INVENTAIRE VAGABOND DU BONHEUR - fnac-static.com · 2008-04-21 · 14 Inventaire vagabond du...

Albin Michel

JACQUELINE KELEN

INVENTAIRE VAGABOND

DU BONHEUR

125945IGF_INVENTAIRE_MEP.fm Page 5 Mardi, 22. janvier 2008 8:53 20

Collection «þEspaces libresþ»dirigée par Jean Mouttapa et Marc de Smedt

Première éditionparue sous le titre «þLe Bonheurþ»þ:

© OXUS, 2003

Nouvelle édition au format de pocheþ:© Éditions Albin Michel, 2008


«þLes êtres heureux sont graves. Ilsportent en eux attentivement leur cœur,comme un verre plein, que le moindremouvement peut faire déborder oubriser.þ»

J.þBARBEY D’AUREVILLY


Prologue

Le bonheur est furtif et inépuisable. Les hommespoursuivent le rêve insensé d’une plénitude quiserait constante et durable et ils oublient trèsvite les instants lumineux et doux de leur vie.Beaucoup, se contentant de stéréotypes, d’imagespublicitaires, continuent de croire que le bonheurest le même pour tous alors qu’il émane d’une soifsingulière.

Parmi ces clichés, et au risque de déplaire, jeciterai volontiersþ: le couple et la famille, le travailet la retraite, les vacances, le dimanche et les fêtesobligées, le bon vieux temps et les lendemains quichantent, l’argent, l’automobile et tous les biensde consommation, la politique, le changement(que presque tous les citoyens réclament maisdont personne ne veut), la sécurité, les loisirs, lesmirifiques progrès de la science, et même la santé.Ce dernier point permet précisément de comprendreque le bonheur ne répond à aucune cause, ne sesoumet à aucun déterminisme, qu’il est une création


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personnelle, une faculté de résonance, une sensibi-lité particulière. Ainsi, tel individu affligé d’un han-dicap ou d’une maladie grave peut être infinimentplus heureux que tel autre en parfaite santé. Je mesouviens encore d’un séjour à l’hôpital où les pré-sences amies et les rires débordèrent ma douleur,où je ressentis une joie réelle, moi qui avais faillimourir à quelques heures près.

Il y eut par la suite d’autres passages péniblesqui semblaient réfractaires à tout éclair de gaieté,mais une petite voix en moi murmuraitþ: tu en sou-riras un jour… Car le bonheur est fait aussi d’oubliet d’allégement. De lui Madame du Deffand disaitjoliment qu’il est «þla frêle part conquise sur le mal-heur du mondeþ». Au vrai, le bonheur peut advenirlorsqu’on choisit de renoncer à sa souffrance, à sachère souffrance –þet c’est le renoncement le plusexigeant, le seul qui compte finalement. Elledevrait résonner profondément en notre cœur, laphrase du roi imaginé par Wolfram von Eschen-bachþ: «þEt comment pourrai-je être le maître d’unpeuple si je l’attriste de ma tristesseþ?þ» Courage,mieuxþ: seigneurie du bonheur.

De fait, nos têtes de modernes Occidentauxsont tellement remplies d’idées reçues –þoù lebonheur se résume à demeurer jeune, beau, riche,en pleine santé, et à plaireþ– que celui qui ne pos-sède pas ces caractéristiques est vite considérécomme victime, comme maléficié, et dès lors endroit de se plaindre ou de revendiquer. Plus on est


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obsédé par ce faux bonheur et moins on devientcapable de goûter les petits plaisirs de la vie.

Il y a dans une journée toutes sortes de momentsdélicieux qui peuvent passer inaperçusþ: suivre lalumière sur le mur, écouter tomber la pluie, seglisser dans des draps tout propres, tremper unetartine dans un bol de café, dégrafer sa ceinture,regarder par la fenêtre, ouvrir un livre, respirer,penser à ceux que l’on aime, se frictionner avec del’eau de Cologne, manger une pomme… Cesbonheurs paraissent infimes, ils constituent pour-tant dans leur fraîcheur, dans leur simplicité, desinstants incroyablement vivants.

Il demeure chez les intellectuels et chez lesesprits religieux une suspicion tenace concernantle bonheurþ: cet état ne serait pas sérieux, ou seraitun état bête. «þLe bonheur m’ennuieþ», écrivaitdéjà, avec la plume de Rousseau, Julie à Saint-Preux pour ne pas paraître futile. D’autres dédai-gneux le confondent avec l’égoïsme, l’ignorance,la superficialité, l’indifférence aux malheurs sansnombre de l’humanité. On le dit confortable,facile, bourgeois. Comme si une désolation per-manente était le signe d’une grande âme ou d’uncœur généreux. Comme si un philosophe ne pou-vait proférer une parole profonde qu’en se tordantde douleur. Comme si un homme politique neparaissait crédible qu’en arborant une tête sinistre.

Or le goût du bonheur se révèle subversif, libé-rateur, puisqu’il éveille et alimente le désir et qu’il



ouvre à la joie. Comme rien ne garantit une vieheureuse et que rien ne l’empêche fondamentale-ment, il dépend de chacun, selon sa manière pro-pre, d’être attentif aux bienfaits qu’elle procure etd’extraire, tel un orpailleur, le plus précieux dujour ou bien de transmuter, tel un alchimiste, uneépreuve en richesse, une passion en gloire. C’estce goût, plus que le bonheur lui-même, qui rendfollement libre, souverain, et mène jusqu’à unejoie que nul ne peut ravir.


A

Amitié

Elle fait moins de fracas que les relations amou-reuses et cause moins de dommages que la pas-sion. Sa qualité première s’avère la constanceþ:l’ami répond toujours présent. De l’amitié onpourrait dire que c’est un amour qui dure, maissurtout un amour qui soutient.

En dépit des chagrins et des férocités engendréspar le sentiment amoureux et malgré l’échec denombreux couples, l’amitié continue d’être perçuecomme moins intéressante, presque une parentepauvre ou un lot de consolation. Certes, elle estmoins excitante que l’amour et ne chamboule nila tête ni les sens, mais elle est l’apanage de lamaturité, de toute personne attentive à l’autreþ:elle signe la fin –þou du moins l’effacementþ– del’égocentrisme. C’est pourquoi elle apparaît rare,d’autant plus que c’est une relation aussi discrèteque profonde.



Le sens de l’amitié consiste à aimer l’autre pourlui-même, sans vouloir le changer ni le posséder.Ce lien d’affinité entre deux individus repose surun partage à égalité et le respect de chacunþ: il n’ya ni pouvoir ni servitude et nulle recherche defusion. L’amitié ne conduit pas à vivre ensemble,elle se garde de toute promiscuité et de touteintrusion, tandis que les amoureux ne rêvent quede se rapprocher, de ne plus se quitter jusqu’à seconfondre. L’amitié ne délivre pas de la solitudemais elle l’enrichit. Par l’estime qu’elle accorde àautrui, par son goût de la liberté individuelle etson indéfectible attention, elle enseigne l’amourvéritable. Vouloir le bien de l’autre est un senti-ment peu ordinaire, mais c’est le cœur de l’amitié.De plus, cette relation exquise accepte que le bon-heur d’autrui passe par quelqu’un d’autre que soiþ;autant dire qu’elle est dénuée de tout désir d’acca-parement, qu’elle est une alliance sans aliénation.

Il est divers degrés dans l’amitiéþ: celui de l’uti-lité et des services rendus, celui de l’agrément etdes plaisirs partagés, celui de la bienveillancetotale et désintéressée envers l’autre, celui d’unchemin de vertu et d’élévation. Mais jamais n’yont place la rivalité et l’envie. L’amitié repose surla confiance et la rectitude et elle suppose unequalité de relation entre deux êtres qui n’existepas forcément dans le lien amoureuxþ: elle requiertadmiration ou estime, sens de l’égalité, absence derapport de forces. L’ami n’est jamais objet de


Amitié 15

mépris ni d’humiliation. C’est donc une relationqui célèbre la dignité de l’individu et sa capacité àse perfectionner.

L’amitié est éminemment réconfortante parcequ’elle implique la réciprocitéþ: chacun est aiméde retour et cette tendresse dure toute la vie. Maisc’est aussi une vigilance, autant dire un amourexigeant et clairvoyant, jamais une facilité ni unecomplaisance.

L’amitié représente la valeur essentielle de toutela philosophie antique et, dès l’Épopée de Gilga-mesh, bien antérieure à la Bible et à l’Iliade, ellemanifeste le lien puissant qui réunit pour la viedeux créatures en apparence dissemblables –þunroi nommé Gilgamesh et un sauvage hirsute,Enkidu. Les sages de l’Égypte pharaonique insis-tent également sur le choix des amis et les bien-faits d’une telle relation. Ani donne ce conseilþ:«þDeviens l’ami d’un homme droit et sincère. […]Sa rectitude répondra à la tienne.þ» De même, enGrèce ancienne, Pythagore recommandeþ: «þChoi-sis pour ami l’ami de la vertu.þ»

On comprend pourquoi l’amitié figure sur terrele modèle de l’amour idéal ou divin, pourquoi lesphilosophes grecs des différentes écoles, les mysti-ques et les auteurs spirituels en ont chanté les déli-ces en même temps que les qualités. Non pasparce que les plaisirs charnels et les sentimentsambigus en sont exclus mais parce que, à l’imagede l’amour platonicien, l’amitié apparaît comme



ce qui est le plus éloigné de l’égocentrisme et de labassesse, ce qui se rapproche le plus de la perfec-tion. Pour Aristote, Platon, Épictète, Diogène,pour le Romain Cicéron, l’amitié est à la fois unechaleur, par l’affection solide et tendre qu’elleprodigue, et une lumière, car elle se situe sur leplan de l’intelligence et de l’esprit. C’est une vertumorale et civique qui induit la justiceþ; c’est allerde compagnie vers le meilleur de soi-même et versle Bien. Aimer d’amitié demande une véritableascèse spirituelle qui conduit à s’intéresser à l’autreplus qu’à sa personne et à ses propres difficultés.Ainsi parle Maître Eckhart dans un de ses ser-monsþ: «þSi j’aimais vraiment quelqu’un autantque moi-même, tout ce qui lui adviendrait poursa joie ou pour sa peine, que ce soit vie ou mort,je l’aimerais autant que si cela m’arrivait à moi, etce serait là la véritable amitié.þ» Pour la jeune etexigeante philosophe qu’est Simone Weil, l’amitiéest respect de l’altérité, apprentissage de l’amouroblatif, elle ressemble fort à un sacrement. En1942, âgée de trente-trois ans, elle écritþ: «þL’ami-tié est le miracle par lequel un être humainaccepte de regarder à distance et sans s’approcherl’être même qui lui est nécessaire comme unenourriture […]. Par cette vertu surnaturelle durespect de l’autonomie humaine, l’amitié est trèssemblable aux formes pures de la compassion.þ»

Pour la plupart des quêteurs de sens et de sagesse,l’amitié est une joie en même temps qu’une voie


Amitié 17

de perfectionnement. La béguine allemandeMechthilde de Magdebourg, dont la longue viepassionnée couvre presque tout le XIIIeþsiècle, a cettejolie phraseþ: «þJ’aime mes amis terrestres en tantque compagnons vers l’éternité.þ» Avant elle, saintAugustin avait affirmé que la seule amitié humainenon sujette à l’affliction consiste à «þaimer son amien Dieuþ» car elle est préservée de la mort. Mais pourcertains philosophes moins préoccupés de vieéternelle que de bonheur terrestre, tel Épicure, l’ami-tié vaut pour elle-mêmeþ: elle n’est plus un moyen deparvenir au bien, à la justice, elle est une fin en soi etla plus éclatante manifestation de l’activité philoso-phique où l’affection va de pair avec la recherche etl’étude. Épicure déclareþ: «þDe tous les biens que lasagesse nous procure pour le bonheur de toute notrevie, celui de l’amitié est de beaucoup le plus grand.þ»Et il insisteþ: «þL’homme bien né s’adonne principa-lement à la sagesse et à l’amitiéþ: de celles-ci l’une estun bien mortel, l’autre est un bien immortel.þ» Cetteaffirmation est extraordinaire puisque c’est l’amitiéqui représente le «þbien immortelþ» en procurant unejoie analogue à celle que savourent les dieux bien-heureux. Union des cœurs et des intelligences,partage de l’essentiel, l’amitié est dès ici-bas unsalut et une félicité auxquels rien ne manque…

Ce sont les femmes, parmi les plus cultivées etles plus éprises de liberté, qui, en pratiquantl’amitié, ont fait évoluer ce sentiment, plus exacte-ment ont fait sortir l’amitié du domaine philoso-



phique et moral où elle respirait, entre hommes ethéros, pour l’amener doucement, tendrement,vers la sphère de l’intime et de l’intériorité. Cettevertu virile que se réservaient les nobles citoyens etles dignes penseurs du monde antique s’est trans-formée en affection, en expression des sentiments,en gestes câlins et protecteurs, en confidences.L’amitié demeure une élection aussi inexplicableque le coup de foudre, un choix d’âme à âmejamais contraint ni lassé.

Avec mes amis je parle de tout, de choses légè-res et profondes, et je ris très souvent. Nous pou-vons partager un repas, un film, faire un voyageensemble. Nous échafaudons des projets, desrêves, avec la certitude que nous nous verrons tou-jours, que nous ne nous perdrons jamais. Chacunva son chemin, respire à son rythme et vit selonson goût, mais il demeure entre nous ce lien irré-versible, inattaquable, qui s’appelle amitié et quiest le visage le plus subtil de l’amour.

Amour

En 1288, un moine franciscain originaire deBéziers entreprit de disserter sur l’amour dont il sedisait serviteur et fin connaisseur. Il se mit àl’ouvrage et, penché sur l’écritoire, il déroula d’uneplume savante pas moins de trente-quatre mille vers.


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Après quoi, il pensa avoir fait le tour de la ques-tion et s’éteignit en paix, vers 1322. À cette sommed’allure poétique Matfre Ermengau, car tel est sonnom, donna le titre de Breviari d’Amor, en françaisBréviaire d’Amour.

Cela nous porte à réfléchir plus qu’à sourire.En effet, la plupart des gens réduisent l’amour àun sentiment, tendre ou déchirant, à une relationentre les êtres. Mais pour les hommes et les fem-mes du Moyen Âge, moines et troubadours,abbesses et châtelaines, l’Amour est source de toutet principe premierþ: tout en ce monde participede l’Amour et tout le manifeste. Aussi mérite-t-ilbien une majuscule qui convient à son immensité.

Heureux temps, temps d’unité, où la gram-maire, la géographie, l’étude des astres, des ani-maux et des pierres précieuses s’avouaientconnaissances d’amourþ! Le savoir et le sentirallaient d’un même pas joyeux, la science nes’était pas encore arraché le cœur pour devenircrédible, pour se dire vérité…

À la fin de son encyclopédie, Matfre Ermengauaborde le thème des relations amoureuses et char-nelles et il intitule cette dernière partie «þPerilhosTractas d’Amorþ», c’est-à-dire «þTraité périlleuxd’Amourþ». Le sujet se révèle dangereuxþ: pour latranquillité du moine, pour la moralité et labonne conduite des lecteurs, mais surtout en soiparce que l’amour est un risque et une folle aven-ture. L’avions-nous oubliéþ?


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