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Intermédialité et déconstruction de la fiction chez Alain Robbe-Grillet Analyse comparative de La maison de rendez-vous et de L'homme qui ment Mémoire Alexandre Martel Maîtrise en études littéraires Maître ès arts (M.A.) Québec, Canada © Alexandre Martel, 2016

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Intermédialité et déconstruction de la fiction chez Alain Robbe-Grillet

Analyse comparative de La maison de rendez-vous et de L'homme qui

ment

Mémoire

Alexandre Martel

Maîtrise en études littéraires

Maître ès arts (M.A.)

Québec, Canada

© Alexandre Martel, 2016

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Intermédialité et déconstruction de la fiction chez Alain Robbe-Grillet

Analyse comparative de La maison de rendez-vous et de L'homme qui

ment

Mémoire

Alexandre Martel

Sous la direction de :

Julie Beaulieu, directrice de recherche

Richard St-Gelais, codirecteur de recherche

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Résumé

Alain Robbe-Grillet, d’abord connu en tant que romancier, a dès le début des années 1960

partagé son temps entre le cinéma et la littérature. Après avoir fourni le scénario de L’année dernière

à Marienbad, il est passé derrière la caméra et a réalisé une dizaine de films qui, tant par leur forme

que leur propos, poursuivent les recherches esthétiques entreprises dans sa pratique littéraire. Plus

encore, il nous semble que le début de cette aventure cinématographique marque un tournant dans

son œuvre. Alors que le point de vue qui portait les premiers romans — point de vue que les critiques

ont rapproché de celui d’une caméra —, marquait déjà la dimension intermédiale de son œuvre, il

apparaît que son passage dans la chaise du réalisateur a été le germe d’une radicalisation de sa

pratique. Ainsi, les romans et les films qui ont suivi possèdent une portée intermédiale beaucoup plus

large. De fait, c’est l’ensemble de la narration qui s’y trouve remise en question par la mise en

évidence des spécificités de chacun des médias et par la transposition de procédés propres à la

littérature dans le film, et vice versa. C’est par une étude comparative de La maison de rendez-vous

(1965) et de L’homme qui ment (1968) que nous montrons en quoi consiste la relation intermédiale

que Robbe-Grillet établit entre les disciplines, en plus de mettre en évidence les mécaniques qui,

ancrées dans la matérialité des médias, fondent le roman et le film.

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Tables des matières

Résumé .............................................................................................................................................................. iii

Tables des matières............................................................................................................................................ iv

Remerciements .................................................................................................................................................... v

Introduction ......................................................................................................................................................... 1

Chapitre I : De l’intermédialité comme outil de connaissance ............................................................................. 7

Fluxus et les intermédias ................................................................................................................................ 8

De l’intermédialité à la transmédiation .......................................................................................................... 10

Fabula et syuzhet ......................................................................................................................................... 14

Coprésence et influences ............................................................................................................................. 17

Chapitre II : L’esthétique robbe-grilletienne ou du « caractère inhabituel du monde qui nous entoure » .......... 21

De l’influence de l’humanisme sur la littérature ............................................................................................ 22

Robbe-Grillet contre l’humanisme ................................................................................................................ 24

Le personnage ............................................................................................................................................. 28

La description ............................................................................................................................................... 37

Le temps ....................................................................................................................................................... 44

Chapitre III : Le personnage-narrateur et son rôle dans La maison de rendez-vous et L’homme qui ment ...... 49

De la non-fiabilité du personnage-narrateur ................................................................................................. 50

Détournement de la narration ....................................................................................................................... 59

La star .......................................................................................................................................................... 69

Chapitre IV : Traitement de l’espace et du temps à la lumière des contraintes matérielles des deux arts ....... 72

De la simultanéité de la perception .............................................................................................................. 72

Réorganiser la discontinuité ......................................................................................................................... 84

Conclusion ........................................................................................................................................................ 90

Bibliographie ..................................................................................................................................................... 98

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Remerciements

Je tiens à remercier Julie Beaulieu et Richard Saint-Gelais qui, par leurs nombreux

encouragements et leurs précieux commentaires, ont permis à ce mémoire de voir le jour. Je

voudrais également remercier René Audet de m’avoir donné la chance de vivre du travail

universitaire pendant presque trois ans. Finalement, toute ma gratitude va à ma femme Emilie qui a

longuement bercé Odile les nuits durant lesquelles je terminais ce travail.

Je remercie également le CRSH et le FRQ-SC pour leur soutien financier.

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Introduction

Pour un créateur, l’exploration d’une autre forme d’art représente le germe potentiel d’une

révolution esthétique. La rencontre avec d’autres moyens, d’autres signes, d’autres mécaniques,

peut obliger un artiste à voir son travail premier sous un autre angle et lui faire prendre conscience

des spécificités inhérentes à chacun des médiums qu’il utilise. Dans la carrière d’Alain Robbe-Grillet

(1922-2008), son passage derrière la caméra, pour la réalisation de L’immortelle, semble marquer un

point tournant dans sa pratique. Effectivement, à partir de 1965, soit à la suite des parutions de son

premier film à titre de réalisateur et de son recueil d’Instantanés, il abandonne complètement les

relents de réalisme qui parcouraient toujours son travail et chasse pour de bon le nuage de la

psychologie qui jetait encore son ombre sur son projet esthétique. Plus exactement, on sent que

Robbe-Grillet passe d’une critique ciblant précisément le roman réaliste à une remise en question

plus générale et plus acerbe, interrogeant les fondements mêmes de la littérature fictionnelle. Que ce

saut dans le septième art n’ait été qu’accessoire ou au contraire déterminant dans l’indéniable

radicalisation de son travail, nous verrons à préciser son réel impact à la lumière des autres facteurs

qui auraient pu enclencher cette mutation stylistique. Au cours de la présente étude, nous tenterons

donc d’observer cette transformation et de voir les répercussions qu’elle a eues sur le travail

cinématographique et romanesque qui en a découlé.

Comme la majorité des travaux portant sur Alain Robbe-Grillet ont été publiés avant 1990, il

en ressort que certaines avenues théoriques nouvelles, défrichées au cours des 25 dernières

années, n’ont pas encore été empruntées pour parcourir les œuvres de celui qu’on a longtemps

appelé le pape du nouveau roman. De plus, les œuvres de Robbe-Grillet ont trop souvent été

abordées selon une approche strictement disciplinaire. Il n’est toutefois pas question de déprécier la

pertinence méthodologique d’une telle démarche; d’une certaine manière, elle est préalable à une

entreprise comme celle que nous nous apprêtons à entamer. Si la première vague de travaux

s’appliquait souvent à isoler la production littéraire de la production cinématographique, il semble

approprié de croiser les médiums dans un cas comme celui qui nous préoccupe. De fait, Robbe-

Grillet n’a pour ainsi dire jamais mené ses deux carrières en vase clos : ses romans et ses films

explorent les mêmes préoccupations, tant esthétiques que thématiques. Envisager ses fictions

comme autant de briques d’un même édifice me permettra vraisemblablement de considérer les

stratégies qui les sous-tendent en regard d’un parti pris esthétique qu’il faudra cerner au plus près. Il

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apparaît donc primordial, pour bien saisir l’ensemble des ramifications du projet robbe-grilletien,

d’établir un dialogue entre les arts et de ne pas supposer que l’un soit le parent pauvre de l’autre. La

notion d’intermédialité, en ce qu’elle rejette la hiérarchie supposée par les théories traditionnelles de

l’adaptation, nous semble bien épouser la problématique qui est la nôtre. Étant donné la relative

nouveauté de ce concept dans le milieu universitaire et le désintérêt relatif manifesté à l’égard du

travail de Robbe-Grillet au cours des dernières années, leur conjugaison m’apparaît féconde et

porteuse d’une perspective neuve qui permettra une réévaluation d’une des œuvres littéraires et

filmiques parmi les plus riches de la deuxième moitié du XXe siècle.

Tout un pan de l’œuvre de Robbe-Grillet a été abondamment étudié et analysé jusqu’au

tournant des années 1980 : nous parlons évidemment ici des romans Les gommes, Le voyeur, La

jalousie et Dans le labyrinthe, puis du film L’année dernière à Marienbad. Les livres qui suivirent,

ceux auxquels les critiques ont accolé l’appellation de « nouveau nouveau roman »1, n’ont en

rétrospective reçu que relativement peu d’éclairage théorique ou bien n’ont été lus qu’à l’aune des

titres précédemment cités. En effet, outre une poignée d’articles parus au moment de sa sortie, La

maison de rendez-vous est un roman pratiquement absent des études robbe-grilletiennes. Un livre

de Jacques Dhaenens datant de 19702 en a bien souligné la portée fétichiste et la réification que

subissent ses personnages, mais l’ouvrage ne prétend à aucune visée structurelle ou intermédiale.

Jean Ricardou3 et Richard Saint-Gelais4 se sont également penchés sur l’œuvre, mais leurs

réflexions constituent, en ce qui concerne la visée de ce projet, beaucoup plus un bloc de départ sur

lequel s’appuyer qu’un mur bouchant l’horizon critique. Il nous faut également mentionner les travaux

de de Johan Faerber et de Christian Milat, notamment Pour une esthétique baroque du nouveau

roman et Alain Robbe-Grillet. Balises pour le XXIe siècle (codirigé par Milat et Roger-Michel

Allemand), qui, sans avoir le même objet d’étude, s’inscrivent dans une mouvance de relecture du

nouveau roman dont nous nous réclamons. Nos conclusions et notre propos nous semblent

néanmoins assez différents pour que nous n’ayons pas à en tenir compte. En ce qui a trait aux

études cinématographiques, les travaux portant sur L’homme qui ment sont à peu près inexistants.

1 Terme introduit par Françoise van Rossum-Guyon lors du colloque Nouveau roman : hier, aujourd’hui, tenu à Cerisy-la-

Salle en 1971. 2 Jacques Dhaenens, La maison de rendez-vous d’Alain Robbe-Grillet : pour une philologie sociologique, Paris, Lettres

modernes, 1970, 50 p. 3 Jean Ricardou, Pour une théorie du Nouveau Roman, Paris, Seuil (coll. Tel Quel), 1971, 271 p. 4 Richard St-Gelais, Châteaux de pages : la fiction au risque de sa lecture, LaSalle, Hurtubise (collé Brèches), 1994,

299 p.

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Hormis les ouvrages généraux consacrés au cinéma de Robbe-Grillet, qui se penchent généralement

plus sur Marienbad ou Trans-Europ-Express, il n’y a à notre connaissance qu’Approche du récit

filmique d’André Gardies5 qui se consacre exclusivement au film de 1968. Cette imposante analyse

se range cependant dans l’importante lignée des écrits sémiologiques qui tendent à faire du film un

objet du discours plutôt qu’une construction visant la représentation. L’approche qui sera préconisée

dans le mémoire à venir sera tout autre. Finalement, un mémoire intitulé « Le bricolage textuel et

filmique d’Alain Robbe-Grillet : La Maison de rendez-vous et L’Homme qui ment »6 est le seul travail

proposant une entreprise analogue à celle exposée ici. Bien que les objets d’étude soient les mêmes,

les approches, elles, différerent puisque c’est à la lumière des théories des arts visuels et des écrits

de Jacques Derrida que Larissa J. Fitzgerald analyse les deux œuvres.

Le présent mémoire consistera donc essentiellement en une analyse comparative de deux

œuvres de cette période charnière qu’est la deuxième moitié des années 1960, soit un roman, La

maison de rendez-vous (1965), et un film, L’homme qui ment (1968). Nous nous proposons de

décortiquer, d’entrechoquer et de mettre en lumière certains traits esthétiques qui caractérisent le

travail de Robbe-Grillet, et plus précisément la manière dont ces œuvres traitent les personnages et

la fiction en général. Nous tenterons d’identifier ce qui les éloigne et ce qui les rapproche tout en

mettant l’accent sur les moyens employés par l’auteur pour parvenir à dire ou à montrer la même

chose. Par exemple, les deux œuvres mettent en scène un protagoniste aux contours évanescents

qui demeure, en fin de parcours, insaisissable. De fait, le point de vue adopté par la figure centrale

ne s’institue pas comme une focalisation constante et claire : sa perception est au contraire

mouvante et, par le fait même, ce qui nous parvient par son biais résulte d’une confusion entre

plusieurs niveaux de réalités, plusieurs degrés de vérité. Ainsi, La maison de rendez-vous se déroule

dans ce qui semble être un délire, alors que l’incertitude du narrateur et même l’incertitude quant à

son identité font obstacle à une reconstruction logique des événements. Les différentes scènes

surviennent parallèlement dans diverses manifestations médiatiques (revues, théâtre, tableaux,

sculptures, etc.) et dans ce qui nous apparaît être une temporalité circulaire et réversible. Le

ressassement des épisodes donne effectivement lieu à de multiples variantes. Boris, le personnage

5 André Gardies, Approche du récit filmique : sur L’homme qui ment d’Alain Robbe-Grillet, Paris, Éditions Albatros, 1980,

216 p.

6 Larrisa J. Fitzgerald, « Le bricolage textuel et filmique d'Alain Robbe-Grillet : La Maison de rendez-vous et L'Homme qui

ment », mémoire de maîtrise en littérature française, Kingston, Queen’s University, 1992, 111 f.

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principal de L’homme qui ment, n’est guère plus consistant. Racontant perpétuellement la disparition

d’un dénommé Jean, il se perd dans un dédale de mensonges et de remaniements narratifs au point

de se confondre avec le sujet même de ses histoires. Boris se métamorphose donc momentanément

en Jean, le raconteur devenant le raconté. Le spectateur se retrouve avec le défi de reconstituer ce

qui pourrait faire office d’histoire « véritable », sans pourtant détenir les outils et les informations qui

lui permettraient d’effectuer une telle tâche. Les personnages diffèrent néanmoins dans leur nature,

la matérialité du cinéma et de la littérature imposant des contraintes différentes, ne serait-ce que

parce que le personnage filmique est actualisé par le corps du comédien portant le rôle. Ce type de

nuances formelles influence grandement le rendu et les effets induits par la focalisation instable,

dépendamment du contexte médiatique dans lequel elle s’inscrit. C’est ce que nous nous proposons

d’étudier.

La remise en cause de la vérité romanesque ou cinématographique, typique de l’esthétique

robbe-grilletienne, nous amènera à réfléchir sur sa conception du personnage et du narrateur qui

s’inscrit en faux contre le rôle qui leur est assigné dans le roman et le cinéma traditionnels. En effet,

Robbe-Grillet s’efforce dans son travail de démonter la notion même de personnage qui, à l’apogée

du roman réaliste du XIXe siècle, constituait très souvent le pivot de toute entreprise romanesque.

Partant de cette idée, notre analyse se fera en deux étapes. En prenant comme objet les

personnages-narrateurs que nous avons déjà identifiés, à savoir Boris et le narrateur de La maison

de rendez-vous, nous tenterons d’un côté de voir comment Robbe-Grillet prive ses protagonistes de

ce qui, dans la conception populaire héritée de la tradition du XIXe siècle, distingue le sujet de l’objet.

C’est ce qu’on appelle communément la profondeur : un personnage, comme un être de chair, a plus

à offrir que son apparence. Pour obtenir l’adhésion du lecteur, le personnage doit de façon générale

posséder un passé, une intériorité, un caractère défini et stable. Nous verrons comment et pourquoi

les personnages-narrateurs que l’on retrouve dans les œuvres à l’étude sont privés de ces attributs,

tout en identifiant les conséquences que cette redéfinition du personnage entraîne dans la réception

de l’œuvre. De l’autre côté, nous déterminerons en quoi cette remise en question de la notion de

personnage influence l’acte narratif. En effet, les personnages-narrateurs de La maison de rendez-

vous et de L’homme qui ment sont à la fois des personnages dépourvus des caractéristiques qu’on

leur accorde habituellement et des narrateurs brimés dans leur rôle. Le livre et le film que nous

étudierons, de toute évidence, mettent en place des dispositifs qui amènent le lecteur ou le

spectateur à considérer le narrateur comme non fiable. Il nous semble que ceci a pour effet de

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redéfinir le rôle joué par le narrateur dans une œuvre fictionnelle; de celui qui raconte une histoire

dont il est le passeur, il devient celui qui construit un discours qui, de bien des manières, lui échappe.

Dans un deuxième temps, nous nous pencherons sur les moyens employés par Robbe-

Grillet pour mettre à mal le temps et l’espace. Tout comme il déconstruit le personnage en l’évidant

de ce qui en constitue normalement la substance, il s’efforce de bâtir autour de ses protagonistes

des environnements temporels et spatiaux désarticulés qui réduisent, voire annulent la portée

réaliste des œuvres. L’espace, dans un contexte littéraire, nous est en grande partie transmis par

l’usage de la description. Alors qu’elle sert d’ordinaire à dépeindre l’espace et les corps pour mieux

les « faire voir » au lecteur, Robbe-Grillet l’utilise au contraire pour brouiller l’image mentale que tente

de se construire le lecteur. En exploitant les limites matérielles de la description littéraire, et en

transposant cette technique dans un contexte cinématographique, il ne tente d’aucune manière

d’établir une représentation fidèle de la réalité. Bien au contraire, c’est pour affirmer l’autonomie des

œuvres par rapport au monde, ou pour mettre en évidence la construction qu’est tout objet artistique,

qu’il reconfigure les espaces dans des agencements kaléidoscopiques faisant disparaître les objets

sous la multitude des détails qui les constituent.

Dans une certaine mesure, la temporalité subit un traitement analogue. En effet, les œuvres

de Robbe-Grillet ne s’inscrivent pas dans une temporalité que l’on pourrait se figurer comme une

ligne droite. En ce sens, elles s’opposent à la plupart des romans qui, même pour ceux qui reposent

sur des constructions temporelles complexes, se déroulent dans le sillon d’un temps continu

s’écoulant d’un point A vers un point B. Cela ne signifie toutefois pas que les structures de ces livres

proscrivent les allées et venues le long de l’axe temporel, bien au contraire. Chacune de leurs

péripéties est néanmoins inscrite sur un point de cet axe; les analepses et les prolepses se font ainsi,

comme la terminologie l’indique, en reculant ou bien en avançant par rapport au point de référence

que constitue le présent. Le temps chez Robbe-Grillet est tout autre : loin d’être linéaire, il se fait

circulaire, si bien que la chaîne causale des événements se voit bouleversée. Les différents épisodes

sont sans cesse répétés et, au fil des répétitions, ils sont modulés par ceux qui les précédent, non

pas dans l’histoire à proprement parler, mais dans les pages du livre.

Pour être à même de bien identifier les différentes caractéristiques de l’esthétique robbe-

grilletienne que nous venons de mentionner, nous commencerons par définir les grandes lignes de

ce qu’a été le nouveau roman à travers la plume et la caméra de Robbe-Grillet. Nous verrons plus

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précisément en quoi son travail s’oppose radicalement à la tradition du roman réaliste qui, par le biais

d’une certaine frange de la critique française, s’est vue instituée comme l’aboutissement de

l’évolution romanesque. Nous nous pencherons également sur la portée critique de ces choix

esthétiques dans la mesure où ils viennent démonter certains présupposés philosophiques qui

étaient devenus des gages de réalisme et de qualité littéraire.

Mais, tout d’abord, pour être à même de bien mener notre étude, il faudra nous pencher sur

la question de l’intermédialité. De fait, nous nous proposons d’analyser chacune des deux œuvres

non seulement en tenant compte de leur matérialité pour ensuite pointer leurs spécificités, mais aussi

en identifiant ce qu’il y a de cinématographique dans l’écriture romanesque de Robbe-Grillet, et vice

versa. En posant les deux médiums comme étant distincts, il nous sera possible d’éviter le gommage

des particularités de chaque pratique qu’impliquent parfois les équivalences holistiques d’une

approche purement sémiologique. Bien qu’on ne fasse pas violence au roman en le rangeant sous

l’égide du discours, le film, quant à lui, possède une dimension représentative beaucoup plus intense

qu’on ne peut ignorer, c’est-à-dire qu’il constitue une « perception ou [une] image qui offre

l’apparence sensible d’un être dont elle est un équivalent.7 » Nous observerons ainsi comment le

projet esthétique de Robbe-Grillet se plie aux exigences des deux médias tout en travaillant de part

et d’autre à des effets similaires.

7 Étienne Souriau (dir.), Vocabulaire d'esthétique, Paris, Presses universitaires de France, 2010 [1990], p. 1293-1294.

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Chapitre I : De l’intermédialité comme outil de

connaissance

Avant d’entrer dans le vif du sujet, il nous importe de préciser ce que nous entendrons par

intermédialité, notion aux contours plutôt indéfinis s’il en est une. Si certains y voient « une pensée

de l’être non plus entendue comme continuité et unité, mais comme différence et intervalle »8, ou

bien une notion qui « étudie […] comment textes, images et discours ne sont pas seulement des

ordres de langage ou de symbole, mais aussi des supports, des modes de transmission, des

apprentissages de codes, des leçons de choses »9, force est d’admettre que le concept, de par la

vastitude des territoires culturel et intellectuel qu’il embrasse, connaît presque autant d’emplois qu’il y

a de chercheurs. Nous tâcherons de tabler sur une définition plus pratique que celles que nous

venons de citer, laissant quelque peu de côté le halo métaphysique recouvrant parfois le terme qui, à

vrai dire, ne cadre pas très bien avec le travail de Robbe-Grillet qui se veut à la fois l’affirmation de la

matérialité artistique et la négation de la transcendance de l’objet. Puisqu’elle « permet une multitude

de mélanges, allant de l’adaptation filmique à l’adoption du sérialisme à titre de modèle de

composition, en passant par la mise en coprésence de divers médias dans un même milieu »10, la

relation intermédiale, plurivoque par définition, revêt maints masques qui, par leur complémentarité,

marquent le dynamisme dialectique qui la caractérise. Comme le mot fut employé pour servir de

multiples visées, il nous apparaît primordial de débuter en passant sous notre loupe ce qui semble

être les principales variantes du phénomène intermédial en regard de ses développements

historiques.11 Certes, le terme, dont la paternité reviendrait à Samuel Taylor Coleridge, poète anglais

8 Sylvestra Mariniello, « Présentation », Cinémas : revue d'études cinématographiques, vol. X, n°2-3 (printemps 2000),

p. 7. 9 Éric Méchoulan, D'où viennent nos idées? Métaphysique et intermédialité, Montréal, VLB Éditeur (coll. Le soi et l'autre),

2010, p. 37. 10 François Harvey, Alain Robbe-Grillet : le nouveau roman composite. Intergénéricité et intermédialité, Paris,

L'Harmattan, 2011, p. 154. 11 Ce chapitre doit beaucoup aux articles « Four models of Intermediality » de Jens Schröter et « L'intermédialité, une

nouvelle approche interdisciplinaire : perspectives théoriques et pratiques à l'exemple de la vision et de la télévision » de

Jürgen E. Müller. Les différentes catégories d'intermédialité y ont été d'ailleurs été puisées. - Jürgen E. Müller, « L'intermédialité, une nouvelle approche interdisciplinaire : perspectives théoriques et

pratiques à l'exemple de la vision et de la télévision », Cinémas : revue d'études cinématographiques, vol. X, n°2-3 (printemps 2000), p. 105-134.

- Jens Schröter, « Four models of intermediality », dans Bernd Herzogenrath (dir.), Travels in intermedia[lity]. Reblurring the boundaries, Hanover, Dartmouth College Press, 2012, p. 15-36.

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dont la vie active chevaucha les XVIIIe et XIXe siècles, fut d’abord prisé dans les cercles d’avant-

garde des arts visuels anglo-saxons des années 1960, mais c’est sa récupération par les chercheurs

du tournant des années 1990 qui l’ouvrit à de nouveaux horizons. Et quoique tous s’entendent en

apparence sur les principes généraux balisant la notion, il en va tout autrement en ce qui concerne

son application, voire son objet d’étude véritable.

Fluxus et les intermédias

Quoique l’« intermedium » de Coleridge, employé par ce dernier dans le cadre de son

analyse de l’œuvre du poète élisabéthain Edmund Spenser, sans trop se préoccuper d’en asseoir les

jalons théoriques, puisse être considéré la première occurrence en contexte littéraire, on ne pourrait,

de l’avis général, le considérer comme l’authentique point de départ de son usage critique. Sans

véritable écho académique pendant plus d’un siècle, la pensée de Coleridge à ce sujet a tout de

même le mérite de suggérer, pour la première fois semble-t-il, qu’il est préférable de s’attarder à

l’endroit où s’inscrit réellement une construction médiatique donnée plutôt que d’oblitérer ce qui la

différencie des modèles conceptuels institutionnalisés : « Narrative allegory is distinguished from

mythology as reality from symbol; it is, in short, the proper intermedium between person and

personification. »12 Ainsi, pour lui, l’allégorie narrative se trouverait à l’intersection même de la

représentation d’une personne réelle et du résultat du procédé de personnification; elle consisterait

en une forme hybride possédant certaines caractéristiques de ses différentes matrices, tout en

acquérant une certaine autonomie. C’est cette idée d’un phénomène inédit poignant de la rencontre

de deux sources dont les flots deviennent inséparables que récupéra Richard « Dick » Higgins en

1965 dans son célèbre article « Statement of intermedia ».

Selon Higgins, le monde de l’art a connu, depuis le milieu des années 1950, une révolution

médiatique sans précédent. Il entrevoyait, dans les pratiques naissantes de l’avant-garde, une

mouvance vers le décloisonnement des médias utilisés par les artistes. Récusant les tendances

modernistes du début du siècle qui préconisaient l’étanchéité des arts, confinés dans les sphères de

leurs spécificités respectives, l’intermedia de Higgins représente un retour en amont des

différenciations critiques des médias qui demeuraient avant tout, pour lui, arbitraires. Ces médias

12 Samuel Taylor Coleridge, The Complete work of Samuel Taylor Colerdige, vol. IV, New York, Harper and Brothers,

1884, p. 247.

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traditionnellement établis, loin d’être des écrins dans lesquels toute œuvre se devrait de s’insérer,

deviennent donc dans la pensée higginsienne de simples bornes en fonction desquelles les

nouvelles constructions médiatiques doivent se positionner :

For the last ten years or so, artists have changed their media to suit this situation, to the point where the media have broken down in their traditional forms, and have become merely puristic points of reference. The idea has arisen, as if by spontaneous combustion throughout the entire world, that these points are arbitrary and only useful as critical tools, in saying that such-and-such a work is basically musical, but also poetry.13

Cette première théorisation de la notion d’intermédialité est venue de pair notamment avec les

créations expérimentales du groupe Fluxus14, duquel Higgins faisait partie. Par l’abattement des

murs isolant chacun des médias dans son territoire propre, chute qui a entraîné avec elle les

contraintes liées aux moyens d’expression et ce qui est tenu pour légitimement exprimable pour ces

derniers, les artistes gravitant autour de Fluxus en sont arrivés à confectionner de « nouveaux »

médias en fusionnant des formes préexistantes. Il va sans dire qu’ils ne désiraient toutefois pas

tomber dans le piège de supplanter les médias classiques par un autre canon, soit celui des formes

intermédiatiques : « intermedial works are ''not governed by rules; each work determines its own

medium and form according to its needs'' »15 C'est ce que Jens Schröter, dans son article « Four

models of intermediality » nomme l'« intermédialité synthétique »16 : c’est-à-dire l’union de deux

médias institutionnalisés se soldant par une synthèse inédite. Bien entendu, malgré les intentions

initiales des créateurs, certaines structures intermédiatiques ont maintenu une constante

homogénéité et sont depuis considérées comme des archétypes de l’art conceptuel contemporain.

Pensons notamment à la poésie graphique qui, en amalgamant art lyrique et art visuel, utilise les

mots pour construire une image, ou aux célèbres happenings, comme le 18 happenings in 6 parts

d’Alan Kaprow, dont l’héritage se décline de nos jours dans de multiples performances incluant le

public dans le déploiement de l’œuvre.

13 Dick Higgins, « Statement on intermedia », dans Wolf Vostell (dir.), Dé-coll/age (Décollage) *6, Francfort/New York,

Typos Verlag/Something Else Press, 1967, non paginé. 14 Fluxus est un mouvement d’art contemporain né dans les années 1960 sous l’influence des enseignements de John

Cage. On comptait notamment dans ses rangs Dick Higgins, Yoko Ono, La Monte Young et George Maciunas. 15 Bernd Herzogenrath, citant Dick Higgins, « Travels in intermedia[lity]. An introduction », dans Bernd Herzogenrath

(dir.), Travels in intermedia[lity]. Reblurring the boundaries, Hanover, Dartmouth College Press, 2012, p. 2. 16 Jens Schröter, « Four models of intermediality », dans Bernd Herzogenrath (dir.), Travels in intermedia[lity]. Reblurring

the boundaries, Hanover, Dartmouth College Press, p. 16. Traduction de l’auteur.

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En dépit de ces quelques rebroussements, il demeure que la pensée de Fluxus prend aux

yeux de certains des allures radicales, ne serait-ce qu’en raison du projet politique qui s’y rattache.

En effet, si Higgins et son entourage ne péchaient pas par excès de nuance, c’est avant tout parce

qu’ils s’ingéniaient à vouloir refonder la dynamique médiatique de la société occidentale qui, selon

eux, voue l’être humain à une aliénation systématique. Ce qu’ils désignaient comme les

« monomédias », à savoir les médias traditionnels que sont peinture, littérature, sculpture,

architecture, etc., étaient autant de prisons privant l’individu « d’une existence de type

holistique. »17 La trop grande accoutumance aux médias établis et acceptés par les institutions

condamnerait le spectateur à une vie engluée par un somnambulisme que seul le choc intermédial,

par son caractère inusité, arriverait à reconfigurer pour atteindre à nouveau une pleine conscience

perdue à l’usage.

De l’intermédialité à la transmédiation

Malgré le fait qu’Higgins et Robbe-Grillet aient des préoccupations communes quant à ce

que Barthes appelait la responsabilité de la forme18, la portée politique et sociale de ce genre

d’intermédialité ne peut s’appliquer sans heurts à une œuvre aussi férocement désengagée

politiquement que celle que nous étudions. De plus, cette définition pose deux problèmes

conceptuels qui ont été soulevés par Jean Schröter et Jürgen E. Müller. Premièrement, comme le

souligne Schröter, Higgins s’acharne à vouloir distinguer l’œuvre intermédiatique de l’œuvre

multimédiatique, nuance difficile à recevoir en raison de son caractère arbitraire. On entendrait par

œuvre mutlimédiatique une création qui se contenterait de juxtaposer les médias dans un

environnement donné. La création deviendrait intermédiatique lorsque les différents médias agencés

ne seraient plus saisissables en tant que phénomènes distincts; pour sortir de la multimédialité, il

serait primordial que la fusion soit d’une cohérence interdisant l’identification des éléments

empruntés à des formes préexistantes, fondus qu’ils seraient dans l’intermédia en résultant. De plus,

leurs perceptions se devraient d’être concomitantes, c’est-à-dire qu’on ne pourrait qu’en apprécier la

globalité indivisible. Cette idée pose toutefois problème au moment où on la confronte à la réception

réelle des œuvres de Fluxus. Par exemple, lorsqu’une personne se trouve devant un poème

17 Dick Higgins, Horizons : The Poetics and Theory of the Intermedia, Carbondale, Souhtern llinois University Press,

1983, p. 1. Traduction de l'auteur. 18 Roland Barthes, Le degré zéro de l’écriture : suivi de Éléments de sémiologie, Paris, Gonthier, 1965, 181 p.

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graphique, il lui est pratiquement impossible de tirer une expérience simultanée de la dimension

linguistique et de la dimension picturale de l’œuvre : « Either one can interpret them as images, there

by having to view the thickness, color, size, style, of the letters, or one can read the text, there by

making the mentioned parameters superfluous, unimportant, or even disturbing. »19 Il en résulte que

la mission salvatrice que s’étaient donnée les artistes de Fluxus se bute à une impasse de nature

conceptuelle et matérielle puisque, comme le démontre cet exemple, on ne peut avoir une perception

totalisante de la forme intermédiatique telle qu’ils la cautionnent.

Dans un autre ordre d’idées, l’intermédialité synthétique se fait par trop réductrice, selon

Müller, puisqu’elle ne s’attarde qu’à ce qui s’instaure entre les catégories médiatiques établies, sans

porter de regard sur les interactions intermédiatiques qui peuvent avoir cours « à l’intérieur d’un

contexte médiatique spécifique »20. En nuançant de la sorte le projet d’Higgins, Müller cerne l’objet

d’étude de l’intermédialité dite formelle ou transmédiale, soit la présence de procédés propres à un

média dans une entité médiatique étrangère. Cette façon d’envisager l’intermédialité ne se veut

toutefois pas complétement antinomique à celle que préconisait Higgins : dans les deux cas, la

dimension ontologique particulière à chacun des médias et qui fonde leur spécificité est mise de côté

au profit d’une indifférenciation, irréversible dans un cas, momentanée dans l’autre, qui autorise à

placer sur un pied d’égalité les moyens d’expressions artistiques, du moins du point de vue

esthétique, et de les comparer entre eux. L’approche intermédiale ainsi entendue permettrait de

relever des parentés entre des œuvres tirées de sphères distinctes et d’identifier de cette façon des

procédés esthétiques qui, puisque détachables de leur média d’origine, seraient par essence

transmédiaux :

From now on one would not have to talk of two definable existences – here photography, there film - with a common ontological reference; rather, on a quasi transmedial level aesthetic conditions of proximity would emerge in which for example a film could resemble a musical composition much more closely than another film, and a photograph more closely a painting than another photograph... Abstractable apriori of media, general differentiations between 'photography', 'film', 'theater', 'painting', 'literature', etc., thus can be thought of as revocable in the use of aesthetic means.21

Il faut donc supposer que certaines structures ou procédés qui semblaient à tout prix devoir être

assimilés aux formes artistiques les ayant vu naître pour perdurer auraient au contraire un certain

19 Jens Schröter, loc. cit., p. 19. 20 Ibid., p. 20-21. 21 Lars Henrik Gass, « Bewegte Stillstellung unmöglicher Körper : Über 'Photographie' und 'Film' », montage/av, vol. II,

n°2 (février 1993), p. 69-70. Traduction de Jens Schöter.

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potentiel d’autonomisation qui leur permettrait de s’ancrer dans divers médias. Ils possèderaient

donc, dans une certaine mesure, une « existence » virtuelle qui précéderait toute actualisation

médiatique. Pour citer un exemple tiré de l’article « ''J’aime le scénario, mais comme tu t’amuses à

raconter, il faut bien que j’intervienne un peu, tu comprends?'' » écrit par Lise Gauvin et Michel

Larouche, « l’omniprésence des verbes de perception : ''on voit'', ''on distingue'' »22 amène le roman

moderne à inclure, à la manière de l’écriture scénaristique, le point de vue du spectateur embrassant

ce qui vient à lui par le biais de l’écran ou, dans ce cas-ci, ce qui lui est nommé par le texte dans la

diégèse. Cette appropriation de la posture spectatorielle par l’art littéraire prend dès lors des allures

intermédiatiques : c’est que ce regard, que la matérialité du cinéma admet et impose, se

métamorphose en trait purement esthétique du moment où on le sort de son milieu d’origine. Ce qui,

d’une part, est issu des limites techniques de la caméra, devient d’autre part, une fois isolé de son

terreau technologique, une potentialité esthétique qui ouvre la narration romanesque à un autre

champ de possibles. De ce fait, il importe de distinguer ce qui relève du procédé, c’est-à-dire ce qui

peut faire l’objet d’une médiation entre différentes formes, des médias eux-mêmes. Ceux-ci

demeurent étanches l’un à l’autre sauf, comme nous le verrons plus loin, par le truchement de la

représentation.

Ce type de procédé possède toutefois un statut ambigu. C’est qu’il doit être détachable de

son média de provenance tout en en conservant certains traits nous permettant d’en retracer la

source. Schröter décline ce problème de cette manière :

— Il faut que le procédé soit assez media-unspecific pour qu’il puisse être fonctionnel dans un autre

environnement médiatique tout en n’abandonnant pas ce qui le rend identifiable;

— Il faut que le procédé soit assez media-specific pour que le média d’accueil puisse faire référence

au média originel.

Ces deux facettes de ce qui semble être un paradoxe dans l’esprit de Schröter ne nous apparaissent

pas, au final, irréconciliables puisque ce questionnement sur la singularité des procédés ne consiste

en fait qu’en un déplacement du fardeau de la spécificité médiatique au niveau structurel inférieur. Si

l’on peut admettre qu’il est possible pour un média donné d’être reconfiguré selon des paradigmes

22 Lise Gauvin et Michel Larouche, « ''J'aime le scénario, mais comme tu t'amuses à raconter, il faut bien que

j'intervienne un peu, tu comprends?'' », Cinémas : revue d'études cinématographiques, vol. IX, n°2-3 (1999), p. 56.

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venant d’un autre média, sans néanmoins perdre ce qui lui permet d’être reconnaissable aux yeux du

public, pourquoi n’en serait-il pas de même pour les procédés? Un film, même échafaudé selon des

principes de la musique sérielle, demeurera toujours, pour qui le regarde, un film. Un film

expérimental soit, mais à tout coup un film, une suite d’images projetées sur un écran. Malgré le fait

qu’il soit sans nul doute difficile d’identifier clairement les différents procédés à l’œuvre dans une

construction médiatique sans avoir recours à une lecture analytique, il reste que le spectateur typique

pourra les ressentir; lors d’une représentation théâtrale reprenant des procédés cinématographiques,

il aura une drôle d’impression qui se traduira par une pensée du genre : « c’est comme dans un

film ». Alors que l’œuvre qui transforme la structure d’un média n’en change pas l’aspect mais

modifie son impact sur le récepteur, le procédé peut changer de forme tout en conservant le même

pouvoir. Il en est ainsi pour cette pièce hypothétique qui, en adoptant des procédés

cinématographiques, demeure un objet théâtral tout en touchant différemment le public. De l’autre

côté, quiconque viendrait dire que la prise en compte du point de vue spectatoriel dans un roman

fonctionne selon la même mécanique que sa contrepartie cinématographique ne pourra bien

évidemment pas être pris au sérieux; c’est plutôt du côté de l’incidence qu’il faudrait nous attarder.

Dans les deux cas, l’inclusion du regard du public, qu’elle revête la forme d’un verbe de perception

ou de la captation d’une scène par une caméra, produit chez le récepteur une réaction similaire — à

des degrés divers, nous sommes bien tenus de l’avouer —; celui qui reçoit l’œuvre se fait montrer et

non raconter ce qui se déroule dans la fiction. Cela change immanquablement la relation établie

entre le lecteur et le narrateur; on obtient un sentiment d’objectivité que les critiques ont, à tort ou à

raison, rapproché de l’expérience filmique. Ce qui importe donc dans la transmédiatisation d’un

procédé relève en première instance des contraintes et des potentialités du média d’accueil. Pour

qu’une figure esthétique, développée par un art, soit viable sous une autre égide, il suffit simplement

que ce nouvel environnement possède les capacités techniques pour l’adapter. Ainsi, la littérature

peut tenir compte de la vision spectatorielle parce que la langue comporte des verbes de perception.

Si nous revenons à cette idée de l’inclusion du point de vue dans le roman, c’est que, pour

nous, cet emprunt est constitutif de la pratique robbe-grilletienne et fonde la dimension

intermédiatique de son travail, comme celui de plusieurs écrivains associés aux divers mouvements

de la modernité littéraire. Ce roman du XXe siècle, dont on a pu dire qu’il « cherche à montrer

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beaucoup plus qu’à dire »23 procède dans une certaine mesure de la mise à mort du regard absolu,

condamné pour mieux embrasser la narration cinématographique, celle par qui la scène « est

nécessairement photographiée d’un certain point de vue » au point où ce point de de vue devient

« inséparable de son essence »24.

Fabula et syuzhet

Cette conception du procédé en tant que virtualité autonome des médias dans lesquels ils

peuvent s’ancrer évoque pour nous le célèbre couple formaliste de la fabula et du syuzhet.

Principalement défini par Tomachevski dans son essai sur la thématique, la fabula, ou fable dans les

traductions françaises, serait « l’ensemble des événements liés entre eux qui nous sont

communiqués au cours de l’œuvre. »25 Cette accumulation des péripéties, qui se voudrait être le

déroulement « réel » de l’histoire tant dans son enchaînement et sa durée que dans son ordre, serait

alors transmise au lecteur par le biais du syuzhet, ou sujet, qui lui « est bien constitué par les mêmes

événements, mais […] respecte leur ordre d’apparition dans l’œuvre et la suite des informations qui

nous les désignent. »26 Cette idée, reprise par André Gaudreault et Philippe Marion dans leur article

« Transécriture et médiatique narrative : l’enjeu de l’intermédialité »27, recouvre un terreau très

fécond pour qui s’intéresse à l’intermédialité à la lumière de la matérialité des arts. En étudiant le

phénomène de l’adaptation – le terme de transécriture est privilégié par les auteurs pour contrer les

connotations négatives de l’adaptation cinématographique d’œuvres littéraires — et les facteurs qui

conditionnent les paramètres et les résultats d’un tel processus, Gaudreault et Marion visent à

éclaircir la dimension contraignante de tout domaine d’expression : « Lorsqu’un sujet, dans l’autre

sens du mot “sujet” bien entendu, lorsqu’un sujet, donc, décide de s’exprimer, il doit toujours aller au-

devant d’une sorte de résistance spécifique au domaine d’expression qu’il s’est choisi. En se

matérialisant, la pensée humaine fait toujours l’expérience d’une mise en contingences. »28 Ainsi,

toute rencontre entre l’idée et la matière qui accueillera l’énonciation affecte toujours des allures de

23 Claude-Edmonde Magny, L'âge du roman américain, Paris, Éditions du Seuil, 1948, p. 59. 24 Ibid., p. 99. 25 Boris Tomachevski, « Thématique », Théorie de la littérature, Paris, Éditions du Seuil (Tel Quel), 1965, p. 268. 26 Id. 27 André Gaudreault et Philippe Marion, « Transécriture et médiatique narrative : l'enjeu de l'intermédialité », dans André

Gaudreault et Thierry Groensteen (dir.), La transécriture. Pour une théorie de l'adaptation, Québec, Nota bene, 1998, p. 31-52. 28 Ibid., p. 32.

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combat, où l’informe pensée doit s’imbriquer dans le moule rigide du média. Ce « corps à corps entre

l’idée et le matériau », serait de toute évidence une empoignade singulière, qui différerait selon les

caractéristiques de la fabula, qui correspond ici à l’idée, et celles du média qui la reçoit. Par

conséquent, certaines fabulas seraient prédisposées à mieux se fondre dans les contraintes

techniques d’un média donné. À titre d’exemple, on pourrait prendre à partie une intoxication au LSD

qui, de par sa dimension hautement subjective et principalement visuelle, est plus à même d ’être

rendue par un film que par une œuvre architecturale.

Le passage de l’immatérialité de la fabula à la pleine matérialité du média ne se fait donc pas

sans heurts; il ne se produit pas instantanément non plus. Il y a, chemin faisant, plusieurs étapes qui

peuvent être pointées dans ce processus et qui ponctuent la transformation qui s’opère. Mieux, ces

bornes marquent des points de rencontre, puisque la fabula ne devient pas média à proprement

parler : elle se médiatise. De même qu’il est impossible « de se référer à cette fabula [...] sans avoir

recours à un média »29, le média, considéré comme « le support expressif, le véhicule sémiotique,

abstrait lui aussi, dans la mesure où il ne serait, ici, considéré que comme pure virtualité »30, n’est de

son côté envisageable que par le truchement d’un couplage avec le discours. Le roman existe en

tant qu’entité conceptuelle désincarnée, mais le lecteur ne peut le confronter que dans sa forme

actualisée. Ces deux virtualités s’opposent en ce sens que, si la fabula peut être conçue comme

transparente, en admettant que ce qu’elle contient n’est que l’événement pur précédant la coercition

médiatique, le média penche plutôt du côté de l’opacité, fatalité due aux exigences de la matière :

« Le but du récit de fiction classique est certes de conquérir les esprits en tentant de faire oublier son

statut d’artefact, mais le média et les moyens d’expression qu’il mobilise font résistance. »31

Conséquemment, ce sont deux idéaux désincarnés qui prennent chair l’un dans l’autre par le

mélange de leur teinte respective, qui s’actualisent par le croisement de leur faisceau pour former

« le syuzhet […], produit de l’incarnation in média du substrat narratif. »32 Cette résistance ne se

manifeste pas de manière identique chez les combattants. Chacun des médias se défendrait de la

fabula envahisseuse en employant des armes qui lui sont propres : « chaque média résiste à

29 Ibid., p. 40 30 Ibid., p. 43. 31 Ibid., p. 47. 32 Ibid., p. 43.

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accueillir les récits des autres. Et en cette résistance consiste la spécificité des médias. »33

Gaudreault et Marion affinent plus loin la notion formaliste de syuzhet. De fait, la collision entre la

fabula et le média ne se fait pas sans intermédiaire. Ils se rencontrent plutôt à travers le syuzhet, qui

pour sa part se composent des deux structures. Le syuzhet donc, en ce qu’il constitue le phénomène

tangible qui fait œuvre, serait formé du syuzhet-structure et du syuzhet-texte. La fabula, devant les

contraintes élémentaires du média, doit être structurée pour être par la suite utilisée dans un travail

de production textuelle34 qui fournira l’objet artistique. La différence entre les deux en est une de

degré. Alors que le syuzhet-structure prend en compte « les contraintes techniques propres à chacun

des médias [qui] imposent un certain gabarit », le syuzhet-texte « est en symbiose avec le média

dans la mesure où il ne peut faire autrement que d’être coulé dans celui-ci ».35

Ces considérations théoriques amènent Gaudreault et Marion à statuer que toute adaptation,

quel que soit le média d’origine de l’œuvre, se voit nécessairement contenue par les limites

matérielles du média d’accueil. La représentation de l’espace, pour ne citer qu’un exemple, change

obligatoirement selon qu’elle se retrouve dans les pages d’un roman ou dans les plans d’un film

puisqu’au cinéma,

les différents aspects de l’objet (forme, couleur, taille, matière, situation...) ne sont nullement fragmentés. Ils se dissolvent dans l’unité de la synthèse immédiate qu’ils constituent. La description au contraire, n’obtient pas cette immédiate perception de l’ensemble. […] Assemblant des qualités analytiques bien délimitées, elle propose une synthèse différée. Chacune des composantes reste donc, pour une large part, individualisée, soulignée, indépendante, au cours du mouvement même de l’élaboration de l’objet.36

Ce gouffre doit son évidence aux conditions physiques liées à la conception des œuvres; comme la

représentation littéraire de l’espace doit s’effectuer par le biais du temps – tout ce qu’exprime la

littérature est subordonné au défilement discursif des mots sur la page – il en résulte que tout se

discerne par saccades. La succession des différentes impressions ne trouve pas son équivalent au

cinéma, car celui-ci impose la simultanéité perceptive, à moins d’emprunter, par une série de très

gros plans, une technique s’approchant de (mais non identique à) la description romanesque. Il nous

apparaît dès lors que ces considérations théoriques peuvent rappeler l’intermédialité transmédiale au

sens où, tout comme la fabula, qui doit faire face à la matérialité de son média d’accueil et s’y

33 François Harvey, op. cit., p. 154. 34 Texte est employé au sens large, sémiotique, du terme. 35 François Harvey, op. cit. p. 45. 36 Jean Ricardou, Problèmes du nouveau roman, Paris, Éditions du Seuil (Tel Quel), 1967, p. 71. L'auteur lui-même

souligne. Au cours de l’étude, l’emploi de l’italique au sein des citations respectera les marques de l’auteur.

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conformer pour être traduisible par l’objet médiatique, il en va de même pour le procédé, que nous

pourrions également appeler virtualité esthétique. Ces virtualités esthétiques ne font en un sens pas

moins l’objet d’une adaptation lors de leur passage d’une forme d’art à une autre. Il se trouve que,

comme nous l’avons signalé précédemment, un procédé tiré d’une discipline artistique doit

s’acclimater à son nouveau milieu pour arriver à induire le même effet chez le récepteur. Du reste,

l’étude des œuvres de notre corpus nous semble requérir une telle approche, misant à la fois sur les

limites des formes médiatiques employées par Robbe-Grillet et sur les multiples virtualités

esthétiques qui fondent l’ensemble du projet de son nouveau roman et qui s’actualisent différemment

dans les livres ou dans les films, parfois empruntant les façons de faire de l’art concurrent. Là réside

à notre sens l’originalité de l’art robbe-grilletien : loin de se contenter d’adapter des procédés propres

à une forme pour les insérer dans une autre, il s’appuie sur les traces que laisse toute entreprise

intermédiale dans son processus même. Contrairement au récit classique, les romans et les films de

Robbe-Grillet tablent sur la mise en évidence de l’opacité du média par l’exploitation de ses

contraintes, qui deviennent du coup moteurs de création. Le lecteur ou le spectateur n’oublie jamais

qu’il est confronté à un objet sémiotique; ce qui est dit n’efface jamais les techniques qui sont

employées pour le dire. Tout au contraire, ce qui est énoncé se retrouve instrumentalisé par les

moyens d’expression mis en cause. Une distance s’installe, le jeu intermédial se brouille et ce n’est

plus seulement l’entreprise textuelle qui est dénudée, mais également les glissements transmédiaux

qui organisent les points de vue kaléidoscopiques fondant une esthétique propre à Robbe-Grillet.

Coprésence et influences

Si l’on peut voir dans la notion d’intermédialité la création de nouveaux médias par la

combinaison de formes déjà existantes, tout comme on peut l’étudier sous l’angle de la

contamination d’un média donné par des procédés à valeur transmédiale, quelque chose d’aussi

simple qu’une référence à la photographie dans un poème peut être également entendu comme un

fait intermédial. Si ce genre de citation médiatique produit un sens et qu’il nous informe sur les

médias hôte et visiteur, il y a à parier qu’il nous en apprendra sur les voies de traverses que l’œuvre

trace entre le macromédia – le média d’accueil – et le média cité ou le micromédia. À cet égard, l’on

pourrait s’en remettre à la définition de l’intermédialité qu’établit Michel Fournier dans sa

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communication « D’un tribunal intermédiatique, ou : sida, témoignage et intermédialité »37 :

« J’appellerai donc intermédiatique ces références qui font appel soit à un autre média, soit à des

produits d’autres médias, en tant que leur provenance devient significative. » Il ne suffit donc pas

qu’une toile soit incluse dans le décor d’un film pour qu’il y ait rapport intermédial. Il faut en plus que

cette présence nous renseigne sur le caractère interne des médias qui s’y trouvent confrontés et que

« des différences matérielles ou idéelles entre […] [l]es objets présentés »38 génèrent du sens. Tout

média, lorsque versé au compte d’une autre forme, coule une part de ses spécificités dans son

nouvel environnement et hérite de celles son milieu d’accueil, les deux entités se métamorphosant

sous la force du contact. Nous nommerons par conséquent, à la suite de Müller et de Schröter, ce

type d’interaction intermédialité transformationnelle.

Blow up39 de Michelangelo Antonioni, de par la nature de son sujet, figure souvent dans les

études se réclamant de cette approche. De fait, en plus d’être une transécriture d’une nouvelle40 de

Julio Cortázar, le récit porte sur le travail d’un photographe qui capte malgré lui sur pellicule ce qui

semble être un meurtre. Penchons-nous succinctement sur une des séquences clés du long-métrage

pour mieux exposer ce que nous entendons par intermédialité transformationnelle. Cette scène

célèbre nous montre Thomas, le photographe en question, en train de matérialiser le fruit du labeur

de sa journée. Plus précisément, il développe une série de clichés pris dans un parc, à l’insu des

amants qui y figurent, série interrompue par la femme qui l’a surpris derrière son appareil. Ce dernier

jette son dévolu sur le grand format; il tire quelques photos, puis les suspend à une poutre

horizontale traversant ce qui lui sert de salon. En examinant de plus près une des épreuves, quelque

chose attire son attention. Pour y voir plus clair, il procède à une série d’agrandissements successifs

(a blow up) qui lui donnent à croire qu’il a assisté à un meurtre. C’est alors qu’il tente de reconstituer,

à l’aide de plusieurs de ses tirages et de leurs recadrages, ce qui s’est déroulé dans le parc cet

après-midi-là. Il cherche à recréer le défilement temporel en alignant les images les unes à côté des

autres; il s’acharne à reconstruire l’espace du jardin en recouvrant également le mur adjacent à la

37 Michel Fournier, « D'un tribunal intermédiatique, ou : sida, témoignage et intermédialité », colloque « La nouvelle

sphère intermédiatique », Musée d'art contemporain de Montréal, 5 mars 1999. 38 Éric Méchoulan, « Intermédialité : Le temps des illusions perdues », Intermédialités, n°1 (printemps 2003), p. 11. 39 Michelangelo Antonioni, Blow up, Grande-Bretagne/Italie/France, Metro Goldwyn-Mayer/Premier Productions, 1966,

110 minutes, couleur. 40 Julio Cortázar, « Las babas del diablo », dans Las armas secretas, Madrid, Cátedra, 1983 [1959], p.123-139.

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poutre. Il raccorde ainsi les regards et retisse la trame du récit qu’il avait manqué : un fusil apparaît

dans les bosquets, un cadavre se dévoile derrière un arbre.

Si cette séquence est digne d’intérêt c’est que, comme nous l’avons mentionné ci-haut,

l’interaction entre la photographie et le cinéma, et la distance qui les sépare, sont à même de nous

renseigner sur les spécificités des deux arts. La photographie, de par ses particularités techniques,

instaure un cadre circonscrit par la discontinuité et la discontiguïté, c’est-à-dire la coupure et

l’extraction d’un morceau d’espace, de ce qu’elle offre à l’œil. De fait, le cliché se veut « une

empreinte travaillée par un geste radical, qui la fait tout entière d’un seul coup, le geste de la coupe,

du cut, qui fait tomber ses coups à la fois sur le fil de la durée et dans le continuum de l ’étendue. »41

De surcroît, l’acte photographique « guillotine la durée »42 puisqu’il installe son résultat

photochimique en dehors du temps; il évacue l’avant et l’après, abolit le mouvement temporel pour le

fixer dans la saisie. Il en va de même pour ce qui a trait à l’espace. La coupe photographique sépare

une parcelle du monde de ce à quoi elle est reliée, elle « soustrai[t] d’un coup tout un espace ''plein'',

déjà rempli, à un continu. »43 D’un autre côté, la nature même du cinéma lui permet de recréer cette

continuité et cette contiguïté à partir du matériau photographique. En effet, un film reproduit le

déroulement temporel et ne nie pas, du moins dans ce qu’admet la diégèse, son hors-champ44. Au

contraire, le spectateur sait très bien que ce qui quitte le cadre de l’objectif ne cesse pas d’exister et

qu’il suffirait d’un mouvement de la caméra pour le montrer de nouveau; l’espace n’est aucunement

déconstruit puisque le dispositif lui-même en suppose la globalité et que, du reste, le champ se

prolonge toujours dans le hors-champ, ne serait-ce qu’en raison du regard des comédiens qui porte

hors de ses limites.

Cette incompatibilité initiale entre cinéma et photographie se résout toutefois lors de la

séquence que nous avons décrite. Le temps et l’espace photographique, versés au compte de la

fiction filmique, perdent de leur radicalité et glissent, par le biais des actes de Thomas, vers leurs

correspondants cinématographiques. De fait, Thomas applique une pensée cinématographique au lot

41 Philippe Dubois, L'acte photographique et autres essais, Paris, Nathan (Nathan-Université), 1990, p. 153. 42 Ibid., p. 155. 43 Ibid., p. 169. 44 « L'impression d'analogie avec l'espace créé que produit l'image filmique est donc assez puissante pour en arriver

couramment à faire oublier, non seulement la planéité des images, mais par exemple, s'il s'agit d'un film noir-et-blanc, l'absence de couleurs […] et aussi à faire oublier, non le cadre, qui reste toujours présent dans notre perception, plus ou consciemment, mais le fait qu'au-delà du cadre, il n'y a plus d'image. » Jacques Aumont et al., Esthétique du film, Paris, Nathan (Cinéma), 1999, p. 15.

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d’épreuves qu’il examine. En les alignant sur la poutre, il retisse le fil temporel que l’obturateur avait

défait, il recolle les pièces du puzzle par ce qui s’apparente à une chronophotographie primitive, à un

montage qui réinsère le récit dans les cadres qui l’avaient d’emblée exclu. Puisque le récit, et non les

traces de récit que toute photographie peut contenir, suppose la durée, il advient que c’est par son

inscription dans un régime cinématographique, et donc par sa relation intermédiale avec ce dernier

que la photographie y accède. Il en va de même pour la contiguïté de l’espace qui, par un raccord de

regard, les yeux de la femme de la photographie se dirigeant vers le mur du salon où en est

accrochée une autre représentant le buisson qu’elle épiait, se reconstitue grâce aux possibilités

d’une technique cinématographique, le mouvement de caméra.

De surcroît, cette scène, qui comme nous l’avons vu amène les deux médias à se

rassembler autour du fossé les séparant, permet du même coup de questionner la fiction qui les met

en relation. Parce que ce n’est rien de moins qu’un récit de fiction que Thomas compose par la

redisposition de ses clichés – le film repose d’ailleurs sur cette ambiguïté : le meurtre a-t-il

véritablement eu lieu? —; tout remaniement de la vie réelle, ne serait-ce même que pour se

rapprocher de la réalité, demeure une construction lacunaire, artificielle et conséquemment

mensongère. Comme le dit Philippe Dubois, la photographie n’accède au temps qu’elle a rejetée

qu’en « recousant du dehors et après coup le temps coupé, c’est-à-dire en faisant de cette

reconstitution une fiction, un métafantasme. »45 Les œuvres de notre corpus contiennent, à notre

avis, le même type de rapports intermédiaux. Il suffit pour s’en convaincre d’évoquer, pour La maison

de rendez-vous, la présence de magazines ou de la scène de théâtre et, pour L’homme qui ment,

l’importance accordée à la photographie. Il nous semble cependant que l’intermédialité transmédiale

soit plus à même de rendre compte de ce qui distingue les œuvres sur lesquelles nous avons jeté

notre dévolu puisque, chez Robbe-Grillet, le roman et le film se font souvent terrain d’échanges entre

les deux arts sans que l’on puisse pour autant dénoter la présence, par exemple, du cinéma dans la

fiction romanesque. C’est ce à quoi nous nous attarderons, notamment dans les deux dernières

sections.

45 Ibid., p. 156.

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Chapitre II : L’esthétique robbe-grilletienne ou du

« caractère inhabituel du monde qui nous

entoure »46

Avant d’appliquer les considérations précédentes à nos sujets d’étude, nous aimerions nous

pencher sur les implications théoriques des positions esthétiques qui ont jalonné le parcours du

nouveau roman. Puisque nous désirons étudier les différentes actualisations médiatiques des

virtualités esthétiques fondant le roman et le cinéma de Robbe-Grillet ou, autrement dit, comment

ses idées sur l’art et l’écriture s’incarnent dans des œuvres concrètes, il convient de bien comprendre

ce que représentent lesdites virtualités en termes de ruptures et de constructions stylistiques. Nous

pourrons dès lors mieux saisir les parcours qu’elles tracent dans les œuvres. C’est dans cette

optique que nous explorerons le rejet des conventions du roman réaliste et les nouvelles conceptions

du personnage, de la description et de l’écriture qui en découlent. La portion de l’analyse qui suit,

quoique quelques-uns des propos puissent être rapprochés d’autres pratiques littéraires, ne

s’applique, à proprement parler, qu’aux écrits de Robbe-Grillet. C’est que la communauté du

nouveau roman, suivant ce que Ricardou nomme « la thèse du groupe négatif », se définit par le

« refus des conceptions établies » et que « les œuvres, elles, restent respectivement

incomparables. »47 Il nous apparaît toutefois que l’ensemble des œuvres de Robbe-Grillet tisse un

réseau qui, malgré une évolution certaine, nous autorise à porter des jugements généraux. Si dans

cette section nous mettons en évidence sa pratique romanesque plus que sa production

cinématographique, c’est simplement qu’elle nous apparaît comme le point de départ de tous ses

questionnements esthétiques. Nous tenterons également de souligner une certaine filiation entre

l’écriture romanesque de Robbe-Grillet, qui repose évidemment sur les possibilités qu’offre la langue

française, et ce que des sémiologues comme Christian Metz ou Umberto Eco ont appelé le langage

cinématographique.

Le nouveau roman représente avant tout une lecture critique d’une certaine histoire du

roman, ou du moins une réévaluation de l’avis général que partageait l’institution critique de la

46 Alain Robbe-Grillet, Pour un nouveau roman, Paris, Gallimard (NRF Idées), 1963, p. 23. 47Jean Ricardou, « Terrorisme, théorie », dans Jean Ricardou (dir.), Robbe-Grillet : Analyse, théorie. Colloque de

Cerisy I, Paris, Union générale d’édition (10/18), 1976, p. 12.

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France d’après-guerre à ce sujet. La grande critique française, très attachée aux chefs-d’œuvre

réalistes et naturalistes du XIXe siècle, voyait dans les livres de Balzac, de Zola et de Flaubert le

stade abouti de l’évolution littéraire; il suffisait donc aux romanciers de reconduire cette forme

accomplie pour favoriser la perspicacité psychologique de la narration et l’épaisseur dramatique des

personnages. Comme le disait Robbe-Grillet en 1956 : « La seule conception romanesque qui ait

cours aujourd’hui est, en fait, celle de Balzac. »48 Rejetant d’emblée cette idée de momifier le roman

dans une forme datant de près d’un siècle, les nouveaux romanciers se sont donné comme mission

— officielle pour Butor et Robbe-Grillet, plus officieuse pour les autres — de doter la deuxième moitié

du XXe siècle d’un roman traduisant mieux le monde d’alors. Ainsi, cette entreprise a pris des allures

d’opposition catégorique et non de filiation : on est aujourd’hui, au premier abord, tenté d’y voir une

volonté de faire tabula rasa et de rebâtir à neuf. De fait, le terme « nouveau roman » sous-entend

l’objectif de supplanter le type romanesque en place pour en faire de l’« ancien roman ». Il faut

néanmoins nuancer cette première impression qui n’est, somme toute, pas tout à fait fidèle au

véritable projet esthétique des nouveaux romanciers.

De l’influence de l’humanisme sur la littérature

Définissons d’abord les deux pôles constituant l’opposition que nous voulons exploiter. D’un

côté, Robbe-Grillet s’insurgeait contre la prépondérance de l’humanisme, philosophie datant d’au

moins cinq siècles, dans les pages du roman dit moderne. À vrai dire, et ce, dès son apparition dans

la Florence renaissante, la philosophie humaniste a vu ses idées se répandre dans plusieurs sphères

de l’Europe occidentale. Les milieux intellectuels et artistiques français, notamment, en sont venus à

célébrer l’homme et à réclamer pour tous la dignité à laquelle tout être humain aurait droit. Plus

encore, c’est au bonheur que pouvait désormais prétendre l’individu puisque « l’humanisme est un

mode de réflexion qui prend comme fin la personne humaine et son épanouissement; c’est une mise

en valeur de l’homme. »49 Cette conception de l’existence, qui se veut une attaque frontale contre les

régimes sociaux traditionnels s’appuyant sur une hiérarchie de droit divin et sur une relativisation de

la valeur de la vie en regard du rôle social, a eu un impact crucial qui a traversé les siècles et

recouvert de son incluence un pan majeur de l’activité humaine. Le « propre de l’humanisme,

48 Alain Robbe-Grillet, op. cit., p. 17. 49 Jean Fauconnier, « L'humanisme dans la littérature contemporaine », Le bibliothécaire, vol. XX, n° spécial (1972), p. 4.

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chrétien ou non, [étant] précisément de tout récupérer »50, vint un temps où l’omniprésence de cette

idéologie a pris des airs d’hégémonie, l’anthropocentrisme devenant l’axe d’analyse idéal de toute

entreprise sérieuse. Qu’importe que l’Homme habite un système tournant autour du soleil puisque,

au final, tout tourne autour de l’Homme.

Cette façon de concevoir l’humain comme la mesure de toute chose recoupe, sur certains

aspects, les fondements de la morale traditionnelle chrétienne. De fait, toutes deux voyaient dans

l’Homme « un privilégié »51, un élu qui, par sa raison, pouvait et devait dominer la nature. Les deux

conceptions se trouvent néanmoins dos à dos sur un point bien important : alors que la morale

chrétienne se veut par essence conservatrice et dogmatique, l’humanisme « n’accorde plus une

valeur absolue aux fameuses preuves d’autorité » et il fonde ses espoirs dans « l’idée d’un progrès

comme source nécessaire du bonheur humain »52. Cette remise en question du dogme par la pensée

humaniste conduit de facto à une relativisation des valeurs et cette foi dans le progrès de la raison

humaine suppose la consolidation d’une nouvelle morale issue du savoir et de la saisie du monde

par le spectre désormais élargi de la raison : « The secularization of thought which accompanied the

new philosophy tended in the same direction : it produced an essentially man-centred world, and one

in which the individual was responsible for his own scale of moral and social value. »53 Non

seulement l’Homme devient le centre de tout, mais encore chaque individu se trouve à être le centre

d’un univers à redéfinir.

Comme le souligne Ian Watt dans The Rise of the Novel, l’apparition du roman moderne

concorde en quelque sorte avec cet avènement de l’individualisme. Cette montée du culte de la

personne, qui, toujours selon Watt, trouve ses racines dans la nature introspective du christianisme

et, à la suite de Mme de Staël, dans l’intérêt d’une philosophie nouvellement laïque pour les remous

secrets de l’âme, a amené les romanciers à investir le champ de la psychologie. Motivés par les

avancées des sciences dites humaines qui « nous révèlent […] que notre connaissance de l’homme,

qu’on croyait définitivement exploré, est bien incomplète »54, les écrivains se sont penchés sur les

tréfonds de l’esprit pour mieux en saisir les ressorts. Tout est alors devenu prétexte à refléter l’âme

50 Ibid., p. 57. 51 Ibid., p. 5. 52 Ibid., p. 4. 53 Ian Watt, The Rise of the Novel, Londres, Penguin Books (coll. Peregrine books), 1963, p. 183. 54 Jean Fauconnier, op. cit., p. 6.

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humaine, que ce soit les choses qui l’entourent directement, comme le voulait par exemple Balzac,

ou bien son environnement général. C’est à l’aune de cette conception de l’être humain, qui

traversait la majorité des romans réalistes et naturalistes du XIXe siècle, que fut d’abord évaluée

l’œuvre de Robbe-Grillet alors que son écriture romanesque s’opposait ostensiblement à cette

lecture du monde. Bien qu’à partir des années 1960, de concours avec l’émergence du groupe Tel

quel, la pensée robbe-grilletienne se soit mise au service d’une entreprise en rupture avec la

dimension représentative du roman, les premiers livres publiés par l’écrivain pointaient d’abord,

contrairement à ce qu’on a pu en dire, vers un renouvellement du pacte réaliste dont les romanciers

traditionnels détenaient injustement le monopole.

Robbe-Grillet contre l’humanisme

« Le monde c’est l’homme »55. Ainsi Robbe-Grillet résumait-il la pensée des romanciers

réalistes. Pour lui, au contraire, « les choses sont les choses, et l’homme n’est que l’homme. »56 En

proclamant ainsi l’absence de lien unissant l’être humain à son environnement, l’écrivain refusait

définitivement la pensée humaniste qui « est avant tout le gage d’une solidarité »57 entre l’être et les

choses. Pour lui, le spectacle du monde reste entièrement « extérieur » à la conscience; le monde

est indifférent à l’être humain et n’existe qu’à sa périphérie. Alors que le roman réaliste affirmait le

rôle central de la personne, le nouveau roman la dépossède de son titre et refuse de croire que son

esprit détienne la faculté de sonder les secrets du cosmos. Robbe-Grillet visait de ce fait à rendre

compte du monde en dehors de toute signification, à la lumière de sa seule présence : « Le monde

n’est ni signifiant ni absurde. Il est, tout simplement. »58 En voulant destituer les « vieux mythes de la

''profondeur'' »59, Robbe-Grillet désirait peindre un monde opaque sur lequel l’esprit humain se bute

sans arriver à le pénétrer ou à le comprendre.

Cette idée d’une rupture unilatérale avec le roman réaliste mérite toutefois d’être nuancée. Il

nous semble que les écrits mêmes de Robbe-Grillet tendent à minimiser ce qui, dans une partie de

son discours, prend des airs de manifeste pour la mise à mort du roman réaliste. C’est au contraire

55 Alain Robbe-Grillet, op. cit., p. 58. 56 Id. 57 Ibid, p. 59. 58 Ibid., p. 21 59 Ibid., p. 26.

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parce que la fiction traditionnellement réaliste ne remplissait plus sa mission qu’il fallait la rejeter,

puisque « c’est par souci de réalisme que chaque nouvelle école littéraire v[eut] abattre celle qui la

précèd[e] »60. Premièrement, et ce, sans rien émousser de la virulence de son propos, Robbe-Grillet

se voyait lui-même comme faisant partie d’une lignée, initiée par Flaubert, et poursuivie par Roussel,

Kafka, Faulkner, Beckett, etc. Il démontre ainsi que le véritable roman, malgré les présupposés de la

critique, avait continué d’évoluer en parallèle de la stagnation du roman réaliste. Plutôt que de

liquider pour des raisons esthétiques une forme artistique autrement viable, les nouveaux romanciers

proclament plutôt le décès longtemps advenu d’un type de roman que la critique et le public

maintenaient en vie artificiellement. La mutation entamée par les maîtres nommés ci-haut se devait

d’être parachevée, mais ce changement ne relève pas d’une bête révolte spontanée. Elle suit le

cours de l’histoire; seul l’aveuglement de la critique tend à le nier : « Les esprits les mieux disposés

envers l’idée d’une transformation nécessaire, ceux qui sont les plus prêts à reconnaître la valeur

d’une recherche, restent malgré tout les héritiers d’une tradition. »61 Il s’agit davantage de la

poursuite d’un travail déjà entamé que d’une véritable scission à opérer puisque, comme l’affirme

Ricardou, « Robbe-Grillet exige bien un changement […], mais à l’intérieur du système (celui de

l’Expression/Représentation). Il a opéré une activité terroriste, à l’intérieur d’un système terroriste. Il y

a bien une nouveauté (il faut exprimer/représenter autre chose que l’humanisme), mais à l’intérieur

d’une continuité (il faut continuer d’exprimer/représenter). »62 Malgré la véhémence des postulats

théoriques de Robbe-Grillet, le mouvement que voulait entraîner l’auteur relève plus du changement

de point focal que de la condamnation unilatérale. Alors qu’on soulignait la connivence du monde et

de l’Homme, on devra désormais en marquer le rapport d’incommunicabilité, de non-concordance qui

les maintient à distance. Deuxièmement, si Robbe-Grillet entend couper court à l’hégémonie du

roman réaliste, c’est en partie parce qu’il ne correspondait plus à l’expérience de l’Occident, et du

monde en général, qu’en faisaient ses citoyens et donc, par conséquent, n’était considéré comme

réaliste que par convention. C’est en ce sens que le nouveau roman tente en un premier temps de

renouveler le pacte réaliste : il fallait trouver une nouvelle forme qui épouserait l’étrangeté du monde

dans lequel ses acteurs évoluaient.

60 Ibid., p. 171. 61 Ibid., p. 19. 62 Jean Ricardou, op. cit., p. 20-21.

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Pour Robbe-Grillet l’être humain n’a donc pas mainmise sur la réalité et il n’arrive pas,

malgré ce qu’on a pu lui faire croire, à l’investir ou à y trouver le reflet de sa condition : il est un

étranger dans ce qu’il croyait être son fief. Voici comment il expliquait cette idée sur le plateau

d’Apostrophes, le 12 juin 1981 :

On en vient un petit peu, si vous voulez, à ce qui peut opposer les anciens et les modernes, comme ça. Ce n’est pas quelque chose que je peux expliquer très clairement, mais que je perçois de plus en plus. Y’a deux types de rapport au monde. Y’a les écrivains pour lesquels le monde est rassurant, familier : c’est le monde de l’homme, si vous voulez. C’est-à-dire que les valeurs de l’Homme peuvent y opérer, que la conscience de l’Homme y règne en maîtresse, etc. Et puis alors, dans ma vie personnelle, ce n’est pas comme ça que je rencontre le monde. Le monde est étranger à chaque instant. Il a l’air familier […] Il y a donc toute une famille d’écrivains pour qui justement le besoin d’écrire n’est pas d’expliquer la familiarité du monde, mais au contraire, de tenter d’explorer et de mieux connaître, ça va vous plaire, cette part du monde que justement on ne comprend pas bien. Le monde est inquiétant et on rencontre l’inquiétude à chaque instant.63

Ainsi, la nouvelle esthétique romanesque préconisée par Robbe-Grillet viserait à exprimer un rapport

au monde découlant de ce qu’on pourrait appeler, en détournant l’expression consacrée par Lyotard,

la condition moderne. Avant de se muter en une aventure plus exclusivement textuelle, le nouveau

roman procédait d’une mise à jour de la forme romanesque cherchant à traduire la destitution de

l’humain en tant que maître du monde. Désormais, celui-ci se retrouve esseulé, égaré, et le roman

traduit cette perte de contrôle : « Si le lecteur a quelquefois du mal à se retrouver dans le roman

moderne, c’est de la même façon qu’il se perd quelquefois dans le monde même où il vit, lorsque

tout cède autour de lui des vieilles constructions et des vieilles normes. »64 Robbe-Grillet procède

donc à un renversement de la dichotomie habituelle : la description d’un univers rassurant sur lequel

l’être humain a un ascendant serait inhumaine puisqu’elle ne coïncide pas avec l’expérience réelle du

monde qui se veut remplie d’ambiguïtés, d’incompréhensions : « L’intrigue sera d’autant plus

‘’humaine’’ qu’elle sera plus équivoque. Enfin le livre entier aura d’autant plus de vérité qu’il

comportera davantage de contradictions. »65 Cette manière de concevoir l’existence à travers le

roman sous-entend aussi autre chose de fondamental en ce qui a trait à la posture des nouveaux

romanciers. Si l’être humain moderne se perd dans sa ville tout comme dans ces romans issus des

années 1950, c’est que les repères dont il usait autrefois sont tombés, qu’il ne reste plus rien « des

vieilles constructions et des vieilles normes. » Il n’est ainsi dépaysé que par contraste : une fois que

disparaît ce que l’usage lui avait rendu familier, l’individu, déboussolé, ne reconnaît plus ce qui

63 Bernard Pivot, Apostrophes, Paris, Antenne 2, 12 juin 1981, émission de télévision, 75 minutes. 64 Alain Robbe-Grillet, op. cit., p. 147. 65 Ibid., p. 56.

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l’entoure pourtant depuis toujours. Néanmoins, à force de côtoyer ce qui l’effraie, l’aspect inquiétant

des choses s’amenuise. De cet apprivoisement naît petit à petit une nouvelle convention ; une autre

construction remplace celle qui s’était effondrée auparavant jusqu’à ce qu’un autre choc en écaille la

façade. Il en résulte que, et Robbe-Grillet en est éminemment conscient, le nouveau roman ne

constitue en aucun cas l’aboutissement du genre. Les « écarts » seraient théoriquement appelés à

perdre de leur pouvoir de fascination, les nouvelles formes seraient par nature transitoires. Ainsi en

est-il, comme le disait Shklovskii, de la vie et de ce qu’en fait la littérature :

Si nous étudions le poids général de la perception, nous verrons qu’en devenant habituelles, les actions deviennent automatiques. […] Et voilà que pour rendre la sensation de la vie, pour ressentir les objets, pour faire de la pierre une pierre, il existe ce qu’on appelle l’art. Le but de l’art est de délivrer une sensation de l’objet, comme vision et non pas comme identification de quelque chose de déjà connu; le procédé de l’art est le procédé ''d’étrangisation'' des objets, un procédé qui consiste à compliquer la forme, qui accroît la difficulté et la durée de la perception, car en art, le processus perceptif est une fin en soi et doit être prolongé; l’art est un moyen de revivre la réalisation de l’objet, ce qui a été réalisé n’importe pas en art.66

Le renouvellement du pacte réaliste passe également, chez Robbe-Grillet, par ce procédé

d’« étrangisation ». En déchirant le voile que la familiarité avait déposé sur le monde, l’écriture le

rend plus tangible; il n’est plus possible de glisser sur ses parois comme on descend le cours paisible

d’un ruisseau. On y bute sur ses renflements, on est obligé de s’y attarder et parfois, on n’y

comprend rien, au point de n’avoir qu’une impression morcelée des choses, voire de sa propre

personne. Le fait de s’arrêter devant ce qui nous apparaît étrange, attitude qui se traduit d’abord

dans l’univers robbe-grilletien par la description, n’aboutit toutefois pas à une compréhension

améliorée du monde. Au contraire, et comme nous le préciserons plus loin, plus on s’y arrête, plus on

trouve d’ornières dans lesquelles on peut aisément se perdre et où le temps ne défile plus comme il

le devrait.

Cette conception du roman ne concerne toutefois qu’une première étape, précédant les

œuvres que nous nous proposons d’étudier. De fait, La maison de rendez-vous appartient à ce que

les critiques ont désigné comme le « nouveau nouveau roman », variation qui se distingue des livres

la précédant par une plus grande autonomisation du texte, où l’écriture se place plus clairement au

centre de la narration dans un élan d’auto-engendrement qui se boucle sur lui-même. Le désir de

rendre compte du monde tel qu’il est sous le vernis de la tradition et de la routine devient moins

66 Victor Shklovskii, L'art comme procédé, traduit du russe et annoté par Régis Gayraud, Paris, Allia, 2008 [1917], p. 20-

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probant dans les œuvres, dont L’homme qui ment, que Robbe-Grillet a fait paraître à partir des

années 1960. L’écriture romanesque devient son propre support, son propre but : « Loin de se servir

de l’écriture pour présenter une vision du monde, la fiction utilise le concept de monde avec ses

rouages afin d’obtenir un univers obéissant aux spécifiques lois de l’écriture. »67 Il n’en demeure pas

moins que les éléments clefs de l’économie romanesque qui étaient altérés dans les premiers

romans de Robbe-Grillet, à savoir les fonctions que remplissent le personnage, la description et la

temporalité, le sont tout autant (et même davantage) dans les livres du « nouveau nouveau roman »,

au point que leur constance fonde en quelque sorte l’esthétique robbe-grilletienne. C’est ce que nous

allons aborder dans les prochaines sections de ce chapitre.

Le personnage

S’il ne fallait nommer qu’un seul élément qui, pour le commun des lecteurs, et également

pour une bonne portion de la critique, constituerait l’intérêt principal du genre romanesque, il y a fort

à parier que le personnage remporterait la palme. Il ne constitue pas seulement ce qui intéresse la

majorité des gens; le panthéon que composent les grands caractères de la littérature mondiale établit

l’échelle selon laquelle on évalue souvent la qualité du travail d’un romancier. Plus encore, ce sont

les personnages qui permettraient de légitimer l’obtention du statut d’écrivain : « C’est une momie à

présent, mais qui trône toujours avec la même majesté –– quoique postiche –– au milieu des valeurs

que révère la critique traditionnelle. C’est même là qu’elle reconnaît le ''vrai'' romancier : ''il crée des

personnages''... »68 En d’autres mots, l’authentique romancier se devrait de construire des êtres qui

trompent la bidimensionnalité du papier pour revêtir un semblant d’existence. La pratique robbe-

grilletienne participe au démontage de cette idée du personnage que préconisait la critique

traditionnelle de son époque, notion qui, tout comme le roman réaliste ou naturaliste, était, malgré ce

que ses défenseurs pouvaient en dire, historiquement située et motivée.

Pour mieux démontrer les implications des idées de Robbe-Grillet, tentons en premier lieu de

définir ce qu’est un personnage et de voir ce qui a amené cette instance à occuper l’avant-scène du

roman réaliste. La notion de personnage désigne, bien entendu, des mots avant toute chose. Il est

67 Jean Ricardou, op. cit., p. 25. 68 Alain Robbe-Grillet, op. cit., p. 31.

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« la représentation verbale d’un être agissant. »69 Il serait difficile de ne pas donner notre accord à

cette définition élémentaire de l’être de lettres et, dans le débat qui nous intéresse, tout le monde

semble y consentir. Les opinions divergent néanmoins lorsqu’il est question du traitement qu’on doit

lui accorder : alors que la critique traditionnelle de l’après-guerre, partisane d’une littérature calquée

sur les modèles institués par Balzac et Zola, croyait que le mérite de l’écrivain se mesure à sa

capacité à nous faire croire que tout personnage possède une identité et une intériorité, les nouveaux

romanciers partagent l’idée qu’il est davantage fécond d’en destituer les protagonistes, quitte à

rendre plus diffuses les ressemblances que le personnage entretient avec les êtres véritables. Nous

y reviendrons plus loin. Cette obsession pour la figure littéraire du personnage, somme toute assez

récente, s’est matérialisée de concert avec la montée de la philosophie humaniste, jusqu’à atteindre

son paroxysme dans le roman réaliste et naturaliste. Pour mieux faire ressortir les traverses qui

relient l’esthétique robbe-grilletienne à celle de ces prédécesseurs, il nous faut décliner un pan de

son histoire.

Si nous accordons crédit aux thèses avancées à la fois par Robbe-Grillet et par Molino et

Lafhail-Molino, l’évolution du personnage irait de pair avec l’enchaînement des différents

bouleversements sociaux qui ont jalonné l’histoire de l’Occident. Car à travers les révolutions, le

roman, tel un fil d’Ariane tendu à travers l’Histoire, resterait « fidèle à sa vocation : le personnage

apparaît comme l’incarnation d’une conception de la personne et comme la mise en œuvre d’un

exercice de morale. »70 À mesure que les vues de l’être humain changent, la représentation qu’il se

fait de lui-même évolue également et celle qui s’accorde le mieux aux nouvelles idées lui apparaîtra

en somme comme la plus authentique. Robbe-Grillet s’intéresse de plus près à l’avènement du

personnage réaliste dans les milieux littéraires de la France bourgeoise du XIXe siècle, mais il nous

apparaît intéressant de remonter de quelques siècles supplémentaires afin d’illustrer que la

redéfinition du personnage constitue une remise en question des fondements mêmes du roman.

L’apparition du roman en tant que forme correspond, en France, avec un des plus grands

renouvellements qu’ait connu l’art narratif. En effet, l’abandon du latin au profit de la langue romane

et l’intérêt grandissant des écrivains pour la prose ont contribué à l’éclosion du genre. Supplantant

l’épopée comme genre narratif populaire, le roman a également donné lieu à la création du

69 Jean Molino et Raphaël Lafhail-Molino, Homo fabulator : théorie et analyse du récit, Montréal/Arles, Leméac/Actes

Sud, 2003, p. 175. 70 Ibid., p. 178.

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personnage tel que nous le connaissons aujourd’hui. C’est dire qu’à l’arrivée du roman coïncide la

naissance du personnage en tant qu’entité individualisée, en tant qu’être à part entière. Dans

l’épopée, le héros « n’est jamais un individu »71 et la quête qu’il mène ne relève jamais « d’un destin

personnel, mais [plutôt] d’une communauté. »72 Si le héros ne parvient pas à se couper du corps

social, c’est que « le système de valeurs achevé et clos qui définit l’univers épique crée un tout trop

organique pour qu’en lui un seul élément soit en mesure de s’isoler en conservant sa vigueur, de se

dresser avec assez de hauteur pour se découvrir une intériorité et se faire personnalité. »73 La

diffusion des idées humanistes à travers l’Europe, comme nous l’avons déjà dit, a fait éclater ce

système qui maintenait le monde dans un carcan moral strict et homogène. C’est alors qu’on est

passé réellement du héros, hérité de la littérature antique, au personnage, issu de l’importance

nouvelle qu’on accordait à l’unicité de l’individu. Ce nouvel être de lettres s’est rapidement doté de

tout ce qui faisait normalement défaut au héros, à commencer par une vie intérieure venant avec son

lot d’aspirations et de problèmes moraux. Le roman reflète alors ces nouvelles préoccupations : la

narration relativise l’importance de l’action qui motivait principalement l’épopée pour s’attarder à

« l’histoire de cette âme qui va dans le monde pour apprendre à se connaître, cherche des aventures

pour s’éprouver en elles et, par cette preuve, donne sa mesure et découvre sa propre essence. »74

Cette connaissance de soi, qui selon Lukács représente l’aboutissement de la quête romanesque,

n’a pas lieu d’être dans l’univers robbe-grilletien, les personnages pouvant aller jusqu’à y nier ce

qu’ils sont au départ. L’indifférenciation initiale et finale entre Boris et Jean dans L’homme qui ment

en est un exemple probant. Du coup, Robbe-Grillet revendique le droit à un autre type de roman qui

ne serait garant ni d’une quelconque enquête psychologique ni des revendications individualistes de

l’humanisme.

La belle époque du roman à personnages demeure sans contredit le XIXe siècle, ces

derniers gagnant en complexité et en autonomie. Ceci explique sans doute pourquoi les critiques

formulées par Robbe-Grillet ciblent surtout cette période. Les grands romans français du siècle

dernier nous racontent souvent les destins de personnages présentant une allure physique

déterminée et déterminante, ainsi qu’une apparence de libre arbitre. Ils demeurent tout de même

71 Georg Lukács, La théorie du roman, Paris, Gallimard (Tel), 1989 [1920], p. 60. 72 Id. 73 Id. 74 Ibid., p.85.

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contraints, non plus par leur rôle, mais par une forme de déterminisme social et psychologique.

Certains auteurs firent le pari de suivre la vie d’une famille entière ou même de nous montrer, dans

différents romans, des personnages à divers moments de leur existence supposée, le lecteur

pouvant ainsi assister à l’aboutissement de leurs destinés. Il va sans dire que les protagonistes nous

sont présentés avec le plus grand soin. La description physique du personnage ne constituait pas un

fait inédit dans la pratique romanesque, mais les écrivains du XIXe siècle ont innové par l’importance

qu’ils accordaient aux détails et par la signification qu’ils leur donnaient : « Le portrait physique va de

la tête au corps et aux vêtements et le narrateur, pratiquant une espèce de physiognomonie proche

du sens commun, s’arroge le droit de tirer de l’apparence physique des indications portant sur son

origine, son métier, son caractère. »75 Ainsi, l’origine d’un individu, qui selon les théories

physiognomonistes peut être décelée sur un corps par les traces qu’y a creusées son existence,

devient centrale dans le travail de construction du personnage puisque c’est le plus souvent à mi-

chemin de sa vie que nous le découvrons. Nous devons incidemment, pour accepter les motifs des

gestes posés par celui-ci, partager avec le narrateur un lot de connaissances. Ces informations

peuvent prendre diverses formes, allant de la simple carte d’identité à un curriculum vitae, mais, la

plupart du temps, l’exhaustivité – ou du moins l’impression d’exhaustivité –, est de mise :

Un personnage doit avoir un nom propre, double si possible : nom de famille et prénom. Il doit avoir des parents, une hérédité. Il doit avoir une profession. S’il a des biens, cela n’en vaudra que mieux. Enfin il doit posséder un ''caractère'', un visage qui le reflète, un passé qui a modelé celui-ci et celui-là. Son caractère dicte ses actions, le fait réagir de façon déterminée à chaque événement.76

Cet amas d’informations, qui s’accumulent derrière le personnage en ce sens qu’elles en constituent

le bagage et le passé, vient également, de par cet entassement, donner au protagoniste ce qu’on

nomme communément une épaisseur, c’est-à-dire un profil psychosocial servant à motiver son

comportement. Ainsi, l’objectif étant de donner corps aux personnages, de laisser entendre qu’ils

sont en tous points semblables aux gens qui nous entourent, il devient primordial d’induire

l’impression que le lecteur assiste à une « tranche de vie », que le protagoniste vivait avant et vivra

après le livre, advenant le cas fréquent où on ne serait témoin ni de sa naissance, ni de sa mort. Et

même, dans l’éventualité où on le verrait venir au monde et le quitter, le lecteur doit sentir que ce

dernier vit dans les ellipses, que les coupures narratives n’entament en aucun point son existence.

Cette idée est en partie démontée par les écrivains du nouveau roman dans la mesure où leurs

75 Ibid., p. 159. 76 Alain Robbe-Grillet, op. cit., p. 31.

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personnages sont évidés de leur substance. Plus encore, les livres de la deuxième période de

Robbe-Grillet mettent en scène des personnages qui sont des marionnettes que l’écriture peut

constamment modifier et qui dépendent de celle-ci pour émerger du fatras de la production textuelle :

« Dans la mesure où elle repose sur l’idée d’une autonomie essentielle, c’est-à-dire d’indépendance

envers la continuité de la trame analogique, la notion classique de personnage n’a plus cours. »77

Dans La maison de rendez-vous, Robbe-Grillet met en scène des personnages qui

confirment cette intuition théorique. En effet, par sa récupération et son détournement de la

paralittérature, notamment de la littérature policière, ainsi qu’à travers sa vision particulière du héros

sans « plus d’intériorité que l’objet »78, l’écrivain en vient à bâtir une série de vignettes qui, par

l’absence de motivations psychologiques ou sociologiques, constituent en tous points une galerie de

modèles – ou un jardin de statues –, qu’il peut remanier à sa guise : le policier, le riche marchand

anglais, la prostituée eurasienne, le balayeur chinois, l’amant esseulé, le buveur obèse, etc. C’est

qu’il, de son propre aveu, « joue avec des archétypes. »79 Ces différents personnages sont très

souvent confinés à leur désignation et à une action qu’ils répètent sans cesse, comme une bande de

robots. Plus encore, certains archétypes se retrouvent littéralement mis en évidence, à la manière

des personnages de la commedia dell’arte, par une sorte d’interchangeabilité de la figure qui revêt le

masque dont les traits, pour leur part, demeurent immuables. Alors que le personnage de Lady Ava

se limite à son rôle de tenancière de ladite maison de rendez-vous, celle qui en joue la partition est

parfois jeune, parfois vieille. La présence de la scène de théâtre attenante à la maison et la porosité

entre ce qui s’y déploie et ce qui se déroule dans la rue ou sur la première page d’un magazine

accentue clairement cette impression. Cela constitue également un signe d’intermédialité

transformationnelle dans la mesure où la présence du théâtre dans le roman nous informe sur la

démarche de l’auteur et sur sa conception de la littérature. De cette manière, la roman devient par

extension une scène où le personnage, réduit à un stéréotype, peut être manipulé à sa guise par

l’auteur qui le « met en livre ». De l’autre côté, le théâtre se fige dans de longues descriptions et perd

quelque peu du mimétisme qui fonde son geste. Dans L’homme qui ment, Boris, qui aux dires de

Robbe-Grillet lui-même, renvoie à l’archétype de Don Juan80, à savoir de l’homme réécrivant sa

77 Jean Ricardou, op. cit., p. 63. 78 Alain Robbe-Grillet, op. cit., p. 171. 79 Alain Robbe-Grillet, Le monde, 9 octobre 1965, p. 13. 80 « C’est l’histoire de Don Juan en quelque sorte, c’est-à-dire, dans la culture occidentale, le premier homme qui se soit

opposé à la parole de Dieu ». Alain Robbe-Grillet, « L’homme qui ment. Au début était le verbe. », dans Alain Robbe-

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propre histoire comme un pied de nez à son dieu créateur, revêt, malgré la corporalité inéluctable du

personnage cinématographique, tantôt le visage de Trintignant, tantôt celui de Mistrik tout en

changeant constamment de rôle dans le récit qu’il fait de la guerre.

Cette idée de partition ou de rôle à jouer forme les personnages décrits dans les œuvres que

nous étudierons. En effet, que ce soit Édouard Manneret, qui ne peut s’empêcher de mourir à de

multiples reprises et de diverses manières, ou la prostituée eurasienne qui lui livre sans cesse le

même paquet, ou bien encore Boris qui se borne à raconter la même histoire, les personnages de

Robbe-Grillet semblent prisonniers de leur type, privés qu’ils sont des motivations psychologiques qui

leur permettraient de se sortir de ce cercle vicieux. C’est en somme leur condition d’être de lettres et

d’images qui est de cette façon mise en évidence : programmés par le texte, ils ne peuvent en

déjouer les lois et prendre un semblant de décision. Le joug de l’écriture les brime, leur refuse

jusqu’à l’illusion de libre arbitre dont bénéficiait le personnage balzacien. L’auteur ne les appelle que

quand bon lui semble pour qu’ils se donnent en spectacle, marchant au rythme du texte tels les

automates qui ornent les horloges à coucous.

Traditionnellement, le spectateur moyen exige la même profondeur de la part du personnage

de cinéma. Non seulement ce dernier doit-il normalement posséder la plupart des attributs que l’on

requiert des personnages de roman, mais il détient en plus un corps. Ce corps, qui existe en dehors

du cadre et des coupes, fait partie prenante de son épaisseur, car le personnage cinématographique

résulte obligatoirement de la rencontre entre l’acteur et la figure virtuelle qu’est le rôle. Cette fusion

d’un être fictif et d’un corps réel renforce le rapport analogique que trace le spectateur entre

l’existence assurée du comédien et celle supposée du rôle. D’autant plus que la présence physique

de l’acteur, dont un seul œil peut littéralement couvrir l’écran en entier, impose beaucoup plus

violemment le personnage aux spectateurs que le fait le roman. Dans un film, on ne reconnaît pas

uniquement l’importance d’un personnage par la récurrence de ses apparitions, on la constate

également par son statut qui « se traduit par une présence physique envahissante »81. Le corps

impose par conséquent une impression de réel qui déborde des limites du film et qui amène

l’imaginaire à supposer la concordance de l’existence physique du comédien et celle virtuelle du

personnage. Cette persistance de l’existence du personnage en dehors du cadre semble d’autant

Grillet, Œuvres cinématographiques. Édition vidéographique critique, Paris, Ministère des relations extérieures, Bureau d'animation culturelle, 1982, p.28. 81 Francis Vanoye, Récit écrit-Récit filmique, Paris, CEDIC (coll. Textes et non textes), 1979, p. 141-142.

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plus forte lorsque celui-ci est pris en charge par une star puisque, par essence, la star se doit de

transcender chacun des rôles dans lesquels elle se glisse. Quoiqu’il puisse arriver que le statut du

comédien puisse nuire à la crédibilité d’un rôle trop éloigné du registre dans lequel il évolue

normalement, les personnages que l’on propose généralement aux grandes vedettes en viennent à

se fondre dans leur personnalité publique et non l’inverse. La plupart du temps, la figure mythique de

la star « s’enrichit des rôles et de la personnalité de l’acteur »82, ce qui assure à la fois une mobilité

dans le registre de l’interprétation et une constance qui s’ancre dans le physique du comédien et

l’intériorité véritable qui lui est attribuée. Plus encore, « [le] visage et [le] corps d[‘une] vedette

embrayent la fiction »83, c’est-à-dire que le récit trouve son point de départ et son déploiement dans

le physique des acteurs qui le porte, ainsi que dans la mise en valeur de ce corps par divers

procédés de réalisation. Le public cherche en outre à voir la star dans un état de fulgurance, induit

par la mise en scène et la mise en lumière de son visage, à assister au spectacle d’un « moi agrandi,

affranchi de ses limitations ordinaires et comme exalté »84. Ce moi effervescent, pour quiconque

n’est pas familier avec les dessous techniques de l’art filmique, est inévitablement associé à la

personnalité propre du comédien, personnalité dont il ne peut bien entendu se départir dans sa vie

de tous les jours. En ce sens, la myriade de personnages qu’ont incarnés Garbo ou Dietrich

poursuivent en quelque sorte, du moins pour leurs admirateurs, leur existence en dehors des films

qui pourtant les contiennent. Toutefois, « ils leur faut [également] être à la fois semblables et

supérieurs à nous »85, attendu que la fascination produite par la vedette ne peut éclater dans toute sa

force que dans la mesure où le processus d’identification, si cher aux théoriciens du cinéma, prend

son plein essor : le personnage se veut « le vecteur de l’identification spectatorielle. »86 Cette

corporalité du personnage cinématographique, ajoutée au statut de la star, fait de lui une

construction qui se distingue sur plus d’un point du personnage romanesque. Conscient de ces

différences, Robbe-Grillet en tirera profit dans L’homme qui ment en bloquant les possibilités

d’identification et, par conséquent, en niant le personnage cinématographique dans sa spécificité

même. Nous nous pencherons sur les procédés employés pour y arriver dans le prochain chapitre.

82 Ibid., p. 141. 83 Ibid., p. 142. 84 Claude-Edmonde Magny, op. cit., p. 19. 85 Id. 86 Pierre Beylot, Le récit audiovisuel, Paris, Armand Colin (Cinéma), 2005, p. 200.

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Comme nous l’avons évoqué précédemment, Robbe-Grillet voyait dans le roman du XIXe

siècle une tentative de représentation d’un monde qui ne concordait plus avec la réalité de l’époque

dans laquelle il vivait. L’écrivain qui désire fonder un roman nouveau traduisant l’étrangeté du monde

et l’impossibilité pour l’être humain d’y trouver une place centrale n’a d’autre choix que d’abandonner

le pivot autour duquel tournait l’esthétique réaliste et naturaliste, à savoir le personnage : « Le roman

de personnages appartient bel et bien au passé, il caractérise une époque : celle qui marqua

l’apogée de l’individu. »87 Si les personnages se voient jetés en bas de leur piédestal dans son art et

sa pratique romanesques, c’est que Robbe-Grillet refuse de leur accorder une quelconque épaisseur.

Leur apparence lui importe peu : ils peuvent très bien changer d’aspect, leur physique ne pouvant

refléter une vie intérieure qui leur est également refusée. Leur histoire ne l’intéresse pas non plus,

puisqu’ils n’existent pas en dehors du livre, ni à son amont, ni à son aval. De plus, leur psychologie

est tout bonnement réduite à néant en ce sens qu’elle ne dénote aucune profondeur, aucun tumulte

de l’âme. Ils sont de simples présences que l’incisive plume de l’analyste ne peut percer :

Quant aux personnages du roman, ils pourront eux-mêmes être riches de multiples interprétations possibles; ils pourront, selon les préoccupations de chacun, donner lieu à tous les commentaires psychologiques, psychiatriques, religieux ou politiques. On s’apercevra vite de leur indifférence à l’égard de ces prétendues richesses. Alors que le héros traditionnel est constamment sollicité, accaparé, détruit par ces interprétations que l’auteur propose, rejeté sans cesse dans un ailleurs immatériel et instable, toujours plus lointain, toujours plus flou, le héros futur au contraire demeurera là. Et ce sont les commentaires qui resteront ailleurs; en face de sa présence irréfutable, ils apparaîtront comme inutiles,

superflus, voire malhonnêtes.88

Ainsi, le personnage n’existe que dans et par le mot : il ne peut transcender la ligne ou le paragraphe

qui le présente.

L’homme devient rapidement un pion dans le jeu mis en place dans les romans de Robbe-

Grillet, jeu de surfaces qui, de par l’absence d’abîme où le narrateur pourrait plonger, tend à la

superposition de plusieurs facettes comme dans une construction quelque peu cubiste. Mieux, le

personnage se fait kaléidoscopique, ce qui permet à l’auteur d’exploiter les contradictions qui

émergent de cette reconfiguration. Qu’il soit romanesque ou cinématographique, il est défini par un

type de dualité qui traverse l’ensemble de l’œuvre : quoique caractérisé par un type figé, le

protagoniste demeure imprécis, insaisissable. Boris, figure principale de L’homme qui ment, en est

87 Alain Robbe-Grillet, Le nouveau roman, op. cit., p. 33. 88 Ibid., p. 24.

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un exemple probant. Non seulement existe-t-il doublement à l’écran, soit dans la diégèse89 principale

et le récit qu’il fait de la guerre, mais, puisqu’il ment, il se perd dans un dédale de mensonges et de

remaniements narratifs jusqu’à se confondre avec Jean, le sujet même de ses histoires. Boris se fait

donc à la fois traître et héros, victime et bourreau, sans que le spectateur puisse décider à quelle

version il doit faire confiance dans ses efforts pour reconstituer la « bonne » intrigue. Et non

seulement le personnage désormais diffus perd sa vie intérieure ainsi que, par le fait même, le

pouvoir de la projeter sur ce qui l’entoure, mais il se fait aussi, lors de certains moments décisifs, plus

spectateur qu’acteur. Destitué dès le début du film de son statut de personnage, Boris doit se

construire devant la caméra par l’accumulation de ce qu’il perçoit. Contrairement au héros du cinéma

classique, ce ne sont ni ses actions ni son passé qui le définissent; il résulte d’un assemblage des

conversations qu’il surprend, des scènes qu’il entrevoit. En d’autres mots, ce sont désormais son

regard et son oreille qui orientent le récit et non plus sa main.

Toutefois, ce refus de la vie intérieure ne se conjugue pas nécessairement avec un refus de

la subjectivité comme ont pu le prétendre certains critiques. En réponse à cette accusation, Robbe-

Grillet s’est empressé de répondre que : « C’est Dieu seul qui peut prétendre être objectif. Tandis

que dans nos livres, au contraire, c’est un homme qui voit, qui sent, qui imagine, un homme situé

dans l’espace et dans le temps »90. Cette subjectivité se démarque donc d’une objectivité qui

supposerait l’omniscience d’un point de vue global et non orienté. Au contraire, Robbe-Grillet insiste

souvent sur l’ancrage du point de vue dans l’environnement temporel et spatial de la scène et fait

ainsi écho au point de vue cinématographique qui, malgré l’effet de désincarnation qu’il induit, n’en

demeure pas moins l’affirmation de l’œil appareillé, de la corporalité de l’homme et de sa machine :

« Toute scène, au cinéma, est nécessairement photographiée d’un certain point de vue, et ce point

de vue fait corps avec elle, il est inséparable de son essence; on ne peut l’éliminer pour nous en

donner une vision absolue, celle d’un être qui n’aurait plus du tout de point de vue. »91 Même si le

regard robbe-grilletien marque une nouvelle distance entre le regardant et le regardé, cette distance

n’équivaut en aucun cas à une absence. En effet, si Robbe-Grillet insiste sur la nécessité de placer le

89 Selon Étienne Souriau, dans son Vocabulaire d'esthétique, la diégèse constituerait « tout ce qui est censé se passer,

selon la fiction que présente le film ; tout ce que cette fiction impliquerait si on la supposait vraie. » Le terme s'applique toutefois à tous les arts narratifs et non uniquement au cinéma. On peut donc supposer que L'homme qui ment contient deux diégèses, à savoir le film lui-même et le récit que fait Boris de la guerre. 90 Alain Robbe-Grillet, op. cit., p. 149. 91 Claude-Edmonde Magny, op. cit., p. 99.

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monde à l’extérieur de l’être humain par le biais d’un regard qui n’accède plus à « la réalité profonde

de l’univers matériel »92, il reste que l’action de voir affirme une présence. C’est en somme l’œil qui

devient l’organe central de la fiction, l’action s’effaçant au profit du regard, et c’est par cet œil, auquel

se superpose celui du lecteur, que la perception du monde dans sa matérialité s’effectue. L’œil

détaille, l’œil décrit.

La description

L’autre pan de la révolution esthétique de Robbe-Grillet part justement de cet œil qui

cristallise, dans son rapport au monde nécessairement marqué par la distance, une grande partie de

ce que l’écrivrain veut modifier dans le roman. Il faut dire que la critique, dès la parution de ses deux

premiers livres, s’est entendue pour faire de la primauté du regard ce qui distinguait l’écriture robbe-

grilletienne de celle de ses contemporains. Ce regard, qui prend le temps d’étudier en détail les

objets et qui tient les quatre autres sens hors de la description, dénote l’apparition d’un point de vue

plus clinique, plus technique, inédit dans le roman jusqu’alors. Et de là, puisque déjà à l’époque le

cinéma dominait la sphère du divertissement populaire, il n’y avait qu’un pas à faire pour qu’on

rapproche cette nouvelle esthétique de la prise de vue objective que permet la caméra :

Dès la publication des Gommes et du Voyeur, la critique littéraire crut déceler en ces textes les signes prémonitoires d’une activité filmique, comme en témoignent les diverses appellations d’origine incontrôlée : école du regard, littérature objectale, roman des objets, etc. Pour quelques-uns, c’était l’annonce de la mort de la littérature, pour les plus nombreux, il s’agissait avant tout de couvrir le scandale de cet ingénieur agronome bousculant le domaine des lettres.93

De fait, la description telle que pratiquée par Robbe-Grillet peut évoquer le travail d’une caméra en

ce sens qu’elle mise sur des caractéristiques purement optiques, mais également parce qu’elle

suppose un point de vue situé dans l’espace diégétique. Nous tenterons toutefois de démontrer que

la description chez Robbe-Grillet, malgré ses emprunts intermédiaux indéniables, table sur la

matérialité même du livre et qu’elle ne proclame jamais, bien au contraire, la mort de la littérature.

Elle exploite plutôt les potentialités qui sont propres au roman pour les mettre en évidence tout en

établissant une relation intermédiale bilatérale entre le roman et le film.

92 Alain Robbe-Grillet, op. cit., p. 62. 93 André Gardies, « Écriture, image; texte », Études littéraires, vol. VI, no 3 (1973), p. 446.

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Cette préséance de l’œil sur la main dans les livres de Robbe-Grillet se veut évidente pour

quiconque en a déjà fait la lecture : pour paraphraser une boutade de Ricardou, celui qui voudrait

sauter les descriptions de La maison de rendez-vous se retrouverait bien malgré lui à la toute fin du

roman en n’ayant lu que quelques pages dispersées à travers le livre. Cette prédominance de la

description dans la pratique robbe-grilletienne prend, contrairement au traitement que subissent les

personnages, des allures de détournement plutôt que de rupture. En effet, ce n’est pas en coupant

court à la tradition descriptive du XIXe siècle que l’écrivain entend changer la donne romanesque,

mais bien en en modifiant les visées tout en poussant son exhaustivité, qui caractérisait déjà les

descriptions de ses prédécesseurs, jusqu’à ses limites techniques et théoriques.

La mise à distance du monde qui sous-entend le projet robbe-grilletien prend notamment

corps dans les grandes descriptions qui forment la toile du roman. La fonction normalement attribuée

à ces passages se transforme toutefois; de partie prenante à l’élaboration d’un monde intelligible

dans ses moindres détails qu’elle était chez Balzac, elle sert désormais à situer dans l’espace, à

poser les objets devant celui qui regarde. Rien ne reste de la profondeur qu’on attribuait à ces

derniers; ils demeurent à l’extérieur de celui qui voit sans que leur soit rattachée une signification

symbolique ou métaphorique. Allégés d’une partie du poids qu’on leur donnait malgré eux, ils

peuvent mieux faire acte de présence et assumer leur simple matérialité :

Chacun peut apercevoir la nature du changement qui s’est opéré. Dans le roman initial [du XIXe siècle], les objets et les gestes qui servaient de support à l’intrigue disparaissaient complétement pour laisser la place à leur seule signification : la chaise inoccupée n’était plus qu’une absence ou une attente, la main qui se pose sur l’épaule n’était plus que marque de sympathie, les barreaux de la fenêtre n’étaient que l’impossibilité de sortir... Et voici que maintenant on voit la chaise, le mouvement de la main, la forme des barreaux. Leur signification demeure flagrante, mais, au lieu d’accaparer notre attention, elle est comme donnée en plus; en trop, même, car ce qui nous atteint, ce qui persiste dans notre mémoire, ce qui apparaît comme essentiel et irréductible à de vagues notions mentales, ce sont les gestes eux-mêmes, les objets, les déplacements, et les contours, auxquels l’image a restitué d’un seul coup ‒ sans le vouloir ‒, leur réalité. 94

Cette affirmation de la réalité des objets, qui se retrouvait auparavant ensevelie sous les couches de

significations dont on les recouvrait, passe avant tout par un renouvellement du lexique servant à la

description. L’art du roman nouveau tel que Robbe-Grillet le conçoit ordonne d’exclure tout rapport

analogique ou métaphorique dans le cadre de la description puisque ceux-ci expriment « une

94 Alain Robbe-Grillet, op. cit., p. 22.

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solidarité entre l’homme et les choses »95. Le romancier doit donc user d’un vocabulaire qui se limite

aux paramètres spatiaux et aux caractéristiques visibles de l’objet. Voir au sens strict, et non sentir

ou supposer, puisque le rapport à l’objet ne peut désormais être que celui du regardant au regardé,

sans possibilité d’identification. Pour reprendre un exemple qu’utilise Robbe-Grillet lui-même, on peut

dire qu’un village est situé au creux d’un vallon. Mais si l’on affirme que le village y est blotti, un

problème se pose puisque : « Le mot blotti ne nous donne aucun renseignement complémentaire. En

revanche, il transporte le lecteur (à la suite de l’auteur) dans l’âme supposée du village »96. La non-

concordance entre l’être humain et les choses s’enracine dans l’acte descriptif, car non seulement la

vision suppose la distance, mais encore, le choix de décrire sous-entend le choix de la distance, son

acceptation. Le regard n’est plus le sésame métaphysique qu’il a pu être, il souligne le retrait résolu,

le cantonnement déterminé, puisque : « [d]écrire les choses, en effet, c’est délibérément se placer à

l’extérieur, en face de celles-ci. »97 Cet effet de distance que recherche l’écrivain ouvre la description

à un autre champ de possibilités et l’œil peut s’attarder plus longuement pour saisir davantage de

détails.

C’est ici qu’entre en scène l’idée de détournement évoquée plus tôt. Il y a effectivement

parenté entre la pratique de la description chez les romanciers réalistes ou naturalistes et les

nouveaux romanciers. Du moins, il y a cousinage de moyens, mais non d’intentions. Même si les

visées diffèrent considérablement, il n’en demeure pas moins que, dans les deux cas, on a affaire à

de très longs passages descriptifs qui ne tarissent pas de détails, voire de micro détails. À titre

d’exemple de la première manière, citons Zola dans Le ventre de Paris :

L’enseigne, où le nom de QUENU−GRADELLE luisait en grosses lettres d’or, dans un encadrement de branches et de feuilles, dessiné sur un fond tendre, était faite d’une peinture recouverte d’une glace. Les deux panneaux latéraux de la devanture, également peints et sous verre, représentaient de petits Amours joufflus, jouant au milieu de hures, de côtelettes de porc, de guirlandes de saucisses; et ces natures mortes, ornées d’enroulements et de rosaces, avaient une telle tendresse d’aquarelle, que les viandes crues y prenaient des tons roses de confitures. Puis, dans ce cadre aimable, l’étalage montait. Il était posé sur un lit de fines rognures de papier bleu; par endroits, des feuilles de fougère, délicatement rangées, changeaient certaines assiettes en bouquets entourés de verdure. C’était un monde de bonnes choses, de choses fondantes, de choses grasses. D’abord, tout en bas, contre la glace, il y avait une rangée de pots de rillettes, entremêlés de pots de moutarde. Les jambonneaux désossés venaient au-dessus, avec leur bonne figure ronde, jaune de chapelure, leur manche terminé par un pompon vert. Ensuite arrivaient les grands plats : les langues fourrées de Strasbourg, rouge et vernie, saignante à côté de la pâleur des saucisses et des pieds de cochon; les boudins, noirs, roulent comme des couleuvres

95 Jean Ricardou, op. cit., p. 21. 96 Alain Robbe-Grillet, op. cit., p. 21. 97 Ibid., p. 78.

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bonnes filles; les andouilles, empilées deux à deux, crevant de santé [...] Enfin, tout en haut, tombant d’une barre à dents de loup, des colliers de saucisses, de saucissons, de cervelas, pendaient, symétriques, semblables à des cordons et à des glands de tentures riches; tandis que, derrière, des lambeaux de crépine mettaient leur dentelle, leur fond de guipure blanche et charnue. Et là, sur le dernier gradin de cette chapelle du ventre, au milieu des bouts de la crépine, entre deux bouquets de glaïeuls pourpres, le reposoir se couronnait d’un aquarium carré, garni de rocailles, où deux poissons rouges nageaient, continuellement.98

L’abondance dont fait preuve ici la description, que nous avons dû écourter par souci de concision,

n’entrave jamais la cohérence et la clarté de ce qui y est décrit. Tout au contraire, l’écriture charpente

de telle façon le passage que l’œil du lecteur y est guidé pour qu’au terme du parcours, la vitrine soit

bel et bien présente à son esprit dans toute son opulence : la description « fait voir ». La motivation

du déploiement d’un si long passage où le récit est littéralement bloqué se trouve dans ce désir de

fidélité; la description vise ici à « reproduire une réalité préexistante »99. Elle se voue donc à produire

un effet de familiarité chez le lecteur qui doit reconnaître ce qu’il lit pour pouvoir se le figurer dans

son entièreté. Ici, Zola veut recréer les Halles de Paris puisque ces dernières, en plus de fournir le

décor à son roman, représentent métaphoriquement la richesse d’une bourgeoisie empêtrée dans

l’abondance et la prospérité. C’est pourquoi le narrateur ne souligne que ce qui donne vie à la

description, passant rapidement sur la devanture pour plonger directement dans les victuailles qui

s’étalent dans la vitrine sur le mode énumératif. On nomme tout ce qui s’y trouve, sans perdre trop de

temps sur la texture du tissu du pompon vert qui orne les jambonneaux ou sur les différentes teintes

que prennent les andouilles selon leur position dans le monticule qu’elles forment.

La description qui nous intéresse, celle qui a cours dans le nouveau roman, effectue

l’opposé. En effet, alors que la « description servait à situer les grandes lignes d’un décor, puis à en

éclairer quelques éléments particulièrement révélateurs […] elle ne parle plus [dans le nouveau

roman] que d’objets insignifiants »100. Robbe-Grillet, dans les descriptions qui constituent ses

romans, prend le contre-pied du parti pris réaliste en s’attardant volontairement à ce qui n’est ni

significatif, ni constitutif d’un environnement dans lequel le lecteur pourrait placer mentalement le

héros. C’est à travers une surenchère de détails, qu’on peut penser comme un jusqu’au-boutisme de

la profusion qui caractérise tout de même la pratique réaliste, que la description robbe-grilletienne en

vient à acquérir une nouvelle force. Cette puissance est canalisée dans cet amoncellement de mots

98 Émile Zola, Le ventre de Paris, Paris, Bibliothèque Charpentier, 1896, p. 41. 99 Alain Robbe-Grillet, op. cit., p. 159. 100 Ibid., p. 159.

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qui, sous le poids de leur masse, remettent en question la prérogative du sens dans le récit de fiction.

Si, de façon générale, on vient à penser qu’ajouter des détails équivaut à atteindre une plus grande

précision, la pratique romanesque de Robbe-Grillet prouve plutôt le contraire. À mesure que la

description grossit sa loupe pour traiter de menues caractéristiques, le lecteur en vient à se perdre

dans le flot textuel; il est victime de l’imprécision qu’induit paradoxalement une trop grande précision :

Un peu plus loin, dans la même allée, il y a un homme seul assis sur un banc de marbre. Habillé de couleur sombre et placé sous une plante charnue, avec des feuilles en forme de main qui s’avancent au-dessus de lui, il a les deux bras écartés de part et d’autre du corps, les paumes reposant à plat sur la pierre et les doigts recourbés sur son bord arrondi […] Plus loin encore, une très jeune fille – vêtue seulement d’une sorte de chemisette en lambeaux qui laisse apercevoir en plusieurs points la chair nue, sur les cuisses, le ventre, la poitrine aux seins naissants, les épaules – est attachée contre le tronc d’un arbre, les mains ramenées en arrière, la bouche s’ouvrant de terreur et les yeux agrandis par ce qu’elle voit se dresser en face d’elle : un tigre de grande taille, arrêté à quelques mètres à peine, qui la contemple un instant avant de la dévorer. C’est un groupe sculpté, grandeur nature, exécuté en bois peint vers le début du siècle et représentant une scène de chasse aux Indes […] Mais le troisième élément du groupe, le chasseur, au lieu d’être juché sur quelque éléphant ou en haut d’un mirador de rondins, se tient seulement un peu en retrait, debout dans les hautes herbes, la main droite crispée sur le guidon d’une bicyclette. Il porte un complet de toile blanche et un casque colonial. […] Bien entendu la nuit est trop noire, dans cette partie du jardin, pour permettre de distinguer avec précision la plupart de ces détails, visibles seulement en plein jour101

Cette description met en lumière trois des caractéristiques principales de la description

robbe-grilletienne sur lesquelles nous aimerions nous attarder. Premièrement, le texte est marqué

par l’incertitude ou, du moins, par une admission d’incompétence qui jure avec la confiance que le

lecteur accorde d’ordinaire au narrateur. Si « la nuit est trop noire, dans cette partie du jardin, pour

permettre de distinguer avec précision la plupart de ces détails, visibles seulement en plein jour », il

nous faut donc admettre que la description se base sur une série d’images mentales dont on ne peut

garantir la fidélité. Le narrateur parle de ce qu’il croit voir ou de ce qu’il se souvient avoir vu à un

autre moment. Ce souci de décrire en détail ce qui ne peut être vu précisément, qui amène le

narrateur à se fier à un souvenir possiblement lacunaire, voire à inventer ce dont il ne peut se

remémorer, fonde en partie la nouvelle esthétique descriptive que défend Robbe-Grillet. Si, dans le

roman du XIXe, la description « prétendait reproduire une réalité préexistante; elle affirme à présent

sa fonction créatrice. »102 La description devient effectivement, dans le giron du nouveau roman, une

génératrice de texte. L’écriture se nourrissant de son propre mouvement dans un élan d’auto-

101 Alain Robbe-Grillet, La maison de rendez-vous, Paris, Les éditions de Minuit, 1965, p. 27-28. Dorénavant, et ce, pour

alléger le texte, les citations tirées de ce titre seront suivies de la mention RDV et du numéro de la page entre parenthèses. 102 Alain Robbe-Grillet, Pour un nouveau roman, op. cit., p. 159.

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engendrement, la description ne sert plus à véritablement faire voir, mais plutôt à donner existence

au livre en défilant sur les pages : « Tout l’intérêt des pages descriptives […] n’est donc plus dans la

chose décrite, mais dans le mouvement même de la description. »103

Le recours aux images mentales comme support de la description nous amène aux deux

autres points que nous voudrions aborder. Bien que tout cela soit virtuel dans le cas du narrateur,

puisqu’il ne possède pas de conscience, il n’en demeure pas moins que Robbe-Grillet ne peut

transmettre le souvenir d’une image ou sa reconstitution par les mécanismes de la mémoire que par

le biais de l’écriture. Dans l’impossibilité qu’il est de partager une représentation mentale par un

transfert direct d’une conscience à une autre, l’écrivain doit écrire pour la communiquer et par le fait

même fondre ladite image dans le moule des spécificités de la littérature. Ces spécificités, dans le

cas qui nous préoccupe, relèvent des limites matérielles de la description littéraire. En effet, l’auteur

se voit dans l’obligation d’étendre sa description dans le temps, puisque l’enfilade des mots sur la

page ne permet pas la simultanéité des impressions :

Les mécanismes analogiques qui associent les images mentales diffèrent radicalement en conséquence de ceux qui président au fonctionnement de l’imagination scripturale. Les premiers jouent sur l’unité de l’image synthétique; ils provoquent des images qui s’effacent l’une l’autre. Les seconds fonctionnent à l’occasion de chacun des détails de l’image descriptive, tendant à peupler l’imaginaire d’autant de séries d’images analogiques qu’il y a de détails, et cela, autant de fois que la pensée se réfère, à son gré, au fragment de base.104

Lorsqu’il rencontre une image, l’œil saisit immédiatement son ensemble et, s’il peut faire le point sur

détail en particulier, il ne peut jamais le soustraire de ce qui l’environne. Il n’en va pas de même dans

le cas de la description littéraire puisque la matérialité même du texte, c’est-à-dire l’enfilade de mots

formant des lignes puis des pages, impose la succession des impressions. Les détails ne peuvent

donc se percevoir que les uns après les autres, prenant tour à tour le centre de la scène jusqu’à ce

que le suivant s’amène et le pousse en coulisse. Il est par conséquent du ressort du lecteur de

construire au fur et à mesure l’image dans sa globalité, tâche difficile et presque impossible

lorsqu’elle s’avère trop complexe. D’où cette imprécision paradoxale que la grande, trop grande,

précision des descriptions robbe-grilletiennes induit. Chaque élément nommé donne lieu à son

propre photogramme mental que le lecteur doit surimprimer aux autres, ce qui embrouille

progressivement le tableau. En ce sens, la description se nie elle-même, elle ne décrit plus rien du

103 Ibid., p. 161. 104 Jean Ricardou, op. cit., p. 59.

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tout et ne fait qu’engendrer une masse textuelle dans un « double mouvement de création et de

gommage »105. L’écriture affirme ainsi sa préséance sur ce qu’elle représente : tout ce qu’elle tente

de dire et de faire voir est recouvert par son mouvement, par sa prolifération, « comme si son

acharnement à en discourir ne visait qu’à en brouiller les lignes, à les rendre incompréhensibles, à

les faire disparaître totalement. »106

Cette négation de la description par elle-même se voit renforcée par la manière dont elle se

faufile dans le texte, dont elle louvoie d’un sujet à un autre. Dans le passage cité ci-haut, le narrateur

détaille d’abord un homme, assis dans le parc attenant à la maison de Lady Ava. Puis son regard

s’attarde à une jeune fille qui se situe un peu plus loin et dont on voit la peau au travers des mailles

de ses vêtements déchirés. Ce n’est que lorsqu’il passe au tigre que nous comprenons que la jeune

fille fait plutôt partie d’une sculpture ornant le parc. Ce saut, sans transition, de la chair à la pierre,

témoigne de l’inconsistance délibérée qui caractérise souvent l’espace dans les romans de Robbe-

Grillet. Parfois sont mis en contiguïté des endroits qui ne peuvent physiquement l’être ou bien qui ne

relèvent pas du même niveau de réalité. Par exemple, ce qui se passait dans le parc se transpose

finalement sur une scène de théâtre, ou bien une chambre de la maison devient un dessin sur une

couverture de magazine, et ce, le plus souvent par l’intermédiaire de la description qui saute sans

crier gare d’un endroit à l’autre. Le flot continu de l’écriture, qui ne marque jamais le changement, fait

en sorte que l’illusion créée par la description se voit sans cesse désamorcée. La chambre est donc

à la fois réelle et dessinée. Jean Ricardou désigne cette technique par laquelle « le récit se brise,

rebondit ailleurs et autrement » sous l’appellation de « dispositif transmutatoire », ou de

« mutante »107. Ces dispositifs peuvent, selon les situations, procéder par « capture », c’est-à-dire

passer de la réalité diégétique à une forme quelconque de représentation, ou bien, dans un

mouvement inverse, « libérer » une œuvre dans la réalité du roman. Nous réutiliserons ces termes

dans les chapitres qui suivent. Ironiquement, pour arriver à créer un effet similaire dans L’homme qui

ment, Robbe-Grillet a recours à la coupe et c’est en partie par l’utilisation du montage qu’il arrive à

récréer des espaces que la diégèse n’admet pas au premier abord. Il utilise également la bande-son

à cet effet, en superposant des sons acousmatiques108 aux images, ce qui ouvre le cadre à ce qu’il

105 Alain Robbe-Grillet, op. cit., p. 160. 106 Id. 107 Jean Ricardou, Le nouveau roman, Paris, Seuil (coll. Écrivains de toujours), 1978, p. 111-112. 108 Un son acousmatique est un son dont la source n'est pas visible à l'écran. Pour plus de précision, voir Michel Chion,

L’audio-vision, Paris, Nathan, 1990, 186 p.

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ne contient pas, les bruits d’une forêt résonnant sur des images d’intérieur, par exemple. Nous y

reviendrons plus en détail dans une section subséquente.

Le temps

Si différents espaces peuvent être réorganisés au sein d’un même environnement textuel ou

cinématographique, il en va de même pour des moments normalement disjoints. Cette nouvelle

conception du temps dans le roman du XXe siècle a parfois été désignée par la critique comme une

des grandes métamorphoses qu’a connues le roman à la suite de l’apparition de l’art filmique. Il est

effectivement indéniable que le cinéma a un rapport au temps qui diffère de celui qu’entretiennent les

autres arts. Pour reprendre la métaphore d’Arnold Hauser, le temps filmique comporte des

caractéristiques spatiales :

In the temporal medium of a film we move in a way that is otherwise peculiar to space, completely free to choose our direction, proceeding from one phase of time into another, just as one goes from one room to another, disconnecting the individual stages in the development of events and grouping them, generally speaking, according to the principles of spatial order. In brief, time here loses, on the one hand, its uninterrupted continuity, on the other, its irreversible direction. 109

Le temps filmique serait donc un temps disloqué qui, comme un puzzle aux multiples

possibilités, pourrait être assemblé de diverses manières selon la volonté du réalisateur ou du

monteur. Le médium cinématographique permettrait en ce sens d’explorer la temporalité d’une

manière inédite, sans être astreint à la fatalité de son déroulement : cette temporalité devient par

conséquent malléable, décomposable et susceptible de signifier autrement, voire autre chose que ce

qu’elle révélait auparavant. Ce temps qu’Hauser oppose à la succession ordonnée et orientée du

temps littéraire, ce temps perçu en tant que réservoir, relève des spécificités techniques du film sans

toutefois lui être exclusif : les romanciers ne tarderont d’ailleurs pas à s’en servir. L’Ulysse de Joyce

ou bien le Manhattan Transfer de Dos Passos sont à ce titre souvent mentionnés dans les études

portant sur le sujet. Cette réappropriation du temps cinématographique par les romanciers, dénotant

une intermédialité formelle, témoigne des nouvelles possibilités artistiques que le potentiel du

montage a fait voir aux créateurs de divers horizons. Ce sont en effet les conditions techniques de

l’appareillage filmique qui amenèrent les cinéastes, puis les écrivains sur leurs traces, à construire

109 Arnold Hauser, « Space and time in film », dans Richard Dyer MacCann (dir.), Film: A Montage of Theories, New

York, Dutton, 1966, p. 189.

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une représentation inédite du temps : « The technical possibility of interrupting any shot without

further ado suggests the possibilities of a discontinuous treatment of time from the very outset »110.

Cette discontinuité, susceptible de saboter la chronologie, est rapidement devenue un des traits

distinctifs du récit moderne, quel qu’en soit le médium. Coupant court au défilement que semblait

imposer la matérialité même du roman, certains écrivains, tels que Robbe-Grillet, Simon et Pinget se

sont mis à explorer la circularité, la simultanéité, le piétinement qui ont, au moins depuis Griffith,

fondé les bases du langage cinématographique.

Il est toutefois difficile de bien discerner ce qui est attribuable à une véritable influence

cinématographique de ce qui relève plutôt du zeitgeist planant sur l’art occidental. Il est indubitable

que les avancées technologiques du début du XXe siècle, débouchant sur une accélération du

rythme de la production industrielle et, par conséquent, sur accélération de la vie, couplées avec

l’exacerbation de la conscience historique et la nouvelle médiatisation des événements mondiaux,

ont transformé l’expérience qu’ont les humains du temps :

The time experience of the present age [XXe siècle] consists above all in an awareness of the moment in which we find ourselves: in an awareness of the present. Everything topical, contemporary, bound together in the present moment is of special significance and value to the man of today, and, filled with this idea, the mere fact of simultaneity acquires new meaning in his eyes. His intellectual world is imbued with the atmosphere of the immediate present, just as that of the Middle Ages was characterized by an otherworldly atmosphere and that enlightenment by a mood of forward-looking expectancy. He experiences the greatness of his cities, the miracles of his technics, the wealth of his ideas, the hidden depths of his psychology in the contiguity, the interconnections and dovetailing of things and processes. The fascination of ‘’simultaneity’’, the discovery that, on the one hand, the same man experiences so many different, unconnected and irreconcilable things in one and the same moment, and that, on the other, different man in different places often experience the same things, that the same things are happening at the same time in places completely isolated from each other, this universalism, of which modern technics have made contemporary man conscious, is perhaps the real source of the new conception of time and of the whole abruptness with which modern art describes life.111

Cette surconscience de leur situation historique et ce nouveau village global que les médias et les

technologies ont constitué ont pour sûr joué dans l’esprit des gens : une si grande révolution ne peut

qu’avoir un impact majeur sur ceux qui en sont les actants. Quoiqu’il ne soit pas du ressort de cette

étude d’établir si les nouvelles constructions temporelles sont issues du cinéma ou de l’esprit du

temps, la question nous semblait cependant assez importante pour être soulevée et ainsi nuancer un

propos qui aurait pu être aveuglé par un dogmatisme théorique mal placé. De plus, il va sans dire

110 Ibid., p. 190. 111 Ibid., p. 191-192.

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que la réorganisation temporelle dont nous parlons ici s’incarne de manière différente dans le roman

et le film en regard des contraintes matérielles des deux formes artistiques. Nous nous entendrons

donc pour voir une familiarité générale entre les procédés employés par le filmique et le littéraire et

nous ne parlerons d’influence directe que lorsque la technique du romancier renvoie clairement au

montage, technique purement filmique s’il en est une, ou à ce qui nous apparaît relever des

spécificités du septième art.

Quoique cette nouvelle conception du temps rassemble la littérature et le cinéma autour de

considérations analogues, il demeure que la matérialité des deux formes d’expression modifie la

manière dont chacun rend compte de cette potentielle discontinuité. Un des aspects primordiaux de

la représentation moderne du temps réside justement dans le temps employé pour l’exprimer, c’est-

à-dire non le temps des hommes, mais bien le temps grammatical. Les nouvelles dispositions

temporelles qu’admet l’esthétique moderne ne s’incarnent pas de la même manière selon qu’elles

passent par le filtre de la prose ou celui de la lentille puisqu’à la pléthore de modes grammaticaux

qu’offre la palette littéraire s’oppose l’indéniable présence de l’image cinématographique. Un film est

toujours affaire de présence : je suis là, assis devant quelque chose qui prend forme devant moi sur

un écran. Ainsi, « le cinéma ne connaît qu’un seul mode grammatical : le présent de l’indicatif. »112

Bien que cette caractéristique ne soit pas propre au cinéma — on pourrait tout aussi bien parler de la

même manière du théâtre ou de toutes formes de performances —, il reste qu’on n’en retrouve nulle

trace dans l’art du roman puisque la médiation qu’il implique atténue l’illusion réaliste, la phrase ne

prétendant pas ressembler à ce qu’elle dit. La langue comporte au contraire un grand nombre de

variations qui permettent à l’écrivain de jongler avec d’infimes nuances temporelles, pouvant même

parler de ce qui n’est pas encore arrivé ou considérer incertaine une action pourtant subordonnée à

un événement déjà accompli.

L’analepse est bien entendu possible au cinéma; une grande majorité de films noirs ont une

mécanique narrative qui repose sur le retour en arrière. Toutefois, ce qui est d’abord désigné comme

étant déjà passé au moment où la narration revient au départ des événements ne peut jamais être

montré autrement qu’au présent. Que la voix off emploie l’imparfait ou le passé simple n’y change

rien, les péripéties se déroulent au présent devant le spectateur et les personnages les vivent au

présent. Cette prédominance du présent devient, dans le cas d’un film comme L’homme qui ment, un

112 Alain Robbe-Grillet, op. cit., p. 164.

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élément primordial de l’esthétique déployée par le réalisateur puisqu’elle est mise en évidence. En

effet, comment savoir si Boris ment, puisque nous le voyons à l’écran accomplir ce qu’il raconte.

Même lorsqu’il revient sur un épisode déjà raconté pour l’altérer, la nouvelle version, que nous

voyons également advenir à l’écran, est aussi présente que la précédente et, par conséquent, ne

contient rien qui la rende plus véritable ou plus réelle. Si le film montre Boris en train de sauver Jean

alors qu’on sous-entend plus tard qu’il l’aurait tué, c’est donc que le cinéma lui-même peut mentir

malgré l’écrasante impression de réalité qu’il produit. Le spectateur n’a pas entendu dire que Boris

aurait sauvé Jean. Il est impossible qu’il ait mal compris puisqu’il l’a vu de ses propres yeux. Ce

schéma du double mensonge, celui de la parole et celui de l’image mouvante, sera plus approfondi

dans les chapitres suivants.

Avant de plonger directement dans les œuvres de notre corpus, nous aimerions soumettre

un élément important à l’attention du lecteur. La maison de rendez-vous est un roman qui table

considérablement sur la déconstruction temporelle et sur la juxtaposition de différents événements

séparés autant par le temps que par l’espace. Ce qui le rend si distinctif a trait au fait qu’il est très

difficile, à la première lecture, d’avoir conscience de ces changements au moment où ils se

produisent. Ce n’est qu’après quelques lignes que le lecteur se rend compte du déplacement qui a

été opéré et il lui faut alors revenir sur ses pas pour repérer la césure qui, malgré la coupure qu’elle

implique, n’est aucunement marquée par la disposition du texte. Ce qui nous apparaît intéressant

dans ce procédé a trait aux modes grammaticaux que nous venons d’évoquer : Robbe-Grillet a

rédigé la plus grande partie du roman au présent de l’indicatif et dans son temps conjoint, le passé

composé. Ce refus des potentialités grammaticales de la langue française ne peut être anodin et il

constitue, pour nous, la preuve s’il en est une de l’influence directe du cinéma sur son écriture. Cette

réappropriation d’un trait caractéristique du cinéma dans un autre milieu médiatique constitue un

exemple probant d’intermédialité formelle. Nous y reviendrons.

En somme, Robbe-Grillet s’attaque précisément à trois éléments qui définissaient le roman

réaliste, attaque que nous pourrions voir comme un refus général du règne de l’humanisme dans la

sphère littéraire. Les écarts permis par cette philosophie dans la représentation du monde, de

l’Homme et dans celle de la perception que ce dernier a de ce qui l’entoure ont été attaqués tant

dans les écrits théoriques que dans les actes artistiques de l’écrivain qui nous intéresse. Que ce soit

par sa redéfinition du personnage en tant qu’être mouvant, sans psychologie et sans histoire, par sa

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récupération de la description pour en faire un moteur littéraire et un agent de confusion ou bien par

le traitement éclaté auquel le temps et l’espace ont droit dans ses œuvres, Robbe-Grillet coupe court

aux conventions réalistes qui balisaient les écritures romanesque et filmique. Il ouvre par le fait

même ces deux arts à la modernité en tablant sur leur potentiel autoréflexif et sur la mise en

évidence de leurs contraintes matérielles. Il pousse ainsi les formes artistiques jusqu’aux

aboutissements théoriques de leur spécificité et de leurs contraintes, allant parfois jusqu’à nier ce qui

semblait constituer pour certains les fondations mêmes des médias. Il insiste conséquemment sur la

porosité de la frontière délimitant cinéma et littérature et réemploie des procédés formels hors de leur

milieu d’origine, détournant leur portée et leur mécanique. Nous voici arrivés au seuil du programme

que nous nous sommes donné. Entrons de ce pas dans le cœur des œuvres.

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Chapitre III : Le personnage-narrateur et son rôle

dans La maison de rendez-vous et L’homme qui

ment

La redéfinition de l’entité narrative que constitue le personnage marque sans contredit un

des traits caractéristiques de la pratique robbe-grilletienne. Il serait d’ailleurs possible, en faisant

ressortir les attributs que l’on peut retrouver chez plusieurs personnages de Robbe-Grillet, d’arriver à

établir le gabarit du protagoniste type. Là n’est toutefois pas le but de notre étude; nous voulons

rester fidèle à la volonté de Robbe-Grillet de battre en brèche cette conception du personnage

définissable. Il reste que certains motifs qui reviennent de manière récurrente dans plusieurs des

œuvres de Robbe-Grillet nous intéressent en raison de leur nature intermédiale, c’est-à-dire des

relations qu’ils établissent entre les médias ainsi que de leur coprésence dans les univers

médiatiques distincts que sont le cinéma et la littérature. Nous tenterons, après les avoir identifiés et

décrits, de vérifier si ces motifs engendrent les mêmes effets indépendamment de leur milieu

médiatique, si ces effets sont dissemblables ou bien encore si nous pouvons remonter à deux

sources différentes en partant d’effets pourtant similaires. En d’autres mots, nous essaierons de voir

si Robbe-Grillet expérimente avec les diverses applications possibles de certains préceptes

théoriques que nous avons détaillés dans le chapitre précédent ou bien si, au contraire, les fins ont

pour lui préséance sur les moyens utilisés pour y parvenir. Nous pourrons conséquemment poser un

regard neuf sur une œuvre peu étudiée dans les dernières années et jeter des ponts entre les deux

pratiques médiatiques qui nous préoccupent.

Dans les deux œuvres à l’étude, le premier véritable personnage rencontré par le

lecteur/spectateur est le personnage-narrateur. À ce titre, les premières pages de La maison de

rendez-vous nous laissent présager un roman narré à la première personne par lequel un narrateur

homodiégétique nous transmettrait ce dont il a été témoin, ce à quoi il pense : « La chair des femmes

a toujours occupé, sans doute, une grande place dans mes rêves. Même à l’état de veille, ses

images ne cessent de m’assaillir. » (RDV – 11). Toutefois, cette impression s’infirme rapidement et le

narrateur perd le contrôle de ses rêveries érotiques; il en arrive à faire le récit d’une histoire dans

laquelle il ne semble au premier abord pas impliqué. S’ensuit la description de plusieurs scènes où le

regard prime, au point que le narrateur devient hétérodiégétique, mais non pas omniscient, quoiqu’il

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apparaisse pouvoir remanier à sa guise les paramètres encadrant son récit. D’ailleurs, la diégèse

s’ouvrira à quelques endroits pour lui permettre d’y entrer à nouveau, mais ce sera toujours, nous le

verrons, de manière suspecte et inconstante. Dans L’homme qui ment, les premières images de la

première séquence nous donnent également à voir le narrateur, mais, si l’on peut dire, en creux. À

savoir que le personnage qui prendra plus loin la parole en voix off nous est d’abord montré en tant

que manque, qu’il est paradoxalement présent par son absence. Il est le fugitif, celui que recherchent

les militaires projetés sur l’écran. Rapidement, il se matérialise devant l’objectif puis, quelques

minutes plus tard, il se fait entendre : « Je vais vous raconter mon histoire ». C’est donc comme

simple personnage qu’il se présente en premier lieu pour ensuite revêtir les habits du narrateur. De

toute évidence, ces deux entrées en scène nous introduisent auprès des personnages-narrateurs de

deux manières opposées. Alors que dans le roman le narrateur s’impose immédiatement par une

prise de parole d’une subjectivité incontestable, par l’aveu de ses fantasmes sexuels, pour ensuite se

retirer à l’arrière-plan d’une bonne partie du livre, Boris est au départ présent uniquement en tant que

trace – tant dans l’esprit des soldats que sur le sol de la forêt —, et c’est au fur et à mesure que le

film progresse que la caméra le détecte et s’y attache. Il existe en premier lieu par son corps,

présence écranique inattaquable s’il en est une, pour ensuite réquisitionner la parole et ainsi occuper

les deux moyens d’expressions qu’offre le cinéma. À quelques nuances près, ces deux introductions

nous semblent tabler sur les spécificités de chacun des deux médias en cause pour aboutir au même

résultat global, soit la remise en question de la fiabilité normalement attribuée au narrateur.

De la non-fiabilité du personnage-narrateur

Le roman ne peut généralement avoir recours à autre chose qu’au texte et à sa mise en

page pour actualiser l’ensemble de ses manifestations. En effet, la tradition romanesque relègue

l’image au paratexte et le corps de l’œuvre ne les désigne que très rarement, si ce n’est à des fins

expérimentales. L’exemple le plus connu à ce titre est probablement Nadja, récit dans lequel André

Breton refuse la description sous prétexte que la photographie la rend caduque. Reste que les

photographies que l’on retrouve dans les pages de Nadja ne sont jamais que des prolongements du

texte et qu’elles ne véhiculent une signification narrative qu’en fonction de ce dernier. Ainsi, dans

presque la majorité des cas, la totalité des informations contenues dans un roman nous est

transmise par le biais du texte. Pour reprendre les termes employés par Genette dans Figures III, le

texte narratif est toujours discours, en ce sens qu’il est émis par une instance, le narrateur, et ce

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discours se veut distinct, mais non pas isolé, « des événements qu’il relate » et de « l’acte qui le

produit »113. Alors que le roman traditionnel tente généralement de gommer les décalages qui

peuvent naître entre le discours narratif et ce qu’il raconte, ou à tout le moins d’intégrer ces

débalancements à la trame du récit, Robbe-Grillet mise au contraire sur le dynamisme qu’induisent

ces différences. Nous y reviendrons.

Tel qu’évoqué ci-haut, la tradition romanesque pousse le lecteur à accorder d’entrée de jeu

sa confiance au narrateur de manière à ce que l’acte de lecture se déroule sans écueils. Cette

confiance, en ce qu’elle régit la réception de l’œuvre, fait partie des paramètres de ce que les

théoriciens ont appelé le pacte de lecture. Ainsi, chaque lecture ferait l’objet d’une entente plus ou

moins formelle entre l’auteur et son lecteur, « [f]ondée sur un ensemble de conventions tacites nées

de l’usage »114. Parce que le texte s’inscrit toujours dans un contexte à la fois synchronique et

diachronique, il en résulte que les attentes du lecteur sont forgées en partie par les œuvres qui lui

sont contemporaines et en partie par « les productions littéraires antérieures. »115 Ces attentes sont

d’ailleurs prises en compte par le livre, que ce soit pour les satisfaire ou au contraire pour les

décevoir. Dans le cas du roman, la pratique dominante veut que le narrateur, en tant qu’intermédiaire

entre le lecteur et le monde fictif, soit digne de confiance. Cette posture de réception concorde avec

la majorité des expériences de lecture que vivent les gens quoiqu’il soit possible, comme le fait par

exemple Pierre Bayard dans certains de ses ouvrages comme Qui a tué Roger Ackroyd?116, de se

camper volontairement dans une posture opposée et de douter de tout ce qui est transmis par le

texte.

Il arrive toutefois que l’auteur intègre à même la narration des signes incitant le lecteur à

remettre en question le lien de confiance qu’il entretenait, souvent inconsciemment, avec le

narrateur. Un des plus célèbres exemples de ce type de pratique demeure sans contredit les jeux

narratifs que déploie Diderot dans Jacques le fataliste et son maître. Ce roman met de fait en place

divers dispositifs qui minent l’autorité du narrateur ou, à tout le moins, en subvertissent le rôle

traditionnel. Ainsi, et ce, dès les premières pages du livre, le narrateur se targue d’être tout puissant

113 Gérard Genette, Figures III, Paris, Seuil (coll. Poétique), 1972, p. 72. 114 Frank Wagner, « Des coups de canif dans le contrat de lecture », Poétique, nº 172 (novembre 2012), p. 387. 115 Ibid., p. 388. 116 Pierre Bayard, Qui a tué Roger Ackroyd?, Paris, Éditions de Minuit, 1998, 196 p.

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et de pouvoir modifier le récit à sa guise, d’être en mesure de retarder la poursuite de l’histoire en

s’adressant directement au lecteur : « Vous voyez, lecteur, que je suis en beau chemin, et qu’il ne

tiendrait qu’à moi de vous faire attendre un an, deux ans, trois ans, le récit des amours de Jacques,

en le séparant de son maître et en leur faisant courir à chacun tous les hasards qu’il me plairait. […]

Qu’il est facile de faire des contes! Mais ils en seront quittes l’un et l’autre pour une mauvaise nuit, et

vous pour ce délai. »117 Dans cet extrait, Diderot met au jour le véritable pouvoir détenu par le

narrateur, ainsi que l’arbitraire qui fonde toute entreprise romanesque. Alors que le lecteur le perçoit

normalement comme un simple passeur, le narrateur de Diderot revendique une approche

interventionniste de la narration et fait savoir qu’il n’en tient qu’à lui de saboter le récit dont il tient les

rênes. Cette mise en évidence de la mécanique narrative, qui demeure habituellement voilée aux

yeux du public, en modifie sans contredit la réception. Le reste du roman, à la lumière de ces

déclarations, sera conséquemment perçu par le lecteur comme un écrit fictif sans prétention réaliste,

comme un jeu littéraire dont les règles sont redéfinies au fil des humeurs du narrateur. Il devient dès

lors difficile d’accorder crédit à tout ce qui nous est rapporté et on finit par s’y perdre; le narrateur, à

cet effet, ne cesse d’inclure des événements parfaitement invraisemblables à son récit et de

s’éloigner de la trame principale à coup de nombreuses digressions.

Le narrateur de La maison de rendez-vous voit lui aussi remise en cause l’autorité qui lui

incombe normalement, mais de manière beaucoup plus subtile. Nous avons affaire ici à une question

de types de discours, les premières pages du roman s’inscrivant dans un cadre qui modifie la façon

que nous avons de percevoir le reste du livre. Le roman s’ouvre, comme nous l’avons déjà dit, sur la

description des fantasmes du narrateur. Ce dernier nous fait part de son obsession pour le corps

féminin et une grande partie des motifs qui reviendront hanter le récit sont évoqués pour la première

fois dans cet aveu érotique : la sandale, la nuque couverte de duvet blond, les mannequins, les jupes

fendues, le chien noir, les servantes eurasiennes, la prison romaine, etc. Puis, il nous entretient

d’hallucinations dont il est la proie, visions qu’il nous décrit comme des rêveries éveillées qui

perdurent dans le temps et l’espace : « Un simple lit à colonnes, une cordelette, le bout brûlant d’un

cigare m’accompagnent pendant des heures, au hasard des voyages, pendant des jours. » (RDV –

12) Cette description des songes charnels, qui se trouve en quelque sorte en exergue du véritable

récit, laisse alors place à celle d’une fête chez Lady Ava, fête qui sera reprise tout au long du texte.

117 Denis Diderot, Jacques le fataliste et son maître, New York, Dell Publishing, 1962, p. 26.

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Ce qui nous semble ici intéressant est que rien ne permet au lecteur de détecter un changement

dans le régime de la narration, rien ne lui indique que le point focal est passé de l’intériorité du

narrateur à l’extériorité d’une soirée factuelle. La formulation employée pour embrayer de l’une à

l’autre ne nous donne pas d’indices à ce sujet : « Souvent je m’attarde à contempler quelque jeune

femme qui danse […]. Je préfère qu’elle ait les épaules nues, et aussi, quand elle se retourne, la

naissance de la gorge. » (RDV – 12). Il est difficile d’affirmer que nous quittons le domaine de

l’imagination du narrateur, d’autant plus que la proposition se distingue lexicalement des autres

phrases décrivant les lubies du narrateur par l’utilisation du verbe « préférer », mot marquant

davantage la subjectivité que de simples verbes de perception. Alors qu’il regarde une fille danser, il

« préfère » qu’elle soit en partie dénudée. Le choix du verbe laisse ici planer un doute : le narrateur

intervient-il sur la réalité en y surperposant son fantasme comme il nous expliquait pouvoir le faire un

peu plus tôt? : « Une fille en robe d’été qui offre sa nuque courbée […] je la vois aussitôt soumise à

quelque complaisance, tout de suite excessive. » (RDV – 11) Les choix lexicaux de Robbe-Grillet

renforcent ici l’impression voulant que le texte mélange rêve et réalité; il refuse d’utiliser des verbes

qui indiqueraient clairement le statut de ce qui nous est raconté. Il suffirait par exemple que le

narrateur « imagine » la soumission de la jeune femme en robe d’été pour que les doutes se

dissipent et que les fantasmes soient départagés des épisodes dont il nous fait part par la suite. Mais

il n’en est rien, et « voir » quelque chose demeure plus concret que « préférer » voir ou ne pas voir,

selon le cas. Le lecteur est donc tout porté à croire qu’il se trouve toujours devant les chimères du

narrateur jusqu’à ce que, dans un élan typiquement robbe-grilletien, l’accumulation de détails et de

mots nous fasse perdre de vue le point de départ du texte et ce qu’il semblait raconter au premier

abord.

À ce titre, les deux avertissements au lecteur participent également à cette indifférenciation

de la vérité, vérité bien entendu fictive, et de la fabulation. Alors que le premier affirme la dimension

fictive du roman, toute ressemblance avec la Hong Kong réelle relevant du hasard, le deuxième

prétend au contraire que le livre se veut fidèle à la réalité des lieux décrits. Ce renversement n’est

toutefois pas permanent, le livre oscillant perpétuellement entre les pôles du registre équivoque dans

lequel il s’inscrit. Que ce soit par l’interruption de la narration pour parler de ce qui semble être un

hôpital psychiatrique (RDV – 187-188), ou par les détails du mobilier qui ne sont jamais identiques,

ou encore par les hésitations du narrateur sur la meilleure façon de relater un épisode, la nature

incertaine du récit ne s’efface jamais vraiment. Nous reviendrons un plus loin sur les techniques

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employées pour parvenir à cet effet. Ce que nous voulions mettre en lumière, c’est que la confiance

qui lie généralement narrateur et lecteur est, dans le cas qui nous préoccupe, mise à mal par des

procédés relevant spécifiquement de la littérature. De fait, si une ambiguïté recouvre l’ensemble du

roman et que le lecteur ne peut accorder sa confiance au narrateur comme il l’aurait fait dans le cas

d’une œuvre de Balzac, c’est parce que, matériellement, le livre ne fait pas la distinction entre le

fantasme et le récit factuel. Que ce soit par la constance du ton employé, qui ne permet pas

l’établissement d’un pacte de lecture clair, ou bien par le choix des mots, qui ne souligne pas

davantage le changement de registre narratif, ou encore, comme le note Daniel P. Deneau118, par le

recours équivoque à diverses formes de représentations (magazine, théâtre, sculpture) pour brouiller

les frontières entre le rêve et le réel, le lecteur est laissé à lui-même dans sa quête de sens.

Le concept du pacte de lecture, souvent utilisé dans des contextes exclusivement littéraires,

peut tout aussi bien s’appliquer à une œuvre narrative appartenant à une autre discipline. Le public

cinématographique, tout comme son pendant littéraire, est influencé par des décennies de films

narratifs classiques reposant sur la confiance tacite que le spectateur accorde à ce qui narre ou

montre le récit. Dans une volonté intermédiale, Robbe-Grillet transpose ses préoccupations sur la

fiabilité du narrateur dans son œuvre cinématographique. Nous retrouvons donc la même remise en

question dans L’homme qui ment, mais cette fois arrimée à une des spécificités du matériau filmique,

à savoir la coprésence de la bande-son et de la bande-image. Déjà, chacune des deux bandes

prises séparément amène le spectateur à se méfier de ce qui lui est présenté. Comme nous l’avons

mentionné plus tôt, le film s’ouvre sur un bataillon traversant la forêt à la recherche de Boris, le

personnage-narrateur. Les militaires finissent par le repérer : les grenades explosent autour de lui,

les chiens sont à ses trousses. Puis Boris tombe sous les balles, touché semble-t-il mortellement. Le

plan nous le montre en pleine nuit, s’affalant dans un bosquet, sa main gauche retenant le sang de la

plaie. Mais alors qu’il repose dans ce qui devrait être son dernier sommeil, le décor s’éclaircit,

comme si le jour arrivait. Boris se réveille, se lève, nettoie son costume et reprend sa marche à

travers les bois. Tout ce qui précède revêt, à la lumière de ce segment, les apparences du rêve.

C’est ce que le film, d’un point de vue narratif, semble vouloir dire. Toutefois, rien ne nous autorise à

l’affirmer d’un point de vue cinématographique. De fait, nous avons vu les grenades tomber autour de

Boris dans une mise en scène tout à fait réaliste; nous avons également pu voir les militaires et Boris

118 Daniel P. Deneau, « Notes on Robbe-Grillet's La Maison de rendez-vous », Neophilologus, n°63 (1979), p. 521-529.

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réunis dans un cadrage unique, l’unité du plan assurant la contiguïté spatiale des personnages et par

le fait même l’effet de réel du plan.119 Plus encore, la mort et le réveil se déroulent à l’intérieur d’un

seul plan-séquence. Normalement, une coupe, ne serait-ce que pour passer à un plan plus serré,

nous aurait permis de diviser visuellement les deux séquences et d’accepter facilement qu’il ne

s’agissait que d’un rêve. Robbe-Grillet choisit plutôt d’articuler dans le plan ce moment charnière ce

qui a pour conséquence de brouiller considérablement les frontières entre la fabulation du

personnage et ce qui lui arrive dans les faits.

Une fois le songe consommé, le spectateur peut s’attendre à suivre Boris dans ce qui devrait

être le monde « réel », mais rien n’est moins certain. Cette fois-ci, c’est la bande-son qui alimente le

scepticisme : on entend des bruits de pas sur un plancher et des cordes pincées se mélangeant aux

sons de l’eau d’un ruisseau et d’un pic martelant un arbre. D’un point de vue cinématographique, ce

monde, succédant à celui rêvé par Boris, ne souscrit pas plus aux codes de la représentation réaliste

puisque les sons sont incompatibles avec les images qui nous sont offertes. S’ensuit donc ce

constat, à savoir que le « Grand Imagier » et le « Haut parleur » du film, pour reprendre les

terminologies de Laffay120 et de Lacasse121, ne sont pas fiables et qu’ils refusent de travailler de

119 Selon les règles du réalisme bazinien, le réalisme ne serait conservé que par l’interdiction du montage accessoire,

c’est-à-dire du montage non nécessaire à la compréhension du récit. Ainsi, pour que l’on puisse unir des personnages autour d’une seule action, il faut qu’un plan nous les montre ensemble sous peine de perdre l’adhésion du spectateur : « Par exemple, il n’est pas permis au réalisateur d’escamoter par le champ, contre-champ, la difficulté de faire voir deux aspects simultanés d’une action. » André Bazin, « Montage interdit », Qu’est-ce que le cinéma ?, Paris, Éditions du Cerf, 1975, p. 56. 120 Par « Grand Imagier », Laffay désigne cette instance qui organise les images du film pour qu’elles soient visibles par

le spectateur. Il ne s’agit pas du réalisateur ou du monteur, mais bien d’une instance comprise à même le film : il est, en quelque sorte, responsable du point de vue par lequel le film nous est transmis, point de vue qu’il peut déléguer à sa guise à l’un des personnages. On parle alors d’un point de vue subjectif. Souvent, le film nous est montré d’un point de vue objectif, comme si on se tenait là où était posée la caméra lors du tournage, mais il existe un entre-deux, que l’on pourrait nommer point de vue dirigé, qui nous permet de mieux entrevoir l’intervention du « Grand Imagier » sur le film. C’est notamment le cas lorsque des zooms sont utilisés. La mise en évidence d’un élément du cadre par la caméra relève effectivement de la faculté du « Grand Imagier » d’intervenir sur le déroulement du récit pour guider le spectateur à travers le film. C’est donc dire que le point de vue employé, qu’il soit subjectif, objectif ou dirigé relève toujours d’un choix du « Grand Imagier » en ce sens qu’il s’inscrit dans le processus organisationnel qui constitue son action sur la représentation cinématographique. Albert Laffay, Logique du cinéma, Paris, Masson, 1964, 174 p. 121 Le « Haut Parleur », comme l’indique clairement le jeu de mots constituant sa désignation, se veut de façon générale

l’équivalent sonore du « Grand Imagier ». À mesure que les artisans du cinéma parlant ont pris conscience des potentialités sonores, la bande-son s’est vue de plus en plus exploitée. Lacasse cite entre autres les bruits urbains couvrant parfois les voix pour induire un effet plus réaliste dans Le chien de Jean Renoir. Pensons également à Godard qui employa cette technique dans la plupart de ses films jusqu’à rendre les mots inaudibles, dans une visée cependant contraire. Reste que la plupart du temps, l’arrangement sonore demeure subordonné au déroulement des images, l’instance d’énonciation sonore étant chapeautée par l’énonciation proprement filmique. Lacasse doute d’ailleurs de l’existence du « Haut Parleur », son article ne statuant pas si le terme désigne simplement le « Grand Imagier » ou bien s’il s’agit d’une autre instance. Les films de Robbe-Grillet, quant à eux, comptent parfois sur un « Haut Parleur » qui se

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concert. Alors que dans la plupart des films, le son demeure subordonné à l’image, les films de

Robbe-Grillet, et notamment L’homme qui ment, comportent des « Hauts Parleurs » qui s’émancipent

considérablement du « Grand Imagier ». Ils nous offrent des partitions sonores qui vont parfois à

l’encontre des images et, dans le cas qui nous intéresse, qui ont l’air à certains moments de

revendiquer une autonomie que le cinéma classique ne leur accorde pas. Certains segments du film,

dont celui sur lequel nous avons insisté plus haut, sont traversés par des conflits entre l’« Imagier »

et le « Parleur » pour déterminer qui organisera le récit. Chez Robbe-Grillet, jamais personne ne

semble gagner, si ce n’est le spectateur qui gagne en déroute.

Comme si ce n’était pas suffisant, le film ouvre rapidement la porte à un autre parti. En effet,

alors que Boris prend la parole et se pose en tant qu’instance narrative, il tente à son tour de

manipuler le film, d’asseoir son contrôle sur ce qui sera dorénavant projeté sur l’écran. Au premier

abord, aucune des trois instances ne paraît compter se soumettre à une des deux autres et ce

combat instrumentalise le film pour en faire un champ de bataille visuel et sonore. D’emblée, le

« Haut Parleur » accorde, peut-être sournoisement, une plage à Boris pour qu’il puisse s’exprimer :

« Mon nom est Robin, Jean Robin. Je vais vous raconter mon histoire. Ou, du moins, je vais essayer.

Voilà, ça a commencé dans une forêt, une grande forêt. »122 Immédiatement, le « Grand Imagier » et

le « Haut Parleur », dont la fiabilité a déjà été entamée, tentent de miner progressivement la

crédibilité du personnage. Les premières lignes de la narration correspondent bien aux plans qui

précèdent l’entrée en scène de la voix. Il nous parle du ruisseau, de la pierre qui y gît, de la forêt que

nous venons de voir. Puis, il semble hésiter sur l’endroit où il se trouve, ou plutôt se trouvait; il n’est

plus certain que ce soit d’une forêt qu’il soit arrivé, il serait peut-être plus juste de parler d’une prairie.

Ici, le récit hoquette, c’est-à-dire que l’image ne suit pas exactement ce qu’énonce la voix de Boris.

En effet, et ce, tout au long du film, la relation qu’entretient la voix de Boris avec les images fluctue :

parfois elles concordent, parfois elles se contredisent. Par exemple, au moment où il change d’idée

et évoque la prairie, on le voit effectivement émerger de la forêt pour s’engager sur un terrain vague.

Mais la forêt est toujours présente dans le plan, comme si les deux bandes ne travaillaient pas au

distingue du « Grand Imagier ». Germain Lacasse, « Le Grand Imagier et le Haut Parleur. Langue et énonciation au début du cinéma sonore », Cinémas : revue d'études cinématographiques, vol. XX, nº 1 (automne 2009), p. 161-178. 122 Alain Robbe-Grillet, L’homme qui ment, Como Films, France/Tchécoslovaquie Lux C.C.F., Československý Film,

1969, 93 minutes, noir et blanc. Dorénavant, et ce, pour alléger le texte, les citations tirées de ce titre seront suivies de la mention HQM entre parenthèses.

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même rythme ou bien que l’image ne pouvait accommoder les caprices de la voix que par à-coups.

Le plan suivant rattrape les propos de Boris et nous le montre bien aux abords d’un village. Toute

trace de forêt a alors disparu.

Le fil que déroule le film s’emmêle alors avec des éléments qui lui semblent, à ce moment de

la projection, étrangers. En effet, la séquence qui nous fait voir le parcours de Boris est interrompue

par des plans sans liens apparents : une jeune fille se secoue les cheveux, d’autres femmes jouent à

colin-maillard. Et à chaque fois qu’une de ces images surgit à l’écran, Boris semble déconcentré par

ces inserts inopportuns et se met à douter de la fidélité du souvenir qu’il raconte. Ces interventions

du « Grand Imagier » dérangent la narration, comme si Boris voyait les images qui coupent son récit

ou qu’elles faisaient l’objet d’une réminiscence quelque part dans sa mémoire. Dans tous les cas,

Boris ne demeure pas indifférent à ces incartades. Il réagit comme s’il jouait le double rôle de l’acteur

et du spectateur et que, lorsque cette dernière fonction prenait le dessus, la fascination qu’exercent

sur lui les images nuisait à sa capacité de bâtir un discours cohérent. Serait-ce une façon pour

Robbe-Grillet d’annoncer le renouvellement de l’art de la narration, ou bien de pointer l’avènement de

la civilisation de l’image à travers le cinéma comme étant la véritable cause de l’éclatement narratif

qui constitue le nouveau roman? Après tout, cette civilisation de l’image a eu une influence directe

sur l’écriture de Robbe-Grillet, notamment en ce qui a trait à la redéfinition et à l’objectivisation du

point de vue. Nous serions toutefois plutôt tenté d’y voir une mise à profit des possibilités narratives

supplémentaires qu’offre le cinéma pour pousser encore plus loin les attaques de Robbe-Grillet

envers les techniques narratives traditionnelles.

Peu de temps après, le film se remet en place pour quelques secondes : on nous montre

Boris émergeant de la prairie aux limites d’un village, exactement comme il le dit. Mais le manège

repart pour un autre tour et, cette fois-ci, la bande-son est également mise à contribution. Nous

retrouvons la partie de colin-maillard là où nous l’avions laissée, mais elle est désormais

accompagnée du bruit d’un objet métallique qu’on frotte sur un sol de pierre, alors que le jeu se

déroule sur l’herbe (ce qui n’est pas sans rappeler le tic de l’autre Boris, celui de La maison de

rendez-vous, qui cogne sans cesse sa canne au bout de métal sur le sol). La confusion du

spectateur s’accentue alors que plus rien ne concorde et que le son et les images du film affirment

leur indépendance. Le dérangement occasionné s’étend encore une fois à notre narrateur qui ne

s’embrouille plus seulement à propos des événements de son récit, mais également quant à son

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identité : « Où en étais-je? Ah oui, mon nom est Boris. Mais en général les gens m’appellent Jean et

quelques fois aussi l’Ukrainien. Je n’ai jamais su pourquoi. » (HQM) Ne se prénommait-il pas

simplement Jean quelques secondes auparavant? Un personnage, cherchant jusqu’à son propre

nom, peut-il être pris au sérieux? L’image montre à nouveau les femmes jouant à colin-maillard, mais

cette fois-ci à l’intérieur d’une demeure un peu vétuste, jusqu’à ce que Boris reprenne le dessus,

évidemment désorienté par l’apparition des femmes dans le flux des images : « Je recommence. La

première fois que je suis arrivé à ce village, j’ai erré d’abord à travers les rues, anonyme parmi la

foule des passants. » (HQM) Lors de cette intervention, la caméra revient sur lui, déambulant dans

les rues on ne peut plus désertes d’un village.

À ce point du film, celui-ci ayant cumulé contradictions et digressions, le spectateur en vient

inévitablement à se demander en quoi il doit croire : doit-il se fier à ce qu’il voit, à ce qu’il entend ou à

ce qu’on lui dit? Peut-être Robbe-Grillet s’amuse-t-il, en discréditant de cette manière la parole de

Boris, à désamorcer les attentes de certains spectateurs qui, formés par une frange de la tradition

cinématographique française, prenaient pour acquis la domination du texte sur l’image. En tous cas,

il est difficile pour le spectateur de choisir puisque, contrairement au cinéma classique, L’homme qui

ment n’engage pas ses différents matériaux dans la poursuite d’un sens unique. La mécanique

interne du film, « en multipliant […] l’activité conflictuelle des diverses matières de l’expression »123,

pousse au contraire le spectateur à poser des questions auxquelles il risque de ne jamais pouvoir

répondre. Si, au départ le spectateur accorde davantage de crédit à l’image, Robbe-Grillet bouscule

par la suite ce réflexe en incrustant « la contradiction au cœur même » 124 de celle-ci. Que ce crédit

soit attribuable à un effet culturel, comme le veut Gardies, ou bien à « la présence réelle du

mouvement. »125, comme le prétend Metz, importe peu. Ce qui compte pour nous est que le

spectateur ne peut plus se fier à rien et qu’il doit lui-même faire face aux tromperies et aux

détournements de toutes les instances.

Nous pouvons dans ce cas affirmer que, pour reprendre les concepts développés dans le

premier chapitre, la non-fiabilité du narrateur, en tant que virtualité, s’actualise différemment dans les

deux médias selon les spécificités de chacun. En effet, le roman ne possédant qu’un seul canal

expressif, celui de la lettre sur le papier, l’écrivain ne dispose que de la parole pour pousser son 123 André Gardies, Le cinéma de Robbe-Grillet, Paris, Albatros, 1983, p. 91. 124 Id. 125 Christian Metz, Essais sur la signification au cinéma t. I, Paris, Klincksieck, 1994, p. 19.

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lecteur à douter de la fiabilité de son narrateur. Il en va tout autrement pour le cinéma qui, étant par

essence un art pluridisciplinaire, dispose de divers matériaux pour arriver à des résultats semblables.

Ce n’est donc pas tant ce que dit Boris, ni même la façon qu’il a de le dire qui nous amènent à douter

de lui, mais bien la relation contradictoire que cultive la bande-image, dirigée par le « Grand

Imagier », avec ce qu’il dit. On peut affirmer que dans ce cas précis, Robbe-Grillet emploie des

moyens tout à fait différents, adaptés aux spécificités des deux arts, pour parvenir au même effet.

Détournement de la narration

Cette mise à mal du rôle traditionnel de la narration ne s’arrête toutefois pas là, Robbe-Grillet

ne se contentant pas d’ébranler les structures narratives classiques. Il redéfinit également le rôle du

personnage-narrateur en l’instituant en tant que figure créatrice, voire en tant que double de l’auteur.

À l’instar du narrateur de Diderot, la voix narrative chez Robbe-Grillet tend davantage à exploiter son

pouvoir d’invention qu’à raconter une histoire appartenant uniquement au passé du personnage. Il

nous faut cependant noter que les narrateurs robbe-grilletiens ne maîtrisent pas autant le récit que

leur homologue de Jacques et son maître. De fait, dans les deux œuvres que nous étudions, le

narrateur nous convie au spectacle d’un processus, celui de la fiction en train de se faire, avec tout

ce que cela suppose de redites, d’incertitudes et d’oublis. Dans le cas de La maison de rendez-vous,

le narrateur établit petit à petit un parcours à l’intérieur d’un univers fictif dans lequel il essaie à

quelques reprises de s’insérer en tant que personnage, sans jamais y parvenir pleinement. C’est

donc à l’accouchement du livre en tant que tel que nous assistons, du livre en tant qu’effort de

reconfiguration d’un amas de souvenirs ou d’inventions dont le narrateur veut se défaire. Pour ce qui

est de L’homme qui ment, ce n’est pas tout à fait à l’avènement du film que nous assistons, mais

bien à la tentative de Boris de construire autour de lui un récit qui justifierait sa présence dans le film.

La maison de rendez-vous, dans sa forme, ne correspond pas à ce qu’on pourrait attendre

d’un roman. Ressassant continuellement ce qui, en apparence, constitue les événements d’une

seule journée, il étonne notamment par ses nombreuses répétitions et par les incongruités qui

parcourent ses pages. Le lecteur ne détient pas le monopole de la confusion dans ce livre puisqu’il

n’est pas le seul à se perdre dans le dédale de la narration : le narrateur lui aussi peine à se

retrouver dans ce qu’il raconte. Il y a donc lieu de parler ici d’un décalage entre le discours narratif et

les péripéties que celui-ci relate, le résultat de l’acte narratif donnant sans cesse un nouveau compte

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rendu d’une soirée qui, selon ce que semble indiquer le narrateur, est unique. Comme nous l’avons

mentionné plus haut, il est possible de considérer le livre comme étant l’actualisation narrative des

fantasmes du narrateur ou, à tout le moins, comme étant la confrontation entre ses fantaisies et la

version factuelle de la fête en question. Plus encore, on pourrait avancer que c’est à un combat entre

imagination et raison auquel nous assistons : « La Maison de rendez-vous [is a record] of the

imagination attempting to give some type of satisfactory ordering to its creations or phantasies. » 126

Cette mise en ordre des différentes actions du roman ne se fait toutefois pas sans heurts. Souvent,

et c’est ce sur quoi nous voudrions insister, le narrateur interroge le récit et, prenant conscience des

problèmes que pose sa narration, remet en question la véridicité de ses affirmations. À d’autres

moments, des détails changent de version en version comme si, victime de sa propre médecine, il ne

pouvait plus se souvenir de tout ce qu’il avait ou non inclus dans son récit. Comme l’avance Deneau

dans son article, ces deux procédés ont pour but de mettre en évidence le livre en tant que

construction en devenir et de couper court à ce qui aurait pu subsister d’illusion réaliste.

La plupart du temps, le narrateur réfléchit sur ce qu’il vient de dire quand il bute sur un nœud

dans son récit ou bien au moment où les failles de ce qu’il raconte lui apparaissent trop clairement.

Très tôt dans le roman, le narrateur connaît un de ces épisodes de confusion. Aux pages 39 et 40,

un chien qui accompagnait une des servantes de Lady Ava dans les rues de Hong Kong gène le

narrateur puisqu’il n’arrive pas à décider ce qu’il advient de l’animal lorsque la jeune femme quitte la

rue pour monter un escalier :

Le grand chien noir s’arrête de lui-même devant l’entrée habituelle : un escalier étroit et sombre, très raide, qui prend juste au ras de la façade, sans porte ni couloir d’aucune sorte, et qui monte tout droit vers des profondeurs où la vue se perd. La scène qui se déroule alors manque de netteté... La fille regarde à droite et à gauche rapidement, comme pour vérifier que personne ne la surveille, puis elle gravit l’escalier, aussi vite que le lui permet la longue robe collant; et presque aussitôt, elle redescendrait en tenant contre sa poitrine une enveloppe très épaisse et déformée, faite de papier brun qui semble avoir été bourrée de sable. Mais que serait devenu le chien pendant ce temps? Si, comme tout l’indique, il n’est pas monté avec elle, a-t-il attendu tranquillement au pied des marches, n’ayant désormais plus besoin d’être tenu en laisse? Ou l’aurait-elle attaché à quelque anneau, piton, tête de rampe (mais l’escalier n’a pas de rampe), heurtoir (mais il n’y a pas porte), patte-fiche, crochet, vieux clou grossièrement recourbé vers le haut, tout tordu mangé de rouille, planté dans le mur à cet endroit? Mais ce clou lui-même n’est pas bien solide; et la présence insolite d’un tel animal, marquant sans ambiguïté la maison, signalerait, alors inutilement celle-ci à l’attention d’éventuels observateurs. Ou bien l’intermédiaire se tenait-il dans l’ombre, presque en bas de l’escalier, et il a suffi à la servante eurasienne de monter deux marches, sans lâcher la laisse, et de tendre la main vers l’enveloppe – ou le paquet – que lui présenterait le personnage invisible, pour s’en revenir sans s’attarder davantage. Ou plutôt, il y avait effectivement quelqu’un au bas des marches et il était bel et bien là en raison du rendez-vous, mais il s’est contenté d’avancer la main pour saisir le bout de

126 Daniel P. Deneau, ibid., p. 521.

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laisse que lui a passé la servante, tandis qu’elle grimpait vivement le petit escalier afin d’aller jusqu’à l’intermédiaire demeuré, lui, dans sa chambre, ou son bureau, ou son office, ou son officine.

L’objection du chien trop voyant reparaîtrait là, malheureusement, avec toute sa force. Et, de toute façon, la fin de l’épisode ne convient pas, puisque ce n’est pas d’une enveloppe qu’on est venu prendre livraison, mais d’une très jeune fille […] (RDV – 39-40)

Dans ce passage, l’objection du chien met en évidence ce que Valéry, dans ses carnets, désigne

comme le caractère arbitraire du roman. C’est-à-dire que les prémisses sur lesquelles se base une

fiction ne sont en aucun cas motivées et qu’elles pourraient tout aussi bien être autres si l’écrivain

n’avait jeté son dévolu sur celles donnant lieu au roman : « Peut-être serait-il intéressant de faire une

fois une œuvre qui montrerait à chacun de ses nœuds, la diversité qui s’y peut présenter à l’esprit, et

parmi laquelle il choisit la suite unique qui sera donnée dans le texte. »127 Ici, devant le problème que

rencontre son récit, le narrateur n’hésite pas à partager avec le lecteur l’ensemble de potentialités

narratives que son discours aurait pu actualiser. L’escalier aurait pu avoir une rampe, mais il n’en a

pas; il aurait pu être fermé d’une porte, mais il ne l’est pas, etc. Puis, lorsque le narrateur semble

avoir résolu l’impasse, il s’aperçoit qu’il se retrouve toujours avec le chien sur les bras, comme une

obsession dont il n’arriverait pas à se débarrasser. Vaut mieux alors abandonner la scène en entier

pour laisser au récit le soin d’avancer. Le lecteur se rend toutefois rapidement compte que

l’étonnante mutation de l’enveloppe en paquet, puis en jeune fille n’était aucunement fortuite. Elle

permet au narrateur de reconduire l’essentiel du décor de la séquence, le mur et l’escalier qui monte

à perte de vue, sur les planches du théâtre de Lady Ava, de la mouler au fantasme de la prison

romaine évoqué dans l’ouverture du roman et de remédier du même coup au problème du chien :

« Çà et là, irrégulièrement répartis sur les trois côtés visibles du cachot, plusieurs anneaux de fer

sont scellés dans la pierre, à différents niveaux […] L’un des anneaux, placé juste à droite de

l’escalier, a servi pour attacher l’extrémité libre de la laisse du chien » (RDV – 42). Cette boucle dans

laquelle s’était embourbé le récit se règle par un procédé rappelant la condensation freudienne; la

scène de théâtre, comme la scène du rêve, amalgame deux décors, celui de la prison et celui de la

rue, pour n’en faire qu’un seul. Cette solution n’est toutefois pas définitive puisque la séquence,

d’une importance clef dans l’assassinat de Manneret, sera répétée au cours du roman. Comme le

souligne Deneau, le narrateur modifie le décor à chaque reprise, faisant apparaître un vestibule dans

127 Paul Valéry, « Mémoires du poète », dans Œuvres, tome 1, Paris, Gallimard (coll. Bibliothèque de la Pléiade), 1957,

p. 1467.

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lequel le chien peut être laissé, sans jamais trouver de solution définitive à la présence de l’animal

qui le gène de plus en plus à mesure que le récit avance.

Il arrive parfois que ces apartés ne se concluent pour ainsi dire jamais, même

momentanément. Alors que le narrateur signale une incohérence dans ce qu’il rapporte, il bifurque

soudainement et, sans crier gare, poursuit le récit comme si le problème n’avait jamais existé. À titre

d’exemple, citons ce passage qui se situe au milieu du roman :

Ayant parcouru d’un pas vif et régulier le long trajet depuis le débarcadère, la jeune domestique eurasienne ne va pas tarder à rentrer avec le chien. Il s’agit, comme il n’est pas difficile de le deviner, d’un des grands chiens noirs de Lady Ava; et la jeune fille s’appelle Kim. Ce n’était donc pas celle-là, mais la seconde servante (qui lui ressemble d’ailleurs aussi parfaitement que si elles étaient jumelles, et dont le prénom peut-être s’écrit également Kim, et se prononce de façon très voisine, la différence ne pouvait être sensible qu’à une oreille chinoise), ce n’était donc pas celle-là qui devait passer la nuit avec leur maîtresse. À moins qu’il ne s’agisse bel et bien de la même fille, qui aurait – sitôt libérée par la décision de dernière heure de Lady Ava – quitté la Villa Bleue avec le chien, marchant de son allure sans défaut jusqu’à l’embarcadère de Victoria, prenant le bac, où elle remarque la présence de Sir Ralph, mais en se gardant bien de le laisser lui-même l’apercevoir […] (RDV — 118-119)

Et c’est sans plus d’ambages qu’est évacué le paradoxe de la double présence de Kim : jamais n’en

est-il question plus tard dans le roman. Il est particulièrement intéressant de noter que dans les deux

passages, le narrateur tente de justifier son erreur en commentant entre parenthèses son récit,

comme s’il s’agissait de modifications effectuées lors d’une relecture, voire d’une réécriture. De

nombreux exemples d’inconsistances factuelles dans les récits jalonnent l’histoire de la littérature,

mais il s’agit pour la plupart du temps d’inattentions. Ne pensons qu’aux Trois mousquetaires, dans

lequel Dumas fait de d’Artagnan un mousquetaire à deux reprises, comme s’il avait oublié qu’il avait

déjà été nommé. Ici, la conduite du narrateur nous renvoie à la pratique auctoriale de la réécriture,

les parenthèses accentuant cette impression de deuxième temps de rédaction. Ainsi, se rendant

compte de son erreur à la deuxième occurrence de Kim, et ne pouvant retourner à la première, il

explique tant bien que mal sa méprise non pas en différenciant les deux personnages, mais au

contraire en renforçant leur similarité. Après tout, elles portent le même nom et possèdent un

physique identique. Si elles forment deux êtres à part entière, c’est bien parce qu’elles détiennent

des existences textuelles qui ne peuvent concorder étant donné la simultanéité des actions posées à

deux endroits distincts. Conséquemment, comme nous l’avons démontré dans le chapitre précédent,

Robbe-Grillet met l’accent sur la construction linguistique que constitue avant tout un personnage et

souligne que ce n’est que par et dans le texte que leur existence est légitimée; les lois du roman,

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reposant sur la souveraineté de la création littéraire, ne correspondent pas à celles régissant le

monde. Le personnage-narrateur connaît le même sort : c’est par ses interventions sur le cours du

roman et par ses commentaires sur ce qu’il raconte qu’il revendique sa capacité d’être agissant. Il se

donne vie à lui-même à travers le déploiement narratif du roman. En somme, le personnage-

narrateur de La maison de rendez-vous exploite ce que Genette appelle sa fonction de régie; il

commente l’articulation de son texte et par le fait même assied sa présence textuelle. Quoiqu’il

essaie aussi d’intégrer son récit par la grande porte en se mettant lui-même en scène, ces tentatives

demeurent la majorité du temps infructueuses et c’est donc par sa parole, par la dénudation de la

mécanique romanesque qu’il nous assure de son existence in libris.

Comme le roman ne compte pas d’autres instances énonciatrices que le narrateur, la

responsabilité de cette incapacité à entrer dans le récit incombe entièrement à ce dernier. S’il en est

écarté au final, c’est semble-t-il parce que le mouvement de la narration le force à poursuivre

l’histoire avant d’avoir pu s’enraciner dans la diégèse. Il revêtira tour à tour les traits de personnages

qu’il a auparavant introduits, comme un acteur se cherchant un rôle, pour ensuite rapidement les

abandonner. Deux personnages en particulier subissent l’intrusion du narrateur : l’un, Sir Ralph

Johnson, est central à l’histoire, et l’autre, l’homme gros et rouge, demeure à la périphérie du roman.

Les passages qui font office de traverses entre les niveaux du récit induisent souvent des

glissements subtils dans le texte, qui peuvent s’apparenter aux mutantes de Ricardou par leur

fonctionnement, en ce sens que lecteur inattentif ne détectera pas les transitions et sera surpris du

changement s’étant opéré devant ses yeux. De fait, le narrateur profite d’une fine articulation du texte

pour mettre le pied dans la porte de la diégèse. Dans le cas de Johnson, qui, par ailleurs, dans ce qui

préfigure le surnom de Boris (« l’Ukrainien »), est aussi connu sous le nom de l’Anglais et de

l’Américain, le narrateur exploite un hiatus dans une description pour s’y engager. Ce Johnson, alors

interrogé par un lieutenant, y va d’un résumé de sa soirée :

Sans s’appesantir sur le fait que Lady Bergmann n’a pas encore été désignée sous ce nom pendant tout leur dialogue, Johnson, qui a eu le temps de se préparer à cette question, commence aussitôt le récit de sa soirée : ‘’Je suis arrivé à la Villa Bleue vers neuf heures dix, en taxi. Un parc à la végétation dense entoure de tous les côtés l’immense maison de stuc, dont l’architecture surchargée, la répétition exagérée de motifs ornementaux non fonctionnels, la juxtaposition d’éléments disparates, la couleur inhabituelle surprennent toujours, lorsqu’elle apparaît au détour d’une allée dans son encadrement de palmiers royaux […] Seuls les alentours immédiats de la maison sont éclairés, même les jours de réception; très vite, d’épais massifs viennent couper la lumière des lanternes, et jusqu’à la lueur bleue renvoyée par les parois de stuc. On ne distingue bientôt plus que la forme générale des…, etc.’’

Je passe aussi sur le bruit des insectes, déjà signalé, et sur la description des statues. J’en arrive tout de suite à la scène de rupture entre Lauren et son fiancé. Et, comme le lieutenant me demande le nom de

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ce personnage, qui n’a pas encore été mentionné, je réponds à tout hasard qu’il s’appelle Georges. (RDV – 96-97)

C’est au moment où Johnson entreprend sa description de la soirée que le narrateur se saisit de son

rôle. Ce compte rendu de l’arrivée de Johnson correspond curieusement à celui fait auparavant par

le narrateur dans une de ses rares interventions à la première personne. Les deux descriptions sont

identiques en tous points, à la différence près que le narrateur, lors de la première, observe Johnson,

ce qui est impossible au cours de la répétition : « The narrator of the passage is not Sir Ralph. Sir

Ralph appears in the section only as a character observed by the narrator. However, when Sir Ralph

begins his account of the evening for the police inspector, he is obviously describing the same arrival,

except now he has become the first-person narrator. »128 Alors qu’il se retrouve soudainement face

au lieutenant et qu’il répond aux questions qui lui sont posées, le narrateur ne prend pas la place de

Johnson, il « devient » Johnson. Toutefois, à mesure que le récit se poursuit, l’assimilation du

narrateur à la personne de Johnson s’étiole et, au bout d’environ deux pages, se défait

complètement. Alors que le texte avance et que le narrateur se fait prendre au jeu de la description, il

récuse le point de vue de Johnson pour se repositionner à l’extérieur du récit, comme si son rôle

d’organisateur l’obligeait à épouser de nouveau un regard d’ensemble pour que le récit puisse

continuer à se déployer.

Le passage où le narrateur est associé à l’homme au teint rouge est certes plus court, mais il

n’en est pas moins déroutant. En effet, le narrateur se retrouve au centre d’un processus dissociatif

au cours duquel, plutôt que d’adopter le point de vue de l’homme rouge, le narrateur le désigne

rétrospectivement comme étant celui ayant narré tout un segment du roman :

L’eurasienne a de nouveau disparu, comme un fantôme. Lady Ava est de nouveau debout près du secrétaire, où elle remet sur l’abattant ouvert, parmi les autres papiers, la feuille qu’elle avait emportée pour la relire. Elle prend l’enveloppe brune qui contient les quarante-sept sachets de poudre; elle a pu s’assurer, à la seconde entrée de Kim, que celle-ci vérifiait d’un coup d’œil rapide la présence du paquet : si la cachette se trouvait dans la chambre même, il aurait été rangé depuis longtemps en lieu sûr, a pensé la servante, pense Lady Ava, dit le narrateur au teint rouge qui est en train de conter l’histoire à son voisin dans la salle du petit théâtre. (RDV -106)

Ici, le narrateur semble vouloir se démettre de ses fonctions en les projetant sur un personnage

récurrent, mais invariablement secondaire. En rejetant la responsabilité narrative sur un autre

128 Jack Goodstein, « Pattern and Structure in Robbe-Grillet's La maison de rendez-vous », Critique, n°14 (1972), p. 95.

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personnage, le narrateur essaie selon nous d’intégrer le récit en adoptant une stratégie contraire à

celle mise en pratique dans le cas de Johnson. Plutôt que d’entrer dans les souliers du personnage

et de parler à sa place, il lui donne plutôt sa voix. Cette tactique n’est toutefois pas plus fructueuse;

dès la ligne suivante, la narration reprend son cours comme si rien n’était arrivé. Tout comme pour

Boris, les tentatives du narrateur pour affermir sa place à l’intérieur du récit échouent. Il nous faudrait

donc nuancer ce que nous avions avancé plus tôt : le narrateur romanesque n’a certes pas de

concurrents sur le plan de l’énonciation, au contraire de son équivalent cinématographique, mais il

semblerait que, dans le nouveau roman à tout le moins, la progression de l’écriture ne puisse être

arrêtée, peu importe les visées du narrateur. Ainsi, et peut-être cela témoigne-t-il également de

l’approche intermédiale de l’écriture préconisée par Robbe-Grillet, le livre, en tant que support

matériel, est une instance en soi qui nous fait voir la parole du narrateur en action, tout comme le

cinéma nous donne à voir en direct l’organisation du film par les énonciateurs. Au contraire du

dispositif livresque traditionnel, le nouveau roman serait doté d’un cours orienté qui, à l’image du

défilement de la pellicule, ne pourrait jamais être retenu sous peine de disparaître.

Ces affirmations sur le narrateur ne seraient néanmoins pas tout à fait robbe-grilletiennes si

elles ne se contestaient pas elles-mêmes. Quoique les procédés que nous venons d’analyser

représentent le comportement général du personnage-narrateur au cours du roman, il lui arrive

également de se poser en tant que spectateur du récit qu’il raconte pourtant. L’action devient alors

en quelque sorte projetée devant lui et son discours se transforme en ce qui ressemble curieusement

à une description de film pour non-voyant : « La scène suivante se passe sur le quai nocturne d’un

port de pêche, Aberdeen sans doute, quoique le trajet pour y parvenir soit bien long à faire en

pousse-pousse. Le décor n’est visible que d’une façon partielle, sous l’éclairage maigre de quelques

lanternes, dont chacune ne répand sa lumière jaune que sur les objets situés à proximité immédiate,

si bien qu’on ne distingue pas un ensemble, mais seulement des fragments sans lien » (RDV – 192),

ou « Ce visage laisse bientôt place à la vue d’ensemble d’un petit bar […] Deux clients, assis sur de

hauts tabourets, apparaissent de dos » (RDV – 196), ou bien encore « Ensuite, c’est la fumerie

d’opium, déjà décrite […] Puis on voit Johnson à un croisement de rues, dans le centre de la ville

probablement » (RDV -195), ou, pour finir, « Et maintenant il traverse à grands pas le parc nocturne,

et maintenant il est dans un taxi qui roule trop lentement vers Queens Road, et maintenant il monte

un escalier sans lumière, étroit et raide. Et maintenant il se penche, par-dessus un bureau chargé de

papiers en désordre » (RDV – 87). Nous voici de nouveau en pleine intermédialité transmédiale : tout

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ici semble emprunté au cinéma, que ce soit le découpage conscient en scènes, l’emploi de verbes

oculaires pour décrire le déroulement d’actions, l’évocation du gros plan, ou bien l’accélération du

rythme de la narration par l’utilisation du montage qui permet l’enfilade effrénée de fragments

d’actions pour arriver à suggérer la panique du personnage. Il nous faut également noter encore une

fois que, comme la presque totalité du roman, ces passages sont toujours au présent de l’indicatif,

temps grammatical dominant le langage cinématographique. Mais plus encore, le présent se trouve,

si l’on peut dire, encore plus présent, la répétition du « Et maintenant » martelant dans la tête du

lecteur l’inéluctable présence de chacune des actions qui, bien qu’enchaînées, se déroulent

individuellement et chacune à son tour au présent.

Dans le cas de L’homme qui ment, le personnage de Boris n’est pas, comme nous l’avons

dit, le seul à lutter pour le contrôle du film. Il nous semble au contraire qu’il tente d’intégrer une

construction qui lui est étrangère, en imposant son histoire, sa voix et son corps à une œuvre qui le

rejette sans cesse : « Boris himself […] must be both the narrator and, ultimately, the narrated. »129.

Narrativement, son rôle tend à confirmer cette hypothèse : il arrive dans un village dans lequel il est

inconnu, s’approprie les femmes, tue le père de l’épouse de Jean et s’institue en tant que nouveau

maître de la demeure. Le film ne tardera guère à lui faire payer son crime d’orgueil en l’obligeant à

retourner errer dans la forêt d’où il était venu. Boris espère également s’imposer à un autre niveau de

la construction cinématographique, à savoir celui des instances énonçant le film. Tandis que le

roman n’offre qu’une seule voix, celle du narrateur, le film, comme nous l’avons déjà dit, est porté par

au moins deux « voix » qui se partagent respectivement l’image et le son. Alors que La maison de

rendez-vous est, du moins en principe, contrôlé du début à la fin par son narrateur, L’homme qui

ment met en scène un personnage qui veut s’élever au niveau des instances énonciatives et diriger

un film dont il est le sujet. Pour ce faire, il réquisitionne à plusieurs reprises les deux bandes du long-

métrage et se pose en tant que son propre créateur, mais également en tant que créateur d’un

nouveau passé pour le village et, au final, du film lui-même.

Cette attitude du personnage renvoie à la figure de Don Juan à laquelle Robbe-Grillet faisait

ouvertement référence lors des entretiens qui portaient sur L’homme qui ment. Il y a en effet une

claire parenté entre la mission que se donne Don Juan, celle d’imposer sa propre vérité et de

129 Roy Armes, The films of Alain Robbe-Grillet, Amsterdam, John Benjamins B.V., 1981, p. 111.

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prendre les rênes de son destin comme une vaine négation de la Providence, et celle de Boris. Ce

dernier tente tout au long du film, sans y parvenir, de nier le pouvoir des énonciateurs et de s’instituer

en tant que seul responsable de l’œuvre audiovisuelle à laquelle nous assistons. En ce sens, cette

entreprise ajoute une autre couche au mensonge de Boris. Non seulement ment-il aux autres

personnages sur son passé et celui de Jean, mais encore ment-il aux spectateurs en essayant de

faire taire ceux qui sont réellement aux commandes du film. Selon nous, deux segments, au cours

desquels il perd le contrôle, viennent particulièrement démonter son mensonge. En premier lieu, une

séquence mettant en vedette la femme, la sœur et la servante de Jean concourt au démantèlement

de la façade que Boris ne peut maintenir. Au milieu du film, une scène de sacrifice à connotations

saphiques nous est donnée à voir. Maria, la servante, qui s’est adonnée aux plaisirs de la chair avec

Boris, est la victime d’une cérémonie durant laquelle elle semble destinée à la décapitation.

Rapidement, le jeu derrière l’office devient apparent et Maria finit par être épargnée. Cette portion du

film est révélatrice de la dynamique narrative du film sous plusieurs aspects. Premièrement, la

séquence constitue une des seules où Boris est absent sur tous les plans, c’est-à-dire qu’il n’y est

pas présent physiquement et que ce que nous voyons n’est pas l’illustration d’un de ses récits.

Deuxièmement, il advient que, contrairement aux autres scènes d’ailleurs plus courtes où il est

absent – pensons à celles du bain ou de la pédicure —, les agissements de Boris semblent être ce

qui motive la tenue de la cérémonie. En quelque sorte, la scène tient lieu de commentaire à la fois

des énonciateurs, qui choisissent de nous faire assister à la scène, mais aussi des autres

personnages centraux, qui jugent les actions de Boris. Finalement, comme le soulève Gardies, la

scène manque au discours de Boris bien qu’elle le concerne d’une certaine manière : jamais ne

parle-t-il de ces événements en voix off, ni ne mentionne-t-il ces jeux érotiques aux femmes avec qui

il partage pourtant une intimité. C’est tout comme s’il ne savait pas. Cette exclusion a pour

conséquence de nous prouver que « Boris n’est, malgré certaines apparences, qu’un élément du

texte filmique saisi au sein du conflit des discours; en aucune manière il n’est l’organisateur ni le

narrateur du film. »130

La deuxième séquence qui nous intéresse suit immédiatement celle où Boris expose la

supposée traîtrise de Jean à Maria. Alors que celle-ci quitte le clocher avec Fritz venu la chercher,

Boris est surpris par Jean, qui apparaît comme par magie, perché à l’autre extrémité de la tour. Il

130 André Gardies, Approche du récit filmique : sur L’homme qui ment d’Alain Robbe-Grillet, op. cit. p.193.

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accuse Boris du regard et, au fil de la séquence, les camarades de Jean, que nous avons rencontrés

dans les récits du menteur, arrivent à leur tour. Boris, qui se sent clairement attaqué par cette

présence soudaine, sonne les cloches pour faire fuir les apparitions. Puis, alors que ceux-ci

commencent à se diriger vers Boris, Jean est subitement arrêté par deux gendarmes : le segment se

clôt sur cette arrestation. Deux éléments nous semblent particulièrement révélateurs de la

dynamique qui se joue entre Boris et les énonciateurs. D’un côté, la séquence réutilise plusieurs lieux

que nous avons déjà vus ou que nous verrons plus tard; le montage réunit à la fois le clocher, les

souterrains et les rues du village. Ce surgissement des différents décors induit le même effet que la

séquence d’ouverture, c’est-à-dire que Boris en est déstabilisé au point de prendre peur devant sa

perte de contrôle sur le matériau filmique, les organisateurs du film lui rappelant qui sont les maîtres.

De l’autre côté, l’apparition de Jean et de ses acolytes a pour but de pousser Boris à s’enfuir, de le

conduire à l’extérieur du film, ce qui ne manquera pas d’arriver lors de l’autre apparition de Jean à la

toute fin. Ce premier affrontement entre Boris et Jean, qui se veut d’une certaine manière le

représentant intradiégétique des énonciateurs, se termine sur l’arrestation de ce dernier et c’est

pourquoi Boris s’en tire indemne pour cette fois. Il est intéressant de noter que Boris combat les

visions en faisait résonner les cloches et donc en monopolisant une zone de la bande-son qui

chevauche les deux matières dont il n’avait pas encore fait usage : la musique et le bruit. Au final,

Boris perdra tout, même ce qui lui avait été accordé dès le début du film. C’est sans voix, celle-ci

ayant été littéralement reprise par le « Haut Parleur » puis donnée à Jean, qui s’exclame, « Laissez-

moi vous raconter mon histoire » (HQM), que Boris prend la fuite, cette fois-ci touché mortellement

par Jean, pour retourner dans les bois originels d’où il s’était extirpé de peine et de misère.

La figure de Don Juan, telle qu’utilisée dans le film, comporte une autre dimension qui

participe de cette intuition que Boris se pose avant tout en tant que force créatrice à l’intérieur de

l’œuvre. Cette dimension, qui relève d’une des spécificités de l’art dramatique, pourrait être nommée

le dilemme du comédien : « Un comédien, c’est quelqu’un qui invente son existence. C’est parce qu’il

parle qu’il est […] Un comédien c’est quelqu’un qui ment sans cesse et, en même temps, qui ne peut

pas mentir puisqu’il est créateur de la vérité par sa propre parole. Don Juan est un comédien, il parle

pour accéder à une réalité dont on veut le priver. »131 Dans cette optique, Boris peut être considéré

comme un comédien puisqu’il passe l’entièreté du film à essayer d’imposer sa parole en s’inventant

131 Alain Robbe-Grillet, « L’homme qui ment. Au début était le verbe. », loc. cit., p.29.

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un vécu qui l’unit à la société qu’il désire intégrer. Tout ce qu’il raconte trouve sa source à l’extérieur

de lui-même, que ce soit le nom Boris Varissa, que l’on voit inscrit à une pierre tombale sur laquelle

se repose Boris, ou l’histoire de Jean dont il surprend des bribes lors de son premier passage au

café. C’est donc en les réitérant qu’il fait siennes ces informations qui lui sont pourtant étrangères,

comme un acteur revêt un rôle. Cette capacité d’invention comporte toutefois moins de contraintes

pour Boris, sa forme étant mouvante, évanescente. Alors que le comédien détient une partition qu’il

doit suivre, Boris se renouvelle au gré des nouvelles révélations qui lui sont transmises. C’est parce

qu’il désire conserver sa place dans le film que son récit s’accommode des nombreuses

contradictions et qu’il l’adapte selon son public, mais aussi, comme le dit Robbe-Grillet, parce qu’il ne

possède pas d’histoire contrairement au personnage traditionnel. Par conséquent, il tente de se faire

accepter, de légitimer sa présence dans un lieu et dans une œuvre auxquels il n’appartient pas. Ce

processus d’acclimatation passe donc évidemment par la réécriture du passé commun des villageois

pour qu’il puisse s’y inclure. Peu lui importe le rôle qu’il y tient, il suffit d’y figurer pour pouvoir prendre

racine : « Boris est un homme de la parole, mais d’une parole constamment menacée, contrainte de

s’adapter aux circonstances les plus diverses. »132 C’est dans le même ordre d’idées qu’il s’approprie

les femmes qui entouraient Jean; il tâche de le remplacer sur tous les points et va jusqu’à éliminer le

père, avec qui il ne pourra jamais inventer de filiation.

La star

En ce qui concerne L’homme qui ment, la quête identitaire du protagoniste se déroule

également à un autre niveau du film. Dans une mise en abyme judicieusement insidieuse, le film ne

nous montre pas seulement Boris construisant son identité. Il nous présente tout aussi bien Jean-

Louis Trintignant, l’acteur véritable, en train de façonner un personnage : « Trintignant représente le

comédien qui semble être privé de son état de personnage et qui s’efforce d’y accéder […]

Trintignant, lui, apparaît sans raison, matérialisant la tentative d’être, s’efforçant donc d’accéder au

statut de personnage. »133 Cette instabilité du personnage – Trintignant joue-t-il Boris ou Jean? —,

est palpable tout au long du film et c’est d’ailleurs par cette indifférenciation entre le comédien et le

personnage que Robbe-Grillet bloque le processus d’identification qui définit en général la relation

qu’entretient le spectateur avec le personnage cinématographique. En effet, le spectateur moyen a

132 André Gardies, Le cinéma de Robbe-Grillet, op. cit., p. 90. 133 Id.

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l’habitude, puisque la grande majorité des films programment cette réaction dans leur énonciation, de

s’identifier à ce que Jacques Aumont appelle la « figure du semblable dans la fiction »134. Ainsi, le

public serait invité à revivre les émotions et les décisions du personnage avec qui il sent partager

certains aspects de sa personne. Le personnage n’a pas nécessairement à jouer le rôle du héros

positif pour que le processus s’enclenche; les films de gangsters de Scorsese ou de Cùrtiz135, par

exemple, démontrent clairement que le « méchant », s’il possède des qualités qui font de lui un être

humain « normal » (craintes, doutes, problèmes intimes) pourra servir de modèle pour le spectateur.

Comme le souligne encore Aumont, il s’agit davantage d’une dynamique interne au film que d’une

conduite purement psychologique de la part du spectateur. L’homme qui ment ne comporte pas de

mécanismes de ce type. Bien au contraire, tout dans le film, incluant le film en tant que tel et les

instances l’organisant, désigne Boris comme l’étranger, comme l’Ukrainien. Le fait que le personnage

soit insaisissable contribue au désamorçage de l’identification, et le spectateur se retrouve

conséquemment devant un objet sur lequel il n’a pas de prises, assistant à une querelle qui ne le

concerne pas. Plus encore, le choix de Trintignant pour jouer Boris accentue davantage cette mise à

distance du spectateur. Jean-Louis Trintignant, dans les années 1960, appartenait à un groupe

d’acteurs français qui pouvaient prétendre au titre de star. Autant actif dans le cinéma d’auteur que

dans les productions populaires où son physique avantageux ne passait assurément pas inaperçu,

c’est après tout son rôle de jeune premier aux côtés de Bardot dans …Et dieu créa la femme de

Vadim qui le révéla. Le statut de Trintignant nous apparaît alors constituant de ce jeu de double

qu’est Boris. De fait, L’homme qui ment procède d’une déconstruction de la figure de la star prenant

racine dans ce blocage du processus d’identification qu’induisent la fragmentation et l’évanescence

du personnage de Boris Varissa : la mise à mort du personnage classique ne pouvant advenir, à

cause de sa corporalité, qu’à travers la mise à mort du symbole de l’acteur. Ainsi, Robbe-Grillet ne se

joue-t-il pas seulement des attentes des spectateurs en ce qui a trait au réalisme cinématographique,

mais il s’amuse également à priver Trintignant des attributs d’un véritable personnage et, du même

coup, de la personnalité que sa filmographie cultivait. Les scènes érotiques aussi prennent à notre

sens une connotation ironique dans la mesure où, contrairement à celle du film du Vadim où de longs

two-shots nous font sentir la proximité des personnages, celles tournées par Robbe-Grillet sont à

l’image de son protagoniste : morcelées, kaléidoscopiques, hautement cérébrales. Ainsi, même le

134 Jacques Aumont et al., op. cit., p. 189. 135 Nous pensons précisément à Goodfellas (1990) de Scorsese et Angels with dirty faces (1938) de Cúrtiz.

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désir masculin, qui avait trouvé un porte-étendard auprès de Trintignant, se voit récusé dans un

mouvement brimant l’identification.

En conclusion, Robbe-Grillet utilise les techniques spécifiques à chacun des deux arts pour

arriver à un but identique, à savoir déconstruire le narrateur et le personnage traditionnel. Dans La

maison de rendez-vous, il joue sur l’ambiguïté du rôle campé par celui qui narre – comme nous

l’avons dit, il est à la fois narrateur et spectateur en plus de se glisser dans la peau de plusieurs

personnages —, de manière à lui faire occuper tous les postes que contient potentiellement la forme

romanesque. Robbe-Grillet se sert également du texte en tant que matériau pour miner la crédibilité

du personnage à titre de narrateur et illustrer le processus du livre en train de se faire. Pour ce qui

est de L’homme qui ment, Robbe-Grillet poursuit les mêmes buts tout en tenant compte des

spécificités du personnage et de l’énonciation cinématographique. De cette manière, il n’épargne

personne, ni l’acteur, ni les énonciateurs, ni le personnage, ni le narrateur. En somme, les principes

de la narration lacunaire et du personnage évanescent sont bien transposés de l’univers romanesque

à l’univers filmique et, quoique le résultat soit le même, les méthodes employées diffèrent en fonction

des deux médias. Ce sont donc les effets obtenus, plutôt que la transposition des procédés d’un

média à un autre, que privilégie Robbe-Grillet. Et c’est parce qu’il procède à des échanges créatifs et

novateurs entre les deux arts que les œuvres étudiées se font intermédiales : le roman se fait à

certains moments cinématographique dans sa narration, non pas pour faciliter une éventuelle

adaptation ou pour emprunter au cinéma son pouvoir de séduction (comme certains best-sellers),

mais pour réduire d’une manière qui ne pourra manquer d’apparaître problématique la présence du

narrateur : le film, de son côté, se joue du discours narratif, procédé qui est issu de la littérature,

autant écrite qu’orale, non pour se parer des prestiges de la littérature mais pour mettre en doute les

paramètres de l’énonciation cinématographique et de la délégation de la narration.

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Chapitre IV : Traitement de l’espace et du temps à

la lumière des contraintes matérielles des deux

arts

Les narrations mises en place par Robbe-Grillet dans les œuvres à l’étude ne bouleversent

pas seulement les protagonistes des récits qu’elles portent. En effet, puisque toute parole s’ancre

d’emblée dans un contexte du moment qu’elle est émise, il advient que le discours narratif robbe-

grilletien joue également avec deux autres constituants fondamentaux du genre romanesque, soit le

temps et l’espace. Cette remise en question de ces bases de la représentation réaliste s’inscrit dans

la volonté, déjà signalée au cours de l’étude, de déchirer le voile de la fiction; tout comme il

déconstruit ses personnages, Robbe-Grillet met de l’avant une conception désarticulée du temps et

de l’espace. Cela lui permet de faire des structures de ses œuvres des architectures

kaléidoscopiques où plusieurs strates se superposent et où la logique sous-tendant la perception

humaine du temps et de l’espace est fortement remise en question. Du reste, les applications de ces

concepts nous semblent une fois de plus profondément ancrées dans les contraintes matérielles qui

caractérisent les deux disciplines artistiques qui nous intéressent, que ce soit par la façon dont le

médium d’accueil transforme un procédé qui lui est étranger, ou simplement par l’exploitation des

potentialités qui leur sont propres. Nous nous pencherons principalement sur le cas de la description,

procédé par lequel l’espace romanesque est représenté, et sur la possibilité de la transposer à

l’écran, pour ensuite examiner les techniques employées par Robbe-Grillet pour mettre à mal la

contiguïté et la continuité.

De la simultanéité de la perception

Nous l’avons déjà dit, mais nous nous devons de le souligner à nouveau : c’est en partie à sa

pratique descriptive que Robbe-Grillet doit sa célébrité, autant du côté de ses détracteurs que de

ceux qui l’encensent. Il s’agit, en quelque sorte, d’une de ses signatures : on ne saurait concevoir un

de ses romans sans ces longs passages comptant plusieurs pages et qui, par leur trop-plein, nous

font voir trop peu. Mais qu’en est-il de ses films? Quiconque étudie cette dimension de son œuvre est

contraint de s’imaginer à quoi pourrait ressembler une description transposée dans un cadre

cinématographique. Plus encore, on en vient à se demander si une telle chose peut même exister.

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C’est que la description, qui demeure un procédé langagier, et donc, essentiellement littéraire, doit

beaucoup à la manière dont elle est reçue par le lecteur. De fait, la description d’un objet,

contrairement à sa représentation picturale ou cinématographique, ne peut rendre compte d’une

facette primordiale du sens de la vue. Pour se couler dans le sillon de la langue, une chose doit être

décomposée en plusieurs mots qui se rapporteront à chacune de ses parties ou caractéristiques. En

aucun cas tous ces aspects ne pourront être perçus simultanément, comme ils le sont lorsqu’ils

frappent la rétine de celui qui regarde. Ce n’est donc pas le passage du réel à la représentation en

tant que tel qui disloque les objets et les lieux, mais bien les contraintes matérielles du texte : « Si je

tente la description de l’arbre, il me faut très vite reconnaître que je pénètre dans un tout autre

domaine. Au fourmillement simultané de formes, mouvements, dispositions, couleurs, s’oppose la

nécessité de la file indienne. C’est l’une à la suite de l’autre sur la ligne d’écriture que les

caractéristiques désignées de l’arbre devront irrémédiablement se succéder. »136 Ainsi, on parlera

peut-être de la forme de l’arbre, puis de ses couleurs, puis de ses textures, mais jamais le livre ne

pourra le faire voir d’un seul coup dans son entièreté. À une autre échelle, il en va de même pour la

place publique qu’on ne pourra embrasser dans toute son opulence : on nous nommera d’abord la

fontaine, puis les bancs qui l’entourent, enfin les boutiques qui la bordent et les gens qui s’y trouvent.

Par conséquent, la littérature procède par accumulation quand il est question de représenter des

entités visuelles. Cette contrainte langagière pousse en quelque sorte l’écrivain à modifier le monde

sensible et l’espace en les inscrivant dans la durée discursive, en le subordonnant au temps supposé

par l’enfilade des mots. En effet, la description littéraire implique toujours une temporalisation de

l’espace puisque celui-ci se dessine à mesure que les mots se succèdent sur la page alors que le

rapport qu’entretient l’être humain avec le visible relève pour la plupart du temps de l’instantanéité,

l’œil pouvant saisir immédiatement une multitude de choses.

Ces considérations se trouvent notamment à la base de la réflexion qui fonde le célèbre

Laocoön de Gotthold Ephraim Lessing. Pour Lessing, qui tentait de délimiter les champs d’activité

respectifs de la poésie et de la peinture, cette contrainte du matériau littéraire le rend propre à

représenter l’action se déroulant dans le temps. La description à proprement parler, à savoir la mise

en détails d’objets inanimés ou de scènes figées, se devait d’être délaissée par le poète au profit du

136 Jean Ricardou, Problèmes du nouveau roman, op. cit., p. 18-19. C’est l’auteur qui souligne.

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peintre qui, par le biais de de la représentation picturale, serait beaucoup plus à même de rendre

compte de l’espace et des objets de manière réaliste :

Voici comment je raisonne : s’il est vrai que les moyens et les signes employés dans l’imitation par la peinture et par la poésie, sont de nature différente, l’une se servant de figures et de couleurs dans l’espace, et l’autre de sons articulés dans le temps; s’il est incontestable que tout signe doit avoir de l’analogie avec l’objet désigné, il s’ensuivra nécessairement que les signes coexistans dans l’espace ne pourront exprimer que des objets qui coexistent, ou dont les parties coexistent ainsi, et que les signes que se succèdent dans le temps, ne seront propres qu’à rendre les objets qui se succèdent, ou dont les parties se succèdent aussi dans le temps. Les objets du premier genre s’appellent corps. Les corps et leurs propriétés visibles seront donc le domaine propre de la peinture. Ceux du second genre s’appellent, en général, actions : donc les actions seront l’objet propre de la

poésie.137

Quoique quelque peu réducteur et anachronique — personne aujourd’hui ne doute de la capacité ni

du droit de l’écrivain d’exprimer les corps autant que les actions —, la réflexion de Lessing nous

informe tout de même sur les spécificités des deux arts qui l’intéressaient et, par le fait même, sur

leurs dispositions dites naturelles. Comme nous l’avons dit, la poésie, et par extension la littérature

dans son ensemble, ne peut traiter de l’espace qu’en l’inscrivant dans la durée alors que l’art pictural,

qui s’accommode de la simultanéité, doit passer par la représentation spatiale pour parler du temps.

Que ce soit par l’incorporation des moments successifs dans un seul cadre, comme Memling le fait

dans Les scènes de la passion du Christ, ou bien en peignant ce que Lessing appelle « l’instant

prégnant », c’est-à-dire la représentation de l’instant « le plus fécond qu’il est possible, et tel qu’il

fasse comprendre le mieux possible ce qui précède et ce qui suit »138, le temps pictural demeure figé

dans l’instant. Qu’il soit déployé dans l’espace ou bien synthétisé dans le geste en devenir ne change

rien; le temps n’est, en peinture, accessible qu’à travers une construction spatiale. De là, il n’y a

qu’un pas à faire pour passer de la peinture à la photographie. Même si les matériaux diffèrent, il

reste que les deux arts sont apparentés tant par leur format que par leur champ d’action. Mais qu’en

est-il du cinéma, de cet art pictural dans lequel un nouvel appareillage a su insuffler le temps que les

cadres de la toile et du cliché excluent par définition?

D’abord, il nous faut dire que la portée temporelle du cinéma ne l’astreint pas aux contraintes

qu’impose le temps littéraire au roman. De fait, le temps filmique est tout autre et, bien qu’il suppose

le défilement des plans et des photogrammes, tout comme le temps littéraire implique l’enfilade des

137 G.E. Lessing, Du Laocoon ou des limites respectives de la poésie et de la peinture, Paris, Antoine-Augustin

Renouard, 1802, p. 124-125. 138 Ibid., p. 126.

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mots, il n’en demeure pas moins que chacun desdits photogrammes est composé de plusieurs

éléments s’offrant simultanément au spectateur. De plus, comme le soulignent André Gaudreault et

François Jost, le temps y reste toujours tributaire de l’espace puisque le photogramme, en tant

qu’unité de base du film, est par essence spatial alors que le temps, simple conséquence de leur

défilement, n’y est pas inscrit à proprement parler : « Et, puisque le photogramme vient avant la

succession des photogrammes, la temporalité au cinéma doit effectivement s’appuyer sur l’espace

pour arriver à s’inscrire au sein du récit. Le temps n’y est en devenir que lorsque l’on opère le

passage entre un premier photogramme (qui est déjà espace) et un deuxième (qui est, lui aussi, déjà

espace). »139 Il nous faut donc conclure que la description, dans son acceptation littéraire, est

étrangère au photogramme, voire au plan, car l’immédiateté de ce qu’ils nous montrent ne laisse pas

de place au défilement qui fonde l’acte descriptif. Toutefois, le problème de la description au cinéma

pourrait se poser à un niveau supérieur de l’architecture narrative, à savoir dans l’articulation des

plans constituant la séquence. Le démantèlement d’un espace en plusieurs plans procède

effectivement de la même mécanique que la description littéraire, le tout naissant de l’accumulation

de ses parties. Cette façon de faire équivaut néanmoins à récuser une des spécificités du cinéma

puisque, comme le dit Metz, la décomposition d’un lieu ou d’un objet en plusieurs plans marque

« l’unique cas où les consécutions écraniques ne correspondent à aucune consécution diégétique.

[…] Dans le syntagme descriptif, le seul rapport intelligible de coexistence entre les objets que nous

présentent successivement les images est un rapport de coexistence spatiale. »140 Dans cette

optique, décrire au cinéma reviendrait à un choix et non à une nécessité : alors que la représentation

romanesque se fait par à-coups parce que le matériau linguistique ne laisse pas d’autre option à

l’écrivain, le cinéaste qui veut décrire un objet en le morcelant par le montage doit nier, pour un

instant, la dimension diégétiquement temporelle de l’enfilade des plans. Du coup, il refuse d’exploiter

ce qui fonde une des spécificités du cinéma, alors que l’écrivain table au contraire sur une des

contraintes propres à la littérature. Nous avons donc affaire à une différence de nature entre les deux

procédés, quoique leurs effets soient sensiblement les mêmes. Par conséquent, le fait que Robbe-

Grillet choisisse d’imposer des particularités littéraires à un matériau cinématographique nous

pousse à voir un signe d’intermédialité dans sa pratique filmique.

139 André Gaudreault et François Jost, Le récit cinématographique, Paris, Nathan (Nathan-Université), 1990, p. 79. Les

auteurs soulignent. 140 Christian Metz, Essais sur la signification au cinéma, op. cit., p. 129.

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Plus encore, il nous faut souligner que le cinéma peut décrire autrement que par cet emprunt

à la technique littéraire. Nous pourrions d’une certaine manière affirmer que le film, de par sa

dimension plastique, ne saurait être aussi purement narratif que peut l’être la prose dans sa forme la

plus radicalement minimale. Le film montre à mesure qu’il narre, les deux actes se retrouvant

souvent entrelacés, de sorte qu’une séquence nous montrant un personnage en train d’agir nous le

décrit également : on voit le décor autour de lui évoluer, on voit son visage, son corps et ses

vêtements bouger, on voit la lumière changer, etc. Le cinéma, puisqu’il prend toujours l’empreinte

visible de ce qui possède une existence réelle, rend l’action indissociable de ce que Gardies, à la

suite de Philippe Hamon, nomme le descriptif. Selon sa taxinomie, la description ne représenterait

qu’une des actualisations possibles du descriptif, qui lui constitue « un mode d’être des textes »141.

Nous ne pourrions donc pas considérer le film narratif comme une longue description quoique les

particularités techniques du cinéma inscrivent nécessairement les œuvres dans le giron du descriptif.

Nous ne parlerons dès lors de description que quand nous détecterons un signe d’intermédialité

dans la décomposition d’un objet par la prise de vue et la juxtaposition des images par le montage.

Comme nous l’avons mentionné dans le deuxième chapitre, le propre de la description robbe-

grilletienne est d’induire chez le lecteur un état de confusion dû à la surabondance de détails. Nous

tenterons donc de déterminer si ses films arrivent au même résultat ou si nous devons plutôt cerner

les effets inédits qu’il produit en nous appuyant sur les spécificités et les contraintes du langage

cinématographique.

André Gardies ne voit pas dans le geste descriptif une banale représentation de l’objet. Il est

pour lui, au contraire, un acte créateur : « En ce sens, décrire c’est moins “rendre visible” que

“rendre lisible”. Le geste descriptif ne montre pas le monde, il le construit; mais, ce faisant, il donne le

sentiment de me le donner à voir. »142 Dans un même ordre d’idées, nous avions précédemment

désigné ce phénomène par le terme « accumulation », l’amoncellement de détails se succédant dans

le temps faisant naître l’objet global dans la conscience du lecteur ou du spectateur. Ce qui est décrit

demeure néanmoins virtuel, sans incarnation matérielle; dans un contexte romanesque, la chose ne

nous est jamais montrée dans son entièreté. Selon Gardies, le roman induirait l’impression de

l’exhiber, mais cette impression constituerait sa propre limite, de sorte que l’objet n’est, dans les faits,

141 André Gardies, Décrire à l’écran, Québec/Paris, Nota bene/Méridiens Klincksieck, 1999, p. 57. 142 Ibid., p. 66.

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jamais vu. Prenons par exemple le pousse-pousse qui revient ponctuellement dans les pages de La

maison de rendez-vous : nous ne le voyons jamais dans sa totalité, mais la mise en place de

plusieurs de ses détails en trace les contours dans notre esprit :

Entre les deux hautes roues, dont les rayons de bois sont peints en rouge vif, la capote de toile noire qui surmonte en auvent le siège unique masque complètement le client assis sur celui-ci; à moins que ce siège, qui, de l’arrière, demeure invisible lui-même à cause de la capote, ne soit vide, occupé seulement par un vieux coussin aplati dont la molesquine fendillée, usée par endroit jusqu’à la toile, laisse échapper son kapok par une déchirure dans l’un de ses angles (RDV – 16-17).

Évidemment, le pousse-pousse n’apparaît pas véritablement au terme de la description, mais il n’en

demeure pas moins que nous pouvons en bâtir une représentation mentale qui se remodèle au fur et

à mesure qu’avance le passage, chacun des éléments s’ajoutant aux précédents. À ce titre, rien

dans ce qui nous est dit en premier lieu des roues ou de la capote ne nous laisse présager l’état

dans lequel se trouve la voiture. C’est en terminant la description sur une gradation accentuant la

décrépitude du coussin, qu’on découvre aplati, puis fendillé, puis usé jusqu’à la toile, enfin troué, que

peu à peu se précise la condition d’un pousse-pousse qui n’existait pas avant d’être décrit. On peut

donc effectivement affirmer que la description construit l’objet sur deux plans, à savoir celui de sa

constitution (les roues, la capote, le coussin puis le pousse-pousse entier) et celui de son état

(d’apparemment bien entretenu, au départ, les roues sont après tout peintes, il se montre au final

usé). Ainsi, l’objet littéraire mue constamment dans l’esprit du lecteur durant la description et ne se

fixe qu’en raison de l’arrêt de l’acte descriptif.

En apparence, le Grand Imagier de L’homme qui ment nous décrit la forêt de la même

manière en présentant une série d’inserts : d’abord des arbres décharnés, puis des conifères, une

rivière, une roche, etc. L’effet produit n’est toutefois pas le même que dans le cas du pousse-pousse,

car la forêt n’émerge pas de la somme des images. Contrairement à l’exemple précédent qui

construisait petit à petit l’objet dans la conscience du lecteur, cette suite de plans montre différents

éléments d’une forêt que le spectateur connaît déjà puisque Boris y court depuis quelques minutes.

Alors que la description du pousse-pousse échafaudait progressivement l’objet pour lui donner

existence dans le livre et dans la conscience du lecteur, la forêt de L’homme qui ment, dans la

mesure où l’action s’y déroule depuis le début, est présente dans l’esprit du spectateur dès

l’ouverture du film. Robbe-Grillet emploierait donc ici la description avec une visée inverse, c’est-à-

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dire qu’il essaierait plutôt de déconstruire la forêt. En séparant les éléments qui la composent en des

plans distincts, imitant ainsi l’enfilade constituante de la description littéraire, il les isole et atténue le

lien de contiguïté qui dominait jusqu’alors dans les plans généraux. Et puisque ces différents

éléments ne sont jamais réunis par la suite dans un seul plan, la représentation de la forêt se voit

fractionnée et le spectateur, de son côté, interloqué. Il advient également que l’insert, en tant que

gros plan, accorde nécessairement une importance accrue à ce que contient son cadre. Enchaîner

des gros plans d’arbres et de feuillages alors que la séquence précédente prenait place en ville

permettrait au spectateur de saisir un changement de lieu significatif pour le déroulement narratif; il

serait en droit de s’attendre à ce que les choses mises en évidence en viennent à jouer un rôle

central dans ce qui suivra. Il en va autrement dans le cas qui nous intéresse, car ces inserts

n’apprennent rien au spectateur et n’introduisent aucun élément nouveau.143 Robbe-Grillet souligne

donc des objets anodins, sans valeur narrative et sans incidence dramatique; ce faisant, il morcelle

l’espace et, plutôt que de le construire, il en montre les interstices et les sutures qui nous sont

normalement cachées. Le spectateur, qui tente de comprendre ce qu’on lui montre, se retrouve donc

avec des hypothèses interprétatives qui sont, au final, sans destination. L’espace filmique s’affiche

dès lors comme tributaire du montage puisque le cinéma, en tant qu’art reposant sur l’occultation de

la discontinuité et de la discontiguïté de son matériau de base, trouve dans la coupe la possibilité de

feindre l’unité de lieu.

La maison de rendez-vous connaît également ses moments d’égarement et de

désorientation lorsqu’une longue description est entamée par le narrateur. La technique employée

par Robbe-Grillet comporte cependant une dimension supplémentaire à celle que nous venons

d’étudier. En plus d’isoler des éléments sans réelle importance et de les valoriser pour briser l’unité

de l’espace, il accumule également les détails pour que l’étendue de la description nous fasse perdre

son point de départ. Parfois même le nombre d’informations données, dans ce cas-ci lors de la

description d’un dessin de magazine, annule tout effet de réalisme traditionnellement attribué à la

description littéraire :

Sous une inscription horizontale en grands idéogrammes aux formes carrées, qui occupe tout le haut de la page, le dessin – de facture grossière – représente un vaste salon à l’européenne dont les boiseries très décorées de glaces et de stuc doivent vraisemblablement donner l’idée du luxe; quelques hommes en tenues sombres ou en spencers de teintes crème ou ivoire sont debout, ici et là, causant par petits

143 Un effet similaire peut par ailleurs émerger d’un contexte littéraire : la description du coussin de moleskine, dont la

déchirure est mise en évidence sans motivation apparente, participe effectivement de la même logique.

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groupes; au second plan, vers la gauche, derrière un buffet garni d’une nappe retombant jusqu’au sol, sur laquelle sont disposés de nombreux plats chargés de sandwiches ou de petits fours, un garçon en veste blanche est en train de se servir une coupe de champagne, sur un plateau d’argent, pour un gros personnage à l’air important qui, le bras déjà tendu pour saisir son verre, parle à un autre invité beaucoup plus grand que lui, ce qui l’oblige à lever la tête; tout au fond, mais dans un espace dégagé qui permet de les remarquer au premier coup d’œil – d’autant plus qu’il s’agit du centre de l’image —, une grande porte vient de s’ouvrir à deux battants pour livrer passage à trois militaires en tenue de campagne (des combinaisons de parachutistes à bariolages verts et gris) qui, serrant chacun une mitraillette à hauteur de la hanche, immobiles et prêts à tirer, braquent leurs armes dans trois directions divergentes couvrant l’ensemble de la salle. Mais quelques personnes seulement ont remarqué leur irruption, dans le brouhaha de la réception mondaine, une femme en robe longue, directement sous la menace d’un des canons, et trois ou quatre hommes situés à proximité immédiate; un mouvement de recul affecte leurs têtes et leurs bustes, tandis que les bras sont figés au milieu de gestes instinctifs de défense, ou de surprise, ou de peur.

Dans tout le reste du salon, les intrigues locales continuent encore leur train, comme si de rien n’était. Au premier plan par exemple, sur la droite, deux femmes assez proches l’une de l’autre et visiblement liées par quelque affaire momentanée, bien qu’elles ne semblent pas en conversation, n’ont encore rien vu et poursuivent la scène commencée sans se soucier de ce qui se passe à dix mètres d’elles. La plus âgé des deux, assise sur un canapé de velours rouge – ou plutôt de velours jaune – observe en souriant la plus jeune, debout devant elle, mais tournée de profil dans une autre direction : vers l’homme à haute taille qui écoutait tout à l’heure d’une oreille distraite le buveur de champagne, près du buffet, et qui, seul à présent, se tient à l’écart de la foule en face d’une fenêtre aux rideaux fermés. (RDV – 35-37)

Non seulement est-il impossible pour un dessin de facture grossière de contenir autant d’éléments,

mais il n’est pas certain qu’il soit question d’un dessin pour l’entièreté de la description. Soit le

narrateur s’immisce dans l’acte descriptif et verse alors dans une interprétation de ce qui est ou n’est

pas suggéré par le trait du crayon, soit le point focal de la description oscille entre deux objets, une

illustration et une soirée mondaine, difficiles à distinguer. De fait, la très grande précision du passage

peut avoir un double effet sur le lecteur. D’un côté, ce dernier peut, au fil de sa lecture, se laisser

prendre au jeu et oublier qu’il ne devrait pas d’une scène animée, à tout le moins au départ. De

l’autre, il peut tout aussi bien garder en tête qu’il est question d’une illustration et reconnaître dans

cette dérive descriptive une manifestation du pouvoir créateur que détient souvent le narrateur du

nouveau roman. Dans tous les cas, l’acte de lecture se voit bousculé par ce qui semble être la

perception du mouvement dans une image supposément fixe. Malgré le rappel du caractère pictural

de la scène au milieu du premier paragraphe, la description suggère fortement une apparence de

mouvement qui, quoique initialement attribuable au sujet du dessin, à savoir une soirée festive,

devient de plus en plus irréconciliable avec le point de départ du passage. Quelque part dans le

deuxième paragraphe, une transition s’opère puisqu’un des personnages, l’homme à haute taille, se

déplace effectivement dans l’espace : nous le retrouvons « en face d’une fenêtre » alors qu’il était

précédemment près du buffet. Nous sommes donc devant un dessin qui s’anime ou, à tout le moins,

devant deux descriptions distinctes dont l’articulation est gommée par le flux textuel. Ce passage de

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la description d’un espace représenté à celle d’un espace diégétiquement réel renvoie encore une

fois au phénomène que Ricardou nomme dispositif transmutatoire ou mutante. Dans ce cas-ci, nous

voyons une illustration prendre vie pour devenir un lieu où des personnages réels évoluent. Le

lecteur, dont l’œil glisse sur la multitude de détails sans qu’une aspérité marquant la transition ne le

fasse tiquer, se retrouve désorienté dans l’univers fictionnel mis en place par le narrateur. En

somme, plutôt que de procéder par le morcellement de l’espace pour induire un effet de

désorientation chez le récepteur, comme il le fait dans L’homme qui ment, Robbe-Grillet enchevêtre

différents espaces de manière progressive pour faire sauter la fiction, et le lecteur à sa suite, d’un

lieu à l’autre sans crier gare. Dans le premier cas, il déconstruit l’espace ou le réduit à certains de

ses éléments alors que dans l’autre il joue sur une reconfiguration spatiale qui superpose deux

niveaux diégétiques. Encore une fois, l’effet de désorientation est similaire, mais les moyens

employés en fonction des spécificités de chacun des arts diffèrent.

Le montage de L’homme qui ment tend également à reconfigurer les espaces. Toutefois, ces

élans réorganisationnels ne concernent souvent qu’un seul niveau narratif et tablent plutôt sur la

capacité du cinéma à d’induire une impression de contiguïté entre différents espaces par le biais du

montage. Bien que chaque coupe suggère ce que Gaudreault et Jost nomment « la disjonction » des

deux espaces réunis à ses abords, certains facteurs amenuisent la rupture et tendent à suggérer au

spectateur que l’on évolue toujours dans le même lieu :

On peut considérer que l’on affaire au même régime toutes les fois que la caméra rattrape en continu, dans un deuxième plan, un personnage venant à peine, au plan précédent, de sortir du champ. Et ce, qu’il y ait communication visuelle immédiate ou non entre les deux espaces : ceux-ci peuvent donc être séparés par un mur. En effet, le déplacement du personnage vient d’une certaine manière subsumer la relative disjonction qu’implique la séparation de deux segments spatiaux par un obstacle physique de la sorte (au contraire, on le verra bientôt, si la caméra nous fait franchir deux espaces adjacents séparés par un mur sans passer par l’intermédiaire d’un personnage menant de l’un à l’autre, les deux espaces seront considérés comme en disjonction l’un par rapport à l’autre.)144

Les processus par lesquels les spectateurs appréhendent le traitement filmique de l’espace seraient

donc principalement arrimés aux déplacements du personnage, la récurrence du corps agissant

comme un pont reliant les deux espaces. Du reste, la contiguïté des espaces n’est aucunement

requise pour qu’elle puisse s’effectuer dans l’esprit du spectateur. En effet, comme le disent

Gaudreault et Jost, si aucun personnage ne masque la césure, deux espaces donnant réellement

144 André Gaudreault et François Jost, op. cit., p. 94.

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l’un sur l’autre ne seront pas perçus comme tels par celui qui regarde le film. La topographie des

endroits filmés a donc beaucoup moins d’incidence sur la construction de l’espace filmique que les

moyens techniques employés par le cinéaste. En ce sens, le montage peut créer la contiguïté des

espaces : deux endroits qui sont dans les faits éloignés de plusieurs centaines de kilomètres

deviendront voisins si un personnage semble passer de l’un à l’autre de façon naturelle. Les

cinéastes utilisent d’ailleurs depuis longtemps cette technique qui leur permet, par exemple, de

passer d’un intérieur tourné en studio à Los Angeles, à un extérieur en Égypte en filmant un

personnage emprunter une porte : la caméra se déplace ainsi, lors de la coupe, d’un territoire à

l’autre sans que le ne spectateur puisse en être conscient.145 Incidemment, ce procédé nous renvoie

à ce qui disait Gardies concernant le caractère constructif de la description : le cinéma peut, grâce à

sa technique, construire des espaces fictionnels à partir du matériau qu’est la réalité.

Cette capacité qu’a le cinéma de bâtir des espaces n’est dans les faits aucunement

contrainte par un quelconque souci de réalisme. Comme dans tous les arts, le réalisme dépend

d’une série de conventions qui ne sont pas nécessaires au montage de lieux fictifs. Dans la mesure

où la contiguïté filmique repose sur la présence du personnage, il devient possible pour un cinéaste

d’instaurer un décalage entre les attentes du spectateur et ce que montre véritablement le film. Par

exemple, en faisant passer le protagoniste d’un lieu à l’autre, mais en soulignant l’impossibilité pour

ces deux lieux d’être connexes, le cinéaste subvertit une des techniques narratives les plus usitées

de l’art filmique. Fidèle à son habitude, Robbe-Grillet profite de cette possibilité pour mettre à nu la

mécanique cinématographique et construire des espaces délibérément et ostensiblement

improbables. L’exemple le plus éloquent demeure le château dans lequel réside la famille de Jean. À

plusieurs reprises, le film nous montre Boris arpentant les corridors de ce château et passant d’une

partie à l’autre de l’édifice en ouvrant des portes. Il se trouve que ces séquences donnent lieu à des

montages spatiaux qui peinent à tenir sur le plan logique.

Prenons par exemple l’arrivée de Boris au château. Découvrant pour la première fois

l’endroit, il le parcourt en cherchant, en apparence, quelqu’un ou quelque chose. Il ouvre la porte

d’entrée, puis monte à l’étage. Jusqu’ici, tout va bien : on le voit dans un plan emprunter un escalier,

ouvrir une porte et tourner à gauche. Dans le plan suivant, il arrive du côté droit du cadre, s’engage

145 Un spectateur connaissant suffisamment les deux lieux pourraient bien entendu discerner la construction, mais ceci

constitue une expérience soécifique que le film réaliste ne prend pas en compte.

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dans un deuxième escalier puis en émerge. Cependant, à mesure que progresse la séquence, les

coupes se font de plus en plus rapides et le lien de contiguïté, quoique induit par les raccords plus

traditionnels qui précèdent ou succèdent des coupes, s’en trouve atténué. Les plans ont l’air amputés

de ce qui, dans un montage classique, les raccorderait. Il en est ainsi lorsque Boris tourne sur sa

gauche pour emprunter un corridor et qu’on le voit, dans le plan suivant, sortir d’une porte. Puisque le

film ne nous montre qu’un côté de la porte – on ne voit pas Boris l’ouvrir au bout du couloir —,

l’illusion réaliste de l’espace structuré par le film s’en retrouve affaiblie, encore que pas tout à fait

détruite. Aux yeux du spectateur, les faux raccords ont pour effet de mettre en évidence le montage

qui, normalement, demeure invisible pour lui. Le film s’affiche donc en tant que construction sans

pour autant que l’espace lui-même soit remis en question. Le hiatus que le montage instaure entre

les deux segments amène le spectateur à séparer les deux endroits dans la cartographie mentale

qu’il se fait du château. La suite de la séquence ne peut toutefois pas être aussi facilement expliquée

par un « accroc » technique. Nous y voyons Boris ouvrir une porte donnant sur une pièce au bout

laquelle se trouve une autre porte. Au cours d’un seul et même plan, il entre dans la salle, la

traverse, puis arrive à la deuxième porte, faite de bois massif. Il pose la main sur celle-ci et la

pousse. La caméra passe ensuite de l’autre côté et l’on voit Boris ouvrir non pas la porte en bois dont

nous venons de parler, mais une double porte vitrée. À travers celles-ci, nous voyons toujours la

première porte par laquelle Boris est arrivé dans la pièce de transition. Il jette un œil par une autre

porte qui s’ouvre sur sa gauche, mais ne la traverse pas. Alors qu’il revient sur ses pas, la porte de

bois réapparaît. Il l’ouvre puis tombe pour la première fois sur les trois femmes qui l’accompagneront

pour le reste du film. Ici, comme à d’autres endroits dans le film, Robbe-Grillet met à mal les

conventions du montage réaliste en créant un château qui ne saurait exister hors du film. Par la

métamorphose des portes et l’interchangeabilité des pièces dans ce qui semble être un même

endroit, il construit un édifice purement cinématographique qui repose sur les potentialités de l’art

filmique. C’est par son utilisation des raccords dans le mouvement, le geste entamé dans un plan se

poursuivant dans celui qui suit, et des raccords de formes, les cadres des portes concordant dans les

champs/contrechamps, que Robbe-Grillet rend son film instable sur le plan spatial, de la même

manière que Resnais l’avait fait dans Marienbad. Le spectateur se perd dans ce qui, pour Gardies,

relève d’un des cas limites de la description cinématographique : « [Le château] n’existe réellement

que dans le monde diégétique. La coexistence spatiale de ses diverses caractéristiques ne renvoie

nullement à l’espace du monde de l’expérience vécue […]; elle est un effet du discours descriptif.

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C’est lui qui la construit. En ce sens décrire n’est pas seulement montrer un monde, c’est aussi le

construire. »146

En somme, il nous apparaît évident que Robbe-Grillet utilise la description avec des visées

similaires, peu importe l’art qu’il privilégie. De fait, ses descriptions, tant littéraires que

cinématographiques, n’ont pas pour but de représenter fidèlement une réalité. Il s’en sert au contraire

pour exploiter les contraintes matérielles et sémiotiques du film et du roman, pour affirmer

l’autonomie des œuvres vis-à-vis du monde. Comme nous l’avons déjà dit, l’opulence des

descriptions dans La maison de rendez-vous souligne la force créatrice derrière toute entreprise

littéraire : elles ne tendent ni à rendre compte du monde, ni à faire voir, mais bien à générer des

réalités purement textuelles, comme si le livre et, de surcroît, la littérature en elle-même, ne vivaient

que dans leurs excroissances. De manière générale, Robbe-Grillet utilise la description

cinématographique de la même façon, c’est-à-dire qu’il expose à travers elle les possibilités qu’offre

le matériau filmique. Ainsi, le film se montre en tant que film et s’arroge le droit de ne pas être fidèle

au monde malgré sa concordance analogique avec la réalité profilmique qu’il photographie.

D’ailleurs, de par la nature du matériau, Robbe-Grillet ne peut échapper complètement à la

représentation dans le cadre de L’homme qui ment. En effet, le réalisme photographique du film

reste indéniable et les objets qui nous sont montrés s’affichent d’eux-mêmes, comme le disait

Barthes à propos de la photographie147, comme des entités existantes ou ayant existé hors de la

diégèse. C’est là une des barrières que le film ne peut franchir : alors que la représentation littéraire

est toujours choisie, celle du film est imposée par le matériau. L’incorporation de techniques

d’apparence littéraire dans le film modifie donc le statut de la description dans le film en ce sens que

le cinéaste en marque de cette manière le caractère délibéré; la description n’est plus uniquement la

conséquence nécessaire de l’impression de l’image du réel sur la pellicule, elle représente

également une construction déterminée par le geste du réalisateur. Au final, la description permet à

Robbe-Grillet de montrer les spécificités propres aux deux territoires artistiques et les voies de

traverse qu’on peut établir entre elles.

146 André Gardies, Décrire à l’écran, op. cit., p. 66. 147 Roland Barthes, La chambre claire, Paris, Gallimard/Seuil, 1980, 192 p.

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Réorganiser la discontinuité

L’espace ne constitue pas le seul paramètre que Robbe-Grillet s’efforce de reconfigurer et de

repenser dans ses œuvres. En effet, la dimension temporelle se trouve elle aussi réorganisée dans

des constructions qui n’ont rien à voir avec l’expérience que l’être humain en fait dans sa vie

quotidienne : « [D]ans le récit moderne, on dirait que le temps se trouve coupé de sa temporalité. Il

ne coule plus. »148 Le temps ne se déverse plus, mais s’accumule dans le creux de l’œuvre : il fait

étang. Le voir, à la suite d’Hauser, comme un réservoir dans lequel le créateur peut piger des

parcelles pour les agencer à sa guise nous permet de tracer des parallèles entre le traitement subi

par le temps dans le cadre du roman et celui que l’art du film suppose. Il nous apparaît ainsi que la

mise en œuvre du temps dans La maison de rendez-vous relève d’une esthétique

cinématographique, autant dans son ambition organisationnelle que dans son expression

linguistique. Tentons d’y voir plus clair.

La circularité temporelle se veut un motif récurrent dans l’œuvre de Robbe-Grillet : Les

gommes, son premier roman publié, repose d’ailleurs sur cette structure, le livre se fermant en

quelque sorte sur la répétition du meurtre qui en constitue la prémisse. L’homme qui ment épouse

une forme semblable puisque le film s’ouvre et se ferme sur la fuite de Boris à travers les bois. En

soi, cette fin boucle le film sur lui-même et, par le fait même, le nie. Boris se voit rejeté de l’histoire

qu’il tentait d’habiter et est parachuté à son point de départ, la forêt figurant le chaos originel dont il

n’a pu s’extirper. Ce grand cercle en contient d’autres qui, à plus petite échelle, rythment le film au

gré des élucubrations de Boris et des autres personnages. Le récit qu’il fait de la guerre, quoique

lacunaire, est, grosso modo, réitéré dans son entièreté. Chaque épisode est revisité et, chaque fois,

un élément change pour, semble-t-il, accommoder les attentes de chacun de ses interlocuteurs.

Ainsi, dans les trois principales péripéties que raconte Boris, il oscille entre deux rôles, à savoir celui

du traître et celui du héros. Par exemple, alors qu’il raconte aux trois femmes qu’il a aidé Jean, alors

blessé, à se cacher avant d’aller chercher un médecin, il avoue beaucoup plus tard à Sylvia avoir mis

Jean à l’abri pour mieux pouvoir le livrer aux autorités. Le récit progresse ainsi par à-coups, revenant

sur ce qui avait été affirmé précédemment pour changer le déroulement de l’histoire. À d’autres

moments, le film semble plutôt préfigurer ce qui se déroulera plus tard. Comme le souligne Roy

148 Alain Robbe-Grillet, Pour un nouveau roman, op. cit., p. 168.

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Armes, la séquence où Boris regarde les photos du Codex à la pharmacie annonce la fin du film :

« The final photograph in the Codex depicts the point to which the events are in fact moving (though

we do not know it at this stage) : Jean with a gun in his hand framed in the doorway of the château

library. »149 De fait, la photographie dont parle Armes annonce le décès de Boris sous les balles de

Jean. Plus encore, cette incongruité temporelle invite le spectateur à passer de l’autre côté du décor

en mettant en évidence la discontinuité qui caractérise la majorité des tournages. Puisque cette

photographie, dont la présence relève de l’intermédialité transformationnelle, consiste en un des

photogrammes de la séquence qui clôt le film, il est nécessaire qu’elle ait été prise avant le tournage

de la scène où Boris la voit dans le Codex. Ce que Robbe-Grillet semble vouloir dire est que la non-

linéarité de son film correspond, de par sa dimension arbitraire, à la non-linéarité du tournage. Non

pas que le film ait été monté dans l’ordre où les séquences ont été tournées, mais plutôt que leur

réagencement représente en tout temps un choix et que la cohérence temporelle n’est qu’une des

possibilités qui s’offrent au créateur. Ce faisant, c’est le voile fictionnel qui se déchire puisque la

diégèse ne peut admettre l’existence de la photographie en question qu’au prix de la dénudation du

procédé la supportant.

La maison de rendez-vous repose également sur une structure de nature circulaire, avec ses

répétitions et variations. Le roman tourne autour d’une seule soirée, sans cesse reprise, à laquelle se

greffent petit à petit de nouveaux éléments, que ce soit des rectifications à propos de certains détails

ou bien des événements inédits. Le récit, tout comme celui de L’homme qui ment, s’articule

principalement autour des souvenirs du narrateur qui peine à maintenir la cohérence de son

discours. Le temps, tel qu’il le conçoit, perd son orientation. C’est que celui-ci passe par le filtre de sa

mémoire et que le temps mémoriel, pour Robbe-Grillet, n’est jamais tenu de respecter un quelconque

ordre : « Pourquoi chercher à reconstituer le temps des horloges dans un récit qui ne s’inquiète que

de temps humain? N’est-il pas plus sage de penser à notre propre mémoire, qui n’est jamais

chronologique. »150 Ainsi, la temporalité interne du récit n’est d’aucune manière tributaire d’une

logique factuelle qui contraindrait ses développements. Les hésitations de la mémoire deviennent

des hoquets temporels; le récit calque les méandres de la réminiscence. Manneret peut de cette

façon mourir plusieurs fois, Johnson peut aller demander de l’argent à Manneret puisqu’il doit fuir

après avoir tué Manneret, Johnson connaît Lauren, puis ne la connaît plus, puis la connaît, etc. Plus

149 Roy Armes, op. cit., p. 106-107. 150 Alain Robbe-Grillet, Pour un nouveau roman, op cit., p. 150. L’auteur souligne.

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encore, ces contradictions ont pour effet d’effacer toute avancée que semblait faire le récit. Ainsi, « le

temps revient à son point de départ : aucune durée ne sépare la première phrase de la dernière. »151

De cette négation de la durée résulte la négation du discours qui s’y inscrivait et, par le fait même, la

négation de la notion de récit fondant le roman traditionnel. Le matériau littéraire de La maison de

rendez-vous n’est donc pas orienté : sa conclusion — Johnson découvrant Lauren dans sa chambre

avec les policiers —, ne conclut en aucun cas les événements qui la précèdent ni n’explique quoi que

ce soit sur le meurtre de Manneret autour duquel tourne pourtant le livre. Les différentes

composantes du roman sont, en ce sens, agencées de manière tout à fait arbitraire et auraient pu

l’être de plusieurs autres façons sans que la portée du livre s’en trouve altérée. En réfutant ainsi la

chronologie du récit et en faisant dire à son narrateur des choses comme : « cela s’est pourtant

déroulé, en tout point, de cette façon. La suite a déjà été rapportée. » (RDV -160), alors qu’elle ne l’a

jamais été, Robbe-Grillet nous indique que son roman a peut-être plus à voir avec le cinéma qu’avec

le genre romanesque. Il se trouve que l’esthétique générale du livre, bien que plus radicale, nous

rappelle le rendu du montage cinématographique moderne avec ses coupures brusques, ses allures

de collage et ses télescopages répétés. En somme, contrairement au roman traditionnel dont la

structure épouse le déroulement d’une histoire, La maison de rendez-vous établit un ordre arbitraire

des événements et des souvenirs et, par le fait même, mise sur un montage des différents passages

qui constituent le roman.

Plus encore, le rythme du livre paraît imiter celui que l’on attribue habituellement à un film.

De fait, aucun chapitre ne divise le texte, aucune partie ne le sectionne. À peine y a-t-il quelques

paragraphes qui découpent le récit, la plupart des pages offrant à l’œil un flot ininterrompu de mots.

Ainsi en est-il souvent des nouveaux romans, l’écriture semblant suivre son propre mouvement dans

un élan de prolifération textuelle qui déborde du carcan romanesque traditionnel. Il peut paraître

paradoxal que le temps, tel que représenté dans La maison de rendez-vous, c’est-à-dire comme un

patchwork défiant la continuité, passe par un flux textuel qui n’est presque jamais rompu. Cette

tension néanmoins se résout lorsque l’on aborde le roman d’un point de vue cinématographique. De

fait, nombre de films modernes nous offrent des constructions temporelles complexes et ambiguës

sans que le cours du long-métrage en soit altéré; il est de la nature même du film, du moins dans son

mode et son lieu de diffusion traditionnel (la salle de cinéma), de ne connaître aucune interruption et

151 Françoise Baqué, Le nouveau roman, Paris/Montréal, Bordas (Bordas-Connaissance), 1972, p. 104-105.

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de défiler sans heurts peu importe la configuration temporelle qu’il peut offrir. Le roman traditionnel,

au contraire, est fréquemment ponctué d’arrêts et de pauses que sa structure même impose, sa

manifestation classique étant constituée de plusieurs épisodes distincts circonscrits par les différents

chapitres ou parties. Des scissions sont programmées à même la réception de l’œuvre : celui qui lira

un roman préférera suspendre sa lecture lorsqu’il arrivera à une de ces pauses narratives qui sont

autant de hiatus permettant au récit d’effectuer un saut dans l’espace ou dans le temps, ou encore

de faire le point sur le parcours et l’état des personnages. La maison de rendez-vous, de par son

refus d’établir une scansion claire, impose un mode de lecture qui diffère de celui que prévoient

d’ordinaire les pages d’un roman.

Cette particularité du livre de Robbe-Grillet se voit renforcée par les temps grammaticaux qui

sont employés dans le livre. Si le roman s’est longtemps écrit au passé, La maison de rendez-vous

se déploie quant à lui presque exclusivement au présent. Quoique cette caractéristique ne lui soit

pas exclusive (d’autres écrivains ont bien entendu employé le présent de l’indicatif avant et depuis),

elle demeure inusitée dans ce qu’elle implique narrativement. C’est que Robbe-Grillet emploie le

présent pour raconter des événements qui se sont déjà produits et que le narrateur parle à partir d’un

point d’ancrage ultérieur à la soirée qui sert de cadre temporel dans lequel s’inscrit le roman. Nous

l’avons déjà dit, cette pratique évoque invariablement le cinéma qui, en tant qu’art de la présence,

nous montre toujours les événements et, par le fait même, ne sait narrer qu’au présent, même s’il est

clairement établi que l’action se déroule dans le passé. Ainsi, dans un roman où les montages

temporels et les allers-retours entre les différents moments pourraient être marqués par des

indications grammaticales nous permettant de situer le narrateur par rapport à ceux-ci, comme le fait

par exemple Proust, l’auteur choisit plutôt de placer tous les épisodes sur le même plan, de les livrer

au lecteur comme s’ils se produisaient au moment même, de les rendre coprésents. Il arrive donc au

narrateur de nous raconter un événement, puis de se raviser sur son emplacement dans l’histoire :

Elle se cramponne en se plaquant de tout son poids, de toutes ses forces, tant et si bien que le pêne en biseau finit par fonctionner de lui-même, pénétrant dans la gâche où il claque avec un bruit sec, comme un coup de feu, qui résonne en se répercutant dans toute la maison.

En même temps, la lumière s’allume. Dans le vestibule, Edouard Manneret vient à sa rencontre. C’est lui qui a pressé le bouton électrique. La jeune servante eurasienne reprend son souffle. « J’ai trouvé la porte entrouverte, dit-elle… Je suis entrée… » Le Vieux a toujours son même demi-sourire et ses yeux trop brillants. […] Et, comme il lui demande où est le chien, Kim explique qu’elle l’a laissé, comme d’habitude, attaché par sa tresse de cuir à un anneau, dans le hall. On sait que l’animal se libérera tout seul, sentant sa maîtresse en danger, etc.

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Si Manneret vient déjà d’être assassiné, cette scène se passe auparavant, de toute évidence. Et c’est maintenant monsieur Tchang, l’intermédiaire, qui arrive à la rencontre de Kim, dans la petite pièce où elle pénètre à l’instant. (RDV – 181-182)

Contrairement à ce que laisse entendre le narrateur, il n’est pas du tout évident que cette scène se

déroule avant le moment où elle s’inscrit dans le fil du texte. D’un côté, le passage est introduit par

trois mots qui marquent la simultanéité : en même temps. Si la lumière s’ouvre au même instant où le

pêne claque en entrant dans la gâche, il ne peut s’agir de deux occasions distinctes. Pourtant, le

narrateur ne ment pas tout à fait puisque, deux pages avant, Kim a cru reconnaître Manneret avant

de se rappeler l’avoir tué. Mais en reculant encore une fois de deux pages, on retrouve le passage

où il nous raconte comment Kim trouve le cadavre de Manneret, mort lors d’une chute accidentelle.

Puis, en parcourant de nouveau le roman, l’on verra que Manneret est déjà mort, puis revenu à la vie

plusieurs fois avant que ne soit narré cet épisode. Le narrateur fait donc erreur, cet événement n’a

lieu ni avant ni après le moment où il se situe dans le livre. C’est que tout se déroule en même temps

et que toutes les potentialités que permettent les prémisses du roman sont actualisées parallèlement.

En d’autres mots, « c’est un contenu mental qui se restitue ici dans sa simultanéité. »152 Il advient

que ce qui pouvait à la limite encore sembler être un récit orienté, malgré ses nombreuses boucles et

reprises, est plutôt construit sur plusieurs strates qui, au final, n’ont pas d’autre durée que celle de la

narration, d’où l’emploi du présent. On assiste alors à la déconstruction la plus complète de l’illusion

romanesque : ce que nous raconte le narrateur n’appartient pas à ce que désigne le terme récit. En

effet, la fabula de La maison de rendez-vous ne saurait revendiquer une existence distincte de celle

de son syuzhet : rien n’existe en dehors du livre et de l’écriture qui le porte.

En somme, Robbe-Grillet utilise la description et la reconfiguration temporelle pour

poser les assises d’un roman qui coupe court à l’hégémonie de la représentation réaliste. Les

contraintes matérielles de la littérature et du cinéma l’obligent à emprunter des voies diverses pour

obtenir le même effet : la désorientation subie par le lecteur ou le spectateur ne passe pas par la

même voie. En effet, il mise, dans le cas du roman, sur l’accumulation propre à la description

littéraire pour construire un dédale d’où le lecteur peine à se tirer alors que, dans L’homme qui ment,

il exploite les codes du montage classique pour bâtir des lieux purement cinématographiques. Il

arrive également qu’un même procédé, employé différemment dans les deux arts, aboutisse à des

effets contraires. Il en va de cette manière en ce qui a trait à la description cinématographique par 152 Ibid., p. 103.

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une série d’inserts qui, plutôt que de suggérer un objet global comme le fait la littérature, morcelle et

isole des caractéristiques qui perdent ainsi leur signification par la rupture des liens qui les unissent.

Le jeu des temporalités tend à se ressembler d’une œuvre à l’autre : le défilement classique est

stoppé au profit d’une structure circulaire qui annule tout ce que contenait le récit. En tous les cas,

nous avons pu voir en quoi La maison de rendez-vous et L’homme qui ment sont des œuvres

intermédiales dans la mesure où différentes techniques sont parfois employées pour évoquer une

esthétique propre à un art dans un contexte qui leur est étranger, ou encore parce qu’on impose à un

média des contraintes tirées d’un autre moyen d’expression.

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Conclusion

Nous voici à la fin d’un parcours nous ayant permis de traverser deux œuvres, l’une littéraire,

l’autre filmique, pour étudier les caractéristiques qu’elles partagent et les spécificités des médias dont

elles relèvent. Encore plus qu’un simple partage, l’on pourrait parler d’un entrelacement de la

littérature et du cinéma débouchant sur un métissage de techniques narratives et descriptives

souvent développées de façon autonome par l’une et par l’autre. Ces croisements nous amènent à

considérer des œuvres qui, malgré leurs apparences matérielles dissemblables – le livre demeurant

après tout un livre et le film un film –, reposent en quelque sorte sur une forme hybride qui en modifie

la portée et les significations. En ce sens, Robbe-Grillet interroge les fondements mêmes des

disciplines artistiques, de telle sorte qu’il en exhibe les présupposés, les contraintes dictées par la

matérialité des signes ainsi que les procédés qui, à force d’usage, sont devenus transparents pour le

public. Nous avions posé comme hypothèse de départ que l’avènement de la pratique

cinématographique de Robbe-Grillet a déclenché une radicalisation esthétique dans sa production

qui, par la suite, s’est manifestée autant dans ses films que dans ses romans. S’il reste impossible de

démontrer, sans l’ombre d’un doute, que cette révolution est due à son passage derrière la caméra,

nous croyons toutefois avoir mis en lumière plusieurs traits présents dans les œuvres qui nous

permettent d’affirmer que c’est effectivement dans la deuxième période de la production robbe-

grilletienne, celle que l’on présente comme le « nouveau nouveau roman », que des œuvres dont les

structures et les formes comportent une dimension intermédiale plus marquée voient le jour.

Nous nous devons toutefois nuancer quelque peu notre propos puisque les quatre premiers

romans de Robbe-Grillet, à savoir Les gommes, Le voyeur, La jalousie et Dans le labyrinthe, ainsi

que son recueil d’Instantanés, ne sont pas dénués de toute intermédialité. Comme l’avons déjà dit, et

comme le démontre entre autres la connotation photographique du titre du recueil, Robbe-Grillet a de

tout temps incorporé dans ses livres un point de vue qui, selon François Harvey, est précisément

ancré dans un point de l’espace diégétique, comme s’il était un opérateur avec « une profonde

conscience du caractère "situé" de la caméra »153. Alors que le point de vue classique se veut

omniscient et donc à même de faire voir un objet sous tous ses angles à la fois, les narrateurs de

153 François Harvey, Alain Robbe-Grillet : le nouveau roman composite. Intergénéricité et intermédialité, op. cit., p. 214.

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Robbe-Grillet décrivent comme s’ils « état[aient] dans la position d’un observateur prenant place

derrière un viseur, surconscient de la composition du décor qui se trouve devant lui »154. Cette

conception se manifeste notamment à travers l’utilisation de termes de localisation qui explicitent le

point à partir duquel la chose est vue. Par exemple, dans « Le mannequin », la première nouvelle

d’Instantanés, le narrateur décrit une pièce dans laquelle se trouvent un miroir et une armoire à

glace :

Derrière la table, le trumeau de cheminée porte un grand miroir rectangulaire dans lequel on aperçoit la moitié de la fenêtre (la moitié droite) et, sur la gauche (c’est-à-dire du côté droit de la fenêtre), l’image de l’armoire à glace. Dans la glace de l’armoire on voit à nouveau la fenêtre, tout entière cette fois-ci, et à l’endroit (c’est-à-dire le battant droit à droite et le gauche du côté gauche). 155

Dans ce passage, deux éléments nous permettent d’affirmer que le point de vue est situé dans

l’espace de la diégèse. Premièrement, l’emploi d’expressions comme « sur la gauche » suppose que

celui qui décrit se trouve en face du miroir : par exemple, si le miroir se trouvait sur sa gauche, il dirait

plutôt quelque chose comme « Dans la portion du miroir la plus près » ou « Dans la première moitié

du miroir ». Deuxièmement, la description de ce qui se reflète dans le miroir nous pousse également

à croire que le narrateur est posté à un endroit déterminé dans la pièce, puisque ce que l’on voit

dans un miroir change selon l’angle du regard. Pour voir la fenêtre d’une telle manière, c’est-à-dire

dans un double reflet incluant deux miroirs, il faut à tout prix se trouver dans la zone clef qui permet

le bon alignement des rayons lumineux, d’où la comparaison avec l’emplacement de la caméra lors

d’un tournage.

Si cette conception intermédiale du point de vue narratif traverse l’œuvre de Robbe-Grillet,

nous croyons qu’elle s’inscrit, pour les premiers livres, dans un environnement qui demeure au final

très littéraire. Il advient qu’à partir de La maison de rendez-vous, le travail de Robbe-Grillet prend une

inflexion davantage intermédiale, qui dépasse la seule question du point de vue. En effet, il nous est

apparu que son expérience à titre de réalisateur a ouvert une voie de traverse plus claire entre les

deux arts. Autant ses livres que ses films sont de fait devenus beaucoup plus explicites dans les

considérations formelles et techniques qu’ils exploraient. Les préoccupations intermédiales de

l’auteur se sont donc élargies pour finir par englober l’ensemble de la narration, tant dans sa relation

154 Id. 155 Alain Robbe-Grillet, Instantanés, Paris, Éditions de Minuit, 1962, p. 10-11.

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avec la matérialité de chacun des médias que dans les transformations que ses formes subissent

lors du transfert du roman au film, et vice versa.

Pour arriver à bien identifier ces changements, nous avons tout d’abord présenté quelques-

unes des définitions de l’intermédialité qui ont jalonné l’histoire de l’art et de la critique. Laissant de

côté les travaux des artistes du Fluxus, nous avons plutôt approfondi la pensée de Jean Schröter

telle que développée dans son article « Four models of intermediality ». Des quatre modèles

d’intermédialité proposés par Schröter, à savoir les intermédialités synthétique, transmédiale,

ontologique et transformationnelle, nous en sommes venu à miser davantage sur l’intermédialité

transmédiale puisqu’elle répondait mieux aux besoins de notre hypothèse de départ. En effet, il nous

a semblé pertinent d’envisager l’intermédialité robbe-grilletienne comme la transposition de traits

esthétiques et de procédés propres à un art dans un autre contexte médiatique. Dans le cas qui nous

préoccupait, il importait davantage de voir et de comprendre les échanges qui ont lieu entre la

littérature et le cinéma, et ce, d’un point de vue formel, que de tabler sur la présence d’autres médias

à l’intérieur de la diégèse, qu’on ne trouve pas dans les œuvres de notre corpus, ou bien de réfléchir

sur l’origine des médias, ce qui aurait dépassé alors le cadre de notre étude.

Puis, une fois précisée la question de l’intermédialité, nous nous sommes attardé à définir le

projet esthétique de Robbe-Grillet. Nous avons de fait pu voir que Robbe-Grillet a développé, en

parallèle du volet artistique de sa production, une œuvre critique qui tentait de justifier son travail et

celui de certains contemporains aux yeux d’une critique conservatrice. Cette dernière, qui voyait

dans le roman hérité du XIXe siècle ce que la littérature narrative avait de meilleur à offrir, était hostile

au nouveau roman qu’elle considérait comme décadent et dépourvu de ce qui, au fil des siècles,

avait fini par distinguer la grande littérature. C’est que Robbe-Grillet, désirant faire entrer le roman

français dans la modernité, était parti en croisade contre l’humanisme qui, à son avis, en était venu à

fausser la relation qu’entretient l’être humain avec le monde sensible et, par le fait même, la

littérature qui tente d’en rendre compte. En effet, l’humanisme a comme point de départ l’être

humain, qu’il pose comme mesure de toute chose et qu’il valorise en tant qu’individu. Pour Robbe-

Grillet, cette survalorisation de l’humain entraîne la création d’un lien de connivence entre lui et le

monde, lien qui est à ses yeux factice. Ainsi, la philosophie humaniste nous pousserait à accepter

que l’être humain se reflète dans le monde qui l’entoure et que, par conséquent, l’on puisse attribuer

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une intériorité aux objets dans laquelle il se reconnaît. La destruction de l’hégémonie de cette

philosophie en littérature, qui culmine, de concert avec la montée de l’individualisme qu’elle suppose,

dans le roman réaliste tel que pratiqué par Balzac, constitue donc le principal cheval de bataille de

Robbe-Grillet.

Puisque Robbe-Grillet doutait de la profondeur du monde et que, parce que ce dernier est

opaque, il est impossible pour quiconque l’habite d’entrer en communication avec celui-ci, il a voulu

marquer dans ses œuvres la distance infranchissable qui sépare l’être humain de son

environnement, mais également de lui-même. De fait, c’est en premier lieu par la mise à mort du

personnage traditionnel que s’établit le projet robbe-grilletien. Pour lui, le personnage moderne, pour

mieux témoigner de la condition humaine de son époque, devait être vidé de ce qui lui donnait

l’apparence d’un être réel. Il se retrouve donc, dans les œuvres de Robbe-Grillet, dépourvu de ce

qu’on appelle communément la profondeur : il ne possède pas de psychologie, pas d’histoire, pas de

traits physiques bien définis, sinon caricaturaux. Plus encore, le personnage perd son caractère fixe

et se fait mouvant, pouvant ainsi changer d’identité, de nom et de rôle, parfois à l’intérieur d’une

seule phrase. Au fil des romans, cette position s’est radicalisée au point que les personnages, en

plus d’être de simples enveloppes sans substance, sont devenus dans le cadre du « nouveau

nouveau roman » des pantins qui, manipulés par le texte, sont chassés du centre de la scène du livre

pour laisser toute la place à l’écriture. Il en va de même pour les protagonistes de son cinéma qui,

quoique possédant l’apparence physique stable de l’acteur jouant le rôle, n’en sont pas moins

indéfinis et instables. De fait, Robbe-Grillet tient compte de la corporalité du personnage

cinématographique dans la déconstruction qu’il opère. Dans la mesure où la présence du comédien

à l’écran encourage le spectateur à s’identifier au personnage, Robbe-Grillet s’efforce d’entraver ce

processus pour porter atteinte au personnage via cette particularité du cinéma. Ainsi, coupé de son

rapport avec le spectateur, le personnage s’affiche en tant que construction fictive et, très souvent,

l’on se retrouve à voir à la fois le comédien jouant le rôle et le personnage tentant de se maintenir

dans la fiction.

Dans les deux œuvres étudiées, nous avons pu voir que les personnages principaux, qui

sont également narrateurs (ou ce qui s’en rapproche le plus dans un film), procèdent de cette

nouvelle conception avancée par Robbe-Grillet. En effet, le narrateur de La maison de rendez-vous,

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tout comme Boris dans L’homme qui ment, sont des personnages flous qui peinent à remplir les

fonctions que les traditions littéraire et cinématographique leur imposeraient. Le narrateur de La

maison de rendez-vous ne possède ni nom, ni identité physique nette. Cela ne poserait aucun

problème s’il s’agissait d’un narrateur purement hétérodiégétique, mais celui-ci tente tout au long du

récit de s’insérer dans l’histoire qu’il mène, prenant parfois les traits physiques d’autres personnages

dont il nous avait déjà parlé. Boris, de son côté, ne possède pas d’histoire. Il apparaît dénué de

passé et il tentera au cours du film, après s’être attribué un nom, de s’inventer une vie qui le lie aux

autres personnages, comme s’il voulait légitimer sa présence auprès d’eux, voire sa présence au

sein du film. Robbe-Grillet mine la crédibilité de ses narrateurs en tablant sur les spécificités des

deux médias dont il fait usage. Le narrateur de La maison de rendez-vous partage un récit dont il

semble ne pas connaître les détails; il est incapable de séparer les faits du fantasme, sans parler de

ses nombreux doutes en ce qui concerne le déroulement d’une soirée à laquelle il prétend avoir pris

part. Il semble vouloir se parer des qualités de narrateur pour accéder à une existence textuelle, pour

se donner lui-même vie par sa prise de parole. Il en va de même pour Boris qui, malgré les

incessantes attaques des deux énonciateurs filmiques, à savoir le « Grand Imagier » et le « Haut

Parleur », tente tout au long du film de réécrire l’histoire d’un village dont il ne fait pas partie pour en

pousser les habitants à l’accepter comme concitoyen.

La destitution du narrateur s’effectue notamment grâce aux spécificités propres à chacun des

médias. Dans son roman, Robbe-Grillet met à profit la matérialité du texte, notamment en ne

séparant que rarement les paragraphes ou en enchâssant plusieurs idées, plusieurs lieux et

plusieurs temporalités dans une même phrase. Au final, c’est non seulement le lecteur, mais

également le narrateur qui se perd dans le labyrinthe que cette caractéristique du discours permet de

créer. En ce qui concerne L’homme qui ment, Robbe-Grillet se joue des instances fondant

l’énonciation filmique pour refuser à Boris le contrôle du récit qu’il tente de construire. Toutefois, dans

les deux cas, il nous semble que l’auteur arrive à ses fins en tablant sur les possibilités que lui offre

un certain croisement entre les médias, relevant comme nous l’avons dit de ce que Schröter nomme

l’intermédialité transmédiale. Ainsi, la narration du roman prend parfois des allures

cinématographiques, ce qui atténue radicalement l’influence du narrateur, alors que le film met à mal

le discours narratif, emprunté à la littérature, pour interroger l’énonciation filmique et la délégation de

la narration.

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Le projet esthétique de Robbe-Grillet ne s’arrête pas à la redéfinition du personnage. Nous

avons vu par la suite en quoi son œuvre s’accompagne d’un nouveau traitement du temps et de

l’espace. Robbe-Grillet voyait dans la description de l’espace, telle que pratiquée par les écrivains

réalistes, une autre application littéraire des idées humanistes. L’école réaliste préconisait des

descriptions qui, par leur apparente exhaustivité, affirmaient la maîtrise de l’esprit humain sur son

environnement, celui-ci pouvant l’embrasser dans sa totalité. Robbe-Grillet montre dans son œuvre

que cette prétendue exhaustivité était factice; en se faisant encore plus précis que l’étaient les

romanciers réalistes, il souligne le caractère potentiellement inépuisable inhérent à toute description.

Il serait donc possible de décrire une photographie pendant des centaines de pages sans que l’on

traite l’objet dans son entièreté. Une si longue description ne tiendrait toutefois pas compte des

capacités cognitives du lecteur puisque, égaré par une multitude de détails, ce dernier ne saurait se

bâtir une image mentale satisfaisante de l’objet. Ainsi privée de sa fonction première, c’est-à-dire

celle de faire voir, la description devient chez Robbe-Grillet un moteur littéraire qui vise à laisser le

mouvement de l’écriture donner corps au livre pour permettre à l’œuvre d’attester son autonomie par

rapport à une quelconque représentation du monde.

Ainsi, dans les deux œuvres que nous venons d’étudier, nous n’assistons pas à une

représentation réaliste de l’espace. Bien au contraire, les personnages évoluent dans un

environnement éclaté, voire kaléidoscopique, qui tend bien plus à affirmer les pouvoirs et les limites

des arts que d’effacer ceux-ci au profit des lieux décrits. De cette manière Robbe-Grillet construit des

lieux et des corps qui n’ont manifestement pas d’existence en dehors des œuvres. Dans La maison

de rendez-vous, selon les variantes du récit que fait le narrateur, plusieurs lieux peuvent exister en

même temps sur plusieurs niveaux de réalité. Par exemple, un salon, dans lequel se déroule une

fête, se déploie tantôt sur la couverture d’une revue, et tantôt dans une maison donnée comme réelle

dans le monde des personnages. Robbe-Grillet exploite également le défilement discursif que

suppose toute description littéraire pour priver le lecteur, par accumulations de détails, de tout

repère. Dans L’homme qui ment, la description possède une dimension intermédiale dans la mesure

où des paramètres littéraires sont appliqués au film. En effet, alors que le film permet de percevoir

simultanément plusieurs éléments d’un décor, contrairement au roman, Robbe-Grillet reproduit le

défilement de la description littéraire en utilisant des séries d’inserts qui décomposent l’espace en

autant d’images. Par conséquent, l’espace se disloque sous les coupes alors que, ironiquement, le

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cinéma traditionnel fait dépendre la contiguïté des espaces du montage. Robbe-Grillet fait un pas de

plus en procédant à la construction de lieux qui, bien qu’affirmés par le montage, sont indéfendables

d’un point de vue référentiel.

Il en va de même pour la temporalité qui, au sein des deux œuvres, tourne sur elle-même

pour en venir, dans un mouvement circulaire, à nier le récit tenu par les personnages. Dans L’homme

qui ment, le récit se voit littéralement détruit par le film lui-même puisque Boris se fait chasser de

l’histoire et renvoyer dans la forêt originelle dont il avait voulu s’extirper. Nous avons aussi pu voir de

quelle manière le traitement de la temporalité que préconise Robbe-Grillet a beaucoup à voir avec

les possibilités qu’offrent les capacités techniques du cinéma. Le temps se fait cinématographique en

ce sens qu’il ne coule plus, mais s’organise à travers une forme de montage arbitraire qui, comme

c’est le cas pour les plans d’un film, peut être agencé dans presque n’importe quel ordre. Côté

roman, cet effet est accentué par le fait que le temps grammatical principal de La maison de rendez-

vous est le présent de l’indicatif, temps très souvent associé par les chercheurs tel qu’Hauser au

temps cinématographique. Alors que le roman classique s’est longtemps écrit au passé simple, le

film ne saurait se dérouler autrement qu’au présent en raison de l’immédiateté de ce que présente le

défilement de l’image filmique. Conséquemment, le pari fait par Robbe-Grillet d’écrire son roman au

présent de l’indicatif nous semble être une manière de sortir le roman d’une tradition pour l’inscrire

dans une modernité esthétique permettant à tous les événements de constituer un nœud inextricable

dont nous ne pouvons démêler les fils. Ce choix nous apparaît faire partie intégrante de la dimension

intermédiale du roman, tout comme l’est le rythme parfois employé. Des passages ponctués par de

nombreux « Et maintenant » successifs marquent également le fait que chaque action se déroule

dans un présent perpétuel. Plus encore, la structure même du roman, qui repose sur la non-

interruption du flot de l’écriture, évoque le film qui, dans son mode de consommation traditionnel (la

salle de cinéma), s’offre d’un seul trait, sans heurts.

Au final, l’intermédialité dans l’œuvre de Robbe-Grillet se fait double. Elle s’établit

premièrement dans l’emprunt de procédés normalement attribués à un médium pour les transposer

dans un autre, tel qu’exemplifié par l’utilisation de techniques descriptives littéraires au sein d’un

montage cinématographique. De cette façon, les procédés sont tirés de leur terreau et, puisqu’ils

sont intimement liés au média d’origine qui les définit, sont nécessairement adaptés et modelés en

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regard des contraintes de leur nouveau média d’accueil. Deuxièmement, l’œuvre est intermédiale

dans la mesure où, en plus de jouer avec les processus, Robbe-Grillet cherche à recréer un effet

littéraire au cinéma. Dans des cas comme celui-ci, le processus employé au cinéma diffère de celui

auquel on aurait recours dans un roman, mais il n’en demeure pas moins que la recherche de l’effet

part d’une volonté de questionner un média donné en redéfinissant les capacités qu’on lui accorde.

Par exemple, le personnage non défini est avant tout un effet littéraire puisque c’est en réaction à

une école romanesque que Robbe-Grillet en est venu à le développer. L’effet n’est pas directement

applicable au cinéma, puisque la corporalité du personnage est nécessaire à son existence dans la

fiction. Il possédera de ce fait une apparence physique définie, ce qui n’est jamais complètement le

cas du personnage de roman, mais le processus d’identification sera détourné pour qu’il ne puisse

pas être effectif. Pour arriver au même effet, à savoir l’évanescence du personnage, le film devra

donc employer des moyens différents. C’est en cela que l’intermédialité est double : Robbe-Grillet

transpose à la fois des techniques et des concepts d’un média à un autre ce qui, à notre sens, n’est

pas équivalent.

Si l’intermédialité s’incarne clairement dans ses films et ses romans, Robbe-Grillet a

également exploré au cours de sa carrière une forme hybride qui relève de l’intermédialité

synthétique, développée entre autres par les artistes associées à Fluxus. Dès le début des

années 1960, il se commit également dans le genre du ciné-roman, objet hybride combinant scénario

et photographie. Ce genre, dont l’appellation a été inventée par Robbe-Grillet, se distingue du photo-

roman dans la mesure où il contient des indications de montage et de mise en scène. Il s’agit donc,

d’une certaine manière, du film sans le cinéma, du film privé de son existence matérielle originale et

réincarnée dans une forme qui lui est étrangère. Le ciné-roman se distingue également du scénario

parce qu’il vient à la suite du film tout en constituant, autant que faire se peut compte tenu des

restrictions inhérentes au livre, une œuvre aboutie et non pas un stade intermédiaire de la création. Il

va sans dire que ce type de livre brouille sérieusement les frontières entre les disciplines. Une étude

comprenant à la fois un roman, un film et un ciné-roman nous permettrait sans aucun doute

d’approfondir la question de l’intermédialité dans la production artistique de Robbe-Grillet et de

poursuivre l’exploration des fondements communs aux deux arts narratifs qui ont dominé l’ensemble

du XXe siècle.

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