemetteunpeud’eaudedans?proposa-t-elle.—Jepense,ditMatilda,queçan’apasd’importance.—Trèsbien.Alors,vas-yetessaiedelefairetomber.—Çapeutprendreuncertaintemps.—Prendstoutletempsquetuveux.Jenesuispaspressée.Matilda, toujours assise audeuxième rang, à troismètres environde l’institutrice, s’accouda sur

sonpupitre,levisageentrelesmainset,cettefois,donnasansattendrel’ordrefatidique:—Renverse-toi,verre,renverse-toi!Maisseslèvresnebougèrentpasetiln’ensortitaucunson.Ellesecontentadecrieràl’intérieurde

satête.Puiselleconcentra toute laforcedesonespritetdesavolontédanssesyeuxet,denouveau,maisbeaucoupplusvitequelapremièrefois,ellesentitl’affluxd’électricitéquis’accumulaitavecsonpouvoirmystérieux,puisunechaleurardentes’irradiadanssesglobesoculairestandisque,parmillions,deminusculesbrasinvisiblessetendaientendirectionduverre.Toujoursensilence,maisdansungrandcriintérieur,elleordonnaauverredebasculer.Ellelevitosciller,sebalancer,puistomberdecôtéentintantsurlatableàvingtcentimètresàpeinedesbrascroisésdeMlleCandy.

Bouchebée,MlleCandyouvritdesyeuxsigrandsquetoutletourdel’irisapparutcerclédeblanc.Elleneditpasunmot.Elleenétaitincapable.Témoind’unmiracle,elleenrestaitpétrifiée.Penchéesurleverre,ellelecontemplacommesielleavaitsouslesyeuxunobjetmaléfique.Puis, lentement,elle

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levalatêteetregardaMatilda.L’enfant,blanchecommedupapier,tremblaitdespiedsàlatête,lesyeuxrivés droit devant elle, ne voyant rien. Son visage était transfiguré : ses yeux ronds luisaient et ellerestaitlà,immobile,figéesursachaise,muette,étrangementbelle,muréedanssonsilence.

Mlle Candy, tremblant elle-même un peu, observait Matilda qui, très lentement, reprenait sesesprits.Puis,soudain,commeundéclic,sonvisagesemitàrayonnerd’uncalmeangélique.

—Çavabien,dit-elleavecunsourire.Çavatrèsbien,mademoiselleCandy.Nevousinquiétezpascommeça.

—Tusemblaissiloin,murmuraMlleCandy,frappéedestupeur.—Oui, j’étais très loin, envolée au-delà des étoiles sur des ailes d’argent, ditMatilda. C’était

merveilleux.MlleCandyconsidéraittoujoursl’enfant,plongéedansunétonnementsansbornes,commesielle

assistaitàlaCréation,aucommencementdumonde,aupremiermatindel’univers.—C’estallébienplusvitecettefois,dittranquillementMatilda.—Ce n’est pas possible ! fitMlleCandy, le souffle coupé. Je n’y crois pas. Je ne peux pas y

croire…

Elle ferma lesyeuxet lesgarda fermésun longmoment et, lorsqu’elle les rouvrit, elle semblait

avoirreprissesesprits.—Veux-tuvenirprendreunetassedethéchezmoi?proposa-t-elle.—Oh,j’adoreraisça,ditMatilda.—Trèsbien.Rassembletesaffairesetonseretrouveradehorsdansdeuxminutes.—Vousneparlerezàpersonnedece…decequej’aifait,n’est-cepas?—Cetteidéenem’effleureraitmêmepas,réponditMlleCandy.

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ChezmademoiselleCandy

MlleCandyrejoignitMatildadevantlaportedel’écoleet toutesdeuxs’éloignèrentensilencelelongdelagrand-rueduvillage.Ellespassèrentdevantlemarchanddeprimeursavecsavitrinepleinedepommesetd’oranges,devantlaboucherieavecsesquartiersdeviandesaignantesurl’étaletlespouletspluméspendus, devant la banque, l’épicerie, la boutiqued’électricité et, après les dernièresmaisons,elles se retrouvèrent sur l’étroite route de campagne presque déserte où ne circulaient que de raresvoitures.

Aprésentqu’elles étaient seules,Matilda futprised’uneanimation frénétique. Il semblait qu’enelleunesoupapeeûtéclaté,libérantd’énormesréservesd’énergie.EllesemitàtrotteràlahauteurdeMlleCandyparpetitsbondsélastiquesetsesdoigtsvoltigeaiententoussenscommesiellevoulaitlesdisperser aux quatre vents, tandis que ses paroles fusaient, tel un feu d’artifice à une allure d’enfer.C’étaitmademoiselleCandyceci,mademoiselleCandycela…

—Mademoiselle Candy, je crois que je pourrais faire bouger n’importe quoi aumonde, et passimplementrenverserdesverresoudespetitsobjetscommeça…Jepourraisrenverserdestablesetdeschaises,mademoiselleCandy…Mêmeavecdesgensassisdessus,jepourraislesfairetomberetmêmedeschosesplusgrosses,bienpluslourdesquedeschaisesetdestables…Jen’aiqu’àconcentrertoutesmesforcesdansmesyeuxetcesforcesjepourraislesprojetersurn’importequoipourvuquejeregardeassez…assezfort.Ilfautquejeregardetrèsfort,mademoiselleCandy,trèstrèsfort,etalorsjesenstoutcequisepassederrièremesyeux,mesyeuxquideviennentbrûlants,maisçanefaitpasmaldutout,mademoiselleCandy,etensuite…

—Calme-toi,monpetit,calme-toi,ditMlleCandy.Nenousmontonspastropvitelatêteàproposdecephénomène.

—Maisvoustrouvezçaintéressant,n’est-cepas,mademoiselleCandy?—Oh,c’esttoutàfaitintéressant.Etmêmeplusqu’intéressant.Mais,àpartirdemaintenant,nous

devonsêtredelaplusgrandeprudence,Matilda.—Pourquoifaut-ilquenoussoyonsdelaplusgrandeprudence,mademoiselleCandy?—Parcequenousjouonsavecdesforcesmystérieuses,monenfant,dontnousnesavonsrien.Je

necroispasqu’ellessoientmauvaises.Peut-êtremêmesont-ellesbonneset,quisait,d’essencedivine.Maisqu’elleslesoientoupas,ilfautlesmanieravecprécaution.

Ces sagesparoles tombaientde labouched’unêtre aussi sagequ’averti,maisMatildaétait tropexaltéepours’enaccommoder.

—Jenevoispaspourquoiilfautêtresiprudentes,dit-elleencontinuantdesautiller.— J’essaie de t’expliquer, reprit Mlle Candy patiemment, que nous nous aventurons dans

l’inconnu. C’est une chose inexplicable. Le mot exact est « phénomène ». Oui, il s’agit d’unphénomène.

—Jesuisunphénomène,moi?demandaMatilda.—Cen’estpasimpossible,réponditMlleCandy.Mais,pourl’instant, jepréféreraisquetunete

posespastropdequestionssurtoi-même.Situveuxmonavis,nousdevrionsexplorerunpeupluscephénomène,touteslesdeux,maisenveillantànepascommettred’imprudencesinutiles.

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—Vousvoulezquejerefasseunessai,mademoiselleCandy?—C’estunpeucequej’allaistesuggérer,dit-elled’untoncirconspect.—Chic,alors!fitMatilda.—Pourmapart,repritMlleCandy,jesuisbeaucoupplusdésarçonnéequetoiparcequetuasfait,

etjecherchedesexplicationslogiques.—Parexemple?demandaMatilda.—Parexemple,jemedemandes’ilyaunlienentrecedonettaprécocité.—Qu’est-cequeçaveutdirecemot-là?demandaMatilda.— Un enfant précoce, expliqua Mlle Candy, est un enfant qui montre une intelligence

exceptionnelle,trèsenavancesurlesautres.Ettoi,tuesexceptionnellementprécoce.—Vraiment?ditMatilda.—Mais,biensûr.Rends-toicompte.Tusaislire.Tusaiscompter…—Vousavezpeut-êtreraison,ditMatilda.Mlle Candy était confondue et ravie par l’absence de prétention et de suffisance chez sa petite

élève.—Jenepeuxpasm’empêcherdemedemander,dit-elle,sicesoudainpouvoirdefairebougerun

objetàdistancequetuasreçuestenrapportaveclescapacitésdetoncerveau.—Vous voulez dire qu’il n’y aurait pas assez de place dans ma tête pour toutes ces forces et

qu’ellesontbesoind’ensortirmalgréelles?—Non,pas tout à fait, réponditMlleCandyavecundemi-sourire.Maisquoiqu’il arrive, je le

répète,nousdevonsavanceravecprudencesurceterrain.Jen’aipasoubliécetétrangerayonnementsurtonvisageaprèsquetuasrenverséleverrepourlasecondefois.

—Vouspensezqueçapourraitvraimentmefairedumal,c’estçaquevouspensez,mademoiselleCandy?

—Enfin,tut’essentiebizarrequandc’estarrivé,non?—Jemesuissentiemerveilleusementbien,ditMatilda.Pendantunmoment, j’aivoléaumilieu

desétoiles surdesailesd’argent, jevous l’aidit.Etpuis,cen’estpas tout,mademoiselleCandy.Lasecondefois,çaaétébeaucoupplusfacile.Jecroisquec’estcommetoutlereste;plusons’exerceàquelquechose,moinsonademalàlefaire.

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Mlle Candy marchait à pas lents afin que la petite fille n’ait pas à trottiner trop vite pour se

maintenir à sa hauteur et elles continuèrent à cheminer paisiblement sur la route étroite au-delà duvillage.C’étaitundecesaprès-mididorésd’automneavecdeshaieschargéesdemûresnoires,defilsdelavierge,desaubépinesauxbaiesrougesquinourriraientlesoiseauxl’hivervenu.Çàetlà,departetd’autredelaroute,sedressaientdegrandsarbres,chênes,sycomores,frêneset,detempsentemps,unchâtaignier.MlleCandy,souhaitantpourlemomentchangerdesujet,révélaàMatildalenomdetouscesvégétauxetluiappritcommentlesreconnaîtreàlaformedeleursfeuillesetaugraindeleurécorce.Matildaenregistraitavecsointoutescesconnaissancesnouvellesdanssonesprit.

Ellesatteignirentenfinunebrèchedanslahaie,surlecôtégauchedelaroute,oùsetrouvaitunepetitebarrière.

—C’estlà,ditMlleCandyenouvrantlabarrièrequ’ellerefermaaprèsavoirlaissépasserMatilda.Elles suivirentuneétroitealléede terrebordéedenoisetierset l’ondistinguaitdans leursgaines

vertesdesgrappesdenoisettesfauves.— Les écureuils viendront bientôt les récolter, dit Mlle Candy, et les engrangeront dans leurs

cachettespourlesdursmoisd’hiveràvenir.—Vousvoulezdirequevoushabitezici?demandaMatilda.—Maisoui,réponditsimplementMlleCandy.Matildanes’étaitjamaisdemandéoùpouvaitbienvivreMlleCandy.Ellel’avaittoujourspurement

et simplement considérée comme lamaîtresse, une personne issue du néant qui faisait la classe puiss’évanouissaitensuitedans lanature.«Unseuld’entrenous, sesélèves, songea-t-elle, s’est-il jamaisdemandéoùallaitlamaîtressequandlajournéed’écoleétaitfinie?Sommes-nouscurieuxdesavoirsiellevitseule,ousichezelleattendunemère,unesœur,unmari?»

—Vousviveztouteseule,mademoiselleCandy?demanda-t-elle.—Oui,réponditMlleCandy.Toutàfait.Elless’avançaientlelongdesornièresdesséchéessurlesolterreuxetdevaientveillerànepasse

tordreleschevilles.Quelquesoiseauxvoletaientdanslesbranchesdesnoisetiers,maisc’étaittout.— C’est simplement une cabane d’employé de ferme, dit Mlle Candy. Ne t’attends à rien

d’extraordinaire,surtout.Nousysommespresque.Ellesatteignirentunnouveaupetitportailvertàdemienfouidanslahaie,surladroite,etpresque

cachéparlesbranchesdenoisetiers.MlleCandyposaunemainsurleportailetdit:—Voilà,c’esticiquej’habite.Matildavituncourtsentiermenantàuneminusculemaisonnettedebriquerouge.Oneûtditplutôt

lamaisond’unepoupéequelademeured’unêtrehumain.Lesbriques,trèsanciennes,étaientdélitéesetdécolorées. Sur le toit d’ardoise se dressait une étroite cheminée, et deux petites fenêtres carréess’ouvraientdanslafaçade.Iln’yavaitniétagenigrenier.Lesdeuxcôtésdusentiersehérissaientd’unimpénétrablefouillisd’orties,deprunelliersetdelonguesherbesbrunâtres.Unénormechêneétendait

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son ombre par-dessus la cabane. Ses ramures immenses donnaient l’impression d’engloutir la frêleconstructiontoutenladissimulantpeut-êtreaurestedumonde.

MlleCandy,unemainposéesurleportailencorefermé,ditàMatilda:—UnpoètenomméDylanThomasaunjourécritunepoésieàlaquellejepensechaquefoisqueje

remontecesentier.MatildaattenditetMlleCandy,d’unevoixlenteetmélodieuse,semitàréciterlepoème:Jamais,jamais,ômonamiequivoyageprocheetlointaine,AupaysdescontesducoindufeuendormieparmagieNecroisounecrainsqueleloupenblancMoutondéguiséSautillantetbêlantgaiementsurgisse,Aimée,mabien-aimée,Horsd’unantredanslesamasdefeuillesd’uneannéebaignéederoséePourdévorertoncœuraufondduboisléger.IlyeutunmomentdesilenceetMatildaquin’avaitjamaisentendudegrandepoésieromantique

murmura,trèsémue:—C’estcommedelamusique.—C’estdelamusique,ditMlleCandy.—Puis, commeembarrasséed’avoir révéléunepartie secrèted’elle-même,elleouvrit leportail

d’une poussée rapide et s’avança vers lamaison.Derrière elle,Matilda se sentit prise de crainte.Ledécorétaitsiirréel,sifantastique,siétrangeraumondeterrestre!OneûtdituneillustrationdeGrimmou d’Andersen. C’était la cabane où le pauvre bûcheron vivait avecHansel etGretel, où habitait lagrand-mère duPetitChaperon rouge, c’était aussi lamaison des sept nains, des trois ours et de tantd’autrespersonnagesimaginaires.Ellesortaitdroitd’uncontedefées.

—Viens,machérie,l’appelaMlleCandy,etMatildalarejoignit.

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Laporte d’entrée était couverte d’unepeinture verte écaillée et il n’y avait pas de serrure.MlleCandy souleva simplement le loquet et entra. En dépit de sa petite taille, elle dut se pencher pourfranchirleseuil.Matildalasuivitetcrutqu’ellevenaitdepénétrerdansunétroittunnelsanslumière.

—Tupeuxveniràlacuisineetm’aideràfairelethé,ditMlleCandy,etelleprécédaMatildalelongdutunneljusqu’àlacuisine.

Enadmettantqu’onpûtutilisercemot, lapiècen’étaitguèreplusgrandequ’unearmoireet ilyavaitaufondunepetitefenêtreau-dessusd’unévierdépourvuderobinet.Contreunautremurs’ancraitunetablette,sansdoutepourpréparerlesrepas.Au-dessusétaitaccrochéunpetitplacard.Surlatabletteétaient posés un réchaudPrimus, une casserole et une demi-bouteille de lait.UnPrimus est un petitréchauddecampingquifonctionneaupétrolesouspressionetqu’onalimente,unefoismisenmarche,avecunepompe.

—Tupeuxm’apporterunpeud’eaupendantquej’allumeleréchaud,ditMlleCandy.Lepuitsestderrièrelamaison.Prendsleseau.Ilestlà.Tutrouverasunecordeaupuits.Accrocheleseauàlacordeetdescends-ledanslepuits,maisfaisattentiondenepasytomber.

Matilda,plusétonnéequejamais,s’emparaduseauetfitletourdelamaisonnette.Lepuitsétaitcouvertd’unpetittoitdeboiséquipéd’unsimplerouleauàmanivelleetlacordependaitdansuntrouobscur. Matilda remonta la corde et accrocha au bout l’anse du seau, puis elle le laissa descendrejusqu’àcequ’elleentendîtun«plouf»sonoretandisquelacordemollissaitentresesdoigts.Puis,tantbienquemal,ellehissaleseauchargéd’eau.

—Ilyenaassez?demanda-t-elle,enregagnantlamaison.—Çaira,ditMlleCandy.Tun’avaissansdoutejamaisfaitça.—Jamais,ditMatilda.C’estamusant.Commentremontez-vousassezd’eaupourvotrebain?—Jeneprendspasdebain,ditMlleCandy. Jeme lavedebout. Je remplisun seaud’eau, je le

réchauffesurleréchaud,jemedéshabilleetjemelavedespiedsàlatête.—Vousfaitesça,c’estvrai?demandaMatilda.—Maisoui,biensûr.Touslespauvres,enAngleterre,selavaientdecettefaçoniln’yapasencore

trèslongtemps.Etilsn’avaientpasderéchaud;ilsdevaientchaufferl’eausurlefeudanslacheminée.—Vousêtespauvre,mademoiselleCandy?

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—Oui,ditMlleCandy,trèspauvre.C’estunbonpetitréchaud,n’est-cepas?LePrimusronflaitavecunepuissanteflammebleueetdéjà,danslacasserole,l’eaucommençaità

bouillonner.MlleCandysortitunethéièreduplacardetymitunepincéedethé.Ellepritégalementunemichedepainmarron,encoupadeuxtranchespuis,ouvrantuneboîteenplastiquepleinedemargarine,entartinalepain.

«Delamargarine,pensaMatilda.Elledoitvraimentêtrepauvre.»Mlle Candy se munit d’un plateau, y déposa deux gobelets, la demi-bouteille de lait et une

soucoupeaveclestartines.—Jecrainsdenepasavoirdesucre,dit-elle,jen’enmangejamais.—C’esttrèsbiencommeça,ditMatilda.Elleétaitassezraisonnablepourserendrecomptedudélicatdelasituationetveillaitavecsoinàne

riendirequipûtembarrassersacompagne.—Onvaleprendredanslesalon,ditMlleCandyenprenantleplateauetenquittantlacuisinepar

lepetittunnelobscurpourregagnerlapiècededevant.Matilda la suivitmais, sur le seuildusalon,elle s’arrêta, stupéfaite,ouvrantdegrandsyeux.La

pièceétaitaussiexiguëetnuequ’unecelluledeprison.Lapâle lumièredu jourqui l’éclairaitvenaitd’une unique et étroite fenêtre sans rideaux. Il n’y avait pour mobilier que deux caisses de boisrenverséesquiservaientdesiègesetunetroisièmequitenaitlieudetable.C’étaittout.Pasunegravureaux murs, pas de tapis par terre ; un simple sol de planches brutes et disjointes où traînaient desmoutonsdepoussière.Leplafondétaitsibasqu’ensautantMatildal’auraitpresquetouchéduboutdesdoigts. Lesmurs étaient blancs,mais d’une blancheur qui n’était pas celle de la peinture.Matilda ypassa lamainetsapaumesecouvritdepoudreblanche.Lapièceétaitsimplementpasséeà lachauxcommeuneécurie,uneétableouunpoulailler.

Matilda était atterrée.Était-cevraimentdans cettemasurequevivait samaîtresse si propre et sisoignée?Était-celàtoutcequil’attendaitlorsqu’ellerentraitdel’écoleaprèsunejournéedetravail?C’était incroyable.Etquelleétait l’explicationdecedénuement? Il existait sûrementquelque raisonétrangeàunetellemisère.

MlleCandyposaleplateausurl’unedescaissesretournées.—Assieds-toi,monenfant,assieds-toi,dit-elle,etnousallonsboireunebonnetassedethé.Sers-

toidepain.Lesdeux tartines sontpour toi. Jenemange jamais rienen rentrant. Jeprendsun solidedéjeuneràmidiàl’écoleetçamesuffitjusqu’aulendemainmatin.

Matildaseperchaavecprécautionsurl’unedescaisseset,parpolitesseplutôtquepourtouteautreraison,pritunedestartinesdemargarineetsemitàlamanger.Chezelle,ilyauraiteusansdoutesur

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sonpaindubeurre et de la confiture de fraises sans compter une tranchede cakepour conclure songoûter.Etpourtantcethésimodesteluidonnaitbienplusdeplaisir.Unmystèreentouraitcettemaison,ungrandmystère,celanefaisaitpasdedoute,etMatildarêvaitdel’élucider.

MlleCandyservitlethéetajoutaunpeudelaitdanslesdeuxgobelets.Ellenesemblaitnullement

gênéed’êtrelàassisesurunecaisseretournéedansunepiècenueàboireduthédansungobeletposésursongenou.

—Tu sais, dit-elle, j’ai beaucoup réfléchi à ce que tu as fait avec ce verre.C’est un très grandpouvoirquit’aétédonné,lesais-tu?

—Oui,mademoiselleCandy,jelesais,réponditMatilda,mastiquantsatartinedemargarine.—Amaconnaissance,poursuivitMlleCandy,personnedans l’histoiredumonden’a jamaisété

capablededéplacerunobjetsansletoucher,soufflerdessusouutiliseruneaideextérieure.Matildahochalatêtesansrépondre.—Cequiseraitfascinant,continuaMlleCandy,ceseraitdeconnaîtreleslimitesvéritablesdeton

pouvoir. Oh, je sais que tu te crois capable de faire bouger n’importe quoi, mais là-dessus j’ai desdoutes.

—J’aimeraisessayeravecquelquechosederéellementtrèsgrand,ditMatilda.— Et la distance ? Faudrait-il toujours que tu sois près de l’objet pour le remuer ? Je me le

demande…—Ça,jen’ensaisrien,réponditMatilda,maisceseraitbienamusantdeledécouvrir.

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CequeracontamademoiselleCandy

—Nenouspressonspas trop,ditMlleCandy.Etbuvonsencoreune tassede thé.Et toi,mangel’autretartine.Tudoisavoirfaim.

Matildapritlasecondetranchedepainetsemitàlamangersanshâte.Lamargarinen’étaitpassimauvaise.Peut-êtremêmen’aurait-ellerienremarquésiellen’avaitpasétéprévenue.

—MademoiselleCandy,demanda-t-ellebrusquement,vousêtestrèsmalpayéeàl’école?MlleCandyluilançaunregardaigu.—Pastropmal,répondit-elle.Jereçoisàpeuprèslamêmechosequelesautres.—Maisçadoittoutdemêmeêtretrèspeupourquevoussoyezaussipauvre,ditMatilda.Tousles

autresprofesseursviventaussicommeça,sansmeubles,sansfourneau,nisalledebains?—Non,non,réponditMlleCandyd’untoncrispé.Ilsetrouvequejesuisl’exception.—Sansdouteaimez-vousvivred’unefaçontrèssimple,insistaMatilda.Leménagedoitêtrebien

plusfacile.Vousn’avezpasdemeublesàastiquernitouscesbibelotsstupidesqu’ilfautépoussetertouslesjours.Etjesupposeque,puisquevousn’avezpasderéfrigérateur,vousn’êtespasobligéed’achetertoutuntasdeproduitscommedesœufs,delamayonnaiseoudesglacespourleremplir.Çadoitvouséviterunefouledecommissions.

—Acetinstant,MatildaremarquaquelevisagedeMlleCandys’étaitcontractéetavaitprisuneexpressiontrèsparticulière.Unesortederigidités’étaitemparéedetoutsoncorps.Lesépaulesraidies,les lèvres serrées, les deuxmains crispées sur son gobelet de thé, elle en regardait fixement le fondcommeàlarecherchederéponsesauxquestionsfaussementinnocentesdeMatilda.Unlongsilenceunpeupesants’ensuivit.Entrentesecondes,l’atmosphèreavaitcomplètementchangédanslapetitepièce,alourdied’unmalaisechargédesecrets.

—Excusez-moidevousavoirposécesquestions,mademoiselleCandy.Jememêledecequine

meregardepas.Sur cette réflexion, la jeune femme parut redevenir elle-même. Elle secoua les épaules et, d’un

gestedélicat,reposasongobeletsurleplateau.—Pourquoinemeposerais-tupascesquestions?dit-elle.C’étaitinévitable.Tuestropaviséepour

nepas t’enposer toi-même.D’ailleurs, peut-être avais-je envie que tume les poses.Peut-être est-cepourcetteraisonquejet’aiinvitéechezmoi.Enfait,tueslapremièrevisitequejereçoisicidepuisque

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jem’ysuisinstalléeilyadeuxans.Matildarestasilencieuse.Ellesentaitunesortedetensionmonterdanslaminusculepièce.—Tuasune intelligence tellementau-dessusde tonâge, repritMlleCandy,que jen’en reviens

pas. Tu as l’air d’une petite fillemais avec l’esprit et la faculté de raisonnement d’un adulte. Nouspourrionspeut-êtredonct’appeleruneenfant-femme,situvoiscequejeveuxdire.

Matildacontinuaàgarderlesilence,attendantlasuite.—Jusqu’àmaintenantilm’aétéimpossibledeparleràquiquecesoitdemesproblèmes.J’aurais

étépartropgênéeetpuislecouragememanquait.Lepeuquejepouvaisavoiraétéanéantidansmajeunesse.Maismaintenant,toutàcoup,mevoilàprised’uneenviedésespéréedetoutdireàquelqu’un.Tu n’es qu’une toute petite fille, je le sais,mais il y a en toi une sorte de pouvoirmagique, je l’aiconstatédemespropresyeux.

Matildasoudaindressal’oreille.Lavoixqu’elleentendaitappelaitàl’aide,c’étaitindiscutable.—Boisencoreunpeudethé,jecroisqu’ilenresteunegoutte.Matildahochalatête.MlleCandyservitlethédanslesdeuxgobeletsetajoutadulait.Denouveau,ellepritlegobeletà

deuxmainsetsemitàboireàpetitesgorgées.Aprèsunsilenceprolongé,elledemanda:—Jepeuxteraconterunehistoire?—Biensûr,ditMatilda.—J’aivingt-troisans,commençaMlleCandy.Quandjesuisnée,monpèreétaitdocteurdansce

village.Nousavionsunejoliemaison,unegrandemaisondebriquerouge.Elleestcachéedanslesboisderrièrelacolline.Jenepensepasquetulaconnaisses.

Matildaneréponditpas.—Jesuisnéelà-bas,continuaMlleCandy;etalorss’estpasséelapremièretragédie:mamèreest

mortequandj’avaisdeuxans.Monpèrequiétaitsurchargédetravailavaitbesoindequelqu’unpourtenir lamaisonets’occuperdemoi.Iladoncinvité lasœurdemamère,matante,àvenirs’installercheznous.Elleaacceptéetelleestvenue.Ellen’étaitpasmariée.

Matildaécoutaitavecuneextrêmeattention.—Quelâgeavaitvotretantequandelleestvenuechezvous?demanda-t-elle.—Ellen’étaitpasvieille,ditMlleCandy.Unpeuplusdetrenteans,jepense.Maisjel’aidétestée

toutdesuite.Mamèrememanquaithorriblement.Etmatanten’étaitpasgentilledutout.Monpèrenes’en rendaitpascompteparcequ’iln’étaitpresque jamais là ; et,quand il faisaituneapparition, ellechangeaittoutàfaitd’attitude.

MlleCandybutunegorgéedethéavantd’ajouter:—Jemedemandepourquoijeteracontetoutça…—Continuez,ditMatilda.Jevousenprie.—Bon,ditMlleCandy.Alorsestarrivéeladeuxièmetragédie:quandj’avaiscinqans,monpère

est mort subitement. Un jour, il était là, comme d’habitude, et le lendemain… disparu. Je me suisretrouvée seule avecma tante. Elle est devenuema tutrice légale. Elle avait surmoi tous les droitsparentaux.Et,d’unefaçonquej’ignore,elleestdevenuepropriétairedelamaison.

—Commentvotrepèreest-ilmort?s’enquitMatilda.—Tuas raisondemedemanderça,ditMlleCandy. J’étaisbien trop jeuneà l’époquepourme

poserlaquestion,maisjemesuisrenducomptedepuisqu’ilyavaitbiendescôtésmystérieuxàcettemort.

—Personnenevousajamaisracontécommentc’étaitarrivé?demandaMatilda.—Pasvraiment,réponditMlleCandyd’untonhésitant.Tucomprends,ilétaitdifficiledecroire

qu’ilavaitfaitunechosepareille…C’étaitunhommetrèséquilibréetsolide.

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—Faitquoi?demandaMatilda.—Sesuicider…—C’estvrai?Ils’est…ditMatilda,atterrée.—Dumoins,onpouvaitcroireàunsuicide,ditMlleCandy.Maisquisait?Ellehaussalesépaulesetdétournalatêtepourregarderparlapetitefenêtre.—Je sais cequevouspensez,ditMatilda.Vouspensezquevotre tante l’a tuéet s’est arrangée

pourqu’oncroiequ’ils’estsuicidé.—Jenepenserien,réponditMlleCandy.Ilnefautjamaisavoirdespenséescommecelles-làsans

preuve.Unlongsilenceplanasurlapetitepièce.MatildaremarquaquelesmainsdeMlleCandy,crispées

sursongobelet,tremblaientlégèrement.—Qu’est-cequiestarrivéensuite?demanda-t-elle.Qu’est-cequis’estpasséquandvousvousêtes

retrouvéeseuleavecvotretante?Ellen’apasétégentilleavecvous?— Gentille ? C’était un démon. Dès que mon père n’a plus été là, elle est devenue un être

épouvantable!Maviefutuncauchemar.—Qu’est-cequ’ellevousafait?—Jeneveuxpasenparler.C’esttrophorrible.Maisàlafinj’avaistellementpeurd’elleque,dès

qu’elleentraitdanslapièceoùj’étais,jememettaisàtrembler.Comprendsbienquejen’avaispasuncaractèreaussiaffirméqueletien.J’étaistrèstimideeteffacée.

—Vousn’aviezpasd’autresparents?Desoncles,destantes,unegrand-mèrepourvenirvousvoir.—Pasquejesache.Ilsétaienttousmortsoupartispourl’Australie.—Vousavezdoncgrandi seuledanscettemaisonavecvotre tante,ditMatilda.Maisvousavez

biendûalleràl’école?—Bien sûr, ditMlleCandy. Je suis allée à lamême école que celle où tu esmaintenant.Mais

j’habitaisàlamaison.MlleCandysetutetregardalefonddesongobeletvide.—Jecroisquecequej’essaiedet’expliquer,reprit-elle,c’estqu’aulongdesannéesj’aiétéàtel

pointécrasée,dominéeparcettetantemonstrueusequ’aumoindreordrequ’ellemedonnaitj’obéissaisinstantanément.Cesontdeschosesquiarrivent,tucomprends.Etquandj’aieudixans,j’étaisdevenuesonesclave.Jefaisais leménage, lui faisaissonlit, lavaiset repassais le linge,faisais lacuisine.J’aiapprisàtoutfaire.

—Mais,enfin,vousauriezbienpuvousplaindreàquelqu’un.—Aqui?ditMlleCandy.Et,detoutefaçon,j’étaisbientropterrifiéepourmeplaindre.Jetele

répète,j’étaissonesclave.—Ellevousbattait?

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—N’entronspasdanslesdétails,çan’envautpaslapeine.—Maisc’esthorrible,ditMatilda.Vouspleuriezbeaucoup?—Quand j’étais touteseule,oui. Jen’avaispas ledroitdepleurerdevantelle. Jevivaisdans la

peurperpétuelle.—Qu’est-cequis’estpasséquandvousavezquittél’école?demandaMatilda.—J’étaisunebrillanteélève,ditMlleCandy.J’auraisfacilementpuentrerà l’université,mais il

n’enétaitpasquestion.—Pourquoidonc,mademoiselleCandy?—Parcequejedevaisrentrerfairemontravailàlamaison.—Alors,commentêtes-vousdevenueprofesseur?—Ilyauncentredeformationd’enseignantsàReading,ditMlleCandy.Cen’estqu’àquarante

minutes d’ici en car. J’ai eu le droit d’y aller à condition d’être rentrée tous les après-midi pour lelavage,lerepassage,leménageetlapréparationdudîner.

—Vousaviezquelâgeàcemoment-là?—Quandjesuisentréeaucentre,j’avaisdix-huitans.—Vousauriezpufairevotrevaliseetvousenallerpourtoujours,ditMatilda.—Pasàmoinsd’avoiruntravail,réponditMlleCandy.Et,nel’oubliepas,j’étaisàtelpointsous

ladominationdematantequejamaisjen’auraisosé.Tunepeuxpasimaginercequec’estqued’êtresous lacouped’unepersonnalitéaussi redoutable.Tu te retrouvescommeunechiffemolle.Ehbien,voilà:jet’airacontélatristehistoiredemavie.Et,maintenant,j’aiassezparlé.

—Jevousenprie,nevousarrêtezpas,ditMatilda.Vousn’avezpasterminé.Commentvousêtes-vousdébrouilléepourluiéchapperenfindecompteetvenirvivredanscettedrôledepetitemaison?

—Ahça,c’estuneautreaffaire,ditMlleCandy.Etj’ensuisassezfière!—Racontez-moi,ditMatilda.

— Voyons… Quand j’ai eu mon diplôme d’enseignante, ma tante m’a dit que je lui devais

beaucoupd’argent.Jeluiaidemandépourquoi.Ellem’arépondu:«Parcequejet’ainourriependanttoutescesannées,quejet’aiachetétessouliersettesvêtements!»Ellem’aditqueletotalfaisaitdesmilliersde livresetque jedevais la rembourseren luidonnantmonsalairependant lesdixannéesàvenir.«Jetedonneraiunelivreparsemained’argentdepoche,m’a-t-elledit.Tun’aurasriendeplus.»Elles’estmêmearrangéeavecladirectiondel’écolepourquemonsalairesoitdirectementverséàsabanque.Ellem’afaitsignerunpapier.

—Vousn’auriezpasdûfaireça,ditMatilda,votresalaire,votreseulechancedeliberté!—Jesais,jesais,ditMlleCandy.Maisj’avaisétésonesclavepresquetoutemavieetjen’aipas

eulecourageoul’audacededirenon.Jerestaistoujoursparalyséedeterreurdevantelle.Ellepouvaitmefairebeaucoupdemal.

—Alors,commentavez-vousréussiàluiéchapper?demandaMatilda.—Ahça,ditMlleCandy,souriantpourlapremièrefoisdepuisledébutdesonrécit.Ças’estpassé

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ilyadeuxans.Etçaaétémonplusgrandtriomphe!—Oh,racontez-moi,s’ilvousplaît,ditMatilda.— J’avais l’habitude de me lever très tôt et d’aller faire un tour à pied pendant que ma tante

dormaitencore.Un jour, je suis tombéesurcepetitcottage. Ilétaitvide…J’ai trouvéquienétait lepropriétaire:unfermier.Jesuisalléelevoir.Lesfermiers,euxaussi,selèventtrèstôt.Ilétaitentraindetrairesesvaches.Jeluiaidemandés’ilvoulaitmelouersacabane.«Vousnepouvezpasvivrelà-dedans!s’est-ilécrié.Iln’yaaucunconfort,pasd’eaucourante,rien.»«J’aienvied’yhabiter,luiai-jedit. Je suis romantique. J’ai eu le coupde foudrepour cettemaison. Je vous enprie louez-la-moi. »«Vousêtesfolle,m’a-t-ilrépondu.Enfin,puisquevousinsistez,çavousregarde.Leloyerseradedixpenceparsemaine.»«Voiciunmoisdeloyerd’avance,luiai-jeditenluidonnantquarantepence.Etmercidetoutcœur!»

—Super!s’écriaMatilda.Alors,toutd’uncoup,vousvoilàavecunemaisonbienàvous!Maiscommentavez-voustrouvélecouragedeprévenirvotretante?

—Celaaété trèsdur.Unsoir,après luiavoirpréparésondîner, jesuismontée rangerquelquesaffairesdansuneboîteencarton,puisjesuisredescendueenannonçantquejem’enallais.«J’ailouéunemaison»,ai-jedit.Matanteaexplosé:«Louéunemaison!a-t-ellehurlé.Commentpeux-tulouerunemaisonquandtun’asqu’unelivreparsemaine?»«Jemesuisdébrouillée»,ai-jerépondu.«Etcommentvas-tupayertanourriture?»«Jem’arrangerai»,ai-jemurmuréetjesuissortieencourant.

—Bravo!s’écriaMatilda.Alorsvousétiezenfinlibre!—J’étaisenfinlibre,oui,ditMlleCandy,ettunepeuxpassavoircommec’étaitmerveilleux!—Mais vous avez vraiment réussi à vivre ici avec une livre par semaine pendant deux ans ?

demandaMatilda.

—Certainement, réponditMlleCandy. Jepaiedixpencede loyer et le reste sert àm’acheter le

pétrolepourleréchaudetpourmalampe,unpeudelait,dethé,depainetdelamargarine,c’esttoutcedontj’aibesoin.Etcommejetel’aidit,àmidiàl’école,jefaisunrepassubstantiel.

Matildafixasurelledegrandsyeux.QuelmerveilleuxactedecouragedelapartdeMlleCandyqui,soudain,acquitlastatured’unehéroïnedansl’espritdeMatilda.

—Maisest-cequevousn’avezpasterriblementfroidl’hiver?demanda-t-elle.—J’aiunpetitradiateuràpétrole.Tuseraisétonnéedevoircommelamaisonestconfortable.—Vousavezunlit,mademoiselleCandy?—Ehbien,pasexactement,ditMlleCandy,souriantànouveau,maisilparaîtquec’esttrèssainde

dormirsurunesurfacedure.Subitement,Matildaeutparfaitementconsciencedelasituation:MlleCandyavaitbesoind’aide;

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ellenepouvaitpascontinueràsubsisterainsiindéfiniment.—Vousvousentireriezbeaucoupmieuxsivousabandonniezvotretravail,mademoiselleCandy,

etsivousvousinscriviezauchômage.—Jamaisjeneferaiunechosepareille!protestaMlleCandy.J’adoreenseigner!— Cette horrible tante, reprit Matilda, je suppose qu’elle vit toujours dans votre jolie vieille

maison.—Biensûr!Ellen’aquecinquanteans.Elleestencorelàpourlongtemps.—Etvouscroyezquevotrepèrevoulaitqu’elledeviennepropriétairedelamaison?—Jesuistoutàfaitsûreducontraire,ditMlleCandy.Lesparentsaccordentsouventàuntuteurle

droitd’occuperlamaisonpendantuncertaintempsmaisellecontinuepresquetoujoursd’apparteniràl’enfantquienhéritequandildevientplusgrand.

—Alors,cettemaisonestsûrementàvous?demandaMatilda.—Onn’ajamaistrouvéletestamentdemonpère;ilsemblequ’ilaitétédétruitparquelqu’un.—Inutilededemanderparqui.—Inutile,eneffet.—Maiss’iln’yapasde testament,alorscettemaisondoitvous revenirautomatiquement.Vous

êteslaplusprocheparente.—Jesais,ditMlleCandy,maismatanteaproduitunpapier,paraît-ilécritparmonpère,disant

qu’illaissaitlamaisonàsabelle-sœurenremerciementdudévouementaveclequelelles’étaitoccupéedemoi.Jesuissûrequec’estunfaux.Maispersonnenepeutleprouver.

—Vous ne pourriez pas essayer ? ditMatilda. Si vous preniez un bon avocat pour intenter unprocès?

— Je n’ai pas l’argent nécessaire. Et rappelle-toi que cette tante est une personne éminemmentrespectéedansnotrecommunauté.Elleaunegrosseinfluence.

—Quiest-ce?demandaMatilda.MlleCandyhésitaunmoment.Puiselledéclarad’unevoixdouce:MlleLegourdin.

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Matildaauneidée

—MlleLegourdin!s’écriaMatilda,sautantcommeunressort.Vousvoulezdirequec’estvotretante?C’estellequivousaélevée?

—Oui,réponditMlleCandy.— Pas étonnant qu’elle vous ait terrifiée ! s’exclama Matilda. L’autre jour, nous l’avons vue

attraperunefilleparsesnattesetlaprojeterpar-dessuslabarrièreduterraindejeu.—Tun’asencorerienvu,ditMlleCandy.Aprèslamortdemonpère,quandj’avaiscinqanset

demi,ellemefaisaitprendremonbaintouteseule.Etpuisellevenaitvoirsij’étaispropreet,quandellejugeaitquejenem’étaispasbienlavée,ellem’enfonçaitlatêtesousl’eau.Maisnemelaissepasmelancersurcechapitre.Parlerdetoutcequ’elleapufaireneserviraitàrien.

—Non,ditMatilda.Arien.—Noussommesvenuesicipourparlerdetoi,ditMlleCandy,etjen’aipascessédeparlerdemoi.

Jemesensstupide.Cequim’intéressevraiment,c’estdesavoircequetuescapabledefaireaveccesyeuxextraordinaires.

—Jepeuxfairebougerdesobjets.Jesaisquejelepeux.Jepeuxlesrenverser.—Quedirais-tu,proposaMlleCandy,detenterquelquesexpériencesprudentespourvoirjusqu’à

quelpointtupeuxfairebougeretrenverserleschoses?—Siçanevousfaitrien,réponditMatildaàlagrandesurprisedeMlleCandy,j’aimeraismieux

pas.Jepréféreraisrentrerchezmoimaintenantetréfléchiràtoutcequej’aiappriscetaprès-midi.MlleCandyselevaaussitôt.—Naturellement,dit-elle,jet’aigardéeicitroplongtemps.Tamèrevacommenceràs’inquiéter…—Ça ne risque pas d’arriver, ditMatilda avec un sourire.Mais j’aimerais quandmême rentrer

chezmoi,sivouslepermettez.—Alors,allons-y.Jesuisdésoléedet’avoiroffertunaussimauvaisgoûter.—Maispasdutout,protestaMatilda.C’étaitmerveilleux!ToutesdeuxregagnèrentlamaisondeMatildadansunprofondsilence.MlleCandysentaitquetel

était ledésirde lapetite fille.L’enfantsemblait tellementperduedanssespenséesqu’elleregardaitàpeineoùellemarchaitet,lorsqu’elleseurentatteintlabarrièredelamaisondesVerdebois,MlleCandyditàMatilda:

—Jeteconseilled’oubliertoutcequejet’airacontécetaprès-midi.—Jenepeuxpasvous lepromettre,ditMatilda,mais jevousprometsdene jamaisenparlerà

personne,pasmêmeàvous.—Jecroisqueceseraitsagedetapart,approuvaMlleCandy.—Maisjeneprometspasdeneplusypenser,malgrétout,rectifiaMatilda.Jen’aipascesséd’y

réfléchirdepuisquenousavonsquittévotremaisonetilmesemblequej’aiunepetiteidéeentête.

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—Ilnefautpas,ditMlleCandy.Jet’enprie,oublietoutecettehistoire.—J’aimeraisvousposertroisdernièresquestionsavantdecesserd’enparler,ditMatilda.Voulez-

vousyrépondre,s’ilvousplaît,mademoiselleCandy?MlleCandyluisourit.C’étaitincroyable,songea-t-elle,lafaçondontcepetitboutdebonnefemme

semblaitsoudainprendreenchargetoussesproblèmesetavecquelleautorité!—Ehbien,dit-elle,celadépenddetesquestions.— Voici la première, dit Matilda. Comment Mlle Legourdin appelait-elle votre père quand ils

étaientensembleàlamaison?—Ellel’appelaitMagnus,j’ensuiscertaine.C’étaitsonprénom.—Etcommentvotrepère,lui,appelait-ilMlleLegourdin?—SonprénomestAgatha.C’estsûrementcommecelaqu’ill’appelait.—Et,enfin,repritMatilda,commentvotrepèreetMlleLegourdinvousappelaient-ils,vous,àla

maison?—Ilsm’appelaientJenny,réponditMlleCandy.Matildarécapitulalestroisréponses.—Voyons,quejesoissûredenepasmetromper,dit-elle.AlamaisonvotrepèreétaitMagnus,

MlleLegourdinAgathaetvousJenny.C’estbiença?—Toutàfait,ditMlleCandy.—Merci,ditMatilda.Et,maintenant,jeneparleraiplusdutoutdecettehistoire.MlleCandysedemandaitquellesidéespouvaientbientrotterparlatêtedecettepetitefille.—Surtoutnefaispasdebêtises,dit-elle.Matildasemitàrire,courutjusqu’àlaportedelamaisonetlançaduperron:—Aurevoir,mademoiselleCandy.Etmercibeaucouppourlethé.

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Matildas’entraîne

Matildatrouvalamaisonvidecommed’habitude.Sonpèren’étaitpasencorerentrédutravail,samèrejouaitencoreaulotoetsonfrèrepouvaittraînern’importeoù.Ellealladroitausalonetouvritletiroirdelacommode,oùellesavaitquesonpèrerangeaitsaboîtedecigares.Elleenpritun,l’emportajusqu’àsachambreoùelles’enferma.

«Maintenant,exerçons-nous,sedit-elle.Çavaêtredifficilemaisjesuisbiendécidéeàréussir.»Leplanqu’elleavaitconçupourvenirenaideàMlleCandyprenaitpetitàpetit formedansson

esprit.Elleenavaitprévupresquetouslesdétailsmaislaréussitefinaledépendaitd’uneactiondécisivereposant sur lepouvoirde sesyeux.Elle se savait incapablede l’accomplirdans l’immédiatmaisnedoutaitpas,enyconsacrantassezd’efforts,ens’entraînantassezassidûment,d’atteindrelebutqu’elles’était fixé. Le cigare jouait un rôle essentiel. Peut-être était-il un peu plus épais qu’elle ne l’auraitsouhaitémaisilavaitlepoidsvoulu.Pours’exercer,c’étaitl’accessoireidéal.

IlyavaitdanslachambredeMatildaunepetitecoiffeuseavecdessussabrosse,sonpeigneetdeuxlivresdelabibliothèque.Ellerepoussasesobjetsdecôtéetposalecigareaumilieudelatablette,puiselleallas’asseoiràl’extrémitédesonlit.Ellesetrouvaitmaintenantàtroismètresenvironducigare.

Elle s’installa confortablement et commença à se concentrer. Et très vite, cette fois, elle sentitl’électricité affluer à l’intérieur de sa tête, se masser derrière ses globes oculaires, puis ses yeuxdevinrentbrûlantsetdesmilliersdepetitesmainsinvisiblesseprojetèrentenavantcommedesgerbesd’étincellesverslecigare.

—Bouge!murmura-t-elle.Asonimmensesurprise,presqueaussitôt,lecigare,avecsamincebaguerougeetor,roulalelong

delatabletteettombasurletapis.Matildaétaitravie.Pouvait-onimaginerunjeupluscaptivant?Illuisemblaitquedesflammèches

luitourbillonnaientdanslatête,puisluijaillissaientdesyeux.Etcettedéchargeélectriquedonnaitunsentimentdepuissancepresquesurnaturel.Etcommetouts’étaitdéroulésiviteetdefaçonsisimple

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cettefois!Elleallaramasserlecigareetlereposasurlatablette.

«Maintenant,passonsàunexerciceplusdifficile,sedit-elle.Sij’ailepouvoirdepousserunobjet,

jedevraisavoiraussiceluidelesoulever.Ilestvitalquej’yparvienne.Jedoisabsolumentapprendreàlefairemonterenl’airetàyrester.Cen’estpasbienlourd,uncigare.»

Assiseauboutdulit,ellefixadenouveauintensémentlecigare.Elleconcentraitmaintenantsanspeinesonpouvoir.C’étaitunpeucommesiellepressaitunedétentedanssoncerveau.

—Soulève-toi!murmura-t-elle.Allez,soulève-toi,monte!Toutd’abord,lecigarecommençaparroulerdecôté.Puis,tandisqueMatildafaisaitappelàtoute

laforcedesavolonté,l’undesboutsdécolladelatablettededeuxoutroiscentimètres.Avecuneffortcolossal,elleréussitàlemaintenirdanscettepositionpendantunedizainedesecondes.Puisilretomba.

—Pfff!fit-elle,essoufflée.Çacommenceàvenir.Jevaisyarriver!

Pendant l’heure suivante, Matilda continua à s’entraîner et, pour finir, elle réussit, par le seul

pouvoir de ses yeux, à fairemonter le cigare à une quinzaine de centimètres de la tablette et à l’ymaintenirdurantuneminute.Maissoudainellesesentitsiépuiséequ’elles’écroulasurson litets’yendormit.

Cefutainsiquelatrouvasamèreplustarddanslasoirée.

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—Qu’est-cequit’arrive?luidemandaMmeVerdeboisenlaréveillant.Tuesmalade?—Ohlàlà!fitMatildaensemettantsursonséantetenregardantautourd’elle.Non,non,çava

trèsbien.J’étaissimplementunpeufatiguée.Dèslors,chaquejouraprèsl’école,Matildas’enfermadanssachambreets’entraînaaveclecigare.

Et,bientôt,unsuccèstotalvintcouronnerseseffortsrépétés.Sixjoursplustard,lemercredisoir,elleétait capable non seulement de faire monter le cigare à la hauteur qu’elle voulait mais de lui faireprendretouteslespositionsdesonchoix.C’étaitmerveilleux.

—Çayest,j’yarrive!s’écria-t-elle.Çamarche!Parleseulpouvoirdemesyeux,jepeuxdirigerlecigareenl’airexactementcommejeleveux!

Ilneluirestaitplusqu’àmettresonplangrandioseenaction.

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Letroisièmemiracle

Lelendemainétaitunjeudiet,commetouslesélèvesdeMlleCandylesavaient,c’étaitlejouroùladirectricesechargeaitdefairelaclasseaprèsledéjeuner.

Lematin,MlleCandydéclaraauxenfants:—Unoudeuxd’entrevousontgardéunmauvaissouvenirduderniercoursdonnéparladirectrice

àmaplace.Essayonsdonctousd’êtreparticulièrementprudentsetattentifsaujourd’hui.Commentvonttesoreilles,Éric,aprèstadernièrerencontreavecMlleLegourdin?

—Ellelesaallongées,ditÉric.D’aprèsmamère,ellessontnettementplusgrandesqu’avant.—Ettoi,Robert?repritMlleCandy.Jesuisheureusedevoirquetun’aspasperdudecheveux

depuisjeudidernier.—J’aieudrôlementmalaucrâneaprès,ditRobert.—Ettoi,Victor,ditMlleCandy,n’essaiepasdefairelemalinavecladirectrice.Tuasétévraiment

tropinsolentl’autresemaine.—Jeladéteste,ditVictor.—Essaiedenepastroplemontrer,ditMlleCandy.Çanepeutrientevaloirdebon.Cettefemme

estunvéritablehercule.Elleadesmusclesgroscommedescâblesd’acier.—Siseulementj’étaisassezgrand,grognaVictor,jeluirentreraisdanslelard.—Tun’yarriveraiscertainementpas.Jusqu’icipersonnen’aeuledessusavecelle.Etpuis,sois

poli!—Surquoiellevanousinterroger?demandaunepetitefille.—Sansdoute sur la tabledes3, réponditMlleCandy.C’est cequevousêtes touscensésavoir

appriscettesemaine.Tâchezdebienlasavoir.L’heuredudéjeunerarrivaetpassatropvite.Aprèslerepas,laclasseseréunitànouveau.MlleCandyallaseplaceraufonddelapièce.Tous

attendirent, silencieux, remplis d’appréhension. Enfin, telle une inexorable incarnation du destin,l’énormeMlleLegourdinfitsonentréeavecsaculotteverteetsarobedecoton.Ellealladroitaupichetd’eau,lesoulevaparlapoignéeetjetauncoupd’œilàl’intérieurdurécipient.

—Jevoisavecplaisir,dit-elle,qu’iln’yapascettefoisdansmoneaudecréaturevisqueuse.Sijamaisj’enavaistrouvéune,detrèsgrosennuisseraientarrivésàtouslesmembresdecetteclasse.Ycomprisvous,mademoiselleCandy.

Lesélèvesrestèrentmuets,tendus.Ilsavaientapprisàconnaîtrecettetigressehumaineetpersonnenevoulaitrisquerdes’yfrotter.

—Trèsbien!tonnaMlleLegourdin.Voyonssivoussavezvotretabledes3.Campée devant la table, dans sa position favorite, jambes écartées, poings aux hanches, la

directricefixaitd’unregardfaroucheMlleCandydeboutdanssoncoin,silencieuse.Matilda, immobile à sonpupitredudeuxième rang, suivait ledéroulementde la scène avecune

extrêmeattention.—Toi!criaMlleLegourdin,enbraquantundoigtdelagrosseurd’unequillesurungaminnommé

Guillaumequisetrouvaitàladernièreplaceàdroitedupremierrang.Debout!Guillaumeselevadocilement.—Récite-moilatabledes3àl’envers!aboyaMlleLegourdin.—Al’envers?bégayaGuillaume.Maisje…jel’aipasappriseàl’envers.—Etvoilà,s’exclamaMlleLegourdin,triomphante.Ellenevousarienappris!Candy,pourquoi

neleuravez-vousrienapprisdutoutpendantladernièresemaine?

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—Maiscen’estpasvrai,madameladirectrice,ditMlleCandy.Ilsonttousapprisleurtabledes3.Maisjenevoispasl’intérêtdelaleurapprendreàl’envers.Aquoisertd’apprendrequoiquecesoitàl’envers?Lebutdel’existence,madameladirectrice,c’estd’allerdel’avant.Jemedemandemêmesivous,parexemple,pourriezépelerunsimplemotcomme«faux»àl’enverssansréfléchir…Etjemepermetsd’endouter.

—Pasd’impertinencesavecmoi,mademoiselleCandy!criaMlleLegourdin.PuisellesetournaverslemalheureuxGuillaume.—Trèsbien,mongarçon,dit-elle…Répondsàcettequestion.J’aiseptpommes,septorangeset

septbananes.Combiendefruitscelafait-il?Dépêche-toi!Allons,vite,réponds!—Maisc’est…c’estuneaddition!s’écriaGuillaume.Cen’estpaslatabledes3.—Misérablecrétin!hurlaMlleLegourdin.Virusambulant!Moisissure!Si,c’estlatabledes3!

Tuastroistasdeseptfruitschacun.3fois721.Tucomprendsça,têtardpourri?Jetedonneencoreunechance.J’aihuitserinsd’Italie,huitserinsdesCanariesethuitserinscommetoi.Çafaitcombiendeserinsentout?Répondsvite!

LepauvreGuillaumeétaitperdu.—Attendez!cria-t-il.Attendez,s’ilvousplaît!Ilfautquej’additionnehuitserinsd’Italieethuit

serinsdesCanaries…Ilsemitàcomptersursesdoigts.—Pauvreraclure!glapitMlleLegourdin.Extraitdepunaise!Cen’estpasuneaddition!C’est

unemultiplication!Laréponseest3fois8!Oubien8fois3!Quelleestladifférenceentre3fois8et8fois3?Dis-moiça,pustule,etgrouille-toi!

Cettefois,Guillaumeétaitpartropaffoléetahuripourpouvoirouvrirlabouche.Endeuxenjambées,MlleLegourdin lerejoignitet,parunhabile tourdegymnastique– judoou

karaté –, elle faucha net du pied les deux jambes deGuillaume qui, décollé brusquement du sol, fitmalgréluiunecabrioleetseretrouvaculpar-dessustête.Ladirectriceenprofitapourl’empoignerenpleinvolparlachevilleetletintenl’air,pendulatêteenbas,commeunpouletplumé.

—8fois3,hurlaMlleLegourdinensecouantviolemmentGuillaumeparlajambe.8fois3,c’estlamêmechoseque3fois8et3fois8font24!Répète-moiça!

Acemomentprécis,Victor,àl’autreboutdelaclassebonditsursespiedsetlebrastenduversletableaunoir,lesyeuxhorsdelatête,semitàcrier:

—Lacraie!lacraie!Regardezlacraie!Ellebougetouteseule!

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Sa voix suraiguë avait pris un tel accent d’hystérie que tout lemondedans la salle de classe, y

compris Mlle Legourdin, se tourna vers le tableau. Et là, en effet, un bâton de craie tout neufcommençaitàgrincersurlasurfacesombredutableau.

—Elleécritquelquechose!hurlaVictor.Lacraieécritquelquechose!Etc’étaitvrai!Lacraies’étaitmiseàécrire.—Parl’enfer!Qu’est-cequec’estqueça?hurlaMlleLegourdin.Envoyantsonprénomécritparunemaininvisible,elleavaitvacillé.

LaissantretomberGuillaumesurlesol,ellecriadanslevide:—Quifaitça?Quiécritça?Lacraiecontinuaitàtracerdesmots.Chacundesaplaceentenditle

criquis’étrangladanslagorgedeMlleLegourdin.

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—Non!hurla-t-elle.Non,c’estimpossible!ÇanepeutpasêtreMagnus!

Dufonddelaclasse,MlleCandylançaunbrefcoupd’œilàMatilda.Lapetitefilleétaitassise,très

droite,àsonpupitre,latêtehaute,leslèvresserréesetsesyeuxscintillaientcommedesétoiles.Touslesyeux étaient maintenant fixés sur Mlle Legourdin. Le visage de la directrice était devenu d’uneblancheurdeneigeetsabouches’ouvraitetsefermaitcommecelled’unelottetiréehorsdel’eau,enémettantunesériedehoquetsétouffés.

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Lacraiecessad’écrire,restauninstantsuspendueenl’airpuistombasoudainsurlesoloùellese

brisaendeux.

Guillaumequi,tantbienquemal,avaitregagnésaplacesemitàglapir.—MlleLegourdinesttombée!MlleLegourdinestparterre!La nouvelle était prodigieuse, et tous les élèves bondirent de leurs places pour venir voir le

spectacle de plus près. En effet, l’immense carcasse de la directrice gisait là, étalée sur le dos, sansconnaissance.

—MlleCandycouruts’agenouillerauprèsdelagéanteinerteetsepenchasurelle.

—Elleestévanouie!s’écria-t-elle.Elles’esttrouvéemal!Vite!Allezchercherl’infirmière.Troisenfantssortirentencourantdelaclasse.Victor,toujoursprêtàl’action,s’élançapourempoignerlegrospichetd’eau.—Monpèredit que l’eau froide, c’est ce qu’il y a demieuxpour réveiller quelqu’unqui s’est

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évanoui,déclara-t-il.Surquoi,ilbasculalerécipientetenversatoutlecontenusurlatêtedeMlleLegourdin.Personne,

pasmêmeMlleCandy,n’émitlamoindreprotestation.Quant à Matilda, elle était restée immobile, assise à son pupitre. Envahie d’un étrange

soulagement, il lui semblait avoir approché un univers hors de cemonde, le point le plus élevé descieux, l’étoile laplus lointaine.Elleavaitclairement ressenti l’affluxdes forcesmystérieusesderrièreses yeux, une sorte de jaillissement liquide et chaud à l’intérieur de sa tête. Puis ses yeux étaientdevenus plus brûlants qu’ils ne l’avaient jamais été auparavant. Les ondes avaient rayonné de sesorbitesardentes, lebâtondecraies’étaitélevéen l’airetavaitcommencéàécrire.Elleavaitpresquel’impressionden’avoirrienfaittantl’opérations’étaitdérouléeavecfacilité.

L’infirmièredel’école,suiviedecinqprofesseurs,troisfemmesetdeuxhommes,fitirruptiondanslaclasse.— Sacredieu ! Enfin quelqu’un l’a envoyée au tapis ! s’écria l’un des hommes. Félicitations,

mademoiselleCandy.—Quiluiajetédel’eauàlafigure?demandal’infirmière.—Moi,déclaraVictoravecfierté.—Bravo!luiditunautreprofesseur.Onl’arroseunpeuplus?—Arrêtez!ditl’infirmière.Ilfautlatransporteràl’infirmerie.Lescinqprofesseursetl’infirmièresuffirentàpeinepoursouleverl’énormecréatureetl’emporter

enzigzaguanthorsdelaclasse.MlleCandyditalorsauxélèves:—Maintenant,allezdonctousjouerdanslacourderécréationjusqu’àlaprochaineclasse.Puisellesedétournaetallaeffaceravecsointouteslesphrasesécritesparlacraie.Lesenfantssortirentà laqueue leu leude lapièce.Matilda leuremboîta lepasmais,enpassant

devantMlle Candy, elle s’arrêta brièvement ; son regard étincelant croisa celui deMlle Candy quicourutverselleetl’étreignitavecforceenluidonnantunfougueuxbaiser.

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Etc’estainsique…

Verslafindelajournéecommençaàserépandrelanouvelleselonlaquelleladirectrice,revenueàelle,étaitsortieàgrandspasdel’école,levisageblêmeetlabouchecrispée.

Le lendemain matin, elle ne parut pas à l’école. A l’heure du déjeuner,M. Trilby, le directeuradjoint,téléphonachezellepours’enquérirdesasanté.Personnenerépondit.

Une fois l’école finie,M.Trilbydécidadepousserplus loinsonenquêteet se renditàpiedà lamaisonoùhabitaitMlleLegourdin en lisière duvillage.C’était unegracieuse demeure de briquedestylegéorgienconnuesouslenomdeLaMaisonrouge,enfouiedansunboisderrièreunehauteur.

Ilsonnaàlaporte.Pasderéponse.Ilfrappaavecénergie.Pasderéponse.Ilappela:—Ilyaquelqu’un?Pasderéponse.Iltournalapoignéeetconstataavecsurprisequelaporten’étaitpasfermée.Ilentra.Un profond silence régnait dans lamaison. Il n’y avait personnemais tout lemobilier était en

place.M.Trilbymontajusqu’àlagrandechambredemaître.Toutluiparutnormaljusqu’àcequ’ilprît

l’initiatived’ouvrirlestiroirsetdefouillerlesarmoires.Iln’yavaitplustracedevêtements,delingeoudesouliers.Toutavaitdisparu.

«Elleestpartie»,sedit-il,etilallaprévenirlesadministrateursdel’écolequeladirectrices’étaitapparemmentvolatilisée.

Lematinsuivant,MlleCandyreçutunelettrerecommandéevenantd’uncabinetd’avouéslocaletl’informantquelesdernièresvolontésetletestamentdefeusonpère,ledocteurCandy,avaientsoudainetmystérieusementréapparu.Cedocumentluiappritque,depuislamortdesonpère,MlleCandyavaitétéenréalitélavéritablepropriétaired’unemaisonappeléeLaMaisonrouge,occupéejusqu’àunedaterécente par une Agatha Legourdin. Le testament lui révéla également qu’elle héritait du capitaléconomisé par son père et qui, par bonheur, se trouvait toujours en sûreté à la banque. La lettre del’avouéajoutaitquesiMlleCandyvoulaitbienappelersonbureauleplustôtpossible,lapropriétéetl’argentseraienttransférésàsonnomdanslesplusbrefsdélais.

MlleCandy suivit les instructions données et, quinze jours plus tard, elle emménageait dans LaMaisonrouge,lelieumêmeoùelleavaitpassétoutesonenfanceetoùlesmeublesetlestableauxdefamille étaient toujours en place. A dater de ce jour-là, Matilda devint une visiteuse toujours bienaccueilliedeLaMaisonrougechaquesoiraprèslaclasse,etuneétroiteamitiéliabientôtlapetitefilleetsamaîtresse.

A l’écoleégalementallaient intervenirdegrandschangements.Dèsqu’il futbienclairqueMlleLegourdinavaitdéfinitivementdisparudelascène,l’excellentM.Trilbyfutnomméàsaplacedirecteurde l’établissement. Et, peu après, Matilda fut reçue dans la classe des grands oùMlle Basquet putrapidementconstaterquecettestupéfianteenfantétaitentoutpointaussibrillanteélèvequeleluiavaitassuréMlleCandy.

Unsoir,quelquessemainesplustard,MatildaprenaitlethéavecMlleCandydanslacuisinedeLaMaisonrouge,aprèsl’écoleselonleurhabitude,quandMatildadéclarasoudain:

—Ilm’arriveunechoseétrange,mademoiselleCandy.—Quoidonc,Matilda?—Cematin,simplementpourm’amuser,j’aiessayédedéplacerquelquechoseavecmesyeuxetje

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n’ysuispasarrivée.Rienn’abougé.Jen’aimêmepassenticettechaleurquim’envahissaitlesautresfois.Monpouvoiradisparu.Jecroisquejel’aicomplètementperdu.

MlleCandybeurraavecsoinunetranchedepainbisetétaladessusunpeudeconfituredefraises.—Jem’yattendaisunpeu,dit-elle.—Vraiment?Pourquoi?demandaMatilda.—Ehbien,ditMlleCandy,cen’estqu’unesupposition,maisvoilàcequejepense.Quandtuétais

dansmaclasse, tun’avais rien à faire, aucunbut àviser réclamantun effort de tapart.Toncerveauspécialementdéveloppédevenaitmaladede frustration. Ilbouillonnait follementdans toncrâne.Uneformidableénergies’yemmagasinait sansaucunevoiedesortieet,d’une façonoud’uneautre, tuasréussi à expulser cette énergie en la projetant par tes yeux et en faisant bouger des objets. Mais,aujourd’hui,c’esttoutdifférent.Tuesdanslagrandeclasseavecdesenfantsquiontplusdudoubledetonâge,et toutecetteénergiementale, tulaconsumesenétudiant.Pourlapremièrefois, toncerveaudoits’employeràfondpoursemaintenirauniveaudesautresetc’estparfait.Remarque,cen’estjamaisqu’unethéorie,etelleestpeut-êtrestupide,maisjenecroispasêtretrèsloindelavérité.

—Jesuiscontentequecesoitarrivé,ditMatilda.Jen’auraispasvoulucontinueràvivreavecceshistoiresdemiracles.

—Tuenasassezfait,ditMlleCandy.J’aiencorebiendumalàmerendrecomptedetoutcequetuasfaitpourmoi.

Matilda,perchéesurunhaut tabouretdevant la tabledelacuisine,savouraitsanshâtesa tartine.Elleaimaittantcesfinsd’après-midiencompagniedeMlleCandy!Ellesesentaitparfaitementàl’aiseavecelleettoutesdeuxseparlaientàpeuprèscommedeségales.

—Saviez-vous,demandabrusquementMatilda,quelecœurd’unesourisbatà650pulsationsparminute?

—Non,jenelesavaispas,ditMlleCandy,ensouriant.Oùas-tuluça?C’estfascinant.—Dansunlivredelabibliothèque,ditMatilda.Autrementdit,ilbatsivitequ’onnepeutmême

pasentendrelesbattements.Çadoitdonnerl’impressiond’unbourdonnement.—Certainement.—Et,d’aprèsvous,àquellevitessebatlecœurd’unhérisson?demandaMatilda.—Dis-le-moidonc.—Pasaussivitequ’unesouris.Troiscentsfoisparminute,ditMatilda.N’empêche,vousn’auriez

jamaispenséquelecœurd’unanimalaussilentbattaitsivite,n’est-cepas,mademoiselleCandy?—Certainementpas,ditMlleCandy,toujourssouriante.Raconte-moiencore.

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— Le cheval, par exemple, dit Matilda a le cœur très lent. Quarante battements par minuteseulement.

«Cetteenfant,pensaMlleCandy,paraîtvraiments’intéresseràtout.Avecelle,ilestimpossibledes’ennuyer.C’estdélicieux.»

Toutesdeuxs’attardèrentàbavarderdanslacuisinependantunebonneheurepuis,verssixheures,MatildaditbonsoiràMlleCandyet regagna lamaisondesesparentsqui se trouvaitàmoinsdedixminutesàpied.Lorsqu’elleparvintauportail,ellevitgaréedevantunegrosseMercedesnoire.Ellen’yprêtaguèreattention.Ilyavaitsouventdesvoituresinconnuesenstationnementdevantchezelle.Mais,àpeineleseuildelamaisonfranchi,elletombasurunvéritablecapharnaüm:danslehalld’entrée,samèreetsonpèreenfournaientfrénétiquementdesvêtementsettoutessortesd’objetsdanslesvalises.

—MonDieu,qu’est-cequisepasse?s’écria-t-elle.Papa,qu’est-cequiarrive?—Ons’enva,réponditM.Verdeboissansleverlenez.Onfileàl’aérodromedansunedemi-heure.

Alors,faistespaquetsenvitesse!Allez,remue-toi!Grouille!—Onpart?s’écriaMatilda.Maisoù?

—EnEspagne,ditlepère.Leclimatestbienmeilleurlà-basquedanscefichupays.—L’Espagne!s’exclamaMatilda.MaisjeneveuxpasallerenEspagne!J’aimeêtreici;j’aime

monécole.— Fais ce qu’on te dit et ne discute pas, aboya son père. J’ai déjà assez d’ennuis sans que tu

viennesmecasserlespieds!—Mais,papa…—Ferme-la!criasonpère.Onpartdansunedemi-heure!Jeveuxsurtoutpasraterl’avion!—Maispourcombiendetemps,papa?demandaMatilda.Quandreviendra-t-on?—Onrevientpas,ditsonpère.Maintenant,duvent!Jesuisoccupé.Matildaluitournaledosetressortitsurleperron.Dèsqu’ellefutdanslarue,ellesemitàcourir.

Ellefiladroitjusqu’àlamaisondeMlleCandyqu’elleatteignitenmoinsdequatreminutes.Atoutesjambes,elleremontal’alléeetvitsoudainMlleCandydanslejardinaumilieud’unmassifderosiers,

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qui s’affairait avec un sécateur. Mlle Candy, qui avait entendu les pas précipités de Matilda sur legravier,seredressaetsortitdumassiftandisquel’enfants’élançaitverselle.

—MonDieu,monDieu!dit-elle.Qu’est-cequit’arrive?Matildasetenaitdevantelle,horsd’haleine,sonpetitvisageempourpréparlacourse.— Ils s’en vont ! cria-t-elle. Ils sont tous devenus fous, ils font leurs valises et ils partent pour

l’Espagnedansunedemi-heure!—Qui?demandacalmementMlleCandy.—Maman,papaetmonfrèreMichael,etilsdisentquejedoispartiraveceux!—Tuveuxdireenvacances?demandaMlleCandy.—Pourtoujours!s’écriaMatilda.Papaditqu’onnereviendrajamais!Ilyeutuncourtsilence,puisMlleCandydéclara:—Entrenous,çanem’étonnepastellement.—Vousvoulezdirequevoussaviezqu’ilss’eniraient?s’exclamaMatilda.Pourquoinem’avez-

vousriendit?—Non,machérie,réponditMlleCandy.Jenesavaispasqu’ilsallaientpartir,maislanouvellene

mesurprendpas.—Pourquoi?criaMatilda.Jevousenprie;dites-moipourquoi.Elleétaitencoreessouffléeetsouslechocdelasurprise.—Parcequetonpère,expliquaMlleCandy,estassociéàunebanded’escrocs.Toutlemondele

saitdanslevillage.Enfait,jecroisqu’ilestreceleurdevoituresvoléesvenantdesquatrecoinsdupays.Ilestcompromisjusqu’aucou.

Matildalaconsidérabouchebée.MlleCandypoursuivit:—Lesgensamenaientdesvoituresvoléesàl’atelierdetonpèrequichangeaitlesplaques,peignait

lescarrosseriesd’uneautrecouleur.Et,maintenant,on l’asûrementprévenuqu’ilavait lapoliceauxtroussesetilfaitcequefonttouslesescrocs,ilfiledansunpaysoùonnepeutpaslerattraper.Iladûenvoyerlà-basdepuisdesannéesdel’argentquiseraàsadispositiondèssonarrivée.

Toutesdeuxse tenaientsur lapelousedevant lamaisondebriquerougeavecsontoitdevieillestuiles et seshautes cheminées.MlleCandyavait toujours son sécateur à lamain.C’étaitunechaudesoiréeauxrefletscuivrés;unmerlechantaitquelquepartdanslejardin.

—Jeneveuxpasalleraveceux!s’écriabrusquementMatilda.Non,jen’iraipasaveceux!

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—J’aipeurquetuysoisobligée,ditMlleCandy.—Jeveuxvivreiciavecvous,criaMatilda.Jevousenprie,gardez-moiprèsdevous!—Jenedemandepasmieux,maisjecrainsquecenesoitimpossible.Tunepeuxpasquittertes

parentssimplementparcequetuenasenvie.Ilsontledroitdet’emmeneraveceux.—Maiss’ilsétaientd’accord?s’écriaMatildad’untonpressant.S’ilsdisaientoui…quejepeux

resteravecvous?Alorsvousmegarderiezprèsdevous?—Biensûr,ditdoucementMlleCandy.Ceseraitleparadis.— Vous savez, je crois que c’est possible ! s’écria Matilda. Sincèrement, je pense qu’ils

accepteraient.Ilssefichentpasmaldemoi!—Passivite,ditMlleCandy.— Il faut faire vite, répliquaMatilda. Ils vont partir d’une minute à l’autre maintenant. Allez,

venez ! s’écria-t-elle en saisissant lamain de son amie.Vite, venez leur demander avecmoi !Maisdépêchons-nous!

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L’instantd’après,toutesdeuxs’élançaientlelongdel’alléepuiscontinuaientàcourirsurlaroute,

Matilda tirant en avantMlleCandypar lepoignet.Dans la campagne, puis à travers levillage, ellesfirentunecourseéchevelée,merveilleusejusqu’àlamaisondesparents.LagrosseMercedesnoireétaittoujourslàavecsoncoffreettoutessesportièresouvertes.

M.etMmeVerdeboisainsiqueleurfilsMichaels’activaientautourcommedesfourmis,empilantpaquetsetvaliseslorsqueMatildaetMlleCandyarrivèrenthorsd’haleine.

—Papa,maman!criaMatildaàboutdesouffle.Jeneveuxpaspartiravecvous!JeveuxrestericietvivreavecMlleCandyetelleditque jepeuxsivousm’endonnez lapermission!S’ilvousplaît,ditesoui!Papa,jet’enprie,disoui!Disoui,maman!

LepèreseretournaetdévisageaMlleCandy.—C’estvousl’institequ’estvenueunjourmevoir,non?dit-il.Puisilrepiquadunezdanslavoiturepourrangerlesbagages.—Celle-là,luiditsafemme,faudralamettresurlesiègearrière.Yaplusdeplacedanslecoffre.— J’aimerais tant garderMatilda, ditMlleCandy. Je veillerai sur elle avec tendresse,monsieur

Verdebois,etjemechargeraidetouslesfrais.Ellenevouscoûterapasunsou.Maiscen’estpasmonidée,c’estcelledeMatilda.Etjenelaprendraiavecmoiqu’avecvotreconsentement.

—Allez,Henri,ditlamère,enpoussantunelourdevalisesurlabanquettearrière.Pourquoiqu’onlalaisseraitpasallersic’estçaqu’elleveut?Çaferatoujoursunsoucidemoins.

—Jesuispressé,ditlepère.J’aiunavionàprendre,bonsang.Sielleveutrester,qu’ellereste.J’airiencontre.

MatildasautadanslesbrasdeMlleCandyetsepelotonnacontreelle.MlleCandyluirenditsonétreintealorsquelamère,lepèreetlefrères’engouffraientdanslavoiturequidémarradansunlongcrissementdepneus.Michaelfitunvaguesalutdelamainparlalunettearrière,maislesdeuxautresoccupantsdelavoitureneseretournèrentmêmepas.MlleCandyserraittoujourslapetitefilledanssesbraset toutesdeux, sansdireunmot, regardèrent lagrossevoiturenoirequiprenait leviragesur leschapeauxderouesauboutdelarouteetdisparaissaitàjamaisdanslelointain.

FIN