introduction Une lecture sensorielle : le récit poétique...

22
INTRODUCTION Comment nous immergeons-nous dans un récit ou une fiction de prose poétique ? Comment le lecteur, s’il parvient à entrer dans l’univers du récit, devient-il spectateur, partie prenante, capable de lire et d’imaginer des expériences sensorielles évoquées, mais aussi, de vivre ce que les artefacts sensoriels du texte lui proposent comme expérience tamisée par le texte ? Entrons-nous dans le texte de prose poétique comme nous plongeons dans tout texte de fiction, tout en y croyant et sans y croire, ou bien plutôt, tout en étant et sans être, pourtant, au ras des sensations rythmiques et prosodiques qu’offre la prose poétique ? Le récit en prose poétique est-il évocatoire, au plein sens du mot, entendu comme proposant une simulation d’expérience ? Nous appellerons ici « récit en prose poétique », tout texte en prose, qu’il se réclame de l’imaginaire (pour la fiction) ou non (pour le récit), et qui joue sur une poéticité de sa texture, travaillant particulièrement images, rythmes, choix de narration, modes d’énonciation, bref, pour le dire comme Victor Chklovksi, tout texte qui ralentit la lecture 1 . En somme, qui développerait, outre la mimésis propre à la fiction, un effet de style. Le présent ouvrage a pour objet de qualifier la rencontre du lecteur avec le texte, dans le domaine de la prose contemporaine en français (principalement). Il est le pendant d’un second projet, prolongeant celui-ci, et consacré, aux réactions du lecteur devant des textes de poésie contemporaine. Il est apparu en effet que la moins longue persistance temporelle des espaces représentés en poésie, différenciait la réception de textes poétiques de celle de récits ou de fictions en prose, en ce que la poésie permet plus difficilement la mentalisation par le lecteur d’un espace-temps situé, consistant, et revêtu d’une certaine épaisseur. Cela est, bien 1. Chklovski Victor : « Le but de l’art, c’est de donner une sensation de l’objet comme vision et non pas comme reconnaissance », in « L’art comme procédé », éorie des formalistes russes, Paris, Le Seuil, 1965, 2001, p. 82 (éd. orig. 1917). Une lecture sensorielle : le récit poétique contemporain – Béatrice Bloch ISBN 978-2-7535-5194-7 — Presses universitaires de Rennes, 2017, www.pur-editions.fr

Transcript of introduction Une lecture sensorielle : le récit poétique...

  • INTRODUCTION

    Comment nous immergeons-nous dans un récit ou une fiction de prose poétique ? Comment le lecteur, s’il parvient à entrer dans l’univers du récit, devient-il spectateur, partie prenante, capable de lire et d’imaginer des expériences sensorielles évoquées, mais aussi, de vivre ce que les artefacts sensoriels du texte lui proposent comme expérience tamisée par le texte ? Entrons-nous dans le texte de prose poétique comme nous plongeons dans tout texte de fiction, tout en y croyant et sans y croire, ou bien plutôt, tout en étant et sans être, pourtant, au ras des sensations rythmiques et prosodiques qu’offre la prose poétique ? Le récit en prose poétique est-il évocatoire, au plein sens du mot, entendu comme proposant une simulation d’expérience ?

    Nous appellerons ici « récit en prose poétique », tout texte en prose, qu’il se réclame de l’imaginaire (pour la fiction) ou non (pour le récit), et qui joue sur une poéticité de sa texture, travaillant particulièrement images, rythmes, choix de narration, modes d’énonciation, bref, pour le dire comme Victor Chklovksi, tout texte qui ralentit la lecture 1. En somme, qui développerait, outre la mimésis propre à la fiction, un effet de style. Le présent ouvrage a pour objet de qualifier la rencontre du lecteur avec le texte, dans le domaine de la prose contemporaine en français (principalement). Il est le pendant d’un second projet, prolongeant celui-ci, et consacré, aux réactions du lecteur devant des textes de poésie contemporaine. Il est apparu en effet que la moins longue persistance temporelle des espaces représentés en poésie, différenciait la réception de textes poétiques de celle de récits ou de fictions en prose, en ce que la poésie permet plus difficilement la mentalisation par le lecteur d’un espace-temps situé, consistant, et revêtu d’une certaine épaisseur. Cela est, bien

    1. Chklovski Victor : « Le but de l’art, c’est de donner une sensation de l’objet comme vision et non pas comme reconnaissance », in « L’art comme procédé », Théorie des formalistes russes, Paris, Le Seuil, 1965, 2001, p. 82 (éd. orig. 1917).

    Une

    lect

    ure

    sens

    orie

    lle :

    le ré

    cit p

    oétiq

    ue c

    onte

    mpo

    rain

    – B

    éatr

    ice

    Bloc

    h IS

    BN 9

    78-2

    -753

    5-51

    94-7

    — P

    ress

    es u

    nive

    rsita

    ires

    de R

    enne

    s, 2

    017,

    ww

    w.p

    ur-e

    ditio

    ns.fr

  • 8 Une lectUre sensorielle : le récit poétiqUe contemporain

    sûr, à nuancer fortement dans la littérature contemporaine où les différences entre le genre du récit et celui du poème s’estompent parfois, leurs univers de référence étant aussi flottants les uns que les autres. Le présent texte envisage les récits et fictions contemporains en prose poétique, c’est-à-dire ceux qui relèvent de l’intégration de la diégèse à un univers épais, que ces récits soient mimétiques ou non, réalistes ou non. Mais, parmi ces textes en prose, nous privilégions ceux qui jouent avec richesse sur la construction esthétique de l’ensemble. Notre point d’intérêt portera sur la réception de l’aspect esthétique de textes, parce qu’ils ont souvent été analysés par les théories de la lecture davantage comme relevant de scénarios d’actions et d’événements que comme artefacts esthétiques.

    Il ne s’agit pas ici d’interroger les modes d’interprétation utilisés par les lecteurs, ni leurs stratégies de déchiffrage du sens, mais de tester auprès d’eux leur capacité à aller vers l’univers textuel esthétique, à s’y transporter en esprit et en corps, et à s’y plaire. La lecture de textes de prose poétique permet une expérience sensorielle feinte, produisant plaisirs et sensations, comme si le lecteur avait un corps fictif, telle est l’hypothèse que nous chercherons à faire jouer. Nous tenterons ici de prouver que le lecteur se trouve doté d’un corps-esprit imaginaire, expliquant à la fois qu’il soit capable de percevoir et de comprendre ce qui est écrit, de s’y immerger, et d’éprouver du plaisir à le lire, comme à le déguster. Et ce corps fictif est créé par les stratégies d’écriture, qui proposent comme autant de personnalités diverses, que le lecteur endosse, le temps de la lecture. Il vit ainsi des expériences spécifiques, de façon temporaire et feinte, sans qu’ait lieu obligatoirement une substitution d’identité entre lecteur et personnage, et à condition que la prose soit riche en sensations et en expériences psychiques pour que le lecteur puisse s’y projeter partiellement.

    Notre interrogation sera centrée sur la prose poétique, parce que l’aspect proprement esthétique des textes est peu étudié par les théories de la lecture, lesquelles, principalement développées dans le domaine de la fiction, se sont inté-ressées plus particulièrement aux scénarios, aux personnages, aux valeurs, et aux modes d’interprétation. L’expérience de leurre mimétique ou de reconnaissance d’univers, qu’il s’agisse de fiction ou de récit, ne se fait pas sans un travail de lecture, conscient ou inconscient, fondé sur des associations et des mises en rela-tions subtiles pour faire advenir des permanences, des régularités qui finissent par créer un univers aux yeux du lecteur.

    Mais ici, nous choisissons pour l’instant de considérer seulement les fictions à prose poétique qui donnent un cadre au lecteur, ou fournissent des descriptions en hypotypose suffisamment détaillées pour que l’effet de leurre permette au lecteur de « vivre » mentalement les situations décrites, soit parce que ces descriptions sont

    Une

    lect

    ure

    sens

    orie

    lle :

    le ré

    cit p

    oétiq

    ue c

    onte

    mpo

    rain

    – B

    éatr

    ice

    Bloc

    h IS

    BN 9

    78-2

    -753

    5-51

    94-7

    — P

    ress

    es u

    nive

    rsita

    ires

    de R

    enne

    s, 2

    017,

    ww

    w.p

    ur-e

    ditio

    ns.fr

  • introdUction 9

    irréalistes mais suffisamment longues pour qu’elles tissent univers dans lequel se projeter, soit parce qu’elles empruntent leur force à un degré de ressemblance à la factualité qui fait office de mimésis. Nous tenterons de démontrer que cela est possible pour différentes raisons qui tiennent, en particulier à ce que l’imagination humaine permet de se représenter les sensations, les actions et les perceptions d’une manière identique à la perception actuelle, celle-ci fût-elle suggérée par la conscience à elle-même, dans le cas de la rêverie libre, ou suscitée par le livre lu et imaginé. Nous reviendrons sur ces hypothèses que nous empruntons aux neuro-logues, lesquels démontrent que les mêmes régions sont activées dans l’esprit, que la situation soit vécue, qu’elle soit suscitée par la rêverie intérieure ou imaginée sous l’impulsion de l’extérieur, de la lecture, en l’occurrence.

    En nous intéressant aux « récits » de Yacine Kateb, de Julien Gracq, de Claude Simon, de Patrick Chamoiseau, d’Olivier Cadiot et de Chloé Delaume, en faisant un détour par la poésie de Du Bouchet (détour qui nous permettra de proposer des outils d’analyse), nous cherchons à tâtonner autour de poéticités extrêmes de la texture. Ces textes pourraient-ils occasionner pourtant une expérience particu-lière où les sensations figurées et auditives transportent le lecteur en lui offrant une perception tout en la ralentissant ? Notre question sur l’entrée dans la prose poétique s’inspire de l’enquête sur l’immersion en fiction menée par Jean-Marie Schaeffer 2 et veut sonder une place non interrogée directement par quelques-unes des théories de la lecture : l’immersion dans la texture de prose poétique comme telle (et non pas seulement dans l’univers fictif évoqué).

    Pour résumer très succinctement les réflexions tenues autour de la lecture, nous pourrions dire qu’elles ont mis l’accent tantôt sur la perception du texte comme déchiffrage du sens ou analyse de la forme et des systèmes de valeurs en œuvre, tantôt sur l’interprétation du lecteur et ses degrés de liberté, tantôt encore sur les phénomènes psychiques de plaisir ou de déplaisir induits par la lecture 3.

    2. Schaeffer Jean-Marie, Pourquoi la fiction, Paris, Le Seuil, 1999.3. La lecture est analysée comme prévision de la suite et les réflexions logiques à propos de l’univers

    du texte (U. Eco), comme nécessité pour le lecteur de décrypter les actions (B. Gervais propose la notion de « plan-acte », comme mode de prévision et de compréhension de l’action), comme travail de décryptage des choix d’écriture à l’échelle de la page et de leurs effets (M. Charles), comme évaluation des personnages ou de l’action et implication psychique du lecteur qu’elle permettait (M. Picard, V. Jouve), comme véhicule mettant en question une idéologie (W. Iser parle des œuvres comme accréditant ou déplaçant les catégories mentales d’une époque donnée), comme traduction symbolique opérée par le lecteur dans le cadre de ce que permet le texte (H. R. Jauss), et comme lieu d’identification ainsi que d’expression des pulsions (V. Jouve propose les termes de lisant pour parler de l’identification et de lu pour désigner les pulsions en jeu), comme dialogue, interaction et résonances entre sujets (B. Cément). Voir la bibliographie de fin de volume.

    Une

    lect

    ure

    sens

    orie

    lle :

    le ré

    cit p

    oétiq

    ue c

    onte

    mpo

    rain

    – B

    éatr

    ice

    Bloc

    h IS

    BN 9

    78-2

    -753

    5-51

    94-7

    — P

    ress

    es u

    nive

    rsita

    ires

    de R

    enne

    s, 2

    017,

    ww

    w.p

    ur-e

    ditio

    ns.fr

  • 10 Une lectUre sensorielle : le récit poétiqUe contemporain

    Nous voudrions, quant à nous, faire un zoom sur la première perception du texte, l’entrée en texte, comme plongée, et mode d’immersion dans une textualité. Une interrogation récente, et née de l’importance des jeux vidéos et du développement des univers virtuels ou augmentés, fut l’élément déclencheur du travail présenté par Jean-Marie Schaeffer dans Pourquoi la fiction 4, qui étendait désormais les interro-gations portant sur le rapport entre lecteur/spectateur et fiction à la question de l’immersion dans des univers virtuels et fictifs aussi divers que ceux du cinéma, des jeux vidéos, des romans. De là, il est revenu à la notion de « fiction », définie comme mode d’être commun de la semblance. Schaeffer propose de considérer que l’entrée dans l’univers fictif se fait à partir d’un leurre pré-attentionnel et d’un vecteur d’immersion, avant que n’opère une « feintise ludique partagée », engagement du sujet dans les représentations et perceptions de l’univers fictif, mais implication étrange puisqu’elle désamorce les croyances ou les réactions pragmatiques qui découleraient de ces perceptions dans l’univers réel qu’est celui du joueur/lecteur/spectateur. L’état psychique du lecteur est donc bi-planaire et comprend une adhésion et une distance simultanées : une plongée dans l’univers fictif et un retrait des gestes physiques que les situations décrites appelleraient de la part du lecteur.

    À partir de ces hypothèses, il nous a semblé intéressant de voir comment le texte de prose poétique, qu’il soit récit ou fiction (mais qui forme un univers quelque peu persistant et fourni, caractéristiques minimales pour une immersion, mais on verra que d’autres incitations à l’adhésion sont possibles et qui ne relèvent pas de la mimésis), pouvait proposer ou non semblable expérience d’immersion pour le lecteur et quelles en étaient les caractéristiques spécifiques. Il s’agirait ici de mettre de côté la question de l’interprétation du texte, pour privilégier l’entrée dans le texte et les premiers temps d’accès aux écrits. Qu’en est-il d’une lecture presque immédiate des textes de prose poétique, d’un accès fondé sur la perception plus que sur l’analyse ?

    L’expression « prose poétique » désigne ici tout objet d’une expérience de lecture qui accentue la défamiliarisation, le passage à la limite vers le non immé-diatement référentiel. Pour cette conception de la « prose poétique », nous ne retiendrons pas le critère dirimant de la création d’un univers cohérent par le texte de fiction, mais la pratique d’une esthétisation, de jeux avec le langage, de figures, de biais, et rythmaisons qui seraient indices de poéticité, de littérarité. Une inter-rogation sur l’immersion proprement esthétique cherche à savoir ce qu’il en est du travail de perception pour la face sémiotique, sonore, visuelle, audible, rythmique

    4. Schaeffer Jean-Marie, Pourquoi la fiction, Paris, Le Seuil, 1999.

    Une

    lect

    ure

    sens

    orie

    lle :

    le ré

    cit p

    oétiq

    ue c

    onte

    mpo

    rain

    – B

    éatr

    ice

    Bloc

    h IS

    BN 9

    78-2

    -753

    5-51

    94-7

    — P

    ress

    es u

    nive

    rsita

    ires

    de R

    enne

    s, 2

    017,

    ww

    w.p

    ur-e

    ditio

    ns.fr

  • introdUction 11

    et figurée d’un texte littéraire (et non de la croyance dans un univers mimétique bâti, qui définirait, quant à elle, l’immersion spécifiquement fictionnelle).

    Les théories de la lecture, comme telles, s’étant plutôt intéressées à la question de la fiction, et du roman, elles ne semblent pas avoir abordé de manière centrale le rôle du lecteur dans la prose poétique. Mais le travail de David Gullentops, dans Poétique du lisuel 5, analyse l’activité intellectuelle du lecteur pour la réception esthétique, en parcourant les différents angles d’attaques que sont les matrices textuelles (Riffaterre), les motifs (Burgos), les figures (Jean-Pierre Richard) et la pragmatique appliquée à la poésie (où l’interprétation doit être passée au filtre de la relevance et de la pertinence), mais les observe du point de vue du lecteur et d’un lecteur occupé à lire de la poésie. L’intérêt de ce travail, qui se situe dans la lignée de ceux de Riffaterre, de Burgos, et de Richard mais trouve son propre centre de gravité, est qu’il considère en priorité le lecteur, restitue l’aspect dynamique de la lecture et le caractère mouvant d’une interprétation qui s’offre à l’intuition immédiate, cherche une orientation signifiante acceptable parmi les sens possibles et corrige ces tentatives en les intégrant à un sens plus vaste. Mais c’est surtout le caractère sensoriel et visible du texte, son obscurité première aussi, sa visibilité qui se donne en partie (outre sa partielle illisibilité) qui frappent Gullentops. Cette poéticité incite à une lecture multidimensionnelle, encore renforcée par rapport à celle de la fiction : « À l’évocation du sens par amendement, où chaque mot accré-dite le suivant pour aboutir à une signification globale, se substitue un parcours dynamique et synoptique du sens, où le matériel verbal libère la complexité et la variabilité des relations d’un espace cognitif sensoriel », écrit David Gullentops 6. Aussi décrit-il l’importance de l’interaction entre lecteur et texte, qui confère un dynamisme à la réception puisque le lecteur, singulier, y introduit ses propres tendances, fait jouer l’intertextualité qu’il connaît mais qui semble pertinente dans sa lecture, et surtout, déclenche un mode de lecture muti-sensoriel et multi-polaire en même temps, requis par les sons et les sens, les sémantismes et les sémèmes, plus pertinents pour les sens que pour le sens. Cependant, le lecteur doit tenir compte des limites de l’interprétation que propose Umberto Eco, selon David Gullentops 7 : une cohérence textuelle est à trouver dans le système de réfé-rence propre au texte, et non dans la seule intention du lecteur. C’est pourquoi Gullentops écrit : « les contextes [d’interprétation] sont retenus en fonction de la configuration du discours poétique et de la construction d’un monde possible

    5. Gullentops David, Poétique du Lisuel, Paris, éd. Paris-Méditerranée, coll. « Créis », 2001.6. Ibid., p. 174.7. Eco Umberto, Les Limites de l’interprétation, Paris, Grasset, 1992.

    Une

    lect

    ure

    sens

    orie

    lle :

    le ré

    cit p

    oétiq

    ue c

    onte

    mpo

    rain

    – B

    éatr

    ice

    Bloc

    h IS

    BN 9

    78-2

    -753

    5-51

    94-7

    — P

    ress

    es u

    nive

    rsita

    ires

    de R

    enne

    s, 2

    017,

    ww

    w.p

    ur-e

    ditio

    ns.fr

  • 12 Une lectUre sensorielle : le récit poétiqUe contemporain

    qui le caractérise et permet de le reconnaître 8 ». La lecture poétique a beau être sensorielle et multimodale, elle n’est pas errance floue, ni pur attrait à soi du texte lu. Elle est mouvement d’appréhension total d’un objet qui se dessine à condition d’une forte implication du lecteur, requiert qu’il joue de ses perceptions, mais ne lui renvoie pas le simple miroir de lui-même ni de ses propres tendances.

    Cette très intéressante étude de David Gullentops laisse cependant en dehors du champ, le caractère sonore du texte, qui semble pourtant jouer aussi, encore, avec et contre la visibilité et la lisibilité, pour créer ce qu’on nommerait une audi-bilité, autre dimension sensorielle d’une expérience pluridirectionnelle. S’adjoint au travail de saisie intellectuelle du sens textuel une autre phase, concomitante, et qui est tout aussi sensorielle qu’intellectuelle.

    À partir des apports de David Gullentops et des propositions de Jean-Marie Schaeffer, nous voudrions interroger l’immersion du lecteur dans les rythmes, les tempi et les images poétiques, ainsi que la manière dont le texte propose une expérience, en drainant un corps lectoral imaginaire dans l’univers poétique, selon notre hypothèse. Certes, le lecteur en passe par une saisie des significations initiales avivant la référence à un univers textuel imaginaire, mais parallèlement, il s’attache à la signifiance, qui s’offre par bain dans une texture riche de sons et de formes. Nous envisageons donc, dans cette rencontre dynamique du lecteur avec le texte, de considérer avec plus de soin la phase de perception, outre celle de l’interprétation approfondie (même si, dès la perception, une interprétation a minima est néanmoins requise). Notre étude ne portera pas seulement sur les modes d’interprétations qui unifient les divers éléments du texte en un tout cohé-rent et pertinent, mais sur l’expérience qui comprend, par une saisie intellectuelle, la signification des syntagmes et le renvoi à leurs référents, tout autant que, par une saisie sensorielle, les aspects proprement poétiques du texte, dans sa facture sonore et rythmique, les artefacts audibles qui font vivre une expérience réelle et non pas seulement miroiter une représentation.

    Un coup d’œil sur les théories de la lecture

    Ce projet une fois exposé, revenons aux théories de la lecture pour voir quels liens s’établissent entre elles et les études en cognition, et pour mettre en lumière quel type d’expérience est vécu par le lecteur, lors de son abord du texte. Une triple série de recherches, aussi bien dans le domaine des sciences cognitives, que dans celui des théories de la lecture et de la pragmatique énonciative, comme rhétorique

    8. Ibid., p. 136.

    Une

    lect

    ure

    sens

    orie

    lle :

    le ré

    cit p

    oétiq

    ue c

    onte

    mpo

    rain

    – B

    éatr

    ice

    Bloc

    h IS

    BN 9

    78-2

    -753

    5-51

    94-7

    — P

    ress

    es u

    nive

    rsita

    ires

    de R

    enne

    s, 2

    017,

    ww

    w.p

    ur-e

    ditio

    ns.fr

  • introdUction 13

    du discours, fait l’hypothèse que le grain spécifique des textes engendre diverses actions des lecteurs. Les travaux faits par les cogniticiens de la lecture comme Coirier, Gaonac’h et Passerault, entre autres, ceux faits par Brewer et Lichtenstein 9, également, mettent en rapport lettre du texte et caractéristiques des processus cognitifs de lecture à engager, c’est-à-dire types d’action, attentionnelle ou non, qui échoient au lecteur. Pierre Coirier, Daniel Goanac’h et Jean-Michel Passerault, dans Psycholinguistique textuelle (approche cognitive de la compréhension et de la production des textes), quant à eux, ont bien montré que les actions, et le style lui-même ne pouvaient être mémorisés que s’ils étaient rattachés à un schéma type 10. Ils écrivent : « les processus reconstructifs [de schémas globaux d’action ou de sché-mas de style] pourraient contribuer à expliquer la conservation [mémorielle] à long terme de la forme linguistique de surface observée par différents chercheurs 11 ». Et ces processus reconstructifs sont fondés sur des formes types reconnaissables. Preuves que la lecture agit par découvertes de ressemblances et différences, par la recherche de cas généraux éclairant un texte nouveau, par des typologies plus ou moins conscientes utilisées par les lecteurs. En outre, pour Brewer, chaque texture du récit appellerait des performances lectorales spécifiques : le descriptif serait asso-cié à la perception, le narratif serait lié à la perception des événements se dérou-lant dans le temps et reliés par des chaînes thématiques ou causales, l’explicatif exigerait l’intervention de processus logiques abstraits : classification, induction, comparaison 12. Les théories de Bertrand Gervais, à la fois sémioticien et spécia-liste des études littéraires, mettent principalement en lumière les performances du lecteur dans sa capacité à décrypter des événements en les ramenant à des plans d’actions, à des visées spécifiques ou à des stéréotypes d’actes qui permettent d’en comprendre le déroulement, comme dans la vie réelle, et révèlent la réflexion du lecteur, ses préfigurations et ses adaptations, ses corrections et ses tentatives

    9. Brewer William F., Lichtenstein Edward H., « Stories Are to Entertain : a Structural-Affect Theory of Stories », Journal of Pragmatics, vol. 6, 1982, p. 473-486.

    10. Coirier Pierre, Goanac’h Daniel, Passerault Jean-Michel, Psycholinguistique textuelle (approche cognitive de la compréhension et de la production des textes), Paris, Armand Colin, 1996, 297 p.

    11. Ibid., p. 69.12. Brewer William F., Theoretical Issues on Reading Comprehension, « Literary Theory, Rhetoric

    and Stylistics, Implications for psychology », Hillsdale, NJ, Lawrence Erlbaum, 1980 et Brewer William F., Lichtenstein Edward H., « Stories are to Entertain : A Structural-Affect Theory of Stories », Journal of Pragmatics, vol. 6, 1982, p. 476 : « Thus, there may be some form of visual-spatial representation for descriptive discourse, some form of logical representation for expository discourse, and some form of plan representation for narrative discourse. »

    Une

    lect

    ure

    sens

    orie

    lle :

    le ré

    cit p

    oétiq

    ue c

    onte

    mpo

    rain

    – B

    éatr

    ice

    Bloc

    h IS

    BN 9

    78-2

    -753

    5-51

    94-7

    — P

    ress

    es u

    nive

    rsita

    ires

    de R

    enne

    s, 2

    017,

    ww

    w.p

    ur-e

    ditio

    ns.fr

  • 14 Une lectUre sensorielle : le récit poétiqUe contemporain

    de synthèse devant un récit dont il essaie de faire sens 13. Ce qui l’intéresse, c’est « l’endo-narratif, c’est l’en deçà du narratif, cette frange théorique étroite qui rend compte des processus de saisie et d’identification des actions représentées discur-sivement, avant leur intégration à une narration 14 ». De façon un peu semblable, Umberto Eco, insiste, quant à lui, sur les prévisions logiques de la suite et sur les anticipations du lecteur, à partir de la machinerie sophistiquée du texte, qui aide son lecteur ou l’envoie vers de fausses pistes 15. Ainsi les études psychologiques ou sémiotiques ont cherché à expliquer la compréhension référentielle du texte. Elles ont démonté les rouages des hypothèses avec lesquelles nous recourons à notre expérience ordinaire du monde pour récupérer des informations et repérer ce dont il s’agit dans l’histoire. Or, nous voudrions, quant à nous, déplacer le curseur, et interroger l’insertion lectorale dans le texte, non par le partage d’une référence commune, non par le décryptage d’un univers, compris par ce qu’il présente des traits mimétiques de l’expérience ordinaire du lecteur, mais par la propension du lecteur à vivre des expériences sensorielles inédites, nées de la défamiliarisation par rapport au langage ordinaire (laquelle a tendance à ralentir la perception comme reconnaissance) et nées de la factualité, de la matérialité sonore et rythmique du poème, et dont la réception est directement vécue (nous expliquerons pourquoi) et non mimétiquement exposée.

    Continuant le tableau rapide des réflexions sur la lecture, on constate que les études de réception, déjà anciennes, comme les « théories de la lecture », ont travaillé sur les blancs comblés par le lecteur, quant aux événements et valeurs du texte (ce qu’a bien exploré Iser 16), et que Jauss 17, en herméneutique de la lecture, s’est interrogé sur l’interprétation allégorique et symbolique qui échoit au lecteur quand il interprète le récit, dès les années 1970 et 1980, assignant au lecteur la tâche de prendre en compte l’horizon d’attente du temps de l’écriture du texte. Mais les préoccupations des littéraires, travaillant à partir de la sémiotique et de la psychanalyse, et des sémioticiens, dans un tournant pris depuis les années 1980, donnent de nouveaux éclairages aux théories de la lecture : il s’agit alors de mettre

    13. Gervais Bertrand, Récits et actions. Pour une théorie de la lecture, Longueuil, Québec, Les Éditions du Préambule, coll. « L’univers des discours », 1990, 411 p.

    14. Ibid., p. 17.15. Eco Umberto, Lector in fabula, Paris, Grasset, 1985 (éd. orig. 1979), ou bien Les Limites de

    l’interprétation, Paris, Grasset, 1992 (éd. orig. Milan, Gruppo Editoriale Fabbri, Bompiani, Sonzogno, Etas S. P. A., 1990).

    16. Iser Wolfgang, L’Acte de lecture, Liège, Mardaga, 1985 (éd. orig. München, Fink Verlag, 1976).17. Jauss Hans Robert, Pour une herméneutique littéraire, Paris, Gallimard, 1988 (éd. orig.

    Suhrkampf Verlag, 1982).

    Une

    lect

    ure

    sens

    orie

    lle :

    le ré

    cit p

    oétiq

    ue c

    onte

    mpo

    rain

    – B

    éatr

    ice

    Bloc

    h IS

    BN 9

    78-2

    -753

    5-51

    94-7

    — P

    ress

    es u

    nive

    rsita

    ires

    de R

    enne

    s, 2

    017,

    ww

    w.p

    ur-e

    ditio

    ns.fr

  • introdUction 15

    en lumière les émotions du lecteur, et non plus seulement son interprétation des textes. Et ce sont ces émotions qui peuvent dériver des entrées sensorielles dans le texte. Or, c’est précisément un des domaines que nous chercherions à explorer : en quoi les sensations proposées par le texte sont-elles liées à la production d’émotions lectorales, et dans quel sens ce lien se fait-il ? Une émotion est-elle nécessaire à la perception d’un texte littéraire ou le texte littéraire fait-il naître un certain type d’émotions en passant (ou non) par des sensations ? Ainsi, la question de l’entrée dans le texte n’est pas déconnectée d’autres expériences, plus fortes et plus intimes, comme celles de l’implication.

    La question du plaisir du lecteur est d’ailleurs au cœur de la recherche sur la sémantique des personnages et des situations qui s’est développée en France, s’appuyant à la fois sur la psychanalyse et sur l’étude des structures actantielles. Le travail de Michel Picard met ainsi en lumière ce qui provoque chez le lecteur des réactions de plaisirs ludiques, d’adhésion par régression à des phases plus ou moins archaïques du psychisme, ainsi que des moments de reconnaissance ou d’identification 18. Vincent Jouve, quant à lui, a bien montré que les plaisirs du lecteur se partageaient entre ce qui relevait du Lisant et des satisfactions liées à la reconnaissance, à l’identification et ce qui ressortait au Lu, c’est-à-dire des pulsions primaires (libido sciendi, libido sentiendi et libido dominandi ) 19. Il a, en outre, expliqué le travail du lecteur opéré sur le texte, qui se fraie un chemin dans le récit, en tentant d’appréhender les systèmes de valeurs de la narration et des personnages. Cette interrogation met au cœur du dispositif la réception comme plaisir, moment d’engagement psychique. Une telle interrogation rejoint celle des sémioticiens, comme Greimas et Fontanille, entre autres, et qui pensent la matière du texte comme manière d’être au monde. En joignant les deux théories (psychanalytique et sémiotique), on peut dessiner toute une série d’hypothèses sur les plaisirs et caractéristiques thymiques des textes comme ayant un impact sur le psychisme et les expériences sensorielles du lecteur.

    En effet, en mettant l’accent sur la sémiotique des « passions », le travail de Greimas et Fontanille et celui de l’école de Limoges, mais aussi celui de Jean-Claude Coquet 20, d’Herman Parret 21, permettent d’interroger la matière du texte comme témoignant d’un état de la narration et de l’énonciation, dont on peut estimer qu’il a un effet sur le lecteur à travers la texture choisie. Il ne

    18. Picard Michel, La Lecture comme jeu, Paris, Éditions de Minuit, 1986.19. Jouve Vincent, L’Effet-personnage dans le roman, Paris, PUF, 1992.20. Coquet Jean-Claude, Phusis et logos, St-Denis, PUV, 2000.21. Parret Herman, Les Passions, essai sur la mise en discours de la subjectivité, Liège, Mardaga, 1986.

    Une

    lect

    ure

    sens

    orie

    lle :

    le ré

    cit p

    oétiq

    ue c

    onte

    mpo

    rain

    – B

    éatr

    ice

    Bloc

    h IS

    BN 9

    78-2

    -753

    5-51

    94-7

    — P

    ress

    es u

    nive

    rsita

    ires

    de R

    enne

    s, 2

    017,

    ww

    w.p

    ur-e

    ditio

    ns.fr

  • 16 Une lectUre sensorielle : le récit poétiqUe contemporain

    s’agit plus seulement de travailler sur une sémantique mais de voir en quoi « le rabattement du monde naturel sur le sujet » constitue le mode propre de l’existence sémiotique 22. Pour justifier le passage d’un travail sur le sens (théorie sémantique), à un travail sur la manière d’être des sujets (recherches sémiotiques), Greimas et Fontanille partent de l’hypothèse que le sujet et le monde coïncident en quelque manière et que cette coïncidence a pour principe et fondement l’existence même du corps, en un entrelacs qui rappelle celui de Merleau-Ponty et de son concept de « chair », propre au sujet et au monde dans L’Entrelacs, le Chiasme 23. Les propos de Greimas et Fontanille lient en effet sémiotique et sémantique, via le corps du sujet, dans le texte suivant : « Seule l’affirmation d’une existence sémiotique homogène – rendue telle par la médiation d’un corps sentant – permet de faire face à cette aporie ; grâce à cette transmutation, le monde en tant qu’“état de choses” se trouve rabattu sur l’“état du sujet”, c’est-à-dire réintégré dans l’espace intérieur uniforme du sujet. En d’autres termes, l’homogénéisation de l’intéroceptif et de l’extéroceptif par l’intermédiaire du proprioceptif institue une équivalence formelle entre “les états de choses” et les “états d’âme” du sujet 24. » Ce sont donc les lois de la nature passées au filtre de la sensibilisation et de la médiation par un corps qui donnent un « parfum thymique » au sens et créent des figures du sens et du monde, tel qu’il est vu par le sujet. En proposant le terme de thymie (d’humeur temporaire), Greimas et Fontanille mettent au jour une disposition passionnelle d’un texte, laquelle serait lisible à même la texture, dans son organisation, son tempo, son rapport à l’aspect : il existe ainsi chez Eluard, par exemple, une tendance à préférer ce qui ouvre, ce qui inaugure, si bien que tous les termes portant les sèmes du commencement rencontrent un usage des temps et des modes qui soulignent cette « passion » ouvrante (ici révélatrice d’une disposition permanente de l’écrivain, phorie, qu’on pourrait qualifier de préférence pour le sème « inchoatif »). Le mot de « thymie », à la différence de celui de « passion » ou de phorie, indique le côté passager d’une disposition mentale particulière. Nous voudrions montrer, quant à nous, que ces aspects thymiques pris dans le texte ont un impact sur le lecteur dont ils déterminent une certaine disposition d’un corps et d’un esprit fictifs, dispositions d’humeur vues par le lecteur, vécues parfois le temps de la lecture par la configuration spécifique de la mise en discours, sans qu’elles soient forcément partagées, ni totalement, ni de façon permanente par les lecteurs, et qui participent

    22. Greimas Algirdas Julien, Fontanille Jacques, Sémiotique des passions : des états de choses aux états d’âme, Paris, Le Seuil, 1991, p. 18.

    23. Merleau-Ponty Maurice, « L’Entrelacs, le Chiasme », in Le Visible et l’invisible, Paris, Gallimard, 1964.

    24. Ibid., p. 13.

    Une

    lect

    ure

    sens

    orie

    lle :

    le ré

    cit p

    oétiq

    ue c

    onte

    mpo

    rain

    – B

    éatr

    ice

    Bloc

    h IS

    BN 9

    78-2

    -753

    5-51

    94-7

    — P

    ress

    es u

    nive

    rsita

    ires

    de R

    enne

    s, 2

    017,

    ww

    w.p

    ur-e

    ditio

    ns.fr

  • introdUction 17

    de la mise en place d’une expérience sensorielle feinte, à la lecture de textes poétiques, ou de récits et de fictions. « En entrant dans le texte par ses variations ou ses choix aspectuels, il est possible d’y reconnaître des formes dominantes de la tensivité 25 », celle-ci étant définie comme les propriétés de l’espace intérieur déterminé par « le rabattement du monde naturel sur le sujet ».

    Passant des études sémantiques aux recherches sémiotiques, l’intérêt se déplace sur la forme textuelle elle-même comme révélant des sensations et des émotions proposées au lecteur. La distinction entre l’histoire et le récit quant aux effets émotionnels et affectifs que ces deux éléments produisent sur le lecteur a été retravaillée par Raphaël Baroni 26. Il a montré que la forme et l’ordre de présentation des événements auprès du lecteur, comme les informations qu’on tient dissimulées, sont directement en charge d’effets sur le lecteur, autant que le suspense qui tiendrait à l’action elle-même. Une surprise spécifique émanerait de la narration, plus que de l’histoire, des informations cachées par la présentation de l’action, de même que le suspense ne pourrait voir le jour aussi efficacement si la durée avec laquelle l’action était narrée n’avait été travaillée à dessein pour ralentir et tenir en haleine, instiller le doute ou la curiosité. Ainsi, les théories de la lecture ne peuvent plus se contenter de rendre compte de la compréhension de l’action elle-même, du développement de « l’histoire » (prise au sens de Gérard Genette 27), mais aussi du récit lui-même ou de la « narration », tels qu’ils sont déchiffrés par le lecteur, et dans la mise en forme qu’en a proposée l’auteur. D’ailleurs, la théorie de Jean-Michel Adam, et de Françoise Revaz concernant les schémas et scripts partagés par les lecteurs et les auteurs, oriente la réflexion autant vers le fond de l’action que vers la forme que prend le récit, dans la narration choisie, et s’intéresse aux effets induits par ces choix formels sur les actions du lecteur 28. Adam a en effet montré que la configuration pragmatique du texte était définie par trois plans distincts : d’abord par la visée illocutoire (les macro-actes de discours), puis par l’ancrage énonciatif (opposition oral/écrit, actuel/virtuel…), et enfin, par la dimension sémantique globale ou la macrostructure sémantique 29. Autant de

    25. Greimas Algirdas Julien, Fontanille Jacques, Sémiotique des passions : des états de choses aux états d’âme, Paris, Le Seuil, 1991, p. 38.

    26. Baroni Raphaël, La Tension narrative, Paris, Le Seuil, 2007. Il reprend la distinction proposée par Gérard Genette (Figures III, Paris, Le Seuil, 1974, p. 72), tout en recherchant les effets que ces deux objets différents produisent.

    27. Genette Gérard, Figures III, Paris, Le Seuil, 1974, p. 72.28. Adam Jean-Michel, Revaz Françoise, l’Analyse des récits, Paris, Le Seuil, 1996.29. Adam Jean-Michel, Les textes : Types et prototypes. Récit, description, argumentation, explication et

    dialogue, Paris, Le Seuil, 1992.

    Une

    lect

    ure

    sens

    orie

    lle :

    le ré

    cit p

    oétiq

    ue c

    onte

    mpo

    rain

    – B

    éatr

    ice

    Bloc

    h IS

    BN 9

    78-2

    -753

    5-51

    94-7

    — P

    ress

    es u

    nive

    rsita

    ires

    de R

    enne

    s, 2

    017,

    ww

    w.p

    ur-e

    ditio

    ns.fr

  • 18 Une lectUre sensorielle : le récit poétiqUe contemporain

    déterminations pour le lecteur qui orientent sa compréhension, sa participation, ou son recul, bref qui induisent une certaine forme de participation lectorale.

    On voit tout le regain d’intérêt pour l’étude de la réception et de la lecture que représentent ces réflexions quant aux scénarios partagés, aux attentes « natu-relles » (Monika Fludernik) 30 qu’ont les lecteurs qui anticipent, en ce qu’elles ajoutent au déjà connu que sont les reconnaissances de mondes et d’univers, un déplacement de l’intérêt depuis le monde représenté vers le mode de présentation – et de dissimulation – de cet univers.

    En prolongeant l’interrogation sur le mode d’information et non sur l’infor-mation, en la décalant encore vers la texture imagée, sonore et rythmique du mode qui devient aussi une fin, on se situe dans le prolongement de ces recherches, mais en les déplaçant vers des genres plus radicalement intéressés aux effets proprement littéraires de style. Aussi nous faut-il rechercher la spécificité de la réception de la prose poétique. Non plus comment s’articule le décryptage des scénarios, des actions et des recréations de mondes possibles. Mais, comment fonctionne l’ac-croche du lecteur à partir de la facture textuelle, sensorielle et rythmique du récit.

    Deux hypothèses théoriques

    Les descriptions ou les images sont, dans l’écriture de prose poétique, une représentation de percepts, parfois aptes à déclencher une simulation de percep-tions. C’est ce que nous démontrerons pour caractériser l’immersion dans la lecture de prose poétique. Ainsi peut être reconduite et transposée la distinction qu’opère Gérard Genette dans Figures III, entre histoire et récit, c’est-à-dire entre les événements et leur retranscription 31 : une pareille distinction s’établirait, dans les textes esthétiques, entre monde évoqué et texture évocatoire, puisque, dans le cas du monde évoqué par la prose poétique, le lecteur imagine les sensations d’un espace qui lui est décrit, tandis que, dans le cas de la texture évocatoire (consti-tuée du style, du rythme, de la manière de présenter), le lecteur est confronté à

    30. Fludernik Monika, Towards a « Natural » Narratology, Londres New York, Routledge, 1996. Si Fludernik parle de narratologie « naturelle », c’est qu’elle définit la fiction comme le travail cognitif par lequel le lecteur interprète le texte en le ramenant à des schémas de compréhension qu’il utilise ordinairement dans la vie : le lecteur fait appel à des cadres, à des scénarios d’action qui lui sont connus dans le réel et qui lui permettent d’assimiler ce qui lui est donné à lire.

    31. Genette Gérard, Figures III, Paris, Le Seuil, 1972, p. 72 : « je propose de nommer histoire le signifié ou contenu narratif […], récit proprement dit le signifiant, énoncé, discours ou texte narratif lui-même, et narration l’acte narratif producteur et, par extension, l’ensemble de la situation réelle ou fictive dans laquelle il prend place ».

    Une

    lect

    ure

    sens

    orie

    lle :

    le ré

    cit p

    oétiq

    ue c

    onte

    mpo

    rain

    – B

    éatr

    ice

    Bloc

    h IS

    BN 9

    78-2

    -753

    5-51

    94-7

    — P

    ress

    es u

    nive

    rsita

    ires

    de R

    enne

    s, 2

    017,

    ww

    w.p

    ur-e

    ditio

    ns.fr

  • introdUction 19

    des perceptions réelles (et non pas seulement évoquées), rythmes et assonances, allitérations et précipitations, blancs et sauts de page, participant de la perception en acte du lecteur qui balaie du regard la page et l’oralise intérieurement (nous verrons comment).

    La conception que nous proposons de l’immersion du lecteur en prose poétique se fonde sur une distinction entre percepts directs et percepts obliques, laquelle découle de la différence entre texture évocatoire et monde évoqué. Nous empruntons aux linguistes et aux philosophes du langage le concept de présentation « oblique » pour signifier que l’univers est réfracté par la vision qu’en donnent un personnage, un narrateur, ou un auteur. En miroir de l’obliquité de l’univers représenté, le lecteur imagine des perceptions à partir de ce qui lui est donné à voir ou se les représente. Ainsi, le lecteur imagine l’objet ou le lieu de telle ou telle description sans que les représentations imagées produites par le lecteur soient directement les mêmes que celle produites par l’auteur. Il y a donc une part subjective dans la réception des images du texte, même si celles-ci sont construites à partir d’un noyau sémantique que tous les lecteurs doivent partager, car il est constitué de ce que le texte dit précisément. Ce noyau est le fondement transindividuel de la réception de l’image, tandis que les détails de telle image relèvent de la réception oblique, passant par le tamis individuel de chaque lecteur (la variabilité s’explique parce que le langage est toujours sous-déterminé par rapport à la référence réelle). En face de ces représentations de perception à teneur oblique et à noyau partagé se trouvent des percepts, non pas représentés par l’imagination, mais directement vécus par la lecture. En effet, devant l’étalement des mots sur la page, leur densité graphique, le rythme des phrases mentalement prononcées par les lecteurs 32, le lecteur est confronté à une expérience de lecture que j’appellerais de teneur « directement » sensorielle : les percepts graphiques sont intérieurement sonorisés, ponctués, espacés, rythmés, et cela de manière partagée par tous les lecteurs (ceux qui lisent sans difficulté, du moins), et qui font donc une expérience sensorielle soit réelle (par la vision découvrant les

    32. Nous verrons plus loin qu’il existe deux voies pour la lecture : l’une pour les mots connus, qui va du déchiffrage du mot lu au contenu sémantique, sans passer par la prononciation intérieure ; l’autre pour les mots moins courants et pour une lecture esthétique, qui passe par la pronon-ciation mentale du mot et de l’expression, avant d’en arriver à sa représentation sémantique. Il existe en effet un module d’oralisation intérieur dont tous les lecteurs d’alphabets phonétiques sont pourvus qui permet de lire intérieurement, comme en prononçant, les mots. Voir plus loin, l’explication détaillée du chapitre 2. Voir Gaël Jobard (Groupe d’Imagerie Neurofonctionnelle – UMR5296, CNRS – CEA – université de Bordeaux), Neuroimagerie fonctionnelle et modèle à double voie d’accès aux mots écrits, conférence du 23 septembre 2011, et O. Etard et N. Tzourio-Mazoyer, Cerveau et langage, Paris, Hermès science, Lavoisier, 2003.

    Une

    lect

    ure

    sens

    orie

    lle :

    le ré

    cit p

    oétiq

    ue c

    onte

    mpo

    rain

    – B

    éatr

    ice

    Bloc

    h IS

    BN 9

    78-2

    -753

    5-51

    94-7

    — P

    ress

    es u

    nive

    rsita

    ires

    de R

    enne

    s, 2

    017,

    ww

    w.p

    ur-e

    ditio

    ns.fr

  • 20 Une lectUre sensorielle : le récit poétiqUe contemporain

    mots sur la page), soit par oralisation intérieure (pour les sons et les rythmes qui sont prononcés par le module d’audition intérieure dont nous sommes tous pourvus) 33. Aussi, face à la teneur directe (en termes de mise en jeu des sensorialités) de la texture évocatoire des textes, face à la vision des mots répandus, face à l’audition des sons de phrases prononcées intérieurement, le lecteur vit des percepts : il se répète mentalement des sons, il accélère et ralentit en fonction de rythmes. Son univers mental met en jeu une expérience somesthésique mentalisée qui ponctue sa lecture. Pour les images que le lecteur imagine, en revanche, elles transitent par la sémantisation et la représentation que le lecteur s’en fait, à partir des descriptions, toujours sous-déterminées par rapport à la réalité. Aussi les images lues, sont-elles, différemment des sons, des perceptions représentées par une mentalisation, mais ayant d’abord transité par une sémantisation, et n’ouvrant pas un passage immédiat à la sensorialité ; c’est en ce sens qu’elles sont sensoriellement indirectes puisqu’elles transitent d’abord par le sens. Percepts filtrés (pour les représentations obliques qu’on se fait des images du texte via le sémantique) et percepts directs (pour les sons et rythmes) s’opposent donc et se complètent dans l’accroche de première lecture 34.

    Nous proposons donc la terminologie suivante : monde évoqué/texture évoca-toire, où le premier terme renvoie au référent ou au contenu, et le second, au signifiant du texte, couple auquel répond la paire percepts obliques/percepts directs, qui seraient deux expériences de lecture, permettant la simulation d’expérience, où les perceptions sensorielles sont plus ou moins mentalisées selon la nature des percepts proposés. Dans notre hypothèse, les savoirs alphabétiques de déchiffrage oralisé des signes ne sont pas un filtre par rapport à la perception, comme nous en faisons la supposition en nous appuyant sur les travaux de neurobiologistes. Ainsi, la lecture donne lieu à une expérience de feintise ou à une simulation d’expérience. Elle met en jeu les sens, directement, et les sens mentalisés, pour les images.

    33. Les lecteurs qui sont à l’aise dans la lecture mémorisent aussi bien le contenu que la forme : Jean-Marie Schaeffer, « Esthétique et styles cognitifs : le cas de la poésie », in Critique, janv.-fév. 2010, n° 752-753, p. 59 à 70.

    34. Il est à noter cependant que les neurologues de la lecture utilisent les mots « directs » et « indi-rects » à l’exact opposé de moi. En effet, les neurologues de la lecture appelle « directs » (du point de vue de l’accès à la signification) le déchiffrage qui va de la graphie au contenu sémantique pour les mots connus, sans passer par l’oralisation intérieure, et « indirects » (du point de vue du sens) le déchiffrage qui passe par la prononciation intérieure. De mon côté, puisque je privilégie l’expérience sensorielle via la lecture et non pas le sémantisme (ce que privilégient les neurologues de la lecture), j’appelle « direct » (du point de vue de l’expérience sensorielle) un élément textuel qui donne lieu à une véritable expérience sensorielle (de la vue, ou de l’audition intérieure des sons) et « indirect » un élément textuel qui transite par le contenu sémantique avant de donner lieu à une mentalisation d’expérience sensorielle.

    Une

    lect

    ure

    sens

    orie

    lle :

    le ré

    cit p

    oétiq

    ue c

    onte

    mpo

    rain

    – B

    éatr

    ice

    Bloc

    h IS

    BN 9

    78-2

    -753

    5-51

    94-7

    — P

    ress

    es u

    nive

    rsita

    ires

    de R

    enne

    s, 2

    017,

    ww

    w.p

    ur-e

    ditio

    ns.fr

  • introdUction 21

    L’intérêt de la proposition que représente l’hypothèse de ce corps-esprit du lecteur mi-réel mi-imaginaire est que celui-ci se trouve doté de capacités senso-rielles réelles et feintes que le texte exige parfois de son lecteur. Manière de souli-gner que la lecture de longues phrases de Proust ne peut être indifférente pour le lecteur. De cette asphyxie ourdie par la longueur des phrases, aux poumons imagi-naires de certains, ou de cette manière de muser agréablement dans les détours, sans aller vers le centre autrement que par le détail des circonstances, peut se déduire, pour le lecteur, ou bien un corps-esprit oppressé par l’impossibilité de toucher la cible du discours directement, ou bien un corps-esprit se délectant des vacances de sens et faisant surgir des expériences sensorielles réelles, celle du lyrisme, et de l’élan ininterrompu, par le biais du récit.

    De même que l’école de théâtre de Stanislavsky recommandait non de mimer un sentiment pour le reproduire dans le jeu théâtral, mais de le ressentir vraiment par feintise, de même le lecteur peut aussi vivre cette expérience qui lui est propo-sée et riche dans le domaine de la sensation. Il existe toute une gradation dans la représentation par l’acteur des émotions, depuis l’imitation des manifestations extérieures de celle-ci, jusqu’à une feintise qui lui permet de projeter artificielle-ment son esprit dans un état émotionnel proche de ce que serait l’émotion ayant eu une source naturelle. On peut donc imaginer, semblablement, qu’existe pour le lecteur toute une gradation d’implication dans la lecture et d’immersion, qui peut n’en lire que les signes extérieurs ou qui, au contraire, vive par représentation artificielle les sensations décrites et feintes comme si elles étaient vraies, jusqu’au vécu réel de percepts directs créés par l’artefact esthétique rythmique et sonore du texte, par exemple, dans la lecture à haute voix, mais également en lecture intérieure. Ainsi, l’expérience de lecture peut être vraiment vécue, à travers la rythmique lyrique emportant la lecture (à l’instar des phrases de Proust infinies), ou bien elle peut être seulement évoquée et non vécue par le lecteur (celle d’un rai de lumière entraperçu à travers les paupières du dormeur, comme celle des effluves de la tarte aux pommes chaudement cachés dans les plis du couvre-lit de la tante du narrateur, qui sont imaginés). Des perceptions sont proposées et le lecteur les accueille en acte, pour ce qui est de la texture évocatoire, mais aussi obliquement, en mentalisation, pour ce qui est du monde évoqué, par feintise.

    Une

    lect

    ure

    sens

    orie

    lle :

    le ré

    cit p

    oétiq

    ue c

    onte

    mpo

    rain

    – B

    éatr

    ice

    Bloc

    h IS

    BN 9

    78-2

    -753

    5-51

    94-7

    — P

    ress

    es u

    nive

    rsita

    ires

    de R

    enne

    s, 2

    017,

    ww

    w.p

    ur-e

    ditio

    ns.fr

  • 22 Une lectUre sensorielle : le récit poétiqUe contemporain

    L’expérience psychique de la lecture : imaginaire et émotions

    Une fois ces hypothèses proposées, de nouvelles questions se lèvent. En effet, à partir du moment où l’on imagine l’expérience de lecture comme une expérience sensorielle feinte ou réelle, se pose la question du type d’immersion à laquelle elle invite et des difficultés rencontrées au cours de cette immersion. Certaines images et certaines rythmiques sont d’un abord difficile et d’autres se laissent appréhen-der avec la plus grande facilité. Comment l’esprit du lecteur triomphe-t-il de ces difficultés ?

    Nous essaierons d’établir une typologie des sens possibles du mot « image » et des diverses réceptions qu’ils induisent. Nous avons mené une enquête sur la perception des textes, en interrogeant des lecteurs sur leurs premières impressions de lecture. Ces enquêtes permettent de constater que certaines images se laissent difficilement percevoir, et que d’autres s’offrent facilement à l’appréhension. Des remarques semblables peuvent être tirées des rythmes et de leur accessibilité. Nous essaierons d’abord de comprendre la différence entre ces textes. Puis, c’est la ques-tion de la compatibilité entre elles des expériences sensorielles sonores et visuelles que nous aborderons. Il existe des moments de complexité extrême de telle ou telle prose poétique, offrant une expérience très riche et presque saturée sur le plan cognitif, qui font qu’une première lecture ne parvient ni à la synthèse ni à la combinaison de tous les éléments sensoriels à la fois. Certains textes favorisent à tel ou tel moment la perception des images plutôt que celle des sons, et vice versa. Leur richesse sensorielle est parfois si grande qu’il est impossible de décrypter, tout ensemble, images, sons et rythmes, à première lecture. C’est qu’il existe des textes où la perception sensorielle totale ne peut se faire que dans un second temps, par des relectures ou de nouvelles intégrations et des synthèses préconscientes ou attentionnelles de passages qui n’avaient pu être saisis d’emblée : un amorçage a eu lieu lors d’une première saisie de composants désormais bien décryptés, permettant la perception de nouveaux éléments, les premiers ne mobilisant plus la sphère de l’attention à un même degré. Il ne s’agit pas de dire que les textes en prose poétique échappent à la perception parce qu’ils proposent des artefacts créant une surcharge cognitive pour le récepteur, mais de constater que la perception de messages extrê-mement riches n’a lieu parfois qu’en plusieurs temps, ce qui n’est finalement que rappeler le caractère littéraire d’un texte, dont la richesse se dévoile peu à peu. C’est ce qu’écrit Victor Chklovski :

    Le but de l’art, c’est de donner une sensation de l’objet comme vision et non pas comme reconnaissance ; le procédé de l’art est le procédé de singularisation des objets et le procédé qui consiste à obscurcir la forme, à augmenter la difficulté et

    Une

    lect

    ure

    sens

    orie

    lle :

    le ré

    cit p

    oétiq

    ue c

    onte

    mpo

    rain

    – B

    éatr

    ice

    Bloc

    h IS

    BN 9

    78-2

    -753

    5-51

    94-7

    — P

    ress

    es u

    nive

    rsita

    ires

    de R

    enne

    s, 2

    017,

    ww

    w.p

    ur-e

    ditio

    ns.fr

  • introdUction 23

    la durée de la perception. L’acte de perception en art est une fin en soi et doit être prolongé : l’art est un moyen d’éprouver le devenir de l’objet, ce qui est déjà « devenu » n’importe pas pour l’art 35.

    L’action du lecteur dans le détail de son immersion est-elle ainsi suffisamment décrite ? Nous ne le pensons pas. Car s’il est vrai que les plongées sensorielles et représentationnelles dans le texte ont lieu, elles s’appuient sur d’autres compo-santes. Richard Beach et Susan Hynds passent en revue, en 1991, les études dans le domaine de la réception cognitive chez les lecteurs et chez les enfants. Ils remettent en cause plusieurs postulats, dont celui d’une unicité des modèles lectoraux et plaident au contraire pour une diversité des modes d’entrée en lecture. Mais ce qui est frappant, selon eux, dans les transformations récentes de la théorie de la réponse lectorale (« reader response theory »), c’est qu’elle découvre, outre les variantes individuelles dans la réponse aux œuvres, l’importance du pôle émotionnel dès la perception du texte. Aussi Richard Beach et Susan Hynds remettent-ils en cause le postulat que « la réponse émotionnelle n’est pas liée à la compréhension ». Ils écrivent : « les réactions émotionnelles du lecteur le rendent plus conscient des “évaluations” faites par le narrateur ou l’énonciateur, qui témoignent de violations de normes sociales (c’est-à-dire apartés, commentaires des déviations syntaxiques, signalant l’importance d’une question ou d’un événement [Labov, 1972 Hunt and Vipond 1986a]). Cette conscience le rend plus apte à adopter vis-à-vis de la litté-rature une attention vectorisée par un point de vue 36 ». C’est dire que l’expérience intellectuelle de décryptage et l’expérience sensorielle de lecture ne peuvent être séparées d’une expérience psychique dès la première lecture, qui facilite ou freine la réception initiale, qui, en tout cas, donne des points d’accroche ou de refus. Nous entendons par « expérience psychique », ici, ce qui relève des émotions de lecture et des phénomènes d’identification ou de reconnaissance, d’étrangeté, fondés sur des participations émotionnelles du lecteur, en lien avec son vécu, et avec son inscription dans un contexte culturel et social et avec la texture même qui est lue.

    35. Chklovski Viktor, « L’art comme procédé », Théorie de la littérature (textes des formalistes russes, réunis, présentés et traduits par Tzvetan Todorov), Paris, Le Seuil, 1965, 2001, coll. « Points », p. 82, première édition russe en 1917.

    36. Beach Richard et Hynds Susan, « Research on Response to Literature », in Barr Rebecca, Kamil Michael L., Monsenthal Peter, Pearson P. David (dir.), Handbook of Reading Research, Mahwah, Lawrence Erlbaum Associates Publishers, 1991, p. 477 : « Readers’emotional reactions also make them more aware of a narrator’s or speakers’s “evaluations”, which indicate violations of social norms (i.e. asides, comments of syntactical deviations, signaling the significance or point of an event (Labov, 1972 Hunt and Vipond 1986a). This awareness makes them more able to adopt a point-driven orientation toward literature. »

    Une

    lect

    ure

    sens

    orie

    lle :

    le ré

    cit p

    oétiq

    ue c

    onte

    mpo

    rain

    – B

    éatr

    ice

    Bloc

    h IS

    BN 9

    78-2

    -753

    5-51

    94-7

    — P

    ress

    es u

    nive

    rsita

    ires

    de R

    enne

    s, 2

    017,

    ww

    w.p

    ur-e

    ditio

    ns.fr

  • 24 Une lectUre sensorielle : le récit poétiqUe contemporain

    En nous appuyant sur le constat qu’un déchiffrage premier du sens et des expériences sensorielles offertes ne peut être séparé des investissements psychiques dans la prose poétique, nous proposerons de définir l’imaginaire comme moment de synthèse des diverses expériences proposées au lecteur, dès la perception du texte, comme lieu virtuel de combinaison des modes de saisie : intellectuelle pour les significations, sensorielle pour les rythmes et la prosodie, imagée pour les figures symboliques ou les images poétiques, émotionnelle pour ces éléments pris ensemble. Non que l’imaginaire soit un lieu de synthèse réel, qui serait situé à un moment du déchiffrage, mais plutôt qu’il soit caractérisé comme le moment de coopération ou de synthèse entre ces réactions à la lecture 37. L’imaginaire est ici défini comme synthèse de ces actions. On verra que les acceptions du mot imaginaire sont fort variables et permettront d’en préciser les spécificités. Diverses définitions en seront discutées où l’on compare les approches qu’en ont proposées Kant, Sartre, Freud, Roelens, Kibedi-Varga. Nous avancerons l’hypothèse que la pauvreté relative de l’image rappelée, imaginée ou perçue, est précisément ce qui permet le partage et la communication par la lecture : en effet, la simplicité apparente de l’image, simplicité définitoire d’après Sartre, permet à la fois sa lecture par des individus différents (et qui ont donc eu des expériences de vie dissemblables), lesquels peuvent s’emparer d’elle en la colorant de leur propre vécu, et offre aussi, par son aisance à être investie par chaque lecteur, un creuset d’investissement, se chargeant de force affective et psychique, si l’image a eu un impact sur le lecteur. Ainsi, l’imaginaire, comme aptitude représentative, est aussi lieu de synthèse où se mêlent la capacité à figurer, à éprouver des sensations,

    37. Yarkoni Tal, Speer Nicole K., Zacks Jeffrey M., dans « Neural substrates of narrative comprehension and memory », NeuroImage, vol. 41, Issue 4, July 2008, p. 1408-1425, se posent la question de savoir si la compétence des lectures des phrases isolées est la même que celle des phrases appartenant à une histoire. Ils ont fait faire des tests avec les deux types d’échantillon et, par résonance magnétique nucléaire, visionnent l’afflux de sang dans les zones corticales des lecteurs. Ils ont noté que la compréhension de l’histoire globale faisait mémoriser mieux les phrases aussi bien dans leur forme concrète que dans leur compréhension de fond. Ils ont essayé de se demander si la compréhension globale était localisée dans une ère spécifique et les réponses sont encore floues. Certes, la compréhension des phrases et des scénarios plus globaux relèvent d’un même mécanisme de cohérence (les mêmes zones corticales sont activées, mais de façon moindre pour la compréhension des phrases que pour celle des scénarios). Mais il semble que, pourtant la compréhension globale soit dans une zone spécifique qui serait dans le cortex préfrontal dorso-médian, cependant que d’autres zones sont à prendre en compte qui facilitent la compréhension et qui relèvent de la capacité à construire une situation dans l’espace et le temps (pariétale postérieure), ainsi que de la capacité à conserver les situations (dans la zone fronto-temporale).

    Une

    lect

    ure

    sens

    orie

    lle :

    le ré

    cit p

    oétiq

    ue c

    onte

    mpo

    rain

    – B

    éatr

    ice

    Bloc

    h IS

    BN 9

    78-2

    -753

    5-51

    94-7

    — P

    ress

    es u

    nive

    rsita

    ires

    de R

    enne

    s, 2

    017,

    ww

    w.p

    ur-e

    ditio

    ns.fr

  • introdUction 25

    et à faire jouer l’émotion. Nous le définirons donc, en accord avec ces diverses caractéristiques, comme moyen expliquant qu’on persiste dans la lecture, véritable combinatoire de l’impact psychique d’un texte et des autres expériences (intellectuelles, sensorielles et figuratives).

    Car il suffit que le plaisir et l’émotion naissent d’un texte pour que des images peu claires, des rythmes abstrus, soient, malgré tout, acceptés : la confiance ressentie par le lecteur et le plaisir de lire (que celui-ci soit de suspense, de rappel d’expériences passées, de découvertes de rapprochements imprévus entre réalités, etc.) sont des moments clés d’entrée dans le texte. Ils font dépasser les arrêts et incertitudes ourdis par d’autres domaines du texte, moins accessibles. Ils créent une attente et un plaisir de décryptage ou de préfiguration, là où ne se faisaient jour que difficultés de lectures et expériences sensorielles surchargées. Bref, la réception psychique du texte, telle que l’imaginaire a permis de l’adjoindre à la réception sensorielle du poème, est un des sésames ouvrant l’accès à des textes d’abord difficile (nous avons pu le mesurer à l’aune d’une expérience de lecture proposée à une cinquantaine de personnes). Nous définirons l’imaginaire comme un moment où se rejoignent les différentes réceptions des constituants du texte. Or, cette combinaison compense les difficultés potentielles de lecture, et présente l’occasion d’un basculement où se joue l’entrée dans le texte.

    Pour saisir la coopération entre les divers domaines de première perception du texte, sensoriels, sémantiques et psychiques, nous proposerons une visualisation de ces performances variées et des manières dont la réception imaginaire synthétise cette polymodalité constitutive du récit poétique. Ainsi, l’imaginaire (dont nous symboliserons ici l’action sous la forme d’un diagramme) est lieu où l’adhésion à un texte peut se faire, pour des raisons psychiques, et/ou pour des raisons senso-rielles. Il est à la fois moment de transfert du corps imaginé et d’entrée dans le poème. Il faire vivre alors une réalité « augmentée ». Et, de même qu’un plaisir peut ouvrir l’accès à un texte très complexe, a contrario l’expérience sensorielle agréable peut compenser un passage où le lecteur n’éprouve nul plaisir psychique.

    Méthode, architecture, corpus

    Dans les pages qui suivent, nous avons proposé des études spéculatives corres-pondant à une réflexion sur l’imaginaire comme capacité, et sur le rôle évoca-toire des textes, véritables modes d’implication du lecteur. Ensuite s’amorcera une réflexion sur les composants du texte, qu’ils relèvent de l’image ou de la musicalité. Enfin, ces réflexions seront prolongées par la mise en jeu de lecteurs réels. La prise en compte du lecteur réel se fait de manière « reconstruite », en partant d’un

    Une

    lect

    ure

    sens

    orie

    lle :

    le ré

    cit p

    oétiq

    ue c

    onte

    mpo

    rain

    – B

    éatr

    ice

    Bloc

    h IS

    BN 9

    78-2

    -753

    5-51

    94-7

    — P

    ress

    es u

    nive

    rsita

    ires

    de R

    enne

    s, 2

    017,

    ww

    w.p

    ur-e

    ditio

    ns.fr

  • 26 Une lectUre sensorielle : le récit poétiqUe contemporain

    fonctionnement de lecteur possible (induit des structures textuelles) et à partir des réponses données par des lecteurs réels face à des extraits de textes, à propos desquels ils étaient invités à réfléchir sur leur pratique. Ainsi, les deux premières parties de cet ouvrage sont théoriques tandis que la troisième consiste en une mise à l’épreuve du caractère combinatoire de la lecture : un chapitre est centré sur la combinaison des images et des sons, telle qu’elle est pratiquée par les lecteurs en première lecture, tandis que le suivant est dédié à la mise en harmonie de la récep-tion psychique et de la réception sensorielle (et aux compensations éventuelles qui ont lieu alors). Alternent, donc, des hypothèses théoriques et le vécu des lecteurs interrogés sur leur première découverte d’un texte.

    L’architecture des pages à venir correspond à ces lignes de perspective. Nous rappellerons dans une première partie, les conditions de possibilités de la lecture, en évoquant, en un premier chapitre, les théories concernant la réception cogni-tive et psychique d’un texte, tout en insistant sur les performances de l’imaginaire comme capacité au transfert et à la mise en place de sensorialités mentalisées ou réelles. Nous insisterons sur le lien entre capacité à se figurer les images et percep-tions, pour tenter de rendre compte de l’aptitude lectorale, qui permet de faire exister, par simulation, les expériences mentalisées proposées par un texte. Le texte possède ainsi une puissance évocatoire sur le lecteur. La lecture offre l’accès à une réalité « augmentée ». Puis, nous consacrerons une seconde partie à la réception proprement sensorielle du texte poétique, dans ses aspects sonores et rythmiques (chapitre deux), puis dans ses composantes imagées, le mot « image » prenant des acceptions très variées, comme nous le verrons dans le chapitre trois. La troisième partie est consacrée au recueil d’enquêtes. Le chapitre quatre s’intéresse aux expé-riences de compensation existant entre les différents canaux de réception senso-rielles en jeu : la perception des rythmes, des sons et des images, ensemble, donne lieu à des processus de combinaison, où l’un des canaux peut avoir barre sur les autres, mais où peuvent aussi s’harmoniser les diverses réceptions. Un poème d’André du Bouchet « Le Révolu » sera analysé, ainsi qu’un extrait du Cri du sablier de Chloé Delaume. Le chapitre cinq ajoutera à ce mélange sensoriel une couche supplémentaire. C’est celle où la réception des composantes affectives s’ajoute à la combinatoire sensorielle : nous l’avons appelée « réception imaginaire du texte ». C’est un moment de combinaison maximale entre les expériences sensorielles et les émotions. Nous y proposons l’analyse d’extraits de La Bataille de Pharsale de Claude Simon et de La Presqu’île de Julien Gracq.

    Nous nous sommes inspirée de textes de prose poétiques soumis à l’appré-ciation de lecteurs, pour représenter graphiquement le travail combinatoire et compensatoire de l’imaginaire. C’est là que nous analysons quelques exemples

    Une

    lect

    ure

    sens

    orie

    lle :

    le ré

    cit p

    oétiq

    ue c

    onte

    mpo

    rain

    – B

    éatr

    ice

    Bloc

    h IS

    BN 9

    78-2

    -753

    5-51

    94-7

    — P

    ress

    es u

    nive

    rsita

    ires

    de R

    enne

    s, 2

    017,

    ww

    w.p

    ur-e

    ditio

    ns.fr

  • introdUction 27

    pour voir comment se produisent les diverses transactions entre instances copré-sentes dans la lecture. Des textes de Kateb Yacine 38, de Claude Simon 39, de Julien Gracq 40, de André du Bouchet 41, et de Chloé Delaume 42, ont été proposés à l’expérimentation. Nous nous inspirons également, par contraste et comparaison, de questionnaires engendrés à partir d’un extrait de Lovecraft 43, texte de prose poétique, qui permet de travailler d’autres types d’émotion du lecteur (comme le suspense). Les textes lus (Simon, Gracq, du Bouchet, Delaume) sont de natures différentes mais ils permettent cependant de se confronter à diverses formes de prose poétique. « Le Révolu » de du Bouchet, un poème, nous aura permis de proposer des outils, qui s’avèrent utiles aussi pour la prose. Nous verrons comment les choix de lecture occasionnés par ces divers textes peuvent être représentés selon la méthode graphique proposée.

    Ces textes de prose poétique ont été écrits dans le dernier quart du xxe siècle (sauf le texte de Lovecraft, écrit en 1924) et partagent cette propriété de mettre en œuvre une richesse scripturale extrême : vocabulaire imprévu, mises au jour de véritables hypotyposes dans les représentations du réel (Simon) ou dans les sensations et impressions des personnages (Gracq), projection du lecteur dans une rythmique hallucinatoire soutenant des torrents d’images (Kateb, Delaume), écrits faisant alterner les différentes sensorialités (du Bouchet), tous ces textes étant marqués par une intensité extrême. Riches, variés, baignés dans une écriture débordante de vitalité, ces textes donnent à voir ou à se représenter des images, et brassent le corps des lecteurs dans des phrases tantôt infinies, tantôt courtes, mais qui se revivifient dès qu’éteintes pour repartir en nouveau souffle. Nous avons choisi des courants divers du xxe siècle, les textes s’échelonnant dans le temps, concrétisations variées d’écritures denses.

    Parallèlement apparaissent certainement les différences de textures entre ces proses poétiques, qui privilégient des sensorialités différentes et des entrées variées pour le lecteur. Selon que les jeux avec les mots et les rythmes, ou des descriptions détaillées visuelles priment, les perceptions du lecteur mettent en jeu tantôt une

    38. Kateb Yacine, Nedjma, Paris, Le Seuil, coll. « Points », 1996 (éd. orig. 1956).39. Simon Claude, La Bataille de Pharsale, Paris, Éditions de Minuit, 1969.40. Gracq Julien, La Presqu’île in La Presqu’île, la Route, Le Roi Cophetua, Paris, Corti, 1991 (éd.

    orig. 1979).41. du Bouchet André, L’Ajour, Paris, Gallimard, coll. « Poésie », 1998.42. Delaume Chloé, Le Cri du sablier, Paris, Farrago et Léo Scheer, 2001.43. Lovecraft H. P., « La Maison maudite », in La Peur qui rôde, Paris, Gallimard, coll. « Folio »,

    2005, p. 76 (traduit de l’américain par Yves Rivière, première traduction en français 1961) (trad. de « The Shunned House » in The Dreams in the Witch House [London, Penguin Books, 2005]).

    Une

    lect

    ure

    sens

    orie

    lle :

    le ré

    cit p

    oétiq

    ue c

    onte

    mpo

    rain

    – B

    éatr

    ice

    Bloc

    h IS

    BN 9

    78-2

    -753

    5-51

    94-7

    — P

    ress

    es u

    nive

    rsita

    ires

    de R

    enne

    s, 2

    017,

    ww

    w.p

    ur-e

    ditio

    ns.fr

  • 28 Une lectUre sensorielle : le récit poétiqUe contemporain

    motilité du corps imaginaire, tantôt la représentation feinte de réalités diverses, tantôt l’intellect, tantôt enfin une immersion dans un bain de phrases rhapso-diques, ou dans des réalités fictives représentées. Faire le départ entre toutes ces réactions est difficile et une analyse qui sépare artificiellement, pour les besoins du décryptage, les diverses performances simultanées a ceci d’artificiel qu’elle ne rend pas compte des allers et retours permanents faits par la conscience ou la pré-conscience entre les réceptions émotives, intellectuelles, sensorielles et imaginaires. Nous avons cependant essayé de faire une incursion, dans ces jeux de combinai-sons, qui se passent outre la conscience, pour qualifier l’approche du lecteur, et son adhésion éventuelle au texte.

    C’est donc la question de la réception sensorielle qui est au centre de notre attention et dont nous désirons suivre les tours et détours, tout autant que les affects en jeu dans la perception lectorale initiale. Les pages qui suivent s’efforcent de montrer que l’expérience de lecture en prose poétique est particulièrement variée et offre simultanément une expérience mentalisée et une expérience imagi-naire. Car lire la prose poétique, c’est créer en imagination des réalités et solliciter un corps mental oralisant les textes. C’est aussi y réagir sur le plan psychique. C’est dire que le lecteur est partiellement responsable de la fiction ou du récit, tout au cours de la lecture, et qu’il lui échoit aussi, comme pour l’auteur, de façonner, le temps de la réception, des univers et des corps dans lesquels il s’immisce pour un moment, devenant à son tour créateur par la vertu de son propre imaginaire. Qu’il existe une variété dans la réception n’est pas indéniable, mais nous verrons aussi que se dégagent des grandes tendances réceptrices, et que certains des arte-facts de la prose poétique sont de lecture plus contrainte et donc plus partagée (ceux qui imposent une lecture « réelle » simulée) que d’autres, qui relèvent plus de l’imaginaire, ayant transité via la sémantisation, et relevant de la subjectivité d’un esprit qui « termine » l’image, nodalement constituée, mais aux références toujours incomplètes.

    Une

    lect

    ure

    sens

    orie

    lle :

    le ré

    cit p

    oétiq

    ue c

    onte

    mpo

    rain

    – B

    éatr

    ice

    Bloc

    h IS

    BN 9

    78-2

    -753

    5-51

    94-7

    — P

    ress

    es u

    nive

    rsita

    ires

    de R

    enne

    s, 2

    017,

    ww

    w.p

    ur-e

    ditio

    ns.fr