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- 4 - Nage à contre-courant Introduction Des larmes Des larmes, pourtant j’en ai versé ces vingt dernières années, mais il faut dire que nous n’avions pas cherché la facilité en adoptant 5 enfants en 6 ans, 5 enfants que la vie a bafoués, meurtris dans leur corps et leur esprit. 5 enfants victimes de la misère et fina- lement abandonnés dans les orpheli- nats de mère Theresa en Inde.

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Introduction

Des larmes

Des larmes, pourtant j’en ai versé ces vingt dernières années, mais il faut dire que nous n’avions pas cherché la facilité en adoptant 5 enfants en 6 ans, 5 enfants que la vie a bafoués, meurtris dans leur corps et leur esprit. 5 enfants victimes de la misère et fina-lement abandonnés dans les orpheli-nats de mère Theresa en Inde.

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5 mai 2006, j’ai 50 ans, mais qu’est-ce que je fabrique encore ? Je me promène sur ma terrasse et tout à coup une douleur terrible me foudroie. Je n’arrive plus à marcher, mon dos est complètement bloqué, chaque pas est une torture au point que j’ai de

la peine à respirer. Avec difficulté, j’arrive quand même à rejoindre l’intérieur de ma maison où je n’attends que l’instant où mon mari va rentrer du travail. Je suis appuyée contre la fe-nêtre quand enfin je l’entends garer sa voiture. Tous mes muscles sont tétanisés et, quand enfin il me rejoint, je tombe dans ses bras. Sa voix douce me rassure, mais je vois bien dans ses yeux qu’il est inquiet. Je ne suis pas femme à m’épancher sur mes petits problèmes phy-siques, et malgré mes 26 ou 28 opérations passées je ne me souviens pas avoir pleuré une seule fois pour mes maux.

Des larmes, pourtant j’en ai versé ces vingt dernières années, mais il faut dire que nous n’avi-ons pas cherché la facilité en adoptant 5 enfants en 6 ans, 5 enfants que la vie a bafoués, meurtris dans leur corps et leur esprit. 5 enfants victimes de la misère, et finalement aban-donnés dans les orphelinats de Mère Theresa en Inde. Oui, mes larmes ont coulé quand pour la première fois j’ai pu les étreindre sur mon cœur, les couvrir de baisers et leur promettre que nous allions tout mettre en œuvre pour leur donner un avenir, eux qui n’en avaient pas. J’ai aussi versé des larmes d’espoir pour mes deux enfants atteints de poliomyélite, quand après avoir passé des mois et des mois à genoux à côté d’eux et répété mille et mille fois les mêmes gestes de physiothérapie, leurs petits corps commençaient à revivre. J’ai pleuré de joie quand pour la première fois ils m’ont appelée « maman ». J’ai aussi pleuré toutes les larmes de mon corps quand les médecins de l’hôpital, après avoir tout tenté pour la sauver, ont déposé ma petite fille agonisante dans mes bras et m’ont dit : « Prenez-là chez vous pour qu’elle puisse mourir entourée d’amour ». J’ai hurlé de douleur quand mon fils aîné a glissé dans le monde de l’autisme. J’ai pleuré quand au fil des années il fallait les opérer, et j’ai aussi pleuré en voyant la méchanceté humaine s’abattre sur eux…

C’est de leur histoire que j’ai envie de parler dans ce livre, car chacun d’entre eux, à leurs façons, m’a appris à aimer de manière inconditionnelle, à repousser les limites de l’impos-sible, à persévérer envers et contre tout, à passer par-dessus les frontières du qu’en-dira-t-on, à renverser les barrières de l’indifférence et à voir le soleil derrière les nuages. Ils m’ont aussi appris que l’on peut parler avec les yeux, nager avec un seul bras, et s’épanouir même quand on est différent.

Les enfants grandissent trop vite, et maintenant qu’ils sont presque tous adultes c’est moi qui commence à me déglinguer de partout. Comme il m’est impossible d’aller chez le mé-decin, c’est lui qui vient à domicile. À son arrivée, je suis couchée sur un lit de fortune ins-tallé dans notre salon. Je ne bouge presque plus, car chaque micromouvement me coupe

Au secours, rien ne va plus

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le souffle, ce n’est plus seulement le dos qui me fait souffrir, mais aussi les côtes du côté droit. Quelques médicaments, une injection et nous pensons que tout va rentrer dans l’or-dre. Avant de s’en aller, mon médecin me glisse en guise d’encouragement :

– Quand vous serez rétablie, vous voulez bien faire une partie de pétanque avec moi ? J’aimerais bien savoir ce que cela fait de jouer contre une pro !

Une pro, certainement pas ! Il est vrai que l’année précédente je m’étais drôlement régalée au championnat suisse en montant deux fois sur le podium, une fois pour la médaille d’ar-gent en triplette, et pour le bronze en doublette. Je lui réponds en plaisantant :

– En ce moment, cela ne dépend plus de moi, mais de vous. Si vous arrivez à me remet-tre sur pied, c’est très volontiers que je relève le défi.

Petit séjour en hôtel 5 étoiles ?

Les semaines passent et rien ne s’améliore, il faut aller voir un spécialiste à l’hôpital. Nous sommes le 13 juin. J’arpente avec peine les couloirs qui mènent à son cabinet. Tiens, c’est une femme qui me reçoit. Elle me demande de m’asseoir, mais je n’y arrive

pas, alors je reste debout tout en m’accrochant au mur, car il me semble que je vais tomber dans les pommes bien que cela ne soit pas encore la saison. La douleur me terrasse, une cuirasse me serre tout le torse, j’ai de la peine à inspirer et à expirer. La doctoresse n’a pas besoin de m’ausculter pour bondir sur son téléphone et réclamer de toute urgence un lit pour moi. Il faut deux infirmières pour me coucher, l’une me saisit par le haut du corps, la pauvre j’espère qu’elle a de bons biscoteaux, et l’autre par les jambes. Je suis prise de cram-pes terribles qui me courbent à tel point que seuls ma tête et mes pieds touchent encore le lit, le reste du corps est comme en lévitation. Quand enfin la crampe s’estompe, une infir-mière place des coussins sous mes jambes. Dès que j’utilise mes bras, les crampes recom-mencent, il m’est donc impossible de manger seule, c’est bon pour mon régime, ou même de faire ma toilette, c’est moins bon pour l’odorat. Je me sens complètement dépendante et impuissante. Il est temps de chercher la cause de tout cela, alors une batterie d’examens est mise en route. Pour me soulager un peu, on me bombarde de morphine, de cortisone et de myorelaxants.

Cinq jours ont passé tant bien que mal quand on me transfère dans un autre service, la rhumatologie. Je commence à pouvoir me lever un petit peu, mais pour me remettre au lit, c’est à nouveau la galère. Comme le personnel est débordé, je trouve un subterfuge pour me coucher seule. Je m’assois au bord de mon lit tant bien que mal et, rassemblant tout ce qui me reste comme énergie, je lance de toutes mes forces mes membres inférieurs en l’air dans l’espoir qu’ils pivotent et retombent sur mon lit. Je dois faire attention de ne pas rater mon coup, sinon je me retrouve de l’autre côté de mon lit, mais par terre. Ca y est, je suis couchée, mais à quel prix ? Mon corps se tord comme si l’on essayait de tordre une serpillière détrempée avant de nettoyer le sol. Je ne suis que douleurs et je mords mon oreiller pour ne pas crier, pour ne pas hurler. Ma voisine de chambre me voyant dans cet état appelle une soignante. Après m’avoir donné une ixième dose de morphine, elle tente de me transformer en iceberg en enveloppant mon dos et mes côtes avec de la glace, et

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reste auprès de moi en me tenant par la main pendant plus d’une heure, jusqu’à ce que la douleur lâche.

Oh ! Comme je suis jolie en me réveillant ce matin, je suis jaune citron et je trouve que cela me va rudement bien au teint. Le soleil serait-il entré dans ma chambre ? Raté et encore raté. C’est mon foie qui, empoisonné par tous les médicaments qu’il doit ingurgiter, se re-belle et s’octroie le droit de devenir maquilleur d’un jour en me donnant ce si joli hâle issu de la famille des citrus. Il faut donc tout supprimer à part la morphine qui m’est indispensa-ble pour tenir le coup.

Aujourd’hui départ en ambulance dans un hôpital mieux équipé pour effectuer d’autres examens. Chouette, c’est pour moi une petite excursion sympathique qui me change de ma routine, d’autant plus que les ambulanciers sont très sympathiques et très beaux ce qui ne gâche rien au paysage. Mince alors, personne n’a pensé à prendre un pique-nique. Par moment, j’ai l’impression que nous roulons en pleine brousse tant la chaussée est bosselée, ce qui me fait souffrir, mais j’ai beau guigner par la vitre, je ne perçois aucun éléphant, ni lion ni gazelle.

Ordres contrordres et désordres

Chaque matin, j’ai droit à la visite médicale, mais personne ne semble savoir de quoi je souffre. Si le lundi on me demande de rester au maximum alitée, le mardi on me dit de me mobiliser. Me mobiliser c’est aller à la piscine pour une séance de physio.

Pour m’y rendre, je me tiens à chaque mur de peur de tomber, car je n’ai plus de force dans mes gambettes qui tremblent d’émoi. Je suis tellement shootée par la morphine que j’ar-rive même à m’égarer dans cet établissement de petite taille durant plus de vingt minutes avant d’arriver à destination. Bon, il faut reconnaître qu’en temps normal je n’ai pas un sens de l’orientation très aiguisé, et que je suis capable de me perdre dans un parking de trois places.

Tiens, bizarre ce matin, une nouvelle tête est au-dessus de moi. Mais qu’est-ce qu’il fait ce gaillard ? Je sens que l’on me tâte le foie. Il prend son téléphone et dit :

– Pour l’opération, cela peut encore attendre.

Je suis un peu dans les vapes, mais je réagis quand même :

– Eh ! Docteur, de quoi parlez-vous ? Savez-vous pourquoi je suis là au moins ? Je souffre de dorsalgies aiguës !

Il semble surpris ce qui a de quoi m’inquiéter. Il me demande alors :

– C’est quoi votre nom ?

Je le vois fouiller dans ses dossiers et me dire :

– Oh ! Excusez-moi, c’est une erreur, je me suis trompé !

Nous bavardons ensemble un bon moment, mais j’ai si mal que des larmes coulent le long de mes joues. Il me dit :

– Vos douleurs ce n’est pas un problème psychique au moins ?

Quoi ? Si j’avais la force de me lever et une bonne paire de santiags, je crois que je lui bot-

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terais les fesses depuis ma chambre jusqu’à la sortie de l’hôpital au point qu’il soit obligé de rester debout des jours entiers derrière son bureau pour rédiger ses dossiers. Pauvre interne, il se souviendra encore longtemps de son erreur et de ses paroles, car mon fils Raju (prononcer Radjou) ne se prive pas de le remettre à sa place, puis viendra le tour de mon mari et des médecins-chefs d’en faire autant. C’est curieux, il n’est plus jamais revenu tâter mon abdomen ni tailler une bavette avec moi !

Les visites

Quel bonheur d’avoir un mari comme le mien, je crois qu’il n’y en a pas d’autres com-me lui sur la surface de la terre ! Il court et court encore sans jamais s’arrêter entre son travail, les enfants, les tâches ménagères et venir me trouver le plus souvent

possible. Chaque visite m’est d’un grand réconfort, car depuis toujours il sait trouver les mots qui m’apaisent et me réconfortent. On se promène dans l’hôpital et je m’appuie sur lui de tout mon être, je suis si chancelante et lui si solide. On nous surnomme ici les adoles-cents, car nous sommes de vrais amoureux toujours collés l’un à l’autre. Si je suis absente quand Jean-Paul arrive pour me visiter, il en profite pour tapisser ma chambre de petits mots d’amour un peu partout, ce qui n’échappe pas aux infirmières. Aujourd’hui, c’est en compagnie de notre fils polyhandicapé qu’il vient me voir. Vinod (se prononce Vinode) est si heureux de revoir sa maman qu’il essaie par tous les moyens de se faufiler dans mon lit. Bigre, cela me fait mal, car il a de la peine à se mobiliser, ses jambes ne lui obéissent pas, et bien que son âge mental ne soit que celui d’un poupon, sa taille est bien celle d’un jeune homme de 18 ans. Mais pour rien au monde, je ne veux rater ce moment béni où nous nous retrouvons enlacés, cachés sous le drap à l’abri des regards indiscrets. Sa petite main me caresse le dos, et à sa manière il me fait plein de câlins. Le monde n’existe plus, je ne vois plus rien, je n’entends plus rien, il n’y a plus que nous sur cette terre et mon amour pour lui étouffe ma douleur. Puis voilà tout d’un coup qu’il redescend de mon lit, quelque chose l’attire.

– Eh petit Vinod, tu vas où ? Ah ! J’ai compris, c’est mon souper qui t’attire, tu aimes tel-lement manger.

Tu te régales et en plus tu voles les fruits de ma voisine qui te regarde avec tendresse, elle, tout comme toi, est originaire de l’Inde. Maintenant que tu as vu maman, que tu as bien mangé, tu veux repartir à la maison où Blanche-Neige, Pinocchio, Peter Pan et les autres t’attendent.

Notre fils Raju est d’un grand secours pour son papa et pour moi. Il vient me voir aussi souvent que possible et retourne à la maison presque aussi vite pour surveiller son frère et permettre ainsi à ma chère moitié de venir me retrouver. Il s’occupe d’une grande partie des tâches ménagères en plus de ses études.

Cet après-midi, j’ai le bonheur d’avoir la visite de ma sœur, et nous passons de merveilleux instants ensemble. Elle est là, assise sur mon lit, et semble déprimée. Je sens des sanglots serrer sa gorge et cela me fend le cœur. Nous nous faisons des confidences, ce qui est rare, sans doute par pudeur, car nous sommes si différentes l’une de l’autre. Mais là, dans cette chambre impersonnelle et froide le passé n’a plus sa place, c’est le moment présent qui remplit tout l’espace, et ce sont des « je t’aime » que nous nous offrons l’une à l’autre tandis que sur nos joues roulent des perles transparentes. C’est un moment magique, car je me retrouve dans ses bras et une douce chaleur m’envahit.

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Ce soir, j’aimerais bien aller regarder le mondial de foot d’autant plus que la Suisse est tou-jours en course. Eh oui, les filles aussi peuvent se passionner pour ce genre de sport et cela me rappelle mes quinze ans, l’époque où pour la première fois on commençait à parler de foot féminin. Il ne m’a pas fallu longtemps pour entrer dans les rangs de l’équipe que mon oncle entraînait avec sérieux. J’étais fière d’enfiler mes souliers à crampons, fière parce que cela accentuait encore mon côté garçon manqué et que j’espérais par ce biais attirer un peu l’attention de mon papa. Mauvais calcul, car je crois bien qu’il n’a jamais été féru de football et, de toute façon, je lui aurais offert un bien piètre spectacle. Quoi qu’il en soit, je ne manquais aucun entraînement. Je dépassais d’au moins une tête toutes mes camarades et vu ma constitution solide j’avais le shoot le plus puissant. Mais quand mon oncle nous demandait de traverser le terrain au pas de course et de revenir à notre point de départ, je n’avais pas le temps de faire la première traversée que mes copines étaient déjà toutes de retour à m’attendre. Tout comme mes coéquipières j’ai appris le drible, mais avec moi cela prenait une tournure qui ressemblait davantage à du sadisme, car maladroite, je pié-tinais et shootais davantage leurs pieds ou leurs jambes que je ne touchais le ballon. Il n’y avait donc plus qu’une place qui pouvait me convenir, être gardienne de but. Pas évident d’apprendre à plonger, car je me ramassais souvent les poteaux, mais le pire, c’est le jour où, tel un sumo, bras légèrement écarté, genoux fléchis, mains posées sur mes cuisses, et postérieur en arrière, je m’apprêtais à retenir un ballon tiré à quelques mètres de mes buts. Ce dernier avait été tiré avec une telle puissance qu’il s’était littéralement écrasé telle une bombe sur ma poitrine et m’avait coupé le souffle. Instinctivement mes bras s’étaient refer-més sur lui, mais je n’ai pu m’empêcher de tourner la tête pour voir si le bout de mes seins ne pointait pas désormais dans mon dos.

Jean-Paul est tellement gentil qu’il m’apporte une petite télé juste avant le début du match. C’est donc depuis mon lit que je peux suivre le mondial, au moins depuis là ma poitrine ne risque rien.

Je suis si terrible à voir que ça ?

Une nouvelle journée commence. Tout à coup, entre deux courbatures, je vois sur le pas de ma porte mon amie Arianne. Elle me regarde l’air horrifié et reste clouée sur place la bouche ouverte. Son visage n’aurait pas été différent si elle s’était trouvée

en face d’un monstre. D’accord, je ne suis pas une beauté fatale ni une star de télévision, et personne ne peut me confondre avec Claudia Schiffer, mais quand même, je ne suis pas non plus Alice Sapritch, elle devrait me reconnaître. Mais non, ce n’est pas ça, la pauvre tombe mal, je suis en pleine crise et une bonne partie du personnel est à mon chevet. Je n’arrive presque pas à lui parler tant les crampes sont fortes. J’arrive juste à lui glisser d’entrer et d’attendre que cela se calme. Elle reste là, à côté de moi, pétrifiée. Ses visites se multiplient au fil des jours, mais à chaque fois elle arrive quand je suis au plus mal. Je suis désolée Arianne.

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Mais qu’est-ce que je fais encore ici ?

C’est bien la question à se poser. Tous les examens ont été faits, tout semble normal, en tous les cas c’est ce que l’on me dit, et pour seul traitement j’ai de temps en temps de la physio en piscine et de la morphine à la demande. Cela fait maintenant 10 jours

que je m’affaiblis de plus en plus, toutefois à quelque chose malheur est bon, j’ai perdu 7 kg. Les médecins m’autorisent à rentrer à la maison avec juste les doses de morphine qu’il me faut pour le week-end. Je quitte donc l’hôpital aussi mal que j’y suis entrée et toujours sans savoir ce que j’ai.

Je suis très inquiète, car je me demande comment je vais passer le week-end, et surtout comment vais-je faire quand j’aurai épuisé ma réserve de médicament. Par bonheur, mon médecin de famille est merveilleux, il passe me voir et renouvelle le traitement.

Je me sens un peu rassurée. Les jours passent comme ils peuvent, je suis presque tout le temps alitée, je n’ai même plus envie de regarder la télévision ni d’écouter de la musique ou lire un livre, mes yeux sont fixés sur le plafond où je compte et recompte tous les nœuds qu’il y a sur les poutres au-dessus de ma tête.

La saison est magnifique et pour une fois que je pourrais en profiter, mais non, je n’ai pas la moindre envie d’aller dehors. Chaque jour est un combat, chaque mouvement une hor-reur.

Mon médecin me prescrit de la physio à domicile. C’est là, en plein milieu de mon salon, que nous tentons de bouger mon corps. Mon Dieu je crois bien que je vais mourir. À peine a-t-il bougé ma tête que de violentes crampes s’emparent de tout mon dos. Bien que je sois couchée sur le côté je n’arrive plus à respirer, envahie par des spasmes qui me tordent et me détordent. J’ai l’impression que l’on me passe un rouleau à pâte, ou plutôt un rouleau compresseur de la base de ma colonne jusque dans ma nuque. C’est la première fois que je m’entends crier et cela me surprend. Je sens tous mes muscles se contracter par vagues et chaque vague est plus forte que la précédente

Le physio semble désemparé et se demande par quel biais il va bien pouvoir m’entrepren-dre. Et si on essayait de tirer sur mes jambes ? Au secours, cela ne va pas non plus et tout re-commence. Je suis épuisée, brisée, morcelée quand après plus d’une heure je me détends enfin. Le physio se contentera pour les séances suivantes à me masser légèrement le dos, c’est tout ce que je peux supporter.

Les semaines puis les mois s’écoulent lentement, tellement lentement. Je ne peux même plus manger à table avec ma famille, c’est mon mari qui m’apporte mes repas au lit, mais je n’ai jamais faim.

Mon pauvre mari, je t’en fais voir vraiment de toutes les couleurs. Tu te dépenses sans compter pour moi, mais je te sens si désemparé, si triste de me voir dans cet état. Comme toujours tu es là, couché près de moi, ta main se pose souvent sur ma tête, me caresse et tes larmes se mélangent aux miennes. Tu te veux rassurant, mais je ne suis pas encore tout à fait idiote, je sais que tu souffres à cause de moi.

Mon médecin me propose d’essayer une nouvelle approche, la mésothérapie. Me voilà transformée en passoire, puisqu’à chaque séance je reçois plus de 120 petites injections le long de mes vertèbres et de mes côtes. Je suis sûre que si l’on me plongeait dans l’eau maintenant cela ferait des bulles. Vais-je inventer une nouvelle forme de jakusi ?

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Bon il faut se rendre à l’évidence, ça fait plusieurs semaines que l’on joue aux fléchettes et nous ne sommes toujours pas dans la cible, rien de bouge, rien ne change. Il me propose d’essayer d’aller nager, mais uniquement sur le dos, car il est vrai qu’en milieu aquatique je me sens pousser des nageoires.

La piscine

Quand on me dit de faire quelque chose, je suis du genre à m’exécuter et m’y mettre à fond. J’ai le bonheur d’être entourée par mes deux meilleures amies, Arianne et Dominique, pour cette nouvelle expérience. Elles me conduisent en voiture, por-

tent mes affaires, m’aident à marcher et à descendre dans le bassin. Décidément, j’ai tout de la petite vieille nonagénaire à une exception près, je n’ai pas encore de dentier. Ah quel soulagement, je me sens bien, je peux faire même une dizaine de bassins.

Les semaines se suivent et se ressemblent sauf dans l’eau qui est devenue pour moi mon alliée, ma complice. Au fil des jours, je fais 30, 50 puis 80 et 120 traversées sans m’arrêter, ce sont mes copines qui n’arrivent plus à me suivre. Je me défoule, j’ai besoin de bouger, de respirer, de me surpasser. Dans l’eau je vis, je suis libre.

Mais toute médaille à son revers et dès que je quitte ce petit paradis pour la terre ferme ma liberté s’envole, me revoilà esclave de ma douleur qui me tenaille, la vilaine. Je crois pouvoir sécher seule mes cheveux, et d’un coup ma poitrine est comme écrasée, je suffoque, mes jambes défaillent, je pique du nez, et ne peux plus me relever sans l’aide de mes camarades qui me portent sur un banc et courent chercher ma morphine. Je ne m’avoue pas encore vaincue et je reviendrai demain. On m’a dit de nager, alors je nagerai…

Eh oui ! Je nage même de plus en plus vite et, comme petit réconfort après l’effort, on s’offre un petit café au restaurant. Zut, cette fois rien ne va plus, je m’évanouis et tombe durement sur le carrelage. Tant pis demain je reviendrai. On m’a dit de nager, je nagerai…

Le diagnostic.

Six mois ont passé, mais je ne vois toujours pas la sortie du tunnel. J’ai rendez-vous chez le rhumatologue et suis accompagnée d’Arianne que je fais passer pour ma sœur afin qu’elle puisse rester à mes côtés. Comme je n’ai plus tellement confiance en

ma mémoire qui s’est un peu assoupie à cause des médicaments c’est plus prudent.

Voici ce que nous entendons :

– Madame, après avoir bien étudié votre dossier et selon les derniers examens, je peux vous dire que vous souffrez d’une arthrose érosive des vertèbres dorsales 7 à 10, c’est d’ailleurs ce qu’avait constaté mon assistant lors de votre hospitalisation il y a plu-sieurs mois. Malheureusement, il n’existe pas de traitement contre l’arthrose.

Je reste sans voix tandis qu’Ariane retrouve la sienne et s’adresse au professeur en ces ter-mes :

– Mais comment ça, c’est seulement maintenant que vous nous dites ce que vous savez déjà depuis plusieurs mois, et quelle solution y a-t-il à envisager ?

– Euh! C’est assez complexe, mais vu la souffrance engendrée on peut envisager le port

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d’un corset pour limiter tous ces micromouvements douloureux, ou encore une opé-ration où l’on fixerait des tiges le long de la colonne. Il se peut aussi que les douleurs disparaissent toutes seules, c’est arrivé avec une de mes patientes après deux ans de maladie, mais elle était moins atteinte que vous. Mais si vous êtes d’accord, je vais contacter des collègues spécialistes pour parler de votre cas, il s’agira d’un orthopé-diste et d’un spécialiste de la douleur.

Plein de pensées se bousculent entre les deux neurones de mon cerveau. Un corset, ça veut dire perdre toute la musculature qui me reste, une opération c’est rester raide et figée. Non, tout mon être crie non à ces conclusions. J’ose juste une question encore :

– Docteur, la pétanque c’est fini pour moi, je ne pourrai plus jamais toucher une boule ou bien ?

Il n’a pas besoin de dire un mot, à son hochement de tête, son regard, j’ai tout compris.

– Et la piscine je peux continuer au moins ? Je suis tellement bien dans l’eau. Mainte-nant je nage 10 km par semaine !

– Cela dépend, Madame. Si vous souffrez davantage en ressortant de l’eau, je n’en vois pas l’intérêt.

Voilà notre entretien se termine ainsi, je dois donc encore patienter deux mois avant d’avoir l’avis des spécialistes.

Trois mois en enfer

Le port d’un corset ? Je ne peux me résoudre à cette solution, car comme j’ai un peu d’embonpoint, cela serait équivalent à mettre une gaine au bonhomme Michelin ! Une opération de plus ? Et sans garantie de succès ? C’est impensable ! Ce n’est plus

dans un tunnel noir que je me trouve, car là au moins il y a l’espoir d’une sortie. Quelle poisse, je suis au fond d’un gouffre si profond que je ne perçois plus aucune lumière. Alors, des pensées négatives envahissent ma tête et une petite voix insidieuse me répète tout le temps, « Met fin à tes jours » ! J’aime la vie, elle est belle, et elle m’a beaucoup apporté, mais continuer de vivre dans cet état, à la charge de ceux que j’aime le plus au monde me rend malade. La petite voix revient et revient encore jour après jour, toujours plus insistante, et surtout toujours plus perfide. « Hop Nicole! Un peu de courage, tu es un boulet pour tout le monde. Regarde autour de toi, ils sont malheureux, car tu as changé, tu n’es plus que l’om-bre de toi-même ». Hélas je dois bien reconnaître qu’elle dit la vérité. Où donc sont passés mon humour débordant, mes chants, ma joie, mes rires, mes farces continuelles ? Il ne reste plus rien, tout s’est comme volatilisé, évanoui dans la nature.

Je suis comme d’habitude couchée dans mon salon et je regarde le journal télévisé.

Un dictateur vient d’être pendu…

Ah ! Ces images me frappent et martèlent mon cerveau. C’est peut-être ça la solution, une mort rapide sans retour. Ce n’est pas difficile de trouver un endroit idéal pour passer à l’acte, car notre maison est remplie de poutres apparentes qui conviendraient très bien. Pendant des jours et des jours, je m’imagine au bout d’une corde et cette pensée m’obsède conti-nuellement. Ce n’est pas la vie que je veux quitter, car je l’aime, mais c’est la douleur que je veux tuer.

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À la voix perfide répond celle de la raison : « Mais quel spectacle vas-tu donner à ton mari et à tes gosses s’ils te trouvaient là au bout d’une corde ? Tes enfants ont déjà tous été orphelins et ont connus les pires drames dans leur vie, tu ne peux pas leur faire ça, tu n’as pas le droit de leur faire vivre un nouvel abandon. Et ton mari si merveilleux, si aimant, tu le détruirais ! »

C’est un combat qui s’engage entre mon corps et mon cœur, et chacun a de bons argu-ments et veut le gagner. Les jours se succèdent les uns aux autres, et tout s’embrouille dans ma tête, les petites voix sont toujours là, et je suis comme un pantin entre leurs mains.

Et si ces dames avaient raison ?

Arianne et Dominique se demandent si mes douleurs ne sont pas plutôt en rapport avec la vie que j’ai menée jusqu’à maintenant, une vie de combat pour la survie et enfin la vie de mes enfants. Ça me rappelle une parole de mon médecin qui m’a dit

au tout début de mes problèmes, « vous avez la tête trop solide, alors au lieu de faire une dépression avec tout ce que vous avez déjà vécu, et bien c’est votre dos qui ramasse. Vous comprenez maintenant l’expression en avoir plein le dos ? »

Voilà une nouvelle piste à découvrir.

Arianne me propose de rencontrer chez elle une dame thérapeute en médecine douce. Je n’y connais rien en ce domaine étant plutôt assez cartésienne, mais je n’ai rien à perdre, alors pourquoi pas.

Première séance, après les formalités administratives et quelques questions d’ordre géné-ral, je suis invitée à m’allonger sur la table de soin. Quelle peine ! Impossible de me mettre sur le dos tant les crampes me saisissent à nouveau.

Après quelques minutes j’arrive enfin à me positionner sur le ventre. Ouf, quel effort ! Pen-dant qu’elle effleure mon dos de ses mains, je l’entends souvent souffler profondément et secouer ses doigts. Curieuse je lui demande ce qu’elle fait.

– Vous avez tellement de tension que je les ressens jusque dans mes mains. Je suis pres-que au point de me sentir mal.

Je suis surprise ne pensant pas que cela puisse être possible.

Deux avis valent mieux qu’un

En attendant la conclusion des spécialistes concernant mon cas, mon mari prend contact avec un professeur en orthopédie, spécialiste du rachis, dans un autre can-ton. Il a toute notre confiance, car il a déjà opéré plusieurs de nos enfants par le passé

avec grand succès.

Quelle heureuse coïncidence notre entrevue est prévue le jour même où je recevrai le rapport de mon rhumatologue. Ainsi, je pourrai prendre tout mon dossier avec moi et les conclusions de ce dernier.

Ce grand jour est arrivé, finalement je n’apprends rien de nouveau, le conseil des spécia-listes corrobore l’avis de mon rhumatologue. L’après-midi, après deux heures de voiture interminables, nous voici mon mari et moi chez le professeur. Comme par le passé il nous

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accueille avec gentillesse et un large sourire. Après avoir demandé des nouvelles de cha-que enfant, il s’empare de mon dossier et examine tous les examens qui ont été réalisés jusqu’à ce jour. Se tournant vers nous il dit :

– Somme toute qu’attendez-vous de moi ?

– Ce que nous attendons de vous, c’est que vous nous disiez si les péroraisons qui nous ont été faites jusqu’à ce jour à savoir le port d’un corset ou une opération sont fon-dées.

– Ah non, jamais je n’opérerais une colonne comme la vôtre. En effet vous souffrez d’arthrose, mais ça ne justifie pas une intervention. Quant au port d’un corset, je vous le déconseille vivement, car cela ne ferait qu’empirer les choses. Bien au contraire, il vous faut envisager une plus grande mobilité.

Mobilité, ce mot résonne dans ma tête, mobilité veut dire mouvement, alors je pose la sem-piternelle question :

– Dites-moi cher professeur, est-ce que je peux nager, même si cela me fait horrible-ment mal quand je ressors de l’eau ?

– Oui la nage est excellente pour vous, mais seulement sur le dos. »

C’est magnifique, de toute façon je ne sais pas nager autrement, ou alors sous l’eau. Demain j’irai nager.

Deux vagues de sentiments ambivalents s’emparent de moi. D’un côté le soulagement, pas de mesure draconienne à envisager, de l’autre la panique, comment alors juguler la douleur. Nous sommes le 19 février voici dix mois que je souffre, et toujours pas de solution miracle proposée.

Mes nuits sont longues, car tenaillée par la douleur je ne dors que très peu. Que dire alors de mes journées ? J’ai largement le temps de penser et ruminer. Y a-t-il encore de l’espoir pour moi ? Plus je me pose cette question plus les larmes inondent mon visage. «Go» Ni-cole, il faut te ressaisir. « Le découragement est la mort morale » dit La Rochefoucault, et « le désespoir est le suicide du cœur » dit Richter. Je dois réagir et vite. Mais comment ?

Premièrement, continuer de voir ma thérapeute en médecine douce, faire de la natation, continuer mes médicaments, et plus que tout faire confiance à Dieu. Voici de bonnes réso-lutions prises, mais mon dos lui ne semble pas du même avis que ma tête. Une nouvelle visite chez le médecin me le confirme. En quittant son cabinet, je tombe lourdement sur le sol, près du secrétariat, une fois de plus mes jambes ont lâché sous la douleur. Pas grave, pour une fois que je suis bien entourée pour me ramasser. Au vu de la situation, mon méde-cin me prescrit un nouveau médicament. Génial ces petits comprimés, je dirais même plus, extraordinaire ! Il suffit d’en glisser un en bouche, d’avaler un petit peu d’eau pour le faire descendre, et une demi-heure plus tard vous êtes aussi ivre que si vous aviez bu quinze pastis secs de suite. Pour moi qui n’aime pas du tout l’alcool c’est fantastique, pas besoin de me rendre au bar et pas besoin d’ouvrir mon porte-monnaie pour m’offrir la gueule de bois de ma vie. Aux frais de l’assurance, voilà que je titube tel un alcoolique près du coma éthylique. Les yeux mis clos, la démarche chancelante, des vertiges et des nausées sont mon lot quotidien. Je me dis que ça va passer après quelques jours, mais non, c’est de pire en pire. Comme j’ai perdu tout sens de l’équilibre, je dois sans cesse me rattraper à tout ce qui m’entoure, ce qui me provoque des mouvements incontrôlables et saccadés stimulant

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encore plus mes douleurs dorsales. Pas de doute, je suis en train de devenir un Zombie. S’il vous plaît, arrêtez-moi tout ça, je n’en peux plus. J’ai l’impression d’être un cobaye de labo-ratoire, la cage en moins, à qui l’on fait essayer plein de traitements, mais le résultat n’est jamais celui escompté.

L’homme est un apprenti et la douleur est son maître (Alfred de Musset)

Si je résume ma situation la médecine traditionnelle ne m’est pour l’instant d’aucun se-cours, à part la morphine qui m’aide à supporter l’insupportable. Me voilà maintenant confrontée à d’autres voies que je n’aurais même pas envisagées auparavant. J’ai toujours eu une confiance totale en la médecine traditionnelle et là, par dépit, je me lance à fond dans quelque chose que j’aurais complètement réfuté en d’autres circonstances, criant à l’imposture.

Ma thérapeute en médecine douce est persuadée, tout comme mes amies, que ce n’est pas un hasard si ma santé s’est dégradée au mois de mai. Y aurait-il un déclencheur ? Si oui il nous faut le trouver.

Elle masse mon dos délicatement, puis me pose une question bien ciblée :

– Je sens de la peur en vous, savez-vous de quelle peur il s’agit ?

– Oh oui pas d’hésitation, ma peur s’appelle Vinod. J’ai tellement peur qu’on lui fasse du mal, tellement peur qu’il se sente abandonné, qu’il ne puisse pas se faire comprendre, tellement peur qu’il vieillisse sans moi à ses côtés, tellement peur qu’il souffre phy-siquement sans que personne n’y voie rien, tellement peur quand le jour sera venu pour moi de mourir de le laisser derrière moi. Qui s’occupera de lui alors, qui aura assez d’amour à lui donner ?

Dès que je prononce le prénom de Vinod, mon épaule et mon bras droit se mettent à trem-bler. Je me sens honteuse, car je n’arrive pas à maîtriser ce corps en folie, ce corps qui trahit mes angoisses les plus profondes. Ma thérapeute me rassure et dit :

– Y a-t-il un rapport entre le mois de mai et votre fils ?

– Je ne sais pas, mais c’est proche de cette date que nous avons dû prendre la décision de le placer cinq jours sur sept dans une institution.

– Pourquoi c’est si difficile pour vous ?

Pour Jean-Paul et moi, Vinod est semblable à un oisillon que sa mère a repoussé hors du nid et qui, dans sa chute, s’est brisé les ailes. Quand nous l’avons recueilli au sein de notre couvée et compris qu’il ne pourrait jamais s’élever dans les airs, qu’il ne jouerait pas avec le vent ni ne goûterait aux joies de la liberté comme ses frères et sœurs, nous avons dissimulé les barreaux de sa cage en les recouvrant de papier de toutes les couleurs. Nous avons des-siné des fleurs, des papillons, des arbres, des nuages, un lac pour qu’il puisse s’y rafraîchir et le soleil pour le réchauffer. Au fil des années nous pensions lui apprendre à voyager par la seule force de sa pensée. Malheureusement, dans sa chute notre petit oiseau s’était aussi blessé la tête, lui enlevant toute possibilité d’entrer dans le monde de l’imaginaire. Que pouvions-nous faire d’autre, durant 18 ans, que de lui donner la becquée, le coucher sur nos cœurs et déployer nos ailes en les agitant de toutes nos forces pour qu’il puisse sentir la risée soulever ses petites plumes ? Que pouvions nous faire d’autre, quand le soir descend et que la fraîcheur s’installe, que de refermer sur lui notre plumage comme un manteau

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pour le protéger et le réchauffer ?

Avec le temps, l’oisillon a grandi, et tandis que nos forces s’amenuisent les siennes augmen-tent. Il a besoin d’espace, il est temps pour lui de quitter notre cage dorée pour une volière où d’autres volatiles plus jeunes, plus vigoureux, sauront lui apporter davantage d’activités. Avec le temps, ils lui apprendront aussi à se séparer de nous tout en douceur, avant que nous nous envolions si haut que le ciel nous garde en otage à jamais.

– Oui, c’est douloureux de me séparer de mon titi moineau, car même si dans ma tête je sais que nous avons trouvé la meilleure solution pour lui, mon cœur est déchiré, et je me sens coupable de ne pas pouvoir le couver plus longtemps, coupable de ma propre faiblesse, coupable de le confier à d’autres.

La culpabilité est un sentiment que je connais bien, car je la cultive avec application depuis mon enfance. J’ai le sentiment de ne jamais être à la hauteur de ce que l’on attend de moi ou de mes propres aspirations. Quelque part j’aimerais être parfaite pour les autres tout en étant consciente que j’en suis très loin. Mais où se situe la perfection pour chacun d’entre nous puisque nous nous jugeons avec des échelles de valeurs si différentes les unes des autres, et que la réussite n’a pas la même connotation pour tout un chacun ? Compliqué tout ça !

Séance après séance ma thérapeute me fait prendre conscience que je traîne derrière moi depuis des années des casseroles, voire même des marmites, et qu’il est temps de les lâ-cher.

Elle me dit :

– Il me semble que votre rôle de maman a une immense importance pour vous, et que vous vous êtes fixée la barre très haute au risque d’avoir oublié une personne sur vo-tre chemin, et cette personne c’est vous !

Voici une notion qui m’est totalement étrangère, car je n’arrive pas à comprendre ce que cela veut dire exactement. Ma vie a toujours été motivée par l’amour que je pouvais donner autour de moi et, par là même, je pense y avoir trouvé mon épanouissement. Alors, qu’est-ce qui cloche ? Ai-je été dépassée par les évènements ? Certaines fois je dois bien admettre que oui. Pourtant pour rien au monde je ne changerais un iota de ces vingt dernières an-nées où nous nous sommes battus pour nos chers enfants pour leur vie et leur avenir.

Mais que s’est-il passé durant toutes ces années ?

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Chapitre 1

La farce

Comme Jean-Paul doit passer me voir ce soir, je lui prépare une petite farce de mon cru. Oh! Que je suis vilaine… J’accroche à mon matelas une poche à urine que j’ai remplie de jus de pom-me, je me glisse une sonde à oxygène dans le nez, une perfusion au bras et un immense pansement maculé de sang que je pose sur le mien qui est en réalité minuscule. Voilà je suis prê-te à l’accueillir avec la complicité de ma camarade de chambre.

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Quand on est aimé, on ne doute de rien, quand on aime on doute de tout (Colette)

Le mariage

1985 une grande année pour nous, puisque Jean-Paul épouse Nicole le 14 avril. Quel temps fait-il ce jour-là ? Tous les temps à vrai dire, tantôt le soleil, puis la pluie, le vent et enfin la neige prémices peut-être de notre vie future.

Jean-Paul à fier allure dans son costume sombre, lui si grand et si fin. Moi au contraire je me fais penser à un canard boiteux, car c’est la première fois que je porte un jupon, une robe et des chaussures à talons. Mais comment font les femmes pour marcher avec ces échasses ? Non seulement je me tords les chevilles toutes les cinq minutes, mais en plus je m’emmêle les pinceaux dans cette espèce de parachute qui est sous ma robe et qui n’arrête pas de glisser ou de se mettre en torche autour de moi. Heureusement que le bras de Jean-Paul est solide et que je peux m’y accrocher de toutes mes forces, car ma démarche est tellement chaotique que je vois souvent le plancher venir à ma rencontre.

Je fais de larges sourires à tous les invités et feins de me sentir à l’aise, mais je crois que je ne trompe personne à ce petit jeu. Maman ! Où sont mes pantalons et mes chaussures de sport ?

Ah ma chère belle-maman, c’est bien pour te faire plaisir que je consens à m’habiller ainsi pour la circonstance, mais quelle galère pour moi. Vient le moment merveilleux d’entrer dans l’église au bras de mon papa. Je suis tellement concentrée sur ma démarche que j’ai l’impression d’avoir avalé un balai. Puis, tout d’un coup, c’est l’accident, mon pied se déro-be, et me voilà en train de marcher comme une « drague queen » qui aurait cassé l’un de ses talons. Quel merveilleux spectacle je dois offrir, enfin il vaut mieux en rire qu’en pleurer.

L’homme qui partage maintenant ma vie est un joyau inestimable et chaque jour qui passe le fait briller de mille nouveaux éclats. Qu’ai-je fait pour mériter un tel cadeau ? Il m’a fallu 28 ans pour le rencontrer, mais l’attente en a valu la peine, car il est tout ce que j’espère: doux, attentionné, sensible, compréhensif, responsable, et par-dessus tout aimant, plaçant toujours mon propre bonheur avant le sien. Il n’y a que son physique qui n’est pas tout à fait ce que je m’étais imaginé et cela nous fait beaucoup rire quand nous en parlons ensemble. Moi je me voyais avec un homme baraqué, musclé et poilu comme un singe. Jean-Paul en est tout l’opposé puisqu’il mesure 1,82 mètre pour seulement soixante kilos. Il est si maigre-let que même un moustique acrobatique ne peut se poser sur lui pour le piquer faute de place, et sur son torse, un seul et unique poil pleure sa solitude. Quant à moi, je ne corres-

Parents de sang ou de coeur ?

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ponds non plus en rien à ce qu’il avait imaginé pour lui puisqu’il rêvait d’une jeune fille très féminine et mince. Je suis désolée mon amour, c’est raté, issue d’un modèle hybride moitié garçon moitié fille, du haut de mes 1,72 mètres pour 75 kilos, je suis davantage calandre que planche à repasser.

Si notre physique n’est pas très bien assorti, il en est tout autrement de nos caractères et personnalités où, là, nous sommes en pleine harmonie. Nos goûts, nos aspirations, nos ma-nières de fonctionner ou même de raisonner sont identiques. Il nous arrive très souvent de dire exactement la même chose au même moment sans pour autant qu’il y ait un déclen-cheur. Nous avons une confiance totale l’un envers l’autre, et c’est cela qui va nous propul-ser en avant dans des choix de vie un peu particuliers. C’est bien vrai, quand on est aimé on ne doute de rien et on est prêt à relever tous les défis.

Comme c’est étrange, je n’avais pas encore 14 ans quand j’ai deviné que mon corps me refuserait le droit à la maternité. Après avoir effectué quelques examens, je ne suis pas surprise d’apprendre que j’avais raison. Dans un premier temps, nous essayons un médica-ment censé me faire ovuler. Les effets secondaires sont assez surprenants, j’ai souvent des vapeurs, je tremble et transpire à grosses gouttes. Bien entendu aujourd’hui il faut que ça m’arrive en plein centre commercial. Deux personnes s’approchent de moi et me disent.

– Ca va pas Madame, on peut vous aider, qu’avez-vous ?

Je les regarde et du tac au tac je m’entends leur répondre :

– Ne vous inquiétez pas, c’est juste mon corps qui hésite entre une ovulation et la mé-nopause.

Je suis sûre qu’il me prenne pour une folle, en tout cas ils n’insistent pas pour en savoir plus et moi je ris toute seule de ma bêtise.

Comme les semaines passent et que mon corps n’a pas choisi la voie de l’ovulation, nous tentons une petite opération exploratrice. Celle-ci se pratique dans l’hôpital où j’exerce. C’est avec impatience que j’attends le verdict du médecin. Celui-ci prend un air grave et me dit :

– Nicole, tu as des ovaires polykystiques et les ovules ne peuvent pas traverser la paroi. Je te propose dans un premier temps une opération, et si ça ne marche toujours pas, une fécondation in vitro.

Je m’en doutais, je ne suis pas trop surprise par la nouvelle. Comme Jean-Paul doit passer me voir ce soir, je lui prépare une petite farce de mon cru. Oh que je suis vilaine… J’accro-che à mon matelas une poche à urine que j’ai remplie de jus de pomme, je me glisse une sonde à oxygène dans le nez, une perfusion au bras et un immense pansement maculé de sang que je pose sur le mien qui est en réalité minuscule. Voilà, je suis prête à l’accueillir avec la complicité de ma camarade de chambre.

Jean-Paul frappe à la porte et entre tout sourire. En une fraction de seconde, son visage devient blême, plus blanc encore que les draps de mon lit. En me voyant couchée, inerte, il s’adresse à ma voisine et demande :

– Mais qu’est-ce qui s’est passé ?

Ma comparse lui répond :

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– Oh! il y a eu des complications !

C’est sur la pointe des pieds qu’il s’approche de mon lit et prend ma main l’air tout navré, tout angoissé. Bien sûr je fais encore durer le suspens quelques instants et tandis qu’il me caresse les cheveux j’abrège sa souffrance et éclate de rire.

– C’est une plaisanterie Jean-Paul, tout va bien !

Après avoir repris ses esprits, il me demande ce qu’a dit le médecin. Tiens maintenant c’est moi qui ne ris plus.

Comme je ne suis pas seule dans ma chambre, nous allons nous installer dans un petit coin plus intime. Rassemblant tout mon courage je lui communique le verdict du médecin. Alors, ce n’est plus un homme que j’ai à mes côtés, mais un ange qui m’attire à lui avec une infinie tendresse, ses bras deviennent comme de grandes ailes blanches qu’il déploie sur moi pour me protéger. Je suis blottie, lovée contre son cœur. Après quelques instants de silence la bouche de mon ange s’approche de mon oreille et d’une voix calme et douce me susurre des mots d’amour. Comme si à cet instant je n’avais pas encore compris qui est Jean-Paul, je me sens obligée de m’assurer qu’il a bien saisi le message :

– Mais je ne peux pas te donner d’enfants sans passer par des traitements contre la stérilité et cela peut prendre du temps, ou même ne pas marcher !

À nouveau Jean-Paul m’étreint et me couvre de caresses. De sa voix la plus douce, il me dit :

– Mais tu es sûre que tu veux faire tous ces traitements ? Tu sais, pour moi ce n’est pas le fait d’avoir des enfants biologiques qui compte ! Ce que nous voulons tous les deux c’est fonder une famille et donner plein d’amour à des enfants, alors qu’ils soient de nous ou pas n’a aucune importance. Pourquoi vouloir absolument mettre des enfants au monde alors qu’il y en a tant qui sont abandonnés et pour qui nous pourrions de-venir de bons parents ? Qu’en penses-tu ?

Comment sait-il exactement ce que je veux entendre à ce moment-là ?

Il y a déjà bien longtemps que j’ai le désir d’adopter des enfants étant persuadée que la loi de l’amour est plus forte que la loi du sang, mais dans ma petite tête de linotte je ne sais pas pourquoi, je croyais dur et ferme que pour un homme c’était différent, soucieux peut-être d’assurer une descendance. C’est un raisonnement vraiment primaire que j’ai là, et j’en ai honte, car c’est la preuve indéniable que je connais encore bien mal mon mari. Ce n’est pas pour me rassurer qu’il me dit ces mots merveilleux, c’est tout simplement parce qu’il le pense vraiment, parce qu’une fois de plus nous avons les mêmes aspirations, les mêmes désirs, et plein d’amour à donner.

De retour à la maison, je demande à Dieu un encouragement. En lisant ma Bible je tombe sur un verset qui se trouve dans Romains chapitre 9 versets 8 à 9 et qui dit : «En Isaac tu auras une descendance appelée de ton nom, c’est-à-dire : Ce ne sont pas les enfants de la chair qui sont enfants de Dieu, mais ce sont les enfants de la promesse qui sont comptés comme descendance. Voici en effet la parole de la promesse : À cette même époque, je viendrai et Sara aura un fils».

Nous sommes MI-MARS 1986. Bien entendu, je ne dis mot à personne de ce passage que je reçois comme une promesse au fond de mon cœur, pas même à Jean-Paul, car je trouve

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ça tellement surprenant et énorme que je n’ose pas y croire. Je me mets à rêver toute seule, puis au bout d’un mois, n’y tenant plus, je partage enfin ce secret avec mon mari. Jean-Paul est au bord des larmes.

L’amour nous donne des ailes.

Notre décision est prise, j’interromps définitivement tout traitement et nous com-mençons des démarches en vue d’adoption. Nous savons que c’est un vrai parcours du combattant pour y arriver, mais nous sommes prêts à relever tous les défis, et

certains sont de taille. Premièrement, il faut avoir cinq ans de mariage, nous n’en sommes qu’à notre première année, deuxièmement il faut avoir au minimum 35 ans, nous n’avons que 29 et 30 ans. Oups ça commence mal. Mais nous faisons confiance à Dieu, certains que la promesse qu’il nous a faite va s’accomplir. Alors si tout va bien, si je ne me suis pas plantée et que Dieu calcule comme nous, en mars 1987 nous devrions serrer dans nos bras notre premier enfant.

Jean-Paul s’attaque à toute la partie administrative, ce qui n’est pas une mince affaire puisqu’il faut écrire à différentes instances pour avoir l’autorisation d’adopter. Nos nuits sont agitées, car nous ne cessons de penser à nos petits marmousets ou petites citronnelles qui nous attendent quelque part, à l’autre bout de la terre, et que nous aimons déjà telle-ment.

L’autre bout de la terre c’est vaste, alors vient le moment de choisir vers quelle organisation nous voulons nous tourner. Plusieurs pays sont ouverts à l’adoption comme la Colombie, le Brésil, Madagascar, la Roumanie, Haïti ou l’Inde.

Par un concours de circonstances, nous faisons la connaissance d’une famille qui a adopté quatre enfants indiens en passant par une organisation qui s’appelle DIVALI ADOPTION SERVICE. La devise de cette dernière est « une famille pour un enfant » et non pas un enfant pour une famille. Cette devise nous plaît énormément, car elle met l’accent sur la nécessité pour un enfant de trouver une famille et non l’inverse. Cette filière est très particulière, car elle s’occupe de trouver des familles pour des enfants les plus déshérités, des enfants han-dicapés ou d’un âge déjà avancé, ou encore des fratries.

La même semaine, nous rencontrons un couple qui nous donne toute une liste de docu-ments à remplir pour passer par une autre organisation indienne où les enfants sont par contre en bas âge et en bonne santé.

Bien sûr il serait plus simple pour nous de passer par cette dernière, mais le cœur a ses rai-sons que la raison ignore et une fois de plus, sans nous concerter, Jean-Paul et moi sommes irrémédiablement attirés par « Divali ». Nos deux cœurs vibrent pour ces enfants en difficul-tés ou plus âgés qui, nous le savons, auront de la peine à trouver un foyer. Nous avons plein d’amour à donner et nous voulons l’offrir à ces petits êtres démunis que la vie a malmenés, et finalement abandonnés à leur triste sort.

La préparation de notre dossier.

Comme je l’ai déjà mentionné, le parcours du combattant commence. Demain, nous aurons la visite de l’assistant social qui doit mener une enquête approfondie sur nous et juger si nous sommes aptes à adopter un enfant. Nous sommes en ébulli-

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tion, nous ne savons absolument pas à quoi nous attendre, et toute la nuit nous ne pensons qu’à cela.

Neuf heures trente-cinq, notre assistant social arrive. C’est un homme d’environ trente ans, noiraud, portant la barbe et d’apparence tout à fait sympathique. Tout en buvant un café accompagné de petits croissants -il ne faut rien négliger- nous nous mettons à converser en toute simplicité. Au fil de notre entretien, il nous confie qu’il ne s’était plus occupé de dé-marche en vue d’adoption depuis très longtemps y étant personnellement peu favorable. Un seul regard en direction de Jean-Paul me suffit pour comprendre qu’il pense comme moi, à savoir : mince ! Nous sommes tombés sur le mauvais chameau.

Enfin, il ouvre sa petite mallette brune et sort un questionnaire en 21 points auquel nous sommes invités à répondre franchement. Voici quelques-unes de ces questions :

– Arbre généalogique de la famille

– Descriptif de la cellule familiale

– Comment s’appelleront nos enfants, et qui choisira les prénoms, le père, la mère, etc.

– En se remettant dans la peau de l’enfant que nous étions, donner quatre qualificatifs concernant notre père et notre mère.

– Décrire une situation marquante de notre enfance.

– Quel est le meilleur conseil que notre père nous ait donné ?

– Quel était le rôle de chaque parent dans la cellule familiale ?

– Qui de notre père ou de notre mère jouait le plus avec nous ?

– Qui s’occupait du contrôle scolaire ?

– Quelle était notre relation avec notre sœur ?

Bien que nous soyons un peu tendus, le partage est assez aisé et même amusant, car par-ler de notre enfance est facile puisque nous avons eu la chance d’avoir des parents mer-veilleux.

Malheureusement, l’heure tourne et l’entretien touche à sa fin. Pour notre part nous aurions préféré le poursuivre, car nous n’avons répondu qu’à quelques questions.

Heureusement, notre interlocuteur nous fixe un nouveau rendez-vous dans un mois.

Après son départ nous sommes tout excités, nous ne tenons plus en place. Avons-nous répondu judicieusement à toutes ses questions, avons-nous été assez clairs, avons-nous été à la hauteur de ses attentes ? En tout cas, une chose est certaine, comme il revient dans un mois c’est qu’il continue ses investigations et c’est un bon point pour nous étant donné qu’il serait tout à fait en droit de tout arrêter du simple fait que nous n’avons qu’une année de mariage.

Tout en élaborant un dossier pour l’administration suisse, nous prenons langue avec Ma-dame « Jo Millar » fondatrice de « Divali Adoption Service ». Nous avons beaucoup entendu parler d’elle. Nous savons qu’elle est très exigeante, voire parfois dure, et qu’elle est dotée d’un extraordinaire don de discernement, voire même d’un sixième sens pour évaluer les gens. Elle refuse environ neuf couples sur dix et préfère souvent confier les enfants à des

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familles plus tôt qu’à des couples encore inexpérimentés, d’autant plus que les enfants sont souvent en souffrance. Ouille ça ne va pas être simple, nos chances sont minces. Par téléphone, elle nous convie à venir la voir chez elle à Genève demain matin. Une nouvelle fois nous passons une nuit blanche. Tout s’agite et se bouscule dans nos têtes et nos cœurs. Il paraît qu’elle va nous sonder à mort en nous posant mille questions.

Aujourd’hui jeudi 2 octobre 1986 nous partons pour Genève rencontrer notre destin.

La première impression que nous avons de « Jo » est excellente. C’est une femme élégante, volubile et dynamique qui nous accueille. Le contact entre nous s’installe tout naturelle-ment et nous nous sentons à l’aise. Elle nous parle longuement de tous « ses » enfants pour qui elle se donne corps et âme sans jamais rien demander en retour afin de leur trouver une famille, ainsi que de toutes les difficultés qu’elle a rencontrées pour les démarches. Elle-même a dix enfants dont quatre « fait maison » et six adoptés. Puis je sens le moment venu où mille questions vont fuser à notre encontre. La première arrive enfin.

– De quel sexe aimeriez-vous que les enfants soient ?

D’un seul cœur nous répondons que cela n’a aucune importance, car si j’étais enceinte nous ne choisirions pas, alors de quel droit nous le ferions maintenant ! Nous apprendrons plus tard que si nous avions émis un désir à ce sujet, notre entretien se serait terminé là, car, c’est le bien de l’enfant garçon ou fille qui est fondamental, et non un désir illégitime purement égoïste ou partial de notre part.

Seconde question :

– Êtes-vous prêts à accueillir un enfant entre 2 et 7 ans, ou une fratrie ?

– Mais oui bien sûr sans aucune restriction.

Et c’est le tour de la troisième question.

– Êtes-vous prêts à adopter des enfants handicapés et quelle limite fixeriez-vous ?

Nous jouons la carte de la franchise et nous lui confions qu’un handicap physique quel qu’il soit ne nous effraie pas, par contre nous ne nous sentons pas capables d’envisager un han-dicap mental, tout simplement par peur de ne pas être à la hauteur.

Madame Millar continue de nous parler de ses expériences et je m’attends aux 997 autres questions à venir, mais non, pas une de plus. Elle nous raconte que souvent les enfants demandent combien ils ont été achetés. Quelle horrible question ! Si cela peut arriver dans d’autres filières, il n’en est rien ici. Madame Millar fait tout cela gratuitement par amour pour les enfants. Les seuls frais à la charge des futurs parents sont ceux du voyage, de l’avo-cat, et de quelques coups de fil téléphoniques.

L’entretien touche à sa fin, et je vois bien qu’une question brûle les lèvres de mon petit mari. Finalement, il se lance.

– Est-ce que vous nous acceptez comme futurs parents ?

La réponse est

– OUI ABSOLUMENT !

Une joie indescriptible envahit nos cœurs. Nous avons envie de bondir, de crier à toute la

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terre notre bonheur. Combien serez-vous nos chers enfants, un, deux, trois, quatre, plus ? Je ne sais pas, mais ce qui est sûr c’est que cela va beaucoup changer nos vies, mais surtout, et c’est primordial, la vôtre. Vous savez nos petits loups, sans vous connaître, on vous aime déjà très fort et vous serez pour nous comme si vous étiez nés de nous. Mais qu’est-ce que je raconte, vous êtes déjà de nous.

Dernière entrevue avec l’assistant social

Nous sommes le 13 novembre 1986. À nouveau la petite mallette brune s’ouvre et nous continuons de répondre au fameux questionnaire. Quand arrive une fameuse question sur nos finances, nous ne sommes pas très à l’aise, car pour l’instant nous

ne vivons que sur mon salaire, Jean-Paul s’étant mis à son compte tout récemment. Ce seul point noir pourrait faire capoter tout notre dossier et nous en somme conscients d’autant plus que nous lui avons dit que dès que les enfants seraient là j’arrêterais de travailler. Nous prions Dieu pour que notre assistant social oublie cette question et nos réponses.

Courageusement, nous avertissons ce cher Monsieur que nous avons décidé d’adopter deux enfants d’un coup, et que nous sommes déjà acceptés par une organisation. Il sem-ble surpris de la rapidité des événements et s’étonne que nous ayons choisi « Divali ». Au moment de nous séparer, nous ne savons toujours pas ce qu’il pense de nous. Il est là, sur le pas de porte, et nous tend la main pour nous dire au revoir. Jean-Paul n’y tenant plus lui demande :

– Mais que pensez-vous de nous ? Nous jugez-vous aptes à adopter des enfants ?

C’est avec un grand soulagement que nous entendons sa réponse :

– Pas de problème, et je dois même vous dire que vous m’avez réconcilié avec l’adop-tion.

Nous sommes fous de joie. Je suis si heureuse que je crie de toutes mes forces, la tête en-fouie dans mon duvet. Oh que ça fait du bien, quel bonheur, quelle extase, puis des larmes de joie se mettent à couler sur nos joues, nous sommes si émus. Une nouvelle barrière vient d’être franchie, mais il nous faut maintenant attendre que l’assistant social fasse son rap-port à l’office des mineurs qui seul peut nous accorder l’autorisation définitive d’adopter. Pourvu que cela soit rapide.

Cela ne va pas assez vite pour nous.

Un mois vient de passer, toujours pas de réponse. Jean-Paul téléphone…

– Je n’ai pas encore fait mon rapport j’ai d’autres choses importantes à faire avant cela. D’autre part, il faut encore que ma secrétaire le tape, puis que le chef de service

des tutelles et des mineurs le lise et qu’enfin sa secrétaire vous communique la déci-sion prise. Si tout va bien, vous l’aurez courant janvier.

Une fois de plus notre patience est mise à rude épreuve, car pour nous rien n’est plus im-portant que nos enfants. Après tout, pensons-nous égoïstement, il n’a qu’à s’occuper de notre cas avant celui des autres, nous sommes un peu déçus. Deux mois à patienter cela nous semble une éternité.

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Samedi 21 décembre le facteur sonne à la porte. Je dors encore dans mon petit lit tout chaud quand Jean-Paul arrive avec une lettre qu’il vient de lire. Il a le regard noir et cherche ses mots pour me parler.

– Nicole j’ai une mauvaise nouvelle, nous venons de recevoir une lettre de l’office des mineurs qui dit que l’autorisation d’adopter nous sera accordée seulement quand nous aurons cinq années de mariage.

Quel choc, quelle déception, tous mes rêves s’écroulent en une fraction de seconde, je n’ar-rive pas à y croire. C’est bizarre, Jean-Paul ne semble pas trop attristé, il a même un petit rictus au coin des lèvres, oh le bandit, il me fait marcher et il m’a bien eue. Puis ensemble nous lisons le paragraphe suivant :

« Comme vous le savez certainement les conclusions de ce rapport sont positives. Dès lors, rien ne s’oppose à ce que le moment venu, je vous délivre l’autorisation prévue par la légis-lation fédérale et cantonale »… Youppie, peu à peu nous gravissons tous les échelons qui nous mènent à vous nos chers enfants.

Il nous faut encore traduire tout notre rapport en Anglais et pour ce faire nous demandons l’aide de Cherie et Marc Lashway qui sont des missionnaires américains de passage dans notre région pour apprendre le français avant de s’envoler pour le Sénégal. Au moins, nous sommes assurés que cela sera fait avec un anglais parfait. Quelle chance qu’ils soient là juste au bon moment, c’est inespéré !

Ceci fait il nous reste encore à passer chez le notaire et aux différentes chancelleries com-munales, cantonales et fédérales, puis à l’ambassade de l’Inde à Berne pour y mettre les sceaux nécessaires. Nous faisons au plus vite, mais quand même ça prend du temps, et nous sommes impatients.

Noël 1986

Comme chaque année nous nous retrouvons tous en famille chez mes parents pour la fête de Noël. Ma sœur Catherine, son mari Louis, et leurs deux filles, Tifenn et Maëlle sont au courant de nos démarches d’adoption. Mes parents par contre ne savent

strictement rien, nous préférons leur faire une immense surprise quand le moment sera venu, car nous savons que si nous parlons maintenant, ils seraient encore plus sur le grill que nous et ne dormiraient plus jusqu’à ce que les enfants soient là. Au pied du sapin mes nièces fredonnent des petites chansons ou récitent des poésies. C’est magnifique et nous ne pouvons nous empêcher de penser qu’au prochain Noël il y aura deux enfants de plus sous l’arbre qui chanteront, qui sait ?

Ma sœur est très taquine et profitant d’un instant où mes parents sont près de moi, elle me lance un petit coup d’œil et déclare :

– Eh Nicole, tu ne crois pas que les fêtes de Noël seraient encore plus gaies si tu avais une famille ? Pour l’instant mes filles se sentent bien seules !

Elle fait mouche, ma maman la toise d’un regard noir qui en dit long et l’invective :

– Mais pourquoi tu retournes le couteau dans la plaie, ce n’est vraiment pas gentil.

Maman fulmine et nous, nous rions tous sous cape.

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Nage à contre-courant

Parents de deux petites filles

Le 20 janvier 1987, nous sommes attendus chez Jo Millar. Tout le long du trajet nous nous posons mille et mille questions. Que va-t-elle nous dire ? C’est tout fébrile que nous sonnons à sa porte. Comme toujours elle nous accueille à bras ouverts. Après les

formules de politesse usuelles, Jo nous annonce que nous sommes parents de deux petites filles et nous montre une photo.

– Voici votre première fille, elle s’appelle Sharmila. Son prénom veut dire « Douce, effa-cée » elle est née le 14 octobre 1984.

Tiens à cette époque nous n’étions pas encore mariés.

– Sharmila souffre de poliomyélite au membre inférieur gauche, mais je pense qu’elle se rétablira vite. Elle a un caractère facile et posé.

Nous te trouvons magnifique notre fille, tu es belle comme le jour et tu as de grands yeux noirs comme la nuit, tu es toute dodue. N’aie aucune crainte notre trésor nous allons bien te soigner.

– Quant à votre deuxième petite fille, elle s’appelle Kalinda, ce qui veut dire « pleine de vie. » Elle souffre de très grave malnutrition. Quand je l’ai vue la première fois je n’étais pas sûre qu’elle puisse survivre. C’est sa mère qui, dans un élan d’amour, l’a amenée à l’orphelinat dans l’espoir qu’elle puisse être sauvée et adoptée. Dans l’état où elle est arrivée nous ne pensions pas, ni les sœurs ni moi, qu’il soit possible de l’arracher à la mort. Sa mère nous a dit qu’elle avait deux moussons, ce qui fait donc pour nous en-viron une année, mais Kalinda ne pesait plus que deux kilos. Puis lors de mon dernier voyage, les sœurs m’ont appelée et conduite vers une petite fille toute souriante. Je ne l’ai pas reconnue tout de suite et j’ai dû demander s’il s’agissait bien de Kalinda la petite fille mourante que j’avais vue lors de mon précédent voyage. En chœur elles m’ont répondu que oui. Je n’arrivais pas à y croire. Les Sœurs de Mère Theresa ont fait un travail merveilleux avec elle, mais il faut quand même la faire venir au plus vite pour la soigner. Je ne sais pas si j’ose vous montrer sa photo, car j’ai peur que vous soyez effrayés. Alors, il vaudrait peut-être mieux attendre un moment pour que j’en aie d’autres, plus récentes.

Aussitôt je réagis et réponds :

– Non s’il vous plaît, montrez-nous sa photo maintenant, nous voulons faire sa connais-sance tout de suite, s’il vous plaît…

Voyant notre insistance Jo ne peut que se plier à notre demande et nous montrer la photo de notre petite Kalinda. Petite c’est bien le mot. Mon pauvre amour, tu es minuscule, 2 kg, ce n’est même pas le poids d’un nouveau-né. Bien qu’en effet tu sois très marquée par la malnutrition, que tes grands yeux bruns mangent ton petit visage, nous te trouvons splen-dide. Nous sommes des parents comblés de bonheur.

Sur le chemin qui nous ramène à la maison, nous répétons vos prénoms sans arrêt et je n’arrive plus à détacher mes yeux de vos photos. Je les embrasse encore et encore en espé-rant que malgré les milliers de kilomètres qui nous séparent vous puissiez déjà sentir tout l’amour que nous avons pour vous. Vous êtes nos filles, nos filles, nous ne nous lassons pas de répéter ces mots.

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Nage à contre-courant

Nous faisons une petite halte chez ma sœur pour tout lui raconter et montrer vos belles pe-tites frimousses. Nous n’avons pas besoin de lui dire grand-chose, au moment où elle vous voit elle se met à pleurer de joie et d’émotion, mais elle est un peu choquée par l’extrême malnutrition dont souffre Kalinda.

Les grands-parents du Locle font votre connaissance

Nous voulons partager notre joie avec vos grands-parents paternels. Pour les ména-ger, nous leur annonçons la nouvelle par petits bouts, et enfin nous leur faisons voir vos photos. Ils ont tous les deux les larmes aux yeux. Votre grand-papa est tout de

suite parti réparer un petit berceau de poupée pour vous. Vous serez beaucoup aimées par eux, ils se réjouissent tellement de votre arrivée.

Visite à Sainte-Croix

Quinze janvier nous nous décidons de monter à Sainte-Croix pour deux ou trois jours. Nous en profiterons pour prendre au grenier tous les habits d’enfants qui nous sont of-ferts par Catherine.

Malheureusement, mon petit mari ne peut pas rester longtemps, il est rattrapé par ses obli-gations professionnelles. Il est donc temps de tout leur révéler aujourd’hui.

Ma sœur et sa petite famille sont présentes. Prenant ma respiration à fond, je commence :

– Papa, maman, nous voulons vous annoncer un scoop ! Nous avons décidé d’adopter des enfants.

Ma maman répond :

– Ah oui ! Mais c’est merveilleux, vous avez bien raison, mais il faut être pistonné pour y arriver, et c’est tellement long les démarches !

– Oui eh bien justement, puisque tu en parles, nous avons fait quelques démarches qui s’avèrent être fructueuses, car nous avons déjà reçu les autorisations au niveau Suisse.

– C’est bien, mais il faut encore trouver une organisation et des fois cela met trois ou quatre ans avant d’aboutir !

– Tu as raison maman, mais nous avons aussi pris contact avec un organisme qui s’ap-pelle « Divali Adoption Service » à Genève, et notre dossier a été accepté.

– Mais quand avez-vous commencé les démarches ?

– Notre première lettre est partie le 15 juillet 86, cela fait donc exactement 6 mois aujourd’hui.

– Ah, mais alors c’est tout frais ! Ne t’emballe pas trop vite Nicole, il te faudra encore beaucoup de patience et c’est très long les procédures d’adoption tu sais...

De fil en aiguille nous leur racontons toute l’histoire, et tremblante d’émotion je leur an-nonce :

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Sharmila

Kalinda

Photos prises par Jo Millar à l’orphelinat de Mère The-resa à New Delhi en décembre 1986

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Nage à contre-courant

– Papa, maman, vous allez être grands-parents de deux petites filles.

Ils nous regardent sans trop comprendre, un peu hébétés, alors je leur tends les deux pho-tos. Ça y est, cette fois ils réalisent. Grand-maman se met à pleurer de joie et nous déclare entre deux sanglots :

– Comme on va les aimer ces petits trésors, je me réjouis d’embrasser leurs petits pieds.

Grand-papa par contre ne dit pas un seul mot, il ne le peut pas, l’émotion lui serre la gorge, mais il ne lâche plus les photographies et l’air de rien s’essuie les yeux à tout moment. L’émotion est contagieuse, tout le monde a besoin d’un mouchoir.

Durant toute la nuit, grand-maman ne peut pas fermer l’œil, elle doit même avoir recours à un médicament pour son cœur, mais ce matin, malgré tout, elle rayonne.

Au secours ! Je crois bien que le téléphone fume, car grand-maman a son oreille collée au combiné depuis des heures, je crois bien qu’elle avertit tout le village de notre nouveau bonheur.

Quelques détails époustouflants

Le juge en Inde a pris notre dossier à son domicile pour l’étudier. Cela ne s’était jamais fait auparavant.

L’office des mineurs a transmis en 24 heures le dossier au canton qui l’a transféré le lendemain à Berne, ça aussi c’est un exploit, car l’administration est souvent très lente.

Deux jours avant que les meubles des enfants nous soient livrés, un ami de Jean-Paul refait surface après cinq ans passés à l’étranger et récupère son piano à queue qui était en pen-sion chez nous.

Une erreur s’est glissée dans mon contrat de travail, je n’ai que deux mois de dédite à don-ner au lieu de trois comme cela devrait être pour toute responsable d’étage à l’hôpital, ce qui va me permettre de quitter mon job juste au bon moment.

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Chapitre 2

Pourquoi tant de souffrance ?

Notre fille va très mal, elle est en train de mourir, et personne dans le corps médical ne s’en soucie. Je te tiens dans mes bras tandis que tu es au seuil de la mort. Cachés derrières tes petites mains tes yeux sont mis-clos, tu n’as plus la force de les ouvrir, tu n’as plus la force de te battre, tu agonises.

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Mi-mars 1986 Dieu m’a fait la promesse d’une descendance pour l’année suivante.

11 mars 1987 nous allons chercher nos filles à l’aéroport de Genève.

Il est comme ça mon Dieu, quand il promet quelque chose il l’accomplit et même jusque dans les détails. Il est impressionnant.

Une famille voit le jour

Après deux heures trente de route nous voici à l’aéroport de Genève. Dans quel état sommes-nous, c’est indescriptible, nous ne tenons plus en place. Tandis que Jean-Paul avale 5 croissants sans s’en rendre compte et va toutes les trois minutes voir le

tableau d’affichage des heures d’arrivée, moi je ne peux rien manger, je suis trop nouée. L’avion « AIR INDIA » est annoncé avec une heure de retard. Nous décidons de monter sur la terrasse pour mieux le voir arriver. Il fait un temps glacial et nous sommes gelés, mais rien ne peut nous faire quitter cet endroit. Nos yeux sont rivés sur le ciel, nous scrutons l’horizon pour en détecter le moindre mouvement. À chaque fois qu’un avion approche, Jean-Paul, attrape son appareil de photos et mitraille. Il doit avoir la vue qui baisse, car il a même réussi à photographier un oiseau.

Le voilà, cette fois c’est bien lui, il est gigantesque, superbe, je n’en ai jamais vu de si beau. Nous pleurons tous les deux de joie en le voyant arriver. Nous avons les pieds glacés, mais le cœur est bouillant. Le majestueux oiseau blanc de l’amour plane et se pose avec douceur, les portes latérales de son ventre s’ouvrent et l’oiseau blanc accouche de nos deux petites filles.

Nous courons à leur rencontre. Madame Millar arrive ce jour avec 5 enfants, mais ce sont nos deux filles qu’elle porte dans ses bras.

Quand Jo franchit la porte qui nous sépare encore de vous, le monde n’existe plus, nous sommes dans une bulle où nous n’entendons et ne voyons plus rien, à part vous, nos deux petites princesses indiennes.

Pour la première fois, nous pouvons vous tendre nos bras et vous serrer contre notre cœur. Sharmila, tu es un peu désemparée, tu pleures ne comprenant pas ce qui t’arrive, ta tête est posée sur l’épaule de ton papa qui te serre contre lui avec une infinie tendresse. Tu tiens dans ta main une photo de nous qui t’a été remise à l’orphelinat et que tu ne quittes pas des yeux. Toi, minuscule petite Kalinda, tu es toute souriante dans mes bras et j’inonde tes cheveux de mes larmes. Nous sommes tous les quatre serrés les uns contre les autres, nous

La promesse

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Nage à contre-courant

formons enfin une famille pour la vie.

Sur le chemin du retour Sharmila s’endort et la photo glisse de ses doigts, aussitôt elle se réveille et va la récupérer pour la contempler inlassablement.

Nous faisons une petite halte chez Catherine, car vos cousines sont impatientes de faire votre connaissance. Tifenn est un peu déçue, car comme nous lui avions dit que vous étiez d’origine indienne, du haut de ses 9 ans, elle s’imaginait vous voir avec des plumes sur la tête. Cherchez l’erreur… Durant cette petite pause, tu es aux anges Kalinda, tu manges de bon cœur des petits biscuits et joues aux plots. Ma pauvre Sharmila, ton regard est noir, tu refuses tout en bloc et semble fâchée, ta tristesse me fait peine à voir. Tes grands yeux noirs restent fixés sur ta photo, une perle d’eau coule le long de ta joue. Soudain, ton regard fait un aller et retour entre la photo et nous, tu souris et dis :

– Dady, mom ?

Bravo notre amour, tu as compris que les gens sur la photo c’est nous. Une nouvelle vie commence alors pour toi, tu souris, tu joues du xylophone, tu chantes de toutes tes forces, et tu manges de bon cœur tes premiers spaghettis.

Il est temps de reprendre la route direction non pas la maison comme nous le voudrions tellement, mais l’hôpital. Il est important de vous soigner au plus vite.

Nous avons le cœur déchiré de vous conduire dans cette petite chambre impersonnelle, aseptisée, et dépourvue de toute chaleur humaine, préparée à votre intention. Nous ne nous connaissons que depuis quelques heures et nous devons déjà nous séparer. Com-ment vous faire comprendre que c’est pour votre bien, comment vous expliquer que nous ne vous abandonnons pas, car c’est bien ce que vous devez croire au fond de votre cœur puisque nous vous confions à des hommes et des femmes en blouse blanche. Nous vous installons dans vos petits lits blancs à barreaux, nous vous embrassons encore et encore et vous disons à demain. Mais que pouvez-vous comprendre de notre langage ?

Vous êtes bien malades

Contre toute attente, vous passez une meilleure nuit que nous. Nous avons hâte de parler avec les médecins. Kalinda, tu as 38 de température, tu tousses beaucoup, et ton poids inquiète le corps médical. Du haut de tes 15 mois, tu ne pèses que 5,3 kg.

Pour toi Sharmila c’est une autre histoire, tu as des infections un peu partout, tu es mangée par la gale aux mains, aux bras, sous les aisselles, la nuque, les omoplates et les plis ingui-naux. Ton ventre gargouille de petits vers et tes cheveux sont une résidence idéale pour les poux. Mais tout ceci n’est rien en comparaison de ton handicap physique. Tes deux petites jambes sont sans réflexe, et même ton bassin et les muscles fessiers sont atteints par la poliomyélite.

Le médecin t’ausculte là, devant nous, et il fait valser tes jambes de gauche à droite sans ménagement, puis brutalement il nous informe que tu ne pourras jamais marcher, que tu passeras toute ta vie en chaise roulante. Jetant un bref coup d’œil sur Kalinda, il hoche la tête tout en nous regardant et nous demande d’un air dédaigneux pourquoi nous avons choisi d’adopter des enfants aussi malades. Pauvre type va, et c’est des gens comme ça qui font le serment d’Hippocrate, qui sont censés se mettre au service des autres pour les sou-lager de leurs maux ! Mais où donc est passé son sens de la compassion ? Peut-être l’a-t-il

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oublié dans un bouquin de psychologie qu’il n’a jamais lu ? Je suis folle de rage. Au nom de qui ou de quoi nos enfants n’auraient-ils pas le même besoin et le même droit à l’amour que les autres ? Devraient-ils rester des oubliés, des laissés pour compte parce que la vie ne les a pas épargnés et que leur seul tort est d’être nés dans un pays défavorisé ? Ont-ils commis un crime parce qu’ils sont malades, handicapés ou abandonnés ? Non Monsieur le médecin, le plus handicapé ici c’est vous, car votre cœur est endurci et sec. Je vous dédie donc ce proverbe indien qui dit : « on peut fendre un rocher ; on ne peut pas toujours at-tendrir un cœur ».

Voici une semaine que vous êtes hospitalisées. Pour toi Sharmila pas trop de problème, tes traitements consistent essentiellement à te faire prendre des bains et à t’appliquer des onguents pour éliminer la gale et l’eczéma, ainsi qu’à te donner des vermifuges. Tu as un ca-ractère bien marqué et tu aimerais toujours être dans mes bras. Dès que je veux m’occuper de ta sœur, tu piques une crise de rage. Ma chérie n’ait pas peur, nous avons plein d’amour pour toutes les deux.

Ma minuscule petite Kalinda pour toi rien ne va plus, tu as toujours entre 39 et 40 de fièvre. Tu refuses de manger quoi que ce soit et tu ne bouges presque plus. Tu es secouée par des vilaines quintes de toux et dès que je te prends dans mes bras tu émets des petits gémis-sements plaintifs. Nous sommes très en souci. Comme j’aimerais prendre ton mal notre amour et te voir enfin reprendre vie. Nous essayons de te faire manger un petit peu, mais le peu que tu avales ressort aussitôt en jet. Une fois de plus nous rentrons à la maison com-plètement désemparés, nous avons si peur pour toi. Je ne me sens pas très bien en allant me coucher, et je passe une mauvaise nuit.

Je me réveille ce matin avec 40 de fièvre, oh que je suis mal. Immédiatement je me dis, ah mon vœu est exaucé, j’ai pris la fièvre de Kalinda, du coup elle doit aller mieux. Malheureu-sement non, tu es toujours dans le même état. Pour moi, tout rentre dans l’ordre rapide-ment, ma fièvre ne dure qu’un jour. Que s’est-il donc passé, je n’en sais rien ?

19 mars l’épreuve continue

Nous passons un maximum de temps avec vous nos amours, et tu t’attaches très fort à nous Sharmila. Dès que nous franchissons la porte de votre chambre, tu nous tends les bras. Ça nous réchauffe le cœur, car tu sembles toi aussi nous avoir plei-

nement adoptés. Par bonheur, tu vas assez bien, même si tu as toujours la gale et un peu de peine à tenir ta tête, ton tonus musculaire étant très faible. Tu es souvent dans les selles, ton transit intestinal est très perturbé, et comme tu détestes être souillée tu fais souvent comprendre à ton papa qu’il doit te rechanger. Bravo Jean-Paul, ce n’est pas évident, car elle en a jusqu’en haut du dos et l’odeur est horrible à cause de la vermine qu’elle évacue, mais tu es un papa formidable et tu fais cela comme un « pro », non ce n’est pas vrai, mieux qu’un « pro », car tu le fais avec un immense amour et beaucoup d’eau savonneuse.

Ma petite Kalinda, tu es couchée dans ton lit qui me paraît gigantesque tant tu es petite. Tu es toute nue, à part une couche, et tu as toujours passé 39 de fièvre. Comme tu n’as plus le désir ni la force de te nourrir ou de t’hydrater, le médecin t’a posé une sonde gastrique. Presque toujours couchée sur le ventre tu ne bouges plus, tes deux petites mains sont tou-jours collées sur tes oreilles et tu sembles avoir terriblement mal à la tête. Quand tu as la force d’ouvrir un peu les yeux, tu nous regardes avec méfiance. Comme je te comprends mon amour, tu as bien le droit de te méfier de tout le monde, car on n’arrête pas de te faire

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des examens, de te piquer partout. Comment pourrais-tu avoir encore envie de vivre dans ce monde qui, jusqu’à maintenant, ne t’a apporté que souffrance, toi si petite, si impuissan-te, si vulnérable, si malade. Comme si ce n’était pas suffisant, on en rajoute encore une dose, car il est nécessaire de te faire une ponction lombaire. Malheureusement, c’est un interne encore inexpérimenté qui a été désigné pour accomplir ce geste. Je ne peux y croire, une infirmière t’assoit sur le bord de ton lit, elle te tient fermement, et il commence à piquer ton petit dos voûté minuscule. Tu hurles de douleur et comme il a raté il faut recommencer. Tu es épuisée par la souffrance mon amour, et moi je ne tiens plus le coup, je suis prête à leur bondir dessus, à leur arracher tout leur matériel et à le lancer par la fenêtre. Jean-Paul com-prend très vite que je m’écroule et me demande de partir un moment me calmer. Quand je reviens, c’est enfin terminé, tu es à nouveau couchée sur ton lit, tu baignes dans tes larmes. Papa ne t’a pas quittée une seconde, il est effondré et entre deux sanglots il me glisse qu’ils ont dû s’y reprendre à trois fois. C’est tout simplement inhumain.

Quand nous posons la question, pourquoi il a fallu que ce soit un interne qui pratique cette ponction, on nous répond, qu’il faut bien qu’il apprenne. Oui eh bien c’est la dernière fois qu’il s’entraîne et s’acharne sur notre fille. Nous n’accepterons plus jamais cela. Nous com-prenons bien que pour acquérir de l’expérience il faut pratiquer, mais pas sur une petite fille qui a déjà tant souffert et qui souffre encore tellement. Ne doit-on pas plutôt lui épargner des douleurs inutiles, est-ce qu’elle n’a pas déjà assez bavé dans sa petite vie ? Plus jamais aucun interne ne la touchera quand bien même il serait bon ! C’est clair !

Le diagnostic tombe enfin. Mon amour tu souffres d’une vilaine pneumonie, mais plus grave encore d’une méningite et d’une septicémie due aux hémophilius. Deux ponctions lombaires sont au programme durant la quinzaine à venir, mais cette fois, mon trésor, c’est un spécialiste qui te les fera, je te le jure.

Les médecins te prescrivent l’antibiotique le plus fort qui existe en ce moment, de la rosé-phine.

J’aime te prendre dans mes bras mon bijou. Tu es si microscopique et si fragile que ton petit fessier ne remplit même pas le creux de ma main. Depuis ton arrivée tu as encore perdu 700 grammes ce qui nous effraie. Tu respires beaucoup trop vite, jusqu’à 72 fois minute, et nous voyons tes petites côtes se soulever à chaque bouffée d’air. Mon amour, mon amour, comme j’aimerais pouvoir prendre ta souffrance.

Il est tard, nous devons rentrer chez nous bien que nos cœurs saignent à la pensée de vous laisser là. Sharmila je te prépare pour la nuit, et comme d’habitude, tu envoies tous tes jouets par-dessus bord, tu ne supportes rien dans ton lit quand il est l’heure de dormir à part ta précieuse photo de nous.

Le 20 mars, toujours aucun changement

Tous les midis, pendant sa pause, papa court vous voir et profite d’essayer de faire manger un petit peu Kalinda. Mais c’est quasi impossible. Même ce que nous te fai-sons passer par la sonde gastrique ressort presque aussitôt. Tu continues de t’affaiblir

de plus en plus. Combien de temps vas-tu pouvoir tenir ainsi notre petite fille ? Nous som-mes submergés par la peur et l’angoisse, nous ne cessons de pleurer. Une parole de la Bible dit que Dieu recueille toutes nos larmes dans une outre, mais pour nous je crois bien qu’il a prévu un camion-citerne.

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21 mars, Sharmila rentre à la maison

Par bonheur, ton état de santé étant satisfaisant, tu peux enfin quitter l’hôpital et ren-trer avec nous à la maison. Nous t’habillons, et bien que tu sois ici depuis dix jours je constate que tu as toujours la gale. Tant pis, je m’en occuperai moi-même chez

nous, car même si c’est très contagieux cela ne me fait pas peur. Nous sommes partagés entre le bonheur de te ramener à la maison et la profonde tristesse de laisser ici toute seule ta petite sœur qui a toujours une fièvre très élevée. C’est papa qui te porte dans ses bras pour franchir la porte de notre appartement. Tes yeux sont grands ouverts, tu es curieuse et veux tout voir. Nous te montrons ta chambre, ton lit, tes jouets, tu sembles heureuse et détendue et tu manges de bon appétit tout ce que nous te proposons. Quand arrive l’heure de te coucher, c’est une autre chanson qui commence. Dès que nous te posons dans ton lit tu te mets à pleurer. Nous essayons de te réconforter, de te parler tendrement, mais rien n’y fait. Un quart d’heure passe et tu pleures toujours. Pour te rassurer nous laissons la porte de ta chambre entre-ouverte, mais cela ne semble toujours pas te convenir. Une demi-heure passe et cette fois tu ne pleures plus, mais tu hurles. Nous croyons entendre ces mots « À l’attaque ». Nous décidons de te laisser pleurer encore 5 minutes avant d’intervenir. Ouf notre patience est récompensée tu t’endors enfin et passes une bonne nuit.

22 mars, ta première journée complète à la maison

Il est temps de commencer sérieusement un traitement contre la gale, car tu te grattes sans arrêt jusqu’au sang. Je t’applique chaque jour sur toutes les zones atteintes, et elles sont nombreuses, une pommade prévue à cet effet. Je sais que pour avoir une complète réussite il faut éviter de te laver durant 5 jours, et cuire quotidiennement tous les tissus qui sont en contact avec toi. Il est aussi nécessaire d’isoler durant quinze jours tout ce que tu touches et qui ne peut pas se cuire afin de tuer tous les œufs. Tu as le grand privilège de passer ta pre-mière journée entourée de tes grands-parents de Sainte-Croix et de ta cousine Tifenn. Tu es si heureuse que tu souris tout le temps, et tu passes ta journée à jouer avec des petites ron-delles de plastique que tu sors et que tu remets dans un sachet. Tu aimes beaucoup le cho-colat, mais plus encore la viande. Tu te déplaces avec peine et uniquement sur le postérieur. De ta main droite, tu saisis ta jambe droite et la pousse en avant et fais pareil avec le côté opposé. Nous admirons ta ténacité et ta volonté, car tu n’avances pas vite, mais jamais tu ne te décourages. Bravo ma fille, car cela doit être bien pénible de faire tous ces gestes pour un si maigre résultat. Le soir approche, tu es épuisée et ta faiblesse est telle que tu transpires à grosses gouttes. Il est temps de te reposer mon trésor. Avant d’aller nous coucher, nous passons dans ta chambre pour te regarder dormir. Nous sommes à genoux, appuyés sur le bord de ton lit, et nous n’arrivons plus à te quitter ! Que tu es belle notre grande fille !

23 mars, tu souffres beaucoup Kalinda.

Nous espérons à chacune de nos visites que tu vas mieux. Quand nous entrons dans ta chambre, nous comprenons vite qu’il n’en est rien. Tu es toujours à plat ventre, presque nue, et ta température dépasse 39 degrés. Comme ça nous fait mal ! Une

fois de plus je ne peux retenir mes larmes, je me sens si désemparée. Papa essaie de me consoler, mais comment le pourrait-il puisqu’il pleure autant que moi ? Tu gémis un peu et refuses toujours toute nourriture. Les médecins nous font sortir de la pièce et nous avertis-sent qu’ils vont tenter de te poser une perfusion. Malheureusement, comme tu vomis tout

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le temps, il n’est plus possible de te faire passer les médicaments par la sonde gastrique, et en plus tu as un besoin vital de t’hydrater. Une fois de plus mon amour, tu souffres horrible-ment, car il n’est pas facile de trouver une veine qui tienne le coup. Après plusieurs tentati-ves enfin une veine du thorax résiste. Quand je te prends dans mes bras, tu fais d’énormes efforts pour émettre un petit son de contentement et cela nous rend tout ému.

Les jours se suivent et se ressemblent, tu continues de perdre du poids, et nous avons si peur pour toi, si peur. Papa continue tous les jours de passer à midi dans l’espoir de te don-ner un tout petit peu à manger. Il compte le nombre de petites cuillères à moka qu’il arrive à te faire avaler, mais cela ne dépasse jamais trois, et la plupart du temps elles ne restent pas. Il t’encourage, te couve de son amour et te chante des petites chansons, mais il n’arrive jamais au bout, il pleure trop.

26 mars la gale est vaincue

En cinq jours nous avons réussi là où en 10 jours l’hôpital a échoué. Tu es guérie de la gale Sharmila. Enfin, tu ne te grattes plus jusqu’au sang, ta peau est saine. Pour moi aussi c’est un soulagement, car je n’ai plus besoin de changer ton lit tous les jours et

de cuire tout le linge que tu touches, et par bonheur ni Jean-Paul ni moi n’avons attrapé cette saleté. Nous pouvons à nouveau te baigner et tu adores ça. Quand tu es dans la bai-gnoire, je ne te quitte pas une seconde, car souvent le poids de ta tête te fait tomber en avant ou en arrière, ton équilibre est très instable. Tu aimes beaucoup jouer avec les petits canards, les gobelets et autres petits jouets. Pour toi le bain est un moment de plaisir et de détente.

Nous t’avons acheté un petit trotteur que tu apprécies beaucoup, car pour une fois tu es en position verticale et tu arrives à te déplacer en poussant légèrement sur une jambe. Tu rayonnes ma fille, car tu peux me suivre partout dans l’appartement. Tu as encore quelques problèmes avec ton transit intestinal, mais dans l’ensemble cela s’arrange.

À quand une amélioration Kalinda ?

C’est horrible, car l’antibiotique le plus fort qui t’a été administré n’a eu aucun effet, et les autres qui ont suivis non plus. Les médecins ne savent plus quoi faire pour toi, ils ne trouvent pas la cause de cette fièvre qui ne te quitte plus. En désespoir de cause,

ils pensent que tu peux avoir une ostéomyélite (infection des os). Il faut donc faire des ra-diographies de tout ton squelette.

Quand enfin tu es de retour dans ta petite chambre, ils nous demandent de ne pas te pren-dre dans nos bras, car les radiations que tu as subies ont été si fortes que tu pourrais nous irradier aussi. Nous les écoutons avec grande attention, mais nous ne leur obéissons pas. Comment résister, comment se contenter de te regarder sans te serrer dans nos bras ? C’est tout simplement impossible ! Si tu supportes tous ces rayons, nous sommes aussi de taille à pouvoir les encaisser.

Les résultats sont négatifs, pas d’infection aux os, mais alors d’où vient cette fièvre inexpli-cable ?

On essaie toujours de te nourrir par la sonde, mais tu continues de vomir tant et plus. Que faire pour te soulager ? Ton petit corps est si décharné, si affaibli. Ton poids a encore chuté,

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du haut de tes 15 mois tu ne pèses plus que 4,2 kg. Tu respires toujours aussi rapidement, et chaque respiration semble te demander un effort. Tu luttes de toutes tes forces mon amour, et c’est déjà la deuxième fois que la mort rôde autour de toi telle une bête répu-gnante, la deuxième fois qu’elle te met au défi et t’oblige à livrer un combat ignominieux et inégal avec elle.

Que de larmes ont déjà coulé sur nos visages, un mois que tu es ici, et toujours pas de chan-gement ! Tu sembles ne plus vouloir vivre, tu n’en as plus la force, et tu ne nous regardes même plus. Tu es toujours à plat ventre dans ton lit, la tête enfouie dans tes petites mains. Dès que nous t’approchons tu as peur et tu essaies de te protèger un tout petit peu avec une main que tu places devant ton œil droit. Ma chérie, tu peux bien avoir peur avec tout ce que tu subis jour après jour depuis si longtemps. Tu sais ce que veut dire souffrir et pourtant tu t’es toujours bagarrée courageusement de toutes tes forces, mais là tu ne peux plus, c’est trop dur, la vie t’échappe, la vie s’éteint petit à petit, inexorablement.

Nos cœurs sont déchirés, broyés par la douleur. Par amour pour toi nous sommes prêts à te laisser partir vers d’autres horizons plus beaux, plus ensoleillés, où la douleur, la souffrance, les épreuves et l’abandon sont bannis à jamais, et nous demandons à Dieu d’abréger ta souffrance si par malheur tu ne pouvais pas gagner ce combat. Nous sommes pétrifiés par la peur de te perdre, mais plus encore peut-être par celle de continuer de te voir tant souf-frir.

Troisième semaine d’avril

Aujourd’hui papa rentre un peu moins triste que d’habitude. Pour la première fois me dit-il, Kalinda a mangé 3 cuillères de son petit pot de légume et sa fièvre est un peu moins élevée que d’habitude. Quel baume sur nos cœurs ! Mon Dieu, s’il te plaît,

permet que cela dure.

Le lendemain tu as à nouveau 38,5 de fièvre, mais tu manges un peu plus volontiers. Les médecins nous disent que si ta température continue de baisser nous pourrons te prendre à la maison demain. C’est merveilleux, je n’ose y croire, Kalinda mon trésor, serais-tu en train de gagner ton duel ? Oh! Nous voulons y croire de toutes nos forces, de tout notre cœur. Merci mon Dieu merci.

Nous sommes si heureux aujourd’hui, car nous allons te chercher. Je prépare avec bonheur tes habits, taille 6 mois, mais c’est trop grand, et je prends même un petit bonnet et une grosse couverture pour être bien sûre que tu n’attrapes pas froid sur le chemin du retour. Cela fait 5 semaines que tu es hospitalisée, c’est trop. Tu vas enfin rentrer à la maison, ta maison. Sur la route qui nous mène à toi, nous espérons que les nouvelles seront bonnes.

Dès que nous franchissons la porte de ta chambre, nous comprenons qu’à nouveau tu vas très mal. Telle une petite grenouille tu es à plat ventre dans ton lit, toute nue, et chaque respiration soulève tes petites côtes. La fièvre est remontée à 39 degrés, la panique nous gagne à nouveau.

C’est toute une cohorte de médecins qui nous rejoint dans ta chambre pour nous parler. C’est finalement le médecin-chef qui prend la parole et nous annonce que nous pouvons quand même te prendre à la maison. J’ai beaucoup de peine à comprendre étant donné que tu as à nouveau beaucoup de fièvre, mais tout devient clair quand il nous dit :

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– Entourez votre petite fille d’un maximum d’amour pour qu’elle puisse s’en aller en paix et de la façon la plus digne possible. Ici, nous ne pouvons plus rien pour elle.

Qu’est-ce que nous ressentons à ce moment-là ? C’est indescriptible, nous avons l’impres-sion que la terre se dérobe sous nos pieds, que nos cœurs vont éclater sous la douleur.

C’est dans des torrents de larmes que je tente tant bien que mal de t’habiller. Mais tu es tellement faible, tellement menue que j’ai peur de te blesser, de te casser, de te faire souffrir. Du haut de tes 16 mois, tu ne pèses maintenant plus que quatre kilos. Tes bras sont plus petits que mes doigts et tu es si décharnée que je peux compter chacune de tes vertèbres, chacun de tes os. Ta tête est bien trop lourde pour que tu puisses la tenir par toi-même, alors je dois te porter dans mes bras comme un nouveau-né, et bien que j’use d’une infinie douceur tu gémis, tu as mal.

Nous sommes sur le point de partir quand le médecin revient vers nous et dit :

– Peut-être que votre fille fait une crise d’arthrite, alors observez bien la mobilité de ses hanches. Mais surtout, et ils insistent sur ce qui suit, si sa température dépasse de nouveau 39, ramenez-la à l’hôpital !

C’est du n’importe quoi ce discours. Ils se contredisent totalement. Pourquoi te ramener s’ils ne peuvent plus rien pour toi ? Bon nous n’insistons pas, l’essentiel est de vite partir avec toi notre trésor.

Enfin, nous arrivons à la maison quand je me rends compte que personne ne m’a donné de conseils quant à la manière de te nourrir. Ils t’ont retiré la sonde gastrique, la perfusion, et voilà, à vous les parents de vous débrouiller maintenant. Mais qu’auraient-ils pu me donner comme conseil puisqu’ils pensent que tu vas t’en aller rapidement ? Nicole, il est temps de faire confiance à ton instinct et celui-ci me dicte de faire comme si tu venais de naître. Je cours donc acheter du lait maternel premier âge, mais tu n’as pas la force de prendre plus de 20 grammes à la fois. Alors, nous te laissons te reposer et nous recommençons encore, et encore. Le soir venu nous te mettons dans ton petit lit, dans la même chambre que ta sœur qui en est toute contente. Vous passez une assez bonne nuit.

L’angoisse est à son comble

Mon pauvre amour j’ai peur d’approcher ton berceau, car tu ne bouges plus. Mes mains tremblent, j’ai peur, tellement peur. Par bonheur, je vois ta petite poitrine se soulever, mais tu respires à peine. À nouveau tu as 39.6 de température. Mon Dieu,

les médecins nous ont dit de te ramener à l’hôpital si cela dépassait 39. Oh notre princesse, nous n’avons pas le cœur de te reconduire là bas. Nous décidons d’attendre un moment avant de partir et nous t’administrons un suppositoire antipyrétique. Une heure passe, rien ne change. Nous nous lançons dans un baroud insensé, celui de te faire admettre dans un hôpital plus expérimenté, par exemple à Berne. Pour ce faire, papa passe sa journée à téléphoner à plusieurs médecins dans l’espoir d’en trouver un qui accepterait ce transfert. Peine perdue, aucun d’eux ne veut prendre cette responsabilité de peur de nuire à leurs collègues et d’outre-passer leurs droits. Il paraît que seul l’hôpital où tu as séjourné jusqu’à maintenant peut entreprendre cette démarche. Nous sommes anéantis devant un tel obs-tacle. Notre fille va très mal, elle est en train de mourir, et personne dans le corps médical ne s’en soucie. Je te tiens dans mes bras tandis que tu es au seuil de la mort. Cachés derrière

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tes petites mains tes yeux sont mi-clos, tu n’as plus la force de les ouvrir, tu n’as plus la force de te battre, tu agonises. Nous te caressons le visage, nous t’embrassons, nous te disons combien nous t’aimons, nous te serrons sur nos cœurs, nous te baignons de nos larmes, dernières offrandes avant de te dire au revoir. Notre cœur est comme dans un étau, nous avons mal, tellement mal pour toi, notre trésor, notre petite fille courage qui a tant souffert et qui s’en va sans un cri, sans une larme, sans un regard.

Une lueur dans les ténèbres

Une personne au courant de notre désarroi nous téléphone et nous invite à appe-ler un certain psychiatre que nous appellerons « Monsieur A », et de lui exposer la situation dans laquelle nous nous débattons. Il paraît que ce psychiatre a reçu de

Dieu un don de discernement. Nous sommes très sceptiques, mais que ne ferions-nous pas pour essayer de te soulager ? Nous n’avons plus rien à perdre. Bien que cela nous semble complètement fou, papa prend le combiné et appelle cet homme.

Allo ! Ton papa lui explique tout le chemin de souffrance qui a été le tien jusqu’à ce jour. Il écoute patiemment et nous demande quel est ton âge, d’où tu viens, et quels sont les symptômes de ton mal. Jusque-là pas de problème. Puis un long silence s’installe, Papa essaie de lui dire quelque chose, mais « Monsieur A » l’interrompt immédiatement.

– Silence s’il vous plaît, je prie !

Oups, papa attend. Enfin, sa voix se fait entendre :

– Voilà, quand je prie pour votre fille, je vois un grand R devant mes yeux.

Un grand R ça veut dire quoi, nous n’y comprenons rien. Heureusement pour nous, pauvres ignares, il commente sa vision.

– Pour moi votre fille souffre d’un esprit de Rejet, elle ne veut plus vivre et se laisse mou-rir par manque d’amour.

– Mais nous l’aimons plus que tout au monde et on n’arrête pas de l’enlacer, de l’em-brasser, de la câliner.

– Oui tout à fait, mais elle ne peut plus croire à l’amour, elle a trop souffert depuis sa naissance et maintenant elle refuse de continuer de vivre, elle se laisse mourir à petit feu.

– Mais c’est horrible, comment lui faire comprendre que nous l’aimons et que plus ja-mais elle ne sera abandonnée, dites-nous comment faire je vous en supplie !

D’une voix sûre, mais calme, il nous répond :

– En tant que parents vous avez une autorité, alors vous allez prendre votre fille sur vos genoux, et tout simplement vous allez prier et ordonner au nom de Jésus que cet es-prit de rejet la quitte, et ensuite que l’amour de Dieu et votre amour envahissent tout son être. Vous verrez sa fièvre va disparaître. Voilà au revoir Monsieur dame !

Si nous étions sceptiques avant de l’appeler que sommes-nous maintenant ? Éberlués, cho-qués abasourdis ? En tout cas, on a bien de la peine à croire à un seul mot de tout ce qu’il nous a dit. Mais une fois de plus nous sommes prêts à tout tenter. Nous prenons notre petit

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brin de fille sur nos genoux et nous prions de tout notre cœur, mais calmement, en suivant le « mode d’emploi » qu’il nous a indiqué. Cinq minutes se sont écoulées quand papa, très pragmatique, prend le thermomètre et mesure ta fièvre. Rien n’a changé, tu as toujours 39,5, nous sommes très déçus, mais pas étonnés. Nous allons chercher un second thermo-mètre, on ne sait jamais, cette fois tu as 39 tout rond. Quelque chose bougerait-il ? Nous patientons encore dix minutes avant de reprendre le premier thermomètre, cette fois tu as 38,5. Ça descend ! Ça descend ! Nous n’arrivons pas à y croire, mais ce qui est magnifique c’est que comme tu es en dessous des 39, pour aujourd’hui nous évitons l’hôpital et c’est déjà ça. Merci mon Dieu. Après 20 minutes ta fièvre chute encore, le mercure indique 37,5, nous ne pouvons y croire c’est tout simplement merveilleux, plus que ça, c’est MIRACU-LEUX. Oh ! Pourvu que cela continue ainsi. J’ai si peur de te retrouver demain matin avec à nouveau une fièvre de cheval que je ne dors pas de la nuit.

Tu es la première à te réveiller Sharmila, et j’entends tes gazouillis. J’entre doucement dans votre chambre, tu me tends les bras, toute heureuse et souriante. Tu n’attends qu’une cho-se, le petit déjeuner. Mais toi petite Kalinda, tu ne bouges pas, et je sens l’angoisse me ser-rer la poitrine et mon cœur battre la chamade. Je m’approche plus près encore, et pose ma main délicatement sur ta tête, tu dors paisiblement et ta respiration est plus lente. Puis tu te réveilles, et pour la première fois depuis longtemps, tu me regardes dans les yeux. Qu’ils sont magnifiques tes grands yeux noisette foncé, j’aimerais me noyer dans ton regard mon amour. Je mesure ta température, tu as 38, je suis si heureuse. Ce matin tu avales ton bibe-ron de lait maternel plus volontiers et en plus grande quantité.

Durant les 4 jours qui suivent, ta température ne dépassera jamais les 38, et dès le 5e jour, la fièvre te quitte définitivement. Tu trouves même du plaisir à manger, en petite quantité il va sans dire, et tu te délectes chaque matin d’un demi-biberon de chocolat chaud. Peu à peu, nous abandonnerons le lait maternel pour passer à une alimentation plus appropriée pour ton âge, mais nous avons le temps, il ne faut rien brusquer et laisser ton corps dicter le tempo. Tu as enfin envie de vivre, tu es sauvée notre courageuse et batailleuse petite fille. Tu as vaincu la mort pour la seconde fois.

Nos filles ! Que ces mots sont doux à nos oreilles et à nos cœurs. Qu’il est beau de vous voir vous ouvrir à la vie, vous êtes splendides. Nous formons une belle famille unie par l’amour et la volonté de Dieu. Vous êtes nos joyaux, nos trésors, notre raison de vivre et nous som-mes si fiers de vous.

Nous espérons que nous serons de bons parents, à la hauteur de vos espérances, et que peut-être, un jour, vous aussi vous pourrez être fières de nous.

Visite médicale à l’hôpital

Eh bien, ma petite Kalinda, tu étonnes tout le corps médical. Les médecins n’en croient pas leurs yeux en te voyant pleine de vie et toute souriante. Tu es encore très mar-quée par toute la souffrance que tu as vécue, mais nous pouvons lire dans tes yeux

cette étincelle de vie que nous cherchions désespérément depuis si longtemps. Ils te font une petite prise de sang, ils écoutent tes poumons, mesurent ta température, etc. Enfin, ils concluent ainsi :

– Nous n’y comprenons rien, mais votre fille est totalement guérie, et même ses exa-mens sanguins qui étaient si alarmants sont redevenus tout à fait normaux. Nous ne

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comprenons vraiment pas comment c’est possible et surtout en si peu de temps ! Vous savez Madame, honnêtement, nous ne pensions pas qu’elle allait s’en sortir.

Je leur expliquerais bien ce qui s’est passé, mais à quoi bon, ils nous prendraient pour des illuminés et franchement je ne pourrais pas leur donner tort, car nous aussi nous n’aurions jamais pu y croire si nous ne l’avions pas vécu.

Heureux mois de mai

Nous sommes tellement heureux tous les quatre. Vous apprenez ensemble les ru-diments de la propreté, et quand l’une a envie d’aller sur le pot, l’autre en fait tout autant. Vous êtes drôles assises l’une en face de l’autre. C’est l’occasion pour vous

de faire plus ample connaissance et d’apprendre à partager vos jouets. Tu es encore très faible ma Kalinda et nous te donnons souvent l’occasion de te reposer dans un baby relax tandis que Sharmila te tourne autour avec son trotteur. Je ne vous quitte pas une seconde et quand je dois aller faire la lessive, je vous mets toutes les deux assises dans ma corbeille à linge et hop, nous descendons dans les sous-sols. Comme ni l’une ni l’autre ne marche, nous achetons un pousse-pousse pour jumeaux. C’est drôlement pratique, car nous pou-vons te coucher quand tu es fatiguée petite Kalinda, tandis que ta sœur a maintenant suf-fisamment de force pour se tenir assise toute seule. J’ai l’impression de conduire la plus belle des Rolls-Royce, toit décapotable, tableau de bord avec klaxon, airbag sur les côtés, traction mollets et direction huile de coude de papa ou maman. Nous sommes très fiers de conduire cette merveille avec à l’intérieur les deux plus belles petites nanas de la terre. Il nous manque juste la casquette du chauffeur.

Si Sharmila a un sommeil profond, il en est tout autrement pour toi Kalinda. Un grincement sur le plancher, une chasse d’eau qui se vide, un robinet qui coule et te voilà réveillée pour la nuit et du coup nous aussi. C’est aussi cela la joie d’être parents.

Juin 1987

Il est temps pour nous d’aller remercier « Monsieur A ». Nous partons toute la famille faire un pique-nique dans la forêt avant de le rejoindre. Sur le chemin, pour la première fois Sharmila nous ouvre son cœur.

– Moi veux marcher !

Cela nous fend le cœur, car tes jambes sont complètement inertes, elles ne peuvent en aucun cas te porter, il t’est impossible de faire même un mini pas. Papa essaie une fois en-core de te mettre debout, mais rien, tes gambettes sont comme des nouilles trop cuites. Nous avons si mal pour toi mon trésor, car je sais que tu souffres de cette situation, et que tu voudrais être comme nous, debout. Comment expliquer à un enfant qu’il ne marchera ja-mais, comment trouver les bons mots, il n’en existe aucun, quand bien même s’il en existait cela ne change rien, car ce ne sont pas des mots ou des explications que tu veux entendre, ce que tu veux c’est tout simplement marcher.

Arrivés sur les lieux de notre rendez-vous nous cherchons « Monsieur A », mais comment trouver quelqu’un qu’on ne connaît pas… Les seuls psys que j’ai connus par le passé sont ceux que j’ai eus comme professeurs pendant mes études, ou ceux que j’ai côtoyés durant ma vie professionnelle. Tous étaient un peu marginaux. Alors tout naturellement je mets

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ma machine à préjuger en route. Tiens un homme à longs cheveux avec un chapeau, c’est certainement lui, ou peut-être celui qui a une longue barbe et une moustache retournée, ou mieux encore celui qui serre dans ses bras un tout petit chien, et pourquoi pas celui qui a un air si bougon… Mes sens sont en éveil et je pose mon regard sur tous les hommes que je croise. Je crois que l’on ferait mieux de demander à quelqu’un de nous aider. Nous nous approchons d’un homme d’une élégance rare, costume noir, chemise blanche et cravate, il est élancé, et semble sortir tout droit de l’aristocratie anglaise ou d’un roman de Dickens.

Bien qu’il ait la cinquantaine et les cheveux plus sel que poivre, son sourire naturel, chaleu-reux, me charme.

– Excusez-moi Monsieur, nous cherchons « Monsieur A ».

– Alors, vous avez frappé à la bonne porte, c’est moi !

Ouille, je dois ressembler à une carpe que l’on sort de l’eau, la bouche bêtement ouverte et en panne de son. Mes préjugés et moi venons de recevoir une magistrale claque. Bien fait, ça m’apprendra.

Monsieur A nous conduit dans une petite salle où nous avons tout loisir de tailler une pe-tite bavette ensemble. Nous lui confions que juste avant de venir Sharmila a émis le désir de marcher. Sensible à sa demande, il la prend dans ses bras et nous invite à prier pour sa guérison. Ensuite s’adressant à Sharmila il dit :

– Au nom de Jésus, marche !

Incroyable, pour la première fois il y a une mini résistance dans une de tes petites pattes, et « Monsieur A » arrive à te faire faire deux minuscules petits pas chancelants en te tenant par les mains. Il est persuadé que tes progrès seront progressifs et que tu pourras marcher juste avec l’aide d’un petit appareil ou même sans rien du tout. Nous espérons de tout cœur qu’il a raison. De retour à la maison, tu essaies de toutes tes forces de grimper sur un fauteuil, tu transpires sous l’effort à fournir, mais finalement tu y parviens. Bravo ma fille, tu es fière de toi et il y a de quoi.

La physiothérapie

Nous voici partis dans une grande aventure Sharmila. Il nous faut travailler ton pe-tit dos trop raide et tes petits pieds tordus. Ta physiothérapeute est super, douce, persévérante, patiente et sait bien comment te prendre. Tu acceptes volontiers de

travailler pour autant que je sois avec toi. Sonia commence dans un premier temps à t’ap-prendre à te déplacer à quatre pattes. Ce n’est pas chose facile, car tel un chaton encore maladroit tes jambes s’écartent, tes bras ploient sous ton poids, et te voilà à plat ventre. Il faut inlassablement recommencer. Elle pense qu’avec beaucoup d’exercices tu pourrais marcher avant d’aller à l’école, si toutefois tu marches un jour, comme elle le dit. Mais papa et moi sommes convaincus que tu marcheras bien avant cette date lointaine. Nous allons à la physio une fois par semaine. Après la séance tu es épuisée et c’est bien naturel.

À la maison, plusieurs fois par jour nous répétons les exercices. Pour te donner du courage, je place des petits morceaux de chocolat bien en vue un peu partout. Ainsi, chacun de tes efforts est récompensé et tu y trouves du plaisir. Plus les semaines passent et plus j’aug-mente les difficultés, nous sommes aidés par Kalinda qui à quatre pattes fonce comme

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l’éclair pour aller faucher ta récompense.

Un appareil pour marcher

Il est temps de passer à la position debout, mais pour y parvenir il est nécessaire de te fabriquer une orthèse. Nous allons donc voir un orthopédiste à Bienne. Tu n’as pas l’air très rassurée quand nous te déshabillons et t’étendons sur un lit. Ta jambe et ta cuisse

sont mesurées, dessinées sur un papier et plâtrées afin de pouvoir faire un moulage exact de celle-ci. Tu es un peu apeurée et au bord des larmes, mais tu retrouves vite le sourire quand nous libérons ta gambette de ce vilain pansement blanc, après environ 10 minutes, le temps nécessaire au plâtre pour durcir. Pour aujourd’hui c’est terminé, nous rentrons à la maison.

Deux semaines plus tard, nous retournons à Bienne pour essayer ta prothèse. Nous som-mes surpris de voir cet engin si grossier et si lourd, environ 800 grammes. Je dis surpris, mais en réalité je devrais dire horrifiés. Je ne peux t’imaginer vivre toute ta vie avec cet en-gin barbare qui t’emprisonne du pied jusqu’à la hanche. L’orthèse semble assez bien aller, il ne suffit plus que de l’ajuster au mieux et de la rendre plus esthétique avant de l’emporter. Nous reviendrons dans quelques jours pour un dernier contrôle.

Ah ! Cette fois, elle est moins choquante cette fameuse orthèse, car elle s’est parée d’un joli cuir brun qui recouvre toutes ses parties métalliques. Nous décidons de l’appeler « Her-cule ». Il est temps de l’enfiler, de te donner une paire de béquilles et hop debout. Pour la première fois de ta vie, à l’âge de trois ans, tu te tiens droite sur tes deux jambes. L’ortho-pédiste nous encourage et nous dit que tu devrais pouvoir marcher toute seule dans 6 à 8 semaines, car les enfants d’origine indienne sont très débrouillards et volontaires.

L’apprentissage de la marche

Avant toute chose, nous nous fixons comme première mission de t’apprendre à aimer « Hercule ». Cela semble ridicule, mais comme il va dorénavant faire partie de toi, il faut que tu l’apprécies, que tu l’apprivoises. Nous entourons Hercule de mille soins,

nous parlons toujours de lui de manière positive, nous le caressons et te disons qu’il est merveilleux, car grâce à lui tu vas pouvoir marcher.

Te tenir debout est une chose, mais dès qu’il faut marcher tout se complique. Comment t’apprendre à utiliser au mieux tes béquilles ? Ces coquines sont désobéissantes et ne veu-lent jamais aller là où tu aimerais qu’elles aillent. Au lieu d’être tes alliées, elles te compli-quent la vie. Elles se croisent devant tes jambes, du coup tu trébuches et passe par-dessus, ou encore elles s’écartent à l’excès et te voilà partie pour un vol plané, atterrissage sur le ventre garanti si je n’arrive pas à te rattraper à temps. Tu as une volonté de fer et inlassable-ment tu recommences. Finalement, la plus fatiguée n’est pas celle que l’on croit.

Si pour tout un chacun il semble facile d’utiliser des béquilles c’est parce que nous gérons parfaitement notre équilibre et que seule notre attention est portée sur le moyen auxiliaire utilisé. Mais pour toi ma chérie, tu dois tout apprendre en même temps. Premièrement, gérer la position debout en équilibre, puis avancer une jambe en prenant appui sur une béquille. Deuxièmement, il te faut décoller l’autre jambe du sol tout en basculant le poids de ton corps sur… enfin bref ! C’est un réel défi qui se présente à toi, car ton cerveau doit

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tout synchroniser en même temps.

Les jours passent et rien à faire, tes béquilles restent indomptables. Ta physio nous propose d’échanger celles-ci contre un déambulateur que nous baptisons « Mercédès ». Ah ! Ça va beaucoup mieux, car c’est beaucoup plus stable, et je cours de moins en moins à ton se-cours. Petit à petit, tu arrives à faire quelques pas, puis c’est notre corridor que tu franchis d’un bout à l’autre. Il nous faut encore t’apprendre comment faire un tourné sur route et maîtriser la marche arrière. Quelquefois tu découvres la loi de la gravité et te retrouves par terre sur les fesses. Tu ne pleures jamais, au contraire, tu attends patiemment que je te re-mette debout et tu recommences.

Notre mission « I love Hercule » est couronnée de succès, tu ne peux plus vivre sans lui, dès ton réveil matinal c’est la première chose que tu nous réclames, et c’est la dernière que tu enlèves le soir venu.

Mercédès, Hercule et toi formez un trio inséparable, te voilà partie pour conquérir le monde. Il t’a fallu exactement 6 semaines pour apprendre à marcher, il t’en faudra un peu plus pour apprendre à plier le genou d’Hercule quand tu veux t’asseoir. Pas facile pour toi de tirer sur un ressort, souvent tu n’as pas la force, ou tu as de la difficulté à trouver le bon endroit.

Toi aussi ma petite Kalinda, tu fais tes premiers pas et je dois être vigilante, car tu as la fâcheuse habitude de mettre en bouche tout ce que tu rencontres, de la feuille d’un d’ar-bre aux cailloux, et pourquoi pas ces petits machins qu’on trouve par terre et qui frétillent appelés communément lombric ou escargot. Ta marche est de plus en plus aisée, et je dois continuellement te courir après, tout en ayant un œil sur ta sœur qui reste souvent en panne à cause d’un obstacle sur sa route. Je crois bien que je vais me transformer en essuie-glace, une fois à gauche, une fois à droite, une fois à gauche, une fois à droite et on recommence…

Quand nous partons toutes les trois faire des achats, nous ne passons pas inaperçues. La Rolls-Royce est pleine à craquer et en plus nous avons trouvé le moyen d’emporter avec nous la Mercédès pour que Sharmila puisse se promener dans le magasin en toute liberté.

Quelques mois s’écoulent et tu deviens de plus en plus téméraire. Abandonnant ta Mer-cédès tu commences à te déplacer dans l’appartement en t’accrochant aux murs puis aux différents meubles que je prends soin d’espacer un peu plus quotidiennement. Le jour ar-rive enfin où tu te lances dans le vide. Ça y est ! Tu fais deux ou trois pas sans aucun appui. Bravo ma fille, tu es formidable et courageuse. Tu te fortifies de semaine en semaine et le médecin décide de diminuer ton Hercule. Dorénavant, tu n’as besoin que d’un appareil te soutenant du pied au genou et d’une chaussure compensée de 2,5 cm, car ta jambe est plus courte que l’autre. Hercule est mort, Victor est né, mais sa vie sera très éphémère. Bien vite, tu peux te passer de tout moyen auxiliaire à part ta chaussure compensée. Médecins et physio avaient dit que tu ne marcherais pas avant l’âge de 7 ou 8 ans, et ceci, avec des appareillages ou pire encore, que tu passerais ta vie en chaise roulante. Du haut de tes qua-tre ans, tu leur prouves à tous qu’ils se sont complètement plantés. C’est merveilleux, c’est miraculeux.

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Chapitre 3

Aveugle?

Ta petite voix me bouleverse encore davantage et je ne peux m’empêcher de penser : «Oui mon amour tu vois pour le moment, mais pour combien de temps encore ?»

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Il nous semble que tu louches un peu Kalinda, et comme par le passé, quand tu étais hos-pitalisée tu te protèges l’œil droit avec ta main. Un premier rendez-vous chez l’oculiste confirme nos doutes, quelque chose ne va pas bien.

– Quel est le problème Docteure, vous avez l’air inquiète ?

– Oui, en effet, mais avant de me prononcer est-ce que je pourrais regarder les nerfs optiques de votre fille aînée s’il vous plaît ? J’aimerais comparer, car je me demande si les Indiens ne les ont pas plus pâles que les Européens.

Bien qu’elle ait l’air d’en douter, elle consulte quand même les yeux de Sharmila et découvre des nerfs optiques grenat comme il se doit normalement. À nouveau elle regarde ceux de Kalinda et hoche la tête sans dire un mot. Je commence vraiment à m’inquiéter.

– Qui y a t’il Docteure ?

– Écoutez Madame, le nerf optique de l’œil droit est blanc comme neige, tandis que celui de l’œil gauche est légèrement rosé. Je ne comprends pas comment votre fille peut encore voir avec des yeux dans cet état. L’œil droit est malheureusement perdu, quant à l’œil gauche…

– Que voulez-vous dire, pensez-vous que Kalinda va perdre la vue ?

– Oui je le pense, et ceci, à n’importe quel moment. Je suis vraiment désolée. Toutefois avant de vous alarmer j’aimerais bien lui faire passer un scanner à Genève et la faire voir par un spécialiste. Êtes-vous d’accord ?

– Oui bien sûr et le plus vite sera le mieux.

Quel choc, je suis au volant de ma voiture direction la maison, mais je ne vois plus rien, les larmes inondent mon visage et je retiens comme je peux mes sanglots. Du haut de tes deux ans, tu as tout compris ma chérie, et pour me rassurer tu me dis d’une petite voix :

– Pleure pas maman, je vois avec mes yeux.

Ta petite voix me bouleverse encore davantage et je ne peux m’empêcher de penser : « Oui mon amour, tu vois pour le moment, mais pour combien de temps encore ? » Quand j’an-nonce la nouvelle à ton papa, il s’effondre complètement, tout comme moi, et nous pleu-rons ensemble toutes les larmes de notre corps. Pourquoi faut-il encore que tu passes par là, n’as-tu pas déjà eu assez d’épreuves dans ta vie, n’as-tu pas déjà assez souffert et lutté ? Nous téléphonons à tous nos amis pour qu’ils prient pour toi. Nous nous préparons morale-

Pleure pas maman

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ment à déménager direction Lausanne, car dans notre région il n’existe aucune école pour aveugle.

Hôpital ophtalmique Genève

Nous allons passer trois jours dans cet hôpital pour faire tous les examens nécessai-res. Nous ne te quittons pas d’une semelle. Le professeur X t’examine avec difficulté, car ce pauvre homme est privé de toute psychologie enfantine. Il aimerait que tu

te comportes comme un adulte, sans bouger, pendant qu’il examine ton fond d’œil. Mais pour toi c’est aussi très pénible, car tu aimerais bien aller jouer plutôt que de recevoir du-rant toute la journée des gouttes qui te piquent les yeux. En plus, entre chaque examen, il nous fait attendre des heures et des heures dans un corridor. Comme tes yeux sont super dilatés, gonflés, et que tu n’arrives plus à les ouvrir, il t’est impossible de faire des dessins, des puzzles ou encore simplement de t’amuser avec des jouets, car tu ne vois presque plus rien. Moi je trouve que tu as beaucoup de patience, davantage que ce cher Professeur en tous les cas.

Je passe la nuit avec toi tant bien que mal, car le fauteuil qui a été mis à ma disposition à côté de ton petit lit n’est pas très confortable, peu m’importe, l’essentiel est que je sois près de toi.

Ce matin nous te conduisons en salle d’opération pour faire un scanner. À cause de la pré-médication, tu es toute rigolote. Nous te suivons jusqu’à la porte d’entrée du bloc, et tu nous fais des petits signes de la main pour nous dire au revoir. Nous cachons notre visage pour que tu ne puisses pas voir nos larmes couler. En attendant ton retour nous allons nous promener papa et moi, mais le cœur n’y est pas, nous sommes en pensées avec toi et nous avons peur des résultats à venir.

Nous sommes de retour bien avant toi dans ta chambre et nous t’attendons très inquiets. Te voici enfin. Oh les bandits ! Ils t’ont piquée partout, car tes veines ne sont pas faciles à trouver. Finalement, ils t’ont mis une perfusion au pied ce qui t’agace énormément.

Quelques heures passent avant l’arrivée du Professeur. Enfin, nous allons en savoir plus.

– Monsieur dame, votre fille n’a pas de tumeur ni de caillot sanguin comprimant les nerfs optiques comme nous pouvions le penser au premier abord. Par contre, ses deux hémisphères cérébraux ne sont pas de taille égale et ont visiblement souffert d’hydrocéphalie provoquée par la méningite. Il aurait fallu drainer l’eau de sa tête quand elle a été hospitalisée la première fois, mais comme cela n’a pas été fait les nerfs optiques ont été comprimés pendant une période indéterminée, mais suffisam-ment longue pour les détruire. Toutefois, nous pensons qu’elle conservera le peu de vue qu’il lui reste, soit trente pour cent du côté gauche et malheureusement rien de l’autre. Je dois vous dire que je ne m’explique toujours pas comment il est possible qu’elle puisse voir de son œil gauche, car ses deux nerfs optiques sont morts. Une autre chose encore, vu les dégâts au cerveau provoqué par la méningite votre fille aura probablement un retard mental. Demain, une psychologue viendra voir Kalinda pour évaluer l’étendue des dégâts. Voilà, au revoir monsieur dame.

Ce n’est pas possible, je ne peux pas y croire ! Si notre petite fille est dans cet état, c’est parce que les médecins ne l’ont pas soignée correctement durant son hospitalisation ? Avec tou-

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tes les ponctions lombaires qu’ils lui ont fait subir, ils n’ont même pas vu qu’elle souffrait d’hydrocéphalie ? Ma pauvre chérie, tu pouvais bien avoir mal et te protéger les yeux de ta petite main, tu devais avoir des maux de tête horribles. Mais comment est-ce possible qu’en 5 semaines d’hospitalisation ils aient passé à côté du vrai problème ? Quoi qu’il en soit, mes questions et ma colère n’y changeront rien, ce qui est fait est fait, et nous ne pou-vons pas revenir en arrière.

Comme le professeur nous l’avait annoncé la veille, la psychologue vient te voir. Elle est charmante et très avenante. Tout en discutant avec nous, elle ouvre une petite valise où se trouvent plein de petits jouets. Sur la valoche il est inscrit 18 mois. Avant de commencer, elle tente de nous rassurer :

– Ne vous inquiétez pas si votre fille n’arrive pas à faire tout le test, car de toute façon ce n’est pas très fiable. C’est juste pour avoir une évaluation approximative.

L’exercice dure environ 5 minutes tellement tu vas vite et trouves cela passionnant.

Puis une nouvelle petite valise où il est écrit cette fois deux ans fait son apparition. Brave petite Kalinda, tu remportes ce défi en moins de temps qu’il faut pour le dire.

Enfin, la psychologue va chercher une dernière mallette destinée cette fois aux enfants de 2 ans et demi, mais pour toi c’est un jeu d’enfant de déjouer tous les tours. Pour évaluer ton langage elle te pose beaucoup de questions du style : Où est ta nuque, ton ventre, ton dos, ton menton, ton genou, ton crâne et enfin à quoi sert ton nez, avec quoi tu respires ou avec quoi tu vois et j’en passe. Tu ne fais pas une seule erreur. L’exercice terminé, la psy nous dit :

– Eh bien ! Je suis déçue en bien comme l’on dit dans le canton de Vaud. En ayant vu son scanner, je ne m’attendais vraiment pas à cela. Votre fille est avancée pour son âge, et elle a même déjà un vocabulaire très élaboré.

Quand on pense à tout ce que tu as vécu, c’est vraiment extraordinaire, merci mon Dieu. Nous continuerons de prier pour que ta vue progresse. Nous avons confiance.

Tu défies la médecine Kalinda

Mars 1988. Ton ophtalmologue décide d’obturer ton œil gauche pendant une se-maine afin d’essayer de stimuler l’autre. Mon pauvre amour, tu ne dis pas un mot, tu es même tout sourire, pourtant tu marches comme une aveugle, les mains en

avant pour éviter tout obstacle. Tu n’essaies pas même de retirer ton pansement tant tu es obéissante et facile. Pour t’asseoir, tu tâtes de la main tous les objets pour trouver le siège. Pour manger, ce n’est pas simple, tu es très souvent à côté de l’assiette, mais jamais tu ne t’énerves. Nous sommes impatients que cette démarche prenne fin, car nous souffrons de te voir ainsi, et nous nous rendons bien compte que tu ne vois rien ou presque. Les conclu-sions finales sont bien ce que nous pensions, tu perçois la lumière, mais c’est tout. Tu es rudement heureuse quand enfin nous mettons un terme à cette expérience.

Deux mois plus tard, nous sommes convoqués par un grand Professeur de renommée inter-nationale. Il est très intéressé par ton cas, et ce n’est pas 10 minutes qu’il va nous consacrer, mais une matinée entière, une matinée merveilleuse. Pour une fois, tout Professeur qu’il est, il a un contact presque magique avec toi. Il n’a pas peur de se mettre à quatre pattes, pour

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jouer avec une poupée particulière, qui a une jambe à la place d’un bras, le nez à la place de la bouche, et d’observer tes réactions. Plusieurs fois vous allez littéralement éclater de rire, car aussi petite sois-tu, quand le professeur te taquine un peu, tu réagis au quart de tour et tu ne te laisses pas influencer.

Cela fait du bien de passer un examen médical avec tant de chaleur humaine. Merci Profes-seur. Ses conclusions sont les suivantes :

– Je suis émerveillé par les capacités de votre fille. Au sens purement médical, elle est déclarée totalement aveugle, car il est impossible de voir avec des nerfs optiques dé-truits. Il est clair que son œil droit ne perçoit que la lumière, mais contre toute attente j’ai pu constater que son œil gauche voit comme à travers le trou d’une serrure. Certes, ce n’est pas beaucoup, mais je ne m’explique toujours pas comment c’est possible. Je n’ai jamais rencontré un tel cas durant toute ma carrière.

Eh bien ! Si cela ne s’explique pas, c’est qu’il s’agit tout simplement d’un miracle. Car un miracle s’il s’expliquait ne serait plus un miracle ! Logique non ?

La famille va-t-elle s’agrandir ?

Voici maintenant quelques semaines que je désire offrir tout mon cœur à un autre enfant, mais comment le dire à Jean-Paul, car après toutes les difficultés que nous venons de traverser je comprendrais qu’il veuille attendre des jours meilleurs ou qu’il

refuse ? Toute la journée je cherche comment je vais bien pouvoir lui présenter ma requête. Quand le soir arrive, après avoir couché les filles, je me dis que c’est le bon moment. J’ai un peu de peine à trouver mes mots, car je suis partagée entre l’envie de le convaincre et la peur de lui imposer un choix qui ne serait pas encore le sien. Prendre la décision d’adopter un troisième enfant n’est pas un jeu, mais une responsabilité énorme, et il faut que nous soyons convaincus tous les deux de son bien-fondé pour le bonheur de notre enfant à ve-nir. C’est merveilleux, car une fois encore nous sommes sur la même longueur d’onde. Mon petit mari est aussi travaillé par cette pensée et il attendait simplement le moment où je me sentirais prête.

Voilà, en ce moment précis nous venons de concevoir notre troisième enfant, nous pou-vons donc considérer que je suis enceinte.

Le 5 septembre 1988, nous envoyons notre demande au service des étrangers pour com-mencer la procédure d’adoption. Une fois de plus il nous faudra beaucoup de patience. Comme pour nos filles nous ne cessons de penser à toi notre futur enfant. Seras-tu garçon ou fille ? Quel âge as-tu ? Seras-tu en bonne santé ou non ? Comment t’appelles-tu ? Fina-lement, c’est bien secondaire, car qui que tu sois nous t’aimons déjà très fort et te serrons par la pensée sur nos cœurs.

Chaque mardi je me rends à la physiothérapie avec Sharmila. Enfin, elle accepte de travailler ses exercices sans moi, je dispose donc d’une heure de liberté que je passe à me balader autour du centre avec Kalinda. C’est pour moi un moment particulier, car j’en profite pour prier pour toi, mon petit ange du bout de la terre. Je demande à Dieu qu’il te protège et te fasse sentir tout l’amour que nous avons pour toi. Vu les soucis que nous avons rencontrés avec tes sœurs, je lui demande aussi, si c’est sa volonté, que tu sois sain ou saine de corps et d’esprit, et que tu sois pour nous un vrai petit pain, mais plus encore, que nous, nous soyons

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des petits pains pour toi.

Le parcours du combattant recommence et il nous faut à nouveau passer par notre assis-tant social qui semble surpris de notre décision qu’il trouve précipitée. Il se demande si nous sommes pris de folie ou d’inconscience. Est-ce de la folie que d’aimer ? Est-ce de l’in-conscience ou de l’orgueil de penser que nous pourrons t’offrir un meilleur avenir ?

Octobre 1988

– Allo, Madame Millar, nous aimerions savoir si vous nous accepteriez une nouvelle fois comme parents?

– Oh, c’est merveilleux, comme je suis contente de votre décision, car j’ai rencontré à l’orphelinat un enfant qui a vraiment besoin de vous. En le voyant, je me suis dit : « quel dommage que Jean-Paul et Nicole n’aient pas commencé un dossier d’adop-tion, car bien que j’aie plusieurs familles en attente je ne pouvais pas m’imaginer le placer ailleurs ! Je ne sais pas comment vous expliquer cela, mais en voyant ce petit bonhomme j’ai pensé : «C’est un petit Wettstein». Je suis donc comblée de joie, vous arrivez vraiment au bon moment.

Ton papa est encore au téléphone avec Jo quand je l’entends prononcer ton prénom pour la première fois… VINOD.

Nous voici parents d’un petit garçon de 5 mois. Tu souffres de poliomyélite légère à la jam-be gauche. Si nous le désirons, nous pouvons changer ton prénom en Binod, car le V et le B sont la même lettre en Indi. Papa et moi préférons garder le V. Vinod, c’est un prénom magnifique qui veut dire : « Joyeux, heureux». Comme d’habitude, Jo nous demande de faire accélérer au maximum les démarches, car elle aimerait aller te chercher avec d’autres enfants en février ou mars. Papa n’a pas encore reposé le combiné que je vois des larmes couler le long de ses joues. Bon pour ne pas changer nous voilà tous les deux en pleurs, mais des pleurs de joie. Nous ne sommes pas les seuls à être heureux, tes sœurs sont tout excitées à l’idée d’avoir un petit frère, elles n’arrêtent pas d’en parler, et Kalinda s’imagine que tu n’es pas plus grand que l’écart qu’elle peut faire entre son pouce et son index. Shar-mila publie à tout le monde qu’un petit frère va entrer dans la famille, et Kalinda s’empresse de rajouter en montrant ses petits doigts : « Il est grand comme ça».

Trois jours plus tard, nous recevons enfin une lettre de Jo avec ta photo. Que tu es beau mon fils, tu es tout petit et n’a presque pas de cheveux. Tu as de grands yeux pleins de ma-lice et de tendresse qui semblent nous dire : « Je vous attends, venez vite me chercher, j’ai besoin d’être aimé.» Sur la photo tu es habillé avec une robe, mais je crois qu’à l’orphelinat ils n’ont pas tellement les moyens de s’occuper de ce genre de détail, tu as des vêtements et c’est déjà beaucoup. Comme j’aimerais que notre amour puisse s’envoler, traverser les mers, les océans, franchir les frontières et changer de continent pour aller telle une co-lombe se poser sur ton cœur pour t’apporter chaleur, douceur, caresses et réconfort. Vole ma colombe, ne t’arrête pas en chemin, deviens notre émissaire. Quand tu te seras posée sur lui, gonfles ta poitrine, relèves la tête et chantes comme tu n’as encore jamais chanté le plus beau des chants d’espoir.