Insitu 10265 20 Prefacememoires Et Patrimoines Vivants de La Traite Negriere Et l Esclavage

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In Situ 20 (2013) Les patrimoines de la traite négrière et de l'esclavage ................................................................................................................................................................................................................................................................................................ Françoise Vergès PREFACE. Mémoires et patrimoines vivants de la traite négrière et l’esclavage ................................................................................................................................................................................................................................................................................................ Avertissement Le contenu de ce site relève de la législation française sur la propriété intellectuelle et est la propriété exclusive de l'éditeur. Les œuvres figurant sur ce site peuvent être consultées et reproduites sur un support papier ou numérique sous réserve qu'elles soient strictement réservées à un usage soit personnel, soit scientifique ou pédagogique excluant toute exploitation commerciale. La reproduction devra obligatoirement mentionner l'éditeur, le nom de la revue, l'auteur et la référence du document. Toute autre reproduction est interdite sauf accord préalable de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Revues.org est un portail de revues en sciences humaines et sociales développé par le Cléo, Centre pour l'édition électronique ouverte (CNRS, EHESS, UP, UAPV). ................................................................................................................................................................................................................................................................................................ Référence électronique Françoise Vergès, « PREFACE. Mémoires et patrimoines vivants de la traite négrière et l’esclavage », In Situ [En ligne], 20 | 2013, mis en ligne le 14 mars 2013, consulté le 20 avril 2015. URL : http://insitu.revues.org/10265 ; DOI : 10.4000/insitu.10265 Éditeur : Ministère de la culture et de la communication, direction générale des patrimoines http://insitu.revues.org http://www.revues.org Document accessible en ligne sur : http://insitu.revues.org/10265 Document généré automatiquement le 20 avril 2015. © Tous droits réservés

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Prefacememoires Et Patrimoines Vivants de La Traite Negriere Et l Esclavage

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  • In Situ20 (2013)Les patrimoines de la traite ngrire et de l'esclavage

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    Franoise Vergs

    PREFACE. Mmoires et patrimoinesvivants de la traite ngrire etlesclavage................................................................................................................................................................................................................................................................................................

    AvertissementLe contenu de ce site relve de la lgislation franaise sur la proprit intellectuelle et est la proprit exclusive del'diteur.Les uvres figurant sur ce site peuvent tre consultes et reproduites sur un support papier ou numrique sousrserve qu'elles soient strictement rserves un usage soit personnel, soit scientifique ou pdagogique excluanttoute exploitation commerciale. La reproduction devra obligatoirement mentionner l'diteur, le nom de la revue,l'auteur et la rfrence du document.Toute autre reproduction est interdite sauf accord pralable de l'diteur, en dehors des cas prvus par la lgislationen vigueur en France.

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    Rfrence lectroniqueFranoise Vergs, PREFACE. Mmoires et patrimoines vivants de la traite ngrire et lesclavage, In Situ [Enligne], 20|2013, mis en ligne le 14 mars 2013, consult le 20 avril 2015. URL: http://insitu.revues.org/10265;DOI: 10.4000/insitu.10265

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    Franoise Vergs

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    Mais les objets avaient voyag, apports par dinnombrables trocset une infinit de traverses.

    Ils taient l, nigmatiques et solennels,dans tout le systme de leur facture.

    Alejo Carpentier, Le Sicle des Lumires (1962)1 La loi vote le 10mai 2001, dite Loi Taubira, reconnaissant la traite ngrire et lesclavage

    comme crime contre lhumanit a donn une nouvelle impulsion la recherche surplusieurs sicles dhistoire qui ont marqu lhistoire de lEurope, de la France, de lAfrique,des Amriques, des Carabes et des les de locan Indien. Ces dernires annes ont vuapparatre de nouvelles lectures et de nouveaux regards: itinraires singuliers, histoires defamille, registres dtat-civil, registres de plantations, patrimoine mobilier, iconographiesont examins sous de nouveaux angles. Les patrimoines, matriels ou immatriels, sontrexamins, relus, redcouverts. Un croisement des sources, une approche transversale ontouvert de nouveaux champs dinvestigation.

    Une approche transversale, de nouveaux champs dtude2 Lhistoire de la traite ngrire, de lesclavage et leur abolition nous offre de nombreuses

    sources de rflexion, sur le travail, le droit, la libert, la dignit, les mentalits, les arts...Or, malgr des travaux importants, un effort reste ncessaire pour que soit reconnu le rlecentral que cette histoire a jou dans lmergence de la modernit, dans lhistoire de lEuropeet du monde, dans limage que lEurope sest donne delle-mme, dans la construction delAfrique comme continent de la misre, dans la cration de mondes nouveaux, les mondes ditscroles et la singularit de leur culture, de leurs langues, et de leurs savoirs. Lmergencedes notions de libert, de dignit, de fraternit, et des droits imprescriptibles de la personnehumaine sont indissociables de cette histoire. Pour penser la libert, les philosophes et lesjuristes lui ont oppos la servitude, pour penser la dignit, la dshumanisation. La formuleinvente en 1787 par Josiah Wedgwood, abolitionniste anglais, Am I not a man and a brother?,qui fut reprise par les abolitionnistes franais (Ne suis-je pas un homme et donc ton frre?)et orna tabatires, coupes, assiettes et badges, montre quel point lesclavage colonial posacette question lEurope: qui faisait partie de lhumanit? Si tous les hommes (sic) taientfrres, sils partageaient leur humanit et ce quelle que soit leur religion, leur pays, leurcouleur de peau, lesclavage tait injustifiable. Ce principe fonda la Dclaration des droits delHomme et du Citoyen. Cette affirmation dune humanit commune fut au cur des luttesdes esclaves. Leurs voix ont pour une grande part t effaces dans le monde colonial franais,mais en cherchant dans les archives, en menant des fouilles archologiques, en collectant lesmmoires orales et les expressions vernaculaires, nous pouvons redcouvrir ce patrimoine. Cesont souvent des bribes, des traces, des fragments, mais ils permettent dvoquer la singularitdune vie. Lhistoire de Furcy, esclave runionnais, qui lutta vingt-sept ans pour obtenir unelibert qui lui tait due a t retrouve grce un long et patient travail dans les archives1.Mais lesclave reste une figure multiforme et protiforme, si diverse dans le temps et lespacequil semble pratiquement impossible de la saisir sous un seul vocable. Cest une figure quiparle dans un grand nombre de langues, dont lexprience intime est chaque fois singulire,mais qui rejoint une exprience collective. Cest une exprience si disperse quelle ouvreune multiplicit de possibles, o il faut tenir compte des diversits de statuts, des itinrairesspcifiques, du contexte culturel, gographique, social, lgal et gopolitique. Cest un mondemouvant. Cette difficult vaut pour toutes les catgories, domins comme dominants, maiscelle de lesclave reste la plus opaque et la plus polysmique, ce qui explique paradoxalementquelle soit une rfrence si frquente.

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    3 Cependant, il faut rappeler combien la lutte incessante des esclaves pour leur libert a contribu lextension des idaux de la dmocratie, luniversalit des droits humains et que lemouvement anti-esclavagiste fut lun des premiers grands mouvements internationaux pourles droits humains. Une nouvelle gnration de chercheurs merge, attentive au croisementdes sources, lhistoire culturelle, du genre, du patrimoine industriel, des rseaux dintrts

    Le Comit pour la mmoire et lhistoire de lesclavage4 Le Comit pour la mmoire et lhistoire de lesclavage (CPMHE) ne peut que se fliciter de

    ce renouveau. Issu de la loi du 10mai 2001, le CPMHE sest donn pour objectif principalde restituer cette histoire tous les citoyens. Pour ses membres, il est inconcevable detransformer ces sicles en une parenthse regrettable. Pour rappel, la loi est laboutissementdannes de mobilisation de la part dassociations, de chercheurs et dlus. En 1998, lors du150eanniversaire de labolition de lesclavage dans les colonies franaises, nombreux sontceux qui smeuvent de lorientation donne par le gouvernement cette clbration: encoretrop de place accorde aux abolitionnistes franais, encore un effacement des esclaves, de cesfemmes, ces enfants, ces hommes, capturs et mis en esclavage, ou ns dans la servitude etqui furent les anctres de tant de citoyens. Le 23mai 1998 a lieu Paris une manifestationqui soppose cette approche et affirme la ncessit de se souvenir des esclaves. Ds lemilieu de 1998, des propositions de loi sont dposes lAssemble nationale tendant lareconnaissance de la traite ngrire et de lesclavage comme crime contre lhumanit.Il y en aura plusieurs avant que le gouvernement retienne celle qui sera dfendue par ladpute Christiane Taubira. Ltude des dbats de la commission montre quil y a peu dedivergences, le gouvernement socialiste a cart toute mesure de rparation, les seules quifaisaient controverse. Certains dputs jugent que la spcification de lesclavage commecrime figure dj dans le Code Pnal mais aucun ne soppose fermement ladoption dela loi, vote lunanimit en deuxime lecture au Snat le 10mai 2001. Elle est inscrite auJournal Officiel le 21mai 2001.

    5 La loi prvoit linstallation dun comit de douze personnalits, issues des associations, dumonde de la recherche et de lOutre-mer. Install une premire fois en 2002, le Comit pourla mmoire de lesclavage (CPME) est mis en place dfinitivement en janvier 2004 et cepour 5 ans. Ses membres, tous bnvoles, ont pour mission de faire des propositions augouvernement: proposer une date nationale des mmoires de la traite ngrire, de lesclavageet de leur abolition, et des mesures dans lducation nationale, la recherche et la culture. Ilrend son premier rapport en 2005 et propose comme Journe nationale des mmoires de latraite ngrire, de lesclavage et de leur abolition le 10mai, date du vote de la loi, et faitdes recommandations pour les programmes et les manuels scolaires aprs en avoir fait unbilan, comme des recommandations dans la recherche et la culture, notamment la crationdun Mmorial/centre de ressources/centre culturel sur les traites et les esclavages2. Ds soninstallation, le Comit prend contact avec de nombreuses institutions, dont la Direction desmuses de France et les Archives de France. Toutes les deux se montrent trs ouvertes unecollaboration. En 2006, est lanc avec la Direction des muses de France un inventaire desobjets relatifs la traite ngrire, lesclavage et leur abolition. Lide germe alors dune grandeexposition sappuyant sur les collections des patrimoines. En 2007, les Archives de Francepublient le Guide des sources de la traite ngrire, de lesclavage et de leurs abolitions, sousla direction de Claire Sibille (Paris: Direction des Archives de France). En 2006, la premireJourne nationale des mmoires de la traite ngrire, de lesclavage et de leur abolition estclbre officiellement. Un monument est inaugur dans les Jardins du Luxembourg en 2007.En 2009, quand le gouvernement choisit de reconduire laction du Comit qui devient alorsComit pour la mmoire et lhistoire de lesclavage, ce dernier choisit comme axes deson action, lducation et la mdiation, cest--dire de mettre laccent sur les moyens defaciliter laccs de cette histoire au plus grand nombre, et ce par les moyens les plus divers:cinma, thtre, littrature, expositions, ouvrages scientifiques, colloques Il faut imaginer terme lexistence dun lieu tangible Historial, Mmorial, Centre de documentation etdexposition o trouver de la documentation et des rponses aux questions qui se posent.

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    6 En effet, le CPMHE estime que si la recherche a trouv un nouveau souffle, ducation etmdiation citoyenne souffrent de retard. Or, ses membres estiment que la connaissance de cettehistoire constitue un acte citoyen, qui nous fait tous rflchir sur les formes dexploitation, laservitude, la dshumanisation, la rsistance loppression et la construction du bien commun.Il ne sagit ni de repentance, ni de procs rvisionniste mais dinscrire ces sicles dhistoiredans une approche croise. Lesclavage est contemporain de la modernit, de la Dclarationdes droits de lHomme et du Citoyen, de la fin de la monarchie, des rvolutions des LumiresLes traites et lesclavage transforment profondment la cartographie du monde, globalisentdes conomies, affectent le droit, la philosophie, les arts et mettent en contact des cultures,des langues, des savoirs et des croyances. Et lanti-esclavagisme constitue toujours une sourcedinspiration dans la lutte pour les droits humains, la dignit et la libert.

    Hritages complexes et multiples7 Les hritages de lesclavage sont complexes et multiples : exprience de lexil de la

    dportation, de la dshumanisation et cration de nouvelles cultures, croyances et savoirs.Les socits et cultures croles en sont des tmoins. Il faut chaque fois prendre en compteles transformations auxquelles est soumis le systme esclavagiste, fruits des rivalits entrepuissances europennes, entre royaumes africains ngriers, des consquences de rvoltes,dinsurrections, de la Rvolution hatienne, des reculs et des avances du mouvementabolitionniste occidental. Le monde esclavagiste est un monde mouvant et il est rducteur denfaire un rcit linaire.

    8 Si la condamnation de lesclavage ne pose plus problme, la comprhension du phnomnereste difficile. Comment expliquer le consentement dun monde au commerce dtres humainset leur mise en esclavage alors que ce monde affirme au mme moment la doctrine desdroits naturels, la force de lapproche scientifique, et limportance de la Raison? Commentexpliquer que cela dure des sicles ? Pourquoi les rvoltes desclaves nont-elles pas tplus souvent couronnes de succs? Pourquoi des Africains ont-ils accept de participer aucommerce de femmes et dhommes qui taient leurs voisins? Qui a profit de ce commerce?Ces questions soulignent limportance de la diffusion du savoir et des connaissances pourdpasser les clichs, questionner les demi vrits, entrer dans la complexit des faits. Ce nestpas lhistoire du bien et du mal, mais de la mise en place de vastes rseaux dintrts divers etconvergents. Rendre accessible les sources patrimoniales participe activement ce travail derestitution pour rendre comprhensible un crime contre lhumanit. En France, au CPMHE,nous avons souvent constat une attention relle aux formes contemporaines de lesclavagemais une plus grande difficult comprendre les hritages de lesclavage colonial. Nous avonsperu rarement de lhostilit, parfois de la gne qui est responsable? Pourquoi cela dure silongtemps? Par contre, nous avons not un refus chez certains lus et historiens daccepterde comprendre ce quont reprsent traite et esclavage pour le monde, ou dadmettre que leracisme anti-Noir y trouve ses origines. Il y a comme une difficult admettre le poids decette histoire et analyser le racisme anti-Noir qui trouve son origine dans la traite ngrireet lesclavage colonial.

    9 Dix ans aprs ladoption de la loi, quel est le bilan? La France dispose aujourdhui de plusieursdates commmorant cette histoire, expression de sa dure et de sa configuration multiple. Le10mai est la Journe nationale des mmoires de la traite ngrire, de lesclavage et de leursabolitions (dcret 2006). Dans lhexagone, le 23mai est une journe ddie la mmoire desvictimes de lesclavage, en rfrence la manifestation de 1998. Depuis 1983, un dcret ainstitu un jour fri de clbration de labolition de lesclavage: le 27avril Mayotte; le22mai en Martinique; le 27mai en Guadeloupe; le 10juin en Guyane; le 20dcembre La Runion.

    10 De nombreux progrs ont t accomplis dans les domaines de lenseignement, de la rechercheet de la valorisation des patrimoines. Un Centre international de recherche sur les esclavagesa vu le jour au CNRS, de nombreux ouvrages sont parus, le nombre des thses a augmentconsidrablement et les thmes de recherche se sont diversifis, des crations culturelles etartistiques ont pris traite ngrire et esclavage comme thmes. Les Archives nationales comme

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    certaines archives dpartementales ont engag des actions de numrisation et de mdiation,des salles ont t ouvertes au muse des ducs de Bretagne et au muse dAquitaine.

    11 Le CPMHE ne peut que se fliciter de ce renouveau. Le programme triennal lanc par laDirection gnrale des patrimoines va contribuer largir les champs dtude. Le CPMHEestime pourtant quil reste encore faire en particulier dans le domaine de lenseignementet de la mdiation. Trop de mprise et dincomprhension demeurent. Trop de Franaisconnaissent encore mal cette histoire. Il est inconcevable que les apports des esclaves et deleurs descendants soient ignors ou marginaliss. Il est inacceptable que des sicles qui ont vudes tres humains mis en esclavage, privs de droits civiques, de patrimoine, et de patronyme,soumis au fouet et aux fers, et qui ont contribu la richesse conomique de la France, soientoublis.

    12 Le travail que jai accompli depuis 2004 au Comit et pendant six ans, de 2003 2007, la tte de lquipe de conception et de prfiguration de la Maison des civilisations et delunit runionnaise3, ma mene revisiter le statut de lobjet dans les patrimoines de la traitengrire, de lesclavage et de leur abolition, ce que jappelle lobjet de limmatriel, ainsique la question du genre de lesclavage, la ncessit de retracer de nouvelles cartographieset de sinterroger sur le rle de la mmoire comme pratique sociale.

    Lobjet de limmatriel13 Partant de la notion de biographie de lobjet comme la dfinie Igor Kopytoff4, je considre

    son itinraire, ses usages, cette part immatrielle que lui donne sa vie sociale et culturelle. PourKopytoff, quand un objet, une ide, une pratique, et une personne entrent en contact, chacunexerce une pression sur lautre. La biographie de lobjet cherche mettre en lumire lobjetcomme agent travers sa vie, passant de main en main, il transforme celui ou cellequi lutilise et se transforme. Lobjet entre en relation dynamique avec la vie humaine et cetterelation est elle-mme dans une relation dynamique avec le contexte social et culturel. Lobjetnest pas passif et sa relation avec les personnes appartient au monde de la sensation et delmotion. Cette approche de la culture matrielle nest bien sr pas spcifique lesclavageet cette mthodologie est aujourdhui assez rpandue dans ltude du monde matriel. Pourla traite et lesclavage, il sagit de lappliquer lobjet immatriel: comment circulent et setransforment les langues, les rites, les musiques, les savoirs, les croyances? Comment retracerla biographie dun objet immatriel?

    14 Tout objet raconte une histoire, a une biographie, un passeport sur lequel saccumuleraientles tampons qui racontent le passage de frontires. Passant de main en main, de march enmarch, de port en port, lobjet voyage, sinstalle dans une maison puis dans une autre pourfinir parfois au bord du chemin jet et oubli, emportant avec lui des souvenirs, des sentiments.

    15 Lobjet nest pas seulement matriel, objet fabriqu, chang, vendu. Il porte toujoursles traces immatrielles de ces moments de fabrication et dchange. Sa vie constitue un faithumain et social. Tout cela est trs prsent dans la traite et lesclavage: ces circulations decroyances, de langues, de savoirs, de musique, de pratiques culinaires, de technologies. Tracerleurs routes, cest redonner ces objets leur dimension humaine et sociale.

    16 Les artefacts manquent qui tmoigneraient de la complexit des vies des pauvres et desopprims. Il existe peu dobjets pour raconter lhistoire de la vie des premiers colons, desesclaves, des travailleurs engags, et des migrants. En effet, avec quels objets raconter lespoirdun jeune colon ayant quitt la misre des campagnes franaises, pour faire fortune dans lescolonies? Avec quels objets raconter sa rencontre avec une le tropicale, avec les esclavesmalgaches, africains, indiens avec le systme conomique et culturel colonial? Quels furentses rves, ses rvoltes, ses joies? Avec quels objets raconter la dtresse dun jeune malgache,dun jeune africain dport dans une colonie, son arrive dans un monde inconnu, sa premirerencontre avec le systme esclavagiste de plantation? Avec quels objets raconter sa dcouvertedu Crole, des rites de la nuit, du marronnage, de la lutte et des rsistances?

    17 Les cultures issues de lesclavage se sont traduites surtout par des crations o limmatrieldomine. Elle ne sest pas inscrite travers des monuments, des palais, des forteresses Lesgrandes maisons croles sont des maisons de matre et racontent lhistoire dun trs petit

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    nombre. Cest travers la musique, la cuisine, les rites, les repas collectifs, le pique nique,que ces crations sexpriment. La dimension matrielle sefface en grande partie derrire lemoment immatriel, celui o chacun se retrouve dans le collectif, moments communs o laconversation, lchange, le rire, les pleurs construisent ce qui va demeurer dans le souvenir,lestraces dun moment partag.

    18 Dans un texte paru en 2004, Carpanin Marimoutou, pote, crivain et professeur lUniversitde La Runion et moi-mme, avions dj cherch expliciter cette dimension dans le mondecolonial. Nous crivions alors propos du Crole runionnais:

    Paroles de matres esclaves, desclaves matres, desclaves esclaves, de matres engags,dengags matres, dengags engags, de libres libres. Les discours et les savoirs sur lemonde, verss au langage sous forme de sens construire, sont produits partir de la perceptionet de lexprience du lieu et des rapports de production sur le lieu. Mais cette langue portencessairement en elle, dans lhtrognit mme qui prside son laboration, la marque deslangues, des rves, des imaginaires qui ont prsid sa naissance ; verss en inconscience,souterrains, cryptiques. Mais cela resurgit, dune faon ou dune autre, dans la parole quotidiennede lchange, dans la parole potique, dans les textes des sgas et des maloyas, dans les proverbes,les jeux de mots, les devinettes. Lhtrognit resurgit, mais transform par les rencontresdimaginaires qui produisent les imaginaires du lieu ; cela resurgit dans les croisements et lesappropriations. Une lgende, Granmr Kal, se construit en amalgamant des mythes de lInde,de Madagascar, de lAfrique une mmoire populaire des traditions orales runionnaises. Cettemmoire est lie lapprhension que les esclaves ont du matre et de ses pouvoirs, uneperception spcifique du surnaturel. Cela resurgit dans un maloya de Firmin Viry o lhronedune pope indienne, Sita dans le Ramayana, transforme en une ouvrire des plantations,rencontre une ancienne romance franaise. Cela resurgit dans les spectacles de rues, qui mlentlespace profane lespace du sacr, comme dans le cas du jako qui transporte dans sa danse et sagestuelle des mythes et des pratiques rinterprtes de lInde dravidienne et du Mozambique. Celaresurgit dans le Narlgon thtre tamoul ou malbar o ce qui relevait du rituel dans lespaceoriginel devient spectacle thtral la place du Terukkutu vers en inconscience. Cela resurgitsans doute linsu des nonciateurs eux-mmes, qui ont mis les origines entre parenthses, maiscela est l, toujours prsent et immdiatement rutilisable. Le maloya met en scne cet espace decrolisation india-ocanes, lespace commun dun ethos runionnais. Le texte chant du maloyanacquiert signification et valeur quen contexte festif, crmoniel, que dans linteraction interne(chanteur/chur) et externe (troupe/public participant). Le texte du maloya, souvent improvis partir dun fonds dont lorigine est difficilement dterminable, est variable linfini, en fonctiondes conditions dnonciation, de la participation du public, de ltat desprit du chanteur, de laforme du chur ; bref, le maloya est une performance. la fois pratique sociale et pratiquediscursive, le maloya est aussi lire comme texte avec ses logiques internes, ses dconstructions/reconstructions de la parole collective reue, ses resmantisations, et comme le texte particulierdun nonciateur particulier.

    Cest la communaut en reprsentation langagire, discursive, sociale. Ce qui tait marginaldevient ainsi central. Le maloya brouille et multiplie les positions et les identifications5.

    19 Les archives reclent des trsors sur ces circulations de limmatriel, les itinraires, leschanges. Pier Larson dans sa magnifique tude, Ocean of Letters. Language and Crolizationin an Indian Ocean Diaspora, explore le rle des langues africaines dans limprialismeet la crolisation partir de lettres changes, darchives de procs, de tmoignages demissionnaires6. En relisant ces archives, il dmontre la centralit de la langue malgache dansles colonies esclavagistes europennes de locan Indien. Il analyse paralllement comment, lpoque de lesclavage, linguistique et pense racialisante sont imbriques. Ces observationslamnent critiquer la manire dont la crolisation a t pense comme effacement deslangues dorigine. La focalisation sur lhybridit culturelle et linguistique dans les socitsesclavagistes, crit-il, marginalise le processus simultan dextinction et dutilisation delangues africaines. Il conclut sur lexprience cosmopolite desclaves, qui font des va et viententre territoires, qui circulent entre langues et cultures. Quelle leon tirerde cette tude? Ellesouligne limportance des regards croiss, lattention porter la langue, et une mfianceenvers toute mthodologie qui cherche oprer une compensation, ici privilgier lhybriditalors quil sagirait plutt dtudier linteraction entre le vernaculaire et la crolisation. Larsonmontre limportance de rgionaliser ltude de la traite et de lesclavage puis dentreprendreune comparaison, car limportance numrique des Malgaches parmi les esclaves des colonies

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    de lOcan Indien (jusqu 40% des effectifs) entrane une crolisation diffrente de celle desCarabes.

    20 Larchive immatrielle, la tradition orale, recle aussi des informations importantes. EnAfrique, la tradition orale sur la priode des chevauches permanentes a gard en mmoire,lampleur des ravages oprs par certaines maladies, le dveloppement de lalcoolisme, largression de lagriculture, la prostitution, les disettes et les famines7. Une formule en wolofexprimait le principe selon lequel la force fait la loi: Le statut de prince ne peut sacqurir etse conserver que par la possession de montagnes de fusils8. La traite coloniale tait utilisecomme menace: Tu as intrt changer, sinon tu texposes tre vendu au Rio Pongo!disait le matre lesclave9.

    21 Je pourrai parler du maloya, du gwo ka, des arts de la fuite, des savoirs mdicaux, des recettesde cuisine, tous ces exemples de culture immatrielle, avec leur dynamique propre, leursreconfigurations, leurs rinventions, qui dmontrent que lobjet de limmatriel a toute saplace dans les patrimoines de la traite ngrire, de lesclavage et de leur abolition. La peurdencourager le fantasme a amen se focaliser sur larchive crite, qui, je le rpte, natoujours pas livr tous ses trsors. Mais larchive orale et les patrimoines immatriels doiventtre croiss avec le document crit. Larchive orale est une ralit sociale et culturelle, en tantque telle, elle est objet dtude.

    22 Cette prsence de limmatriel comme archive de lesclavage nourrit la rflexion sur unemusographie de lesclavage qui se fonderait sur lexprience des esclaves. En partant duneabsence dobjets matriels car les chanes, les fouets, les actes notaris, les registres, lesrapports de police ou de tribunal, disent peu de ce quun(e) esclave rvait, crait, de sa vieintime tomber amoureux, ressentir du dsespoir, pleurer la mort dun proche ou de sonexprience de travail. Pour ne pas rduire la personne mise en esclavage au statut desclave, quilui fut impos, il faut, sans tomber dans le romantisme et lidalisation, faire leffort dvoquercette part dhumanit.

    Le genre de lesclavage23 Les conceptions que se font les socits europennes et africaines, puis les socits

    esclavagistes et les communauts desclaves des notions de masculinit et de fminitinfluencent la rpartition des rles et des processus didentification homme/femme. Le corpsesclave, masculin ou fminin, est cependant soumis des violences semblables. Il estentirement dnud lors de lembarquement, soumis aux gestes brutaux des acheteurs, desmarins, des propritaires, fouett de la mme manire. Le corps esclave est la fois sexualis(les femmes occupent des fonctions fminines, sages-femmes, cuisinires, domestiques,bonnes denfants) et dsexualis (les femmes travaillent aussi dur que les hommes).

    24 Sur le continent, des femmes esclaves accompagnent les convois desclaves, employes transformer en farine le millet ou le sorgho et le cuire pour nourrir le convoi. Ce sont enmajorit des enfants, des femmes et des personnes ges qui sont dans les ports ngriersafricains, chargs de transformer le manioc (qui a t rapport des Amriques) en farine, carcette dernire, qui sert nourrir les esclaves transports aux colonies, est facile transportersur les bateaux ngriers. Sur ces bateaux, les femmes remplissent parfois la mme fonction10.L ou la prdation fait la distinction de genre la plus marquante, cest en utilisant le violcomme arme de guerre contre les femmes.

    25 Le dsquilibre de la traite qui affecte, sur le continent africain, les rapports de genre et degnration des populations puisquelle visait de manire privilgie les jeunes adultes (mlesou femelles selon les cas) les plus vigoureux et les plus fconds11, affecte aussi des coloniesesclavagistes.

    26 Ltude de la situation des femmes esclaves montre des variations dune colonie lautre,dune plantation lautre. Ce que je veux signaler ici cest que lhistoire fortement sexue dela traite et de lesclavage montre la ncessit daffiner les tudes sur le genre, la prdation,et lesclavage12. Il me parat intressant de clarifier comment les notions de masculinit et defminit se sont construites dans un rseau de significations o se jouent des schmas hrits(rels ou rinvents) de lesclavage, du statut colonial et des politiques assimilationnistes.

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    Nouvelles cartographies27 Les cartes dterminent la manire dont nous pensons le monde. Crant des mondes, elles se

    lisent comme un texte qui nous aide les comprendre. Les gographes ont montr la complicitde la cartographie avec la conqute coloniale, comment liconographie des empires coloniauxa aid les peuples colonisateurs voir le monde depuis lEurope. Avec les indpendances,les cartes nationales ont trac de nouvelles frontires. Retracer les cartes croises des traites etdes esclavages fait apparatre une autre cartographie de la modernit et des changes sud-sud.

    28 Cette cartographie des sentiers de marronnage, des chemins emprunts pour les rites, duchemin du travail, du repos, des rsistances, des renoncements, des luttes, des dfaitesdessine une histoire des territoires singuliers, des sans noms, des sans part. La carte desmarchs des esclaves comme des produits et celles des ports ngriers font apparatredautres imaginaires, dautres buts et intrts que ceux tracs par la carte des histoiresnationales.

    29 ces cartes sajoutent celles des rsistances: villes et villages refuges sur le continent africain,rvoltes sur les bateaux ngriers, territoires des marrons dans les colonies, routes des diasporas,propagation des ides, des rituels, des savoirs. Si traite et esclavage dessinent une cartographiede la violence, celle des rsistances dessine une contre-cartographie culturelle et politique.

    30 La route des esclaves est celle ouverte par les ngriers, mais quelle est rellement celledes esclaves? Comment imaginent-ils le monde partir des bouleversements dont ils fontlexprience, tant pour ceux qui font le voyage dans la cale ngrire que pour ceux qui naissentsur les plantations? En 2002, je me trouve Inhambane, ville de la cote du Mozambique dopartaient les esclaves pour les les Mascareignes, entre autres destinations. Les esclaves, dit lammoire locale, taient embarqus de nuit, les yeux bands. Ils voyaient de nouveau, unefois la cte loigne. Ils dcouvraient ensuite un monde qui allait devenir le leur, une colonieeuropenne o tout leur tait tranger. Quelle carte ont-ils construite? Sans doute pas celleque nous appelons route de lesclave.

    31 Autre exemple, celui des tmoignages desclaves ns sur des plantations, qui parlent deschemins emprunts la nuit pour rejoindre un ami, une amante, de lieux de culte et de prire,de lieux cachs. Dans son autobiographie, Frederick Douglass raconte que sa mre, alors quiltait enfant, parcourait en courant des dizaines de kilomtres pour le retrouver la nuit et repartirdans lautre sens avant le jour. Cest une autre organisation spatiale que celle que nous faitdcouvrir la visite classique dune plantation.

    32 Mais plus encore, rinscrire lesclavage colonial dans le champ du politique et de lconomie,cest rinscrire lEurope et ses colonies dans une histoire mondiale. LEurope devient unedes rgions du monde et les colonies sont resitues la fois dans leur rgion gographiqueet historique et dans les routes rgionales dchanges et de circulation dhommes et dides.Les colonies ne sont plus des territoires dont lhistoire est exclusivement dicte par le lien lamtropole coloniale. Elles ont leur propre dynamique et sont au diapason des transformationsdes pays et des continents voisins.

    33 Les Antilles franaises sont apprhendes dans leur voisinage avec le continent amricainet larchipel des Carabes; la Guyane est rinscrite sur le continent sud-amricain avec sesmigrations, ses luttes et ses imaginaires ; La Runion, dans lOcan Indien, est un espacemillnaire dchanges, de rencontres et de conflits sud-sud, sur un axe Afrique-Asie.

    34 Ce travail de dcentrement du regard est un travail critique, qui ne vise pas la constructiondune innocence perdue, mais la relecture dune histoire et dune gographie moins axes surla relation lhexagone. Ce dcentrement redonne son rle la dynamique locale et rgionale,aux mentalits, une sociologie du politique. Ainsi, les expressions indignes de racisme(propres au territoire colonial) ne sont pas ignores, comme la paranoa insulaire, le replicommunautaire, linstrumentalisation de certaines traditions, leffet de la mondialisation surles identits, langoisse devant un futur incertain. Les niveaux de signification se croisent,les cartes se complexifient, espace et temps de lhistoire stendent au-del de lespacetroit mtropole/colonie. Cet axe ne peut entirement expliquer comment ces socitsse sont formes, comment des identifications se construisent, comment des traditions sontrinventes, des liens fantasms, comment des ethnicisations de la mmoire voient le jour,

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    comment les populations choisissent entre des hritages, comment elles les manipulent, lesinstrumentalisent et dans quel but.

    35 Lesclavage interroge ainsi un rcit eurocentr qui, comme lcrit Frantz Fanon, par unmcanisme de pense somme toute assez banal, en arrive ne plus pouvoir imaginer untemps se faisant sans lui13. Le dcentrement bouleverse une notion hgmonique du temps( grandes dcouvertes , colonisation) et introduit des temporalits hybrides. Ce quelanthropologue Jack Goody a appel le vol de lhistoire opr par lEurope est analys, etlhistoire europenne est croise avec lhistoire globale, soumise des accidents, des ruptures,des changes14. Conceptualiser et prsenter le pass o lon part dvnements qui se sontproduits lchelle provinciale de lEurope occidentale le plus souvent pour les imposerau reste du monde15 construit des points aveugles dit Goody. Cest l mais on ne le voit pas.

    36 En Afrique, cette relecture de la cartographie interroge le rcit historiographique decompensation de mouvements anticoloniaux, rcit qui, comme lcrit Ibrahima Thioub, a produit une histoire glorieuse de lAfrique procdant par un gommage plus ou moinssystmatique de tout ce qui pouvait donner crdit labsence dune historicit propre lAfrique ou larriration de ces socit et la fiction qui veut que lesclave fasse partiede la famille, cache la ralit de lorigine servile, stigmate qui le marque vie et dtermineses positions sociales16. Cette relecture rinscrit lAfrique dans les mondialisations et leursrgionalisations successives17, mettant au jour les relations intracontinentales, les routes sud-sud, les circulations dides ou de systmes de croyance. Elle nest pas dtermine par unerelation exclusive lEurope. Finalement, cette relecture permet de mieux comprendre desphnomnes dans leur longue dure:

    Vous ne comprendrez pas que ce qui permet ces rapports centre-priphries davoir un impactaussi ngatif sur les socits africaines. Vous ne verrez pas que cest larchitecture sociale etpolitique de ces socits qui permet ce facteur externe dtre recycl par des groupes qui serventdintermdiaires pour assoir leur domination. Donc, il faut redonner au sujet africain son statut desujet historique et non pas dobjet ou simplement de victime18.

    La mmoire comme pratique sociale37 Le long silence, suivi dun mouvement de rappropriation, daffirmation, na pas aid

    accepter le lacunaire, la complexit, le flou, le manque de certitudes. On a beaucoup glossur lopposition entre mmoire et histoire, sur le fait que lhistorien serait empch de faireson travail de recherche par lmergence de mmoires dites militantes . Lcriture delhistoire nest pourtant pas une opration neutre. Chaque poque jette un nouveau regard surle pass et nous relisons les archives la lumire de ces nouvelles questions. Le chercheurvit dans un contexte social et culturel et nest pas labri de sa propre subjectivit ou dupoids de son environnement. Tmoignages et tudes sur lvolution des sciences socialesqui mettent cet aspect en lumire abondent. Point nest besoin de le dplorer. Cest un faitsocial. Linstrumentalisation et la manipulation des faits pour servir des intrts particuliersne sont pas toujours trangers au dsir de rviser lhistoire. Les mmoires de la traite ngrire,de lesclavage et de leur abolition constituent, de nos jours, une archive vivante. Cela peuttonner au premier abord: lesclavage na-t-il pas t aboli en 1848? Mais ce serait oublierque la mmoire agit comme pratique sociale. Dans son ouvrage, Le Patrimoine en question,Franoise Choay interroge lapproche eurocentre du patrimoine, devenu, crit-elle, un mot clde notre socit mondialise. Jajouterai cette critique de leurocentrisme, la critique duneapproche servant un rcit nationaliste ou communautariste qui vise effacer la complexit,les phnomnes dhybridation, de perte, demprunt. Dans son intervention un colloque lle Maurice en avril 2011, le Professeur Benigna Zimba de luniversit de Maputo revenaitsur les patrimoines de la traite dans un pays africain : elle parlait de la ncessit dinclureles mmoires des marchands ngriers locaux. En Guyane, les communauts Bushinenge(descendants desclaves marrons ayant fui le Surinam et stablissant dans les forts de cequi deviendra la Guyane franaise) et Amrindiennes rclament la prise en compte de leursmmoires singulires et questionnent lhgmonie de la mmoire crole des descendantsdesclaves. La consommation mercantile du patrimoine, son exploitation touristique, mettent

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    aussi en jeu des intrts parfois divergents. Dans sa thse sur la patrimonialisation de lamontagne du Morne lle Maurice, Sandra Carmignano analyse ces divergences dintrts,linteraction entre ltat, les associations, les chercheurs, et des organisations internationalescomme lUNESCO. La multiplication de stles et de monuments cherche combler un vide labsence dinscription de cette histoire dans lespace public mais ces gestes ne visentpas une ducation citoyenne. Qui sarrte devant une stle ou un monument et prend letemps de comprendre? Quel message les monuments peuvent-ils faire passer sils ne sont pasaccompagns dun programme ducatif qui les fait vivre?

    38 Un seul vnement, lesclavage, a condens des mmoires distinctes et entremles,contradictoires et collectives. La reconnaissance de ce pluralisme ouvre des espaces fructueuxde recherche, au-del des identits figes et territorialises.

    39 Il existe dans le monde contemporain une prsence sociale et culturelle des patrimoines dela traite ngrire, de lesclavage et de leur abolition. travers ces patrimoines, les vies desesclaves sont voques dans leur richesse, leur complexit. Ce ne sont plus des personnes sans histoire mais des tres humains inscrits dans le monde par leurs crations, leursparoles, leurs luttes et leurs chants. Les patrimoines vivants de cette longue histoire rendenthommage ceux, pour reprendre les mots dAim Csaire, sans qui la terre ne serait pasla terre19.

    Notes

    1 - La mre de Furcy tait esclave. Sa propritaire layant mancipe dans son testament, son fils Furcytait libre, selon larticle du Code Noir qui faisait de lenfant dune femme libre une personne libre. Leshritiers ne lentendirent pas ainsi et gardrent Furcy dans lignorance de son statut. Ce dernier dcouvritla vrit par hasard. Il porta plainte mais laffaire fut entrave par les colons runionnais et la timiditdes juges. Ce ne fut que 27 ans jour pour jour aprs le dpt de sa plainte que Furcy fut reconnu libre.AISSAOUI, Mohammed. LAffaire de lesclave Furcy. Paris: Gallimard, 2010.2 - Textes disponibles sur www.cpmhe.fr.3 - Le projet proposait de mettre en scne lhistoire du peuplement de La Runion travers lescroisements de population dans locan Indien, espace millnaire de rencontres et dchanges. Pourmieux comprendre cette histoire, le temps tait celui de locan Indien afin de montrer les mondesdo vinrent colons, esclaves, engags, migrants Lespace tait celui du croisement de six mondes malgache, africain, franais et europen, musulman, hindou et chinois. Partant de lobservation quepeu dobjets matriels subsistent qui tmoigneraient de la vie des esclaves, des colons, des travailleursengags, des migrants non-europens (Gujerati, Chinois, Hindous), la notion dun muse sansobjets fut dveloppe, cest--dire imaginer une scnographie qui ne se focalise pas sur lobjet maismette en scne lvocation dun itinraire, travers une installation o se mlent sons, images mouvanteset fixes, archives, objets reconstitus... Le projet a t arrt en avril 2010.4 - KOPITOFF, Igor, 1986. The cultural biography of things: commoditization as process. DansAPPADURAI, Arjun (ed.). The Social Life of Things: Commodities in cultural perspective. Cambridge:Cambridge University Press, 1986, p. 64-91.5 - VERGS, Franoise et MARIMOUTOU, Carpanin. Amarres. Crolisatons india-ocanes. Paris:LHarmattan, 2004, p.6 - LARSON, Pier M. Ocean of Letters. Language and Creolization in an Indian Ocean Diaspora.Cambridge: Cambridge University Press, 2009.7 - GUYE, Mbaye. La tradition orale dans le domaine de la traite ngrire. Dans Tradition orale etarchives de la traite ngrire. Paris: UNESCO, 2001, p.16-17.8 - GUYE, Mbaye. La tradition orale dans le domaine de la traite ngrire. Dans Tradition oraleet archives de la traite ngrire. Paris: UNESCO, 2001, p.21.9 - BARRY, Ismael. Le Fuuta-Jaloo (Guine) et la traite ngrire atlantique dans les traditions orales.Dans Tradition orale et archives de la traite ngrire. Paris: UNESCO, 2003, p.59.10 - CARNEY, Judith A., ROSOMOFF, Richard Nicolas. In the Shadow of Slavery. Africas BotanicalLegacy in the Atlantic World. Berkeley: University of California Press, 2009, p.59.11 - CARNEY, Judith A., ROSOMOFF, Richard Nicolas. In the Shadow of Slavery. Africas BotanicalLegacy in the Atlantic World. Berkeley: University of California Press, 2009, p.128.12 - Voir les remarques dans VE, Prosper. LAmour Bourbon au temps de lesclavage. Saint-Denis,Runion: Ocan ditions, 1998.

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    13 - FANON, Frantz. Pour la Rvolution africaine. Paris: Maspero, 1964, p.184.14 - GOODY, Jack. Le Vol de lhistoire. Comment lEurope a impos le rcit de son pass au reste dumonde. Paris: Gallimard, 2010.15 - GOODY, Jack. Le Vol de lhistoire. Comment lEurope a impos le rcit de son pass au reste dumonde. Paris: Gallimard, 2010, p.13.16 - THIOUB, Ibrahima. Traites et esclavages en Afrique . Dans COTTIAS, Myriam, CUNIN,Elisabeth, et de ALMEIDA MENDES, Antnio. Les traites et les esclavages: Perspectives historiqueset contemporaines. Karthala, 2011, p.377-386.17 - Voir louvrage de: COQUERY-VIDROVITCH, Catherine. Une Histoire de lAfrique en abrg.Paris: La Dcouverte, 2011.18 - Tabous de lesclavage. Entretien avec Ibrahima Thioub. Entretien ralis par Camille BAUER.LHumanit, 24 juin 2008.19 - CSAIRE, Aim. Cahier dun retour au pays natal. Paris: Prsence Africaine, 2000.

    Pour citer cet article

    Rfrence lectronique

    Franoise Vergs, PREFACE. Mmoires et patrimoines vivants de la traite ngrire et lesclavage,In Situ [En ligne], 20|2013, mis en ligne le 14 mars 2013, consult le 20 avril 2015. URL: http://insitu.revues.org/10265; DOI: 10.4000/insitu.10265

    propos de l'auteur

    Franoise VergsPrsidente du Comit pour la mmoire et lhistoire de lesclavage [email protected]

    Droits d'auteur

    Tous droits rservs

    Rsums

    Depuis quelques annes, un nouveau regard est jet sur les mmoires et les patrimoines dela traite ngrire et de lesclavage. Ce renouveau a t impuls par le mouvement social etculturel qui a merg en 1998 lors du 150eanniversaire de labolition de lesclavage dans lescolonies franaises et a t renforc en 2001 par ladoption de la loi reconnaissant la traitengrire et lesclavage comme crime contre lhumanit. Dans cette contribution, FranoiseVergs souligne limportance de ce tournant. Elle revient sur la culture immatrielle, centrale,pour voquer lexprience des esclaves. La mmoire de la traite ngrire et de lesclavageest donc devenue une pratique sociale. Le terrain nest pas neutre et cest pour cela querendre le plus large possible laccs aux archives et autres patrimoines, en laccompagnant deprogrammes ducatifs est une tche essentielle.In France, the memories of slave trade and slavery have been reactivated since 1998 whenthe country celebrated the 150thanniversary of the abolition of slavery. A law was voted inMay2001 which recognized slave trade and slavery as crime against humanity and set upa Committee whose task was to elaborate propositions in the fields of school, research andculture to further the knowledge of this history. A cultural and social movement has emergedin the ten years since the adoption of the law. In this contribution, Franoise Vergs arguedthat this movement has opened up new questions and led to a new methodology of reading thearchives and looking at findings in archeology and at the ways in which museums on slaveryare thought. Special attention must be paid to intangible culture which constitutes an importantsource created by the enslaved.

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    Mots-cls :mmoire, culture immatrielle, genre, cartographies