introduction Le sujet dans les dispositifs de pouvoir · enjeux de pouvoir, car le dispositif...

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9 INTRODUCTION Citons Foucault : « Le pouvoir produit ; il produit du réel ; il produit des domaines d’objets et des rituels de vérité. L’individu et la connais- sance qu’on peut en prendre relèvent de cette production 1 . » Au cours de ce travail nous allons prendre la mesure de ce que nous dit Foucault ici. En prendre la mesure, c’est-à-dire à la fois saisir l’importance de ce qui est ici annoncé, mais aussi, faire quelque chose de ce discours, ne pas le laisser s’évanouir peu après y avoir donné notre assentiment. Car en effet, Foucault tient ici un discours qui doit nous étonner. Le pivot principal autour duquel nos vies sont quelque peu en équilibre, n’est ni la connaissance, ni le réel en soi, ni la vérité à dévoiler, ni une quelconque nature humaine, ni la raison. Ce pivot, de nos jours, c’est le pouvoir. Et ce n’est pas un pouvoir que l’on peut localiser – et donc éventuellement renver- ser – facilement (comme pourrait l’être le pouvoir du roi, ou celui de l’État), car c’est un pouvoir microphysique. Un pouvoir diffus, nous dit Foucault, auquel nous participons tous. Ce pouvoir microphysique est difficilement saisissable par la pensée, parce qu’il est multifactoriel, hétérogène, et tapi dans l’imperceptible. Nos vies contemporaines auraient donc un centre de gravité sans éclat, relevant simplement de rapports de pouvoir locaux innombrables, très souvent intéressés. Nous allons vérifier cela dans le détail, en étudiant minutieusement différents dispositifs contemporains ; dispositifs que nous avons, pour certains d’entre eux, fréquentés en y participant. Dans ces dispositifs (école, usine, prison, ville, etc.), en effet, les micro-pouvoirs peuvent être rendus visibles 1. Foucault, Surveiller et punir. Naissance de la prison, Gallimard, 2002 [1975], p. 227. « Le sujet dans les dispositifs de pouvoir », Simon Lemoine ISBN 978-2-7535-2741-6 Presses universitaires de Rennes, 2013, www.pur-editions.fr

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Citons Foucault : « Le pouvoir produit ; il produit du réel ; il produit des domaines d’objets et des rituels de vérité. L’individu et la connais-sance qu’on peut en prendre relèvent de cette production 1. » au cours de ce travail nous allons prendre la mesure de ce que nous dit Foucault ici. En prendre la mesure, c’est-à-dire à la fois saisir l’importance de ce qui est ici annoncé, mais aussi, faire quelque chose de ce discours, ne pas le laisser s’évanouir peu après y avoir donné notre assentiment.

Car en effet, Foucault tient ici un discours qui doit nous étonner. Le pivot principal autour duquel nos vies sont quelque peu en équilibre, n’est ni la connaissance, ni le réel en soi, ni la vérité à dévoiler, ni une quelconque nature humaine, ni la raison. Ce pivot, de nos jours, c’est le pouvoir. Et ce n’est pas un pouvoir que l’on peut localiser – et donc éventuellement renver-ser – facilement (comme pourrait l’être le pouvoir du roi, ou celui de l’État), car c’est un pouvoir microphysique. un pouvoir diffus, nous dit Foucault, auquel nous participons tous. Ce pouvoir microphysique est difficilement saisissable par la pensée, parce qu’il est multifactoriel, hétérogène, et tapi dans l’imperceptible.

nos vies contemporaines auraient donc un centre de gravité sans éclat, relevant simplement de rapports de pouvoir locaux innombrables, très souvent intéressés. nous allons vérifier cela dans le détail, en étudiant minutieusement différents dispositifs contemporains ; dispositifs que nous avons, pour certains d’entre eux, fréquentés en y participant. dans ces dispositifs (école, usine, prison, ville, etc.), en effet, les micro-pouvoirs peuvent être rendus visibles

1. Foucault, Surveiller et punir. Naissance de la prison, Gallimard, 2002 [1975], p. 227.

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à l’aide du travail de Foucault, qui en révèle les nervures principales (les discours, les aménagements architecturaux et les découpes d’objets).

L’action des dispositifs est imperceptible, elle est le fait de mille actions locales, actions que personne ne coordonne, mais qui ont pourtant des effets généraux notables, analogues à ceux que l’on peut constater au niveau physique (pensons à la callosité des mains, par exemple).

de façon toute empirique, les dispositifs ont mis en place ce type d’actions multifactorielles, éparses, combinées, hétérogènes, insaisissables par la pensée, innombrables, lentes. Ces actions microphysiques sont sélec-tionnées par tâtonnement empirique, lentement élaborées par les disposi-tifs, qui les améliorent peu à peu. Elles peuvent se diffuser d’un dispositif à un autre.

nous tenterons de montrer qu’à l’aide d’une « philosophie du dispo-sitif », il est possible de mieux comprendre comment un individu peut se constituer comme sujet. En effet, une étude des dispositifs va nous permettre de dégager peu à peu une microphysique des rapports de pouvoir. Cette micro-physique, dont nous verrons qu’elle est rendue notamment possible par une inscription des individus dans des répétitions, révèle à quel point nous sommes inintentionnellement profondément assujettis, par des dispositifs, mais aussi, paradoxalement, par nous-mêmes.

Cet assujettissement est possible, avancerons-nous, du fait que nous n’ayons pas conscience d’être pris dans ces rapports microphysiques déterminants. nous soutiendrons que les rapports humains sont, en effet, pour une bonne part d’entre eux, encore largement impensés et empiriquement agencés.

Itinéraire

nous allons, dans ce travail, faire apparaître mille points d’assujettisse-ment. Lorsqu’on les considère isolément, ils paraissent anodins. ainsi nous nous permettons de demander au lecteur de se garder d’un premier senti-ment d’ennui qui pourrait survenir à la lecture de certaines descriptions faites ici. L’intérêt de l’étude de ces mille points d’assujettissement banals, n’appa-raît qu’au fur et à mesure de la lecture, lorsque l’on commence à saisir (et c’est un effort sans cesse à renouveler), qu’un maillage de grande envergure est en place, dans lequel nous sommes pris bien souvent sans le savoir. La force d’un tel maillage tient d’ailleurs en partie du fait même que, justement, nous en négligions usuellement les points, respectivement si ténus.

dans un premier lieu, l’étude du dispositif chez Foucault va nous permettre de conforter deux idées :

Le sujet est corrélat du dispositif, il ne saurait être étudié hors de lui, dès lors que le dispositif lui donne des identités (par exemple il fera d’un individu un poinçonneur).

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Le dispositif est une bonne échelle pour étudier le sujet, puisque nous allons pouvoir y observer, en plus des rapports de pouvoir classiques généraux « macro-physiques », les rapports que nous cherchons – les rapports microphysiques – dont nous soupçonnons qu’ils sont profondé-ment déterminants.

Et pour vérifier qu’il y a bien un assujettissement microphysique qui mérite notre attention, nous avons travaillé, ensuite, sur la répétition et le cycle. En effet, pour qu’une action déterminante ait lieu, sans que je m’en aperçoive clairement, il faut, notamment, qu’elle soit inlassablement répétée. C’est ainsi que nous avons fait ce premier constat qui nous a surpris : nos vies sont cycliques, nous avons une « routine », nous avons des « discours clefs » que nous mobilisons souvent, nous avons des « emplois du temps » assez constants, nous fréquentons, peu ou prou, les mêmes lieux, nous utili-sons des techniques éprouvées. Le dispositif peut, ainsi, inintentionnelle-ment, agir sur moi de façon imperceptible, en investissant des détails que je rencontre toujours. Son action sur moi sera lente et diffuse.

Par ailleurs, nous avons également constaté que la répétition occasion-nait des persistances (entendons le mot dans le sens qu’on lui donne dans l’expression « persistance rétinienne 2 »). Ces persistances seront autant d’identités portées par des dispositifs et données aux sujets, et il est intéres-sant de remarquer que ce que nous voyons communément comme des quali-tés des individus (on va dire d’un homme qu’il est un poinçonneur) relève, en fait, non seulement des dispositifs qui portent ces qualités, mais aussi, en leur sein, de la répétition d’actions. Poinçonnez quelques jours, et vous serez « poinçonneur », pour vous et pour autrui.

alors que j’ai usuellement l’idée d’être un homme libre et auto-déterminé, je suis corrélat des dispositifs que je fréquente, puisque, donc, ceux-ci me donnent insensiblement des identités comme autant de persistances, occasion-nées par mes actes répétés. Or, cette répétition de mes actions est au cœur des enjeux de pouvoir, car le dispositif cherche à tirer profit de mon inscription dans la cyclicité. S’il parvient, en effet, à me faire faire tel acte attendu, de telle manière, indéfiniment, il aura une grande maîtrise de moi-même.

nous avons constaté, ainsi, qu’il y avait bien un profond assujettisse-ment, communément impensé, et permis, donc, par ma participation à des cycles, participation dont les dispositifs, inintentionnellement tirent profit. nous avons souhaité, alors, poursuivre cette recherche, et voir par quels autres moyens, encore, les dispositifs pouvaient avoir prise sur moi tout aussi insensiblement.

C’est ainsi que nous avons avancé qu’un homme particulier était fait de l’homme. En effet, le dispositif présente aux sujets qui le fréquentent, des

2. Par exemple, dans la nuit, un tison que l’on déplace rapidement, laissera apparaître, par persistance, des figures.

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discours finement choisis pour leurs effets, mettant en place une véritable « économie » des discours. Le dispositif gère nombre de discours circulant en son sein, il en favorise certains, en écarte d’autres, il en crée quelques-uns et en combine plusieurs, il en répète, en provoque, etc. Et nous sommes particulièrement sensibles aux discours, qui justifient nos actions. Le dispo-sitif, en me faisant dire, en me faisant entendre et en me faisant penser à des discours sélectionnés, et cela de manière répétée (par exemple mes chiffres de production affichés tous les jours, ou une situation répétée dans laquelle j’ai à tenir toujours un même type de discours), peut me conduire lentement à me définir d’une façon tout aussi particulière. Là où je crois avoir affaire à un monde « brut » dans lequel je me choisis librement, en connaissance de cause, je ne me rends pas communément compte que ce monde est largement aménagé, organisé, afin que je sois déterminé à agir. Mille artifices ont été inintentionnellement mis en place, pour que je me constitue précisément comme le sujet dont le dispositif a besoin. un homme est fait de l’homme, car dans un autre dispositif, je serais autrement.

Poursuivant notre recherche des points d’assujettissement communé-ment invisibles, nous avons proposé d’en repérer encore quatre principaux.

Le dispositif maîtrise d’abord les « isotopies », terme que nous repren-drons de Foucault. disons pour le moment simplement que le dispositif impose aux sujets et au monde phénoménal, un découpage strict, stable et ordonné. À l’école, par exemple, il y a des classes, des sections, des élèves bons, moyens ou mauvais. J’ai une place reconnue, et l’attribution des places, le passage d’une place à l’autre et le découpage même des places, sont déterminés par le dispositif. Je suis engoncé dans ces places étanches et strictement découpées, et des actions précises seront requises de ma part pour que je puisse conserver cette place ou en gagner une autre. Le monde dans lequel je m’inscris est ainsi formalisé, ordonné, et on me conduit d’une place à une autre, on m’oriente, on me « polarise », dira Foucault. Je ne puis rester dans l’indétermination, au sens propre comme au sens figuré du terme, je suis épinglé et dirigé.

Le dispositif maîtrise également l’environnement dans lequel je vis communément. Je m’inscris dans des cycles, avons-nous remarqué, et j’ai donc des comportements réguliers. Le dispositif va pouvoir profiter de ces comportements, notamment en ayant prise sur mon corps. J’ai des habitudes, des limites physiques et des besoins, dont le dispositif pourra assez insensiblement tirer profit.

Le dispositif maîtrise aussi, dans une certaine mesure, les phénomènes dont j’ai conscience. En effet, pour me faire faire ce qu’il veut que je fasse, il peut agencer le réel d’une telle façon, que je serai alors conduit à penser ce qu’il veut que je pense. Par mille moyens, localement, le dispositif distri-bue des objets dans un certain ordre, selon certaines distances, à certains moments choisis, pendant un temps donné. Face à cette distribution orches-

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trée, nous sommes conduits bien souvent à avoir certaines pensées attendues, pensées qui pourront à leur tour justifier des actions elles-mêmes attendues. C’est ainsi, par exemple, que le supermarché pourra nous imposer de voir certains produits que nous ne sommes pas venus chercher, pour nous inciter à nous demander si nous n’en avons pas finalement besoin, afin de multi-plier les chances de vendre ce produit. L’entreprise pourra, de la sorte, à son tour, me conduire à comparer quotidiennement la productivité de mes collègues 3. Et l’école, pour sa part, agence la salle de classe de façon à ce que l’attention de l’élève soit principalement dirigée vers l’enseignant. La conscience devient elle-même un lieu de lutte, dans lequel le dispositif dispose des objets d’une façon telle que ma pensée est canalisée.

Le dispositif maîtrise, enfin, l’« esprit requis » (nous reprendrons ce concept d’Erving Goffman). Esquissons une première explication de cela. Le dispositif, comme maître de l’espace, des gestes, des scènes, des distances, des déplacements, des costumes, du temps et de la lumière, pourra facile-ment donner à voir (c’est-à-dire à penser, puis à agir) ce qu’il veut. Mais il y a autre chose encore. Le dispositif maîtrise aussi les rôles. Chaque dispo-sitif requiert un « esprit requis », celui d’« élève », celui de « professeur », celui de « surveillant de prison », etc. Bien sûr, il y a des moyens de résis-ter, de parodier, de « magnifier », de singulariser, de détourner les rôles requis. Mais dans nombre de dispositifs, l’« esprit requis » prend toute mon attention, et exige de moi des efforts soutenus et durables. En fait, l’« esprit requis » me dépossède de ce que je pourrais être, pour exiger de moi que je tienne un rôle, toute la journée, tous les jours. Lorsque je suis en activité dans le dispositif, je ne puis « rester moi-même » ; pour tenir l’« esprit requis » d’une façon satisfaisante, je n’ai pas d’autre choix que de m’effacer. Pensons au paradigme du garçon de café, tout entier pris dans son rôle, concentré, virtuose, habité par l’« esprit requis », absorbé. Ce rôle, imposé si longuement, a sans doute des effets sur moi, et je vais essayer bien souvent de vivre en adéquation avec lui, c’est-à-dire de le justifier, de le reprendre, d’aménager en son sein un esprit que je trouve à mon gré. Mais il est dit du dehors, et il va changer selon les intérêts du dispositif. Pour cela, ce concept d’« esprit requis » nous intéresse particulièrement car il nous permet de remarquer un point pour nous de premier ordre : le sujet que je puis être est d’abord un sujet requis du dehors. C’est ce que nous allons voir bientôt.

après, donc, avoir repéré ces différents lieux d’assujettissement (répéti-tion, cycle, détails, identités, discours, isotopies, environnement, phénomènes, esprit requis), paraissant respectivement anodins, mais dont il faut saisir qu’ils travaillent de concert à conduire les sujets, nous nous sommes intéressé au

3. Par exemple dans une salle de pause d’une entreprise, des « indicateurs » sont affichés, qui donnent les activités de la veille, classées selon les services. Pour qui prend une pause dans cette salle seul, ces informations sont l’unique point où son attention peut se porter durablement.

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fonctionnement même du dispositif. Comment produit-il des sujets, selon quelle matrice, et selon quel éventuel principe. Pour cela, nous avons porté particulièrement notre attention sur différentes « économies » : l’économie des discours vraisemblables, l’économie de l’imperceptible, l’économie du sujet « ergonomique ». Puis, ce faisant, nous avons découvert un point qui a compliqué notre modèle : les rapports de pouvoir microphysiques ne sont pas seulement à l’œuvre d’un sujet à un autre, ils le sont également d’un sujet à lui-même, et cela d’une façon étonnamment similaire 4. voyons cela.

une économie des discours vraisemblables est en place. après avoir noté qu’elle permettait de conduire un homme à adopter une conduite particulière attendue, nous avons relevé qu’elle permettait également à un individu de justifier un être qu’il est déjà, ou un être qu’il souhaite être. ainsi, c’est véritablement à partir de sujets requis, par moi ou/et par le dispositif, que je vais retenir certains discours choisis pour cela. des « régimes d’évi-dence » sont ainsi portés par les dispositifs, dans lesquels je puis trouver mille raisons à mon action cyclique dans le dispositif. des « discours clefs » sont ainsi charriés, dont je puis m’équiper (nous reprendrons, à la suite de Foucault, le terme grec de paraskeuê), et qui permettent de tenir à distance des discours dont nous ne voulons pas qu’ils nous assujettissent. Et cela parce que les discours vraisemblables sont assujettissants, ils font faire et ils font être, et que, donc, pour esquiver un assujettissement, je vais ordinairement en mobiliser un autre, qui aura cette fois mes faveurs. Je suis toujours déjà assujetti par des discours, et ma marge de manœuvre consistera principale-ment à choisir, parmi les discours à ma disposition, ou parmi ceux mis à ma disposition par le dispositif, les discours sous le joug desquels je veux bien passer. Sauf à créer de nouveaux discours de toutes pièces, si cela est encore possible, je ne puis que combiner des discours, ou au moins usuellement en reprendre simplement à mon compte.

illustrons cela. ainsi pour déjouer, ou assentir à, un assujettissement discursif comme celui-ci : « vous ne réussirez jamais si vous jouez vraiment du jazz, il faut jouer commercial », on peut répondre par un autre assujet-tissement discursif d’opposition : « je ne suis pas d’accord, l’art demande un désintéressement total », ou par un autre assujettissement discursif, d’acquiescement cette fois : « oui, il faut bien gagner sa vie, nourrir sa famille et trouver son public, vous avez raison ». il s’agit à chaque fois de justifier une manière d’être par des discours, mobilisés après coup.

4. À tel point qu’il faudrait demander si, historiquement, l’assujettissement de soi par soi (subjectivation), précède l’assujettissement de soi par le dispositif, ou si, à l’inverse, l’assujettissement par le dispositif précède la subjectivation. La subjectivation pourrait être un « piratage » d’un assujettissement premier par le dispositif, ce qui laisserait penser que le sujet est un effet contingent. L’assujettissement par le dispositif pourrait, au contraire, être lui-même, cette fois, un véritable « parasitage », de la subjectivation qui le précéderait.

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La constatation que les discours ne sont pas, usuellement, des principes précédant les actions et les manières d’être, mais que nous devions bien relever que, de nos jours au moins, c’est une démarche inverse qui est impercepti-blement en place (à partir d’actions actuelles ou attendues, on va mettre en avant certains discours choisis), nous a laissé un moment sans voix. En effet, nous avons dû nous rendre à l’évidence, ce n’est pas parce qu’un discours est vrai, ou du moins vraisemblable, que l’on doive aussitôt le suivre et « agir en conséquence », car il est possible, pour qui sait un peu de rhétorique et est équipé de discours adéquats, de justifier de manière convaincante mille manières d’être pourtant différentes et parfois contradictoires.

Cette constatation pose la question du vrai, en ce qu’elle suppose que le chercheur est lui-même à la recherche de certaines vérités pour leurs consé-quences, préalablement posées. Le chercheur ne cherche pas n’importe quoi, il cherche des discours pour se déprendre, pour mieux conduire sa vie, pour soigner son âme ou pour l’éprouver, pour être heureux, etc. nous avons laissé là la question des discours vrais indexés à des manières d’être, pour prévoir d’y revenir dans un futur travail. tout au moins avons-nous soulevé le point important suivant : il y a une différence de taille entre un discours vrai indexé à un être attendu par le dispositif, qui me prend alors comme moyen, et un discours vrai indexé à un être attendu par moi (ou par un directeur de conscience), qui me prend alors comme fin.

une économie de l’imperceptible est en place. Le pouvoir, de façon inintentionnelle, empirique, par tâtonnement, déborde la conscience. En fait, lorsque je suis conscient d’un rapport de pouvoir que je rejette, je puis renverser alors le foyer de pouvoir, parce que j’en ai alors repéré la cause. Mais lorsque, au contraire, je ne suis pas conscient d’être pris dans un rapport de pouvoir, il me sera alors difficile de lutter contre l’invisible. remarquons un point important, le dispositif vient se tapir au plus près de la frontière du perceptible, pour agir sur moi sans que je puisse trouver un responsable à ce qui est, alors, fait de moi. Et même, il nous faut noter que, dans ce second cas, celui de l’assujettissement diffus, je vais trouver toutes sortes de causes à la détermination invisible. C’est alors que je vais pouvoir, notamment, me constituer comme sujet étranger à lui-même : « ce doit être ma nature », « c’est inconscient », « c’est ma vocation », etc. L’apparition du sujet est, ici, à la mesure de la discrétion du dispositif. Le dispositif, en mettant en place mille actions invisibles, pèse sur les individus, qui, alors, peuvent reprendre cette force qui ne semble émaner de nulle part que d’eux-mêmes. Je peux me dire qu’en tant qu’homme, c’est certainement à moi de faire, dans mon couple hétérosexuel, ce qui relève du bricolage et de la mécanique lorsque cela est requis. Je ne vois pas que mille assujettissements diffus et anciens précèdent ce discours.

renversant la perspective, nous nous sommes demandé si, plutôt que de parler du dispositif qui déborderait ma conscience, on ne pouvait pas parler

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tout autant d’un sujet ayant une « pensée larvaire » (nous reprendrons ce concept donné par deleuze). En effet, on peut demander si l’individu ne serait pas fondamentalement incapable d’une grande lucidité, d’une large prise de conscience claire et distincte soutenue. Cette hypothèse permet d’avancer un point important : il est plausible que les dispositifs « portent » la conscience. Expliquons cela. La pensée, d’ordinaire, est fatigable, et elle ne peut guère embrasser un grand nombre d’objets divers. Elle est parfois distraite, parfois illusionnée, elle est oublieuse et changeante. Mais, dans le dispositif – où rappelons-le, sont en place des répétitions, du même, de la cyclicité – elle a affaire à du persistant, à de l’identité bien décou-pée et stable, à du familier rassurant. dans le dispositif je puis voir mon identité s’épaissir, je puis développer des automatismes confortables et des techniques utiles. dans le dispositif je suis durablement reconnu comme « un », par autrui et par moi. de ce fait, il nous semble que l’on peut avancer que le dispositif est nécessaire à l’apparition des sujets pensants tels que nous les connaissons aujourd’hui. Cette remarque est importante car elle vient s’opposer à une philosophie que rejetterait tout dispositif du fait qu’il est assujettissant. Le dispositif ne fait pas seulement agir des sujets selon ce qu’il attend d’eux, il est plus fondamentalement ce qui permet leur apparition. La pensée n’est agile – quand elle l’est – que dans un dispositif. ainsi on voit qu’il existe bien un lien de corrélation entre sujet et dispositif, et qu’il n’y a pas à rejeter sans réserve celui-ci.

Bien sûr la pensée n’est pas larvaire en soi, elle l’est à la mesure du dispositif. Les dispositifs contemporains donnent les identités d’une main et les façonnent de l’autre. Encore une fois, ce qui permettra de porter un jugement sur leur action sur les sujets, sera la mise en lumière de leurs fins. Si la fin est le sujet lui-même, l’action du dispositif peut sans doute être louable, mais si la fin est, au-delà du sujet, sa « productivité », son « efficience », en tant qu’il est discipliné, alors la fin est blâmable. Car le sujet qui est porté dans les dispositifs contemporains les plus communs, est un sujet simplement rendu ergonomique pour le dispositif.

une économie du sujet « ergonomique » est, ainsi, en place. Le micro-pouvoir a une action diffuse, lente, multifactorielle et hétérogène. Mille actions locales, parfois contradictoires, dessinent un sujet au fur et à mesure d’une érosion combinée. Ce sujet est dirigé, il est adapté, il est découpé en fonction d’un être requis. Mille fois, l’on requiert de l’élève qu’il soit discipliné, il pourra, ainsi, s’il veut rester dans le dispositif, finir insensiblement par se trouver une façon de l’être. En observant diverses situations concrètes, nous allons remarquer – encore – que je me constitue bien souvent, en fonction d’un être à être. C’est-à-dire que l’un des lieux principaux de l’identité des sujets, de leurs qualités, est à repérer non pas, encore une fois, en eux (nature, caractères, inconscient, etc.), mais hors d’eux, dans un être requis. En effet, ce que je suis, pourrait bien n’avoir qu’une origine toute banale, et n’être, pour

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une bonne part, qu’un reflet de ce qui est attendu de moi de façon diffuse. Le dispositif, insensiblement, exige de moi inlassablement d’être un être x, par exemple « discipliné ». Et c’est en fonction de cet être que je vais, usuellement, me définir. Je vais me définir relativement à cet x, comme pendant de cet être attendu. Pour être discipliné, je pourrais trouver, sans bien y prendre garde, à me constituer comme quelqu’un de « responsable », ou de « respectueux », ou de « résigné », ou encore de « confiant », etc.

ainsi, je ne suis largement qu’un simple revers d’un être qui n’existe que comme visée (un être – porté par un cycle – qu’il faut conserver ou gagner). Je suis, bien souvent, défini par le dispositif, et non depuis moi. il nous faut, encore, inverser la perspective commune, et apercevoir, qu’au niveau micro-physique, le sujet n’est pas auto-déterminé, mais qu’il est pris du dehors (et ce dehors, ce sont les hommes eux-mêmes, dans leurs actions collectives locales inintentionnelles). un être est requis du dehors, et ce n’est que relativement à cet être qu’il nous est communément permis de nous ajuster. il n’y a pas à chercher le secret d’une « personnalité » profonde qui serait propre aux individus, les sujets sont largement découpés du dehors, selon des fins qui échappent à leur pleine conscience. Si je me demande, en tant qu’élève, si je suis fainéant, brillant ou moyen, c’est précisément parce que je suis inscrit dans un dispositif, qui porte la matrice de ces identités, possibles uniquement en son sein. L’employé sera, à son tour, suffisamment ou insuffisamment produc-tif, c’est-à-dire, pour lui-même, par exemple, capable ou incapable.

Pour nous en convaincre plus encore, il nous suffit de considérer quel est l’être, que les dispositifs que nous fréquentons nous-mêmes, requièrent que l’on soit (cet être attendu est, usuellement : moral, discipliné, sûr de lui, accompli, honnête, travailleur, sain, normal, propre, bien habillé, poli, beau, etc.), et nous nous apercevrons ensuite bien vite, que ce n’est pas un hasard si justement, c’est cet être que nous visons nous-mêmes peu ou prou, et surtout, que c’est tout l’inverse de cet être que nous avons bien souvent peur d’être « au fond de nous ».

C’est ainsi, que je crois que je « me » maîtrise, pour ne pas devenir, depuis moi, par exemple, débordé par mon désir insatiable. n’est-il pas plus plausible que je sois maîtrisé ? n’est-il pas étonnant qu’apparaisse, ne pouvant mieux tomber, la certitude que je suis un être au désir aveugle et illimité, au moment même ou l’on requiert des sujets disciplinés ?

L’attention est centrée sur les sujets, comme causes ultimes de ce qu’ils sont, mais il nous faut déplacer le regard, pour apercevoir que tout ne vient pas d’un moi libre. L’action imperceptible des dispositifs pèse de tout son poids, imposant sourdement le patron d’un être à être.

Et ce que le dispositif fait ainsi insensiblement de moi, est un sujet ergono-mique pour lui, c’est-à-dire adapté à ses fins. Je suis saisissable par la pensée d’entendement, « polyvalent » et « formé ». Je suis maniable et efficace.

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Enfin, il convient de préciser que le sujet peut, toutefois, se prendre lui-même comme fin, c’est-à-dire viser lui-même un être requis déterminé préalablement par lui-même. Je ne suis pas tout entier rendu sujet par le dispositif, je puis moi aussi, dans la mesure des moyens en ma possession (notamment des discours dont je suis équipé, et du temps dont je dispose) me conduire autant que faire se peut, pour me rendre sujet. Pour bien montrer que mon rapport à moi-même est analogue à celui que le dispositif entretient avec moi de façon microphysique, nous donnerons cette illustra-tion : un homme ayant l’habitude de lire, devant sa bibliothèque, cherchant un nouvel ouvrage à lire, saura que tel livre apaiserait sans doute une mélan-colie, que tel autre attisera vraisemblablement un sentiment de révolte, que tel autre, enfin, le distraira à coup sûr des questions qu’il se pose actuelle-ment, pour l’entraîner vers des questions toutes différentes.

nous nous pilotons, nous avons une force d’inertie, nous agissons avec nous-mêmes comme on agit avec nombre d’objets du monde, c’est-à-dire sans jamais tout à fait savoir en toute certitude si nous allons réagir comme prévu. nous sommes largement étranger à nous-mêmes. nous avons un rapport pratique avec nous-mêmes, autant qu’avec autrui, alors que nous pensons pourtant être pleinement conscients des rapports de pouvoir les plus importants, à l’œuvre de soi à soi, de soi à l’autre et de l’autre à soi. dans le monde macro-physique, des sujets libres passent des contrats en toute lucidité, et vivent dans une égalité de droit, alors que dans le monde micro-physique, un assujettissement est en place, invisible, échappant à la loi, qui façonne largement les sujets selon des fins qui leur échappent bien souvent.

il nous reste, concernant ce parcours rapide de notre itinéraire à venir, à indiquer que nous avons repéré tour à tour deux « principes premiers » pouvant étayer notre modèle. Le premier c’est celui du « faire faire », le second, celui de l’« êthos régulier ».

Le principe du « faire faire » est simple, il s’agit pour nous de remarquer que l’on peut faire partir notre modèle foucaldien, d’un point de départ principal – temporaire – qui est celui de la « conduite conduite » (pour reprendre, encore, une expression de Foucault). En effet, notre modèle d’un sujet ergonomique constitué du dehors, s’articule adéquatement, selon nous, avec une étude attentive de mille actions locales destinées simplement à faire faire aux sujets mille actions consécutives. une « orthopédie » est en place, qui prend sa source, de nos jours, simplement dans nos rapports quoti-diens, communément si négligés. La question « qu’est-ce que l’homme ? », trouverait ainsi une réponse contemporaine principalement dans un lieu sans éclat, celui des micro-pouvoirs (faire taire un élève, fouiller un détenu dix fois dans la journée, chronométrer les temps de pause des employés, etc.). L’homme ne serait, pour une large part, qu’un reflet panaché, dont l’origine serait bien modeste. Ce qui fait de nous des sujets singuliers ne pourrait bien provenir, vraisemblablement, que de la pratique des hommes,

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et non de leur nature. Ce que nous prenons pour notre essence, l’essence universelle des hommes, pourrait bien n’avoir pour origine que mille actions locales, dont la majorité sont intéressées, et même souvent mesquines. C’est à partir d’un esprit requis de toutes parts, que je vais me définir, me dire tel ou tel, dans ses termes. Et si cet esprit est requis de tous, et de façon imper-ceptible, alors on comprendra comment il est possible de croire que l’on a affaire à une essence universelle du sujet. Les sujets sont conduits à se décou-vrir, à se reconnaître, à se dire, comme ce qui précisément servira d’appui à des conduites localement attendues. L’employé, de qui on attend mille actions (par exemple être souriant avec les clients, être à l’heure, défendre les intérêts de l’entreprise, apporter une réponse dans un temps limité pour pouvoir rapidement accueillir un autre client, limiter la durée des pauses et ne les prendre que quand « l’activité le permet », accélérer la cadence lorsque cela est requis, respecter la hiérarchie, tenir des « objectifs », etc.), va se définir en fonction d’elles comme « dur à la tâche », opiniâtre, empathique, ponctuel, responsable, etc. dans les dispositifs les plus communs, il n’y a d’autonomie que dans une discrète hétéronomie première. Mes qualités de sujet n’émanent pas d’un moi qui serait leur cause première, non, cela ne nous apparaît de la sorte que parce que nous avons la vue courte, parce que l’action des dispositifs est microphysique.

Bref, lorsqu’on l’étudie dans des dispositifs contemporains, le sujet ne nous apparaît pas comme un être qui tiendrait de lui-même, souverain et autonome, libre. il nous apparaît plutôt comme un être conduit à se décou-per selon une forme requise du dehors. Et cette forme n’a communément rien de noble, elle ne tient que par mille petits rapports de pouvoir, simple-ment destinés à me faire faire mille actions dont on tire mille profits minimes (une classe silencieuse, un couloir de prison géré par un seul surveillant, une équipe d’ouvriers qui « tient les délais »). L’individu se constitue comme un sujet qui sera effectivement une pièce bien articulée dans l’économie générale d’un dispositif. Ce que nous voulons mettre en avant, c’est que c’est en fonction de cette économie du « faire faire » qu’un sujet apparaît.

Puis nous avons ensuite, donc, préféré à ce principe du « faire faire », celui d’« êthos régulier ». En effet, nous avons remarqué que non seulement on pouvait constater un isomorphisme troublant entre les sujets attendus par les dispositifs et les sujets constitués, mais encore que l’on devait observer également que les sujets se constituaient aussi dans un rapport microphy-sique à eux-mêmes.

définissons l’êthos régulier de la sorte : l’êthos régulier c’est l’individu considéré comme « déployé », « développé », c’est-à-dire considéré dans l’ensemble du cycle qu’il fréquente régulièrement (par exemple sa journée type de travail). Et non pas à un moment, à un point précis du cycle, mais comme « étendu » dans son cycle. Essayons de ne pas considérer, comme on le fait souvent, cet objet de pensée comme « ramassé », comme réuni sous

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une idée générale épurée, mais tentons de le maintenir, de le laisser, dans son déploiement composite. alors nous pourrons voir un individu qui ne surplombe pas sa vie, qui n’en est séparable que par une imprécise distinc-tion de raison. Cet individu n’est pas un foyer causal indépendant, un acteur pouvant s’abstraire des situations pour s’auto-déterminer à sa guise (comme il semble l’être dans une pensée uniquement macro-physique).

Cet individu, dans les cycles qu’il fréquente (la langue usée qu’il parle, ses habitudes, ses principes, ses relations, ses techniques, etc.), est en équilibre. En effet, ce que je suis est largement porté par ce que je vis communément. Je suis directeur commercial dès lors qu’insensiblement ou non on me recon-naît tel régulièrement. Je le suis parce que j’ai des subordonnés qui agissent dans l’esprit requis (jouant et reconnaissant la subordination comme si elle était vraisemblablement justifiée à leurs yeux), je le suis parce qu’un lieu adapté à ma fonction est mis à ma disposition, je le suis parce que mes savoir-faire sont régulièrement reconnus, etc. Et cet équilibre dans lequel je suis, porté par mille points des cycles fréquentés, est toujours précaire. Et parce que je veux communément me maintenir dans mon cycle, je vais sans cesse, imperceptiblement, procéder à des rééquilibrages. Je vais assurer mon autorité sur un subordonné qui pourrait douter de ma légitimité à diriger ; je vais revendiquer si nécessaire ce qui me semble implicitement tenir à mon statut ; je vais m’appliquer à montrer mes compétences particulières, etc. Ces gestes de rééquilibrage sont, pour nombre d’entre eux, habituels et devenus impen-sés. d’ailleurs, pour une bonne part, ils ont été acquis de façon empirique, soit rencontrés par hasard puis conservés, soit repérés chez un pair et mimés, soit cherchés par tâtonnement puis collectés méthodiquement.

C’est ainsi que nous avons un rapport impensé à nous-mêmes, un rapport microphysique. Ce rapport est permis par le fait que nous soyons inscrits dans des cycles, puisque nous pouvons y développer des automatismes, des agilités, et même des virtuosités. Ces automatismes libèrent la pensée de mille tracas, elle peut alors s’appliquer à certaines tâches.

L’individu considéré comme « déployé » est donc en équilibre, se rééqui-librant sans cesse par mille actions imperceptibles. On peut voir sans doute dans cette activité usuellement négligée, un lieu tout à fait propice à un « parasitage » discret par les dispositifs.

C’est, en tous cas, depuis cet équilibre, depuis cette manière d’être régulière développée, que je rencontre des discours, qui pourront ou non m’assujettir. On comprend mieux, dès lors, pourquoi je puis – parfois même contre ma volonté consciente – être amené à reprendre pour moi des discours, à me mettre sous leur joug. En effet, étant toujours non pas abstrait des cyclicités, mais en situation et porté par elles, je suis toujours déjà équipé de certains discours. ainsi, comme professeur faisant cours, je ne puis qu’être en train de m’appuyer sur des discours (pouvant être : « il est néces-saire d’acquérir des savoirs », « il convient d’écouter attentivement l’ensei-

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gnant », « il ne faut pas tricher », etc.). Et alors, étant toujours appuyé plus ou moins implicitement sur des discours, lorsqu’un nouveau discours assujet-tissant m’est présenté, il me sera sans doute impossible de rejeter celui-ci s’il recoupe directement ceux-là.

il nous faut ainsi tenter de concevoir les individus contemporains comme toujours « en élan », lancés à pleine vitesse, tenant sous nos yeux dans une unité par un simple effet de persistance. Et, dès lors que nous voyons les individus dans leur épaisseur, déployés dans leur êthos régulier incessam-ment en bonne part rééquilibré, il nous est possible d’avancer que le centre de gravité de l’homme, pourrait être, largement, sa manière usuelle de faire, de mener sa vie. il n’y aurait pas que le principe du « faire faire », qui déterminerait une forme générale à être par les sujets assujettis, il y aurait aussi à remarquer que les sujets eux-mêmes, pourraient, paradoxalement, se déterminer de la même façon, par une action insensible, depuis leur êthos régulier. il y aurait à être modestes : à la fois nous ne voyons pas ce qui est fait de nous par les actions microphysiques des dispositifs, mais encore, nous aurions un rapport largement impensé à nous-mêmes, dont le lieu d’origine serait la simple activité quotidienne de rééquilibrage, la simple exigence usuelle pour un sujet porté par des cycles de se maintenir dans ceux-ci pour y garder l’identité qu’ils lui procurent. Et la cyclicité est le lieu idéal pour cette détermination insensible de soi par soi, puisque répétant inlassablement les mêmes situations, je puis bien souvent finir par trouver à m’adapter – c’est-à-dire à me constituer comme sujet adéquat à ce qui est requis – en trouvant un discours pouvant justifier ce que j’ai à être. Mille fois j’ai cherché à rendre une classe silencieuse pour pouvoir faire cours sans être distrait, et cette situation répétée m’a conduit à trouver cent discours pouvant justifier ce silence (à mes yeux ou à ceux des élèves). Parmi ces discours, j’ai gardé, comme professeur ayant de l’expérience, ceux qui étaient plus efficaces, et qui pouvaient être en cohérence avec ceux dont je suis déjà équipé.

Mais ce faisant, à partir donc de situations anodines ne trouvant leur force que parce qu’elles sont répétées et combinées à d’autres du même type (par exemple : faire faire des devoirs), je me suis immanquablement constitué comme sujet (par exemple « respectable », « intéressant », « faisant autorité », « concerné par l’avenir des élèves », « exigeant », « tributaire des nécessités économiques », « n’ayant pas de temps à perdre », etc.). C’est à partir de mon êthos régulier, toujours à rééquilibrer, que je vise à me modifier, c’est-à-dire à modifier mon êthos régulier lui-même. Je n’ai pas une pleine conscience de ce que je fais de moi, mais est-ce étonnant, de la part d’un être qui fait tant de choses sans même ne plus y prendre garde ?

nous allons tenter de montrer qu’il est important de porter notre atten-tion sur certains rapports microphysiques, ordinairement négligés alors qu’ils sont le support actuel, pourtant, d’un assujettissement de grande ampleur.

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Méthode

tout d’abord, précisons que nous ne présentons pas un travail qui porte principalement sur l’œuvre de Foucault, mais que nous nous sommes plutôt proposé de faire usage de la notion foucaldienne de « dispositif ».

Les dispositifs, empiriquement, inintentionnellement, agissent dans l’ombre, dans une zone échappant bien souvent à la pensée de l’abstrait. de ce fait, nous avons estimé qu’il nous fallait étudier leur action assujettis-sante au plus près du détail, et de façon méticuleuse et patiente. nous avons donc donné une large place à l’observation, en situation, des assujettisse-ments microphysiques, et nous nous sommes pris, nous-même, comme objet d’étude, puisque nous étions dans une position privilégiée pour rapporter comment l’assujettissement pouvait insensiblement avoir lieu. nous avons ainsi travaillé, notamment, sur nos propres souvenirs (comme élève, comme étudiant, comme salarié dans des entreprises), et sur notre propre activité présente (comme professeur dans différents lycées, comme habitant d’une ville, comme usager de différents commerces, etc.).

Et en remarquant, à partir de ce travail, à quel point nous avions été, à notre insu, assujetti, et, également, en relevant à quel point nous l’étions encore actuellement, nous avons rendu possible l’amorce d’une déprise vis-à-vis de ces assujettissements. ainsi, le travail que nous avons mené nous a-t-il nous-même transformé au fur et à mesure de son évolution. En ce sens, il a été un « exercice spirituel », que nous avons laissé parfois largement apparaître au lecteur. L’exercice spirituel a souvent une place dans certains grands textes de philosophie qui n’a rien d’anecdotique, il peut être lié non seulement à une recherche du bonheur, mais aussi également à une quête quotidienne de la vérité. nous avons peu à peu compris qu’aucune véritable déprise n’était soudaine et tranchée, mais bien plutôt qu’elle ne pouvait relever que d’une pratique répétée et lente.

La lecture de différents livres de sociologie nous a conforté dans notre choix de travailler à la fois sur le détail (par exemple, une journée de travail répétée, dans un dispositif particulier), et de privilégier ce que les sociolo-gues appellent l’« observation participante », qui consiste à décrire ce qui a lieu en tant qu’acteur. Ce qui a pour intérêt d’être à la fois attentif, donc, au microphysique et à l’assujettissement communément imperceptible, puisque le dispositif agit directement insensiblement sur nous-même. On peut deman-der si un tel travail, largement empirique et subjectif, a bien sa place en philosophie, dès lors qu’il a été bien montré qu’il n’y avait guère de vérité à inférer à partir du singulier. il nous est apparu, au contraire, que cette méthode avait cet intérêt au moins : elle permet de trouver des paradigmes. L’empiriste met en avant certaines de ses expériences brutes, parce qu’elles permettent de faire naître des questions ou des hypothèses nouvelles. Le paradigme va être ensuite très utile à la théorie. Et, par ailleurs, Foucault

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lui-même demande à son lecteur d’être patient devant le « piétinement du détail et l’attention aux minuties », car il s’agit de repérer « la solidarité d’un fonctionnement » et la « cohérence d’une tactique 5 ».

Largement pratique, empirique et subjectif, notre travail se présente également sous une forme qui pourrait dérouter le lecteur. En effet, il nous a semblé nécessaire de présenter notre recherche peu ou prou dans son cheminement original, afin d’en restituer les apories, les rectifications, les articulations, les questions et les attendus.

voici, précisément, comment nous avons procédé : nous ne proposons pas une démonstration qui, peu à peu, chapitre après chapitre, conduirait tout droit à une vérité. nous proposons plutôt une série de combinaisons, sans cesse reprises, sans cesse précisées et clarifiées. nous avons mené un travail cyclique, reprenant toujours dans son ensemble la question principale que nous avons posée (quelle relation y a-t-il entre le dispositif et le sujet ?).

En fait, ce travail est lui-même un dispositif, en ce sens qu’il est cyclique (reprise du même problème), en ce sens également qu’il a une action micro-physique (la déprise est lente), et en ce sens, enfin, qu’il a été précisément constitué peu à peu comme un « contre-dispositif », comme une « hétéro-topie », devant servir de lieu à partir duquel le sujet peut interroger en profondeur les dispositifs communément fréquentés.

nous trouvons au moins deux justifications à cet emploi d’une méthode particulière.

La première est celle des résultats. nous avons découvert, au fil de notre travail, différentes idées qui nous semblent assez intéressantes, dans la perspective d’une philosophie du dispositif. Si ces idées ne sont pas toujours nouvelles, peut-être que leur combinaison le sera quelque peu.

La seconde justification est la suivante : la lecture de L’Ordre du discours 6 nous a conforté dans l’idée que le travail que nous présentons ici s’ins-crit dans une « “police” discursive 7 », à la fois propice à la production de discours, mais aussi à la fois contraignante. ainsi Foucault nous a-t-il convaincu qu’« une proposition doit remplir de complexes et lourdes exigences pour pouvoir appartenir à l’ensemble d’une discipline ; avant de pouvoir être dite vraie ou fausse, elle doit être, comme dirait M. Canguilhem, “dans le vrai” 8 ». C’est ainsi, donc, que, pour Foucault, « la discipline est un principe de contrôle de la production de discours 9 ». Or, comment ne pas tenir compte de ce qui est dit ici ? La philosophie ne peut pas, à nos yeux, accepter sans mot dire, que des principes précèdent ses discours. Elle doit les interroger, elle doit les refonder sans cesse, et elle doit aussi, sans doute,

5. Surveiller et punir, op. cit., p. 163.6. Foucault, L’Ordre du discours, Gallimard, 2004, [1971].7. Ibid., p. 37.8. Ibid., p. 35-36.9. Ibid., p. 37.

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reconnaître qu’ils ont un rôle, dans certains lieux, de « raréfaction des discours 10 » ; Foucault ayant bien montré que cette raréfaction avait pour origine une « crainte sourde » des discours incontrôlés 11.

ainsi, si nous reconnaissons bien volontiers que l’ordre du discours propre à notre discipline est justifié à bien des égards, parce qu’il est notam-ment le garant d’un discours de qualité, nous estimons également qu’il aurait été difficile à nos yeux – et peut-être même contradictoire – de travail-ler avec Foucault et sur la notion même de dispositif, sans nous mettre, parfois, quelque peu à la marge de cet ordre.

10. Ibid., p. 28.11. voir particulièrement les pages 52 et 53 de L’Ordre du discours, op. cit.

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