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iSABeLLe STiBBe

Bérénice 34-44romAn

SerGe SAFrAn édiTeur

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elle ne racontera pas les regards entendus, les sourires de connivence. « il n’y a pas de hasard », « c’était forcé », autant de formules attrapées au vol des centaines de fois, inaugurant la légende familiale selon laquelle l’appel du théâtre, qui fondit sur elle à six ans et qui dès lors ne la quitta plus, surgit de son prénom : Bérénice. une seule personne osait se démarquer, par conviction, dérision ou plus sûrement par goût de jouer les esprits forts : « Heureusement que vous ne l’avez pas appelée Sapho, elle aurait été lesbienne », ironisait sa grand-mère mathilde, qui avait des lettres et la plaisanterie facile, introduisant parfois une variante : « Vous croyez que si vous l’aviez appelée isabelle, elle serait devenue catholique ? » L’allusion à isabelle la catholique, reine maudite, chasseuse de Juifs en terre espagnole, était assurée de déchaîner les foudres de l’assemblée, catholique, dans la hiérarchie des valeurs de la famille capel, étant presque plus répréhensible que lesbienne. mais ce ne fut ni Sapho ni isabelle, ce fut Bérénice, Gott zu dank, dieu merci – enfin presque.

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elle ne racontera pas à ses petits-enfants ni même à ses enfants qu’elle vint au monde un 28 juin de l’an de grâce 1919, d’autant plus de grâce que c’était l’année, et mieux encore, le jour même du Traité de Versailles. en ce début de vingtième siècle, la France essayait de se convaincre que la Société des nations tout juste créée allait apporter la paix dans le monde. « Ça avait été dur, mais cette fois c’était la der des ders, on en avait suffisamment bavé comme ça, terminé, l’europe serait pacifique », ainsi disait son père et combien de milliers comme lui à l’unisson.

en ce samedi 28 juin 1919, cinq ans jour pour jour après l’assassinat de François-Ferdinand à Sarajevo, la France était suspendue aux nouvelles, vivant par le truchement des journaux ou des ondes radiopho-niques l’arrivée des plénipotentiaires dans la galerie des Glaces, s’imprégnant gravement de la cérémonie historique de Versailles, attendant solennellement que la signature du Traité vienne laver la France de l’humiliation de 1871. Ça ne rendrait pas les morts, ça n’effacerait pas le froid, les vers, la souffrance, l’enfer, mais quand même, ils allaient payer.

Bien qu’il ait combattu dès 1914 – et avec orgueil encore, rendez-vous compte, servir la France, quoi de plus honorable pour un émigré juif –, qu’il en ait rapporté deux blessures, citation militaire et croix de guerre, monsieur capel avait en ce jour un autre souci en tête que le sort des Boches : sa femme accoucherait-elle d’un garçon ou d’une fille ? Si c’était un garçon, il se prénommerait Philippe, naturellement, comme le sauveur de Verdun. Si c’était une fille, le cas était tout

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aussi réglé, elle s’appellerait Bérénice. Parfaitement, comme l’héroïne de racine, oui messieurs dames ! il n’avait pas beaucoup lu, monsieur capel, mais à la guerre, il s’était fait copain avec un instituteur. un jeune gars épatant, qui avait lu des montagnes de livres et connaissait des poésies entières de mémoire. Hugo, Baudelaire, Verlaine, Verlaine surtout. il y avait longtemps, au héder en russie, où il avait appris à lire et à écrire, monsieur capel avait rencontré un haver comme ça, capable de réciter la Torah par cœur. on lui disait le numéro d’un chapitre ou d’un verset et hop, il vous débitait le passage sans jamais se tromper. même le rabbin, ça l’impressionnait. L’instit, lui, était goy et athée (peut-être même franc-maçon, comme quoi ça peut arriver à des gens très bien), alors il exerçait ses talents sur la littérature française – ce qui, si on y réflé-chissait, était encore plus épatant que la Bible. et avec ça, simple, pas prétentieux pour un sou, ne rechignant pas aux corvées, bon camarade, quoi. Louis, il s’appe-lait, un nom bien français, un nom de roi.

dans l’abrutissement des tranchées, pour passer le temps, pour échapper à la fatigue, à la frousse, à la faim, ils se racontaient leurs vies. ces deux-là s’enten-daient bien, même si en apparence ils n’avaient pas grand-chose à voir ensemble, l’un Français de souche, l’autre Juif exilé de sa russie natale pour ne pas servir le tsar dont l’armée se signalait par son antisémitisme virulent. cela n’avait pas empêché maurice capel de s’engager dès le premier jour de la guerre dans l’armée française : « on me permet ici d’être Juif, on me per-met de travailler et de nourrir ma femme, à mon tour d’apporter ma contribution à la France. »

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en règle générale, Louis était un bon vivant, tou-jours prêt à plaisanter, faire des blagues ou raconter des histoires, mais parfois, quand il gelait ou qu’il n’y avait rien à faire, quand la routine de la vie militaire pesait, que l’étroitesse des boyaux, les piles de sacs de sable les étouffaient, alors il laissait échapper cette phrase si énigmatique aux oreilles de monsieur capel : « Que le jour recommence et que le jour finisse »... juste ces mots, toujours escamotant la fin, toujours esquissant un petit sourire triste, teinté d’ironie, comme surpris lui-même des facéties de son inconscient. S’apercevant que monsieur capel ne comprenait pas l’allusion au vers de racine, lui racontant la tragédie de Bérénice, et la passion de Titus pour Bérénice, et la promesse de mariage de l’empereur de rome à la reine de Palestine, et son renoncement pour ne pas désobéir aux lois de rome, et les soupirs de Titus et les plaintes de Béré-nice, et tout ce qui fait que racine est racine.

Lui racontant aussi le contexte de la pièce, comment l’ancien élève de Port-royal transposa dans son texte l’amour de Louis XiV pour marie mancini, la nièce de mazarin, et le renoncement du roi pour obéir à la raison d’état, renoncement dont se faisait également écho le Vicomte de Bragelonne d’Alexandre dumas, de façon romancée bien sûr, en ajoutant à la véri-table entrevue des amants la présence de d’Artagnan et le dédain du mousquetaire pour la lâcheté de son prince. décidément, pensait monsieur capel, la litté-rature française était fascinante... croix de bois, croix de fer, comme disaient les copains, s’il réchappait de cette guerre, il lirait tous ces livres dont l’instituteur lui révélait l’existence. « Que le jour recommence

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et que le jour finisse... », ça avait quand même de la gueule, ça sonnait tellement français... « Sans que jamais Titus puisse voir Bérénice ». cette concision de la langue française : en une phrase, tout était dit. Quel dommage qu’il n’y eût pas davantage de livres dans la bibliothèque des casernes. on n’y trouvait pas de théâtre alors monsieur capel était contraint de demander à Louis de lui réciter Bérénice encore et encore, comme les enfants qui réclament une histoire avant de s’endormir, toujours la même, sans que les adultes aient le droit d’y changer une seule virgule.

À force, sans s’en rendre compte, « Bérénice » était devenu leur nom de code pour la paix, l’idéal d’un retour à la maison, le retour à la vie normale, la caresse du quotidien, leurs femmes qu’ils pourraient de nouveau serrer dans leurs bras, leurs métiers qu’ils pourraient de nouveau pratiquer, l’un retrouvant ses élèves, petits garnements mal fagotés dans leurs blouses grises, leurs bêtises et leurs taches d’encre, l’autre ses fourrures et ses clientes, les bourgeoises enrubannées de leurs colliers de perles, leur air hau-tain, leurs visons, leurs exigences.

et puis... Bérénice, se félicitait monsieur capel en lui-même, Bérénice, hé hé hé, c’était la reine de Pales-tine. non pas que monsieur capel eût jamais pensé aller vivre là-bas comme ces meshuggene qui voulaient y reconstituer une patrie et faire revivre une langue morte, oïe abro’h ! il n’était pas fou, lui, mais quand même, le pays du miel et du lait, « l’an prochain à Jéru-salem », répété chaque année lors de la fête de Pessah, ça signifiait quelque chose, alors il aimait bien ce racine d’avoir fait d’une Juive une héroïne de théâtre. Ça, il

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n’osait pas le dire à son copain Louis, il voulait montrer qu’il était intégré, qu’il était français avant d’être juif. c’était son petit secret à lui, qui le rendait bien content.

oui, pas de doute, Bérénice était le plus beau nom de la terre pour sa petite fille. Ça aurait fait plaisir au copain instituteur, mort dans les tranchées en 1918, juste quelques jours avant la fin de la guerre. Pauvre vieux ! il n’avait que vingt-cinq ans et laissait une veuve, une bien gentille demoiselle qu’il lui avait mon-trée en photo. Vingt-cinq ans, quelle pitié. Toujours les meilleurs qui partent en premier. Louis ne reverrait plus jamais les gamins de son école, les petits mômes si attachants que monsieur capel avait l’impression de connaître tant l’instituteur lui en avait parlé. camille, le petit rouquin qui inondait ses copies de fautes d’ortho-graphe mais qui était si malin et surtout bon comme le pain ; charles, le grand dadais qui avait poussé trop vite et dont les culottes toujours trop courtes finissaient par ressembler à des shorts ; Léon, qui crânait parce que son père était un rupin et possédait une torpédo ; Victor, dont un œil disait merde à l’autre... Louis ne saurait jamais ce que ses petits bonshommes seraient devenus une fois grands. Saleté de guerre.

c’était le jour du Traité de Versailles et ce fut donc une fille. La demoiselle était née en bonne santé, gros bébé de sept livres avec des yeux immenses qui lui mangeaient le visage, des cheveux aussi fournis que ceux d’un bébé d’une semaine et des ongles mignon-nets, si longs et si lisses qu’ils semblaient sortis de chez la manucure. et ce cri, ce cri... Pas de doute, elle serait une vraie capel, une fille bien décidée qui ne se laisse-

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rait pas faire. Ah ! les messieurs auraient du fil à retordre avec elle, se réjouissait l’heureux papa. en découvrant le sexe de l’enfant, sa mère avait craint un instant la réaction de son mari. dans la loi juive, la prière du matin ne fait-elle pas dire à l’homme : « merci mon dieu de ne pas m’avoir fait femme » ? monsieur capel le savait bien, il avait suffisamment entendu cette prière à la synagogue dans sa jeunesse, mais même s’il n’avait pas fait beaucoup d’études, il n’était pas assez arriéré pour croire à ces bêtises. Fille ou garçon, peu impor-tait, il aimerait son enfant de la même façon. Après les pogromes, la mort de sa première femme en russie, les difficultés pour trouver un travail en France, tout allait bien, enfin. Sa deuxième épouse était travailleuse et attentionnée, et désormais ils avaient une petite fille qui allait grandir dans la patrie des droits de l’homme et de Zola, dans ce pays où on écrivait des idées révolu-tionnaires et des vers mélodieux, où un racine pouvait écrire sur une Juive et sa pièce devenir un chef-d’œuvre, où pouvait exister un type épatant comme Louis l’ins-tituteur, où on pouvait se déplacer, rire, et chanter sans avoir les cosaques ou la police du tsar sur le dos. Allé-luia, l’ère des pogromes était révolue, bientôt la SFio remporterait sûrement les législatives. Que désirer de plus ? il était un Juif heureux en France.

ce fut en se rendant à la mairie pour déclarer et reconnaître la petite Bérénice qu’il arriva un bien étrange incident. Lorsqu’il s’était fait naturaliser, en 1892, maurice avait obtenu de franciser son nom. Au lieu de se faire appeler moïshe Kapelouchnik, diffici-lement prononçable pour qui n’était pas russe et fleu-

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rant un peu trop son émigré du shtetl, il était devenu maurice capel. mais ce 28 juin 1919, par hâte, négli-gence ou mauvaise vue, l’officier d’état civil se trompa en recopiant le patronyme du bébé et le « l » se trouva soudainement transformé en « t ». Le nouveau père s’en aperçut aussitôt et eut un mouvement pour aver-tir le fonctionnaire de son erreur, mais réflexion faite, il garda le silence. ou plutôt il parla de tout et de rien, du temps qu’il faisait, de la décoration du fonctionnaire – vous étiez dans quel bataillon, ah moi aussi j’étais dans l’infanterie, monsieur – du Traité de Versailles – ah oui ça au moins les Boches ne l’ont pas volé –, tout pour dis-traire l’employé de la mairie et l’empêcher de se rendre compte de son erreur, trop ravi à la perspective de doter sa fille, en sus de son prénom racinien, d’un nom de roi de France. eh oui, il avait beau être un républicain convaincu, ce nom à consonance royale se parait pour lui d’une aura prestigieuse, ressuscitant dans son esprit les exploits des preux chevaliers du moyen Âge, les jugements de Saint-Louis sous son chêne et la majesté du roi Soleil. mais si, mais si, rien que ça.

Bérénice capet. Voilà, on y était, c’était écrit noir sur blanc, signé, tamponné, estampillé, validé, enre-gistré. ce jour-là, en sortant de la mairie, moïshe Kapelouchnik, fils d’Abraham Kapelouchnik, tailleur russe, et de myriam rabinovitch, sans profession, se sentit l’âme d’un Gaulois.

il rentra chez lui triomphal, brandissant à bout de bras le livret de famille. encore plus ému qu’à la nais-sance du bébé, quelques heures auparavant, il embrassa sa fille, profitant d’avoir la tête enfouie dans le ber-ceau pour cacher les larmes qu’il sentait monter aux

yeux. Bérénice capet. La première de la famille Kape-louchnik à naître sur le sol français. La première des Kapelouchnik à porter un nom typiquement français. Toujours frondeuse, sa belle-mère se moqua : « Vos parents doivent se retourner dans leur tombe de voir leur nom massacré. Votre fille, une vraie Française ?

mais mon ami, vous oubliez que pour vos chers Français, nous serons toujours des Juifs. regardez ce pauvre dreyfus ! » Oïe, gevalt ! que n’avait-elle dit là... c’était le début d’une âpre discussion qui durait des heures et de laquelle personne ne sortait gagnant. Sans qu’il l’avoue publiquement, l’affaire dreyfus avait toujours embarrassé maurice capel. malgré toute sa mauvaise foi, qui pouvait être extraordinairement développée, il avait du mal à trouver des justifications convaincantes à l’antisémitisme de certains Français. mais on n’allait pas se disputer en ce jour glorieux. Au diable l’esprit de contradiction de sa belle-mère, au diable les antisémites de tous les pays, français, russes ou chinois : une petite fille était née, la première de la longue lignée des Kapelouchnik devenue capet par la grâce d’un « l » mal calligraphié. Mazel tov !