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Le cardinal Bessarion et la constitution de sa collection de manuscrits grecs – ou comment contribuer à l’intégration du patrimoine littéraire grec et byzantin en Occident Brigitte Mondrain Parler de la collection de manuscrits grecs qu’a constituée le cardinal Bessarion et qu’il a léguée en 1468 à la République de Venise, après avoir dans un premier temps envisagé de la transmettre au monastère vénitien de San Giorgio, pourrait paraître une gageure. De fait, bien des recher- ches et bien des études ont déjà été consacrées à cette collection remar- quable qui comprend aujourd’hui 548 livres grecs présents à la Biblioteca Nazionale Marciana, sans compter un certain nombre de manuscrits disséminés dans des bibliothèques d’autres villes et d’autres pays. Il s’agit, au moment où Bessarion meurt, en novembre 1472, de la plus impor- tante bibliothèque de manuscrits grecs en Occident – il n’y a à cette date pas encore d’imprimés grecs, le premier livre imprimé entièrement en grec l’ayant été en 1476. Et même si l’activité mise en œuvre par le pape Nicolas V, qui développe la bibliothèque Vaticane jusqu’à sa mort en 1455, est également notable, elle ne peut rivaliser avec la réalisation de Bessarion qui n’aura pendant longtemps pas d’égal. Il est vrai que Bessarion a commencé tôt à s’intéresser aux livres. Il l’écrit lui-même dans l’acte de donation de sa bibliothèque, adressé au doge Cristoforo Moro et au sénat vénitien. Cet acte commence ainsi: Equidem semper a tenera fere puerilique aetate omnem meum laborem, omnem operam, curam studiumque adhibui ut quotcumque possem libros in omni disciplinarum genere compararem; propter quod non modo pla- erosque et puer et adolescens manu mea conscripsi, sed quicquid pecuniolae seponere interim parca frugalitas potuit, in his coemendis absumpsi […]. 1 Il ne s’agit certainement pas d’une formulation qui serait seulement rhétorique et le fait de commencer dès sa jeunesse à confectionner des 1 L’acte de donation, adressé à « Illustrissimo atque invictissimo Principi domino Christophoro Mauro duci et inclyto Venetorum senatui », a été en particulier édité par Labowsky 1979a, 147 – 156. Brought to you by | Brown University Rockefeller Library Authenticated | 128.148.252.35 Download Date | 6/9/14 2:23 PM

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Le cardinal Bessarion et la constitution de sa collectionde manuscrits grecs – ou comment contribuer à

l’intégration du patrimoine littéraire grec et byzantinen Occident

Brigitte Mondrain

Parler de la collection de manuscrits grecs qu’a constituée le cardinalBessarion et qu’il a léguée en 1468 à la République de Venise, après avoirdans un premier temps envisagé de la transmettre au monastère vénitiende San Giorgio, pourrait paraître une gageure. De fait, bien des recher-ches et bien des études ont déjà été consacrées à cette collection remar-quable qui comprend aujourd’hui 548 livres grecs présents à la BibliotecaNazionale Marciana, sans compter un certain nombre de manuscritsdisséminés dans des bibliothèques d’autres villes et d’autres pays. Il s’agit,au moment où Bessarion meurt, en novembre 1472, de la plus impor-tante bibliothèque de manuscrits grecs en Occident – il n’y a à cette datepas encore d’imprimés grecs, le premier livre imprimé entièrement engrec l’ayant été en 1476. Et même si l’activité mise en œuvre par le papeNicolas V, qui développe la bibliothèque Vaticane jusqu’à sa mort en1455, est également notable, elle ne peut rivaliser avec la réalisation deBessarion qui n’aura pendant longtemps pas d’égal.

Il est vrai que Bessarion a commencé tôt à s’intéresser aux livres. Ill’écrit lui-même dans l’acte de donation de sa bibliothèque, adressé audoge Cristoforo Moro et au sénat vénitien. Cet acte commence ainsi:

Equidem semper a tenera fere puerilique aetate omnem meum laborem,omnem operam, curam studiumque adhibui ut quotcumque possem librosin omni disciplinarum genere compararem; propter quod non modo pla-erosque et puer et adolescens manu mea conscripsi, sed quicquid pecuniolaeseponere interim parca frugalitas potuit, in his coemendis absumpsi […].1

Il ne s’agit certainement pas d’une formulation qui serait seulementrhétorique et le fait de commencer dès sa jeunesse à confectionner des

1 L’acte de donation, adressé à « Illustrissimo atque invictissimo Principi dominoChristophoro Mauro duci et inclyto Venetorum senatui », a été en particulierédité par Labowsky 1979a, 147–156.

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manuscrits ne saurait nous surprendre: l’on peut citer d’autres exemplescomparables de ce goût pour les livres, tel celui d’Antoine Éparque qui vitprès d’un siècle après Bessarion et s’illustre lui aussi à Venise, non pas enformant pour lui-même une collection de manuscrits mais en vendant deslivres de très bonne qualité à des acquéreurs souvent prestigieux; Éparque,né en 1491, écrit vers 1550 dans un manuscrit qu’il en a en fait été lui-même le copiste et qu’il avait effectué cette copie en 1506, et donc alorsqu’il avait 15 ans. Bessarion nous explique de son côté qu’il a copié« plaerosque libros » depuis qu’il était « puer et adolescens » et l’on trouveen effet sa main dans une quarantaine de manuscrits vénitiens, danslesquels il n’est pas seulement annotateur, lecteur mais aussi scribe pourune partie du livre au moins. Mais son écriture a beaucoup évolué au fildes années, comme il est naturel, et n’est pas toujours bien facile àidentifier avec certitude car elle est très proche de celle d’autres copistescontemporains de lui, avec lesquels il a d’ailleurs pu travailler. En réalité,un certain nombre des attributions proposées par le meilleur spécialistedes manuscrits de Bessarion à ce que l’on pourrait penser, Elpidio Mioni,qui a effectué un travail gigantesque en établissant le catalogue des ma-nuscrits grecs de la Marciana, ne sont pas fiables et doivent être contrôléesà nouveaux frais.

1. Le goût de Bessarion pour les livres

Bessarion n’hésite en tout cas pas à copier des textes lui-même. Il n’hésitepas non plus à passer commande de livres. Un exemple situé tôt dans letemps l’illustre bien: le manuscrit Sinaiticus 2124 fait partie de ces livresqui lui ont appartenu, qui figurent dans l’inventaire du munus, de ladonation à Venise mais qui, pour une raison ou une autre, non élucidée,ne se sont pas retrouvés plus tard sur les rayons de la bibliothèque. Unepartie de ce volume copié sur papier, qui correspond aux folios 25 à 167,contient la Politique d’Aristote. Étant donné la formation que Bessarionavait reçue à Constantinople auprès de son maître Jean Chortasménosavant 1431, l’intérêt qu’il peut témoigner pour la philosophie aristotéli-cienne ne saurait surprendre. Mais les précisions que donne le scribe deces folios dans sa souscription, écrite au f. 167v, sont intéressantes : « (lelivre) a été copié à Florence pour le très vénérable métropolite de Nicée,par moi, le diacre Théodoros, nomikos et hypomnematographos de la

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Grande Église ».2 Ce Théodoros, connu pour avoir travaillé égalementpour Francesco Filelfo, devait appartenir à la délégation grecque auconcile de Florence et sa copie réalisée dans cette ville pour le « métro-polite de Nicée », c’est-à-dire Bessarion, nous permet de dater son travailde 1438 ou 1439. Ainsi, pendant le concile, Bessarion n’avait pas seu-lement des préoccupations théologiques, il s’intéressait toujours à laphilosophie et il trouvait là l’occasion, en Occident, de faire copier unmanuscrit grec de la Politique ; ce manuscrit aura une descendance tex-tuelle non négligeable car il représente le premier témoin d’un rameau dela tradition offrant des particularités éditoriales3 auxquelles Bessarion n’estpeut-être pas totalement étranger.

Sa passion pour les livres se trouve renforcée et prend une autresignification, il l’écrit lui-même et cela a souvent été souligné, lorsque seproduit la chute de Constantinople. Il s’agit désormais pour Bessarion derassembler le plus grand nombre de manuscrits, de textes différents afind’assurer la sauvegarde du patrimoine grec et byzantin: les meilleurs livres(« optimos libros »), « cuncta fere sapientium graecorum opera, praeser-tim quae rara erant et inventu difficilia, coegimus ». Le résultat estfrappant dans sa collection de manuscrits grecs: les contenus des volumessont très variés et ils couvrent tous les pans de la littérature grecque etbyzantine, même la plus récente. Cela constitue une différence impor-tante avec les caractéristiques de sa collection de livres latins, que JohnMonfasani a bien soulignées dans son exposé présenté au cours de cecolloque: les livres latins ne comportent pas les productions des huma-nistes de son temps, ni même des humanistes antérieurs, tels que Pétra-rque.

D’autre part, dans l’acte de donation, Bessarion écrit encore qu’il avoulu garantir la conservation de ces volumes après sa mort en un lieu oùils pourraient être consultés « ad communem hominum, tam graecorumquam latinorum, utilitatem », par des Grecs comme par des Latins, d’oùle choix de Venise qui est pour ainsi dire une seconde Byzance.4

2 Harlfinger 1974; Gamillscheg 1989.3 Dreizehnter 1970, XXII–XXIII.4 « Cum enim in civitatem vestram omnes fere totius orbis nationes maxime

confluant, tum praecipue graeci, qui e suis provinciis navigio venientes Venetiisprimum descendunt, ea praeterea vobiscum necessitudine devincti, ut ad vestramappulsi urbem quasi alterum Byzantium introire videantur. » – Labowsky 1979a,147–156.

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2. Les étapes de la constitution de la collection: jusqu’en 1468puis entre 1468 et 1472

L’étude des inventaires du fonds constitué par Bessarion, à commencerpar celui de 1468 puis celui de 1474, établi après la mort du cardinal,peut être conduite assez aisément grâce au travail éditorial de Lotte La-bowsky.5 Le contenu, sommaire, des volumes, ainsi que la nature dusupport (parchemin ou papier) y sont toujours indiqués. Le fait quecertains des manuscrits ne figurent pas dans le premier inventaire maisdans le second suggère qu’ils ont été acquis après la donation initiale de1468. Cette information peut être complétée par l’examen de la marquede possession, que Bessarion a souvent notée dans ses livres; il y précise satitulature et, s’il s’y présente le plus souvent comme « cardinalis Tuscu-lanus (t_m tousjk_m) », une fonction qu’il a occupée entre avril 1449 etle 14 octobre 1468, il apparaît dans près de 60 manuscrits comme« episcopus Sabinensis », titre qu’il a porté du 14 octobre 1468 à sa morten 1472 – dans ce cas, il s’agit de livres acquis par lui après la donation.

Le croisement de ces informations permet d’établir que la plupart desmanuscrits célèbres du lot se trouvaient dans la collection avant 1468mais que certains y entrent plus tard: par exemple le fameux Venetus A del’Iliade (Marcianus gr. 454), qui ne provient pas de la bibliothèque deGiovanni Aurispa, comme on l’a longtemps cru et ainsi que l’a montréAubrey Diller;6 ou aussi le manuscrit d’Hippocrate Marcianusgr. 269. Mais d’où provenaient ces livres? De fait, si l’on peut supposer,pour les manuscrits anciens, que plusieurs ont appartenu de longue date àBessarion, ce n’est manifestement pas le cas de tous. D’autre part, enconfrontant les deux inventaires anciens, on se rend compte de la mise enœuvre d’une véritable politique raisonnée d’acquisition. Le premier in-ventaire, qui avait été établi en 1468 sous la direction de Bessarion, lui apermis d’apprécier que certains domaines de la littérature grecquen’étaient pas suffisamment représentés dans sa collection et devaient êtredéveloppés: parmi ces domaines, il y a la médecine, représentée par 18volumes seulement dans l’inventaire de 1468, soit un nombre qui ap-paraît d’autant plus réduit que la quantité de manuscrits relevant dessciences du quadrivium était elle-même importante – je reviendrai sur cepoint plus bas. Or, dans l’inventaire de 1474, et dans le fonds actuel, ondénombre un peu plus de 30 manuscrits médicaux, dont bien moins de la

5 Labowsky 1979a.6 Diller 1964.

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moitié sont des livres anciens.7 Et si l’on prête attention à la mention« episcopus Sabinensis » notée par Bessarion lui-même dans les livres, ilest possible de noter tout de suite que dix, au moins, des manuscrits demédecine, contenant d’une part Arétée de Cappadoce et Alexandre deTralles8 qui manquaient dans la collection mais offrant d’autre partégalement différents traités de l’œuvre gigantesque de Galien, remontentà cette seconde période de formation de la collection. Certains des vo-lumes sont d’ailleurs explicitement datés, de 1469 ou 1470, et l’on re-trouve les mêmes mains de copistes. Celle de Jean Rhosos en particulier,qui travaille à Rome et dont Bessarion appréciait beaucoup l’écritureélégante; il signe à plusieurs reprises sa copie en précisant aussi la fonctionde son commanditaire Bessarion dans la souscription, comme c’est le casdans le Marcianus gr. 287 achevé le 10 mai 1469 – ce manuscrit est un« liber pretiosissimus et utilimus [sic] »9 aux yeux de Bessarion, il contientde fait le De usu partium, un traité important de Galien; mais on a aussiMichel Apostolis qui est actif dans son scriptorium en Crète10 (et auquelBessarion s’adresse régulièrement pour lui demander de lui trouver destextes précis) et Cosmas de Trébizonde qui copie Alexandre de Tralles en1470 à Messine et qui est le seul à écrire sur papier et non sur parchemin(Marcianus gr. 295).

Les livres confectionnés alors sont en effet des livres de luxe. Onpouvait d’ailleurs noter cet intérêt de Bessarion pour les beaux livres dès1442 ou 1443, moment où il est à Florence et où un autre de ses copistesattitrés, Démétrios Sgouropoulos, écrit pour lui, sur parchemin déjà,l’Historia plantarum et le De causis plantarum de Théophraste (Marcianusgr. 274). Le manuscrit servira à Théodore Gaza pour sa traduction enlatin de l’œuvre de Théophraste en 1453 (ou au plus tard au début del’année 1454) – cette traduction sera ensuite imprimée à Trévise en

7 Les manuscrits médicaux à proprement parler sont compris entre le Marcianusgr. 269 et le Marcianus gr. 298. Jean Irigoin a prêté attention aux manuscrits deGalien que Bessarion a fait copier: Irigoin 1996, 210–213.

8 Ce sont les Marciani gr. 270 pour Arétée de Cappadoce, copié par MichelApostolis (qui n’a pas signé son travail) et 295 pour la Thérapeutique d’Alexandrede Tralles, achevée par Cosmas de Trébizonde en 1470 à Messine (le scribe seplaint de la mauvaise qualité de son modèle).

9 En écrivant utilimus ou utillimus, Bessarion crée un superlatif sur le modèle desimilis.

10 Voir Saffrey 1994.

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1483.11 Mais il vaut la peine de signaler que, au moment où ThéodoreGaza réalise cette traduction qui, tandis que Bessarion la loue,12 seracritiquée par Georges de Trébizonde, il se plaint de la médiocre qualitéphilologique de la copie: « textus mendosus adeo est », écrit-il. De fait,ces copies réalisées pour Bessarion donnent lieu à de beaux livres sur leplan matériel par la matière, le format, la mise en pages et la qualitécalligraphique de l’écriture; mais elles ont souvent été effectuées un peutrop vite par les scribes pour avoir une grande qualité textuelle. Cela est lecas même si le modèle utilisé, qu’il est possible de connaître lorsqu’a étéétudiée l’histoire du texte en question, est quelquefois très intéressant. LeMarcianus gr. 287 de Galien déjà mentionné a ainsi été copié par JeanRhosos à partir d’un manuscrit du XIIe siècle, dû au scribe Ioannikios13

dont les manuscrits avaient été utilisés en Occident depuis longtempspuisque plusieurs avaient été confectionnés pour Burgundio de Pise, maissans qu’on ait encore reconstitué toutes les étapes de leur histoire. Dansles années 1468–1472, parmi les livres de médecine qui enrichissent lacollection de manuscrits grecs de Bessarion, il y a également un volumefameux, le Marcianus gr. 269, le manuscrit M d’Hippocrate qui a étécopié au Xe siècle et qui contient une bonne part de la Collection hip-pocratique. Le cardinal Bessarion a très certainement obtenu ce livreprestigieux par l’intermédiaire de Michel Apostolis, là encore, ce dernierlui fournissant non seulement des manuscrits qu’il a copiés mais égale-

11 Sur ce manuscrit, voir la notice très complète de Paolo Eleuteri dans: Fiaccadori1994, 391.

12 Dans une lettre que Bessarion adresse à Théodore Gaza et éditée par Mohler III1942, 486.

13 Le Marcianus gr. 287 appartenant à Bessarion est un apographe du Laurentianus74.18. Comme l’a souligné Stéphane Berlier dans son doctorat (dactylographié)Histoire du texte du ‘De usu partium’ de Galien. Édition critique du Livre I avectraduction annotée, soutenu en mars 2011 à l’École pratique des Hautes Études,60, ce dernier manuscrit qui est dû à Ioannikios (XIIe siècle) se trouvait donc déjàaccessible en Occident à ce moment: c’est un indice important pour reconstituerl’histoire des manuscrits de Ioannikios avant leur entrée dans la BibliotecaLaurenziana, d’autant plus qu’un autre manuscrit galénique de Bessarion, leMarcianus gr. 281 (écrit non par Jean Rhosos mais par Georges Alexandrousuivant la suggestion de Nigel Wilson), a été élaboré aussi à partir de copies deIoannikios, les Laurentiani 75.5 et 74.5 – sur ce point, voir le développementd’Antoine Pietrobelli dans son doctorat (dactylographié) Histoire du texte, éditioncritique et traduction annotée du livre I du commentaire de Galien au Régime desmaladies aiguës d’Hippocrate, 117 et note 67 (avec mention de Vivian Nutton etde son édition du De praecognitione 1979). Mais cet aspect de l’histoire des livresn’a pas à être développé ici.

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ment des manuscrits qu’il s’est procures;14 car Apostolis écrit à la fin del’année 1467 qu’il a trouvé un manuscrit contenant l’ensemble des œuvresdu médecin grec et qui est difficile à recopier15 – cela aura incité Bes-sarion à acquérir ce volume, qui n’est en réalité pas complet mais dont latable des matières ancienne donne la liste de toutes les œuvres d’Hip-pocrate.

3. Des manuscrits grecs qui ne sont pas acquis dans les nouveauxterritoires ottomans

Les manuscrits grecs du cardinal Bessarion sont donc à la fois de contenustrès divers et d’origines variées mais, qu’ils soient anciens ou copiés ré-cemment, c’est en Occident qu’il les acquiert et non pas dans l’ancienempire byzantin sous emprise ottomane. Il ne semble pas que Bessarionait gardé des contacts avec les Grecs qui sont demeurés à Constantinoplepar exemple. Pourtant, il serait possible de se procurer un grand nombrede manuscrits à Constantinople dans cette période, il suffit de songer àl’activité efficace en ce sens du médecin Démétrios Angelos, qui fut undes élèves de Jean Argyropoulos lorsqu’il professait la philosophie et lamédecine au xenon du Kral avant la chute de la capitale en 1453.16

D’ailleurs un peu plus tard au XVe siècle, Janus Lascaris trouvera unepartie de ses livres dans cet ancien empire byzantin qu’il n’hésite pas àparcourir à la recherche de livres. Pourquoi ne retrouve-t-on pas cettesource d’approvisionnement, qui apparaît naturelle, dans la démarche deBessarion? Très certainement, le cardinal, en faisant le choix de l’Union

14 L’hypothèse avait été formulée par Lotte Labowsky que le Marcianus gr. 269 pûtcorrespondre à l’Hippocrate que Bessarion avait cherché à obtenir de LorenzoValla, comme en témoigne une lettre écrite à ce dernier, très certainement en1450–1451, et conservée par la copie qu’en a faite Morelli au début du XIXe

siècle: « Hippocratem tuum, si adhuc tuus est, aut nobis dones oportet, tan-tundem aut plus muneris a nobis accepturus, aut vendas tanti quanti tibi steterit,aut eius loco alium a nobis librum requiras. Si vero abs te capite diminutus,alienaeque potestatis effectus est, quo pacto illum comparare possimus, ad nosscribas » (Labowsky 1976 et Labowsky 1979, 138–139). Mais dans une noted’addendum à Labowsky 1979, 509–510, L. Labowsky a corrigé son hypothèseet mis ce manuscrit en relation avec le Vaticanus gr. 276, dont Bessarion a en faitpu profiter plus tard grâce à un prêt de longue durée – voir Irigoin 2003,237–238.

15 Noiret 1889, 96–97 (lettre LXXVI).16 Mondrain 2000 et 2010.

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des Églises de la manière la plus complète qui soit, c’est-à-dire en passanttotalement du côté de l’Église latine, s’est coupé de façon irréductible deses anciens compatriotes qui, eux, ont fait le choix inverse. Ses corre-spondants, ses interlocuteurs grecs sont ceux qui ont fait eux aussi le sautdu côté de l’ouest, même s’ils restent, comme Michel Apostolis, dansd’anciennes terres grecques, telles la Crète devenue vénitienne depuislongtemps. En somme, Bessarion recourt certes à des intermédiaires grecs,à des compatriotes pour se procurer des livres mais sa démarche ne diffèrepas de celle qu’adopteraient des Occidentaux se constituant une collectionde manuscrits grecs; il n’a pas de relais dans ce qui est désormais l’empireottoman, alors qu’une vie intellectuelle grecque continue de s’y pour-suivre, au moins dans de grands centres comme Constantinople, même sile poids de l’humanisme de la Renaissance tend trop à nous le faireoublier. Le cardinal Bessarion a néanmoins un avantage par rapport à descollectionneurs occidentaux: sa parfaite connaissance de la littératuregrecque dans toutes ses dimensions.

4. Les manuscrits scientifiques du cardinal Bessarion

Je viens de mentionner le manuscrit d’Hippocrate le plus ancien et le plusimportant qui nous ait été conservé et qui a été acquis par le cardinalBessarion après 1468, alors qu’auparavant il disposait seulement desAphorismes dans sa Bibliothèque. Pour un certain nombre des autresmanuscrits remarquables de sa collection, il est vraisemblable qu’il lesavait acquis avant la chute de Constantinople. En tout cas, il est souventdifficile de déterminer précisément quand et dans quel contexte il a faitl’acquisition des manuscrits qui sont les fleurons de la bibliothèque, dansles domaines de la littérature les plus diversifiés: qu’il s’agisse du ma-nuscrit des Deipnosophistes d’Athénée, le Marcianus gr. 447, copié au IXe

siècle par un des scribes qui ont travaillé pour Aréthas de Césarée, Jean leCalligraphe, ou qu’il s’agisse du témoin important d’Aristophane, leMarcianus gr. 474, ou bien du manuscrit unique des alchimistes, re-montant au Xe siècle, le Marcianus gr. 299, du manuscrit de l’Organond’Aristote copié par Ephrem en 954, le Marcianus gr. 201, des deuxtémoins essentiels de la Bibliothèque de Photius,Marcianus gr. 450 et 451,ou encore du Commentaire à l’Odyssée d’Eustathe de Thessalonique, dontil attribue lui-même la copie à son auteur dans une note au début dulivre, le Marcianus gr. 460 – cette note est reproduite dans l’inventaire de1468 (n8 447): « manu ipsius Eustathi scripta »; peut-être peut-on avoir

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des doutes sur la validité de cette attribution précise à Eustathe mais l’on adu moins également un exemplaire très important de la Souda, le lexiquedu Xe siècle, dû à la même main dans le Marcianus gr. 448; je pourraisévoquer aussi, par exemple, l’anthologie autographe des épigrammes dePlanude, copiée à la fin du XIIIe siècle par son auteur dans le Marcianusgr. 481. Le nombre d’exemples que l’on pourrait citer est véritablementimpressionnant.

Pour la plupart de ces livres, on ne sait pas avec certitude commentBessarion les a obtenus, surtout lorsqu’ils n’ont pas eu une descendancequi permette de restituer les jalons de l’histoire des textes. Mais il est undomaine où, me semble-t-il, l’on doit pouvoir reconstruire une partie desfaits. Si la collection de Bessarion n’était pas très riche en manuscritsmédicaux, on l’a noté, elle est en revanche fort bien pourvue en ma-nuscrits scientifiques relevant des sciences du quadrivium, en particulierl’astronomie et la géométrie. Là aussi, examiner les manuscrits en lesreplaçant dans l’histoire des textes qu’ils contiennent et en prêtant at-tention aux mains des scribes qui les ont copiés peut aider à reconstituerl’histoire des livres.

La formation intellectuelle de Bessarion est en effet imprégnée par laphilosophie, ce qui est bien connu, mais également par l’étude dessciences.17 Son maître à Constantinople, Jean Chortasménos,18 qui futaussi professeur de Georges Scholarios, s’intéressait beaucoup à la logiquearistotélicienne mais il s’attachait aussi à l’astronomie, domaine dans le-quel il a copié des livres et a aussi écrit des travaux personnels, comme à lagéométrie qu’il avait étudiée à l’instigation du patriarche, dans les années1399–1400, auprès de Michel Balsamon qui était grand chartophylax.19

Bessarion a sans doute pu acquérir, voire copier, au cours de cette périodeconstantinopolitaine un certain nombre de manuscrits scientifiques. Ilsuffit d’ailleurs de se rappeler que, dans une lettre qu’il écrit de Ferrare en

17 Antonio Rigo présente une très bonne synthèse de son parcours et de ses études ettravaux en astronomie – Rigo 1994.

18 Sur ce savant et son activité de copiste en particulier, nombre de travaux ontapprofondi nos connaissances mais l’ouvrage d’Herbert Hunger, paru en 1969,demeure néanmoins l’étude de référence – mais il faut corriger la date de sa mortqui est survenue en 1431, comme l’a montré Peter Schreiner.

19 La main de Michel Balsamon est désormais identifiée. Chortasménos lui rend unhommage vibrant dans un manuscrit des Éléments d’Euclide qui est en fait unecopie due à ce maître, le Mutinensis a. T. 8. 21 (gr. 142). Or on la trouve aussidans le Marcianus gr. 155 (ff. 35v-98v) de la bibliothèque de Bessarion – voirMondrain 2006, 380–382.

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mars 1438,20 Ambrogio Traversari évoque avec envie la masse de livres(« magnam molem ») que possède Bessarion et qu’il a laissés en Grèce, àModon; mais le métropolite de Nicée, nous dit-il, en a quelques-uns aveclui, d’autres auteurs scientifiques en particulier, parmi lesquels un ma-nuscrit contenant Euclide et Ptolémée et copié par lui (qui correspond auMarcianus gr. 302).

5. Jean Chortasménos et les manuscrits d’Isaac Argyrosdans la collection

Si l’on examine les divers manuscrits scientifiques dans le fonds de laBiblioteca Marciana, l’on constate que, dans plusieurs d’entre eux, in-tervient une même main du milieu du XIVe siècle, que j’ai pu récemmentidentifier comme étant celle d’un érudit et scribe qui est important maisméconnu, Isaac Argyros, présenté en règle générale en tant que discipledu célèbre Nicéphore Grégoras. Attribuer une identité au scribe anonymede ces manuscrits était rendu possible par le fait que l’on dispose de lacopie autographe de certains de ses ouvrages, ainsi que l’attestent lesretouches qu’il a opérées dans le texte: l’on dispose, par exemple, d’unbrouillon d’écrivain dans le Marcianus gr. 323 pour la Pragmateia sur lestables nouvelles et son traité sur la construction de l’astrolabe, comme l’ona dans un manuscrit de la Bibliothèque Vaticane, le Vaticanus gr. 176, unescholie qu’il signe swok¸om Qsaaj lomawoO et qui concerne la Géographiede Ptolémée; on a également dans deux autres volumes de la mêmebibliothèque des interventions de sa main comme copiste de ses troispropres opuscules théologiques et comme correcteur, les Vaticani gr. 1102et 1096. Dans la collection provenant du cardinal Bessarion, son écriturese retrouve dans d’autres manuscrits scientifiques: Marciani gr. 308(Cléomède) et 310 (Almageste de Ptolémée avec les commentaires).21

Mais l’on trouve également la main d’Isaac Argyros, qui a pris partaux violentes controverses religieuses du XIVe siècle byzantin en étantantipalamite, dans des manuscrits de contenu théologique qui ont ap-partenu à Bessarion: ainsi il est intervenu dans le Marcianus gr. 162, quirenferme des œuvres dogmatiques, ou dans le Marcianus gr. 155, où il

20 Cette lettre est étudiée par Mioni 1994.21 Dans le Marcianus gr. 310, seuls les 261 premiers folios sont dus à Isaac Argyros.

Elpidio Mioni attribue dans son catalogue à Bessarion la fin du manuscrit avec lecommentaire du livre III de l’Almageste dû à Nicolas Cabasilas (24 folios).

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copie un traité de Prochore Cydonès. Ce dernier manuscrit contientessentiellement une bonne part des lettres d’un autre adversaire de Pa-lamas, Grégoire Akindynos: elles sont avant tout copiées par le scribeanonyme que l’on peut identifier comme le professeur en géométrie deJean Chortasménos, Michel Balsamon. Or Chortasménos intervient luiaussi dans ce manuscrit Marcianus gr. 155 au f. 40v pour écrire une noted’humeur en marge d’une page. Si bien que le trajet de ce livre, depuis sacomposition dans l’entourage d’Argyros jusqu’à la collection de Bessa-rion, passe par l’érudit Chortasménos.

La reconstitution possible de l’histoire de ce manuscrit incite à sedemander si ce n’est pas aussi par l’intermédiaire de Chortasménos, dontBessarion a été très proche (au point que son écriture ressemble fortementà celle de Chortasménos à un moment de sa carrière), que les autresmanuscrits – scientifiques cette fois –, qui sont passés entre les mainsd’Argyros seraient finalement entrés dans la bibliothèque du cardinal.Parmi ces livres copiés par Isaac Argyros, il y en avait d’ailleurs un quisemble aujourd’hui perdu, et qui contenait en particulier les Élémentsd’Euclide; c’est le numéro 246 dans l’inventaire de la collection en 1468,pour lequel la fin de la notice dans le troisième inventaire de la collection,établi en 1524, précise explicitement, avant la mention du support del’écriture ‘in papiro’: « Isaac monachi manu propria scriptus ». Mais lelivre est absent de l’inventaire suivant en 1543. Or l’on peut retrouver satrace à la faveur d’une controverse qu’il a suscitée dans les années 1570entre Johannes Sambucus, qui le possédait alors, et Cunradus Dasypodius(Konrad Rauchfuss), professeur de mathématique à Strasbourg, qui l’avaitemprunté pour effectuer une édition avec traduction latine des Éléments,ainsi que des commentaires contenus dans le livre, et ne restitua jamais levolume.22 Dasypodius ne fit pas non plus l’édition mais, en 1579, ilpublia en latin des Isaaci Monachi Scholia in Euclidis elementorum ge-ometriae sex priores libros. Dans une lettre adressée en 1567 à PetrusVictorius, Sambucus avait lui-même évoqué le fait que ce manuscritprovenait de la collection de Bessarion qui était donc bien riche en livresd’Argyros.

22 Labowsky 1979b reconstruit les étapes de cette histoire.

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6. Georges Gémiste Pléthon, maître de Bessarionaprès Chortasménos

Après ses études à Constantinople auprès de Jean Chortasménos quimourut alors, Bessarion se rend à Mistra. Son maître à partir de 1431 estGeorges Gémiste Pléthon qui, bien entendu, s’attachait lui aussi à laphilosophie mais enseignait également dans d’autres domaines et enparticulier l’étude des sciences. Il convient d’examiner ce que nous con-naissons de la production manuscrite de Pléthon:23 les principaux té-moignages autographes de son activité érudite sont conservés dans lacollection de Bessarion, ce sont les Marciani gr. 379, 406, 517, et lecardinal se plaît à souligner qu’il dispose de manuscrits autographes. Ceslivres nous offrent non seulement des recueils d’extraits agencés parPléthon, comme c’est le cas pour l’œuvre de Strabon, mais également leDe Platonicae atque Aristotelicae philosophiae differentiis, et le ContraScholarii defensionem pro Aristotele objectiones (Marcianus gr. 517). C’estévidemment Bessarion qui a dû les acquérir lui-même auprès de sonmaître.

D’un autre côté, le Manuel d’astronomie composé par Pléthon en143324 mérite qu’on s’y arrête un peu. Il est transmis par deux témoinsseulement. L’un est le Sinaiticus 2124, manuscrit évoqué plus haut àpropos de la Politique d’Aristote, le traité copié pour Bessarion à Florenceen 1438–1439 par un certain Théodore. Dans les 24 premiers folios duvolume, le livre contient donc de plus le traité d’astronomie de Pléthon;la copie est le fait d’un scribe que Mioni propose d’identifier commeBessarion lui-même. Anne Tihon n’a pas adopté cette identification, etelle l’a refusée avec raison, même si l’écriture est voisine de celle ducardinal; elle a reconnu la main du même copiste dans une partie duMarcianus gr. 333. Mais Bessarion, sans être copiste de l’ouvrage, estnéanmoins intervenu dans le Sinaiticus en dessinant, au f. 8, des tablesastronomiques accompagnées de commentaires datés des années1446–1447. Il faut mettre cette intervention dans le Sinaiticus en rela-tion avec la lettre que le cardinal adresse à Pléthon à cette époque de

23 Il suffit de mentionner en passant, puisque le colloque qui nous réunit se tient àMunich, une brève intervention de Pléthon dans un manuscrit plus anciencontenant Plutarque et Démosthène et conservé à la Bayerische Staatsbibliothek(Monacensis gr. 85).

24 Ce traité a été édité il y a une dizaine d’années par Anne Tihon et RaymondMercier (1998) et la tradition manuscrite analysée soigneusement, 14–22.

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1446–1447, en lui demandant des explications sur certains points qu’ilne comprend pas:25 « Sache que je n’arrive pas à me servir de ton manueld’astronomie ». Cela nous prouve que dans ces années-là, Bessarion prendencore le temps de lire des ouvrages d’astronomie. D’ailleurs, on aura plustard d’autres témoignages de son intérêt constant pour cette discipline,par exemple lorsqu’il étudie avec Johannes Regiomontanus qu’il ramèneavec lui de Vienne (où il avait séjourné en 1460–1461 en tant que légatpapal) après la mort du maître de celui-ci qui était son ami, GeorgPeuerbach; Regiomontanus poursuit alors en Italie de 1461 à1465 l’Epitome de l’Almageste, qu’avait entrepris Peuerbach à la demandede Bessarion. Ou lorsqu’en 1470, il suggère au pape une réforme ducalcul de la date de Pâques.26

Le second témoin du Manuel de Pléthon est le Vindobonensis Phil.gr. 140, dû à un copiste anonyme qu’il est possible d’identifier commeDémétrios Trivolis.27 Or Démétrios Trivolis, qui a lui-même étudié àMistra auprès de Pléthon dans les années postérieures à celles où Bessa-rion se trouvait dans le Péloponnèse, a ensuite eu un parcours complexemais il a également travaillé pour Bessarion à plusieurs reprises.

Conclusion: Démétrios Trivolis et une précision nouvellesur la carrière romaine de Bessarion

Je voudrais d’ailleurs profiter de la mention de son nom à propos de cesecond témoin du Manuel d’Astronomie, qui a été peut-être reproduit àl’instigation de Bessarion car c’est un apographe du Sinaiticus, pour attirerl’attention sur une information que donne Trivolis dans un autre ma-nuscrit copié par lui. Démétrios Trivolis est certes un scribe mais il estégalement un érudit et il copie des manuscrits pour son usage personnel.C’est ainsi qu’il rédige une longue souscription dans un manuscrit del’Odyssée qu’il a réalisé pour lui-même en 1468–1469 et qui est conservéà la bibliothèque Jagellone à Cracovie (manuscrit 543).28 Il a effectué le

25 La lettre, en grec, adressée par Bessarion à Pléthon a été éditée par Mohler III1942, 463–465.

26 Ces épisodes sont analysés par Rigo 1994.27 Après avoir identifié le scribe, j’ai pris connaissance de la brève notice d’Ernst

Gamillscheg concernant ce manuscrit dans un catalogue d’exposition – Ga-millscheg 2010, 294.

28 Une description précise du manuscrit et de sa place dans la tradition des scholiesà l’Odyssée est donnée par Pontani 2005, 415–420.

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travail à Rome, écrit-il, sous le pontificat de Paul II et, ajoute-t-il, « ja·pqodqe¼omtor toO hqºmou t_m jaqdim²keym toO aQdesilyt²tou jaq-dim²keyr bgssaq¸ymor, 6kkgmor t¹ c´mor, tµm !n¸am29 1pisjºpou sab¸mgrja· patqi²qwou jymstamtimoupºkeyr », ce qui signifie que Bessarion estalors « à la tête du collège des cardinaux », en quelque sorte le « doyen »des cardinaux. C’est là une fonction de Bessarion qui n’est pas explici-tement signalée dans la littérature: elle paraît vraisemblable dans la me-sure où le cardinal a été « papabile », en particulier en 1471, après la mortde Paul II le 26 juillet de cette année-là, mais il l’avait déjà été auparavant.Et sans doute faut-il mettre cette notation en relation avec les propos deNiccolò Capranica, lorsqu’il prononce devant Sixte IV le 3 décembre1472 l’oraison funèbre de Bessarion dans la Basilique des Douze Apôtresà Rome: « […] Exstinctus est Constantinopolitanus patriarcha, Sabinusepiscopus, sacri senatus tui atque collegii princeps. »30 Il s’agit alors d’uneinformation insuffisamment prise en compte jusqu’à présent sur la car-rière ecclésiastique qu’a effectuée Bessarion dans l’église romaine.

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29 La mention tµm !n¸am a été ajoutée dans un second temps, ainsi que le signaleFilippomaria Pontani.

30 Capranica, 1942, 404; pour la position de Bessarion dans le collège des cardi-naux, cf. D. Henderson, ci-dessus, 103.

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