Individuation, Particularisation Et Détermination Selon Plotin

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8/16/2019 Individuation, Particularisation Et Détermination Selon Plotin http://slidepdf.com/reader/full/individuation-particularisation-et-determination-selon-plotin 1/20  Individuation, particularisation et détermination selon plotin Author(s): Gwenaëlle Aubry Source: Phronesis , Vol. 53, No. 3 (2008), pp. 271-289 Published by: Brill Stable URL: http://www.jstor.org/stable/40387960 Accessed: 22-05-2016 22:16 UTC  Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at http://about.jstor.org/terms  JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected]. Brill  is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Phronesis This content downloaded from 181.118.153.129 on Sun, 22 May 2016 22:16:57 UTC All use subject to http://about.jstor.org/terms

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Individuation, particularisation et détermination selon plotinAuthor(s): Gwenaëlle Aubry

Source: Phronesis , Vol. 53, No. 3 (2008), pp. 271-289

Published by: Brill

Stable URL: http://www.jstor.org/stable/40387960Accessed: 22-05-2016 22:16 UTC

 

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S PHRONESS

 BRILL Phronesis 53 2008) 271-289 www.brill.nl/phro

 Individuation, particularisation

 et détermination selon Plotin

 Gwenaëlle Aubrv

 CNRS - UPR 76- Centre Jean Pépin,

 7 rue Guy Môquet, 94801 Villejuif Cedex, France

 gwenaelle. [email protected]

 Abstract

 Plotinus' formulation of the problem of the individual should not be reduced to the ques-

 tion of whether or not one can accept Forms of Individuals. First, if Plotinus does indeed

 posit an intelligible foundation of individuality, there are no grounds to identify this foun-

 dation with a Form: it must rather be considered a logos. Second, we must, in addition to

 this intelligible principle of distinction , allow for a sensible principle of individuation :

 the living body. Finally, we have to distinguish a third level: that of the hêmeis, the indi-

 vidual as a person, capable of freedom and consciousness. This latter's compatibility with

 the other two seems problematic, so that the real difficulty may lie in this tension, in Ploti-

 nus' thought, between an ontological and an ethical concept of the individual.

 Keywords

 individual, logos, determinism, hêmeis

 Introduction

 La discussion du problème de l'individu chez Plotin s'est concentrée pour

 une grande part autour de la question de savoir si, oui ou non, les Ennéades

 admettent l'existence de Formes des Individus. Elle prend souvent la forme

 d'une exégèse du traité 18 (V, 7), où de telles Formes seraient posées,

 auquel on confronte le chapitre 12 du traité 5 (V, 9) et le chapitre 8 du

 traité 23 (VI, 5) où, selon Henry Blumenthal, elles sont niées1. Plusieurs

 X) Voir «Did Plotinus believe in Ideas of Individuals ?», Phronesis XI, 1966, pp. 61-80.

 Selon Blumenthal, « the acceptance of Ideas of Individuals (V.7) is inconveniently sand-

 wiched between two denials», de sorte qu'il faut conclure à une «genuine inconsistency»

 entre le traité 18 et le reste de l'oeuvre de Plotin.

 © Koninklijke Brill NV, Leiden, 2008

 DOI: 10.1163/156852808X307089

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 272 G. Aubry I Phronesis 53 (2008) 271-289

 commentateurs ont cependant montré que la contradiction entre ces

 différents textes pouvait être levée2. On pourrait de ce fait considérer le

 problème comme résolu, ce qui, d'ailleurs, a des conséquences non négli-

 geables. La position par Plotin de Formes des individus engagerait en effet

 une double rupture, tant avec Platon qu'avec Aristote : rupture avec Pla-

 ton, d'abord, puisqu'elle va contre l'identité entre Idée et universel (l'Idée

 comme réalisation ou substantification d'une propriété commune à divers

 individus)3 ; rupture avec Aristote, aussi, qui nie que l'individu puisse être

 objet de définition {Méta. ZIO, 1036a 5-6). Cette double rupture admet

 une double formulation positive : si, de l'individu, il existe une Forme,

 alors celui-ci est aussi bien une ousia, une réalité pleine, immuable, qu'un

 noêtoriy un objet de connaissance et de définition4.

 S'il vaut cependant la peine de reprendre encore le problème de l'individu

 chez Plotin, c'est parce que, d'une part, il excède l'interprétation du traité

 18, et parce que, d'autre part, les termes mêmes de celle-ci demandent à

 être redéfinis :

 2) Voir J.M. Rist, «Ideas of Individuals : A Reply to Dr Blumenthal», Revue Internationale

 de Philosophie 92, part 2, 1970, pp. 298-303; A. H. Armstrong, «Form, Individual and

 Person in Plotinus», Dionysus 1, 1977, pp. 49-68, repris dans Plotinian and Christian Stud-

 ies, Londres, 1979 ; L.P. Gerson, Plotinus, Londres-New-York, 1994, part. I, chap. IV,

 pp. 72-78 ; P. Kalligas, « Forms of Individuals in Plotinus : A Re-Examination », Phronesis

 XLII/2, 1997, pp. 206-227.

 3) Voir Repu. Χ, 596 a, et Aristote Méta. A 6, 987 bl-7; M 4, 1078b 30-34. Sur les limites

 de Y eidos, voir Philèbe, 16c 5- 17a 5. Il faut noter que, posant la question de savoir de quoi

 il y a Idée (les réalités négatives (Rép. V, 475e-476a ; 479a-b ; Théét. 176e-177a, 186 e) ? Les

 réalités naturelles (Phédon 103c-105d) ? Les choses sans dignité ontologique (Parm. 130 c) ?),

 Platon ne pose jamais pour elle-même la question de l'existence de Formes des individus.

 4) II semble cependant, si l'on en croit le Peri Ideôn (I 9, 990b 14-15 = Alexandre

 d'Aphrodise, In Meta. 81, 25-82, 7), qu' Aristote ait considéré que la position d'Idées des

 individus était engagée par l'un des arguments platoniciens en faveur des Idées. Tel

 qu' Aristote l'expose, l'argument va de l'activité de pensée (του νοείν) à l'Idée : si l'on peut

 penser, par-delà cet homme ou cet animal, à l'homme ou à l'animal en général, alors il faut

 bien que ceux-ci existent en plus du particulier, c'est-à-dire comme Forme. Mais Aristote

 réplique que dans ce cas, si l'on peut penser à l'individu, Socrate ou Platon, une fois que

 celui-ci a cessé d'exister, alors il doit aussi y avoir une Idée de l'individuel et du périssable.

 A partir de là, il montre contre Platon que la conséquence n'est pas bonne de la pensée à la

 réalité de son objet (on peut penser à un centaure, à une chimère etc).

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 G. Aubry I Phronesis 53 (2008) 271-289 273

 - tout d'abord, si Plotin affirme bien, dans le traité 18, qu'il existe un

 principe intelligible de l'individu, rien n'autorise à identifier ce principe

 à une Forme. Le texte indique qu'il s'agit d'un logos, ce que confirme

 l'analyse du traité qui le précède immédiatement, le traité 17 (II, 6) ;

 - ensuite, de même que le principe intelligible de l'individu ne peut être

 identifié à une Forme, de même il ne peut être identifié à l'individu. Il

 n'y a d'individuation à proprement parler que quand ce principe se

 trouve instantié dans un corps vivant, c'est-à-dire, plus précisément,

 quand l'âme et le logos individuels se lient à un corps déjà animé par le

 logos de l'âme du Monde. On pourrait ici, pour sa commodité et

 indépendamment de la théorie qu'elle porte, reprendre la terminologie

 leibnizienne, et faire la part entre un « principe de distinction » présent

 en l'Intellect, et un « principe d'individuation » qui se donne à la con-

 jonction de celui-ci et de son instantiation dans un corps particulier5 ;

 - mais on est alors confronté à un nouveau problème. Car, en plus du

 «principe de distinction» et du «principe d'individuation», Plotin

 reconnaît aussi un niveau qui serait celui de l'individu comme «per-

 sonne » ou encore, et selon ses termes, comme hêmeis, sujet moral défini

 par la conscience et la liberté. Or les principes d'individuation et de

 distinction apparaissent aussi, on le verra, comme des principes de

 détermination. On peut dès lors se demander si l'on n'est pas, en effet,

 confronté à une contradiction, mais qui opérerait non pas au sein de la

 théorie des Formes des Individus, mais entre un concept ontologique et

 un concept éthique de l'individu.

 Le principe de distinction

 Le traité 18 des Ennéades s'ouvre sur un argument qui va de la noêsis à

 ïousia :

 5) Ce schéma est très différent de ce que l'on trouve chez Leibniz, puisque pour ce dernier

 le principe d'individuation se réduit au principe de distinction (la monade, en tant qu'elle

 assure la persistance de l'individu par-delà les changements de sa configuration). Ainsi,

 l'identité spatio-temporelle de l'individu n'est que l'expression phénoménale de la distinc-

 tion des substances (voir Nouveaux Essais sur l'entendement humain, chap. XXVII).

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 274 G. Aubry I Phronesis 53 (2008) 271-289

 Y a t-il une idée de chaque individu ? - Oui, c'est le cas : si moi-même et chacun de

 nous (εγώ και έκαστος), nous pouvons remonter jusqu'à l'intelligible, alors le principe

 de chacun (έκαστου ή αρχή) est également là-haut (1, 1-3)6.

 Le texte semble ainsi aller de la capacité de chacun, ou de chaque indi-

 vidu, à penser Γ intelligible, et ce faisant à s'élever à l'intellect en lui, à sa

 présence même dans l'Intellect principiei, le Nous. Reste à savoir en quoi

 consiste une telle présence, et si l'on peut ou non l'identifier à une Forme

 ou à une Idée. Sans doute, la question inaugurale, à laquelle fait écho le

 titre donné par Porphyre au traité, porte le terme « ιδέα ». Elle est aussitôt

 suivie d'une objection, qui mentionne l'existence d'un «Socrate en soi»,

 αύτοσωκράτης (1,4) : mais, d'une part, ce «Socrate en soi» se trouve identifié

 non à la Forme de Socrate mais à son âme individuelle, d'autre part, la

 permanence intelligible de cette dernière est niée au nom de la réincarna-

 tion7. Enfin, Plotin va répondre à cette objection en invoquant aussitôt la

 notion de raison séminale, ou de logos (1, 8). D'emblée, donc, on est con-

 fronté à une triplicité de termes : certes, le traité 18 paraît avoir pour objet

 d'affirmer que l'individu est présent d'une manière ou d'une autre dans

 l'intelligible; mais cette « présence » doit-elle être identifiée à une Forme ?

 A une âme ? A un logos ? Il faut, pour préciser les termes de cette question,

 et avant de revenir au traité 18, passer en revue les différents principes de

 distinction intelligibles admis par Plotin.

 a. Un premier principe de distinction en l'Intellect est ce que Plotin appelle

 l'Altérité (έτερότης), qu'il identifie à la dyade indéfinie, soit à la première

 multiplicité produite par l'Un-Bien, et au principe de la matière intelli-

 gible (12 (II, 4) 5, 28-29). La matière intelligible est en effet ce sur fond de

 quoi les Formes se distinguent. Dans le traité 12, Plotin explique qu'il doit

 y avoir en les Idées quelque chose de commun par quoi elles sont des Idées,

 et une forme propre, οικεία μορφή, qui les distingue les unes des autres. Or

 s'il y a forme, il doit aussi y avoir quelque chose d'informé, et donc une

 6) Je cite le texte dans la traduction de L. Brisson, J. Laurent et A. Petit, Plotin. Traités 7-21 ,

 Traductions sous la direction de Luc Brisson et Jean-François Pradeau, Paris, 2003.

 7) « Si Socrate et l'âme de Socrate existent toujours, il y aura comme on dit un Socrate en soi,

 au sens où son âme individuelle sera aussi là-bas. Mais si tel n'est pas le cas, et que l'âme qui

 était auparavant Socrate devienne des individus différents à différents moments, par exemple

 Pythagore ou quelqu'un d'autre, alors cet individu ne sera pas aussi là-bas» (1, 3-7).

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 G. Aubry I Phronesis 53 (2008) 271-289 275

 matière : la matière intelligible vaut ainsi comme un premier principe de

 distinction, qui fait qu'une Forme, ou un universel, ne se confond pas avec

 un autre (4, 2-7).

 De même qu'il y a en l'Intellect un principe de distinction entre les

 Formes, de même il y a un principe de distinction entre les âmes, soit, et

 plus précisément, entre ce qui en toute âme est à la fois essentiel et séparé,

 c'est-à-dire l'intelligence. Il semble que la distinction entre les intelligences

 soit relative à la distinction entre les Formes : dans le traité 27 (IV, 3), Plo-

 tin l'explique en effet en disant que chaque âme contemple un objet

 différent (8, 15-16) et donc «est ou devient ce qu'elle contemple»8.

 On aurait donc un principe de distinction entre les Formes et un autre,

 relatif au premier, entre les âmes-intelligences. Mais cela ne permet pas

 encore de répondre à la question du principe de distinction entre les indi-

 vidus telle que la pose le traité 18, c'est-à-dire entre les individus humains :

 car ces intelligences que distingue, dès l'origine, leur objet de contempla-

 tion, peuvent être celles de démons, ou encore d'astres. C'est pourquoi

 Plotin affirme, dans le traité 38 cette fois, que le principe intelligible de

 l'homme, c'est l'âme (intellectuelle toujours) plus le logos de l'homme.

 Dans le chapitre 4 du traité 389, Plotin récuse en effet la définition plato-

 nicienne de l'homme par l'âme {Alcibiade, 130 c), dès lors que l'homme est

 une âme d'un type particulier. Mais on ne peut pas non plus définir

 l'homme comme animal raisonnable, selon la définition stoïcienne mais

 communément attribuée à Aristote, dès lors que l'animal est un composé

 d'âme et de corps, et que le corps n'a pas d'existence intelligible. Définir

 l'homme par l'union de l'âme et du corps, c'est refuser à la définition une

 réalité éternelle, puisqu'elle ne se réaliserait qu'une fois accomplie une telle

 union (38 (VI, 7) 4, 9-16). Dès lors, si l'homme est bien un couple, sunam-

 photeron, ce couple n'est pas de l'âme et du corps, mais de l'âme et d'un

 certain logos (5, 2-3). Comme l'explique Pierre Hadot, «l'homme résulte du

 choix que l'âme a fait du logos de l'homme, c'est l'âme actualisant le logos de

 8) Voir aussi, en écho au mythe du Phèdre, 31 (V, 8) 10, 1-18. On aurait là un principe de

 distinction non seulement entre les âmes individuelles, mais aussi entre celles-ci en leur

 ensemble et l'âme du Monde : au chapitre 6 du même traité 27, Plotin envisage ainsi que

 la différence de valeur entre l'âme du Monde et les âmes individuelles vienne du fait que la

 première seule « contemple l'Intellect en sa totalité, tandis que les autres ne voient que les

 intelligences partielles dont elles dépendent» (15-17).

 9) Voir la traduction et le commentaire de Pierre Hadot, Plotin. Traité 38 (VI, 7), Paris,

 1987, pp. 95-96 et 209-219.

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 276 G. Aubry I Phronesis 53 (2008) 271-289

 l'homme, de préférence à d'autres logoi»10. Le logos doit ici être entendu,

 comme toujours chez Plotin, à la fois comme force et comme forme, soit

 comme la forme formatrice par l'intermédiaire de laquelle l'âme va déployer

 dans le sensible la Forme intelligible qu'elle contemple. A l'âme, ou l'intellect,

 individuel, s'ajoute donc le logos qui contient les caractéristiques de la Forme

 de l'Homme (plutôt que du démon, de l'animal etc).

 Du logos, Plotin dit en effet qu'il contient les qualités essentielles. Dans

 le traité qui précède immédiatement celui sur les Formes d'individus, le

 traité 17 (II, 6), Plotin distingue entre les qualités essentielles, qui sont des

 différences de la substance, et les qualités ou différences accidentelles, qui

 ne qualifient pas la substance elle-même, mais seulement l'être sensible

 (lequel, pour Plotin, n'est pas une substance, mais un composé de matière

 et de qualités). Ces qualités essentielles portent notamment les différences

 spécifiques (par exemple bipède ou quadrupède, 17 (II, 6) 1, 17); ce sont

 des «compléments» (συμπληροΰν, 1, 21) de la substance», et non de simples

 additions, extérieures et accidentelles (par exemple, le blanc pour la céruse

 ou le cygne, la chaleur pour le feu, 1, 29-33). C'est pourquoi il est plus

 juste de les qualifier d'actes, energeiai, que de qualités : ce sont en fait «des

 actes venus des raisons (logoi) et des puissances (dunameis) qui sont dans les

 substances» (2, 21-22).

 On obtient donc le résultat suivant : l âme-intellect individuelle con-

 temple la Forme de l'Homme, et de cette contemplation elle tient un logos,

 qu'il faut penser à la fois comme puissance et comme en-puissance, soit

 comme une force qui, au contact du composé sensible, va actualiser les

 qualités essentielles de l'homme (animal, bipède etc). C'est donc le logos

 qui porte la définition complète de l'homme comme composé.

 L'actualisation du logos peut, pour cette raison, être pensée comme une

 progression vers l'essence : le traité 42 (VI, 1), Des genres de l'être, explique

 ainsi que la raison séminale du cygne porte la blancheur, qu'il ne reçoit

 cependant qu'à la naissance. Or de cette blancheur, qui bien sûr ne peut

 advenir que dans une matière, on ne doit pas dire que le cygne pâtit, mais que,

 la recevant, il «progresse vers son essence, ιόντα εις ούσίαν» (20, 19-20) - où

 l'on reconnaît l'analyse d'Aristote qui, dans le De Anima, distinguait un

 certain type d'altération positive, à penser comme « un progrès vers soi-même

 et vers l'entéléchie, εις αυτό γαρ ή έπίδοσις καΐ εις έντελέχειαν» (Π 5,

 417b 7).

 10) φ. α*., ρ. 214.

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 G. Aubry I Phronesis 53 (2008) 271-289 277

 Cependant, on n'est là encore qu'au niveau des différences spécifiques. La

 question se pose donc toujours de savoir si les différences individuelles sont

 elles aussi portées par le logos et peuvent de ce fait être comptées comme

 essentielles. Autrement dit : Socrate préexiste-t-il dans l'intelligible non

 seulement comme homme mais aussi comme Socrate ? Le logos associé à

 son âme porte-t-il aussi les caractéristiques de sa «socratité» ?

 A cette question, et c'est un point déterminant, la réponse de Plotin est

 oui. Il faut ici revenir au traité 18. On a vu en effet que celui-ci convoquait

 d'emblée la notion de logos : dès le chapitre 1, il pose que «la différence de

 constitution <entre les individus> doit provenir de la différence des rai-

 sons, δει την διάφορον ποίησιν έκ διαφόρων λόγων» (1, 23, trad. Bréhier).

 Plotin explique ensuite que les différences entre les individus ne peuvent

 venir de la simple combinaison des logoi parentaux : la preuve en est que de

 mêmes parents peuvent avoir des enfants très différents. Ces différences

 individuelles ne peuvent venir non plus de la seule matière; prenons

 l'exemple de jumeaux : ils sont conçus dans des régions différentes de la

 matrice, et pourtant ils se ressemblent à s'y méprendre. Elles ne viennent

 pas non plus de «l'inégale domination de la matière par la forme». On

 reprend l'exemple des jumeaux, mais d'un autre point de vue : soient deux

 jumeaux, à la fois très beaux, et très différents; si leur différence n'est pas

 celle, négative, de la laideur à la beauté, alors elle ne peut venir de la ma-

 tière (2, 14-17). De cela, on conclut qu'il y a «autant de raisons que

 d'individus différents, et qui diffèrent par autre chose qu'une déficience du

 côté de la forme» (3, 5-6). Et Plotin donne l'exemple très éclairant d'un

 artisan fabriquant des objets identiques : chaque objet n'en est pas moins

 saisi par une pensée différente, διαφορά λογική (3, 7-10). On a donc

 confirmation que les individus se distinguent bien «par d'innombrables

 différences formelles, ίδικαις11 διαφοραις μυρίαις» (1,21).

 Cette thèse est étayée par le traité 5 (V, 9), dont Blumenthal considérait

 pourtant qu'il était incompatible avec V, 7 : Plotin y énonce en effet « que

 les Formes sont de l'universel, non pas de Socrate, mais de l'homme» (12,

 3-4). Pourtant, il dit aussi, et aussitôt après, qu'«à propos de l'homme, il

 faut examiner s'il n'y a pas aussi une idée des individus» (12, 4-5). A quoi

 il répond que l'individualité consiste en des différences qui s'ajoutent à la

 différence spécifique : ainsi le nez camus ou aquilin, ou encore les différences

 10 Le terme ίδικαις que l'on trouve ici est un hapax chez Plotin.

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 278 G. Aubry I Phronesis 53 (2008) 271-289

 de teint. Mais, ajoute-t-il, si certaines de ces différences viennent de la

 matière, d'autres de la région, d'autres encore viennent du logos (12, 5-1 1).

 A ce point, il semble que Ton ait peut-être les moyens de résoudre les appa-

 rentes contradictions pointées par les commentateurs : il est vrai qu'il η y a

 pas de Formes des individus, mais seulement des Formes des universaux. En

 revanche, il existe bien un principe formel de l'individu, ou encore un

 principe intelligible de distinction entre les individus : ce principe est le

 logos12, en tant qu'il porte à la fois les différences spécifiques et les différences

 individuelles, qui cependant ne s'actualisent que dans (et non par) la ma-

 tière (ou plus exactement, on le verra, le corps vivant), et sont donc non

 des altérations privatives, mais des altérations positives.

 Il est très probable que Plotin hérite ici du stoïcisme : au sein de la

 catégorie de qualité, les Stoïciens distinguent en effet entre les qualités

 spécifiques et les qualités individuelles (κοινώς ετ ιδίως ποιόν)13. Porphyre

 à son tour identifiera la qualité individuelle à une combinaison particulière

 de qualités communes14.

 On comprend dès lors que Plotin, dans le traité 39 (VI, 8), écrive que

 nous sommes τις ουσία, une essence particulière, soit un composé d'essence

 et de différence (σύνθετόν τι εκ διαφοράς και ουσίας, 12, 5-6). L'essence,

 donc, est différente de nous, ou encore, on y reviendra, du nous, du hêmeis,

 et pourtant, ajoute Plotin, «c'est elle qui ajoute aussi une différence» (39

  VI, 8) 12, 11).

 b. Des problèmes demeurent cependant : le premier est celui que pose la

 théorie de la réincarnation. Celle-ci, dans le traité 18, est d'abord invoquée

 comme une solution : admettre un principe intelligible de l'individu ne re-

 vient pas à introduire l'infinité dans l'Intellect, dès lors que « l'âme de chacun

 contient les raisons de tous les individus à travers lesquels elle passe» (1, 7-8).

 Ainsi, un même logos peut être instantié en différents individus (Pythagore,

 puis Socrate, ou encore, pour reprendre un exemple leibnizien, Caïn, Cham

 12) C'est aussi ce que soutient D. Nikulin dans un article récent, « Unity and Individuation

 of the Soul in Plotinus», dans R. Chiaradonna (a cura di), Studi sull'anima in Piotino,

 Naples, 2005. pp. 277-304. Nikulin cependant ne fait pas place, en plus de ce principe de

 distinction, à ce que j'appelle le principe d' individuation qui consiste, on le verra, en

 l'instantiation de ce logos dans un corps vivant et lui-même déjà particularisé.

 13) Cf. D. Sedley, «The Stoic Criterion of Identity», Phronesis XXVII, 1982, pp. 255-275.

 14) Cf. P. Hadot, Porphyre et Victorinus, I, Paris, 1968, p. 1 10; R. Chiaradonna, «La teoria

 dell'individuo in Porfirio et Γ ΙΔΙΟΣ ΠΟΙΟΝ stoico», Elenchos 2000, fase. 2, pp. 303-313.

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 G. Aubry I Phronesis 53 (2008) 271-289 2

 et Ismael). Mais à ceci on pourrait objecter que l'infini est transposé de l'âme

 aux logoi. Plotin contre cette nouvelle objection en ayant recours là encore

 à une théorie stoïcienne : celle de la palingénésie. On peut admettre qu'il y

 a différents cycles cosmiques, et qu'à chaque fois les mêmes individus re-

 viennent : « De cette manière, Γ illimitation se verra limitée, chaque fois

 que les mêmes choses se reproduisent» (18 (V, 7) 1, 12-13). De plus, une

 telle infinité n'est pas le « mauvais infini » quantitatif, car elle est celle de la

 puissance du logos : loin d'être un infini en-puissance, elle est contenue en

 un point indivis (1, 26). Dans le traité 18, la théorie de la réincarnation

 vient donc conforter celle des logoi individuels.

 Mais elle est, à rebours, mise en danger par celle-ci : car la thèse d'une

 préexistence intelligible de l'individu paraît largement problématique pour

 ce que la théorie de la réincarnation porte de signification éthique. Fidèle

 à la doctrine platonicienne, Plotin considère en effet que les incarnations

 successives sont déterminées par la valeur de la vie antérieure15. Mais si le

 logos porte d'emblée, et à la façon de la notion complète de Leibniz, la

 totalité de ses instantiations, alors on peut dire que Socrate était déterminé

 à devenir un démon ou un dieu, Gorgias un pluvier etc. A cela, Plotin

 répond que si le logos est déterminé par l'objet contemplé par l'âme, celui-

 ci l'est à son tour par son existence incarnée : autrement dit on pourrait

 envisager qu'un même logos se charge vie après vie de nouveaux caractères

 individuels, cette fois «acquis», et déterminés par les choix de l'individu

 incarné et par son comportement éthique (supposons qu'un unique logos

 porte le nez camus et le goût de la contemplation, il pourra s'instantier

 dans n'importe quel géomètre à figure de Silène qui, parce que son com-

 portement aura été vertueux, contemplera, une fois remonté à l'Intellect,

 la Forme du Bien, et deviendra Socrate dans une vie postérieure). Dans le

 traité 27 (IV, 3), Plotin attribue ainsi la différence entre les âmes aussi à

 leurs corps et à leurs vies antérieures (8, 8-10).

 Il n'en pose pas moins, on l'a vu, une différence de rang initiale entre les

 âmes, dont on voit mal comment elle peut être réduite : lorsque le traité 48

 (III, 3) demande, avec insistance, «à l'origine, pourquoi la faute ?», la

 réponse ultime est que « comme on l'a dit souvent, tous les êtres ne sont pas

 de premier rang» (4, 45-46).

 c. Le principe de distinction intelligible apparaît dès lors aussi comme un

 principe de détermination. Il paraît de ce fait difficile, on y reviendra, de

 15> 15 (III, 4) 2, 11-30; 38 (VI, 7) 7, 1-5.

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 280 G. Aubry I Phronesis 53 (2008) 271-289

 concilier la thèse d'une pré-existence intelligible de l'individu avec la notion

 d'individu comme personne, sujet possible de la liberté.

 A cela il faut ajouter que l'individu intelligible ne conserve aucun trait

 de l'individu incarné, soit de ce qu'on peut appeler le «moi», ou, selon le

 terme plotinien, le «nous», le hêmeis. Dans le traité 27 (IV, 3) Plotin

 s'interroge ainsi sur l'éventuelle persistance, en l'Intellect, de la mémoire. Il

 développe en cette occasion la théorie singulière des deux mémoires : à

 l'âme divine et essentielle et à l'âme liée au corps, correspondent deux facul-

 tés distinctes, l'une qui porte le souvenir des pensées (pour autant qu'elles

 ont été conscientes et énoncées), l'autre, celui des sensibles. Ces deux

 mémoires peuvent cependant avoir le même objet : l'une en retiendra les

 caractéristiques intelligibles, l'autre, les traits sensibles (27 (IV, 3) 28-31).

 L'âme remontée à l'Intellect conservera, pendant un temps, le souvenir de

 ses amis, de ses enfants, de sa patrie, mais sans en éprouver d'émotions, ou

 seulement des émotions nobles; et puis, peu à peu, elle les oubliera : « L'âme

 bonne est oublieuse [...]. Elle est légère et toute seule» {ibid., 32, 18-21).

 Ainsi, Socrate, remonté à l'intelligible, ne se souvient pas qu'il a fait de la

 philosophie (28 (IV, 4) 1, 5), ni même, et alors qu'il contemple, que c'est

 lui, Socrate, qui contemple {ibid., 2, 1-3).

 Comme la mémoire, en effet, la conscience disparaît en l'Intellect.

 L'intelligence ne fait plus qu'un avec l'intelligible, et c'est en tant même

 que nous sommes contemplation en acte que nous ne sommes plus nous-

 mêmes qu'en-puissance (δυνάμει ων τότε αυτός) (28 (IV, 4) 2, 8). En

 l'Intellect, ainsi, nous ne sommes plus «nous», nous sommes les êtres.

 C'est ce que Plotin formule de façon frappante en 23 (VI, 5) : « Notre nous

 et ce qui est nôtre se réduit à l'être» (7, 1). Et c'est le cas pour chacun

 d'entre nous : l'Intellect est ce lieu où nul ne peut dire «Jusque là c'est

 moi» (7, 15)16.

 16) Blumenthal (art. cit.) cite un texte proche, le chapitre 12 du même traité 5, comme

 allant contre les Formes d'individu : Plotin y affirme en effet qu'en l'Intellect, le moi est

 identique au tout (17-18). A mon sens, ce texte, pas plus que celui du chapitre 7, ne remet

 en cause l'existence d'un principe intelligible de distinction entre les individus. Simple-

 ment, Plotin affirme avec constance qu'en l'intelligible la distinction n'est ni séparation ni

 particularisation; chacun y est soi-même en acte et le tout en-puissance; ou encore : les

 traits individuels y sont comme des visages différents mais réunis en un même sommet (voir

 23 (VI, 5) 7, 1-15; 43 (VI, 2) 20, 19-25). Il n'y a à proprement parler d'individuation et de

 séparation que quand l'âme s'écarte de l'Intellect pour se constituer comme âme, précisé-

 ment parce qu'elle veut «être à elle-même». C'est ce processus que l'on étudiera dans un

 second temps.

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 G. Aubry I Phronesis 53 (2008) 271-289 28 1

 On peut donc dire, pour conclure ce premier moment, que si Plotin admet

 un principe intelligible de distinction entre les individus, ce principe,

 d'abord, n'est pas une forme, mais un logos lui-même relatif à la hiérarchie

 des âmes, soit à leur mode et à leur degré de contemplation des Formes,

 ensuite, que ce logos ne retient, ou ne contient, que peu de traits de

 l'individu conçu comme personne ou comme h émets.

 Il faut donc admettre, en plus de ce principe de distinction, un principe

 d'individuation.

 Le principe d'individuation

 En l'Intellect, écrit Plotin, «chaque âme est distinguée des autres, mais

 cette distinction n'est pas une séparation» (εκαστον έχει διακεκριμένον

 και αυ ου διακριθέν χωρίς) (22 (VI, 4) 14, 4-5). Il demande alors :

 Mais nous . . . Qui « nous » ? Sommes-nous « celui-là » ou bien sommes-nous celui qui

 s'est ajouté à « celui-là», ce qui est soumis au devenir du temps ? Mais ne faut-il pas dire

 qu'avant que se produise la naissance actuelle, nous étions alors d'autres hommes - cer-

 tains d'entre nous étaient même des dieux -, nous étions purement âmes et Pensée, unis

 à la totalité de l'être, parties du monde de la Pensée, sans séparation, sans division : nous

 appartenions au Tout (et même encore maintenant nous n'en sommes pas séparés).

 Mais il est vrai que maintenant à cet homme-là s'est ajouté un autre homme : il

 voulait être et nous ayant trouvés [. . .] il s'est attribué à nous, et il s'est ajouté à cet

 homme-là que nous étions originellement [. . .] et ainsi nous sommes devenus les deux

 et plus d'une fois nous ne sommes plus celui que nous étions auparavant et nous som-

 mes celui que nous nous sommes ajouté ensuite : l'homme que nous étions cesse d'agir

 et en quelque sorte d'être présent (22 (VI, 4) 14, 16-31)17.

 De nouveau, ce texte présente une triplicité de termes : tout d'abord, le

 «premier homme», purement âme et pensée, uni à la totalité de l'être;

 ensuite, le «deuxième homme», «soumis au devenir du temps» ; enfin, le

 «nous (hêmeis)», qui est composé de leur addition. Deux questions se

 posent donc : d'abord, à quoi, au juste, faut-il identifier ces trois termes ?

 Ensuite, a-t-on affaire à une doctrine cohérente ?

 En le premier homme, on reconnaît celui dont nous venons de traiter :

 l'homme en l'intelligible, c'est-à-dire l'âme en tant qu'elle est pur intellect

 et pure contemplation et que de cette contemplation elle tient un logos qui

 17) Trad. P. Hadot, «Les niveaux de conscience dans les états mystiques selon Plotin ».Journal

 de Psychologie n.2-3, 1980, pp. 246-247.

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 282 G. Aubry I Phronesis 53 (2008) 271-289

 porte, déjà, des qualités individuelles, lesquelles, cependant, ne séparent

 pas l'individu du Tout (de l'Intellect comme totalité des Formes, pas plus

 que des autres âmes et de leurs logoi)18. Reste à savoir en quoi consiste le

 «deuxième homme» : c'est à cette question que je souhaiterais désormais

 m' attacher, avant de voir ce qu'il en est du hêmeis, et s'il peut être concilié

 avec ces deux autres niveaux de l'individu.

 a. Aussitôt après dans le même texte, Plotin va nommer ce deuxième

 homme, en même temps qu'en expliquer la constitution : ce deuxième

 homme, c'est l'animal, ζωον (22 (VI, 4) 15, 8 et 18). Par là, il faut enten-

 dre le corps comme déjà animé, doué par l'âme du Monde de la puissance

 végétative et d'une forme inférieure de puissance sensitive (15, 8, 17)19. Le

 couple des deux hommes en quoi consiste le «nous» se constitue de la

 façon suivante : d'abord, l'âme divine, l'âme en l'Intellect « qui appartient

 au monde intelligible tout entier et dissimule dans l'ensemble la partie

 qu'elle est, bondit en quelque sorte hors de la totalité dans un être par-

 ticulier, sur lequel elle dirige son activité particulière» (16, 28-30). Elle se

 constitue alors comme âme, et non plus seulement comme intelligence et

 comme partie de l'intelligible, et elle devient l'âme d'un corps. Alors qu'elle

 n'était particulière qu'en-puissance (οίον δυνάμει τότε μέρος ούσα, 16,

 36), elle devient particulière en acte.

 C'est donc par l'adjonction du deuxième homme au premier que

 l'individu devient véritablement un «particulier», c'est-à-dire qu'il n'est

 lui-même qu'en étant non plus seulement distinct, mais séparé des autres.

 On a là un deuxième moment, déterminant, du processus d'individuation,

 qui n'est plus seulement une distinction intelligible, mais bien une sépara-

 tion spatiale et temporelle20.

 18) On trouve dans le traité 38 une autre triplicité mais qui ne recouvre pas celle-ci : le

 premier homme y correspond à la Forme de l'Homme, le deuxième homme, à l'âme plus le

 logos de l'homme (soit ce que nomme le premier homme du traité 22), le troisième homme,

 enfin, à l'homme sensitif. Voir le tableau récapitulatif de P. Hadot, Plotin. Traité 38, op. cit.,

 pp. 210-211.

 XJ) Voir 53 (I, 1) 8, 18. Sur les différents termes employés par Plotin pour dire le composé

 de l'âme et du corps, voir G. Aubry, Plotin. Traité 53 (I, 1), Introduction, traduction, com-

 mentaire et notes, Paris, 2004, pp. 378-380.

 20) Sur le rôle du temps dans le processus de particularisation, et sur l'identité temporelle de

 l'individu plotinien, voir P. Remes, « Plotinus on the Unity and Identity of Changing Par-

 ticulars», Oxford Studies in Ancient Philosophy 28, 2005, pp. 273-301.

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 G Aubry I Phronesis 53 (2008) 271-289 283

 II vaut la peine de noter que dans cette particularisation la matière est,

 au sens propre, «hors de cause». En effet, non seulement elle est par elle-

 même dénuée de qualités {apoios, 2 (IV, 7) 3, 8) et de forme (amorphos, 42

 (VI, 1) 27, 2; aneideos, 25 (II, 5) 4, 12), pure privation (sterêsis, 12 (II, 4)

 14, 24; 26 (III, 6) 14, 24), mais de plus, elle ne retient rien de la forme. La

 matière, donc, ne peut être tenue pour responsable de l'adjonction à la

 forme de qualités particulières ou particularisantes. Elle peut tout au plus

 brouiller ou altérer celles que porte le logos; ainsi, et par exemple, «un vi-

 sage est laid parce que la raison séminale n'a pu dominer la matière et en

 cacher la laideur» (51 (I, 8) 9, 11-12). Mais cette résistance opposée au

 logos ne doit pas tant être imputée à une efficience propre de la matière,

 qu'à une déficience du logos lui-même (48 (III, 3) 4, 29-40).

 De même, donc, que le principe intelligible de distinction devait être

 identifié non à la Forme mais au logos, de même le principe sensible

 d'individuation doit être identifié non à la matière mais au corps vivant.

 b. Mais cela n'est pas sans soulever une nouvelle difficulté qui, comme celle

 que l'on avait déjà relevée à propos du principe de distinction, renvoie au

 problème du déterminisme. En effet, le deuxième homme ou l'animal est,

 on l'a vu, le corps déjà animé par l'âme du Monde, c'est-à-dire par le logos

 de l'âme du Monde. Or certains textes suggèrent que le logos de l'âme du

 Monde ne fait pas que façonner les corps qu'animeront ensuite les âmes

 individuelles, mais détermine aussi l'association de telle âme individuelle à

 tel corps vivant21. Dans le traité 38 (VI, 7), Plotin a recours à l'image

 fameuse et éloquente de l'âme du Monde esquissant sur la toile de fond de

 la matière les formes animales, que les âmes individuelles, ensuite, n'ont

 plus qu'à suivre, se conformant à elles comme un danseur se conforme aux

 figures qui lui sont imposées (7, 8-16)22. Le traité 27 (IV, 3) énonce aussi que

 21) Cette thèse sera explicitement énoncée dans Y Ad Gaurum de Porphyre : le chapitre 10

 explique ainsi qu'à « l'instant même » de sa naissance, l'embryon reçoit de l'extérieur une

 âme «dont la présence est due à la providence du principe qui administre le tout» (48,

 3 1-33 Kalbfleisch). Cependant, il s'agit ici de l'âme animale, c'est-à-dire sensitive et motrice,

 l'embryon n'étant, selon Porphyre, doué durant sa gestation que de l'âme végétative.

 Sur cette thèse, et ses implications anti-aristotéliciennes, voir G. Aubry, « Capacité et con-

 venance : la notion & epitêdeiotês dans la théorie porphyrienne de l'embryon », dans L. Bris-

 son et M. -H. Congourdeau (édit.), L'Embryon (formation et animation) dans ¿Antiquité et

 au Moyen Age, Paris, à paraître en 2008.

 22) Voir aussi 27 (IV, 3) 6, 13; 33 (II, 9) 18, 15.

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 284 G. Aubry I Phronesis 53 (2008) 271-289

 la descente et la montée des âmes sont réglées (12, 17-19), et que chaque âme

 «est transportée dans le corps avec qui elle entretient de la ressemblance, Tune

 vers un être humain, l'autre vers un autre vivant» (12, 37-39).

 Ainsi, si c'est bien le corps animé qui opère comme le principe

 d'individuation, il semble bien que l'on ait affaire, en plus, à un nouveau

 principe de détermination : l'âme du Monde, en tant qu'elle détermine

 l'association entre le principe intelligible de distinction et le principe sen-

 sible d'individuation, ou encore entre le logos individuel et le corps vivant,

 le premier et le deuxième homme. Ce nouveau principe de détermination

 s'ajoute à ceux que constituaient déjà le logos individuel (lui-même déter-

 miné par le rang de l'âme intellectuelle et par l'objet de sa contemplation),

 et la vie antérieure.

 c. Un second problème se pose, symétrique, là encore, de celui déjà signalé

 à propos du « premier homme » et du principe de distinction intelligible :

 de même que l'homme intelligible n'a que peu de traits de l'individu

 incarné (ni mémoire, ni conscience, pas d'identité biographique ni person-

 nelle), de même le deuxième homme, ou l'animal, s'il vaut comme un

 principe d'individuation, n'est pas encore individué. Ce qui palpite en lui,

 c'est la puissance anonyme et profuse de l'âme du Monde, les mêmes forces

 qui font croître, se reproduire, se nourrir tout vivant. De même, donc, que

 le premier homme n'est pas tant un « moi » qu'un « soi », de même le deux-

 ième homme, ou l'animal, n'est pas tant un «moi» qu'un «on», ou un

 «ça», une partie de l'univers unie aux autres par la sympathie23. Aussi Plo-

 tin, dans le traité 40, l'oppose t-il au hêmeis :

 Pour nous, nous avons été façonnés par l'âme que nous ont donnée les dieux du ciel et

 par le ciel lui-même, et c'est aussi par cette âme que nous sommes unis aux corps. Mais

 nous avons une autre âme, qui fait que nous sommes nous-mêmes . . . (καθ' ην ημείς)

 (40 (Π, 1) 5, 19-21).

 Résumons : on a dégagé à ce point un principe de distinction intelligible -

 le premier homme, ou l'âme plus le logos individuel - et un principe

 d'individuation sensible - le deuxième homme, ou le corps animé par le

 logos de l'âme du Monde. Mais en aucun on n'a reconnu, à proprement

 23) Cf. 3 (III, 1) 5 ; 8 (IV, 9) 3 ; 27 (IV, 3) 8, 2 ; 28 (IV, 4) 32 s. ; 36, 8-22 ; 38, 40, 41 ; 48

 (III, 3) 6 ; 52 (II, 3) 7.

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 G. Aubry I Phronesis 53 (2008) 271-289 285

 parler, Γ individu, entendu comme personne, sujet de la conscience et de la

 liberté. Celui-ci est ce que Plotin nomme le hêmeis, et dont le traité 22 (VI,

 4) disait qu'il ne se constituait qu'à la conjonction du premier et du deux-

 ième homme.

 Le hêmeis

 a. Revenons au passage, déjà cité, du traité 22 :

 Mais il est vrai que maintenant à cet homme-là s'est ajouté un autre homme : il voulait

 être et nous ayant trouvés [. . .] il s'est attribué à nous, et il s'est ajouté à cet homme-là

 que nous étions originellement [. . .] et ainsi nous sommes devenus les deux et plus

 d'une fois nous ne sommes plus celui que nous étions auparavant et nous sommes

 celui que nous nous sommes ajouté ensuite : l'homme que nous étions cesse d'agir et

 en quelque sorte d'être présent (22 (VI, 4) 14, 16-31).

 Le hêmeis est ici décrit à la fois comme le couple (το συνάμφω, 14, 29) des

 deux hommes, et comme le lieu de leur présence alternative. Il η est pas

 tant les deux hommes en même temps que ce qui peut devenir le second à

 l'exclusion du premier, pour peu que celui-ci « cesse d'agir et en quelque

 sorte d'être présent».

 Un texte du traité 49 éclaire ce que cette dernière formule a d'énigmatique :

 La sensation, on est d'accord pour la considérer comme toujours nôtre - en effet, nous

 sentons toujours - tandis que pour l'Intellect, il y a matière à en douter, parce que

 nous n'en usons pas toujours et parce qu'il est séparé; séparé, parce que lui ne s'incline

 pas et c'est plutôt nous qui sommes tournés vers lui, en regardant vers le haut. La

 sensation nous est un messager, lui est pour nous un roi. Mais nous régnons, nous

 aussi, quand nous nous conformons à lui (49 (V, 3) 3, 39-4 1)24.

 La distinction entre les deux hommes est ici retraduite en celle, épisté-

 mologique, entre la sensation et l'Intellect (la première pouvant être con-

 sidérée comme la faculté distinctive du second homme, ou de l'animal, le

 seconde, comme celle du premier homme). Il n'est pas dit cette fois que le

 hêmeis peut être l'un ou l'autre des deux hommes, mais plutôt que leurs

 opérations distinctives peuvent être ou n'être pas «nôtres». Et cette possibilité

 est renvoyée à l'action du hêmeis. Que la sensation et l'Intellect soient, ou pas,

 24) Trad. Β. Ham, Plotin. Traité 49 (V, 3), Introduction, traduction, commentaire et notes,

 Paris, 2000.

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 286 G. Aubry I Phronesis 53 (2008) 271-289

 « nôtres », cela dépend de l'usage que nous en faisons. Que la sensation soit

 «nôtre», on n'en doute pas car nous sentons toujours; pour l'Intellect, on

 peut en douter car nous faisons un usage plus intermittent de la pensée.

 Le hêmeis n'apparaît donc pas tant comme le couple de deux hommes

 que comme le lieu d'un double usage25 : c'est l'usage qu'il fait de leurs

 activités caractéristiques qui détermine la présence et l'activité en lui de

 l'un ou l'autre des deux hommes dont il est constitué.

 b. Or Plotin associe étroitement cette notion d'usage à celles de conscience

 et de liberté. Dans le traité 53, il explique ainsi que :

 Nous n'utilisons (χρώμεθα) pas toujours tout ce que nous avons, mais seulement

 quand nous orientons la partie médiane (το μέσον) vers le haut, ou dans la direction

 contraire : ne faut-il pas dire que nous usons de tout ce que nous faisons passer de

 l'en-puissance ou de la disposition à l'acte ? (53 (I, 1) 11, 5-8)26.

 La notion d'usage se trouve ici identifiée à celle d'actualisation. Ce n'est pas

 le premier ou le second homme qui sont actifs en nous : c'est plutôt nous

 qui actualisons leurs puissances distinctives (l'Intellect, ainsi, n'est d'abord

 en nous qu'à l'état de disposition, 8, 2). Or cet usage-actualisation dépend

 de l'orientation de la conscience : c'est elle que désigne ici le terme « to

 meson », la partie médiane. C'est en effet, dit Plotin, selon que cette partie

 est orientée vers le bas ou vers le haut qu'il peut y avoir prise de conscience

 (άντίληψις, 11,5) des réalités supérieures ou inférieures.

 Ailleurs, dans le traité 49, le hêmeis se trouve lui-même identifié à la

 partie médiane de l'âme : « Nous sommes cette partie souveraine de l'âme

 (το κύριον της ψυχής), intermédiaire entre deux facultés (μέσον δυνάμεως

 διττής), l'une inférieure, l'autre meilleure, l'inférieure étant la sensation et

 la meilleure l'Intellect» (49 (V, 3) 3, 37-39). Mais dans le traité 53, dont

 l'inflexion est plus éthique qu'épistémologique, le hêmeis n'apparaît plus tant

 comme la partie médiane que comme ce qui préside à son orientation : il est

 ce qui décide d'orienter la conscience vers le haut ou vers le bas et, ce faisant,

 25) On trouve, chez Epictète et Marc-Aurèle, la même articulation étroite entre la constitu-

 tion de soi et la notion d'usage : voir T. Benatouïl, «L'usage de soi dans le stoïcisme

 impérial», dans P. Galland-Hallyn et C. Lévy (dir.), Vivre pour soi, vivre pour la cité, Paris,

 2006, pp. 59-73.

 26) Pour un commentaire détaillé de ce texte, voir Aubry, Plotin. Traité 53, op. cit., pp. 290-

 305.

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 G. Aubry I Phronesis 53 (2008) 271-289 287

 d'actualiser en lui la puissance sensitive ou la disposition intellective, le

 second ou le premier homme27.

 c. Si Ton peut reconnaître en le hêmeis le niveau propre de l'individu

 comme personne, c'est donc parce qu'il se trouve associé à la conscience et

 à la liberté. Le hêmeis est ce qui peut choisir de devenir l'un ou l'autre des

 deux hommes en lui. Nous ne sommes rien d'autre que la puissance de

 nous identifier à l'un ou l'autre de nos deux «nôtres». Orientant sa con-

 science vers le haut, le hêmeis s'identifie à ce qui, de lui, préexiste en

 l'intelligible, mais n'est, on l'a vu, pas encore pleinement un individu

 (cf. 49 (V, 3) 4). Orientant sa conscience vers le bas, il s'identifie à l'animal,

 et perd alors son humanité, au sens où il perd la possibilité de prendre

 conscience de la présence en lui de l'âme séparée (cf. 53 (1, 1) 1 1, 8-12).

 Ces deux modalités de la conscience sont ce que Plotin nomme

 l'attention, προσοχή (cflO (V, 1) 12) et la sollicitude, κηδεμονία. Or la

 sollicitude peut être comprise comme un processus accru de particularisa-

 tion. Elle est le fait d'une âme qui non seulement se lie à un corps par-

 ticulier, mais s'identifie à celui-ci (27 (IV, 3) 4, 23-26; 17, 22-28).

 L'individuation est alors pensée comme fragmentation, isolement (2 (IV,

 7) 13, 11-12) et comme une addition soustractive (23 (VI, 5) 12, 19-23).

 Décrivant ce processus dans le traité 6 (IV, 8), Plotin l'identifie à la perte

 des ailes relatée dans le mythe du Phèdre (4, 10-22).

 En plus du processus ontologique de particularisation, il faut donc dis-

 tinguer le risque éthique de la parcellisation. Le premier est nécessaire, le

 second suspendu à la liberté du hêmeis, au choix qu'il fait d'orienter sa

 conscience vers le bas, et non vers le haut, vers le second et non vers le

 premier homme.

 Mais se pose alors le problème que l'on a désigné comme le plus aigu de

 ceux que soulève la théorie plotinienne de l'individu : si le hêmeis peut être

 considéré comme étant, au sens propre, l'individu, dès lors qu'il est à la fois

 27) Sur l'autodétermination du hêmeis plotinien, voir G. O'Daly, Phtinus' Philosophy of the

 Self, Shannon, 1971, p. 49 ; J.M. Rist, «Prohairesis : Proclus, Plotinus et alii», dans De

 Jamblique à Proclus. Entretiens de la Fondation Hardt XXI, Vandoeuvre-Genève, 1975,

 pp. 103-1 17; Aubry, Plotin. Traité 53, idem, PP- 303-305.

 J'ai présenté des versions successives de cet article à Caen et à Québec : je remercie mes

 hôtes et les auditeurs pour leurs remarques et leurs questions. Merci, aussi, au Rapporteur

 Anonyme, dont la lecture attentive m'a incitée à clarifier certains points.

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 288 G. Aubry I Phronesis 53 (2008) 271-289

 le sujet de la conscience et un principe d'autodétermination, comment le

 concilier avec ce que Ton a appelé les « principes de détermination » ? Com-

 ment le concilier, d'abord, avec le logos individuel, dès lors que celui-ci est

 lui-même déterminé par le rang initial de l'âme, et porte la totalité de ses

 instantiations ? Mais comment le concilier, aussi, avec le logos issu de l'âme

 du Monde, dès lors que celui-ci paraît présider à la liaison entre tel logos

 individuel et tel composé particularisant ? Ainsi, et plus concrètement, si le

 logos dont je suis l'instantiation porte que dans une vie postérieure je dois

 me réincarner en un animal, ou en un homme vil, et si le logos de l'âme du

 Monde l'associe à un corps aux violents appétits, comment puis-je encore

 choisir, ici, de rn identifier à l'âme séparée ?

 Conclusion

 La théorie du fondement intelligible de l'individualité, si elle est à la fois

 repérable chez Plotin et cohérente en sa singularité, ne paraît pas moins

 difficilement compatible avec cette autre invention conceptuelle qu'est,

 chez Plotin, le hêmeis - soit avec sa théorie de la personne. Il semble qu'on

 ne puisse échapper à cette tension qu'en introduisant dans le logos même, et

 donc dans l'intelligible, un principe d'indétermination (serait inscrit dans

 mon logos non pas la totalité de mon devenir, mais son opacité), ou bien

 encore (et c'est la solution que portera la notion complète leibnizienne) en

 y introduisant l'autodétermination comme une détermination supplémen-

 taire (mon logos porte que je choisirai librement tel ou tel devenir).

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