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18 | La Lettre du Rhumatologue • N o 415 - octobre 2015 MISE AU POINT Insuffisance rénale terminale et manifestations articulaires et périarticulaires End-stage renal failure and articular and periarticular manifestations R.M. Javier* * Service de rhumatologie, CHU de Strasbourg. L’ insuffisance rénale chronique est actuellement en augmentation. Si l’épuration extrarénale supplée en partie la défaillance rénale, elle a permis l’émergence de douleurs ostéoarticulaires dues principalement à des dépôts (amylose β2-micro- globulinique et apatite). Les douleurs ostéoarticulaires chroniques modérées à sévères (échelle visuelle analogique [EVA] moyenne à 5,59/10) sont la source principale d’une nette altération de la qualité de vie avec handicap (1). La prévalence de ces arthralgies, estimée à environ 50 % des patients (45 à 70 %, selon les études, en fonction de la méthode de recueil des données), aug- mente avec la durée d’hémodialyse : elles touchent 25 % des patients dialysés depuis moins de 4 ans, 50 % des patients ayant entre 4 et 7 ans de dialyse, 70 % entre 7 et 10 ans, et 90 % après 10 ans d’épu- ration extrarénale. L’âge du patient au début de l’épuration extrarénale est corrélé à l’incidence de ces complications articulaires. Malgré cette sévérité et le handicap pour les actes de la vie courante, 35 % des patients ne reçoivent aucun traitement spécifique pour ces douleurs et 75 % des patients traités estiment que leur traitement est inadapté. Arthropathies destructrices Arthropathies destructrices par dépôts β2-microglobuliniques La β2-microglobuline, chaîne β légère des molé- cules HLA de classe I, est filtrée à plus de 95 % par le glomérule. Sa concentration sérique augmente avec la sévérité de l’insuffisance rénale, la dialyse n’épurant qu’insuffisamment la β2-microglobuline. La β2-microglobuline en excès forme des fibrilles amyloïdes se déposant dans l’os et l’articulation (cartilage, membrane synoviale et ligaments) du fait de son affinité pour le collagène, surtout de type 1, avec un effet favorisant de facteurs généraux (une intoxication aluminique, un âge avancé à l’entrée dans la dialyse, une augmentation de la synthèse de β2-microglobuline induite par une augmentation des cytokines pro-inflammatoires lors de la procédure de dialyse, une hyperferritinémie) et de facteurs locaux (un pH acide, des microtraumatismes, des frictions répétées, la présence de glycosaminoglycanes). Ces dépôts sont très précoces, avec une prévalence crois- sante en fonction de la durée d’hémodialyse allant de 21 % dans les 2 premières années de dialyse à 100 % chez des patients hémodialysés depuis plus de 13 ans. La coexistence de certains signes cliniques avec la mise en évidence radiologique de géodes intraosseuses de grande taille permet le diagnostic, à confirmer histologiquement si possible. Les biopsies habituellement réalisées sur site extrasquelettique (glandes salivaires accessoires, graisse abdominale, rectum) pour le diagnostic positif des autres amy- loses ne permettent pas le diagnostic de l’amylose β2-microglobulinique (2, 3). Atteintes périphériques L’atteinte articulaire est souvent plurifocale, tou- chant précocement et plus fréquemment les épaules puis, par ordre décroissant, les mains, les poignets, les genoux et les hanches, avec des douleurs en général bilatérales, symétriques, majorées par l’activité et la mise en charge. À l’épaule, ces dou- leurs parfois intenses sont majorées par la position de décubitus, la nuit, et pendant les séances de dialyse. À l’examen, un gonflement articulaire peut être présent. Aux mains, des arthralgies inflamma- toires avec raideur et pannus sont rapportées. Aux articulations coxofémorales, l’extension progressive des géodes cervicocéphaliques peut entraîner une fragilisation osseuse et une fracture pathologique du col fémoral.

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18 | La Lettre du Rhumatologue • No 415 - octobre 2015

MISE AU POINT

Insuffisance rénale terminale et manifestations articulaires et périarticulairesEnd-stage renal failure and articular and periarticular manifestations

R.M. Javier*

* Service de rhumatologie, CHU de Strasbourg.

L’insuffisance rénale chronique est actuellement en augmentation. Si l’épuration extrarénale supplée en partie la défaillance rénale, elle a

permis l’émergence de douleurs ostéo articulaires dues principalement à des dépôts (amylose β2-micro-globulinique et apatite).Les douleurs ostéoarticulaires chroniques modérées à sévères (échelle visuelle analogique [EVA] moyenne à 5,59/10) sont la source principale d’une nette altération de la qualité de vie avec handicap (1). La prévalence de ces arthralgies, estimée à environ 50 % des patients (45 à 70 %, selon les études, en fonction de la méthode de recueil des données), aug-mente avec la durée d’hémodialyse : elles touchent 25 % des patients dialysés depuis moins de 4 ans, 50 % des patients ayant entre 4 et 7 ans de dialyse, 70 % entre 7 et 10 ans, et 90 % après 10 ans d’épu-ration extrarénale. L’âge du patient au début de l’épuration extrarénale est corrélé à l’incidence de ces complications articulaires. Malgré cette sévérité et le handicap pour les actes de la vie courante, 35 % des patients ne reçoivent aucun traitement spécifique pour ces douleurs et 75 % des patients traités estiment que leur traitement est inadapté.

Arthropathies destructrices

Arthropathies destructrices par dépôts β2-microglobuliniques

La β2-microglobuline, chaîne β légère des molé-cules HLA de classe I, est filtrée à plus de 95 % par le glomérule. Sa concentration sérique augmente avec la sévérité de l’insuffisance rénale, la dialyse n’épurant qu’insuffisamment la β2- microglobuline. La β2- microglobuline en excès forme des fibrilles amyloïdes se déposant dans l’os et l’articulation (cartilage, membrane synoviale et ligaments) du fait

de son affinité pour le collagène, surtout de type 1, avec un effet favorisant de facteurs généraux (une intoxication aluminique, un âge avancé à l’entrée dans la dialyse, une augmentation de la synthèse de β2-microglobuline induite par une augmentation des cytokines pro-inflammatoires lors de la procédure de dialyse, une hyperferritinémie) et de facteurs locaux (un pH acide, des microtraumatismes, des frictions répétées, la présence de glycosaminoglycanes). Ces dépôts sont très précoces, avec une prévalence crois-sante en fonction de la durée d’hémodialyse allant de 21 % dans les 2 premières années de dialyse à 100 % chez des patients hémodialysés depuis plus de 13 ans. La coexistence de certains signes cliniques avec la mise en évidence radiologique de géodes intraosseuses de grande taille permet le diagnostic, à confirmer histologiquement si possible. Les biopsies habituellement réalisées sur site extra squelettique (glandes salivaires accessoires, graisse abdominale, rectum) pour le diagnostic positif des autres amy-loses ne permettent pas le diagnostic de l’amylose β2-microglobulinique (2, 3).

◆ Atteintes périphériquesL’atteinte articulaire est souvent plurifocale, tou-chant précocement et plus fréquemment les épaules puis, par ordre décroissant, les mains, les poignets, les genoux et les hanches, avec des douleurs en général bilatérales, symétriques, majorées par l’activité et la mise en charge. À l’épaule, ces dou-leurs parfois intenses sont majorées par la position de décubitus, la nuit, et pendant les séances de dialyse. À l’examen, un gonflement articulaire peut être présent. Aux mains, des arthralgies inflamma-toires avec raideur et pannus sont rapportées. Aux articulations coxofémorales, l’extension progressive des géodes cervicocéphaliques peut entraîner une fragilisation osseuse et une fracture pathologique du col fémoral.

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MISE AU POINTRésumé

Figure 1. IRM, coupe sagittale du rachis cervical en T1 : pannus périodontoïdien sans signe de compression médullaire.

Les complications ostéoarticulaires liées à l’insuffisance rénale chronique terminale sont à l’origine d’une modification de la qualité de vie influant sur les différents aspects de la vie quotidienne. Celles liées à des dépôts prédominent. L’amylose β2-microglobulinique associe un canal carpien bilatéral récidivant, des spondylarthropathies destructrices et des arthropathies destructrices des grosses articulations, sans pincement de l’interligne, mais avec de volumineuses géodes osseuses juxta-articulaires. Les dépôts péri-articulaires de cristaux de phosphate de calcium, ou apatite, sont souvent observés radiologiquement. La forme massive, calcinose pseudotumorale, occasionne les principales complications liées au volume de la tumeur ou à des phénomènes inflammatoires locaux. Les possibilités thérapeutiques sont restreintes, et la prévention est à privilégier (limitation de la durée d’insuffisance rénale terminale par une transplan-tation rénale, lorsqu’elle est possible).

Mots-clésInsuffisance rénale

Hémodialyse

Arthralgies

Amylose β2-microglobulinique

Calcinose pseudo-tumorale

SummaryThe osteoarticular complica-tions related to end-stage kidney disease are the cause of a modification of the quality of life affecting all aspects of daily life. Those related to deposits predominate. β2-microglobulin amyloidosis combines a recur-rent bilateral carpal tunnel syndrome, a specific destruc-tive spondylarthropathy and destructive arthropathies of large joints without joint space narrowing but with voluminous juxta-articular bone geodes. Periarticular deposits of calcium phosphate or apatite crystals are often observed at X-ray. The massive form, pseudo-tumoral calcinosis, causes major compli-cations due to large tumoral volume or local inflammatory phenomena. Therapeutic possi-bilities are limited and preven-tion is preferable (limitation of the duration of end-stage renal disease by kidney transplanta-tion, when possible).

Keywords Renal failure

Dialysis

Arthralgia

Dialysis related amyloidosis

Tumoral calcinosis

Les radiographies peuvent être normales, même en présence de douleurs sévères, en raison du décalage entre les dépôts histologiques et l’apparition des conséquences radiologiques à type de tuméfaction des parties molles périarticulaires, d’érosions ou d’encoches marginales et de géodes expansives dans les zones de réflexion de la synoviale. Ces géodes sont bien limitées, cerclées, homogènes, le plus souvent bilatérales, communiquant avec la cavité articulaire. Le pincement de l’interligne apparaît secondairement. Aux poignets, des géodes et des érosions apparaissent dans les os du carpe (en parti-culier au grand os, à l’os crochu et au scaphoïde), avec une augmentation progressive du nombre et de la taille de ces géodes pouvant parfois occuper la totalité d’un os intracarpien. Ces géodes sont parfois ouvertes dans l’interligne articulaire, créant une “carpite amyloïdienne”. À l’épaule, l’échographie permet de noter l’épaississement capsulosynovial et celui des structures tendineuses de la coiffe avec une valeur pronostique. L’IRM confirme l’épaississement de la coiffe des rotateurs et révèle des signes de synovite glénohumérale et de bursite sous- acromio-deltoïdienne. La chirurgie permet souvent une amélioration clinique pour les grosses articulations. À l’épaule, si la chirurgie à ciel ouvert permet un curetage simple ou avec un greffon osseux et parfois une réparation de la coiffe des rotateurs, la résection endoscopique du ligament coracoacromial sous anesthésie locale soulage les douleurs intenses. Au genou, les greffons osseux et les arthroplasties se consolident habituel-lement, mais il faut noter les récidives après syno-vectomie. À la hanche, les greffons osseux réalisés de façon préventive avant fracture permettent de bons résultats, mais il faut souligner la fréquence des descellements aseptiques après arthroplastie avec dépôts amyloïdiens périprothétiques.

◆ Atteintes axiales ou “spondylarthropathies destructrices des hémodialysés” La fréquence des spondylarthropathies varie selon les études (estimée à 16,9 % chez 787 patients dialysés examinés de façon systématique), augmentant avec l’âge et la durée de survie en épuration extrarénale. Sa distribution est proche de celle des discopathies dégénératives ; la colonne cervicale inférieure (C4-C5,

C5-C6 et C6-C7) est touchée préférentiellement. Les lésions sont fréquemment multiples et associées à une arthropathie destructrice périphérique.Ces spondylarthropathies sont le plus souvent asympto matiques, avec des douleurs rachidiennes ou des signes d’irritation neurologique à type de radiculopathie, voire de compression médullaire chez environ 16 % des patients. Le pincement discal est rapide et important, avec des érosions prononcées faisant suspecter une spondylodiscite. Un spondylo-listhésis instable peut le compliquer. En tomodensi-tométrie, de nombreuses petites érosions finement cerclées des plateaux vertébraux sans rupture cor-ticale sont visibles avec, parfois, une atteinte de l’arc postérieur, mais sans image d’abcès. En IRM, le signal des plateaux et du disque reste bas en image pondérée T1 et T2, et il est possible de visualiser des dépôts d’amylose associés ou isolés dans l’espace épidural ou les ligaments jaunes (figure 1). C’est la conjonction des signes cliniques et iconographiques qui permet d’éliminer une cause infectieuse chez ces patients à haut risque d’infection en raison des abords vasculaires très fréquents (tableau, p. 20).

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MISE AU POINTInsuffisance rénale terminale et manifestations articulaires et périarticulaires

Lorsque ces spondylarthropathies sont asymptoma-tiques, seule une surveillance clinique et radiologique est nécessaire. Une chirurgie est parfois indispen-sable pour corriger l’instabilité disco vertébrale symptomatique, avec des résultats satisfaisants à court et long termes, mais les risques vitaux sont importants chez ces patients très affaiblis ayant de nombreuses pathologies vasculaires associées à l’insuffisance rénale (4).

◆ Autres manifestations liées aux dépôts β2-microglobuliniquesSyndromes canalaires Ces dépôts tendineux ou para-articulaires favorisent les syndromes canalaires par compression nerveuse extrinsèque (canal carpien, poignet, coude, ou en talocalcanéen). La compression la plus fréquente est celle du nerf médian au poignet avec des fré-quences variables selon les études, les durées et les techniques de dialyse. Elle est volontiers bilatérale, prédominant du côté de la fistule. Il n’y a pas de prédominance chez la femme et la récidive est fréquente après chirurgie. Les gestes infiltratifs ne sont pas recommandés (risque important de compli-cation septique et d’hémorragie chez ces patients dialysés et traités par héparine de bas poids molécu-laire pendant les séances). La décompression à ciel ouvert avec synovectomie (et analyse histologique) est recommandée pour une récupération plus rapide de la force de préhension et moins de récidives.

Atteintes tendineusesAux mains, des ténosynovites chroniques des fléchis-seurs avec douleurs et impossibilité d’extension complète des doigts sont particulièrement fréquentes et s'accompagnent d'une gêne avec ou sans doigt à

ressaut dans 21,5 % des cas, et parfois une rupture tendineuse spontanée. La limitation de la flexion active des doigts apparaît plus précocement que les phénomènes de ressaut. La prise en charge est difficile, et lorsqu’une intervention est réalisée, les tendons sont indurés, fibreux, épaissis, avec, à leur surface, des granulations amyloïdes grisâtres. La libé-ration chirurgicale à la carte paraît préférable aux infiltrations de glucocorticoïdes.

◆ Traitement médical de l’ostéoarthropathie β2-microglobulinique amyloïdienneDepuis une quinzaine d’années, la modification des techniques de dialyse (membranes de dialyse de plus en plus biocompatibles, utilisation d’un dialysat ultrapur et d’une eau stérile et apyrogène) a permis une nette diminution de cette compli-cation. Le traitement médical est symptomatique. De la doxy cycline a été récemment testée dans une courte série. Certains proposent une corticothérapie à très petites doses (0,1 mg/kg/j de prednisone) jusqu’à l’amélioration clinique, avec arrêt rapide afin de ne pas augmenter le risque vasculaire de ces patients. La transplantation rénale prévient les nouveaux dépôts de l’amylose β2-microglobulinique, permettant une amélioration clinique nette tant sur la douleur articulaire que sur la raideur, avec une stabilité du nombre et de la taille des érosions. Cependant, des arthropathies destructrices peuvent s’aggraver avec persistance de dépôts β2-micro globuliniques chez des patients 10 ans après une greffe rénale réussie (5, 6).

Arthropathies destructrices non liées à des dépôts β2-microglobuliniques

D’autres types d’arthropathies destructrices ont été décrits, en particulier aux mains et à leurs petites articulations. Deux tableaux clinicoradiologiques sont à distinguer :

➤ des arthropathies le plus souvent asympto-matiques, avec érosions juxta-articulaires mais sans pincement articulaire, ont été rapportées à l’hyper para thyroïdie secondaire ou à des dépôts périarticulaires d’apatite ;

➤ des arthropathies bilatérales et asymétriques, associant un pincement de l’interligne et des éro-sions ou une lyse de l’os sous-chondral et occa-sionnant des douleurs articulaires intermittentes, plutôt inflammatoires, mais aussi une instabilité des interphalangiennes distales ou proximales ont été décrites aux mains avec une prédilection pour la première métacarpophalangienne et les articulations

Tableau. Éléments différenciant les spondylarthropathies destructrices des hémodialysés d’une spondylodiscite infectieuse.

Spondylodiscite infectieuse Spondylarthropathie destructrice

Clinique Symptomatique ++ Rarement symptomatique ou signes neurologiques

Radiographie Atteinte d’un seul niveau Atteinte de plusieurs niveaux avec instabilité fréquente

Tomodensitométrie • Lyse corticale du plateau vertébral• Possible abcès

• Nombreuses petites érosions des plateaux

• Absence d’abcès

Scintigraphie Hyperfixation intense Hyperfixation rare

IRM • Hyposignal discal (et des plateaux adjacents) T1 avec rehaussement par le gadolinium et hypersignal T2

• Abcès possible

• Hyposignal discal (et des plateaux adjacents) en T1 et en T2

• Absence d’abcès

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La Lettre du Rhumatologue • No 415 - octobre 2015 | 23

MISE AU POINT

Figure 2. Coupe tomodensitométrique transversale du col fémoral gauche : volumineuse calcification pseudotumorale.

interphalangiennes distales. La physiopathologie de ces arthropathies érosives reste mal connue (absence de dépôt amyloïdien ou de dépôt micro-cristallin, y compris en microscopie électronique).

Arthropathies microcristallinesArthropathies à dépôts d’apatite

◆ Fréquence et localisations préférentiellesDes dépôts périarticulaires de cristaux de phosphate de calcium, ou apatite, sont observés radiologique-ment chez 7,5 à 44 % des patients dialysés. La forme massive, ou calcinose pseudotumorale (de 0,5 à 1,2 % des patients dialysés), occasionne les principales complications. Ces calcinoses pseudo tumorales appa-raissent après un délai moyen de 5 ans de dialyse. Ces dépôts sont essentiellement périarticulaires, touchant le plus souvent les faces d’extension, de frottement des grosses articulations, en particulier les épaules puis, par fréquence décroissante, les hanches, le coude, le genou et la main. Il existe aussi des localisations atypiques comme la paroi thoracique, l’omoplate, le creux sus- claviculaire et le rachis cervical (avec com-pression médullaire). Ces calcinoses pseudotumorales sont multiples dans 2/3 des cas (7, 8).

◆ CliniqueLa calcinose pseudotumorale peut être asymptoma-tique, révélée de façon fortuite par des radiographies systématiques, ou peut se manifester par une tumé-faction périarticulaire, indolore, de taille variable, polylobée, régulière et adhérente au plan profond (fascias, muscles, tendons). La croissance de ces dépôts peut être lente ou quelquefois très rapide, en quelques semaines, faisant alors évoquer une tumeur maligne. Elle est fréquemment découverte lors d’une complication comme une limitation de la mobilité articulaire liée au volume de la tumeur, un ou plu-sieurs épisodes inflammatoires locaux favorisés par la dissolution des dépôts et faisant parfois évoquer une arthrite septique, d’autant qu’un syndrome inflam-matoire peut être associé. Sont observées également une compression nerveuse aux coudes, aux poignets mais aussi au rachis, une compression vasculaire, souvent dans le creux poplité, pouvant aboutir à une thrombose veineuse, une fistulisation cutanée avec écoulement d’un liquide crayeux ou laiteux secon-dairement surinfecté, une rupture tendineuse (8).

◆ Examens complémentairesEn radiologie standard, la lésion est multiloculaire, para-articulaire avec juxtaposition en grappes de

petites images denses arrondies ou ovalaires, bien limitée par un cerne, avec un contenu homogène plus ou moins opaque en fonction de la densité en cristaux calciques et quelquefois un niveau liquide au sein d’une formation élémentaire lié à la sédi-mentation des cristaux calciques avec surnageant séreux (signe de la sédimentation). Des érosions de la corticale osseuse contiguë à la calcinose sont décrites. Le scanner précise l’extension locale de la tumeur (figure 2). En IRM, dans les séquences pondérées en T1, la calcinose pseudotumorale appa-raît surtout en hyposignal en raison de la nature calcique de la tumeur et de l’œdème péritumoral, et en T2 prédomine un hypersignal hétérogène nodu-laire lié à la réaction inflammatoire associé à des zones d’hyposignal reflétant les dépôts calciques. La scintigraphie osseuse permet de détecter ces dépôts très précocement et d’apprécier leur carac-tère évolutif.

◆ PathogénieLa pathogénie exacte de ces calcifications est inconnue, mais les facteurs favorisants principaux sont une élévation du produit phosphocalcique au-delà du seuil de solubilité, une hyperparathyroïdie secondaire sévère, un traitement excessif par calcium ou dérivés hydroxylés en 1 de la vitamine D, une ostéopathie adynamique et, plus rarement, une intoxication aluminique. L’ancienneté de la dialyse intervient également. Certains facteurs favorisants locaux entraînant des modifications de pH ont été décrits comme des microtraumatismes, une inflam-mation périarticulaire spontanée ou consécutive à une injection intramusculaire d’érythro poïétine.

Insuffisance rénale terminale et manifestations articulaires et périarticulaires

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MISE AU POINTInsuffisance rénale terminale et manifestations articulaires et périarticulaires

◆ TraitementsIl n’existe pas de traitement optimal et aucune atti-tude consensuelle, d’où la nécessité, pour chaque patient, de réaliser un bilan étiologique exhaustif et un traitement médical visant, dans un premier temps, à corriger les anomalies biologiques mises en évi-dence. Ont été proposés pour des cas ponctuels ou de courtes séries : un traitement par chélateur d’alumi-nium en cas d’intoxication aluminique, le contrôle du produit phosphocalcique élevé par augmentation des chélateurs du phosphore récents sans apport calcique (sévélamer), la vinpocétine ( chélateur de minéraux et métaux lourds chez l’animal), le thiosulfate de sodium intraveineux pendant des durées de 11 à 14 mois, une intensification de la dialyse avec utilisation de bains de dialyse à faible concentration de calcium dans le but de provoquer une balance calcique négative (9, 10). La parathyroïdectomie n’est indiquée qu’en cas d’hyper-para thyroïdie sévère. Les gestes locaux (ponctions) sont à éviter en raison des risques élevés de surinfec-tion. En cas d’échec de ce traitement médical ou lors d’une complication locale, un geste chirurgical est parfois envisagé malgré le risque de léser les struc-tures musculaires et tendineuses avoisinantes souvent incrustées de calcification. La transplantation rénale permet la régression des calcifications ectopiques plus ou moins rapidement (jusqu’à 6 ans après la greffe).

Autres arthropathies microcristallines

➤ Goutte : les accès goutteux sont exceptionnels lorsque l’épuration extrarénale est instaurée.

➤ Oxalose : des arthropathies micro cristallines d’oxalose (accès pseudogoutteux, bursites inflamma-toires, ténosynovites et épanchements chroniques) peuvent être observées soit chez les patients hémo-dialysés atteints d’oxalose primaire, soit chez des patients dialysés souffrant d’oxalose secondaire due à l’absorption de doses trop importantes d’acide ascorbique. Des dépôts cutanés sont parfois présents. Les cristaux d’oxalate peuvent être identifiés dans le liquide synovial ou les biopsies de la membrane synoviale. Ils sont parfois confondus avec des cristaux de pyrophosphate de calcium, entraînant un doute diagnostique, d’autant plus qu’une incrustation cal-cique des cartilages d’encroûtement de type chondro-calcinose est quelquefois présente, en particulier aux articulations métacarpophalangiennes et aux genoux.

➤ Chondrocalcinose : une arthropathie micro-cristalline à pyrophosphate de calcium peut survenir chez le patient dialysé comme dans la population générale (3,7 %).

◆ Particularités du traitement médicalLa colchicine pourra être utilisée mais à de plus petites doses qu’habituellement. En effet, si la colchi-cine est principalement métabolisée par le foie, 20 % de sa forme non métabolisée sont éliminés par le rein, ce qui justifie les recommandations de réduction des doses dès que la clairance de la créatinine est inférieure à 50 ml/mn. L’insuffisance rénale chronique est un facteur de risque de toxicité de la colchicine du fait d'une survenue plus rapide, et parfois fatale, des événements toxiques. De plus, la dialyse n’épure pas la colchicine. Les anti- inflammatoires non stéroï-diens (AINS) ont une importante toxicité digestive limitant leur utilisation. Une brève corticothérapie sera parfois nécessaire (11).

Douleurs articulaires ou para-articulaires liées aux tumeurs brunesLes tumeurs brunes sont rares au cours de l’hyper para-thyroïdie secondaire de l’insuffisance rénale dialysée. Les localisations les plus fréquentes sont les mandi-bules, le bassin, les côtes, les fémurs et les mains, mais également le palais ou le rachis. Elles peuvent être asymptomatiques et ne se manifester que par une tuméfaction plus ou moins volumineuse et gênante. Des douleurs peuvent survenir, liées à une fracture spontanée sur corticale très amincie ou à une frac-ture pathologique associée à un traumatisme mineur. Des tableaux neurologiques aigus avec paraparésie, voire paraplégie, ont été rapportés, nécessitant une neurochirurgie décompressive en urgence.Radiologiquement, il s’agit de lésions lytiques, géo-graphiques, sans sclérose, avec cortex aminci, soufflé ou rompu. Lorsqu’elles sont excentrées ou corticales, le diagnostic différentiel avec des érosions amyloïdes peut être difficile. La parathyroïdectomie est, selon certains, le trai-tement de référence des tumeurs brunes compli-quant une hyperparathyroïdie secondaire chez le patient dialysé, surtout en cas d’inconfort impor-tant lié à une croissance rapide. Les calcimimétiques (par exemple le cinacalcet), très utilisés depuis quelques années pour traiter les hyperparathyroïdies des dialysés, pourraient être intéressants dans cette indication même si, à ce jour, aucune donnée spéci-fique à l’évolution des tumeurs brunes chez le dialysé n’est disponible (12). Après parathyroïdectomie, la lésion s’ossifie en quelques mois à quelques années. En l’absence d’évolution favorable, une amylose doit être suspectée (13).

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MISE AU POINT

Divers ◆ Douleurs ostéoarticulaires diffuses

lors des séances de dialyse Chez environ 25 % des patients, les séances de dialyse sont associées à des douleurs intercurrentes (rôle évoqué des modifications électrolytiques bru-tales survenant pendant la dialyse et de la succession des épisodes d’hyperhydratation et de déshydrata-tions tissulaires, surtout tendineux).

◆ Pathologie tendineuse Des ruptures tendineuses des tendons quadri-cipitaux, des tendons rotuliens et des tendons d’Achille peuvent survenir chez le patient dialysé, dues surtout aux dépôts β2-amyloïdiens et à l’hyper-para thyroïdie. La toxicité des corticoïdes et des fluoroquinolones doit être prise en compte. L’éva-luation échographique des tendons et des enthèses aux membres inférieurs permet de diagnostiquer les modifications structurales des enthèses et leur aggravation progressive, en particulier après 10 ans de dialyse (14).

◆ Infections Les sujets dialysés sont à haut risque d’infection ostéoarticulaire ou musculaire du fait de leur immuno dépression, des ponctions de fistule 3 fois par semaine, et parce que l’amylose ou la calcinose favo-risent la greffe septique. Le diagnostic peut être très difficile dans ce cas et des prélèvements en condition d’asepsie rigoureuse seront alors nécessaires (gestes habituellement à éviter chez le patient dialysé).

◆ Faiblesse musculaire et crampes Une fatigue globale avec faiblesse musculaire et crampes est présente chez les patients dialysés sur le long terme, se manifestant par une diminution de l’activité musculaire attribuée à l’atrophie avec présence d’anomalies mitochondriales et à une capacité oxydative altérée (15). L’hyperparathyroïdie pourrait intervenir : la parathormone intacte et son fragment aminoterminal augmentent la protéolyse des muscles squelettiques in vitro et in vivo, la para-thormone inhibe la production d’énergie, son trans-

fert et son utilisation dans les muscles squelettiques et dans le myocarde du rat. Certains programmes de rééducation comportant des exercices augmentés graduellement à raison de 3 fois par semaine ont abouti à une amélioration de la capacité musculaire et des bénéfices métaboliques et morphologiques squelettiques.

◆ Arthrose et dialyse L’arthrose est fréquente chez les patients dialysés, population âgée ayant de nombreux facteurs de risque de fragilisation osseuse et cartilagineuse. Dans une étude avec radiographies systématiques, une arthrose des genoux était présente chez 7,9 % des 80 patients, une arthrose des hanches chez 6,6 %. L’analyse de la viscosité du liquide synovial et la concentration en acide hyaluronique sont similaires chez les patients dialysés et les patients arthrosiques. Des épanchements inflammatoires sans cristaux ni infection ont été décrits.

◆ Autres Un hippocratisme digital consécutif à une hyper-parathyroïdie sévère a été rapporté, amélioré sans disparition après parathyroïdectomie.

Conclusion

Les complications ostéoarticulaires sont fréquentes et invalidantes au cours de l’insuffisance rénale ter-minale. Les causes en sont multiples et comportent souvent une intrication avec les conséquences du vieillissement naturel, en particulier chez les sujets âgés. Il est parfois difficile d’identifier la structure anatomique et les mécanismes responsables, ce qui oblige à répéter les examens cliniques attentifs et les examens complémentaires chez ces patients ayant aussi des complications vasculaires et neuro-logiques. Les possibilités thérapeutiques sont res-treintes par le terrain sous-jacent. Une prudence extrême est nécessaire pour les gestes locaux en raison des surinfections fréquentes et du risque d’hémarthrose. ■

L’auteur déclare ne pas avoir de liens d’intérêts.

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