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FatouDiome

Impossibledegrandir

roman

Flammarion

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FatouDiome

Impossibledegrandir

Flammarion

Collection:LittératurefrançaiseMaisond’édition:Flammarion

©Flammarion,2013.Dépôtlégal:mars2013

ISBNnumérique:978-2-0813-0072-9ISBNdupdfweb:978-2-0813-0073-6

Lelivreaétéimprimésouslesréférences:ISBN:978-2-0812-9029-7

OuvragecomposéetconvertiparNordCompo

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Présentationdel’éditeur:Salieestinvitéeàdînerchezdesamis.Uneinvitationapparemmentanodinemaisquilaplongedanslaplusgrandeangoisse.Pourquoiest-cesi«impossible»pourelled’allerchezlesautres,derépondreauxquestionssursavie,sursesparents?Pourlesavoir,Saliedoitaffrontersessouvenirs.PousséeparlaPetite,sondoubleenfant,elleentreprendunvoyageintérieur,revisitesonpassé:lavieàNiodior,lesgrands-parentsmaternels,tuteurstantaimés,maisaussiladifficultéd’êtreuneenfantditeillégitime,lecombatpourtenirdeboutfaceaujugementdesautresetl’impossibilitédefaireconfianceauxadultes.Àpartirdesouvenirspersonnels,intimes,FatouDiomenousraconte,tantôtavecrage,tantôtavecdouceurethumour,l’histoired’uneenfantquiagranditropviteetpeineàs’ajusteraumondedesadultes.Maisn’est-cepasenapprivoisantsesvieuxdémonsqu’ons’enlibère?«Oserseretourneretfairefaceauxloups»,c’estdompterl’enfance,enfin.

PortraitdeFatouDiomeparLéaCrespi©Flammarion

FatouDiomeestl’auteurdeneuflivresdontLeVentredel’Atlantique(AnneCarrière,2003)et,auxÉditionsFlammarion,Kétala(2006),Inassouviesnosvies(2008)etCellesquiattendent(2010).

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Dumêmeauteur

LaPréférencenationaleetautresnouvelles,Présenceafricaine,2001.LesLoupsdel’Atlantique,nouvelle,danslerecueilcollectifNouvellesVoixd’Afrique,éd.Hœbecke,2002.Portsdefolie,nouvelle,danslarevueBrèvesn°66,2002.LeVentredel’Atlantique,AnneCarrière,2003;LeLivredepoche,2005.Kétala,Flammarion,2006;J’ailu,2007.Inassouvies,nosvies,Flammarion,2008;J’ailu,2010.LeVieilHommesurlabarque,avecTitouanLamazou,nouvelle,coll.Livresd’heures,Naïve,2010.Mauve,avecTitouanLamazou,Flammarion,2010.Cellesquiattendent,Flammarion,2010;J’ailu,2012.

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Àmesgrands-parents,AminataetSaliouSARR

Votreamour,monasile,monsoufflelégitiméVotreprésencechassaitloupsetténèbres

Parcequemuette,lagratitudevautingratitudeChacundemesjoursvousrendhommage.

ÀNkotoBinetaSARR,sœur,mèreQuemavoieterendetavoixdefemme!

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Prologue

Je m’appelle Salie, les rétines brûlées à scruter la vie, je voudraism’endormir,maisjenepeuxm’empêcherd’écouterlesangesdelamémoirequichuchotentlanuitetmeréclamentleurvied’antan.

Je m’appelle Salie, à défaut d’un sommeil régénérateur, je me voudraissorcière,avecunchaudronassezgrandetunfeuassezvifpourmijoterlesrêvestropdursàcuir.Desrêvesaussifortsquedesrésolutions:apprendreàoublier,regarderdevantsoi,savourerchaquejour,etc.Quedesmots!Maisdesmotsaugoût miel de forêt. On s’en délecterait bien, à condition d’avoir une légèretéd’abeille.Hélas,lessorcièress’envolentsurleursbalaisetmelaissentclouéeausol,cernéedemesvœuxpieux.N’ayantpaslasouverainevolontédesathéesnil’espérance absolue des convaincus, j’interrogemon reste de foi. Dans quelledirection se tourne-t-on lorsqu’on effectue une prière hésitante ? Je l’ignore.Qu’un ébéniste veuille bien m’installer au sommet d’une toupie ! Je sais,qu’après chaque tour, je ferai toujours face au vide. Et, parce que jeter despoignéesdesabledanslegrandcanyonsembleplusrassurantquel’observationpassivedugouffre, jemedisqu’iln’estpeut-êtrepasvaindeprierencore.Surma toupie, qui tourne au milieu d’une existence où je navigue sans carte,j’écarquillelesyeux.Ensilence,jeprie,commelechasseurélaguesapistesansêtresûrdetrouverdugibieraubout.Aprèschaqueprière,uneautreprièrevientdirecombienlaprécédenteaétévaine.Avecuneluciditédeparieur,jeramassemesvœux,unparun,lesformule,lesreformule,lespolis,tellesdesaméthystes,et les dépose avec ferveur au pied de chaque aube. L’offrande faite, je n’enattendsqu’uneseule récompense : l’apaisement.C’estpar làquevient le jour,c’est par là que s’élèvera la lumière mauve qui dissipera les ombres qui mehantent. Encore une prière ! Mais rien n’oblige le crépuscule à honorer lespromessesde l’aube.Lesoirvenant, les ténèbrescouvrent tout,sauf lesreliefsde lamémoire.Onvoudrait s’endétourner,mener sabarque au loin, vers unecriquetranquille,mais,parfois,lescourantsendécidentautrement.Onachoppesurlessouvenirs,commelabarqueéchouesurunrécif,parinadvertance.

Onlarguelesamarres,onchangedeville,parfoismêmedepaysetd’amis.Déterminé,onvoudraitpoursuivresa route,chargéseulementd’unespritneuf,

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aussi léger qu’une page vierge. On voudrait avancer en paix, sans aucuneentrave. Jadis, les lourdes chevillières d’argent pesaient, mais d’un tout autrepoids:lesprincessesGuelwaarlesportaientpourmieuxtracerleurcheminversunavenirprédéfini.Guelwaarde ladiaspora, loinde l’âtreancestral, j’arpenteles temps modernes, privée des certitudes de mes aïeuls, les chevilles lestéesd’un enchevêtrement de questions.Où vais-je ?Qu’ai-je laissé derrièremoi ?Quesontdevenuslesmiens?Devenirquelqu’undeladiaspora,c’estporterensoi deux êtres qui ne cessent de s’interrogermutuellement.On se demande lesensdechaquejour,dechaqueacte,dechaquepas,parcequeleskilomètresquimènentàsoisontpluslongsqueceuxquiconduisentd’uncontinentàl’autre.Seperdre?Onypense,onvoudraits’endistraire,maisonypense tout le temps,parce que c’est la pire des craintes. À quoi servirait une boussole, quand lehasard mène la danse et se moque de nos prétentions directionnelles ? Toutcomptefait,lavien’aquedeuxdirections:devantetderrière.Alors,onavance,comme l’enfant suce sonpouce,par réflexe.Onnepeutqu’avancer.Onne seretourne pas quand l’horizon, amant enjôleur, vous invite sans arrêt. Pleind’allant, on s’élance, emporté par la curiosité et des désirs impérieux quiignorenttoutetrêve.Rêveursrésolus,lesvoyageurssontdespoètes,car,sileurimagination ne cachait pas des merveilles derrière l’horizon, jamais ilsn’auraientlecouragedepartir.Etlahardiessejamaisnes’émousse,quandonal’esprit fertile du poète. Dans une quasi-inconscience, on enchaîne les pas,commeonenchaînelesrêves.Lesprinteurn’ayantjamaisletempsd’admirersapropre foulée, ce sont toujours les autres qui l’évaluent, puis s’étonnent ou sedésolentdeladistanceparcourue.Qu’importelaquêteenlignedemire,chacunavanceaurythmedesonsouffle.L’itinéraires’étire,s’allonge,bifurqueaugrédescirconstances.Ons’yfait,dumoins,seplaît-onàlecroire,puisqu’ils’agitde tenir. Même quand les bourrasques du destin font vaciller, toujours tenir.Ainsiaccrochéaufildelavie,commegibbonàlabranche,sedoute-t-onqu’ens’éloignantonrestetoutdemêmeembarquédanssamémoire?

Onseraitplusléger,pluslibre,plusheureuxpeut-être,sil’espritpassaitlesétapesensedébarrassant,aufuretàmesure,desesstigmates.Pourl’essentieldenotreexistence,lecorpssouffre,guérit;toujoursrafistoléparsesimmensesfacultés régénératrices, il oublie cequ’il perd auprofit de cequ’il gagne.Noscellulesmeurent,serenouvellentet,mêmesil’âgenousamocheunpeu,aucunde nous ne vieillit en regrettant ses dents de lait. Aussi voudrait-on pouvoiroubliercertainssouvenirs,commeonoubliesesquenottes.Malheureusement,teln’est pas le cas. Il est des souvenirs que rien n’altère ; plus tenaces que des

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kystes, ilsplantent leursventousesennousetdéfient le temps.Onsesurprendparfoisàmurmurer:Tellechose,c’étaitilyabienlongtemps,maisc’estcommesic’étaithier…Cen’estpasqu’onseplaiseàmarcheràreculons.Non,onnesedétournepasdeboncœurducapdelaliberté.C’estlepassé,mauditsorcier,quiparfoisvousjetteunfilàlapatte.Àmoinsquecenesoitunfildecoton,tisséparunemèrepossessivequimaillelemondeafindenepasperdrelatracedesesenfants. Échappée, les valises posées à l’autre bout du monde depuis tantd’années, je me croyais hors d’atteinte. Mais la brise nocturne venue deSangomartraverselefeuillagedescocotiersdeNiodior,souffleseslitaniesdansles bois sacrés sérères et, quand le Sine-Saloum s’endort, j’entends la déesseItoumbé appeler son enfant : Salie, c’est la pensée qui rentre, reviens ! Salie,Saliesouviens-toi!Et,soudain,jemesouviens…

Depuis que cette voix me parvient, je réponds, chaque nuit, aux rendez-vous qui s’imposent à moi, comme l’averse au promeneur insouciant. Mereviennent, à l’improviste, des visages échappés d’un autremonde.Mes nuitspullulentdesilhouettesquiremontentdufonddesâgesetmeréclamentdeleurrestituerlesmiettesquej’airetenuesdeleurvie.Lesortilègecommencetoujoursdelamêmemanière.Ensongeouéveillée,unesilhouettesedécoupedevantmoietm’interroge:Salie,sais-tuencorequijesuis?Etjeréponds,invariablement:Oui, bien sûr, jeme souviens ! Dès que je prononce cette phrase, une trouées’opèredans l’espace-temps et des paysages se dessinent :Niodior,Dionewar,Mar, Fatick, Foundiougne,Mbassis, Passy,Kaolack, Sokone…Villes, villagesoumodestesbourgades,leSine-Saloumsedécline,étaleseschampsarachidiers,couvesesîles,sesquaisdepêche,exhibesesmaraissalantsetselaisseciselerpar les entrelacs du fleuve Sénégal. Amoureuse de la mer, sans bouder lescharmesbucoliques, cette terre alterne les saisons et lespanoramascommeonvarie les plaisirs. Saison sèche/saison des pluies, oui, je me souviens de cediptyque que les écoliers déclinent autrement : année scolaire/vacances.L’enfance,c’étaitlà-bas,dansleSine-Saloum,àNiodior.

Les calendriers, agraire et administratif, se succédaient dans une routineponctuée par quelques événements, qui pouvaient surprendre mais nechangeaient rien à la beauté des couchers de soleil. Le temps, crocodile, secoulaitdanslesbrasdemer,segavaitdetout,emportantaveclui les joies, lespeines, les feuillesmortes des palétuviers et les confidences de nos baignadesd’enfance.Chaquejourselevaitsurdesréalitésqui,aujourd’hui,meparaîtraientfictives,siquelquesphotos jauniesetd’inoubliablesmélodiesn’étaient làpouren témoigner encore. C’était là-bas, à cette époque-là, mais, parfois, j’ai

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l’impressionquec’esticietmaintenant.J’aifiniparcomprendrepourquoi.L’amnésie volontaire est un moule de cire qui ne fait que mettre en

évidencelesaspéritésdelamémoirequ’ons’évertueàdissimuler.Oui,j’étaislà-bas,jesaismaintenantquej’yseraitoujours,tantquejemesouviendrai.Aussi,quand les anges de la mémoire chuchotent la nuit et me réclament de lesréincarner,j’acceptel’anamnèse,persuadéequ’enrestituantlaviedesautres,jeretrouveraiaussiunepartdelamienne.

Avec lesannées, jemesuis renducomptequedeuxêtressepartagentmaproprevie:adulte,supposéevivreenadéquationaveccequelasociétéentendainsi,jefaiscequejepeuxdemesjournées,maisunegamines’estattribuémesnuits pour sillonner ma mémoire et donner vie aux ombres. Être diurne, êtrenocturne, sous le même crâne, la cohabitation serait parfaite si la Petite neprenait un malin plaisir à surgir, inopinément, pour faire des croche-pieds àl’adulte.Est-cepossibledegrandirquand laplusbanaledes situationspeut semuer en nid-de-poule et contrarier la marche ? Parfois, un événement anodinsuffit pour que la Petite s’invite dans mon quotidien, avec son monde, ets’accaparemonesprit.Unvisage,une rencontre,unediscussion,uneanecdoteouunescènefortuiteetmespenséesdescendentletempsenrappel.Alorsquejeme cramponne aux années 2000, mes émotions font souvent du saut àl’élastique, rebondissant sur les années soixante-dix ou quatre-vingts, ellesmereviennent, tels des chiens fidèles. Il faut toujours que le passé vienne nousmordillerlesmollets.

Une petite fille me poursuit, me harcèle, m’assiège ; après quelquesdécenniesdelutte,jenepeuxtoujoursriencontresesassauts;parfois,croyantagir àma guise, je découvre avec stupeur que je ne fais que succomber à seshumeurs:grandirsembleimpossible!

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I

Depuis quelques jours, j’ai l’impression de tituber avec une charge troplourdesurlesépaules.Beaucoupprendraientmonfardeaupourunfétudepaille,maisàchacundejugerdelarésistancedesonéchine.

Depuis quelques jours, je râle, rouspète, soupire ; une obligation sociale,desplusbanales,blanchitmesnuits,creusemescernesetnoircitmonhumeur:uneamiem’inviteàdîner.Jeluiaipourtantditquejen’aimepasallerchezlesautres,audomiciledesautres,maisellearétorquéd’untonpéremptoire:

— Justement, ce n’est pas chez les autres, c’est chez moi. Enfin, noussommesamiesoupas?Tupeuxquandmêmevenirdînerchezmoi!

Cesphrasess’étaientabattues,grillesinflexiblesdelageôlementalequ’ellevenaitd’érigerautourdemoi.Sachanttoutecontradictionneutraliséed’avance,jem’abstinsd’argumenter,pendantquelespointsd’interrogationhaussaientmessourcils.

Pourquoipersonnenese sent jamaisconcernéquand jedisque je n’aimepas aller chez les autres ? D’ailleurs, rares sont ceux qui me demandentpourquoi. Lorsqu’on rechigne à boire une coupe, les gens, individuellement,restent toujours persuadés qu’on peut avaler leGange pour leurs beaux yeux.Leur expliquer que leur requête soulève lamême objection que ses similairesreviendrait à égratigner les susceptibilités. Ceux qui se proclament amisadmettentdifficilementqu’unefindenon-recevoir,quel’onadresseaucommundesmortels,leursoitaussidestinée.VoilàcommentMarie-Odile,quim’invitaitàdîner,metenaitprisonnièred’unprojetquin’enchantaitqu’elle.

—Enfin,noussommesamiesoupas?avait-ellelancé,enlevantlesyeuxauciel.

Aujudomental,cen’estpasunyukoqu’ellevenaitdemecoller,maisunincontestable ippon. Sans mots, j’étalai un sourire comme on s’affale sur untatami.Cettequestion indignée,onsesent toujoursobligéd’yrépondreparunbiensûr contrit. Etmême si jeme la posais encore sincèrement, à l’évidenceMarie-Odile,elle,yavaitdéjàrépondupourdeux.

Noscheminss’étaientcroisésseulementquelquesmoisauparavant,unjourd’été,à la terrassed’uncafé,oùunamicommunassura lesprésentationsavec

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beaucouptropd’enthousiasme.Depuis,dulundiauvendredi,j’essaiedetrouverl’excusequivamesoustraireaudînerdusamedichezMarie-Odile.FilledesîlesduSaloum,conscientedesrèglesélémentairesdenavigation,jesaisqu’ilfautsefaufilerendouceur,suivrelesméandres,négocierlesbancsdesable,contournerles atolls, passer le bougonnement des estuaires, faire une révérence àl’Atlantique avant de voguer sur ses eaux profondes. Aussi, pour mener mabarque, j’apprécie les vertus de la lenteur. Attendre la marée peut aussi fairegagnerdutemps,disentlesmarinsaguerris.Marie-Odile,elle,citadinerompueaux autoroutes, ne cessait d’appuyer sur l’accélérateur de notre relation. Jeramais, elle klaxonnait. Je m’embourbais, elle filait vers son objectif. On medisaitd’untempéramentrésolu,j’avaistrouvémonchefderégiment.Avecunefemme de son caractère aux côtés deNapoléon en 1812, la Bérézina n’auraitjamais eu lieu. Elle aurait balayé l’armée de Tchitchagov du pont de Borisovd’unsimplereversdelamain.RiennepouvaitdévierMarie-Odiledesoncap.J’avais beau esquiver ses invitations, cela ne la décourageait pas. Une nasselongtempsposée,mêmeàcontre-courant, finit toujourspardonner satisfactionaupêcheur.Marie-Odileavaitdoncfiniparmeprendreendéfautdeprétexteetmaseulevéritableexcusen’étaitpasaudiblepourelle,alorsqu’elleavaitinspirétouteslesfaribolesqu’elleavaitdéjàdûgober.

—Tusais,jen’aimevraimentpasallerchezlesautresetc’estdepuistoutepetite,çan’arienàvoiravectoi,luiavais-jeavouéd’untonconciliant.

—Justement,tun’espluspetite,alors,agisenadulte!Je reçus l’uppercut. Son rire n’atténuait rien, seul le boxeurBattlingSiki

cognaitplusfort.Combiendedentsmerestait-il?Assezpourafficherunsourireétourdi.Ayantreprismesesprits,jeremarquaiqu’ellenonplusn’avaitpasjugénécessaire de me demander pour quelle raison je rejetais ce qui lui semblaittellementallerdesoi.Elles’étaitcontentéedechoisirdesmotsmarteauxpourmedévisserlamâchoire:agisenadulte!Maisqu’entendait-elledoncparlà?Agir en adulte, est-ce devenir assez hypocrite pour se plier à toute injonction,surseoir à toute volonté personnelle, pour assouvir les désirs des autres audétrimentdessiens?Marie-Odileprenait lessilencespourdes redditions.Elleignoraitquelasoumissionnefaitpaspartiedecequ’oninculqueauxenfantsenterreniominka.LesGuelwaartètentleurdeviseetnel’oublientplusjamais:Onnoustue,onnenousdéshonorepas!Or,mêmeinfime,ilyadudéshonneuràselaisserfourguerdescouleuvresdontlalongueurdépendducapricedesautres.Lacourtoisie, soit, mais dans les limites idoines. Car si la courtoise offre unsupplémentd’âme,ellen’ajoutepasdesmusclesànotrecou,afindenousaiderà

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porter les sacs de sable que d’autres remplissent pour nous. Sursum corda,élevons notre cœur ! D’accord, et dans les deux acceptions du verbe. MaisHerculeneposait-ilpas,parfois,ungenouàterre?Lesquestionsdecettenature,Marie-Odiles’enmoquait,monsilenceluisignifiaitsavictoire.

Nousétionsattabléesàlaterrassed’uncafédelaPetiteFrance,unepausesalvatricepournosjambes,aprèsunelonguepromenadedédiéeauxsplendeursde Strasbourg. Deux diabolos menthe pour reprendre notre souffle. Deuxexpressospourdonnergoûtàladiscussion,avecunpeudesucrepouratténuerl’amertume au fond de la gorge, sans oublier l’eau, rendue précieuse par lesminiverres,toutjustedequoirincerlesourireetluigardersonéclat.Combiendetemps étions-nous restées là ?On s’enlisedans les cafés, comme la barque seprend dans une ria. Cette détente, cette façon de lambiner en ces lieux, nuln’oseraitsepermettreunetelleinsouciancedanslesalond’autrui.Lesderniersrayonsd’un timide soleil coupaientnotre tableendeux.Notreconversation senoyaitmaintenantdanslarivièredel’Ill,quifilaitderrièrel’épauledemonvis-à-vis.

—Trèsjoliscesgéraniumssurlesbalcons,medit-elle.—Ahoui!Trèsjolis,eneffet,répondis-je,avantdepartird’unfourirequi

intriguad’abordavantd’êtrecontagieux.—Mais, enfin,Salie, qu’est-cequi te fait tant rire ?medemandaMarie-

Odile,lorsqu’elleparvintàarticulersaperplexité.Maisjen’osaisleluidire.J’avaispensé:Alorslà,sinousn’avonsplusque

les géraniums comme sujet de conversation, c’est que les carottes sont cuites.Surtout quand on sait que la dame est une Alsacienne pure rhénane, plusqu’habituée à la végétation en question. Il n’y a que l’ennui pour nous faireremarquerdeschosesaussifamilières.

—Autrechose,mesdames?nousclaironnaleserveur,aprèsavoirdéposéd’immensesverresdebièredevantuncouplede touristesqui trépignaient à latablevoisine.

Aulieuderépondreàl’Allemandquiluicherchaitquerellepouravoirtropattendu sa Heineken, il avait gardé le nord, préférant venir nous pousser à laconsommation. Nous nous consultâmes du regard et, comme il n’était pasaveugle, les mots déclinant sa proposition tombèrent sur ses talons pressés.Souriresentendus,chacunesaisitsonsacàmainet,commeexécutantlesgestesd’une chorégraphie, nous quittâmes nos chaises d’une manière parfaitementsynchronisée. Une cloche invisible avait sonné la fin de notre escale. Il étaittemps pour chacune de retourner dans son monde. Encore quelques pas

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ensemble:rayernostalonssurlespavés,traverserunoudeuxponts,emprunterdesvenelles,déboulersurlaplacedel’Homme-de-Fer,sesoustrairetrèsviteàlaronde des tramways, s’attarder place Kléber le temps d’applaudir un homme-orchestre–quis’acharnaitàtrouveruneharmonieauchaosdumonde–,lâcherquelquespiècesdanssonchapeaupoursaluersasincèrefoid’artisteets’enaller.Place Broglie, à une centaine de mètres de l’Opéra, Marie-Odile et moiéchangeâmesdesbisesconvenues.

—Aurevoiretbonnesoirée,dis-je,prêteàfoncerchezmoi.—Alors,àsamedi!—Euh…Pendantquejefaisaislacarpeàmaréebasse,sanslaquitterdesyeux,elle

crututiledepréciser:—Oui,àsamedi,tusais,pourledîner.—Oui,bonnesoirée!Elle esquissa un sourire qui effaça le mien et bifurqua à droite. Je me

dirigeaiàgauche,enpensant:Jesuisunecarpeprisedanslefiletd’unpêcheurniominka,plusriennemesauveradufoyerardent.Qu’onm’écaille,qu’onmetranche,qu’onverseducitronetdupimentsurmachairviveet,surtout,qu’onm’embrocheàlafourchedudiable,puisquelesbraisesm’attendent.Rien,plusriennemesauveradugril.

C’était évident, il n’y avait pas que nos demeures qui étaientdiamétralement opposées. Cette femme était aussi mondaine que j’étaiscasanière.Savietrouvaitsaconsistancedansunesuccessiondedîners,dressésdans son emploi du temps, tels des piquets censés éviter que son monde nes’effondre. Etma vie àmoi consistait àm’enfermer, le plus souvent possible,pour scruter, étudier, essayer de comprendre ces fissures, qui, avec le temps,étaient devenues des failles etmenaçaient lesmurs dema vie.Marie-Odile etmoin’avionsqu’unechoseencommun,chacunevoulaitgarderdeboutlabâtissedesonexistence,maisnostactiquesétaienttotalementdivergentes.

Dansuneprécédentevie,Marie-Odileétaitenseignanteàl’écoleprimaire.Après lagifled’unparentd’élève,qui éventa savocation, elle s’était recycléeesthéticienne.Detoutefaçon,elleenavaiteuassezdes’occuperdelamarmailledes autres, disait-elle à l’époque, et si c’était pour récolter, de surcroît, autantd’ingratitude,ahnon,merci!Maisletempspassant,elleavaiteu,elleaussi,sapropremarmailleetdécouvert,enmêmetempsquel’immensitédesescorvées,lesavantagesd’unemploiàtempspartiel.Elleétaitraviedepouvoirconsacrerdu temps à son foyer, soutenait-elle ; d’autant plus que son cher époux, qui

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n’avait toujours pas renoncé à ses prérogatives préhistoriques, se targuait derapporter assez de bifteck pour les siens et considérait que c’est à la mèred’éleversaportéeetnonauxbaby-sitters.Pour l’harmoniedesoncoupleet leconfortdesavilla,Marie-Odileavaitdoncacceptéd’êtreavanttoutunemèreaufoyer et esthéticienne à ses heures perdues. Son psy l’approuvait, arguant quec’étaitmieuxpourl’équilibredesesenfants.Soit!

Quantàmoi,cesontlescirconstancesdelaviequiontsouventdécidédesoccupationsquiont,successivement,remplimagamelle.Jen’aipasdemétier,au sensPôle emploidu terme,mais si unpatronm’imposait lesheuresque jesuis capable de m’infliger, je le traînerais sûrement aux prud’hommes. Uneirrépressiblepassionmeprendtoutmontempsetmepermetd’éviterlescabinetsdespsysdetoutpoil.Cesrenardsm’écriventàchacundemeslivres,proposantdemedélivrerdemauxqu’ilsmediagnostiquentetdontjenemeplainsmêmepas.Quandj’affirmequ’ilsveulentm’affamer,enm’enlevantladoucefoliequigarnitmavie,Marie-Odilemeditquejedevraisenrencontrerun,aumoinsparcuriosité.Maismoi,jesuiscurieused’autrechose:jemedemandepourquoiilsnemeproposaientpasleuraidequandj’étaisfemmedeménage.Àl’époque,àforcedetête-à-têteaveclesbalais,ilm’arrivaitdecausertrèssérieusementauxmurs.Mais les pétrels géants ne suivent que le sillage des barques aux filetspleins. Bande de chafouins ! J’ai peut-être les neurones en compote, d’aprèsvous,maisceserait làunebonneraisondene laisserpersonneme les touiller.Vous ne vous payerez pas de vacances à Courchevel en godillant dans macervelle.Unjour,meracontantuneexpériencechezsonpsy,Marie-Odilemeditque le bonhomme la recevait et se contentait de l’écouter, en restant aussisilencieuxqu’unmur.Alors,j’avaisbalancéd’untontaquin:

—Pourquoinel’as-tupasremplacépartonmurdomestique?—Commentça?morigéna-t-elle,lesourcilfroncé.—Ehbien,çat’auraitévitéledéplacementetçat’auraitcoûtébienmoins

cher!ajoutai-jesansmedémonter.Elle avait fait une mine fin de blagues. Je rengainai aussitôt ma langue.

C’étaitaudébutdenotrerelation,j’ignoraisalorsqu’elleétaitadeptedespsysetqu’elleavaitmêmefiniparenépouserun,Jean-CharlesChaland.Celui-ciavaitdécrété un boycott quasi absolu des baby-sitters etMarie-Odile, incapable decontredire l’éminence grise, pouponnait, lavait, récurait, stoïque. Il lui fallaittoujours passer d’une tâche à l’autre et, dans cette frénésie qu’elle devaitmaintenirsouspeinedes’écrouler,secoltinerencorelesfourneauxleweek-endetrécolterlescomplimentsdesesconvivesluisemblaitd’unimmenseréconfort.

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Donner labecquéeauxautres, c’était samanièrede remplir lesbéancesd’uneviequ’ellevoulaitparfaitementlisse.Pourtant,attentif,onpouvaitsurprendrelalassitudedanssonregardoudansunsoupirqui,mêmelâchéauboutdelaplusbanale des phrases, valait toutes les complaintes. Trop occupé par lestraumatismes de ses patients pour voir le burn-out de sa douce moitié, Jean-Charles amassait assez d’euros pour lui assurer des vacances deCourchevel àBali.Ilsdevaienttenirleurrang,ilsletenaient.Madamegagnaitdoncàélargirlaclientèle et n’entendait pas se laisser démotiver par les sceptiques, lespsychorigides,commeelledisait.

Esthéticienne,Marie-Odile aimait que les choses soient lisses et détestaitqu’on les égratignât.Moi, j’aimais les égratigner pour voir ce que cachent lesvernis tropparfaits.Marie-Odileétaitprévoyante, très informée,ellepratiquaitl’automédicationetprodiguaitsesconseilsàtoutepersonnequientraitdanssonpérimètre.Àvotremine,ellevoussupposaitunmaletproposaitimmédiatementun remède.Avecelle, ilyavait toujoursàavaler, inhaleroubadigeonnerpouréperonner un corps récalcitrant. Son armoire à pharmacie débordait decompresses et de médicaments pour tout, même pour des maladies qu’ellen’avaitpasencore.Marie-Odilemettaitdespansementssurlesmaux,jemettaisdesmotssurlespansements.Ellemaquillaitleslaideurs,lescachaitàsavue,jelescontemplaispourcomprendrecommentelless’incrustentdansnosvies.C’estpeut-êtrelaraisonpourlaquelle,lorsquejeluiavaisditquejen’aimaispasallerchezlesautres,ellenes’étaitpasrisquéeàgratter.Enbonnemondaine,habituéeauxsalonsaccueillants,elle savaitque lapoussièred’unecaven’intéressequesonpropriétaire.Marie-Odileavaitarrachémonconsentement,c’esttoutcequilui importait.Etpuis, dumomentque le lionobéit audompteur,on semoquebiendesesgriffes.C’étaitdoncàmoid’allervoirdequellesourcesouterraineavaitjaillimaconfession.

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II

Depuis l’invitation deMarie-Odile, des vents contraires faisaient vacillermon architecture intérieure. Je voulais un ciel bleu azur, mais quelque chosedonnaitàmonhumeurune teinteencredechine.En luttecontreunadversairetapi en moi, je ne cessais de soliloquer : ne pas sombrer, s’accrocher. Puisj’ajoutais : resternormale,vivrenormalement.Maiscesmotsn’étaientpas lesmiens, c’étaient ceux de Marie-Odile. Dès que je me rendais compte del’emprunt,jerectifiaisaussitôt.

Lanormalitén’existepas;cequ’onappelleainsin’estquelarépétitiondequelquesopérationscommunes,dontlabanalitémetàl’abridetoutsoupçon.Onn’interroge que ce qui sort de l’ordinaire et c’est en cela que la routine esteffrayante,car,pourpeuqu’onyréfléchisse,c’estenellequeledramesecachelemieux.Ainsi,lesdéviantspeuventsortirdubureau,assassinerenroute,cacherle cadavre, rentrer chez eux et passer à table pour le dîner, comme si de rienn’était.

Sidesgenspeuventvivreavecdescadavresdansleursplacards,medisais-je,moiaussi, jeseraicapabledevivreavecmonblues ravalé.Considérantmapartmélancoliquecommeuneennemiejurée,jem’arc-boutais,mecramponnaisàcequimerestaitd’opiniâtretéet luttaiscontremoi-mêmepourresterdebout.Et,même si ce combatme coûtaitmes dernières forces, jeme réjouissais, enmonforintérieur,devoirmasemaineconserversesmarqueurshabituels.Mais,le vendredi soir, veille du dîner prévu chez Marie-Odile, une tempête s’étaitdéclenchée en moi ; ma volonté ne suffisant plus à juguler mon anxiété, leschoses s’étaient emballées. J’avaisbeauessayerd’orientermonespritversdesréflexions plus légères, rien n’y faisait. Le chambardement mental avaitcommencéet lespenséesquim’obsédaientnese laissaientpaschassercommeunenuéedemouches.Alors,deguerrelasse,jememisàlesdécortiquer.

Unepetitefillemepoursuit,meharcèle,m’assiège;aprèsquatredécenniesdelutte,jenepeuxtoujoursriencontresesassauts;parfois,croyantagiràmaguise, je découvre avec stupeur que je ne fais que succomber à ses humeurs :grandirsembleimpossible!

1969,jetentaismespremierspas,émerveillée:jevoulaismarcher,arpenter

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lavie,grandir.Quelquesmilliersdekilomètresplus tard, je titube toujours,enquêted’équilibre!Puisqu’ilnousfautporter laviesur la tête, tels lesporteursd’eauduSahel,combiend’annéesd’apprentissagefaut-ilpouradopterlerythmequi sied au pas ? Combien d’années met-on à trouver la posture adéquate,sachantquenotrecolonnevertébrale,malmenéepar lesnombreuseschutes,nedessinequeleitordudel’incertitude?PacodeLucia,jesuistaguitarequandtujouesSólo quiero caminar ! Maestro, joue ! Joue pour tous ces humains quiveulentseulementsetenirdebout.Nousvoulonsmarcher,seulementmarcher!Nous nous prenons parfois les pieds dans le tapis, mais il serait si simpled’avancerdans lavie si toutesnosentorsesneconcernaientquenoschevilles.Pacochante,encoreettoujours,pourtousceuxquinesaventpasfairelepasdel’oie:Yosóloquierocaminar!Yosóloquierocaminar!Tada-tada-tadadan!

La nuit avançait, vendredi marchait inexorablement sur samedi, jem’époumonais. J’aurais préférém’endormir tôt, afin d’arriver en pleine formechez mes hôtes. La couette était moelleuse, le lit sans défaut, les oreillersconfortables, l’ambiance à la bonne température, aucune nuisance sonore neprovenait du voisinage, rien ne s’opposait à une nuit parfaitement reposante,mais les billes qui roulaient sans relâche, entremes paupières, s’opposaient àtoute détente.Ma préoccupation était trop grande pour tenir avecmoi sous lacouette. Ce n’était qu’un dîner, mais je l’envisageais maintenant comme uneobligation deme jeter dans la gueule d’un boa constrictor.Cette invitation, jel’avaisesquivée,repoussée,autantdefoisquej’avaispu.Cefutaupieddumur,exsangue,quej’avaisfiniparlâcherunouid’armistice.Maintenant,conscientedemon imprudence, je fulminais, seule. Après les refus courtois : peut-être ;pourquoipas;undecesjours;jen’aipasletemps;jeneseraipaslà;désolée,j’aiuncontretemps ; jeneme senspasbien…on finit parfois par se réfugierdans un oui résigné, qui néanmoins arrache la glotte, comme on hurlerait unénormeettranchantnonpourbornerlavolontéd’uninterlocuteurtroppressant.Etceoui,consenticommeunedettequ’onn’entendpas réclamer,devient,parretourdebâton, une camisolede forcequivous comprime la cage thoracique.Ciel!Soupirerenpublicn’estpaspoli,pourtantonmanquesisouventd’airpourrespirerdanslagludesrelationssociales.Etcommentmarche-t-ondanslaglu?Yosóloquierocaminar!Yosóloquierocaminar!Tada-tada-tadadan!

Jechantaisafindenepashurlerou,plutôt, c’étaitmamanièrededonnerunesonoritésupportableàmonhurlement.Dèsquejepensaisàl’invitation,moncœurs’emballaitàme fendre les flancs, jeperdais soudain lecontrôledemonsouffle. Chanter, loin d’une lubie, c’était ma façon de lutter, d’imposer un

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rythme à ma respiration. Plusieurs jours avant la date prévue, la peur desuffoquer me maintenait éveillée. Je savais que les gens qui m’invitaientm’aimaient bien, que les convenances exigent qu’on apprécie ostensiblementune si délicate attention,mais, sima raison saisissait tout cela,mes émotions,elles,s’yrefusaienttotalement;pire,ellespiquaientunerébellionetsabotaientmesbonnesdispositions.

Touteinvitationdansunemaisonétrangèremetourmente.Chaquefoisqueje me fais une nouvelle connaissance, j’appréhende aussitôt la redoutablephrase :Tu viensmanger quand à lamaison ? Lorsque cette chaîne demotss’abatsurmoi,unesueur froideglissedans lecreuxdemondos, jusqu’aubasdesreins.Personnen’aencoremesurélatempératuredel’angoisse,maiselleasurlecorpslemêmeeffetqu’unsauna,laseuledifférenceétantqu’onn’estpasessoréparlachaleur;c’estunepeurbleuequivousplantesesaiguillesdeglacedel’intérieur,traverselesporesetsuinte,inopportune.Dèsquej’entendslemotinvitation dans un discours à mon intention, je me répète trois fois,mentalement:évitation!Jen’aiquecenéologismepourtouteconjuration,uneformulemagiquecenséeme soustraire à ceque je considère, alors, commeunvilainsortprêtàmetomberdessus.Lacarpebâilleetsedébat,maisquevoulez-vousquecelachangeàlavolontédupêcheur?

Levendredisoir,jemedemandaisencorecommentm’échapperdufiletdeMarie-Odile,tandisquelepeudetempsquimerestaitpouressayerd’yparvenirfilait sans pitié. Une courte nuit et une journéeme séparaient de la table quim’effarouchait.

Minuit, sous les toits de la ville, le marchand de sable avait, depuislongtemps,glissédesrêvessouslesoreillersdesenfantssagesetlesadultes,quine l’étaient pas, cachaient bien leurs jeux. Toutes les personnes normalementconstituéesdormaientouprenaientàlanuitcequelajournéen’offrejamais:unrépit. Je pianotais surmon clavier unmail pour un ami disquaire avec qui jediscutais pourtant deux heures auparavant.On trouve toujours unemanière dedonnersensàsoninsomnie.

«CherAlex,Encoremercipourcesympathiquedîneraurestaurant,imprévumaisréussi.

En venant achetermes disques, cet après-midi, j’ignorais que j’allais conclurema journée par un si agréable repas.Quelle belle surprise ! Pardon encore det’avoirgardésilongtempsdehors,avectabronchite,j’espèrequ’ellevabientôtte laisserenpaix.Notreprintempsdecetteannéeest si froid,vivement l’été !Là-bas,derrièreunepetitepiledesemaines,ilpointeleboutdesonnez.Bientôt

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les vacances, les balades enpleinenature, les doucespauses aux terrasses descafés,aveclebeautemps,quiraccourcitlesrobesdesbelles,effacelagriseminedelavilleetluirendsonsourire.Encorepardonpourlapetitemarchenocturne,j’espèrequ’ellen’aggraverapastroptabronchite.Soigne-toibienetn’oubliepasdetereposer.Àbientôt.Salie.»

Cetami,Alex,àquij’écrivais,nem’avaitjamaisimposéundînerchezlui,ce qui n’avait rien gâché à notre complicité. Entre autres activités, nouspartagions le plaisir des dîners au restaurant, les seuls que j’appréciesincèrement.C’estluiquim’avaitprésentéeàMarie-Odile.Etsilesamisdenosamissontnosamis,onregrette,parfois,quelesnouvellesrelationsn’aientpasladélicatesse des anciennes.Tu verras, c’est quelqu’un de bien ; à trop écoutercette généreuse déclaration, on fonce parfois tête baissée dans les ronces.Maintenant,cettephrasemefaitsourire,carjepensetoujours:biencomment?Avecqui?Dansqueldomaine?Et,surtout,enquelleoccasion?Carc’estbienl’occasionquirévèlelelarron.

Après une courte pause àme tourner les pouces pendant quemon espritattrapait des libellules, j’envoyai le mail. Son destinataire ne le lirait que lelendemain, mais il fallait que je l’écrive, hic et nunc, comme si la nuit allaitengloutirmesmotsaveclesheures.Ilfallaitquejel’écrive,commesijen’allaispasmeréveillerlelendemain.Ilfallaitquejem’excused’avoirprisbeaucoupdetemps,cesoir-là,danslaviedel’intéressé.Ilm’étaiturgentdeluiadressercettemissive pourme faire pardonner d’avoir savouré sa présence sansmodérationaucune.Ilfallaitquejemefassepardonner,commejel’avaisdéjàfaitavantdelui souhaiter bonnenuit en le quittant et comme j’allais encore, sansdoute, lerefairelaprochainefoisquenousnousreverrions.Pardon!Encoreettoujours,commejen’avaiscesséde ledemander,verbalementousilencieusement,aussiloin que remontent mes souvenirs. Je me répétais, comme les bègues butentobstinément sur unmot inutilemais érigé en dos-d’âne sur le chemin de leurpensée.

La carpe bâille et se débat. Indifférent, l’océan de la vie coule,ininterrompu. Embarqué pour on ne sait quel port, chaque humain s’épuise àtracer son sillage. J’imaginais l’ami Alex : vers quel cap tanguait-il, lui ? Jel’ignorais,onnesaitjamaistoutdequelqu’un.Maisjesavaisqueluiaussidevaitaffronter les courants comme tout lemonde. J’étais émuepar cettepensée.Lamer n’a pas de bande d’arrêt d’urgence ; cesser de ramer c’est boire la tasse.Pournoustous, jeformulaisuneprière :quelaforceet lecouragesoientavecnous!

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Unmarinnesereposequ’àterre,unvivantdanssatombe.Hohisse!Onn’apprendpasàavoirlepiedmarindanslacharmille.Mais,plusquelanoyade,on redoute le mal de mer. Ho hisse ! Il faut avoir eu le mal de mer, pourapprécierunpiedàterre.Hohisse!Etonrame,onrameàs’enromprelesbras,attiréparlaterrequ’onavaitsciemmentquittée.Ausecours!Quiosevienneàmonsecours!Carquisenoies’agrippecommeonétrangle.Qu’onnousplantedesarbrestoutaulongduparcours,celaépargneraitdesvies.Maiss’accrocheraupalétuvierpourrésisteràlavague,c’estparfoisl’arracherdelamangrovequiletientenvie.Etçanesepassepasautrementpourl’humain.S’accrocher,c’estsouventarracheràl’autreunepartdesubstancevitale.Maisnagertoutseulestpirequetouslesarrachements.Hohisse!Danslaviolencedescourants,quandl’horizon se perd, tenir une main c’est peser dessus de tout son poids, bienmalgrésoi.Hohisse!Lavolontérésidesouslaplantedespieds,pasdansnosbras.Unrivagen’enseraitpasunsanslesmarquesprofondesdepas.Aufildutemps,lesêtrespassent,onnepeutquecompterlestraces.Tantd’eaucourtsouslesponts.Maislescascadessontbientropbellespourêtremélancoliques.Tantqu’ilyauradelapudeur,unsourirepourratoujoursremplacerunsanglot.Quedefissuresetdetiraillements!Commentprotégernotrepeau,tambourtenduauxcoups de la vie ?Souvent, à court de pansement, on trempedesmots dans ladouceuronctueused’unevoixamicale,onlesvoudraitlégers,maislesvoilàquis’épaississentdemystère.Etlaplaiequ’onessayaitdecachersetrouvemiseenexergue. Un camouflage réussi, ce serait l’évaporation ; malheureusement,mêmelabuéelaissedestracessurlesvitres.Àbienyregarder,endehorsdulienamoureux,dansl’incandescencedelafusioninitialequibrûle lesheures, touteautre présence dans la vie d’autrui est souvent intempestive. Par conséquent,nousdevonsdesexcusesàbeaucoupdemonde.Pardon.

Le mail expédié, je m’allongeai, soulagée, et me laissai bercer par desmélodiesquiauraientsembléexotiquesàbeaucoupd’autres,maisquimettaienttoutenmoiaudiapason.

Tara-tatâra, tara-tatâra ! rythmai-je, avant de marmonner : Il est desmusiquesquiordonnentletintamarredumondepourmieuxorchestrerlesidées.Para-ram, pam-pam ! Il est des musiques qui galvanisent le cœur et le corpsn’exulte que pour libérer l’âme de tout corset. Rata-pitam-pitam ! Alors ons’agite,ondanse.Ondanse,onmartèledespas,onmarquelesol,onconfirmesaprésence aumonde par des traces, signatures de notre si fragile vitalité. Il estd’autresmusiques qui aspirent l’énergie corporelle et brûlent des torches dansnotremuséeintérieur.Alorsons’immobiliseouonmarcheàpasdevelours,car

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l’archéologue ne danse pas sur les ruines, il les effleure. La musique, c’estforcément de la voltige, et si le corps reste sagement placide, c’est quel’espritestpartisauteràlacordeailleurs.

Un CD avait fini de tourner et je ne bougeais pas. Ma petite pausesilencieusefutviteperturbéeparunephrasequisemitàrebondirentrelesparoisdemon crâne.Le jeudi après-midi,Marie-Odilem’avait téléphoné.Après unebrèvediscussion,ellem’avaitrappelél’heureàlaquellej’étaisattendue,19h30,avantdeconclureencestermes:

—Samedi,çavaêtretrèssimple:àpartSylviane,quetuconnaisdéjà,cesera,commeondit,papa,mamanetlesenfants,enfinriendespécial,onseraenfamille.

C’était justementcelaquiétait trèsspécialpourmoi:papa,mamanetlesenfants,en famille, jen’avais jamais sucequecelavoulaitdire concrètement.Aprèsavoirraccroché,jemerépétailesmotsàvoixhaute,puisrouspétai:

—Lafamille?Uneéquipedefootball,debasket,dehockeysurglace,unetroupe de théâtre, Ali Baba et les quarante voleurs ou même un escadron del’AfrikaKorps, je n’ai aucune peine àm’en faire une idée.Mais la famille ?Qu’appelle-t-ondoncainsi?Bref,jepeuxm’imaginertouslescorpsconstitués,saufcelui-là.

Il a toujours manqué à mon vocabulaire quatre syllabes qui contiennentquatrefoisl’adel’absence.Jen’aijamaisvécuniavecpapaniavecmaman,etpourcequiestdesenfants, jeneconnaisqueceuxdesautres.Lafamille,pourmoi,ç’avait toujoursétédesgensque jenedevaisappelernipapanimaman.Cesmots, pour les avoir trop souvent entendus autour demoi, j’avais fini parm’en faire une définition approximative mais, dans la vraie vie, ils nesignifiaient pas grand-chose pourmoi, peut-être de simples onomatopées. Lesnasalesdemamannem’évoquaientqu’ungémissementlongtempsretenuetleslabiales de papa sonnaient comme des caprices éoliens fuyant toute emprise.Pourtant, je considérais qu’il ne manquait rien à mon monde, puisque je nel’avais jamais connu autrement. Je me répétai encore les mots entendus autéléphone:souriresetcommentairessesuccédèrent.

Papa,mamanetlesenfants!Lesgenségrènentçacommeondétailleunerecettedecuisine.Cesvocablespourraienttoutaussibiendésignerdesmarquesdelessivedanslapublicitéplanétaire.Etcommelesmarquesdelessive,onenoublie forcément certaines. Il est desmots auxquels lamémoirene s’accrochepoint,cesontcesmotsquin’ontjamaisriendésignépournousouqui,lorsqu’ilsontdésigné,n’ontfaitquecirconscrireceàquoinousavonsdûrenoncer,comme

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lecrabevioletsedébranched’unepatteendommagéepours’enlaisserpousseruneautre.Mauve,laviedesamputés,puisquelasaignéedelaperteseperddanslebleudusillagetracépardéfaut.Merciauxabsents,quinouslèguentunequêtephilosophiqueet lebonheurde remplir levidede l’existenceànotre fantaisie.Touslesgouffresnesontpasmortels,lepuitsenestunet,pourtant,l’onentirede quoi étancher sa soif. Papa,maman ? Bof ! Quand on marche sur uneprothèse,onnecaressepassajambeperdue.Papa,maman,rienàcirer!lançai-je,enmelevantducanapépourallermecoucher.Maisauseuildelachambre,unevoixsarcastiquedepetitefillemeparvint.

—Papa,maman,rienàcirer?Menteuse!Et toutescesvieillesmusiquesque tu es allée acheter aujourd’hui, pourquoi as-tu passé des années à leschercher?

Jerestaiuninstant,lamaincramponnéesurleloquet,puismeretournaietrevins sur mes pas. Au salon, je saisis la pile de nouveaux CD, les scrutaiattentivement,avantd’eninsérerundanslelecteur.

Musique!Unbateaupleind’émotionsquittaleportduprésent.Lesouvenirest un filet qui nous surprend et nous entraîne dans le sillage de son choix.Pourtant,quelquechoseenmoiétaitdéterminéànepasselaisseremporterdanslesméandresde l’enfance.Enécoutant lamusique, j’essayaisdemepersuaderde n’exercer là que ma propre volonté. Mais le piège incontournable de lanostalgie,celassojetépar-dessuslesannées,s’étaitabattusurmoi:lesvieilleschansons se succédaient, orientant toutes mes pensées vers mon territoired’enfance.

—Dansceterritoire,mamèreétaitenpleineforme,elleétaitjeuneetbelle,etmoi,jedécouvraislemonde,toutétaitparfait,murmurai-je,ensouriant.

C’esttoutcequej’entendaisretenir.Àquaranteans,jemevoulaisadulte,capabledelirelemondeaveclesyeuxdelaraisonetdel’acceptertelqu’ilest.Je voulais résister à la glissade psychologique,m’accrocher, quitte à imaginerdestaluslàoùiln’yavaitquedesprécipices.Jesouhaitaissimplementécouterdelabonnemusique,m’imbiberdesabeauté,élevermonâme,planervers lessphères sensorielles où lesmélomanes goûtent à l’extase esthétique. En quêted’unedoucepaixintérieure,jerépétaicommepourm’enconvaincre.

—Oui, c’estvrai, dansmon territoired’enfance,mamèreétait enpleineforme,elleétaitjeuneetbelle,etmoi,jedécouvraislemonde,toutétaitparfait!

Àcetinstantprécis,unepetitefillesurgitdenullepart,envahitmonchampdevisionetmejetasonavisenpleinefigure.

—Ahoui,vraiment?Dansceterritoired’enfance,tudécouvraisunmonde

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loind’êtreparfait!Tamèreétaitenpleineforme,elleétaitjeuneetbelle,certes,mais elle était taciturne.Quand tu passais chez elle, elle cuisinait ou faisait lelingeenécoutantcesmêmesmusiquesdans lerecueillement.Oui,elleétaitenforme ! Vaillante, elle travaillait sans jamais se plaindre et tous la disaientgénéreuse,maisquand tu allais lavoir, lamusiquemangeait vosmots.Quandellenetechassaitpas,ellet’assignaitunetâcheetsetaisait.Faceàtoi,elleétaithors d’atteinte, la musique vous liait par les oreilles et par des nœuds dansl’estomac.Samusiquepréféréeétaitbellemaissouventtriste.Souviens-toi,maisentoutehonnêteté!D’ailleurs,tun’asqu’àveniravecmoi,jevaistemontrer…

Devantcetteimplacablejugedelaconscience,jerendislesarmes.Àquoibonpeindrelamémoireenrose?L’enviedevoirleschosesautrementnechangejamaisleurvraienature.Fluxetreflux!Àdéfautd’oubli,jedevaismerésoudreàsuivrelaPetite,pourvoirlessouvenirsremontertelsqu’eneux-mêmes.Pausestatique:respirer,c’étaitdéjàtroublerlacontemplation.Surlemur,monregardinscrivaitcesmots:Nemecherchezpaslàoùrésonnelamusique,trouvez-moilàoùelleaémumonoreillepourlapremièrefois.

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III

Musique!Enquelquesminutes,unmaestroinvisibleimposasesharmoniesà mon cœur. Dans ma mémoire, des graines longtemps enfouies se mirent àgermer.Musique!ÀStrasbourg,j’écoutaisSarabadugroupeIfangBondi,quiévoqueleretouraupays.LaPetitefixasoncap,plusriennepouvaitlaretenir.Un battement de cilsme transporta dans son sillage etmon passé devintmonprésent.

Je suisunpélicanduSaloum, jeplaneau-dessusdesbolongs,coupd’œilsurles troisvillagesdeMar:Fafaco,Soulou,Lôthie, il fallait toujoursquelesfamilles sérères, portées par leur sens exacerbé de l’honneur, se scindent à lamoindre querelle pour aller fonder d’autres villages et mettre leur fierté horstutelle.Lesailesdéployées,lecoutendu,jesurvoleGandoune:Falia,Djirnda,Bassoul,Bassar,Diohane,Thialane…Audétour deSangomar, le vent du soirmedéporte,voiciDionewar,quisouritàDjifèrepourmieuxmurmureràl’oreilledeJoal-Fadiouth.Pélicanauventre lourdd’émotions, je saispourtantqu’ilmefautunebranchedepalétuvierpourmeposeràKokoNgagnara.Atterrissage!VoiciNiodior,labelle,lafière,quibercelesenfantsdeBandéÑambo,étalesesdunes de sable fin et ses cocoteraies, pendant que sa mosquée s’agenouilledevantlestombesdenosancêtresanimistesquidormentàPétiala.

Saraba:c’estunefindejournéede1974,j’aisixans,avecmongrand-pèrenous rentrons de la pêche et la cale de notre pirogue – qu’il a appelée SalyN’dèneenhommageà l’unedesescousines–estquasimentpleine.Commeàl’accoutumée,aprèsavoirgénéreusementdistribuéunepartiedesapriseàceuxqui se trouvaient audébarcadère, ilm’envoie remettre dupoisson à unedamequej’appelleNkoto,c’est-à-dire«grandesœur».Nkoto,bla-bla-bla…Ellemeregarde d’un air bizarre, sans me répondre, et se contente de prendre sacommission.Àsescôtés,uneradio,unechanson:Saraba.Ellesedirigeverslacuisine, je lasuis.Ellenettoiesonpoisson, je laregarde.Ellefaitcommesi jen’étaispas là.Que fairedemesmains?Jeme tritureunboutdenatte, fais lepieddegrue,enattented’ungeste,d’unmessageàtransmettre,rien.Sonsilencem’ankylose les jambes, il est temps de décamper, le crépuscule ne feraqu’obscurcir leshumeurs.Un instant,nos regardssecroisent, j’enprofitepour

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prendrecongé.—J’yvais,mongrand-pèredoitm’attendre.Bonnesoirée.Sansdesserrerlesdents,ellemesuitduregard,commesielleavaitenviede

veniravecmoi.Jenesaisjamaiscequepensecettefemme.À Strasbourg, des décennies plus tard, espérant une douce détente,

j’écoutaisdesmusiquesquisentaientlesablechaudetgoûtaientlelaitdecoco,maisellesmepromenaient inévitablementjusqu’auxmaraissalantsdeNiodior.Depuis les bords du Rhin, une source souterraine irriguait les dédales de mamémoire.Musique!Pluiedenotes,bruinedemotsetvoilàlepasséquifleurit.Floraisonmentale,desvisagesparbouquet.

Niodior,encetemps-là,souriantsoufermés,desvisages.Ports,demeures,paysages,notretopographieaffectivesedéclineentraitshumains.Parcequeleslieuxn’ontd’âmequecellesqu’ilsnousévoquent,nousportonsennouskyriellede têtes coupées. Toutes cesmusiques, toutes ces photos, bouts d’êtres, boutsd’ailleurs, que nous trimballons jusqu’au bout de la nostalgie. Qui oseraitdemander àquoi serventnosépaules ?Rienn’allègedubagage invisible aveclequel nous titubons. Traces ! Seulement des traces, mais toujours des tracescomme consolation à la fugacité de l’existence. Il était une fois et cette foisdemeure, vigile lancé à nos trousses pour toujours.Musique !Nobel deOuzaDiallomesoulevadeStrasbourgetmedéposaàNiodior,en1975.

J’aiseptansetautantdenattessurlatête:unegrosse,quilongelemilieudu crâne jusqu’à la nuque et, sur chaque flanc, trois petites dont les boutsmetombentsurlesoreilles.J’ignorepourquoiexactementjemetrouveencorechezNkoto.Parfois,ellemefaitvenirpourdescoursesoupoursurveillerlespetits,quand elle doit assurer son tour de cuisine pour lamaisonnée– puisque, chezelle,coépousesetbelles-sœursserelaientpourlacorvée.Elleapresquefini,unagréablefumetembaumedéjàlesalentoursetréveillelespapilles.Lepoissonetles légumes reposentdansunesaucequimijoteà feudoux,pendantque le rizcuit à l’étouffée, dans une immensemarmite.Après l’agitation, elle s’autoriseunepetitepauseetallumelaradio:OuzaDiallochanteNobel,l’amour.Ladamenedit rienoupresque, elle écoute, absorbée.Soudain, elle se lèveet sedirigevers sa chambre, l’air triste. Je la suis. Le sait-elle ? Elle sort une photod’identitéd’unportefeuille,c’estunvisaged’homme.Assiseauborddu lit, lementon au creux de lamain, elle contemple le bout de carton, comme si ellelisait les lignesdesonautremain. Jem’approche,curieuse,appuiedoucementsursonavant-braspourl’incliner.

—C’estqui?C’estqui,lemonsieur?m’excitai-je.

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Uneclaquedanslafigure.—Dégage!Allez,rentredéjeunercheztoi!crie-t-elle.Jereculeunpeuetlaregardeavecdesyeuxdebicheapeurée.—J’aiditdégage!Vamangercheztoi!Je prendsmes jambes àmon cou.Maboussole émotionnelle indiqueune

direction:chezmesgrands-parents.Danslacour,jecroiselemarideNkotoetm’écartecommeonéviteuneflamme.Sijel’avaisheurté,ilm’auraithouspilléeetjetéecommeunebousedevache:«Encorecettedomi-haram,cetteenfantdupéché,cettefilledeSheitan!»Etj’auraisditpardon,pourimiterNkoto,carelledit toujourspardon,dèsque jedérangequique soit chezelle. Jemedemandepourquoi son mari m’appelle la fille de Sheitan, la fille du diable. Pourtant,lorsqu’ilmerencontreauvillage,devantlesgensetsurtoutdevantdesprochesde mon grand-père, il m’appelle ostensiblement par mon prénom et me collemême son nom de famille que j’ai en horreur. Moi, je ne sais pas commentl’appeleretsoncomportementnem’inspirequeméfiance,alors jene l’appellepas.Unefoisdehors,jeralentislepas.Enlongeantlesmaisonsouvertessurlarue,jemerendscomptequepresquetouteslesradios,commecelleposéesurlecomptoir du boutiquier, diffusentNijaay. Nkoto écoutait sans doute le mêmeprogramme…

Musique !ÀStrasbourg, lepremiercoupletdeNijaaymeparvint commel’écho d’une loi caduque. Nijaay veut dire oncle, surnom que les épousessénégalaisesdonnaient à leurmari, équivalentde chéri, l’obséquiosité enplus.Malgrélavoixenvoûtanteetl’indéniabletalentdeLayeM’boup,cettechansonest la plus misogyne que j’aie jamais entendue. Même si elle est coquine etamusante, elle prône la soumission totale de l’épouse à son mari, conditionqu’elledoit remplir,paraît-il,pourgarantir la future réussitedesaprogéniture.Quoi que j’en pense, cette chansonme propulse toujours dans le contexte où,jadis,jel’entendais.

Musique!Etmerevoiciauvillage,quittantledomiciledeNkoto,sousunsoleildeplomb.LamélodiedeNijaaymepoursuit,maissijetraînelespiedscen’estpasdutoutpourécouter.Jesuisengourdieparjenesaisquoi,maisquelquechosequimedonneenviedem’arracherlescheveux,dem’écharperlevisageetdeme rouler parterre, enhurlant de toutesmes forces. Jene le fais pas, je nepeuxpaslefaire,lesableesttrèschaudetmagrand-mèren’aimepasquejesoissale.Auvillage,onditquelesfillessontmalpropresquandellessontélevéesparleur grand-mère. Lamienne s’est, dirait-on, juré de prouver l’exact contraire.Elle,sicoquetteetsoignée,dittoujours:

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—J’aibienlavéteshabits,j’aimêmeamidonnéetrepassétesNdobines,tesensembles,alorsattention,nefaispaslasouillon.

Alors,jefaistoujoursattention.Pasquestiondeseroulerparterre!Mêmeen jouant avecmes camarades, j’évite deme salir ; elles disent que je fais lachochotteetellesnesontpas lesseules.Ledernier refraindeNijaay s’étireets’estompederrièremoi.JetraverseleDingaré,laruecentraledeNiodior,elleestquasidéserte.Enempruntantuneruelleperpendiculaire,jecroisedeuxvoisinesde Nkoto qui rentrent du puits. Chacune porte, sur la tête, une bassine d’eaumoinslourdequelesénormitésquesoulèvesalangue.

— Tu vois, la Petite s’en va, je te l’avais dit, elle la chasse toujours àl’heuredurepas.

—Maispourquoifait-elleça?—Àtonavis?Tudoisbientedouterquec’estàcausedesonNijaay.—Quandmême,labouchéedecettegaminenelesaffameraitpas.— Il ne s’agit pas de cela, ma chère. C’est que quand la bouche est

illégitime,labouchéel’estaussi…—Arrête…— Ah non ! Ce n’est pas moi qui le dis, c’est le mari qui lui sort ça

lorsqu’ilssedisputentausujetdelaPetite…Elles disparaissent avec les dernières bribes de leurmesse basse.Mais le

vent chaud a déjà glissé l’essentiel de leurs proposdansmesoreilles, qu’ellesjugenttropjeunespourcomprendre.Pourtant,jeneveuxretenirqu’unechose:Nkotomechassaitmalgréelle.Maiscebrefsoulagementpassé,unmotmerestecommeungaletdanslachaussure:illégitime.Jeneparvienspasàm’endéfaire,mon vocabulaire est encore trop limité pour en venir à bout. Faudra que jedemandeàmagrand-mère,medis-je,toutenavançantnonchalamment.

Musique ! Soudain, Salimto retentit des radios à piles, une vague dedouceurdiviselajournéeendeux.Depuislapartiehautedel’île,deshordesdeblouses bleues, sorties de l’école primaire, se répandent dans les ruelles.Affamésetépuisésparunematinéedecours,lesenfantss’engouffrentdanslesmaisons,où lesbonnesépouses serventdéjà ledéjeuner. Impitoyable, le soleilmenaced’embraserlefeuillagedescocotiers.Jecroisequelquesconnaissances,descamaradesdejeu.

— Hey, bonjour ! lança l’une des filles. Pourquoi tu ne viens plus enclasse?Dis,pourquoituneviensplusavecnous?

—Laisse-la,intimauneautre,tusaisbien,ellen’apasledroit.—Maiselleétaitdéjàvenueplusieursfois,relevaunetroisième.

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—Oui,maisellen’avaitpasledroit,ellen’estpasinscrite.—Hey, t’asqu’àdire à tonpèrede t’inscrire !Tu reviendras ? insista la

premièrefille.—Hey,laisse-laenfin!Tuvoisbienqu’ellen’apasenviedeteparler.Sans desserrer les dents, je poursuisma route. Jemarche lentement, sans

meretourner,lesmainscroiséessurmoncrâne.J’imaginemacervelleenfusion.J’imagineaussipleind’autreschoses.Sijesuislafilledudiable,oùhabitemonpère ?C’est qui lemonsieur sur la photod’identité ? Jemedemande aussi siNkoto peut faire, pour son grognon, tout ce que préconise la chansonNijaay.D’après lesregardsassassinsqu’elle luidécoche, jecroisquenon.Sonsourires’efface,sesmâchoiressecrispent,sesnarinesfrémissent,dèsquelesieurentredanssa lignedemire.Quelquechosemeditqu’ellen’apaschoisid’êtredanscettemaisonoùmesvisitessemblentplustoléréesquesouhaitées.Enrevanche,j’ai l’impressionqu’ellepourraitbienchanterLiti-liti,enduoaveclemonsieursur la photo d’identité qu’elle garde si précieusement. Le refrain de cettechansondit:J’airegardé,j’aivu,tumeplaiscommetues,avoirsonchérietlecouvrir de caresses,c’estaisé.Mais, vu lamine de veuve deNkoto, ce n’estpeut-êtrepassiaiséqueçapourelle.Lorsqu’ellepartcouperduboisouchercherdesfruitsdemer,loindeschâlesetdeschapelets,elledoitsansdoutechanteràl’intentiondesonmari:NaYayeBimBam!RandoulRandoulo…C’est-à-dire:Pousse-toi,ôte-toidelà…

Musique!Souvenirsourêves,combiend’humainsdélèguentlaformulationdeleurspenséeslesplusintimesauxchanteurs?QueDieuveillesurlesartistes,quiexprimentpournoustousladouleuretlajoiedevivre!

J’avance sous le soleil, mes pensées dansent sur les mirages. Musique !LaloKébaDramévocalise,lesnotesmagiquesdesakoramontentverslacimedescocotiers lorsque je franchis leseuilde lademeuredemesgrands-parents.Sous l’arbre, aumilieu de la cour,ma grand-mère, assise sur sa natte, file ducoton,pendantquemongrand-père,installéenfaced’elle,rafistolesonfilet,desoccupationsauxquelles ilsse livrent,engénéral,après ledéjeuner.Salutations,échanges, sourires. Sourires, salutations, silence. Un jeune oncle répare sonlance-pierre,aveclesérieuxd’unarmurier.Toutàsonouvrage,mongrand-père,envoûté par la kora deLaloKébaDramé,murmure les paroles de la chansonBambaBodian.Jeregardesamainquivirevolteau-dessusdufilet,unepenséeme fait sourire : mon grand-père est bègue, sauf quand il chante. Les autresl’entendent rarement chanter, mais moi, j’ai souvent ce privilège. Quand jel’accompagne à la pêche, il m’apprend plein de chansons, en sérère et en

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mandingue.NoussommesdesNiominka,merépète-t-il,descendantsdesroisduSineetdesGabouÑanthios,lesprincesduGabou,noussommesunmélangedesérère et demandingue, tu dois comprendre les deux langues. Il se plaint desfrontières coloniales, espère qu’elles finiront par disparaître. Comme nous nesommespasloindelaGambie,oùvitencoreunepartiedessiens,ilaimecapterla radio nationale de ce pays pour les infos enmandingue,mais aussi pour lakora,beaucoupplus fréquentesurcettechaînequesur lessénégalaises.QuandJaliNyamaSusochanteKédo,quiracontelatristefinduroiJankéWali,ilrestesilencieuxetpousse,detempsentemps,depetitsgémissementsémus.Jemedisqu’il souffre pour ses ancêtres animistes quasi exterminés à Troubang par cesvoleursdePeuhls,prosélyteszélés,quiattaquaientleursvoisins,sousprétextedeles convertir à l’islam, quand ils ne pensaient qu’à les dépouiller de leursmultiplesrichesses.

Depuis Troubang, les relations se sont pacifiées, Sérères et Peuhlsentretiennentmêmeuncousinageàplaisanterie.Ainsi,lesSérèresdisentques’ilmanquedesbêtesà leur troupeau lematin,c’estquedesPeuhlssontpassés lanuit.Fidèlesàlamémoire,lesSérèresaccusenttoujourslesPeuhlsd’êtrevoleurset menteurs. Il faut dire que le nomadisme de ces derniers n’aide pas à lesdisculper et renforce leur étiquette de colporteurs d’histoires, de traîtres enpuissance. Qui veut être accueilli sur tous les territoires cherche forcément às’attirer les faveurs de tous et finit par trahir les uns et les autres au gré descirconstances. Les Peuhls, quant à eux, qualifient les Sérères de têtus,sédentairesparcupidité,car,jalouxdeleurterre,cesfarouchescombattantssontcapablesde ladéfendredemanière acharnée, jusqu’au suicidepour l’honneur.Accusation que les Sérères ne peuvent réfuter, puisque leur histoire atteste defaits similaires. Pendant que Sérères et Peuhls se traitent mutuellement avecaffection, lesvraisgriots traditionnels,enmémoirevive, restituentàchacunsavéritablehistoire.

Lalo Kéba Dramé, Jali Nyama Suso, Kouyaté Sory Kandia, MahawaKouyaté et SoundjoulouCissokho, ces nomsdésignent des invités permanentssous le toit demon enfance. En dehors deYandéCodou Sène et d’une petitepoignéedechanteurstraditionnelssérères,mongrand-pèren’écoutaitqueceux-là avec délectation. Quand je lui disais que tous ses chanteurs préférés nefaisaientquecrier,ilsouriait,hochaitlatêteetm’affirmaitd’untoninspiré:

— Sounkoutou nding (jeune fille ou petite demoiselle, en mandingue),écoute,plustardtucomprendras.

Alors,quandilécoutaitlakora,d’unairpénétré,jerestaissage.

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Sousl’arbre,jepatientai,laduréededeuxoutroismorceauxd’affilée.Dèsqueleprogrammeradiolepermit,jem’exprimai:

—Maman, j’ai faim,dis-je, enposant lamain sur l’épauledemagrand-mère.

—T’avaisqu’àdéjeunercheztamère!ditlejeuneoncle,unpeuplusâgéquemoi,enmetoisant,sonlance-pierreàlamain.

—J’étaischezNkoto,magrandesœur.— T’es vraiment débile, toi ! asséna-t-il, en s’approchant, la moue

dédaigneuse.Nkoto,c’estmasœuràmoiet,toi,c’esttamère!—Maman,dis-luiquec’estfaux,suppliai-je,entapotantsurl’épauledema

grand-mère,quejeprenaisjusqu’alorspourmamère.—Eh non,ma fille ! dit-elle d’une voix douce, il a raison, c’est bien ta

maman.—Non,c’esttoimamaman!Hein,maman?—Maisarrêtedel’appelermaman,c’estmamamanàmoiet,toi,c’estta

grand-mère!Qu’est-cequet’esbête!s’énervaencorelejeuneoncle,enfaisantminedemeviseravecsonlance-pierre.

—Laisse-moi tranquille ! rétorquai-je, t’esmêmepas capabled’atteindreunoiseauavectonmauvaislance-pierre.

—Maisjepeuxt’atteindretoi.Allez,onparie?fit-ilavecuneméchancetédontj’ignoraislacause.

—Hey,tais-toietlaisse-latranquille!grondamongrand-père.Lejeuneonclemejetaunregardnoir,avantdedéguerpiravecsonlance-

pierre. Pour se donner de la contenance, il alla rejoindre ses copains quiguettaientlesoiseauxdanslesbranchagesdescocotiersettiraientenpureperte.Ma grand-mère se leva, me passa une main sur la tête et se dirigea vers lacuisine.

—Viens,tondéjeunerdoitêtreencorechaud,j’avaislaissélamarmitesurdesbraisesenfouiessouslescendres.Allez,viens.

—Non,jen’aipasfaim.—Ah,maisilfaudraitsavoir!Tuasfaimoutun’aspasfaim?—Tuneveuxplusêtremamaman?Tunem’aimesplus?—Maissi,qu’est-cequeturacontes?Biensûrquejet’aimetoujours.—Alorstuserastoujoursmamaman?—Maisoui.Ettoi,tuserastoujoursmafille?—Oui,maispourtoujours,pourtoutemavie!—C’estvraicemensonge?dit-elle,enmesoulevantlementon.

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— Oui maman, je te le jure ! clamai-je, en essayant de lui rendre sonsourire.

—Nejurepas,allez,maintenanttuviensdéjeuner.—Troptard,nousavonsmangétoutlepoisson!plaisantamongrand-père,

ravidemevoirfinalementsuivremagrand-mèreverslacuisine.—Nel’écoutepas,ilt’alui-mêmelaisséunebelledoradeetpleind’œufs

de poisson. En plus, comme j’ai préparé un thiéboudjène blanc, celui que tupréfères,jesuissûrequetuvasterégaler.

—Maman,c’estquoiuneboucheillégitime?Nous entrions dans la cuisine. Ma grand-mère pivota vers moi, je crus

qu’elleallaitdéfaillir,maiselleseressaisitaussitôtetm’interrogeaàsontour.—Quiaditça?—DesvoisinesdeNkotoquej’aicroisées,ellesdisentque…—Net’occupepasdecequ’ellesdisent.—Oui,maisc’estquoiuneboucheillégitime?Dis-lemoi!—Ehbien,c’estunebouchequiditdesstupidités,commecesdames-là!—Etunebouchéeillégitime?—Ici, la tienneneleserajamais!Tum’entends?Leplussimple: tune

mangesquecheznous,ainsi,tunedérangeraspersonneet,d’ailleurs,c’estbienmieux pour ta sécurité. Nous récoltons notre propre riz et notre mil, nousignorons les greniers vides et ton grand-père est le meilleur pêcheur de cevillage, alors n’accepte jamais qu’on t’humilie pour de la nourriture ! Tum’entends?Tantquejevivrai,tumangerastoujoursàtafaim,assura-t-elle.

Lecalmedesavoixportaittoutlepoidsd’unevolontédéfinitive.Toutenmeparlant,elles’activait,trouvaitsesustensilesauflair.Assisesurunbanc,jel’écoutais, pendant que mon regard, orienté par ses mouvements, captaitd’inoubliablesscènes.Legestesoupleetprécis,elleavaitmisdurizdansunbol,au milieu duquel elle disposa, outre la dorade et les œufs de poisson, diverslégumesdesonjardin.Ilyenavaitassezpourrassasierquatrelutteurs.

— Allez, ma jolie Guelwaar ! Tiens, goutte-moi ça et dis-moi si monthiéboudjèneestréussi,lança-t-elle,d’untonqu’ellevoulaitléger.

Malgré le petit grain de sable qui brisait légèrement sa voix, un sourireapaisémemangeaitdéjàlevisage.Ellepritunbanc,s’installaenfacedemoiet,forçantlessourires,metintuneagréableconversationduranttoutmonrepas.

Avecmesgrands-parents,quelquesmotssuffisaientpourdissiperlenuagede toute tragédie. Leurs sourires chassaient loups et ténèbres. Et mêmelorsqu’une tristesse se faisait tenace et pesait sur mon estomac, recouvrer

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l’appétit, au plus vite, était le signe de reconnaissance le plus évident que jepouvais leurmanifester au termede leurs efforts. J’étais le plant fragile qu’ilsredressaientaprèschaque tempête, ils étaientmon indéboulonnable socle.Mesgrands-parents ne m’ont pas seulement élevée, ils m’ont littéralement portée,comme lepalmierporte la lianeet luiévite lepiétinementdesbêtes sauvages.Enfant, leurmaison étaitmon asile inviolable, leur nourriture, la seule que jemangeaissansmedemandersij’yavaisdroitoupas.Ilsmerassuraient,afinquejegardelajoiedevivre;jegardaislajoiedevivre,afinqu’ilssoientrassurés.Depuis leur toit, j’ai visité d’innombrables pays, rencontré quantité de gens,multiplié lesattachements,mais jen’ai jamaisconnuunemeilleureversiondel’amourquecettebienveillancemutuelle.

Des années plus tard, dans mon salon, en terre rhénane, quand la voixlimpide d’Omar Péne distille la douceur de Yama Yar, une chanson surl’éducationdoubléed’unbelhommageàsagrand-mère,jeladédiesecrètementà lamienne. Je ne danse pas, je ferme les yeux,monmonde se recompose etretrouvesesplusbeauxcontours.

Musique!Etlamémoirevousattrapeparunboutdutympan.Mongrand-pèreavaitraison:plustard…Aujourd’hui,j’aicompris:seschanteurspréférés,ceuxdontjedisaisqu’ilsnefaisaientquecrier,accompagnentmaintenanttoutesmes pérégrinations. Grâce à eux, grâce aux histoires qu’ils racontaient et quemon grand-pèreme traduisait, le Sénégal, leMali, laGambie et laGuinée nefaisaient qu’un seul territoire dans ma tête d’enfant. Panafricaniste, je l’étais,avantd’enconnaître le terme.Aujourd’hui,quand j’écouteDouga deKouyatéSoryKandia,lemeilleurbluesquel’Afriqueaitjamaisentendu,ouKédodeJaliNyama Suso, épopée du roi JankéWali, toute personne qui ose me dérangerrisquesavie.Queceuxquivoudrontenavoirlecœurnetrédigentd’abordleurtestament!

Quand j’écoute la kora, je vous en prie, ne m’interrompez pas, car jen’écoute pas de la musique, je parle à mon grand-père : par la kora, nouspoursuivonsnotreconversation.

Musique!Etlesêtreschersnousreviennentdanslesillagedelakora.Ilestdesmélodiesquiconvoquentlesâmes,commejadisleslibationsréveillaientnosancêtres. À défaut de ramener nos morts à la vie, qu’on nous console demélodies, et, surtout, qu’on nous offre unemémoire aussi vaste qu’unmanoirpour toujours accueillir ceux qui habitent nos jours. Ne sont morts que lesoubliés.Réminiscence,unemanièredevider l’absencedesonsens,caranimerles ombres c’est tenir tête au néant. Pour les âmes rêveuses, barques aux

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multiples cales, lamémoire à toujours le vent en poupe.On s’abandonne à lamusique comme on se laisse emporter par un voilier. Qu’on danse ou battesimplement lamesure, cen’estqu’un inévitable tangagedans lesméandresdel’intime.Eton tanguequand lecœur largue lesamarres.Mais ilarriveque lescourantscontrarient lanavigationetdéportent labarquedansunecriquequ’onn’imaginait plus revisiter. Sans se soucier demon avis, laPetite décidait d’unitinéraire.Etmoi,filetdérivant,jeramassaisdesvestigesdevie.

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IV

La nuit avançait, le sommeil fuyait mes paupières. Les heures sedéroulaient, une bobine se dévidait dans ma tête et je ne parvenais plus àl’arrêter.ÀlafindechaqueCD, j’en inséraisunautre, lesritournellesdemonenfances’enchaînaient,chacuneouvrantdansma têteun tiroiroùdesarchivespoussiéreuses m’incitaient à poursuivre l’exploration. J’essayais de meraisonner.Enpetite-filledepêcheur,jemedisquelessagesmarinsregagnentlaterrefermequandlecielannonceunetempête.Jedevaisreprendrepieddansleprésent,avantd’êtreemportéeparlahouledelamémoire.Désireused’échapperà la nostalgie quim’envahissait, je préférai lancerma réflexion sur un terrainimaginaire,àdéfautdepouvoirlabotterentouche.Onnes’enfuitpasqu’avecsesjambes.

Musique!Cen’estpasseulementunemélodiequiégayel’ambiance,quandcen’estpasuneprojection,cesonttoujoursdesfragmentsdeviequireviennentajouterleurconsistanceauprésent.Surlesjoyeusespistesdedanse,espiègle,onvibrionnesouventavecdesabsents.Quanduncavaliers’enorgueillitdesonsex-appealetsavourelaréussitedesasoirée,ilarrivequelabellelasciveàsonbrastangue sur une autre épaule, d’une autre époque. Trahison ? Non, escapadeimaginaire, toutsimplement.Parfois,se fiantà lamagied’un tango,unedamecroitéblouirsonpartenaireetfondsouslescompliments,sanssedouterquelelouangeur doit sa fièvre au poison qu’une autre guêpe lui a instillé dans lesveines, depuis belle lurette. Trahison ? Non, c’est la durée qui multiplie lesbattementsducœur,consumelespassionnésettransformelesbraisesencendres.Nous ne sommes que des restes de nous-mêmes, après le tribut payé auxsentiments.Pourtant,mêmeenautomne, il arriveque le feudu jour trouve lesbraisesdelaveilledansl’âtre.Onrajoutedubois,onmélangelesessences,onn’enestpastoujourssatisfait,maisonappréciequandmême,puisquelebesoinde se réchauffer, lui, reste invariable. À quoi penses-tu, chéri(e) ? Si l’on semettaità répondrefranchementàcettequestion,peud’unionssurvivraientà lalune de miel. La discussion soude les couples, dit-on, mais parfois, c’est lesilence qui les sauve. Il arrive qu’on ouvre ses bras à un corps qui réclamed’autresbras;onseserrequandmême,parcequ’onn’apastrouvémieuxquela

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tendresse pour panser les plaies de l’amour. Seulement, un pansement suffitrarement à guérir une plaie. Souvenir !On voudrait parfois fuir,mais rien nesauvedesoi,leveninquidortsouslapeaulisseestsouventplusàcraindrequelesdangersextérieurs.Fugus,noussommesdespoissonsdechair tendre,maisc’est en nous que se loge la dose mortelle de poison. Souvenir ! Même lamusiqueestparfoisleronronnementd’unvolcanavantl’irruption.Onvoudraittellement danser,mais ça dépend du rythme qui vous porte, vous emporte ouvousterrasse.Ah!Oh!Lorsqu’onditaïe,ilestdéjàtroptard.Lesouvenirestcettepunaisequivientgâcher le repos, lorsqu’ons’assoupitdans leconfortdel’oubli. Capricieuse, la mémoire nous impose ses piqûres de rappel qui nevaccinentderien.

La nostalgie, je m’évertuais à l’éloigner, tout en écoutant ces vieillesmusiquesquej’avaistantrecherchées.Jesavaispourtantquecen’étaitpasuneprédilection,maisun impératif.Lorsque legaleuxsegrattecen’est jamaisparamourpoursamaladie,mêmesi,cefaisant,illaperpétue.Nostalgie!Ilarrivequedes sources, taries etoubliéesduSahel, se remettent à sourdre làoùellescoulaientjadis.Vienttoujourslemomentoùlesruisseauxenfermésennousserejoignent,formantainsiunfleuveasseztumultueuxpourromprelesdiguesquenous avons mis des années à construire. On mesure l’érosion en scrutant lesfrontsdemer,maisa-t-onseulementidéedelaruinequelesbourrasquesdelavielaissentaufonddenous?Touslesdébrisdesnaufragesnesontpasvisibles,heureusement,sinonlescôtesneseraientplusfréquentables.Danslesabysses,lethéâtre d’ombres continue. Nous et nos fantômes, les strates d’années et leskilomètresdefuiten’ychangentrien;quiavécuvivralesouveniretl’emporterapartout avec lui. On avance, une main au collet, l’immense main du corpstentaculairedupasséquinouspoursuitetnouscollesesventousessansprévenir.Parfois,aumomentoùl’onsecroitprêtaudécollage,uneforceirrésistiblevousappuiesurlesépaulesetvouscloueausol.Letatami,onlecroyaitdestinéauxsumotoris, mais ce sont nos vies, pélicans aux ailes mazoutées, qui gigotentdessus. Patauger dans la fange de la mémoire nécessite un souffle d’athlète.Chaque matin, on se lave, on se console de ce geste dérisoire, conscient delaissercequinécessiteplusd’ablutionsaufonddenospupilles.Notrecerveauestceformoloùgisent lescadavresdedouleurs,dontnousvoudrionstantêtredébarrassés.Ontrouvemillelâchetéspournierl’évidence,maisuneminutedeluciditésuffitpourl’admettre:pournoussoulager,ilfautnousdépartirdelapartencombrantedelamémoire,cequivautamputation.

Jeme levai du canapé,me rendis à la cuisine avec une envie de boisson

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chaude.Unthé,unegalettederiz,unebarred’amande,quandl’insomniesefaitmarâtre,toutestbonpoursedonnerl’impressiondegarderlabarre.Etpendantque le thé infusait, une penséem’effleura la bouche : Franchement, pourquoiécoutercesmusiquesenboucle?Et,finalement,pourquelétat?

Le visage d’une petite fille, au crâne surmonté de trois grosses nattes,m’apparutà travers les spiralesde fuméequi sedégageaientde la tasse.Alorsquej’ajustaisencoremavision,sadiatribecinglateluncoupdefouet.

—Ha, laisse-moi rire ! Bien sûr que lamémoire recèle sa part de douxtrésors,maissouviens-toiaussiquetubuvaistonlaitdecocononloindesmaraissalants. Qu’espérais-tu ? Nul ne s’attend à humer des effluves d’encens enouvrant les caveaux ! On ne se souvient pas pour aller mieux, mais pourcomprendre.Leplusduraprès,c’estd’accepter.Tusaisbienpourquoituécoutestoutessesmusiques.Maintenanttuencomprendstouteslesparoles,lecontexteoù tu les entendais et les raisons qui ontmotivé de tels choix. Ton problème,c’estque tuvoudraisdemanderàNkotodemettreenfindesmots sur tous sessilences.Maiscommentleluidire?Ellen’estplussilencieuse,elleestdevenuesilence.Puisquetuteprendspourunegrandefille,tudevraispouvoirfaireavec,non?

Jesursautai,glacée,jetaiuncoupd’œilfurtifautourdemoi.Monthéétaitdéjà bien noir et plus qu’amer.Deux pas dans la bonne direction, retour avecdeuxmorceauxde sucre et plouf !On s’en fiche des kilos, pour nous alléger,c’est lamémoirequidevraitmaigrir.En touillanténergiquement, jemeparlaiscommeonréprimande,fallaitrabattrelecaquetàlapetiteintruse.

— On s’en fout de tout ça ! Que fait-on des mots qui ne peuvent plusatteindre leurdestinataire?On lesavale,onferme la trappe,c’est tout,pasdeverbiageinutile!Danscemonde,rienn’estparfait:ouoncomprendleschosestrop tard ou on manque l’occasion de se parler, de sorte qu’on se retrouve àsoliloquerbêtementdevantune tombe.Pourquoiappeler, interpeller :maman!Quand il n’y a plus personne pour répondre ? Après tout, ce n’est là que laseconde absence de celle qui est devenue silence. Tant pis ! En matière defiliation, l’absence des vivants est pire que celle desmorts.À quoi ça sert dejeterunepoignéedesabledanslegrandcanyon?Ilyadesbéancesquejamaisriennecomble.

— Eh bien, nous y voilà ! ricana la Petite, alors admets-le et gagne dutemps, au lieu de t’irriter les yeux avec tes poignées de sable inutiles !Maintenant, tusaisque tuaspassé tavieàattendredesêtresquineviendrontjamais.

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—Cettephrasen’estpasde toi !Peu importe, lançai-je, j’ai retrouvédesmusiques que je cherchais depuis longtemps, cela me fait plaisir, c’est leprincipal.Alorscesoir,jesuistrèscontenteetjevaisbiendormir!

— Contente ? railla la Petite, et cette mine de masque vaudou ? Tessortilèges ne trompent que toi-même. Tu vas bien dormir ? C’est ça ! Tuvoudrais,oui.

J’avalai le restedemon théd’un trait, avantd’allerm’en servirun autre,laissant lagalettede rizet labarred’amandeà lapetitepestequin’envoulaitpas.Ellenemangeaitpas,lesmotsluisuffisaientet,moi,accrochéeaupointdevuequimesemblaitsalutaire,jenesouhaitaisplusl’entendre.L’autosuggestion,c’était lemédicamentgénériqueavec lequel j’apaisais tousmesmaux.Mais,àdirevrai,cesoir-là,monmoralétaitaussi fragilequ’une tigedemiletployaitsouslepoidsdesémotions.ChaqueinterventiondelaPetitemefaisaitvaciller.Je ne savais plus si j’étais heureuse d’avoir retrouvé ces musiques ou si jeregrettaisl’imprudencedemonachat.Pourquoigratterlesstratesdupasséquandles poussières du quotidien suffisent à brouiller la vue ? Avec l’âge, on sedécouvre des velléités de pelleteuse. Mais comme tous les sols ne sont pasaurifères, on se retrouve souvent, perdu par sa quête, au fond de ténébreusesexcavations.Lalongévité?Unesimplemarinade!Celledel’êtredanslebocaldu vécu. Carpaccio, c’est notre pauvre chair qui marine dans la sauce aigre-doucedel’existence,fragiliséeparladurée.Lapeaudesvieuxs’affinedes’êtretroplongtempsfrottéeauxjours,ellesefragmenteàforcedeservirdetambourinaudestin.Letempsnousdésagrège,onseprosternedevantdescorps,intactsenapparence, mais c’est par tranche que la vie nous débite, à l’intérieur. Je mesouvinsdelatranchedecarpaccioquej’avaisgoûtéeaurestaurant,parcuriosité,dans l’assiette de mon ami Alex, le disquaire. La nausée me submergea.Maintenant,j’enétaisvraimentsûre,jedétestelecarpaccio:unebellecoucheencache toujours une autre prête à partir en lambeaux. Il y a toujours un êtremasquésousl’êtrevisible,dissocierlesdeuxrelèvedelagageure.Ilestvraiquenousmaquillons nos cernes pour rester présentables, comme l’affirmeMarie-Odile,endocteurèsmarouflage,maiscombiendestratesdefardsuperposons-nouspourdonnerconsistanceàcettepersonnequiportenotrenomensociété?Sans sa carapace, la tortue serait plus fragile, certes,mais elle serait tellementpluslégèreetplusrapide.Dansmavie,jecouraissansarrêt,sansjamaisvouloirme retourner.Mais une petite filleme poursuivait,me harcelait,m’assiégeait,ajoutait ses mots à mes propres mots, ruinait l’armature mentale que jem’évertuais à faire tenir depuis des années, et je ne pouvais rien contre ses

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attaques.Parfois,croyantmefaireplaisir–commelorsquej’achetaiscesdisques–,jeréalisaisavecstupeurquejenefaisaisqu’exécutersesordres.Grandirmesemblaitsoudainimpossible.

La Petite faisait des sauts périlleux dansmon estomac, tout ce à quoi jem’accrochaispourrésisteràlahoulefinissaitparoscilleretmedonnerlemaldemer. Inévitable, le vertige ! Quand j’en avais assez de lutter, lorsque j’avaislaissé tousmes ongles sur les parois demon être, jeme résignais, cédais toutl’espace à la Petite et me contentais de l’observer. Mais cette nuit-là, j’étaisdéterminée à ne lui laisser aucune place. Revenue avec mon thé au salon, jerangeai les anciens albums. Mieux vaudrait continuer l’écoute un autre jour,songeai-je, en glissant un CD de Paco de Lucia dans le lecteur. Lui aussi, samusiqueme transporte,mais ellene répandpas surmonvisage l’ombre striéedesbranchesdecocotier;ellenem’apportepasuneodeurd’algues,unparfumdecouscousdemil,ungoûtdepatatedouceoudesnotesaciduléesdebissapauboutdelalangue,jenel’avaisjamaisécoutéeàNiodior.Pourtoutescesraisons,j’espérais y trouver un doux réconfort qui, sans neutraliser la pensée, mepermettrait, peut-être, de canaliser mon attention vers le présent. La guitaresanglotait,PacodeLuciamodulaitlesoctavesd’unecomplainteuniverselle,cecombatpourmarcherdroit.

Yosóloquierocaminar!Tada-tada-tadadan!Unepirouette,puisdeux,etjem’immobilisaiuninstant.Tapantdoucementdesmains,jepensaisàlapersonnequim’avait faitdécouvrircemusicien,unFrançaisd’origineespagnole,que jesurnommaisElPescadordeBoulou.Del’Espagne,iln’avaitqueleprénom,ungoûtimmodérédesfruitsdemeretunteintdoréauxventsdusud.Aveclui,rienn’était tiède : quand il ne vous enchantait pas, c’est qu’il vous exaspérait, etinversement.Malgré sa voix de toréador, son cœur d’enfant surpris par la viecroyaitencoreauxcontesdefées.Ilserévoltait,chaquefoisqu’ilétaitobligédeconstaterquelesmerveillesprennentplusaisémentplacedansl’espritquesurleplancher des vaches. Au-delà des raisons qui justifiaient chacune de sesdétresses, je lesentaisécraséparuneautre tragédie :cettecruelle impuissanceque la vie inflige à l’humain. El Pescador voulait seulement marcher dans lemondedesarts,malheureusement, luiaussifaisaitpartiedeceuxquinesaventpasfairelepasdel’oie,dansunesociétéoùchacunestsomméderesterdanslacolonne.Cependant, ilne servait à riend’essayerde lui faireadmettreque lesténèbres font partie de nos jours. Avait-il trop peur du noir ou était-il tropassoiffé de lumière ? J’ignore encore la réponse.Mais il ne manquait jamaisd’arguments à faire passer le ciel d’orage pour une simple anomalie cachant

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momentanémentlebleudel’azur,qu’ilpréféraitdéfinitif.Chezlui,ladésillusionpassait plus vite qu’un mauvais rhume. La passion qui l’habitait, en tout etpartout, revenait toujours le galvaniser.De ce fait, aucune discussion avec luin’étaitennuyeuse,nousdébattionsfranchementdetoutetmêmenosaltercationsfinissaientenfousrires.Nouspartagionsunhumouràl’acidecitriqueetquandils’écriait : Ah là, t’es vache, j’ai honte d’avoir entendu ça ! Je savais qu’ilsavourait lemoment et ne tarderait pas à rajouter des énormités pires que lesmiennes. Bien que nous n’ayons jamais fréquenté la même école, je nousimaginais, parfois, jouant, cabriolant dans la cour de récréation, lui en culottecourte,moienrobeàfleurs, les joueset lesmainscouvertesdecraie.Àl’abridesindiscrétions,nousriionsàgorgedéployée,commedesalesgossesravisdetransgresser des tabous dans le dos des adultes. J’aimais chez lui ses utopieséchappées de la besace deDonQuichotte, ses indignations sincères jusqu’auxjurons et sa foi absolue en la vie. En quatre ans, c’est-à-dire depuis notrepremière rencontre à la sortie d’une conférence, nous nous étions revus deuxseules fois et nos palabres dépendaient essentiellement de France Télécom.J’ignores’ilfeignaitl’amnésie,mais,àlafindechaquecoupdefil,ilmedisait:

—TuneconnaispasencoreLeBoulou?—CeneseraitpassurlaroutedeRoutoutou?—Maisnon!—Ah,parcequetusaisoùsetrouveRoutoutou!—Non,maisjesaisquetutepaiesmatête.Allez,sérieux,undecesjours

ilfaudraquandmêmequetuviennesmevoirauBoulou.—Bouloutoi-même!taquinai-je,éludantlaquestion.—OK,c’estun trouperdu, je te l’accorde,maisonyvitbien, tuverras,

c’estunendroittrèssympa.Bonalors,tuviensquand?—Magrand-mèrem’interdit d’aller chez unmonsieur que je ne connais

pas!lançai-jed’untonmoqueur.—Etpuisquoiencore?Tuficheslapaixàtagrand-mèreoui,àtonâge,tu

n’aspashonte?Bon,allez,tuviensquandauBoulou?—Bouloula! rigolai-je,est-cequetusaiscequesignifiecetteexpression

enlanguesérère,enfin,malanguematernelle?—EtchezlesPapous?Tuvasmeledireaussi?Bon,allez,dis-moi.—Ehbien,bouloula,chezmoi,c’estuneonomatopéequiveutdirefaireles

yeuxronds!—C’estça,jevois!Donc,j’invitemademoiselleet,aulieudemedireoui,

ellesecontentedeboulouler!

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D’autresplaisanteriess’ensuivaient,sibienquelaconversationseterminaitpar des éclats de rire, sansm’arracher un engagement que je craignais de nepouvoir honorer. Un de ces jours… disait-il, avec une patience de pêcheur.Quatreansqu’ilessayaitd’attraperl’anguilleàmainnue!Etjamaisilneprenaitombragedemesdérobades.Pourtant,jen’avaisriencontreLeBoulou,bienaucontraire. Qui peut ne pas nourrir de curiosité pour une ville où VladimirNabokov trouvaplaisiràposersesvaliseset fairedansersaplume?Visiter larégion me tentait et ce n’était pas seulement pour les sources thermales. Jem’imaginaismêmedesbaladesquidureraientdesjournéesentièresoù,cédantaubonheurdelatrobada,jem’étaleraijusqu’àSaint-Jean-Pla-de-Corts.Ladétenteétant la plus saine occupation d’une vacancière, le Vallespir et Céret, quiétendentleursplagestellesdesnattes,meverraientprolongeantdesmomentsderêverie,bercéeparcettebriseiodéequimemanquedèsquejequitteNiodior.LeBoulou,undecesjours…Sûrement,pensais-je,mêmesijemegardaisbiendelepromettreauPescador.

C’est par la littérature que nos chemins s’étaient croisés, mais c’est demusiquequenousdiscourionsleplus,toujoursavecravissement.Unjour,alorsquejeluiparlais,autéléphone,delakora,desadélicatesse,delasubtilitédesesvariations,quitraduisenttouteslesnuancesdenosétatsd’âme,ilm’interrompit,avecl’aplombd’unmélomanesûrdesesgoûts:

—Hey,puisquetuaimeslesmusiquesàcordes,connais-tuPacodeLucia?—Non,etceneserapaspouraujourd’hui:aprèsquelquesheuresauson

d’unekoraméditative,jevaisécouterKandiaKouyatéetpoursuivreavecBakoDagnon,Titati,honneurauxdames,tonPacoattendra…

—Maisenfin,cen’estpaspossible!JetteaumoinsunœilsurYouTube!Écoute,intima-t-il,d’untonsoudainsérieux,PacodeLucia,c’esténorme,ilfautabsolumentquetul’écoutes!Tuverras,ilestfabuleux…

Et moi qui croyais ouvrir une brèche pour lui parler des formidableschanteusesféministes,KandiaKouyatéetBakoDagnon,jemeretrouvaibouchebée, à faire la carpe à marée basse. Pendant qu’il commentait, enchaînait lespoints d’exclamation comme on plante des sceptres, et tressait des lauriers àceluiqu’ilidolâtrait,jel’écoutais,enmedisant:silesaffrontementsculturelsselimitaientàcegenrederivalités,notremondeseraitparfait.Jen’avaispastardéà ajouter le musicien tant loué à ma discothèque, mais je ne m’étais pasprécipitéenonplus.

Parfois, les gens conseillent avec ferveur des livres ou desmusiques qui,finalement,vouslaissentsurvotrefaim.Cependant,ilarrivequeleprescripteur

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soit inspirépar lagrâce et l’œuvreproposée s’ajuste à l’âmecommeune robetaillée surmesure.En l’occurrence, ce fut le cas, lePescador avait ajouté unemerveille dans mon univers musical : Yo sólo quiero caminar ! Tada-tada-tadadan ! Aucun doute, cette musique, quoique récemment entrée dans monrépertoireintime,étaitdevenuemienneetaccompagnaitmamarchesurletapiscoulissantdelavie.Etdansmatranse,ilm’arrivaitdem’abandonnerauplaisirdedanser,moncœurnebattaitplus,ilvibrait.J’avaisévidemmentpuremercierle Pescador. Mais, persuadée que mes chances d’exprimer un jour mareconnaissanceàPacodeLuciaétaientquasinulles, jem’amusaisàconcevoird’improbablesfaçonsdeconvoyermagratitude.Parexemple,silalongévitédesmusiciensaugmentaitchaquefoisqueleurœuvrebouleversequelqu’unàtraverslemonde,lesmeilleursd’entreeuxseraientenmesuredenousoffrirencoreplusdetrésors.Commelesenfants,auSénégal,serépandentenprièresàl’endroitdeleur bienfaiteur après avoir reçu une offrande, je formule toujoursd’innombrablesvœuxà l’intentiondesartistesquime touchent.Etmêmesi jesuis la première à trouver cela naïf, la Petite surgit toujours à temps pourm’assurerquej’airaison,caruneforceinvisiblecharrielesondespositivesd’uncœuràl’autre.Endepareillesoccasions,j’appréciesincèrementsacompagnieetlui adresse des sourires ravis que je n’oserais jamais afficher devant aucunadulte.

Lanuits’étirait,jedansais,pantinagitéparlaseuleforcedemapensée.Lepluscompletdesorchestressetrouvenichésouslaboîtecrânienne:Tada-tada-tadadan!Ilseraitfascinantdefaireentendreletintamarredenossilences.Tada-tada-tadadan!Jedansais,commeondanseàlalisièredelafolie.Jen’étaispasfolle ou, plutôt, personne n’était là pour en juger, or on ne l’est jamais à sespropres yeux. Danser, se cambrer, s’élancer, s’époumoner, c’est une façon derompretoutesleslianesquinousenserrent.Emportéeparlamusique,jemêlaismes propres paroles à celles de Paco de Lucia, comme la Petite mêlait lessiennes auxmiennes. Jedansais, parlais, lesyeux fermés.Lesyeux fermés, jetournoyaisaveclesguirlandesdemotsquimesortaientdelabouche.Jeparlais,commeceuxquisesontlongtempstus.Jediscourais,commeontireuneficelledonton ignore la longueur.Chaque foisque lemorceauarrivait à sa fin, je leremettais au début et continuaisma transe.Dansmabulle, je palabrais. Si lesmots avaientdes épines, rienne serait restédemes lèvres charnues.Épargnéed’un tel danger, jem’exprimais, articulais, enroulais chaque syllabe autour del’airdePacodeLuciaetplus riennem’arrêtait.Ma languemalaxaitunepâteinvisible, j’étais seule à en connaître le goût. Je malaxais chaque phrase,

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bruyamment,hardiment,commeleboulangerpétritsonpain.Onneditpaschutàunecocotte-minute,pasplusqu’onneposeundoigtsurlaboucheduVésuve.La lave devait coulait, elle coulait, les champs n’en seraient que plus fertiles.Empilées par centaines, des pages vierges attendaient lesmeilleures semailles,lesmots. Je ne fis rien pour endiguer le flot de pensées quime submergeait,préférantm’ycoulercommeons’adonneàlaplongéesous-marine.Lemondeetsa routine ? Oublié, derrière la porte. Enfin, presque, puisque je n’étais moi-mêmequ’unpetitboutdevolontésaisidanslemouvementdumonde.Envérité,pendant de tels monologues, j’aimais savoir la porte de mon appartementcalfeutrée, par pudeur ou par peur des oreilles indiscrètes qui pourraientpercevoirdansmavoixcelledelafolie.Jem’isolaispourdécryptercetéchoquiremontait de loin et rendait ma musique quotidienne dissonante. Commentdanserunjolitangoavecleprésentquandlepassé,jaloux,vousjetteunfilàlapatte?

Flamenco!Lanuits’étirait,ballongonflédemystèrequinetarderaitpasàexploser. Jevirevoltaiscommeonsedébat. Jen’avais jamaisprisuncoursdeflamenco,maisjevoyaisdanscettedanse,quejepratiquaisdemanièreintuitive,l’une des plus belles expressions du combat de l’âme humaine. Lorsque,exténuée,jegagnaienfinmonlit,jemesentaiscalmeetapaisée,maismoncœurnarguaitlamortetbattaitencorelamesure:Yosóloquierocaminar!Tada-tada-tadadan!

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V

Ilfautquejedorme!Jamaisrésolutionneseraplusdérisoirequecelle-là.Cette phrase vous garde éveillé, plus efficacement que les cloches de lacathédraledeStrasbourg.D’ailleurs,lorsqu’onlaprononce,c’estquelanuitestdéjà perdue. Il faut que tu dormes ! Je tiens les parents qui répètent cela auxenfantspourdestortionnaires,carcetordreporte,parsasimpleexpression,sonpropreempêchement.

Lespaupièresmi-closes,jem’enfonçaisouslacouetteavecunlongsoupir.Les insomnies, je ne savais plus comment les vaincre. Bien avant l’anxiétécausée par l’invitation à dîner, j’avais déjà tenté quelques astuces queMarie-Odilem’avaitardemmentvantées,envain.Jepeinaisàattribuerquelquemériteàlamélisse,quantauhoublon,lesbrasseursalsaciens,quienagrémententleurbière, lui trouvaient certainement plus d’utilité quemoi.Mais, comme chaquecopine recommandait son herbe favorite, mes étagères ressemblèrent, petit àpetit,àcellesd’unesorcière.Pendantuncertaintemps,valériane,tilleul,jasminet fleur d’oranger embaumèrent mes soirées. Si j’étais prête à tout avaler, jevariais néanmoins les parfums afin de ne pas lasser ma tisanière. Bouillonfumant, décoction froide ou infusion tiède, je ne comptais plus les tasses.Chaque soir, j’ingurgitais de quoi désaltérer une tribu touareg. La verveinenettoyaitpeut-êtremesveines,maislapassiflorenefaisaitpasseraucunsoucietlacamomilleneramollissaitpasmonattention.Toutescestisanesnefaisaientdubienqu’àmesreinsetm’envoyaientrégulièrementaccomplirunepetitemissionqui,d’ordinaire,réveillemêmelesgrandsdormeurs.Cen’étaitdéjàpasmal,medirait-on,mais pour qui luttait contre des insomnies, c’était aussi probant quesoigneruneragededentenmâchantdelacanneàsucre.

Quand le mal perdure, les remèdes varient. Ayant tout macéré, sauf lavesce, et tout bu jusqu’au dégoût, je m’initiais maintenant aux techniques derespiration et de relaxation. Dénouer chaque muscle, relâcher chaquearticulation,comptersurunesouplessedepoulpepourenlacerMorphée,c’étaitunenouvelleordonnancedeMarie-Odile.

—Leyoga,trèsbienleyoga,c’estcequ’iltefaut!avait-elledéclaré,l’œilfixe,l’indexraide.

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—Leyoga?Jen’yconnaisrien.— Ce n’est pas grave, je vais t’expliquer, c’est une question

d’entraînement…D’ailleurs, je tepasseraiun livre,Patañjali,ça teditquelquechose?

—Euh…Pastantqueça.—Superintéressant,tuverras!Marie-OdilevenaitderentrerdePondichéryaveclafermevolontéd’ouvrir

seschakrasetceuxdesautres.AubrasdesonJean-Charles,elleavaitsillonnéleTamil Nadu au pas de course, glaner quelques mots de Malayalam,soigneusement inscritsdanssoncarnetdebord,avantd’assister,médusée,à lacélébration de Maha Shivaratri. Ce soir-là, à l’instar des hindoues, elle aussiavait prié Shiva pour la protection de son homme ; déjà que son humeurchangeaitplussouventque lacouleurduciel, ilnefallaitpas,enplus,que lestraumatismesdeses tarésdepatientsdéteignent sur lui.Revenueplus fatiguéequ’à son départ, Marie-Odile comptait sur le yoga pour lui apporter ce quimanquaitàsavie,ce trésorqueses luxueuxvoyagesauboutdumondene luipermettaientpasd’atteindre:lasérénité.

—C’estlestressquit’empêchededormir,avait-elleaffirmé.—Oh, je ne crois pas !C’est que j’ai l’habitude de travailler la nuit, du

coup,lesfoisoùj’aienvied’avoirunevraienuitdesommeil…—Ehbien,tun’yarrivespas!C’estcequejetedis,c’estàcausedeton

travail,tuessouspression.—Non,pasvraiment…— Mais si, c’est bien connu : le stress, c’est insidieux, les gens ne

l’identifientpastoutdesuite,pire,ilslenient,jusqu’àcequ’ilfassedesdégâts.Leyogateferadubien…

Au moment de ce ferme diagnostic, je ne sentais aucune pressionparticulière et mon travail, loin de me noyer, m’apportait ma dose vitaled’oxygène, mais j’avais fini par acquiescer et me réfugier derrière un souriresongeur.Jemedemandaispourquoimesnégationsnefaisaientqu’irriterMarie-Odileetlarendredeplusenplusinsistante.Toutsepassaitcommesilefaitdesupposer les autres atteints des maux dont elle souffrait la rassurait, en luirestituant cette normalité qui lui était si chère. Car, si elle ne perdait pas uneoccasiondepointer,chezmoi,cequ’elleappelaitmesbizarreries,elleveillaitàcequ’aucunedesesfoucadesnepassâtpoursingulière.Entrelagestionmilitairedel’agendadesespetits,lefastidieuxentretiendesonimmensedemeure,leyo-yoémotionnelque lui imposaitJean-Charles,sonemploid’esthéticienneetses

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incessantesmondanités,c’estellequiétaittoujoursstressée,mais,àl’entendre,c’estmoiquiavaisbesoind’aide.C’estellequine juraitplusquepar leyogamais,lorsquenousyallions,elleprétendaitm’accompagner.

À quoi bon arracher lesmasques quand ils font plus peur à ceux qui lesportent ?Esthéticienne,Marie-Odile ne pouvait ignorer qu’unmaquillage tropappuyégrossitlestraits.PourmuselerlaPetitequipiaffaitenmoi,jeluidisais:

—Chut !À tropsouligner lamauvaise foi,onsauve lavérité,maisonyperdsesamies.Savoirquoidire,avoirlecouragedeledireets’enabstenir,c’estencore plus fort, puisque c’est remporter une victoire sur soi-même. Certainspeuvent confondre tolérance et indifférence ou prendre la patience pour unmanque de caractère, qu’importe. Le vrai caractère est celui qui sait se faireoublierpournesemanifesterqu’àbonescient.Pourquoidilapidersatranquillitéquand les circonstances ne valent pas l’énergie qu’on gaspillerait à sortir lesgriffes?

—Ah,çayest,tuveuxencorelajouergrandefille!metançaitlaPetite.Voyons, pendant combien de temps pourras-tu endosser le rôle que t’assigneMarie-Odile?

QuandMarie-Odilememettaitsavolontéenlaisse,elleignoraitquelelionest le totem de mon pays d’origine, le Sénégal. Pourtant, lorsque la Petites’agaçait,secouaitsonindomptablecrinière,jefaisaistoutmonpossiblepourlacalmer.Jemerépétais,mentalement,quelelionestungroschatquironronneetberce ceux qui osent lui caresser le ventre. Malheureusement, Marie-Odilen’apprivoisait pas, comme avec ses enfants et ses élèves d’autrefois, ellepréférait le dressage. Alors que je fantasmais sur les joies d’une amitiéharmonieuse, fondée sur des rapports respectueux et l’autonomie de chacune,ellesaisissait tous lesprétextespourexercersonemprisesurmavie.Mener ladanse,c’étaitsafaçondevivrel’amitié,or,fairelepasdel’oien’ajamaisétémachorégraphiefavorite.Puisquechaquevoyageluilaissaitunelubie,sid’aventuresonJean-Charlesl’emmenaitvisiterleparcdeTsitsikamma,enAfriqueduSud,j’espérais sincèrement qu’elle ne me demanderait pas, à son retour, que nousfassions les baleines dans leRhin.Mais, à ce propos, son obsession pour sontour de taille, son amour des haricots verts et sa fidélité à sa balance merassuraient.D’ailleurs,commentfaisait-ellepourgaverrégulièrementdumondeàsatable,rebondird’undîneràl’autredanssoncercled’amisettoujoursgarderdesjambesdeflamantrose?Sansdouteavait-elleunmétabolismedecriquetoupeut-être qu’elle picorait astucieusement pendant les nombreuses ripailles quiscandaientsesmois.Quandellediscouraittailledefanfreluches,meproposaitde

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tester des régimes avec elle, qui frôlait déjà l’anorexie, et jugeait néfastemongoûtdes tartes auxpommes, laquestionde laPetiteme revenait.Combiendetempsallaitdurernotremauvaisattelage?Marie-Odilenesupportaitpasqu’onluirésiste.Jenesupportepaslabride.J’avaisbeauessayerdeprendreleschosesavecdurecul,ilyavaittoujoursunecirconstancepourmecollerl’évidencesousle nez. Convaincre ou écraser ? L’essentiel des relations humaines se déploiedans le spectredesnuancesqui séparentcesdeuxverbes.Quand jevoulaisendiscuteravecMarie-Odile,elleprenaitde l’altitudeet, justeendessousdesonrimmelparfait,saréponseclaquaittelunmartinet:

—Enfin,Salie,unpeudesouplesse;çatecoûtequoidefairecequ’ontedit?

Commeelleneserendaitpascomptequ’àforced’assouplirtoutlemonde,elle passait pour une meule, je lâchais la Petite, qui en avait assez de nossimagrées.

—Lagentillesse,cen’estpasunedocilitédepâteàmodeler.Jenesaispasobéir, car ça supposeune soumissionqui s’accompagneobligatoirementd’unenégationdesoi.Enrevanche,convaincue,j’aimefaireplaisir,cequiimpliqueunlibrearbitre,uneadhésion,unrespectmutuel…

—Qu’est-cequetuvaschercherlà?—Commentteplaire,sansmedéplaire,bref,unerelationéquilibréequoi.

L’étreinteestunsigned’affection,mais,tropserrée,ellepeuttuer.—Maisqu’est-cequetumechanteslà?—Lebontempo,pourunedanseàdeux.J’aimelesabar,énergique,créatif

et,surtout,libre,mais,situpréfèreslabourrée,jeteproposeunebourbonnaise,envis-à-vis.Qu’endis-tu?

—N’importequoi,maisc’estquoicedélire?QuandlaPetiteavaitfinid’interloquerMarie-Odile,j’étaistoujoursunpeu

gênée,mais soulagée de voirmon indépendance ainsi sauvegardée.Aussi, lesfois où Marie-Odile avait l’impression d’avoir réussi à me faire plier, celam’amusait,carc’estmoiquidécidais,entoutelucidité,delaportiondelibertéquej’acceptaisdecédersurlecurseur.J’avaisditamenauyoga,d’abordparcequej’étaiscurieusedecetteméthode,maisaussipourm’épargnerlaréitérationd’uneinterminableplaidoiriequis’apparentaitaulavagedecerveau.Cependant,siune lecturedePatañjalime semblait envisageable, il n’étaitpasquestiondeverserdanslezèledemongourouautoproclamé.D’ailleurs,aprèsl’excitationdela découverte, mon expérimentation du yoga n’avait pas tardé à dévoiler seslimites.S’imprégnerdel’instantprésent,capturerchaqueminute,lacontempler

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comme un papillon rare, l’idée fait beaucoup rêver, mais sa réalisation estcomplexe, surtout quand le passé s’invite à l’improviste. À la maison,j’appréciaislestechniquesrespiratoiresetprolongeaislarelaxation,maisquandjevégétais,mespenséesproliféraientetseramifiaientsanscesse.C’étaitdevenupénible deméditer avec le sentiment d’avoir des tubercules qui étalaient leursracines dansmon crâne.La voie lumineuse, proposée parMarie-Odile, n’étaitpasmoinsâprequemesnuitsblanches.Démission!Persévèreencore,voyons!Démission!Mais,avecle temps, tuverras…C’était toutvu,augranddamdeMarie-Odile. Des encouragements, même en langue malayalam, n’y auraientrienchangé.Quand lesoleilbrûle lesyeux,onneréclameplus lebeau temps.Résignée, j’occupaismesveilléesàmafantaisieetn’attendaisplusdesolutionmiracledesnombreusesrecommandations,parfoiscontradictoires.J’étaismêmedevenueméfiante:àtropconfiersonmalauxunsetauxautres,onseretrouvevitecobayed’hurluberlus.Onchiffreleshécatombescauséesparlesépidémies,mais, entre les erreurs de diagnostic et les prescriptions sauvages, combiendemalades meurent chaque année, tués par leur thérapeute occasionnel ? Je nevoulaispasencorelesrejoindre.

Sur ma table de chevet, un livre récemment acheté restait muet. Je nel’avais pas encore feuilleté, malgré sa jaquette chatoyante. Il faut dire que saprésence résultait plus d’une contagion que d’un choix délibéré. Son auteur,Sylviane, était une amie de Marie-Odile, adepte, comme elle, de tout ce quicommenceparpsyetd’autresnébuleuxsoinsqu’ellesqualifiaientd’alternatifs.Tuverras,c’estquelqu’undebien,m’avaitditMarie-Odile,etmesyeuxfirentletourdeleursglobes:Alex,l’amidisquaire,m’avaitditlamêmechose…Certes,j’aime l’addition, mais c’est différent de la prolifération. Sans être le CédricVillani des mathématiques, je venais de saisir le hiatus de la transitivité,appliquéeà la relationamicale :entre lespersonnesXetZ, l’ami(e)Yabeaumettre généreusement ses branches en convergence, X et Z ne s’ajustent pasforcément. Aux dires de Marie-Odile, la dame Sylviane était connue pourpratiqueruneflopéedespécialitésnonrépertoriéesparlamédecineacadémique.

—Saconsultationesttrèsréputée,sondomainec’estlepsychospirituel,tudevrais prendre rendez-vous avec elle. Tu verras, c’est quelqu’un de bien,merépétaitMarie-Odile.

—Onverra!—Tumefaisquandmêmeconfiance?—Maisoui,onverra.Alors,ellemejetaitceregardquelesmèressaventplanteraufonddesyeux

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deleursenfants,lorsqu’ilssemontrentindisciplinés.Desflèchesn’auraientpasmodifiémaréponse.Mêmeaveugle,onpeutnepasconfondre lepimentet lesfraises, il suffit de prendre le temps de renifler. Or, cette affaire-là, je ne lasentaispasdutout.

J’ignore siMarie-OdileavaitprévenusonamieSylvianedema réticence,quantàleurdisciplinedeprédilection,maisladamenousinvita,touteslesdeux,à la présentation de son œuvre. Elle y parla de bien-être, de lune, de fluidesinvisibles,d’influencescélestes,d’ondessouterrainesetdel’urgenceàéviterlamédecinechimique,puisqueMèrenature,minauda-t-elle,offrecequ’ilfautpoursoignertousnosmaux.Ilsuffitdeconnaître!Ehoui,ilsuffitdeconnaître,nousavons des trésors à portée de main !Martelait-elle, en scansion de son longexposé,ettousrestaientsuspendusàseslèvres,elle,quijustementconnaissaitlavoiedeleursalut.Lesfemmesconstituaientunelargemajoritédesonpublic.Àlafindelarencontre,toutescellesquiportaientunnœudàl’estomac,àforcedesubir,sansmoufter,lesbrimadesdeleurchefoudeleurmari,seruèrentdevantellepourachetersonlivre,sanctifiéd’unedédicace.Certaineslectrices,assiduesoufraîchementconverties,presséesd’obteniruneconsultation, repartirentavecsacartedevisite.

—Nous,attendons;laissepasserlesgens,jetelaprésenteraiaprès,décrétaMarie-Odile,toutenadressantungrandsignedelamainàsonamie,alorsquejenebougeaismêmepasdemachaise.

Prudente,j’observaislemanègeenm’interrogeant:c’estpeut-êtreainsiquenaissentlesreligions,lessectesetdiversmouvementsd’opinion?Quelqu’unselève avec aplomb et déclare : Je sais…Et les autres, tropmodestes ou asseznaïfs,lesuiventendisant:C’estluiquisait…propageantainsilemessagequi,petit à petit, se répand comme un virus et rallie des foules derrière le guideautoproclamé.Dès la fin de sa signature, dameSylviane se dirigea vers nous,nous gratifia d’un sourire démesuré et embrassa Marie-Odile avec effusion.Pendant que ceux de ses fans qui s’attardaient nous regardaient comme desprivilégiées,Marie-Odiles’empressadedéclarer.

—MachèreSylviane,jeteprésenteSalie,jet’avaisdéjàparléd’elle.—Ah,c’estdoncvous,Salie!Raviedevousrencontrer…J’hésitai à acquiescer, étais-je bien laSalie dont on lui avait parlé ?Rien

n’était moins sûr. Les portraits que nous faisons les uns des autres reflètentrarementlapersonnalitédequelqu’un,unefacetteescamotantsouventlesautres.JemedemandaiscequeMarie-Odileavaitbienpuluidire,maisSylvianeposasur moi un regard aussi enveloppant qu’un filet épervier, puis improvisa une

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emphatiqueopérationdeséduction.— Salie, enfin nous nous rencontrons, je suis vraiment ravie, depuis le

tempsqueMarie-Odilemeparledevous!Quellebelleécharpemauve!Ah,jeconstate que c’est aussi la couleur de votre pendentif ! L’a-mé-thyste, hum !Savez-vousquelechoixdecetteteinten’estpasdutoutneutre?Vousdevezêtrequelqu’un de… de très spirituel, oui, de très profond. Vous irradiez quelquechosede…Euh…Quelquechosedetrèsspécial,enfin,jel’aitoutdesuitesenti.Mais il vautmieux prendre le temps d’en parler tranquillement. Je pense quenousauronsbeaucoupàpartager.Vousdevriezpassermevoiraucabinet.Tenez,macartedevisite,n’hésitezsurtoutpasàm’appeler.

PendantqueSylvianetentaitdedribblermalucidité,Marie-Odileappuyaitchacune de ses phrases d’un hochement de menton, comme si cela pouvaitréprimer lerirequimontaitenmoi.Plantée toutprèsdenous,maisaudibledemoi seule, laPetite gardait l’œil ouvert et enchaînait les commentaires qu’ellemesuggérait.

— C’est ça, du mauve, madame la détective, et vous n’avez pas vu lacouleurduslipetdusoutien-gorge…Quelqu’unde trèsspirituel, benvoyons,sous-entenduunenévroséequevousrêvezd’emprisonnerdansvotrenasse.Elleatoutdesuitesenti,dit-elle,foutaise!Riendutout,àpartmonparfum!Onmevanteunethérapeuteetmadame,elle,revendiqueleflaird’unchientruffier!Etpuis, j’irradie quoi ? Je rêve ou elleme prend pour un sushi de Fukushima ?Quelqu’un de très profond, c’est ça, prenez-moi pour la fosse desMariannes,maisvousallezvitecomprendrequejesuisnéedansunbrasdemeret,mêmesivousmeconfondezavecune stupidecarpe, ilvous faudraplusd’adressepourm’attraper.

Voyantmonsourirefigé,quinerépondaitpointàsaproposition,Sylvianesortitsondernierappât:

—J’habiteàSouffelweyersheim,c’esttoutprèsdeStrasbourg,venezdonc,undecesjours,dîneràlamaison,avecMarie-Odile.

— Chiche ! s’exclama Marie-Odile, qui se shootait aux dîners commed’autresàlacocaïne.

—Undecesjours,murmurai-je.Dumomentqu’aucunedaten’étaitfixée,ilétaitévidentqueladameaurait

letempsdesoufflertoutessesbougiesd’anniversaireavantquecejour-làarrive.Rallongerlecortègedesdésorientésquiluifinancentsesliftings,sescroisièresetsesfréquentesthalassosn’étaitpasdansmesintentions,orsondînernevisaitquecela.Avantdequitterlalibrairie,Marie-Odileavaitachetésonlivreet,sous

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son regard éloquent, je l’avais imitée,mais c’était là le seul effort que j’étaisprête à consentir. Je ne souhaitais pas mettre un pas de plus dans l’universpsycho-indéfinideSylviane.

Non seulement les contours de son champ d’actionme semblaient flous,mais, plus grave encore, cette praticienne, censée ôter des brindilles de moncerveau, paraissait traîner sa propre charretée de fagots. Sa vie privée, sespropos, ses attitudes, tout chez elle indiquait un état trop particulier pour meservirderéférence.D’aprèssonaccoutrement,lachertédestenuesn’ychangeaitrien,onl’imaginaitaisémentstylistepourlecirque.Quantàsondiscours,aussimielleux que sibyllin, il sonnait moins cartésien que les incantations d’uneguérisseuse bassari du Niokolo-Koba. À ses côtés, toute excentricité devenaitbanale. Elle se disait coach en développement personnel, experte en thérapiecomportementale, magnétiseuse et spécialiste de médecine alternative. Dansl’immensitédesonsavoirexpansif,sestraitementsdépendaientdesonintuitionetdelatêteduclient.Pourunpsoriasis,ellefouillaitlaviefamilialeetaffectivedupatient;pourdesinsomnies,elleaccusait lesastresouvotretravail,et,quevous ayezunegangrène aupiedouunearaignée auplafond, elleprescrivait àtous des plantes et plusieurs séances de bla-bla. Lors de certaines séancescollectives,elles’asseyaitaumilieud’uncercleetberçaitsonpetitmondedesonprêche, un mélange inextricable de métalangages usurpés. Ainsi, les plusmalléables de ses patients se retrouvaient à plat ventre, sur sa pelouse, àcommunier avecGaïa. Elle citait des noms, s’attribuait quantité de guérisons,toutes invérifiables. Pourtant, des personnes en souffrance, de plus en plusnombreuses,s’enremettaientàelle;leurdétressedevaitêtreassezgrandepourleur faire gober ses vaticinations, ses gélules d’illusions et ses factures trèssalées.Carcetteténébreusethérapeutedébordaitdecompassion,saufaumomentd’encaisser.Aprèsnotreentrevueàlalibrairie,Marie-Odile,àmaintesreprises,revintà lachargepourm’envoyeràsoncabinet.Mais, lasséedesaténacitédeforgeron,laPetitedécidaqu’ilétaittempsdeserebiffer.

—Valavoir,répétaitMarie-Odile.Situpréfères,onyvaensemble.Bon,c’est vrai qu’elle est un peu originale, mais ne t’arrête pas à ça, pour tesinsomniesetmêmepourd’autreschoses,ellesauraquoit’indiquer.

—Oui,laluneetdesplantes,c’estbon,jelestrouvetouteseule.—Nesoispassifermée,tudevraisaumoinslarencontrerunefois.Comme

jetel’aidéjàdit,elleestaussipsychologue,discuteravecellemefaitdubien,carsavisiondeschosesestsouventassezfine.

—Malgrésesfondsdebouteilleaunez,jenedoutepasdesabonnevision,

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mais je ne crois pas que nous ayons la même ligne de mire. Quant auxconfidencessurfacture,jepréfèrem’enpasser.Jenesuispasdisposéeàlaisserunepythiepataugerdansmon intimité.Àchacunsesnévroses, laissez-moi lesmiennes!

—Oui,biensûr,maisçapeutaiderdet’enouvriràquelqu’un.—Parlepourtoi,Marie-Odile.Écoute,expérimenterdescafés,desmusées,

des ciresdépilatoires et desmaquillages avec toi, je suisd’accord ;maispourtoutcequiconcernemesveines,mesneuronesetmesémotions, jem’en tiensauxméthodes déjà éprouvées. Les traitements alternatifs, avant d’y risquer sapeau,ilfauttoujoursattendredevoircequ’ilsfontdestéméraires;ceux-làsont,certes, les premiers à profiter des bénéfices, lorsqu’il y en a, mais, en casd’échec, leur outrecuidance sert de leçon aux patients. Alors, ce que tuconsidèrescommeunefermeturedemapart,moi,jel’appelleprudence.

Après cette mise au point, Marie-Odile, pour une fois, cessa de meturlupineravecsathaumaturge.Jesuispeut-êtreunzèbre,maispersonneneluidemandaitdemecompterlesrayures.L’arnaquedecesiècle,c’esttouscesgensqu’onpaiechèrementetquisecontententdevouslaisserdéblatérervossoucissurundivanmoinsconfortablequevotrecanapé.Chômage,accident,divorce,maladie,deuil,mêmeàproposdesi légitimespeinesqueseul le tempsapaise,dès que vous risquez lamoindre confidence, on vous assène desTu dois voirquelqu’un.Pourquiespèredusoutien,riendepluscruelquececonseil,supposébienveillant, qui, pourtant, vous renvoie radicalement à votre solitude, car ilsous-entend : Tu te trompes d’interlocuteur, pire, ne compte pas sur moi. Lafragilité,mêmemomentanée,étantproscrite,onenarriveparfoisàpayerunpsypouroccuperlaplacequelesprétendusprocheslaissentvacante.Ruminerpourruminer, je préfère ruminer sans me ruiner. Les maladies nosocomiales nes’attrapentpasseulementdanslesblocsopératoires,parfoisunsimpleentretiensuffit.J’aipeut-êtreungrain,maisjenelaisseraipersonnelâcherdeslibellulesdansmatête.

—Puisquetuneveuxpaslaconsulter,promets-moi,aumoins,deliresonlivre,tuverras,çateferadubien.

—Oui,merci,jelelirai,lâchai-je,commeonexpire.Les êtres les plus coriaces à gérer dans la vie sociale, ce ne sont pas les

éventuelsennemis;ceux-là,ilestaisédevivreavec,carilsuffitdesesoustraireàleurprésencepournepassouffrirleurvindicte.Levraisupplicevientdetouscesgensqui,sansêtredesamisproches,vousaffligentdubienqu’ilsdisentvoussouhaiter, un bien défini exactement selon leurs propres critères, parfois si

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contraires aux vôtres.Ça te fera du bien, je n’en croyais pas un mot, mais,devant une telle insistance, j’avais promis de lire l’ouvrage de Sylviane pouravoir la paix et, surtout, par peur de paraître hermétique. Alors que la Petiterongeaitsonfrein, jem’étaishisséesurmonescabeaud’adultepourremercier,carilfauttoujoursremercierquandlesautrespensentàvotrebienavec tantdedévouement.Lechapitren’étaitpasclospourautant,carcegestediplomatiqueconcédémemenait infailliblement vers une autre sorte de torture : un jour oul’autre, la bonne conseillère exigerait un compte rendu détaillé de la lecturepromise.

Maintenant que le livre trônait sur ma table, je regrettais de n’avoir pasacheté,plutôt,unetablettedechocolat.Jen’étaisnullementenclineàsuivredescascliniquesdanslesdédalesdeleurpathologie,surtoutpascesoir-là.Uncoupd’œilfurtif : leschiffresrougesduréveil,réglépour9heures,indiquaientdéjà4heuresdumatin.Jesaisisl’appareiletlereprogrammai.Ilfautquejedorme!lançai-je, comme si quelqu’un d’autre devaitme fermer les paupières. J’avaisplongé la chambredans lenoir,maisdeuxmots, que riennepouvait éteindre,clignotaientdansmatête:ledîner.

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VI

J’aurais voulu découper la semaine, telle une pastèque, afin d’en ôter latranchepourrie:lasoiréedulendemain.Lesyeuxfermés,jeressassais.

Comment sympathiser avec les gens, sans être otage d’un lieu, sans sefourrerdansl’étroitessedesintimitésparticulières?Commentfairecomprendreaux forcenés des mondanités que la prétention du je reçois chez moi gâcheparfois la simplicité qui rend les vraies rencontres délectables ? Les amitiésgrégaires sont souvent superficielles, car se voir en bande c’est se parler enmeute,quandletête-à-têtefavorisel’écouteet laprofondeurdudialogue.Riennevautlaréflexivitéduregard:ainsiaffinéedanslapatience,lapensées’affûteet tranche avec les banalités conventionnelles qu’on débite en groupe. Enmatière de rapprochement des êtres, la proximité des fesses sur un canapé netraduit pas forcément celle des cœurs et ne la présage pas non plus. Certes,pléthoredecouplessesontscelléslorsd’unesoiréeorganiséeautourd’uncercleélargi d’amitiés ;mais combien de fois avons-nous dîné, échangé des futilitésavec des êtres que nous n’avons plus jamais revus ? Il n’est pas redondantd’affirmerquel’amitiévautpar lanaturedesliensetnonparlaspécificitédeslieuxquil’hébergent.Commentfairecomprendreauxêtreschersqu’onvoudraituneplacedans leurcœur,maispasdansleursalon?Comment leurdirequ’onlesaime,maisqu’onpréfèrelesvoirdehors,aucaféouaurestaurant,etqu’ondéteste,par-dessus tout,allerchezeux?Bref,commentdéfendreensociété leplaisir des retrouvaillesdansun lieuneutre, pluspropice à l’équilibrede tous,quandchacunconsidèresademeure–sanctuariséeparl’accumulationdetoutessortesdesouvenirs–commel’endroitidéalpoursacralisertoutlien?

Cesquestionsmetourmentaient.Parcequedetellesobservationsm’avaientdéjàfaitperdrequelques«amitiés»,jen’enparlaisplusqu’àderarespersonnesdemonentourage,cellesqui,ayantassezvécuetappris,mecomprenaientmieuxquemoi-même.Car, en réalité, jem’en voulais de ne pas savoir participer auballet social. Au fond de moi, je mesurais à quel point avoir la légèreté devoltiger,d’unedemeureàl’autre,m’auraitfacilitélesrapportshumains.Certainss’offusquaientaprèsdeuxou trois invitationsesquivées ;d’autres raillaientmamaniedediva,à toujoursles inviteraucaféouaurestaurantetpresquejamais

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chezmoi.D’autres encore, plus vicieux, s’imposaient àmoi pour un dîner aurestaurant,dèsquel’envieleurvenait,commes’ilsvoulaientainsimechâtier :Eh,oui!c’esttoiquipaie!disaientleursregards,lorsqueleserveurapportaitlanote.Et jepayais,nonpas le repas,maismon refusd’allerchezeux.Tuvois,chez nous, ça ne t’aurait rien coûté, soulignaient parfois les plusperfides.Beaucoupmelaissaienttomber,croyantainsimepunir,sanssedouterqu’aprèsladouleurdel’abandon,jesavouraispleinementlebonheurdeneplusavoiràsouffrirleursrécriminations.Lesjoursdeblues,jerepensaisàtousceuxquim’avaientrejetéeenmejugeantasociale,celamefendait lecœur.Alors laPetites’exaspérait,rouspétait,argumentait,plaidaitetfinissaitparconfortermaposition.

— Tu ne vas quand même pas te laisser miner par ça ! Ils te jugenttellementfacilement,sanssedemanderpourquoituassipeurd’allerchezeux.Cen’estpaseuxquetuévites,maisleursfoutuesmaisons,doncilsn’ontqu’àtevoir ailleurs. Il y a plein d’endroits pour se rencontrer, mais se posent-ilsseulementlaquestion?Alorslibreàeuxdepréférerleurcageàleuramie!Àtoiderenonceràcesjugesconformistes.Oninvite,paraît-il,pourfaireplaisir,maisquandaccepter l’invitationestune souffrancepour l’autre, insister revient à lemettre sur la sellette.S’ilsn’admettentpascela, tantpis.Lecafé, cen’estpaspourleschiens,ilfautbienquelesbistrotiersgagnentleurvie.Aucafé,onévitecertainsdésagrémentspropresauxdemeures,parexemple,onn’avalepas,danssatassedethé,lespoilsduchatdelamaîtressedemaison.Aucafé,onn’estpasobligédecâlinerunclébardpuantquivousenduitdebaveenplantantsesgriffesdansvotrebellejupe,sortiepourl’occasion.Seulsdesamistyranniquesfontdelasoumissionunepreuved’amour.Qu’ilsaillentaudiable!Sesoustraire,danscertaines circonstances, ce n’est pas fuir, c’est sauver sa peau. Et si tu ne tesauvespas,personnenetesauvera,tulesaisbien.

Quand la Petite avait ainsi parlé, ma barque cessait de tanguer. Homosapiens,nousrevendiquonstouteslessagesses,ycomprisl’extraordinairetalentdevivreensemble,maissupporterlaniaiseriedomestiquedesautresnefaitpaspartie du contrat, sinon chacun n’aurait pas un chez-soi. La misanthropie, cen’estpaslefaitderefusercescalvairesqu’infligecettehypocritecourtoisie,quiditouiquandonpensenon.LamisanthropieconsisteplutôtàcoucherlesautressursonlitdeProcuste.Seulelaguillotineestconçuepourconveniràtouteslestêtes. Il existe une générosité coupable, celle qui emprunte impunément lescodes du despotisme. Il m’était certes arrivé, quelques fois, de capituler etd’accepterune invitation.Mais,aprèschacundeces repas, j’étais rentréeavec

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l’impressiond’avoiravaléuncobra.Monestomacnetenaitenplacequelorsquej’avaisdégurgitéjusqu’àlapremièrefeuilledesaladedudîner.S’ensuivaitunenuitdefièvreetdecauchemars.Jevousaime, j’aimevenirchezvous,mais jen’aimepascequecelamefait,voilàcequej’auraisvouluproclameràceuxqui,pargentillesse,mecausaientdetellessouffrances.Parfois,j’envoyaismêmeunbouquet de fleurs et une carte à la maîtresse demaison, pour la remercier etflattersestalentsculinaires.Souvent,jemefaisaisdesfrayeursrétrospectivesàl’idéed’avoir écrit la vérité dansmonpetitmot :S’il vous plaît, par pitié, nem’invitez plus jamais chez vous ; ça n’a rien à voir avec votre si généreusehospitaliténiavecvotreexcellentecuisine,maisj’enétaismaladeàcrever.Puis,jemerassurais,carjen’expédiaislamissiveenquestionqu’aprèsl’avoirmoultfois relue. Des jours plus tard, lorsque je me sentais plus détendue, je memoquaisdemoi-même,mecomparantàcesboîtesmagiquesd’oùsurgitunpetitdiabledèsqu’onlesouvre.

La sincérité, c’est cepetitmonstrecalfeutréennous,quimenacede faireirruptionchaquefoisqu’unesituationnousobligeàcontraindrenotrenature.Nesupportant pas la mascarade, le démon en moi, la petite fille, brûle d’envied’arracherlesmasques.Onmetrouvebeaucoupd’humour,jenem’enreconnaisaucun ; je sais que quelqu’un d’autrem’habite et s’exprime, parfois, sansmedemander la permission.L’humour, c’est la vérité quand elle ne s’accommodeplusdecache-sexe,orseulel’incongruitédelanuditésuscitelerire,cetantidoteaumalaise.Entre l’ironie, les farces et lesboutades, on inventebiendesmotspourparerlesflèchesmortellesquel’espritdécocheàlabêtise.Ainsi,onritensociétéaussihardimentqu’onbougonneaufonddesonboudoir.Parfois,lecœurdiscipliné,on ritquandmêmepourprouver,à soi-mêmeetauxautres,que lesdentsneserventpasqu’àmordre.Onsouritdoncàlavie,àdéfautdesavoirparquelboutlamordre.

Réflexion,pause,réflexion;aumilieudelanuit,jenesavaispluscequejepréférais.Ilyaquelquechosed’effrayantdanslecalmequisuitletumultedelatempête.Comme l’attented’unéboulementde terrain,quandonnesaitpasdequelcôtés’enfuir.Dansmonlit,jepensaisencoreaudînerquejedevaisendurerle lendemain, lorsque mes paupières, lassées de battre dans le noir,s’engourdirentetsefermèrentsurmesangoisses.Maislesommeil,enfinvenu,nefutqu’agitation,unlongcauchemar.

Dansuncouloirblanc,unepetite fillecourt.Ses jambes, lourdesd’effroi,s’emmêlent,elletitube,heurtetoutobjetsursonpassage,s’affaleetseredresse.Vite!Dansquelledirectionchercherlesalut?Ellecourt,commecourentceux

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quisesaventpoursuivisparunemortcertaine.Rienne lasauvera,elle lesait,maislapaniqueamangésaraisonet l’éperonne, l’empêchantdes’arrêter.Ellecourtdanscet interminablecouloirblanc,puis,soudain,ellebifurquedansunegrandepièceoù,n’osantpasescaladerlafenêtre,elleserésigne.Haletante,elleseblottitdansuncoinetcouvresatêtedesesbras.Ellevoudraitseglisserdansunesouricière,maisn’envoitaucune.Sisacoursesedéroulaitdansuneclairièredu Sahel, elle se faufilerait volontiers dans l’arrière-train d’un éléphant, afind’échapper à cette tornade à ses trousses. À ce stade de sa terreur, même lagueulebéanted’uncaïmanluisembleraitunbonrefuge.Acculée,ellesemetenbouleetexpérimentel’exiguïtédel’univers:quandonestfaible,ilyatoujoursunendroitoùquelqu’unposeseslimitesàvotremonde.Onvoudraitsefondredansunbras demer, tel unmorceaude sucre ; à défaut, y flotter commeunefeuille de palétuvier et gagner le large à la grâce d’une bise.Mais la fluiditésuffirait-elle ànous sauverde tout ?LaPetite s’agite, se cogne contre lemur.Quelquepart,unecarpequin’arienfaitaubonDieugigotedansunfilet.Lesvagues caressent ses nageoires et rugissent : ici passent les mailles ! Leshumainssaventtoutborner,mêmel’océan!Danslebocaldesafrayeur,lapetitehalète, manque d’air, une vague en plein poumon serait salvatrice. Elle n’ajamaisconnuunmondesanstempête,alorselleréclameledéluge,maissonciels’embrase.Elle réaliseque ledésastreest lemême.Après l’inondationcommeaprès l’incendie,onpeine toujoursà récolter lebonheur.De toute façon,encejourd’été,ellen’aplusd’espoiràsemer,plusassezdesoufflepourformuleruneprière ; ne lui reste que son corps tremblant à opposer à la violence de sapoursuivante.Dansunréflexe,satêtecognecontrelemur.Maislemurnebougepas,c’estlapeaudesonfrontquis’écharpe.Lesangsemêleàseslarmes,glisseà la commissure de ses lèvres, elle avale tout. Elle ne le veut pas,mais c’estainsi,sasèveluirevient.Elleestcondamnéeàvivre,mêmecetaffreuxmoment.

Unedame,quiaprissoindefermertouteslesissuesdelamaison,arriveàsahauteurd’unpasdécidé.LaPetiteoseàpeine lever lesyeuxverselle.Elleregarde d’abord ses pieds : les orteils sont gros, couverts d’un vernis rougesang ; la jupe en jersey semble interminable ; une chemise blanche sedéboutonne sous la pression des seins lourds ; les veines de la gorge sontgonfléesettenduessouslachaîneenplaquéorquin’arrêtepasdebouger;puiscetteénormetêtecouvertedetressesattachéesenchignon.Enfin,cevisage,cetimmense visage grimaçant, ravagé de haine, Craonne, après lesbombardements ! La guerre, les humains l’ont inventée, mutante, elle seperpétue sous diverses formes. Au coin de la pièce, la Petite sait qu’elle n’a

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aucunechancedegagner lasienne.Saseulearme,c’estsonregardépouvanté.Delàoùelles’estblottie,ellevoitunegéantequihurleet lescoupss’abattentcommedesblocsdepierrearrachésdesflancsduFouta-Djalon.LaPetitesentetsait qu’elle aura encore des bosses, qu’il faudra, comme d’habitude, qu’ellementeauxvisiteurssurleurorigine.Elleleurdirasimplement:Jesuistombée,jemesuisfaitmalenjouant,ellequinejouejamais;maisellenedirapasautrechose,parcraintederecevoirunecorrectionencoreplussévère.Pendantquelescoups l’étourdissent, elle crie : Pardon ! Pardon ! Je ne le referai plus jamais,pardon ! Elle qui ignore encore ce qu’on lui reproche. La dame la rosse, ellerépète sa supplique. Inutile. Une éternité de douleur s’écoule. Puis, la géantel’attrapeparl’oreille,latraîneverslacuisine,pousselaporteetluicollelenezsurunetachedegraissenoirâtresurlecarrelage,enéructant.

— C’est propre ça ? Hein ! C’est propre ça ? C’est ça que tu appellesnettoyer?Hein!Allez!Recommence, toutdesuite!Tum’entends?Toutdesuite!Etd’ailleurs,passeulementlacuisine!Tuvasmelavertoutelamaison,çat’apprendraàbâclertontravail!Salefeignasse!

Pendant tout le temps où elle vitupéra, la dame ponctua chacune de sesphrasesparuncoup.LaPetitenecherchaitplusàamortir leschocs,enoffrantsondos,elleessayaitsimplementdeprotégersatêteetsonvisagedéjàbosselés,méconnaissables.Salèvresupérieureétaitfendueetressemblaitmaintenantàunbeignetfarci.N’osantpascracher,elleravalaittoujourssonsang.Parcequ’ellenejugeaitplusutiledecrier,ellegémissaitetreprenaitsonsouffleaprèschaquecoup.Uneattitudequeladamepritpourdel’insolence.

—Ah,tufaistafière!Tuneveuxpascrier?Tumetienstêtemaintenant!Ehbien,tuvasvoir!

Etboum!Etboum!Ellelacognaencoredetoutessesforces.VoyantquelaPetitenegémissaitmêmeplus,ellel’empoignaparledosdutee-shirtetlajetadehors. La Petite atterrit dans la cour, sur un seau où une serpillièremarinaitdansuneeaudouteuse.

—Allez,ouste!Vachercherdel’eauetreviensvitemenettoyertoutça!Petitesaleté,va!

Détrempée,laPetiteessayadesereleverens’emparantdurécipient,maisellevacillaets’affaissa,telleunepoupéedésarticulée.Cequiexaspéraladame.

—Arrêtetacomédie!Espèced’hypocrite!Allez,debout,avantquejenem’impatiente.J’aiditdebout!

La Petite s’arc-bouta, se redressa péniblement, ramassa le seau et laserpillière.Postéeà l’entréede lacuisine,sa tortionnaire l’observait, lesmains

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sur ses larges hanches. La Petite tituba jusqu’au robinet du lavoir. Son corpsn’étaitplusque tremblements, sonmonde se réduisait auvisagecruelde cettefemmeàquiellesouhaitaitpirequelamort,uneéternitéd’agonie.

Ilmanqueratoujoursauxadultesmaltraitantsuninstrumentdemesurepourquantifierlahainequ’ilsfontgermerdansl’impuissanced’unenfantquipleure.S’ilsprenaientconsciencedel’immensitédecettehaine,ilspasseraientlerestedeleurviedanslaterreur.Carunenfantmaltraité,plusquedescoups,souffredesonincapacitéàlesrendre.Etparcequ’ilnesevengequedanssonimaginaire,ilcondamnepresquetoujoursàmort.Cardansunmonded’enfant,onneconnaîtquecequ’onvoitetcequ’onvoit,onl’aimeoupas,sionnel’aimepas,onveutqueçacessed’exister.Dansunmonded’enfant,quandl’araignéefaitpeur,enunréflexe, on l’écrabouille ; il en irait demêmedes adultesmaltraitants, si leursvictimesenavaientlesmoyens.Silesenfantspouvaientlesécrasercommedespuces, ils ne survivraient jamais à l’instant où ils lèvent lamain sur eux. Lesannéespassent, atténuent le jugement,mais jamais son souvenir.Quandonnesait pas encore ce que signifie déposer une plainte et que votre enfance sedéroule en enfer, où réclamer justice ? Le sculpteur qui a taillé l’être humaindanslachairsensibleacommisunefauteimpardonnable:letempsdegrandiretde pouvoir se défendre, à défaut d’une peau de pachyderme, les enfantsdevraientdisposerd’unveninquiparalyserait leurbourreau, le tempsqu’ilssesauvent.

Lorsque ladamedisparutde ladevanturede lacuisine, laPetites’appuyasurlereborddurobinetet laissacouler toutsonchagrin.Cettemaison,oùelleétaitdevenueesclavedomestique,ellen’avaitjamaissouhaités’ytrouver.Cettepensée rompit la dernière digue en elle. Le robinet coulait, elle sanglotait. Leseaudébordait,ellesanglotait.Sonsangbouillonnait,ellesanglotait.Larévoltel’empoisonnait, elle sanglotait. Les minutes s’égrenaient, elle sanglotait. Letemps se dilatait, interminable, elle sanglotait. La tête collée au robinet, ellerenifla,comptamentalement les jours, lessemainesetsanglotaencoreplus : illui restait encore un mois et demi de souffrance, avant de rentrer chez elle.Lorsqu’ellerepritsesesprits,elleportasonseaujusqu’àlacuisine,frottalesolde toute sa rage, sans discontinuer, jusqu’à ce qu’une voix tonitruantel’interrompît.

— Tu comptes y passer le reste de la journée ou quoi ? Va nettoyer lesautrespièces.Maintenant!J’aiditmaintenant!

LaPetitesursauta.Etlabaffes’abattit.Elleposaunepaumesursajoueetfilaavecsonseau.

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Strasbourg. Dans mon lit, je bondis, réveillée par un bruit de voiture.Ruisselante de sueur, je rallumai la lampede chevet, jetai un regard circulairedanslapièceetconstatai,avecsoulagement,qu’iln’yavaitpersonned’autrequemoi.Assiseaumilieudulit,ledosbiencaléentrelesoreillers,jeramenaimesjambessousmonmentonet restaiainsi, lesmainscroiséessur lesgenoux.Unautrecoupd’œilvers la tabledechevetm’arrachaun soupirdedépit : j’avaislargement devancé la sonnerie du réveil. Une petitemoue résumama pensée.J’ajustainerveusement lesoreillers,puism’épongeai le front.Àpeineavais-jefinid’accomplircegestequedegrossesgouttessemirentàperlerdenouveausurmestempesettoutlelongdemoncou.Meventilernemevenaitpasàl’idéecar, malgré cette abondante suée, j’avais froid. Le bruit assourdissant d’unvéhicule à l’arrêt me parvint, ce devait être une camionnette de livraison. Levacarme qui suivit validama supposition : un rideaumétallique qu’on faisaitcoulissermeconfirmaqu’uncommerçantdemarueavaitsacrifiésonsommeilàson intérêt. Le jour empiétait déjà sur la traîne de la nuit, je me rallongeai,remontai ma couette et me couvris tout entière. Maudit cauchemar, moi quiespéraisunrépit!

Ilestdesjoursoùl’onsedécouvredesréflexesdemollusque:d’instinct,on se tasse, se retranche, on se rétrécit commeun pain rassis.À défaut d’unecoqueoùs’enfermerpoursesoustraireaumonde,onserecroquevilledanssoncocon. Si les humains ébouillantent les moules, c’est pour les forcer à sedécouvrir, songeai-je, presque jalouse de ces petites bêtes qui jouissent del’immense privilège de pouvoir garder leur chair hors d’atteinte. Dehors, unmoteurvrombit encore, jeme retournai lourdement, enfonçaima têteentre lesoreillersetsuivismentalement lacamionnettequis’éloignait.Si j’avaispu, j’yauraisdéposétoutcequiencombremonespritetmesjoursauraientperduleursténèbres. Je pratique le tri sélectif, mais peine à nettoyer et recycler moncerveau. En vidant bruyamment les bennes à ordures dans leur camion, leséboueursnesedoutentpasdelaquantitédepoubellesinvisiblesqu’ilslaissentderrière eux. En nous gisent les déchets de toute une vie, des strates d’uneépaisseurirrégulièrequi,parfois,sedétachentetcollentauxsemelles.

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VII

Épuisée, jecroyaisque la fatiguem’aideraitàme rendormir,mais iln’enétaitrien.Lasséedevoirdéfilerleschiffresrougesduradio-réveilàmonchevet,jem’extirpaidelacouette.Aiguillonnéeparcequimeperturbait,riennepouvaitmegarderlongtempsdanslachambre.Jetraînaiunpeuausalon,sansbut.Unedemi-heureplustard, jefaisais lepiquetdevantl’évier,à l’affûtd’uneidée,nesachant même plus pourquoi j’étais dans la cuisine. Si mon souffle étaitmaintenantpluscoordonné,cettehaltesansmotifrelevaitplusdudésœuvrementquedeladétente.

Soudain, jemisde l’eauaucreuxdemamain,yplongeaiunmorceaudesucre,leregardaifondreet,souriante,jedéclarai:dissolution!Puis,aprèsavoirrincé ma main, je remplis l’évier, alignai quelques morceaux de sucre sur lerebordetm’amusaiàlespousserdansl’eauduboutdel’index.Plouf!Plaf!Etpatatras ! Je fis tomber, d’un coup, tous lesmorceaux qui restaient. Je nemesentaispasmalade,pourtantmestempesétaientenfeu.J’attachaimesnattesenarrière, inspirai profondément et plongeai mon visage dans l’eau jusqu’auxoreilles. Au bout d’unmoment d’apnée, je me redressai brutalement, ma têtecogna le robinet. Aïe, aïe, aïe ! répétai-je, en reprenant mon souffle. Puis,m’étantépongélevisage,jequittailacuisine.Harceleuse,imprévisible,laPetitemesuivait,moqueuse.

—Mêmedomestiquée,l’eaucourt,s’envaciselerdesîlotsfantaisistes,tupeuxessayerdelaretenir,maisellenepourrajamaisnettoyercequ’ilyasouston crâne.Dissolution! La fonte de tout dans tout,monœil ! La vie serait sisimple si l’on n’avait qu’à noyer les tristesses dans les joies pour peindre desarcs-en-cielpartouslestemps.Tupeuxfairefondreleselcommelesucre,maisjamaislesouvenirquetuenas.Riennechangelegoûtdeschosespassées.

Jen’avaispasbesoindecettepetitepestepoursavoiràquoim’entenir.Unpeu de lucidité suffit pour cesser d’ignorer certaines évidences : avec saconsistance d’onyx, la mémoire n’est guère soluble dans le quotidien. Onvoudraittoutfluidifier,passertranquillementlesjoursdansl’entonnoirdutemps,maisdesgrumeauxtombentdupasséetgâchent lamanœuvre.Cetteenfanceànostroussesnousjettera toujoursdescailloux,ridantainsi lasurfacedufleuve

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que nous voudrions plane. Entre les romantiques, nostalgiques d’une enfanceplus rêvée que vécue, et les amnésiques, qui roulent sans rétroviseur, je medemandais souvent qui suivre pour atteindre les terres de lamaturité sansmeperdreenroute.Parfois,leséchosmontent,impérieuxetcontradictoires,commesi l’être replié en moi ordonnait plusieurs directions à la fois. Avant, lespolyphonies m’évoquaient les chants gymniques sérères ou quelques airs demontagnardscorses,maintenant,ellesretentissaientenmoi,n’augurantquedesmauxdetête.Pendantquejeruminais,laPetite,enverve,inséraitsesréflexionsentrelesmiennes.

—Madame,monsieur,destitresflatteurs,certes,maisàParis,cesontaussidesnomsde rues !Maisquel soufflepermetde traverser lavie jusqu’à la rueMadame ouMonsieur ? Quelle est la longueur du parcours quimène à l’âgeadulte?Allez,réveillonsEinstein,qu’ilsebougeetnousréponde!Ah,mêmelui,çaledécoiffe,hein!Pardon.Ilpeuttoujourstirer lalangue,çanefaitquerévéleraumondel’enfantmalinquis’abritederrièresongénieadulte.

Quand la Petite s’arrêtait, je n’avais qu’à ramasser les graines d’idéesqu’elleavaitjetéespourtenterdeluirépondre.

ÀtraversEinstein,c’estlaviequinoustirelalangueàtous.Maisest-cedel’humourouducynisme?Quecesoitderireoudedouleur,lefaitestquenousnous tordons. Un soldat ivre nous guide, dumatin au soir, il crie : en avant,marche ! Et nous, pauvres voyageurs, à la destination incertaine, nousclaudiquons,chargésdenoslambeauxdevie:Tada-tada-tadadan!Unpasaprèsl’autre,légeroulesté,chacuntracesapiste,lalignefile,maiselleestloind’êtredroite. Sinueuse, elle ondule comme un serpent épuisé et semble ne jamaisvouloir mordre au but. D’ailleurs, quel but ? L’horizon n’affiche ni rampe niestrade,ilattirecommelemontBlancetneselaissepasbraversansrisque.Lavie?Elleseraitplussimpleàenvisagersielleindiquait lesommetàatteindre.Malheureusement, c’est une toile lissée d’un pinceau bleu, à l’aurore de nosdésirs, mais tableau rugueux, aux épaisses couches rouges d’angoisse quandvientlecrépusculedel’innocence.Mauves,cessoirsquiprennentconsciencedenosimpuissances.Lamerestplateàcausedelagravitation,elleneremplitpaslesfossespourlesembellir,maisparcequ’ellenepeutfaireautrement.Ilenvade même pour la vie. Mauve, le bras de mer de la réflexion où les illusionsbleues rencontrent les détresses rouges de la réalité. L’horizon se liquéfie àl’approchedesdoigtsetimbibelanuitd’uneencrebleuedeblues.Pourdessinerunsillage,j’aiessorélanuitetremplimaplume.

L’encre en viatique, j’avance, visite la vie, me souciant peu de bagages,

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puisqu’il me reste toujours des pages prêtes à accueillir tous les poids. Jevoudraisavancerd’unpas léger.Maisunepetite fillemepoursuit,meharcèle,m’assiège,s’agrippeàmespageset jenepeuxriencontresesassauts.Parfois,croyantagiràmaguise,jedécouvreavecstupeurquejenefaisquesuccomberàses humeurs, grandir semble impossible ! Quand le soldat fou ordonne : Enavant,marche!Effrayée,jemeredresseet,avantdecontinuermontangage,jeluiréponds:Sóloquierocaminar!Tada-tada-tadadan!Mais,marcher,cen’estpas seulement tenter d’avancer, c’est aussi se river, sans cesse, afin de ne pass’écrouler. Or, c’est quand je crois mon appui fiable, mon pas ferme, que laPetite memarche sur le talon et me déséquilibre. Si cette gamine continue às’accrocheràmoi,àsquattermesnuits,jevaisoserl’impudeur:lacouchersurlepapier, l’ausculter, la soigner,mêmeavecun remèdedecheval, afinqu’ellearrête de faire des sauts périlleux dans mon estomac ! Le bon Dieu est unemauvaise femme deménage, puisqu’il nous a créés cavités, sans jamais nousdébarrasserdecequinousencombrel’intérieur.Inondation!Queviennentdonclesgrandeseaux!Maisl’eauemportetout,saufcequ’ellen’ajamaissulaverdelamémoire.Unepetitefillem’envahit,jemangeunefoisparjourpourluifairedelaplace,maisplusletempspasse,plusellesesentàl’étroitetréclameuneissue de secours. Sur ma carte d’identité, la couleur des yeux est plastifiée,immuable, la tailleest invariable, lacolonnevertébralenes’allongeraplus, lestibias ne grandiront plus, je n’aurai donc pas la carrure d’uneAmazone, alorsque l’existence exige de nous une force de géant. Quand chaque os a finid’étendre son territoire, le vécu fossilise en nous, chaque année devientirrévocable,aussidéfinitivequelaperted’unedentdelait.Seulchangelesillageque la mémoire vient troubler de ses ricochets. Intacte, survivant à chaquesaison,laPetiteestlà,plusprésentequejamais,tenaceténiatapidansuncorpsquisevoudraitsain.Sorsdececorps!Morbleu,sorsdececorps!semblentdireles regardsexaspérésdeceuxqui,n’arrivantpasàajustermesattitudesàmonâge,sesententsoudainépiésparuneintruse.Sorsdececorps!Degrâce,sorsde ce corps ! supplie le doux sourire de l’ange gardien, qui voudraitme voirdanser,sansvaciller,etporter lavie,avecl’aisanced’unFredAstairechassantlesdémonsd’Hollywoodausondesesclaquettes.Sorsdececorps!Bonsang,sors de mon corps ! dis-je, quand, danseuse aérienne, jem’aperçois quemespirouettesd’adultebrisentdesjambesd’enfant.

Surnotredos,lesannéessesuperposent,s’amoncellent.Surlabalancedelavie,certainesexpériencesimitentlalourdeurduplomb.Commentnepasployer,quand on a des jambes de plumes ? Il faut pourtant tracer sa ligne,malgré le

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poidsde lamémoire,aubesoinense traînant.Même l’escargot revendiqueunitinéraire!Àpasdegéant,aurythmed’undandinementd’éléphant,àlavitessed’unegazelleeffrayéeoud’unscarabéecoprophage,roulantaveczèlesabousedevachedevantlui,ilfautavancer.Lesoldatfouyveille,ilincarnelasociétéettoutesses injonctions, ilest lavoixducontrôlenormatif.À tortouà raison, ilahanelamêmeconsigne:Enavant,marche!J’avance,àmafaçon:Tada-tada-tadadan ! Rester dans le régiment des vivants, c’est battre le pavé de chaqueheure,sansrelâche.Commentçava?Çamarche!claironne-t-on,avecousansconviction. On voudrait un peu de répit, mais sur le champ de la bataillequotidienne,lesoldativredesonpouvoirhurlematinetsoir:Enavant,marche!Car il faut poursuivre la marche, même si le pas est incertain, on ne peutqu’avancer.Oui,mais quand on a des jambes de plumes, peut-onmarcher aupas?Affaléesurlecanapé,jecherchaisuneréponse.Soudain,lavoixmoqueusedelaPetiteperçalesilence.

—Ehbien,quandonadesjambesdeplumes,onécritavec!Je souris, remontai le plaid sur mes jambes, ajustai le coussin sous ma

nuque,puisrestaiainsi, immobileetsongeuse.Dormirouécrire?Écrire,pourpouvoirdormiraprès,c’étaittoujoursdanscetordre-là.

La Petite avait raison : l’écriture, elle me l’avait enjointe, déjà sous lescocotiers de Niodior et, depuis, jamais rien ne m’en détourne. Après tout, laplume danse sur tous les rythmes du cœur, pourquoi se briser les jambes àmarcheraurythmedusoldatfou?Ilvautpeut-êtremieuxavoirdesjambesdeplumesquedebois. Il y a toujours dequoi remplir uneplume, là où coule lesang.Etquandl’encrec’estlesang,laplumedevientunorganeadditionnel,quiporteplusloinquelesjambes.Cen’estpasunoutilnécessaireàl’exerciced’uneoccupationqu’onqualifieraitdemétier,non,c’estunvéritablemembreducorps.Lecœurbatetl’encrecircule.Etl’encrecirculeafinquelecœurbatte.Ainsi,onécritcommeonmarchesurunebéquille.Onécritcommeonboite,avecplusoumoinsd’adresse.Sóloquierocaminar!Tada-tada-tadadan!L’écritureprovientd’unhandicap,ellepermetdesurvivreensublimantunesommed’impuissances.Elleestleterritoireparexcellencedelasincérité,lelieuidéaldel’assomption,car,échappantaucontrôlenormatif,ellepeutdévoilerl’horreurduréel,toutengardant lagrâcede lapoésiequipermetd’ysurvivre.Pataugerdans lagadouen’empêchepasd’observeretdedécrirelesétoiles.Cenesontpasnospiedsquisont sales, mais la glaise du chemin qui engloutit nos pas. Heureusement, lapoésie ne se laisse jamais engloutir par la laideur, même sous nos semellesembourbéesilestpossibledetrouverdequoiémerveillernospupilles.Personne

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ne songe à la boue en admirant l’or briller orgueilleusement au cou d’uneravissante.Pourtant,sansêtreorpailleur,onsaitquechaquepépited’orsepaied’unbaindeboue.Alors,quandj’entendsécrivain,j’entendsmalaxeurdeboue.Et quand j’entends grand écrivain, je comprends grand pélican au plumageembourbé.Car,faut-ilquelalégèretédenotrematérialiténoussoitinterditepourque nous ayons, à ce point, besoin de voltiger dans l’imaginaire ? L’envol del’esprit,c’estcerêveéveillé,labrècheouvertedanslaquelleons’engouffrepours’évaderdel’engluementduréel.Silafolieestuneerrancedel’esprit,l’écrivainestcefouquisaitdonnerl’illusiond’élaguersonproprechemin.Toutlemonden’estpasprêtàfoncerdanslesronces,àaffronterlavie,lesyeuxdanslesyeux.Quim’aimemesuive!ditlaplume,sansvraimentsavoiroùelleva.L’essentiel,c’est cette humble volonté d’aller encore et toujours, même en titubant,haltérophileéreintépar lepoidsde l’être.Enavant,marche!Lesremorqueursportenttout,saufcequinouspèseleplus.Pourlespluslourdescharges,pointdebruitdemachine,justeungrincementdedents.Lamutitéestrarementgagedelégèreté.Etlerire,souvent,n’estlàquepourremplacerlegémissementetfairediversion.

—Hahaha!Aghrrre!fitlaPetite.J’enconnaisunequidanseaussipourfairediversion,alorselledansecommeondisperseunenuéedefrelons.Allez,danse!Tada-tada-tadadan!

Silence,on tourne!C’est laviequidanse, lancedes rubansmulticolores,accélère pointes et pirouettes, devant nos têtes toupies. Et ça tourne encore,mêmequand la bobine part en vrille.Les fous ne sont pas fous : d’avoir tropouvert lesyeux, ilsont lespupillesopaques,brûléespardesvéritéssaisiesau-delàdeschoses. Impénétrable, leur regard ; impénétrable, leurmonde. Il suffitparfoisd’unsimpleregardpour tomberde l’autrecôtédumur ;cemurque laprudenteraisondéconseilled’escalader.Rebelle, la luciditérefuse le leurredesfaçades et franchit toutes les rambardes, sans crier garde. Mais, quand onsoulèvelecouvercleduciel,ilfautêtreprêtàtoutengloutirouàêtresoi-mêmeenglouti.Silence,ontourne!C’estlaviequitourne,nousretourne.Etontourneen bourrique, à force de sentir pirouetter notre tête accrochée au rouet del’existence.Raisonnables,ceuxquidétiennentlaformulemagiquequisauveduvertige ; encore faut-il que la couette de leur sérénité soit assez ample pourcouvrir l’horizon.Pour les autres, enfants attiréspar labougie, contemplateursdu firmament, il manquera toujours une corde assez solide pour les garderarrimésauportdelaraison.Àforcedejetersanscessedescoupsd’œilentrelesmailles de l’existence, leur esprit rompt les amarres, tangue et vogue vers le

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large,làoùl’onperdpied.Mais,siplongern’estpasflotter,nulnepeutflottersansavoirprislerisqueduplongeon.Etplouf!J’ysuis!Lafolie,lafolie!dit-on,commesicen’étaitquecela.Cequ’ondésigneainsi,c’estunenatationsansrive ni escale en vue. Plouf ! En quoi serait-il fou de vouloir mesurer sonsouffle ?Plouf !Aupetit bonheur des courants.Onnage, on surnage. Plouf !Quand on n’a que ses poumons pour voiles, on brasse. Plouf !On brasse, ons’embrase de volonté, on brasse encore. Plouf ! On brasse, jusqu’à ce que lafatigueboivela tasse.Onsombredans lavie,commeonsombredans l’océan.Quand la barque prend l’eau, à bâbord ou à tribord, la nausée est toujours lamême.

—Ah!Lanausée! releva laPetite.Dequoicale-t-onunestomacquisesoulève?

Ilfauttenir,avantderetenir!Tada-tada-tadadan!Yosóloquierocaminar!Avec des galettes de plomb, on leste le filet ; lorsqu’il s’abat sur un banc decarpes,lespauvresbêtestententdes’échapperparlehaut,ethop!Lepiègesereferme sur elles. Cette manie de chercher l’altitude, c’est elle qui perd lescarpes, c’est elle qui perd les humains. Mais comment sortir du filet ? Peuimporte. Pour notre salut, c’est l’estomac qu’il faudrait lester, car tout ce quiflotte à l’intérieur remonte toujours à la tête : les souvenirs, les tourments, lessombres humeurs. Le médecin est payé pour trouver un nom à chaque mal.Alors,devantlaminemaussade,ildit:c’estlathyroïde!C’estlathyroïdequifait des siennes et vousdéprime.Comme si ce petit papillon invisible pouvaitempêcherunpélicandes’envoler!C’estlathyroïde!Cettemiettedenousnousplomberaitdonclesailes?Monœil!Cen’estpasseulementlathyroïdequitireauxflancsetnousattiredanslesabysses.Mais,denosjours,quandlamédecineperdsonlatin,onappelletouteattitudehorsjeu:dépression,peut-êtreparpeurduvraimot,folie.Etlesfoussetaisent,jalouxdeleurmystère,quandlapoésieenflamme leurs yeux silencieux.Silence, ça tourne !Et les dialogues tournentcourt,carfaitsdemotsabsents.Maisa-t-onbesoindeparlerquandl’essentielneselaissejamaisnommer?Àlaplage,ramassezunepoignéedesable,broyez-la,écoutez.Vousn’entendezrien?Chut!Écoutezencore,écoutezbien,c’estdelamusique.Enforêt,ramassezunepoignéedefeuillessèches,broyez-la,écoutez.Vousn’entendezrien?Chut!Écoutezencore,écoutezbien,c’estlecrépitementd’unemitraillette.Unsoufflederrièrel’oreille,nulbesoindeverbe,ondécrypteimmédiatement, c’est de l’amour. La tiédeur d’une peau parfumée, douceexhalaison…Ah!onnenourrirajamaismieuxl’âme;lenezdécodelemessage,frétille, remplit d’aise. Entendez-vous ce que dit sa longue inspiration :Hum,

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mon amour, ton souffle, ma sérénade, ton odeur, ma meilleure ivresse, et cecorpssousmesdoigts,quedebeauxpaysages!Pourquoiparler,danscertainescirconstances,quandsentirsuffit?Chairdepoule,poésiemuette;taisez-vousetsentezdetoutvotreêtre.

Augranddamdelaraisonquivoudraitparfoisnousprotéger,noussommesporeux.Entre sensationetperception,notremonde tientendeuxmots :hum!murmureunemoitiédelavie,aïe!criel’autremoitié.Onnedissertequepourfleurirlalittérature,lecœurn’endemandepastant,ilvaàl’essentiel.Lafolie,c’estquandlabeautéoul’horreursesuffitàelle-mêmeetseressentplusqu’ellenes’exprime.Quedisentlesfous?Rienettoutàlafois.Ànotreépoque,oùl’onfait sipeudecasdesasilescoulésdans le sarcophagedusilence,en retraitdenosprétentieusesvilles,jem’étonnedevoirdesgens,réputéssensés,s’attrouperdans les librairieset autresbibliothèquespourécouterun solitaire fou, sans sedouter que ses meilleurs concurrents se trouvent enfermés entre les murs desasiles.Parlepassé,onallaitapplaudiretencenserdesfaussaires,quandCamilleClaudel s’asphyxiait dansun asile.Elle avait ses blessures ; démiurge, elle enfaisaitdessculpturespourlesoffrirauxhumains,quinesedoutaientpasqu’ellemoulaitdeslambeauxdesachairvivepoureux,afindeleurdonnerprisesurlenéant.Lesartisteslesavent:ladouleurmuéeenbeauté,c’estlemeilleurgagefaitàlavie.L’alchimistenechangeaucunfernoirenmétalnoble,ilsoufflesurdes paupières apeurées et transforme les cauchemars en rêves féeriques ; levisage s’en trouve assez métamorphosé pour rassurer le naïf. Cet enfant esttoujoursjoyeux,ilestsiagréable,unvraisoleil!dit-on,quandlesenfantssontassez généreux pour taire leurs angoisses, afin de ne pas effrayer les adultes.Puis, la vie va, on se veut grand et débarrassé de tout cauchemar. C’est unepersonnepositive,pleined’entrain,dit-ondeceuxquiontl’élégancedeposerunsouriresurlamélancolie,avantdeseprésenterauxautres.Et,mêmequandonsemontre tel qu’on est, d’aucuns segmentent leur vision pour se préserver deslaideurséventuelles.Pourvuquelalumière,elleaussi,soitparcellaireetquelesgangrènessoientmangéesparlapénombre.QuandMarie-Odile,l’esthéticienne,épilesesclientes,combleleursrides,escamoteleursboutons,poncelesgerçuresdeleurstalons,iln’estpasseulementquestiond’hygièneetdecoquetterie.L’œilaime le lustre et les surfaces planes, les crevasses l’affolent.On se couvre, semaquille,ils’agitdemasquerleségratignuresdelaviepourafficherunebonnemine en tout lieu. Mine de rien, c’est ainsi qu’on démine subtilement nosrencontres, une apparence impeccable servant toujours à faire oublier cesdangereusesbombesendormiesennous.Dresséssurnosergotsd’adultes,nous

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déclaronspompeusement,àproposdetout:Ah,bof,riendesérieux!Àforce,onfinitparpenserquelavie,quinoustue,n’estpassérieuse:alorsonjouenosdramesauthéâtre.Puisonritauxlarmes.Ha!Haha!Hahaha!Maislaviesecharge de nous plonger deux doigts dans la gorge, à l’heure de son choix.Aghrrrrrrre!Maisquellepierreestassezlourdepourtenirtranquilleunestomacquisesoulève?

—Unepierretombale!Hahaha!claironnalaPetite,dansungrandriremalicieux.Etcommetunemangespas,çanevapastarder!

Cettevoixexplosalabulledemaréflexionpouryintroduireunsujetbienplus concret : manger, l’invitation à dîner me revint, je sentis une soudainecompression à lapoitrine.Avant lapierre tombale, nousdevons enporter tantd’autres sur le dos : toutes ces charges que nous n’avons pas la possibilité detraînersurdesroulettes.Plusquel’âge,cesontellesquinoustassentledos.

M’imaginer à table, chezMarie-Odile, dans cette demeure inconnue, medonnadeshaut-le-cœur.Avantlapierretombale,ilfautbienvivre,etcen’estpasl’envie qui pose problème,mais lamanière. Vivre ! Cemot se fait physique,organiquemême,avantdegonflersesvoilesdetouteslesabstractionsdel’êtrepourtanguerversdescapsphilosophiques.Vivre!Onsemordpresquelalèvreinférieureenprononçantcemot.Vivre!Lespoumonss’éreintent,tantdefifresattendent lamusique de notre simodeste souffle. Vivre ! Cinq petites lettres,pourcouvrir les sept joursde la semaine, les troisdécadesdumois, lesdouzemoisde l’annéeet ledécathlon imposéà l’humain.Vivre !Tenirdebout,pouraffronter la bêtise, les injustices et, surtout, nos impuissances qui, parfois,poussentàladémission.Enavant,marche!Iln’yaurajamaisassezdebriseàrespirer pour tenir le rythme. Pourtant, il faut vivre, c’est-à-dire retrouver lesouffle après chaque apnée, s’évertuer à garder ardente la forge en nous, pourdonnerformesetcontoursàchaquerêve,àchaquejour!C’estaveclemarteaudel’espritqu’ilnousfautbattreleferdel’existenceettenterdel’infléchir.

—Ehben!s’esclaffalaPetite.Avecuneplumepourenclume,quepeux-tuinfléchir?Maisbon, si tu teprendspourHéphaïstos, tupeux toujourscogner.Alors,vas-y!Tada-tada-tadadan!

Cettepetiteespiègleprofitaittoujoursdesmomentschaotiquespourmettremon endurance à l’épreuve. Mais elle avait beau persifler, certaines de mesrésolutionséchappaientàsoninfluence.Pourpareràsesremarquesperfides,jelui opposai une évidence : venir à bout du découragement fait aussi partie ducombat!Ellepouvaitdoncriredemesfaiblesses,mais,lorsquej’étaisd’humeurvolontaire,jemedisaisquenousnesommespasdesmenhirs;silachutedésole,

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l’élanrestelouable.Alors,pourlanarguer,jesifflotais:Yosóloquierocaminar!Tada-tada-tadadan!

Nousavançons,lamaindudestincolléeàlanuque.Etqueçasaute!Pasdejour, pas de nuit, pas de répit : la vie est une barque perdue au milieu del’Atlantique.Égarée,entrelesbourreletsdel’océan,jeramaiscommeonrêvederivage:sansarrêt.Combienvautuneboufféed’airaprèsl’apnée?Àterre,aprèschaquecombatgagnécontrelesvagues,lepiroguierévalueleprixdesasurvieen coups de pagaie.Mais quand il rame, il ne se soucie guère de ce genre demathématiques;lapagaiedevientalorsunprolongementdelui-même,cognantcontrelesort,àmoinsqu’ellenesoitunecuillèregéanteplongéedanslagueuledeSangomar,ledieudelamer,pourtrompersonimpitoyableappétit.

Marie-Odile n’allait pas reculer la date de son dîner, encore moinsl’annuler.Danslefilet, lacarpebâilleetsedébatàs’arracherlesbronches; leraz-de-maréenelasauveraderien.Àquoiserventdesnageoiressaisiesdansunfilet ? Le soliloque sourd des âmes qui se débattent entre les mailles del’existence. Je m’interrogeais, plutôt j’interrogeais tout. Mais personne nerépond aux questions posées au Seigneur, chacun gigote là où il est, à samanière,jusqu’àboutdesouffle.

— Bla-bla-bla ! railla la Petite. Réponds plutôt à la seule question quisoulève cette tempête dans ta tête : ce dîner, tu vas y aller ou pas ? Tu l’asacceptépourfairelagrandefille,maintenant,vas-tuassumer?

Je serrai les dents, perplexe. Pour jouer la grande fille, j’empruntais lestenuesadéquates,pasdesdéguisements,descostumesdescène,puisque lavieenestune.Maislapetitefilledépassaitdepartout.Puisquemonestomacn’étaitplusassezgrandpourladissimuler,ilfallaitbienquejelavomisse,souspeinedelavoirréduiremesboyauxenboueduGange.Sautdecarpe,aumilieudelanuit, c’était fréquent quand elle ne voulait pas se tenir tranquille.Découverte,contrariée,haletante, jemeredressais,merassuraiscommejepouvais.Mais laPetiteétaittoujourslà,àmevoirnue,sansjamaissedétourner.Sachantsaloupeimpossible à fuir, je me contentais de monologuer. Quand j’étais d’humeurenjouée, j’essayais de plaisanter avec mes tracas, jusqu’à ce qu’ellem’interrompe.

—L’autodérision,çatrompemomentanémentleblues,maisçaneguéritderien,tulesais!lançait-elle,rabat-joie.

Biensûr,jelesavais.Commej’étaiscertainequeleMurdeslamentationsn’endigue aucune peine, pourtant le lamento déferle de toute part et tous lespèlerinsrépètent:Shalom!parcequ’onycroitàcettehypothétiquepaix,quoi

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qu’ilarrive.Aïe,enattendantouïe,encoreshalom!L’autodérision,c’estleMurdes lamentations, avec des éclats de rire en guise de prières, et je n’avais pasbesoin d’un billet d’avion pour y parvenir. Même si la Petite ne cessait dem’enfoncerlatêtedanslesable,jevoulaisvivre,sansmur,sanslamentations,etc’étaitbiencelaleproblème,cartouslesautresendécoulaient.

Sij’avaislecouragederesterdansmonlit,deneplusjamaisensortir,toutseraitréglé.Sijenecouraisplus,lapetitefillequimepoursuitcesseraitd’êtreàmestrousses.Sijen’essayaisplusdetenirobstinémentdebout,ellerenonceraitàmefairedescroche-pieds:onneterrassepasquelqu’unquiestdéjàassis!

Maisjen’entendspasstoppermalonguemarcheet,lorsquejenemetspasun pas devant l’autre, j’aligne des mots, par kilomètres, et dessine d’autresitinéraires dansma tête.Quelque chose enmoi est résolument en partance et,mêmelorsquejeposemesvalises,monespritnecessedecourir.Versoù,versquoi,versqui?Etsurtoutàquelprix?mequestionnesouventlaPetite,pourmeretenir,quandmoi,jerêvedeluifaussercompagnie.N’ayantaucuneréponseàluifournir,jemecontentedeluirépéterqu’àchoisirentreavanceretdemeurer,je préfère avancer. Dans sa tentative de me décourager, elle me susurrequ’avancer expose, parfois, au danger. Je lui rétorque que l’arrêt est toujoursmortel.Commeellen’estpasdemeurée,ellecontinueàmesuivre,malgrémoi.

Au bout d’un longmoment de réflexion, la houle enmoi s’étant un peucalmée,uneagréablesensationdedétentem’envahit.Allongéesurlecanapé,lesyeuxclos, j’appliquais,sans tropypenser, lesconseilsderelaxationdeMarie-Odile:inspirerprofondémentparlenez,gonflerleventre,expireràfondparlabouche. Recommencer. J’étais au bord de l’assoupissement, lorsque la petitechipiechuchotaaucreuxdemonoreille.

—Bon,cedîner,tuvasyalleroupas?Tuavancesouturecules?Je quittai le canapé, me rendis encore dans la chambre, espérant voler

quelquesheuresdesommeilàl’enquiquineuse.

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VIII

Pleinsoleil!Surlessourirescommesurlesdépits,lejours’étaitlevé.Lanuitpeutcacherlesplissoucieuxetleshumeurschagrinessouslacouette,maisl’auroreestporteused’indiscrétion.

Les paupières encore lourdes, je regardais le rectangle de lumière qui sedécoupaitàlafenêtre,commeonreconnaîtunedéfaite,dansl’abattement.Moncourtmoment de sommeil nem’avait pas apporté l’apaisement escompté. Or,une nuit pourrie annonce, en général, une journée identique. Vu mon étatd’agitation intérieure, j’étais maintenant certaine qu’en dehors d’un comaprofondtouteidéederepos,avantledînerchezMarie-Odile,n’étaitqu’illusion.Ceux qui croient qu’on peut fuir le chaos diurne dans la langueur nocturneignorent l’épouvante tapie, parfois, sous l’oreiller. Courbaturée, je m’étirailonguement, puis repliai la couette jusqu’à la poitrine. Les yeux ouverts, jerepoussais le moment de sortir du lit. Mais cette paisible oisiveté fut viteperturbée:desdétailsdemanuitmerevenaientetsebousculaientdansmatête.Si je reformulais, précisais, complétais certaines des réflexions qui m’avaientgardée longtemps éveillée, je ne voulais absolument pas repenser à moncauchemar,lajournéeavaitdéjàsonsujetimposé.

Ilfautquejemedétende,soupirai-je.Unpetitrirem’échappa,cettephraseestaussivainequesasemblablequiconsisteàsedire:ilfautquejedorme.Ilmefallaitdoncvitetrouverautrechose.Jemeseraisbienprosternéedevantmesorchidées, mais elles entendaient déjà ma prière et leurs frêles branchespointaient désespérément le mur. Quand on ne sait plus dans quelle directionchercher une solution, l’esprit fait le chien affamé et rapporte toujours un os.Ainsi,desidéesqui,jusqu’alors,mesemblaientfarfeluesm’apparurentsoudainsecourables. D’après la copine de Marie-Odile, Sylviane qui communie avecGaïa et s’autoproclame spécialiste du bien-être, pour se relaxer, on doit sesouvenird’unendroit,d’unpaysagesympathiqueetfocalisertoutesonattentiondessus.Sansconviction, jedécidai toutdemêmede tenter l’expérience.Ayantchoisimonpanoramaderêve,jefermailesyeux.Transfertmental,letempsserembobine, superpose les lieux, mes jambes raccourcissent, mes seinsdisparaissentetmevoicilà-bas,parlantsérère.

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Surmesjambes, lacouetten’estplusunecouette,c’estunevaguefraîchede l’océanAtlantique quime caresse lesmollets. Je suis à la plage, avecmagrand-mère,nouspêchonsdesfruitsdemer.Lesoleilflotteànospieds,labrisesouffle, pleine de tendresse. L’une à côté de l’autre, nous grattons la vase,débusquonsdescoquillages,toutenconversant.Ledécorfaittellementpartiedenous,qu’iln’estnulbesoindeleverlesyeuxpourledécrire.

L’îledeNiodior estderrièrenous, lovéeentred’innombrables sentinelles,cescocotiersqui toisent lebosquetdeKoko,accroupiànotregaucheavecsespalétuviers et ses quelques champs demil.À droite, on aperçoit le village deDionewar.NouspensonsquenotreîleestlaperleduSaloum,ceuxdeDionewarnous jugent prétentieux et jurent que la leur est plus belle.N’empêche que lasous-préfecturecommuneestsituéeàNiodior,cequinouspermetdegarder lamainetrendnosvoisinsvertsdejalousie.Larivalitéentrecesvillagesjumeaux,où l’on trouve quasiment les mêmes clans, les mêmes familles, a connu desheures sombres, avantde s’apaiser,d’où lenomdupont Jubo, littéralement lepontdelaréconciliation,quirelielesdeuxîles.Pourtant,aujourd’huiencore,oùtous cultivent avec ferveur des rapports de bon voisinage, les femmes,lorsqu’elless’adonnentàlapêcheàpied,évitentdes’aventurersurlesplagesdel’autrevillage.Pourmagrand-mèreetmoi,laquestiondupérimètredeloyauténeseposepas,nouspêchonslàoùNiodiorjettesatraînedanslesflots.Depuisl’endroit où nous sommes, nous pouvonsmême entendre l’appel dumuezzin,quandleventestfavorable.D’ailleurs,cefutbientôtlecas,lorsqu’ilappelapoursalatAl’asr,laprièredelami-après-midi.

Tournéesvers l’ouest, pliées endeux, nous continuonsnotre ouvrage.Detempsentemps,àintervallesirréguliers,magrand-mèremurmure:Heypardon.Plusieursfois,jemeretourneverselle,ladéclarationmesembleincongrue.Aubout d’un moment d’attention, je remarque qu’elle le dit quand elle met uneprisedanssonpanier.Intriguée,jel’interroge.

—Pourquoidis-tupardon?—Ah, tum’asentendue !dit-elle, souriante, je croyais l’avoir seulement

pensé.—Non,tul’asditplusieursfois.Pourquoi?Àquit’adresses-tu?— Toi, toujours avec tes questions, souligna-t-elle, puis, approchant son

visagedumien,elleajouta:Tuveuxsavoir?Ehbien,jedemandepardonàcespetitesbêtes!

—C’estbête,ellesnepeuventmêmepast’entendre,ricanai-je.— D’abord, ça, tu n’en sais rien, taquina-t-elle avant d’adopter un ton

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nettementplussérieux.N’oubliepasquenousécourtonsdesviespourrallongerlanôtre,or,d’aprèsnosancêtresceddos,touslesêtresvivantsontuneâme,doncilsontledroitàlavie,aumêmetitrequenous.

—Mêmelesmollusquesetlesfourmis?—Bien sûr,même les arbres et lesherbes, les rochers comme lespetites

pierres.— Alors nous n’avons pas le droit de manger les fruits de mer et les

poissons,ettespoules,etleslégumesdetonjardin,etles…—Mais si,mais si ; simplement, il fautprendre raisonnablement cedont

nousavonsbesoin,pasplus.Et, quandnousmourrons,d’autres animauxnousmangeront,nousauronsainsipayénotredetteetlanatureaurareprissesdroits.

—Etaprès?Ilneresteraplusrien?demandai-je,presqueinquiète.—Après?Ehbien,après, ilrestel’esprit,nousdeviendronspangool,des

esprits,commenosancêtres,etlaviecontinue!—Tuveuxdirequejepourraiencoreêtreavectoi?—Maisbiensûr!Iltesuffirad’ypensertrèsfort,c’esttout!clama-t-elle,

toutsourire.Mamouedubitativepasseausourire,sesaffirmationsetlajoiedesonton

suffisent à me rasséréner. Le soleil, déjà bien radouci, jette maintenant desnappesorangéessurl’eau.Àlalisièredubancdesableoùnousnoustrouvons,unepetitepiroguepasse,dansunsillonplusprofond,maisassezprèspourquelespêcheursnousreconnaissentetnousoffrentquelquespoissons,qu’ilsjettentennotredirection,enmêmetempsqueleurssalutations.Pendantquemagrand-mère égrène des amabilités dans leur sillage, je patauge, ramasse le cadeau.Comme deux gros poissons dérivent et s’éloignent, je pique une tête et lesramène. Au lieu de me remettre au travail, je replonge, barbote, teste mesmodestes compétences au crawl. Alors que je ne cesse de l’éclabousser, magrand-mèreritdemevoirgigoteretm’ébroueravectantd’énergie.Malgrémanaged’apprentieetmonavancéeplusquepoussive,ellerestevigilante.

—Attention,prévient-elle,lamaréemonte,net’éloignepastrop.—Allez,vienstebaigner!l’invitai-je.—Tusais,nousavonsdéjàvudespêcheursderetour,tongrand-pèreneva

pastarder.Nousdevonsmaintenantrentrer.—Oui,maisd’abord,vienstebaigneravecmoi.Ellese laisseconvaincre.Prévoyante,elle formed’abordunmonticulede

vase,ysuperposenospaniers,avantdemerejoindre,ducôtéoùlebancdesables’évaseprogressivementvers lapartieprofondedubrasdemer. J’ai toutes les

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dentsdehors,ellemerendmonsourireetseglissedoucementdansl’eau.Elleaune grâce qui assouplit tous ses gestes, malgré le dur labeur qui fait sonquotidien,soncorpsignorelabrusquerie.

—Net’éloignepastrop,medit-elle,lecourantdevientfort.Joignantlegesteàlaparole,enquelquesbrasses,ellem’attrapeparlebras

etmeramèneàelle.M’immergeantpar-ci,émergeantpar-là,jefrétille,multiplielesfacéties,commeunpetitdauphinfolâtre,rassuréparlesfrôlementsduflancmaternel.Agréablementoccupé,letempspassetropvite,commes’ilfallaitquelafrustrationsoitlecorollairedelajoie.

—Regardelà-bas,ditmonangegardien,lemonticuledevases’estaffaissé,jevoisencorenospaniers,maisilesttempsderentrer,sinonlamaréevanousvolernotrepêche.

Ravie par notre douce complicité, j’entame une négociation afin deprolongerlemoment.

—Etsinousattendionsmongrand-pèreici?Nouspourrionsmonterdanslapirogueetrentreraveclui.Ilvasûrementpasserbientôt.

—Oui,ilestpeut-êtreenroute,maislamaréesefaitdéjàtrophautepournous,ceneseraitpasprudentderesterencoreici.Allez,barboteuse,onyva!Tuvois,lesoleilsecoucheetledînernesepréparerapastoutseul.

Le dîner ! Transfert mental, superposition de lieux : le temps, vaguefurieuse, déferle sur unepoignéed’années,medéporte, à quelquesmilliers dekilomètresdesrivesdeNiodioretmerendmatailleadulte.Ledîner!Soudaineintersectionentrelepasséetleprésent,commeuncerceauquiserefermeautourdemoi.Madoucerêverie interrompue, jemefracassaiaubeaumilieudemonquotidien.

Les spécialistes de la relaxation enseignent le décollage et oublient depréparer à l’atterrissage, or le retour abrupt au réel choque autant qu’unparachutequilâche.Labulledemonsouvenirayantexplosé,j’écartailacouetteet bondis hors du lit. Tout en enfilant un peignoir, je bougonnais. Bon sang,pourquoineveulent-ilspasqu’onailledîneraurestaurant?Allermangerdanscettemaison,çavamebouffer!ronchonnai-je,enestimantlenombred’heuresquimeséparaientdusupplicedînatoire.Mais, instantanément,unsentimentdeculpabilitém’assaillit.Afindemeracheteretconvaincremapart récalcitrante,j’affirmai,àvoixhaute:

—Ce sont toutdemêmedes amisd’une incroyablegentillesse etMarie-Odileaimetellementrecevoir,jesuissûrequ’ellevanousoffrirunvraifestin,cesoir.Cettestupideangoissen’apaslieud’être!

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—Maiselleestlà!semoqualaPetite.Cette saboteuse était déjà prête à prendre le contrôle de ma journée. Je

quittai précipitamment la chambre, refusantdeprêter le flanc à ses coupsbas.Vite,uncafé,unebarred’amandeetdesgalettesderiz!Desgalettesquejevaismordrecommeonrègleuncompte;j’écouteraileurcraquèlementcartonneuxendétectricedeprésage. Jevaisyplantermesdents, tellement fortque lavienegigoteraplus.Ainsifigée,majournéeseraplusstable,plusmalléable,etjevaisl’organiser aussi efficacement que je range mon appartement. Chaque chosetrouvera sabonneplace,même l’indésirabledînerdeMarie-Odile.Après tout,nousparvenonstoujoursàinsérer,dansnosmodesteslogisurbains,quantitédechoses qui nous encombrent inutilement.Un réduit, il suffisait d’aménager unpetitréduittoutaufonddemoipourylogerl’invitationdeMarie-Odile.Ilfallaitaussidelavolonté.Ordelavolonté,j’enavaisunebonne,maisjedevaisveilleràcequelaPetiteneviennelaréduireenmiettes.Enmeservantmoncafé,mamain trembla légèrement, une grosse goutte rebondit sur le carrelage, visiondésagréable que je ne pouvais laisser durer. Toutes les perfectionnistes duménage vous le diront, une maison entièrement sale est moins dérangeantequ’une tache aumilieu d’une pièce propre. Je saisis la serpillière, pressée deréparerl’outragefaitàmesyeux.Jefrottaiunefois,puistrempailetissudansleseau, au moment où je l’essorais, afin d’effectuer le second passage, censésécheretfairereluirel’endroit,moncauchemarmerevintparbribes.

Encoreuncoupd’œilautourdemoietl’hypnoses’accomplit.Aufonddemespupilles,unpinceaumaléfiquecomplétauntableauquej’espéraisnejamaisrevoir. Le seau, la serpillière, le carrelage, la cuisine et, soudain, tout devintmenaçant.Le geste suspendu, je psalmodiais : Flux et reflux !Qu’un éclusiermettemacervelleàmaréebasseetque lahoule retourned’oùellevient !Lesvisions agitées de mon cauchemar, je ne souhaitais nullement subir leurremontéeensurface,aussimehâtai-jedequitterlacuisineavecmatassedecafé.Lesdiguesne serventpasqu’àprotéger les rizières,ma journéeaussi enavaitbesoin, pour contenir le flot boueux des pensées intempestives. Un reflet grismétalliquearrêtamonregard,unpossiblerempartsetrouvaitsousmonnez,uneconjurationàportéededoigts:laradio!Pasuneseconded’hésitation,jecaptaiFranceInfo,montailevolumeàsurdosededécibels.

Aussitôt, les fracas du monde m’emplirent les oreilles : boomerang debombe à Bagdad ; crépitements de kalachnikovs en Libye ; cris assoiffés deliberté place Tahrir au Caire ; le énième attentat en Afghanistan annonce desdécorationsposthumesenOccident.Autredéflagration,desrésultatsd’élections

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dansplusieurspayseuropéens:l’Europevireàdroite!Onlesavaitdéjà,maisçafait toujours aussi mal aux oreilles. Le temps de se prendre la tête entre lesmains, les infos se dévident dans le crâne, telle une bobine de tisserand. Lesnœuds, tous ces nœuds dans nos neurones, au fil de nos jours. Quel marindéroutera levoilierdesmauvaisesnouvelles?Leséchosmontent,clameursdedésespoir:grondementsdecriseenFrance,tonitruantesdéclarationsd’ouvriersenrévolte,devantleurusine,quiréduit lepaindeshommespouraugmenterlebeurre des actionnaires.Ailleurs, enChine, toujours pour un peu de pain, desmineurs se sont retrouvés emprisonnés dans une galerie de charbon qui s’estaffaissée. Ils prient sans doute pour avoir la veine de leurs collègues del’Atacama.Dansquelledirectionsetournent-ilspourprier?Peuimporte.Lenezcontrelesparoismazoutées,ilsmurmurentcertainementàl’oreilleduSeigneur.Autre part, en Orient, encore une femme lapidée pour adultère et, commed’habitude,lejournalisteneditpassisonmariluiaétéfidèleoupas.

Tiraillée, entre indignation et résignation, j’écoutais. Les nouvelless’enchaînaient, ininterrompues, et les mauvaises étaient nettement plusnombreusesquelesbonnes.Toujourscemêmeconstat:attaque,contre-attaque;contorsions, contusions ; le monde dans ses perpétuelles convulsionsépileptiques nous colle à tous des hématomes. Il n’y aura jamais assez depommadepouroindrelesplaiesquenouslaissentlesinformations.Auboutd’unmoment, lassée de la litanie d’horreurs, je mis un CD, mais les chœurs del’Arméerougen’auraientpasréussiàétoufferlavoixfluettequirésonnait,sanscesse, dans mes oreilles : Pardon, pardon… Je secouai la tête, en guise dedénégation,c’étaitlapetitefilleducauchemaretplusrienneparvenaitàlafairetaire.Elles’enhardit,moncerveaupartitentarière,malangueaussi.

— Pardon ! Et puis quoi encore ? C’est elle qui devrait ramper sur desépines jusqu’en enfer, oui ! Cette furibarde qui tape sans vergogne sur unegaminesansdéfense,c’estellequidevraitcauchemarder!Sisaconscienceneladémange pas, que la gale lui sertisse la raie des fesses pour le restant de samalfaisante vie ! Qu’un chien dévore ses cruelles mains, je n’y verrai quejustice,maisjenelesouhaitemêmepas,carellefileraitlarageàlapauvrebête.Alorsqu’elle fasse le festindes asticots le plus tôt possible !Et puis, jem’enfous, elle neméritemême pas un coin demamémoire. Satanée punaise ! Jem’enfiche,jeneveuxmêmepasypenser!

—Tuviensdelefaire,relevalaPetite,narquoise.—Oui,maisjeneveuxplus.Rideausurleshideux!Cettejournéemérite

d’autresraisonnements!lançai-je.

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Je voulais fixer la ligne demire, foncer, sansme laisser torpiller par lesétatsd’âme.Sóloquierocaminar!Tada-tada-tadadan!Maisilestdesjoursquiclouent au tapis, on voudrait que la volonté soit une grue pour nous hisser ausommet de nos résolutions.Malheureusement, la volonté elle-même a parfoisbesoind’uneimpulsion.Or,danslaluttequejelivrais,lavictoirenécessitaitplusque la solidité des rotules. Sur ma table imaginaire de ping-pong, j’envoyaisvaldinguer le sujet quime contrariait,mais ilme revenait sans arrêt en pleinefigure. Comment aurais-je pu redresser la trajectoire dema pensée, alors quemon esprit tout entier versait dans le même sens : le dîner→ la maison desautres→lecauchemar.Onpouvaitessayertouteslescombinaisonspossibles,labouclesefermaitsurlamêmeconclusion,d’uneévidenceterrifiante.

Installée devantmon café, je crus pouvoir gagner la partie de ping-pong,tantjecognaissurmesréticencesdetoutesmesforces.Aprèsquelquesgorgéesdecafé,lesidéesplusclaires,lesoufflerégulier,jehumaislecalme.Lesmainscroisées sous le menton, j’imitais une sculpture de Rodin. Illusoire paix.Songeuse, j’entrevoyais le moyen de freiner la tempête en moi : qu’on medébranchelecerveau,qu’onmeglisseparmilesmomiesdePompeïetqu’onmeplacedesaméthystesaufonddesyeuxpourm’épargnerlesténèbresdelavie!Mais, avant, qu’on me mette de la cire dans les narines, car l’immobilité nesauvederien:tantqu’onrespire,l’espritcourt,s’envasauteràlacordeetnousentraîne dans ses innombrables chutes. Regardant fixement le liquide noir, jepelais,décortiquaismonangoisse,ensaisirlenoyaumettraitpeut-êtreàjourlesraisonspourlesquelles jedétesteallerdanslesmaisonsétrangères.Soudain, lapetitefilleducauchemarm’apparutaufonddelatasse.Captivéeparlesscènesqui se succédaient, j’observais, toute résistance aurait été vaine.Si je déjouaisquelquesfoislesplansdelaPetite,jedistinguaislesmomentsoùcontrecarrersavolontémecoûtaitplusd’énergiequel’accompagnerdanssespérégrinations.Lateigne agissait en traîtresse, attendait que la réalité me fasse chanceler pourdéviermon cap.Quand je traînais, tanguais, suppliais :Sólo quiero caminar !ellem’attrapaitparunemanche,tirait,enmartelant.

—Tuviensoupas?Pourraccourcirlapiste,ilfautaccélérerlepas.Plusvitetuaffrontes,plusvitetuserassoulagée!T’ensouviens-tu?

Évidemment,cesmots,lapetiteharceleuselesempruntaitàquelqu’unquilesprononçait,jadis,avecunedouceurinfinie,lorsquenousrentrions,harassés,duverger,desrizièressituéesàNdougournaoudeschampsdemildeslointainesbrousses de Baha, Sandina ou Fandiong. Si le ton n’était pas le même, cespropossuffirentpourtantàm’insufflerlecouragedesuivrelapetiteintruse,qui

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mekidnappait.Allezcourage,Sounkoutounding,viens !Une journéedepisteprometplusqu’une journéedehamac,disaitmongrand-père,quand,gamineàNiodior, la distance me dissuadait de l’accompagner. Si la véracité de cetteassertion se confirmait, une fois de plus, escorter la Petite me fournirait desréponses plus convaincantes pour Marie-Odile, la prochaine fois qu’elleassimileraitmonrefusd’allerchezelleàuncaprice.

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IX

Moncafén’étaitpasuncafé,c’étaitunbrasdemeroùlaPetitem’entraînaitpêcher desmiettes de vie.Te souviens-tu ?Et je piquais un plongeon dans lamémoire.Quand jecraignais lescourantsouperdaismonsouffle, laPetitemetendait une corde tissée demots. Je la saisissais et fermais les yeux.Mais lacordeétaitlongue,trèslongue.Elletraversaitlesannées,reliaitdesmondes,setransformait, devenait une bobine de Sembène Ousmane : un film, où leshumains,vasesd’opaline,dégringolentetse fracassentsur lebillarddudestin.Sóloquierocaminar!Tada-tada-tadadan!murmurai-je.

—Tais-toietsuis-moi,intimalaPetite.J’obéis, en apparence. Il neme fallait pasplusqu’un cahier et un crayon

pouravoirdroitàlaparole,aumomentdeconsignercequ’elles’apprêtaitàmedévoiler.Tantquel’œilpourraerrer,l’oreilleentendreetlamainécrire,lamutiténe sera jamais gage de soumission, puisqu’il n’y a pas plus bruyant que larévolted’untexte.

—Oui,d’accord,jemetais!lançai-jeàlaPetite.—Oh,jesaisquetufaissemblant!N’oubliepasquec’estgrâceàmoique

tuécris,doncjemedoutebiendecequetupensesquandonveuttebâillonner.D’accord,tupeuxmesuivreavectoncarnet;notebiencequetudirasàMarie-Odile,mais,cettefois,suis-moijusqu’aubout.

Descocotiers,dusableblanc,unevastecour,devantunbâtimentjaunepâleauxgrandesfenêtresvertes, laPetiteévoluaitdanssonpropredécor.C’était lematin de la rentrée scolaire, quelques années après sa première inscriptionofficielle, que sa grand-mère avait accepté de faire sur le conseil de cetinstituteur,danslaclasseduquelellenecessaitdes’inviterauparavant.Ilfaisaitfrais, lesoleiln’avaitpasencorebutoute larosée laisséepar lanuit.LaPetiteportaitunpullblancaucolrouge,unejupeécossaise,audamierrougeetnoir,dont les bretelles lui glissaient un peu des épaules. Elle ne pouvait expliquerpourquoi, mais, tout près de sa grand-mère, au milieu de la foule et de lacacophonie, le geste qu’elle effectuait de temps en temps pour remonter sesbretelles la remplissaitde fierté.Cette jolie tenue, sonaïeule l’avait achetéeetcachéeavecunebellepairedechaussures,jusqu’àcejourderentréedesclasses.

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Sortie de la douche, la Petite, revenue dans la chambre, fourrageait dans savalise.Assisesurleborddulit,sagrand-mère,quil’observait,taquina:

—Eh,tucreusesunpuitsouquoi?Tuvasfroissertousteshabits.Qu’est-cequetucherches?

—Marobe,tusais,mapréférée,celleaveclespochesmauves.—Ahbon,alors tantpispourmoi!Jecroyaisquetuallaispréférercelle

que j’ai là, dit-elle, en soulevant un foulard qui dissimulait diverses choses,empiléestoutprèsd’elle,surlelit.

—C’estquoi,montre-moi,c’estquoi?s’excita laPetite,déjà raviede lasurprise.

—Ehbien,tesfournitures!Plusdeschaussures,deshabitset,surtout,unejupe,commeportaitlajeunefilledanstonlivredelecturedel’annéedernière,tusais,lajupeàbretellesquetuaimaistant…

Àcesmots,laPetite,quineparvenaitplusàrapprocherseslèvres,articulersesmotsencoremoins,sautadanslesbrasdesabienfaitrice,encriantdejoie.

—Allez,prendstonpetit-déjeunerethabille-toi,vousallezêtreenretard,avertitlegrand-père,qui,surlepasdelaporte,avaitécartéuncoindurideauetlesépiaitdepuisunmoment.

—Tusavaistoi?l’interrogealaPetite,quilesoupçonnaitd’avoirparticipéàlasympathiquecachotterie.

—Que tusauteraisauplafond?Ohoui !Que leschiffons fontperdre latête aux bonnes femmes, ça, je le savais.Mais je sais aussi de qui tu tiens tacoquetterie.

Les rires fusèrent. La Petite avala sa bouillie de mil, agrémentée d’undélicieux thiofaaye, un onctueux jus, bien sucré, fait de pain de singe et debeurredecacahuètes.Puiselles’habilla.Commeellepeinaitàbienarrangersanouvelletoilette,lagrand-mèreintervint.

—Viens, jevais t’aider,dépêche-toi, tongrand-pèrea raison,nousallonsêtreenretard.

—Eh,mademoiselle,tourne,voyonsunpeutajupeàl’européenne!Hum,ondiraitunparapluie!raillalegrand-père.

—Nel’écoutepas,c’esttrèsjolietçatevatrèsbien.Mais la Petite rigolait déjà, elle avait l’habitude des plaisanteries de cet

hommequilachérissaitplusquetout.Elletournasurelle-mêmeetlevalesyeuxverssagrand-mère.

—Mercipourtoutça…toutescesaffaires,etunplusgrandmerciencorepour la jupe ! Je te souhaitedevivre jusqu’àcentansetmêmebeaucoupplus

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longtempsencore!—Oui,c’estça,unecentenaireratatinée,etquivas’occuperdemoi?—Moi!—Toi?Tellequejetevoislà,seulDieusaitoùtuirasfairelecabri.Voilà,

tuesprête.Allons-y!Sachantquesonénergiedébordante,loindedéplaireàsesgrands-parents,

lesamusait,ellerefitlecabri,saisitsonsac,adressaungrandsignedelamainautaquin,puis,avecsagrand-mère,ellessedirigèrentversl’école.

Dans la file d’attente, pour sa réinscription, la Petite savourait encore sabellesurprise.Sachantcombienelleaimaitl’école,ladoyennen’avaitpasjugéutile de lui dire que c’était pour l’encourager à bien travailler, mais, au fondd’elle,l’écolièresignaitavecelle-mêmeunpactequil’engageaitàtoutfairepourne pas décevoir ceux qui veillaient sur elle, avec tant d’amour.Après l’appel,touslesparentsd’élèvesquittèrentl’enceintedel’école.

Dans la classe de la Petite, l’instituteur débuta l’année par un coursd’expression,c’étaitsafaçondecommencerdans lagaieté, touten jaugeant leniveaudesesélèves.Postésursonestrade,ilpromenaitsonregard,interpellaitl’un ou l’autre par son prénom, car il connaissait déjà tout le monde, ets’adressaitàl’ensembledelaclassed’untonenjoué.

—Vousm’aveztousl’airenpleineforme!Allons,racontez-moi,qu’avez-vousfaitpendantlesvacancesd’été?Quiveutcommencer?

La Petite baissa pudiquement la tête et reformula silencieusement laquestion :Qu’a-t-on fait demoi pendant les vacances d’été ?Le cauchemar !Ellefermalesyeux,puislesrouvritaussitôt,afindenepasselaisserhapperparle maudit cauchemar qui ne la quittait plus. La parole fit plusieurs bonds etrebondsdans la classe avant de revenir auxpremiers rangs.Les coudes sur latable,laPetitetrituraitsesbretelles,maisellesn’étaientpasassezlargespourluicacher la tête. L’instituteur finit par la désigner nommément. Elle hésita uninstant,puis,afindenepasperdrelafacedevantsescamarades,quirivalisaientenexagérant labeautéde leurs souvenirsd’été, elleparladesmerveillesde laville–unevillequ’elleavaitàpeinevue–,omitvolontairementseshôtesetlesmémorablesroustesqu’elleavaitreçues.Dansunsouriregêné,elles’inventadesvacancesidéaleset,parcequesonimaginationluioffraitcequeleshumainsnesavent pas toujours donner, du rêve, elle battit ses camarades à plate couture.Ravi,l’instituteuracquiesçaitdelatête.Niluinisesélèvesnesedoutaientquela Petite venait de se tailler, sur mesure, une faux de poète pour arracher auchampdesmotscequimanqueàlavie:uneharmonie.

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—Bravo!lagratifial’instituteur,quellebelledescriptiondelaville!Tuasbienobservé,tuasétéattentive,c’esttrèsbien!Enquelquesmois,tuesdevenueunevraiecitadine,n’est-cepas?Lemarché,lesgrandesroutesgoudronnées,lesvoitures, les lampadaires, les vendeurs de glaces, la foule au cinéma, les jolisfauteuils,c’esttrèsbientoutça!Mais,dis-moi,quelfilmas-tuvuaucinéma?

—Ben,bah,euh…Elle fit la carpe à marée basse, puis serra les mâchoires et vécut cette

dernière question comme une perfidie, quand l’instituteur, lui, croyait lavaloriser en l’encourageant à poursuivre son récit. La cloche de midi sonnacommeunedélivrance,vidal’écoleetdispersadesnuéesd’écoliersàtraverslesruelles du village. Sur le thème des vacances extraordinaires, chacun voulaitremporter la joute orale, malgré les estomacs qui criaient famine. La Petitedépassatouslesgroupes,quis’attardaientsouslescocotiers,évitantainsitoutediscussion.Elleressassaitsesvacancesàelle,orcequ’elleenpensaitvraiment,ellenelerévéleraitqu’àsoncarnetrangédanslagrandemalledesagrand-mère.Mêmeàcelle-ci,àquielleavaitl’habitudedetoutconfier,ellen’avaitdonnéquederaresetévasivesréponses.

—Tuaspassédebellesvacances,n’est-cepas?—Oui.—Ettatante,ellet’asûrementapprispleindechoses?—Oui.—Tut’entendaisbienavectescousinsetcousines?—Mouais.— Ta tante dit que tu peux revenir l’été prochain, je parie que tu

t’impatientesdéjà.—Non!Jen’iraiplusjamaislà-bas!Jamais!—Çaalors, etpourquoipas ?C’estbienpour toide connaîtreunpeu la

ville,hein,tun’espasd’accord?—Laville,oui,maispluschezelle.La Petite en convenait, sauf à vouloir vivre dans un terrier, en étroite

intimité avec les taupes, hors du temps, c’était important pour n’importe queljeunevillageoisdeconnaître laville.Lamodernitéavaitsesrègles.Desrèglesqui déjà changeaient tout le pays et qu’il fallait absolument découvrir, mêmequand on ne s’imaginait pas, plus tard, aigle nichant dans un building.On sedevait de faire ses humanités citadines, ne serait-cequepar curiosité.Et de lacuriosité, laPetite n’enmanquait pas.Ce fut d’ailleurs la raison pour laquelleelle avait sauté de joie, lorsque sa grand-mère lui avait proposé ses premières

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vacanceschezlafameusetante.—Tatante,Titare,ditquetupeuxvenirpasserlesvacancesd’étéchezelle.

Qu’endis-tu?Elle avait dit oui, sans aucune réserve, puis, elle avait attendu le jour du

départ comme l’apiculteur espère lemiel. La ville, elle en rêvait, comme ellerêvait de percer tous les secrets de l’univers. Sous son crâne, ses neurones seramifiaient et la démangeaient, quelqu’un y tricotant sans arrêt des grilles delecturedumonde.Àcesyeux,lecielétait,alternativement,lagrandevoiled’unnavire sans limite, transportant le monde entier, un immense filet bleu quiretenait le soleil ou bien une large cotonnade mouchetée de teinturetraditionnelle,destinéeàfiltrerl’eaudepluie.Maisunesivastecouverture,quilatenaitenplacepourl’empêcherdes’écrouler?Roog,Dieu,luirépondait-on.Dieu ? Alors il doit être très grand et très fort ! Plus grand et plus fort queDoudouBacaSarr,lechampiondeluttedeNiodior,lecousindelagrand-mère?Évidemment. Et l’océan, qui avait bien pu mettre autant d’eau autour duvillage?Roog !Maisdequelpuitsavait-ilpuisé toutecetteeau?Etpuis,oùétait-il ? Partout, lui rétorquait-on : Il a tout créé et Il est partout. Alors ellebouloulait, écarquillait les yeux, l’imaginait : Dieu était parfois un grandmonsieurbarbuquihabitaittantôtdanslaforêt,tantôtsuruntapisvolantd’oùilsurveillaitsescréatures,quandiln’étaitpassimplementunebaleinegéantedanssonroyaumemarin,quioffraitdupoissonauxpêcheurs.Soncerveaud’enfant,c’était la spirale d’une chaîne de probabilités, dont elle attendait toutes lesréponsesdelapartdesadultes.

—Quesecache-t-ilderrièreleciel?Dis,Nakony,quetrouverait-onsil’onsoulevait le ciel ? demandait-elle souvent à sa grand-mère, quand elle étaitencorepluspetite.

— Tous les couvercles ne sont pas bons à soulever ! répliquaitinvariablementladoyenne.

—Ah,toi,avectescouverclespartout!s’exaspérait-elle.Déçue,elletournaitlestalons,laboucheencul-de-poule,reprochantainsià

l’aïeule de lui refuser la clef des portes du monde qu’elle brûlait d’envied’ouvrir.

Maintenantqu’elleavaitsoulevél’undescouverclesquil’intriguaient,ellecommençait àmieux comprendre la réponse de sa grand-mère. La tante de laville,onauraitdû la laissermijoterdansuneprofondemarmitedesorcière,aucouverclehermétiquementfermé,pensait-elle,depuisqu’ellel’avaitcôtoyéetoutunété.

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La ville, elle l’avait longtemps devinée derrière le rideau bleu qui cernel’île, mais, après l’avoir tant désirée, elle en était revenue avec le goût del’Atlantique sur la langue et la généreuse violence de la tantemarquée sur sapeau.Les traces de coups, il lui faudrait plusieurs années scolaires et l’infinietendressedelagrand-mèrepourlesgommer.

Lapeauestunparcheminquinegardeni lescaressespleinesd’amourninospoèmespréférés,mais retrace, sanspitié, l’historiquedes instantsmaudits.On dirait qu’elle se rebelle, face aux fragilités de la mémoire, et se plaît àimprimer le sceau de tous les drames qu’on s’évertue à oublier. À chaquedouche,laPetitecontemplaitlesreliefsquesonpassageenvilleavaitlaisséssurson corps. Quand les faits vous marquent de manière indélébile, vivre c’esttoujours revivre. Quand on se souvient d’un jour, qu’il fut agréable oudétestable,onatoujoursl’âgequ’onavaitlejourenquestion.Lesjoies,mêmegrandes et nombreuses, ne font que distraire des peines, elles ne les éliminentjamais.Lesjoursdedétressestagnenttelsdeslacs.Ilsnepassentpas,leurcapegriseassombrittouslescieux,puisquelesnuagesnoirsdel’enfancereviennenttoujourscouvrirlecieldel’âgeadulte.Letempsquicourt,linéaireetprogressif,estunelubied’historien;pouryinscrirel’évolutiond’uneexistencehumaine,ilfaudraitpouvoirdesserrerlescrocsdecertainsévénementsquisecramponnentaucœur et leprennent enotage.Lemaudit tempsque laPetite avait passé envilles’étaitagglutinéennœudsquin’avaientmêmepasl’élégancedelibérersagorge. Il est des aigreurs d’estomac qu’aucune pharmacopée ne peut atténuer.Là, dans l’œsophage, demeure la boule qui rend maboul. On la sent, là,immobile, à toujours donner le la aux vagues du blues, qui submergent sansjamais laver de rien. Haut les cœurs ! Puisque la marée ne peut quemonter,qu’ondonneàl’estomacunedimensionocéanique!Plouf!Ouf!

Est-ce que tu t’entendais bien avec tes cousins et cousines ? Quellequestion!Commesilesentendrenesuffisaitpas!Lescousins,ellenepensaitplus à eux que lorsque la télé passait des films sur la Gestapo. Les cousins,c’étaient:

—Tumelavesmonjean?—Avectoutletravailquim’attend,jen’aipasletemps.—Si tu ne laves pasmon jean, je vais le dire à papa, il va te casser la

gueule!Elle lavait jean et baskets, car les rares fois où elle avait refusé, le papa

l’avaitefficacementbastonnée,enrugissant.—Jenevaispastenourrirtoutunétéàrienfoutre!Tutecroisoù?Sita

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grand-mèretepourritett’engraisseinutilement,ici,tuvasméritertonpain.EtlaPetitenecessaitdemériterunpainqu’elleosaitàpeinetoucher.Elle

sevoyait au septième sous-sol de l’enfer et s’envoulait den’avoir paspris lapeine de mourir avant de s’y retrouver. Diablesses, sûres de leur puissancenuisible,lescousinescommandaientplusdurementquedesmatonnes.

—Faisceci,faiscela,sinonjeledisàmaman…—Défais-moimestresses,onvam’enfairedesnouvelles.Hey,attention!

Situmefaisencoremal,jeledisàmaman…Elleobtempéraitpour s’épargnerdesbleus.Elledétricotait les tressesdes

demoiselles, avec la délicatesse due aux progénitures royales, pendant que sachevelure,qu’ellen’avaitplusletempsd’entretenir,prenaitl’aspectd’unebottede foin. Elle, qui, au village, avait l’habitude d’être très bien coiffée par sagrand-mère.

—Regarde ta tignasse, tu ne ressembles à rien ! lui décochait parfois latante.Puisque tunefichespasgrand-chose, tupourraisaumoins t’arrangerunpeu.Ah,vraimentdégueulasses,cesfillesdelacampagne!

Cettefourbe,quineluilaissaitaucunrépitpourprendresoind’elle,sortaittoujours la même rengaine ; de préférence, lorsque, vautrée dans l’oisiveté àpiailler avec ses copines au salon, elle réceptionnait les plateaux des mainsprécautionneusesdelaPetite,quimultipliaitlesallersetvenuesàlacuisinepourles servir. Les invitées savaient bien que cette tirade n’était que pure jactancemondaineetnesemblaientpasdutoutgênéesd’êtreainsiprisesàtémoins.Ellesaussi disposaient d’une petite campagnarde à demeure qu’elles ne traitaientguèremieux.Jeterpubliquementcegenredeproposàlafiguredeleurspetitesbonnes, cela faisait partie de leur jeu de grandes filles cyniques. Quand ons’ébrouedanslamêmefange,onnes’embarrassepasdemanières.Si laPetiten’appréciaitpasdelesvoir,elledétestaitencorepluslesvisitesdeleursépoux.En dehors des invitations, ces gus trouvaient diverses raisons pour passer àl’improviste.Quelquefois,enl’absencedesadultes,lecomportementdecertainstontons était loin d’être exemplaire. À l’évidence, les rondeurs expansives deleurs épouses ne suffisaient pas à endiguer leur autoritaire libido. Outre lesplaisanteries graveleuses, frôler, coincer, toucher, tripoter, faisait partie de leurrécréation de prédateurs. Je vais le dire à ma tante ! hurlait la Petite, ens’enfuyant, cequi contenait instantanément lemalappris,maisne ledissuadaitpasde tenteruneautre fois,puisqu’ilsavaitbienque lapucellen’oseraitpipermot,souspeinedesevoirdévisserlamâchoire.Retranchéesaudegrézérodelasolidaritéféminine,latanteetsacliquen’ignoraientriendessordidespenchants

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des maris de certaines d’entre elles, plusieurs fois surpris en situationcompromettanteavecleurbonne,maistoutesfermaientlesyeuxetlesécoutilles.Pourelles,unePetitequiseplaignaitétait forcémentunementeuse.Enpoulesdociles, retenues au domicile conjugal par la poignée de graines qu’elles yrecevaientetleurstropnombreuxaccouchements,ellescourbaientl’échinesouslejougdeleurconjointetdéversaientleuramertumesurlesépaulesdespetitesbonnes.

Fine observatrice, la Petite n’était dupe de rien. Elle savait que la tanteTitare, cette prétentieuse, s’asseyait régulièrement sur son orgueil, quand sonmariétaitd’humeuràluifaireavalerdesreprochesaugoûtdechicotin.Dansceménage, qui se voulait moderne mais demeurait englué dans les injustesarchaïsmes de la vie conjugale, les colères étaient souvent pyramidales :l’autoritarismeenflammaitlachambreducouple,avantdedévalerlesescalierspourallerexploser les jouesde laPetite.Lorsqu’elleavait ratéunplatoumalrepasséunechemise,c’étaitlatantequirépondaitduforfaitdevantsonhomme,mais,dèsquecedernieravaitledostourné,elleseprécipitaitsurlaPetiteetluiréglait son compte. Aussi, lorsque la gamine la voyait surgir, l’œil rouge, lesnarinesfrémissantes,elleanticipaitlescoups,encroisantlesbrassursonfront.Malgré la frayeur, elle passait, mentalement, ses dernières tâches en revue,essayantd’ydécelerl’éventuelmotifduchâtiment.Certainesfois,cen’étaitpascequ’elleavait faitquiétaitencause,maiscequ’ellen’avaitpasfait.Detouttemps et en tout lieu, les maîtres ont toujours jugé intolérable qu’un(e)domestique puisse oublier ou ignorer leurs ordres. Ceux-là ne faisaient pasexception:étourderieouindocilité,touslesmanquementsétaientpunis.

Comme,ensesoumettantauxvolontésdesenfants, laPetitesemettaitenretard quant aux exigences des parents et vice versa, la raclée était toutbonnementinévitable.Lescousinsetcousines,ellen’avaitétéqueleurbonneàtout faire et ne se souvenait d’aucun jeu partagé avec eux. Pendant qu’ilss’amusaient,ellebalayait,récurait,cuisinait,repassaitouallaitfairedescourseschronométrées. Le temps qu’ils passaient au cinéma, au sport ou devant latélévision,ellelepassaitàs’abîmerentâcheronnat.C’étaitça,sesvacancesenville,elleauraitaiméne lesavoir jamaisvécues.Aussi, le restedesavie,ellel’imaginaitloindecetteparentèle,quinesemontraitsupportablequelorsqu’ellevenait au village, pour jouer les touristes et repartir avec les produits de lacampagne,quelagrand-mèreleurdonnaitàprofusion.

À la finde chacunde ses séjours auvillage, toujours très courts, la tanteTitare,avecdesrictusenguisedesourires,remplissaitsessacsdejute,sansse

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départir de son air supérieur, tout en sachant combien ces provisions de lapaysannerieétaientnécessairesàl’améliorationdesontristepanierdeménagèreurbaine. Elle, qui ne pouvait équeuter une cerise pour personne, se retrouvaitentourée de voisines, de parentes, proches ou lointaines, toutes ravies de lacouvrir de cadeaux, des denrées qu’elles faisaient germer et mûrir à coup desueur.Ilestvraiqu’àsonarrivée,certainesfemmessevoyaienthameçonnéesparunmisérable savondedeux cent vingt-cinqgrammes,maisqu’est-ceque celareprésentait, comparé aux kilomètres de piste qu’elles arpentaient jusqu’auxchamps et les centaines de bassines d’eau qu’elles portaient sur la tête pourarroserleurspotagers?Pourmesurerlagrandeurdeleurgénérosité,lorsqu’ellesoffraientdespaniersdefruitsetlégumes,descalebassesdecouscousdemiloudepatatesdouces,deskilosdepagnes,deyets,d’huîtresséchéesoudepoissonsfumés,ilfautlesavoirvuesendurerleursinterminablesjournéesdelabeur,souslesoleil?Ilseraitnormaldes’inclinerdevantleurmérite,mais,depuisquesesnuits n’étaient plus gâchées par le tintamarre de la pluie sur la tôle ondulée,Titare ne baissait plus son menton que devant l’inspecteur de ses dentelles,devenu son maître à jamais pour lui avoir donné accès à l’eau courante et àl’électricité,dansceskolkhozesbétonnés,pompeusementappeléslogementsdefonction.L’avalanchede cadeaux, ce n’était pas seulement pour faire plaisir àmadame,lepeudequalitésqu’onluireconnaissaitauvillagevalaitàpeineunecoquedenoixdecoco;lagâter,c’était,pourbeaucoup,unemanièred’honorersonmari,cepetitdevenugrand,cetenfantducoindevenuquelqu’unlà-haut,là-bas,danslacapitale.

Dès qu’ils débarquaient dans la grande concession traditionnelle, toutejeunepersonneprésentebasculaitdansladomesticitéetlestress,cardifférerlasatisfactiondeleursmultiplesdésirssignifiaitcauserdutortàtousleshabitantsdelademeure,puisqueleurrègneéprouvaitabsolumenttoutlemonde.Comme,au village, tous supposaient l’homme en orbite,Titare et sonAs prenaient, deplusenplus,delahauteuraveclesgensetlesréalitésdel’île.Onlesapprochait,comme on observe des étoiles au télescope, s’excusant presque de devoir lesdéranger pour une livraison de présents. Si habitués à écraser les autres,savaient-ilsencoreremercier?Ceuxquidonnaientn’enattendaientpastant,unsimple regard leur suffisait, les raisons de leur attentionvenaient de loin et sepassaientdesimagrées.

Pour faire place à tant de largesse, le cœur des insulaires doit être aussivastequelamerbleuequilesentoure.S’ilspensaient,uninstant,àlarudessedeleursort, jamaisilsnesedessaisiraientd’unépidemil.Toutcequ’ilsontleur

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estvitalet riendecequ’ilspossèdentun journ’estgarantipour le lendemain.Tempêtes,sécheresses,criquets,menacentsanscesseleursurvie,sanscompterletétanosetlepaludisme,qui,dansleurquasi-désertmédical,décimentàlongueurd’année.Pourtant, les fréquentesobsèquesne lesempêchentpasdevider leursgreniers pour célébrer chaque naissance dans la bombance. Il faut que chaquegrandetristessesoitvitebalayéeparunejoyeusefête,commesijubilerensembleétaitleurmanièredetirerlalangueaudestin.Onpourraits’étonnerdelesvoirsiheureuxdevivre,maisceseraitmalconnaîtreleurespérancequin’ad’égalequeleurfoienRoog.Ondiraitquelefatalismeleurestdonnépourbriserlesvaguesd’angoisseet toujoursgarder leurcapvers lasérénité.Poureux,depuis lanuitdes temps, vivre c’est combattre et ils ne demandent que la force de resterdebout. Avec le courage, la modestie est leur plus pérenne vertu, aussi semontrent-ilshumbles,parfoismêmedevantguèreplusrespectablequ’eux.Cetteattitude,quelespetitesâmesprennentpourdelanaïveté,n’est,enréalité,quelesignede leurgrande sagesse.Une sagesse séculaire, où la simplicitén’entamepas la dignité. Comme les corrompus se plaisent à piétiner plus purs qu’eux,Titare et son homme plastronnaient, abusaient de la déférence qu’on leurtémoignait,quandlesvillageois,quin’enpensaientpasmoins,considéraientleurmorguecommeunedéformationdelavilleetsefaisaientfortdelatolérer,paramour.

Convaincusqu’ilsétaientdene rienposséderquipuisseépateruncitadinsalarié,lesparentsduvillageoffraientquantitédevictuailles,sanssedouterquec’étaientbienleursgreniersàeuxquipermettaientauxleurs, installésenville,de survivre aux fins demois difficiles. Éblouis par tant demunificence et sesentant vaguement redevables à l’égard de ces gens, qui possédaient peumaispartageaient tout, certains vacanciers masquaient leur gêne en lançant desinvitationsqu’ilsespéraientsanseffet.Sivouspassezenville,venezdonccheznous,ceseraitunplaisirdevousaccueillir!disaient-ils,enredoutantlejouroùquelqu’un les prendrait au mot. Avec la cherté de la vie sous les fierslampadaires,certainesbrusauraientpréférésavoirleurbelle-mèredanslapansed’un requin, plutôt que dans un car rapide en direction de leur domicile.Astucieuses,ellesjetaientleurdévolusurunenièce;quecelle-cisoitprocheoulointaineimportaitpeu,seulesadisponibilitéetlapossibilitédeconvaincresesparentsguidaient lechoix.Pourquoi lapetiteneviendrait-ellepasenvacancesd’étécheznous?Çalachangeraitunpeuduvillage!C’estainsiquec’étaitditet c’est ainsi que c’était entendu par les villageois, mais, en réalité, celachangeaitsurtoutquelquechoseàlasantéduporte-monnaiedecellequiinvitait.

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Ces hypocrites savaient faire passer leur nécessité pour un service qu’ellesrendaient. Les vacances d’été, c’était précisément lemoment où les vaillantesbonnes saisonnières quittaient leur poste et s’en retournaient dans leur villaged’origine participer aux travaux champêtres. C’était la seule période où lesdamesdelaville,quinetranspiraientquelorsqu’ellesrivalisaientdetoilettessurle chemin dumarché, étaient ravies d’accueillir, dans leurs demeures exiguës,des nièces campagnardes. Les petites n’étaient pas des vacancières, mais lesremplaçantesnonrémunéréesdesvraiesbonnes,depetitesesclavestaillablesetcorvéablesàmerci.

ÀNiodior,férusdevertustraditionnelles,lesvillageoisgardaientfoienleurpropre labeur. Nichés dans les replis du temps, aux confins du pays, aucuneautomobile ne troublait leurs nuits, et les embruns de l’Atlantique, quiemplissaient leurs narines d’iode, leur épargnaient les relents nauséabonds del’économieurbaine. Ils récoltaientetpartageaient toutceque leursueur faisaitmûrir avec les parents de passage, manière de leur prouver leur attachement.Quand ils confiaient leurs jouvencelles, ils ne négociaient aucun salaire pourellesetn’escomptaientpasgrand-chose:qu’unepetiteallâtdépannerunetanteenville,c’étaitdansl’ordredescoutumes,pourvuqu’ellereviennesurl’îleavecdebellesjoues,unepairedesandalesetdeuxcotonnadesSotiba.Lesparentsdelacampagneserassuraientenconsolidantlesliensséculaires,quandceuxdelaville,eux,sesécurisaientdansl’intimitédeleurcalculette.

Auvillage,lafindel’annéescolairedonnaitlesignaldel’exodesaisonnierdes jeunes pousses. En quelques jours, les petites robes à fleurs, les rires decrécelles,seraréfiaientautourdespuitsdel’îleetremplissaientlespiroguesquiquittaient le rivage chaque matin. Mais, quand les mamans agrestes livraientleursfillesdésarméessurunplateau,c’estlediablequitenaitlabalance,pendantquelesogressesdelavillesepourléchaientlesbabines.Lesgaminesenpartancese sentaient élues, s’imaginant quantité de merveilles à découvrir, leurimpatiencepliait les jourspuis leskilomètres jusqu’à lagrandeville.Onavaitbeauleurraconterdeterrifiantscontes,oùdeméchantessorcièresamadouaientleurs proies avant de les dévorer, ces innocentes insulaires ne subodoraientaucune malice derrière le sourire de ces femmes, aux lèvres beaucoup troppeintespourn’avoirpasdelaideursàdissimuler.Lespetitesnesedoutaientderien,c’estdansl’antredufauvequ’ellesouvraient lesyeux,réalisantenmêmetempsl’ingéniositédupiègeetl’impossibilitédes’endégager.Dèslors,l’effroileur tenait lieudeduègne.Pendantqu’auvillage leursparents lescroyaientenbonnes mains, elles se transformaient en bêtes de somme, exécutant sous la

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menace des corvées qui auraient affolé leur propre mère. Les malheureuses« vacancières » rentraient toutes avec lamême certitude : si l’enfer existe, cesontlesgrossescuissescelluliteusesdessatanéestantesdelavillequiservirontdetisonniers.

Au loin, une cloche retentit ; mon stylo à la main, je sursautai et faillisrenversermonfonddecafé.Pendantcombiende tempsétais-jerestéepenchéesurcettetable?Paradoxalement,j’avaisrempliplusieurspages,sanspluspenserau dîner à venir, qui avait pourtant suscité cette immersion dans la mémoire.Mais, sur les bords du Rhin pas plus qu’ailleurs, la journée ne reculait, unelumière,devenueplus intense,passaitpar les fenêtresetdessinaitdes trapèzessurlesoldel’appartement.Etparcequej’avaisl’impressiondemieuxdiscernerlecontourdeschoses,jejugeaiquelapromenadeaveclaPetiteavaitassezduré.

—C’estbon,çasuffitdepenseràtoutça!décrétai-je.JesaismaintenantquelleexplicationdonneràMarie-Odile,laprochainefois…

—Tun’aurasqu’àluidirelavérité,maispourça,ilfaudraitdéjàquetoi-mêmetul’assumesentièrement,mecoupalaPetite.

—Biensûrquej’assume!—Ah oui ! Tu assumes une vérité avec plein de points de suspension ?

Voilàpourquoijenetelâchepas.Jet’avaisditdenepasm’interrompre,demesuivrejusqu’aubout,mais,commed’habitude,tut’arrêtesencoursderoute.

— Pourquoi foncer dans un bosquet quand on y devine des loups ?rétorquai-je.

Cette petite teigne, qui m’embarquait sans cesse dans ses aventures,commençaitvraimentàm’agacer.JemelevaietmisunCDdanslelecteur.

—Sóloquierocaminar !Tada-tada-tadadan ! Jeveux seulementmarcherdroit,surmapetitepiste,est-cetropdemander?chantonnai-je.

—C’est cela, alors que tu peines à zigzaguer jusqu’à la table deMarie-Odile ! persifla la petite pie. Il te faudra d’abord déblayer tes ronces, quitte àt’arracher lesdoigts, si tuveux trouver tonchemin.Te souviens-tu?Alors, tuavancesaveccourageouturecules,enlâche?medéfia-t-elle.

—Lâche-moi !Espècedepetitepeste, jevais teprouverque jen’aipluspeurdetesuivre,allons-y!Jevais,unebonnefoispourtoutes,notercequetuveuxmecolleraunez.Maismelâcheras-tuaprès?

Aucuneréponse,jereprismoncarnetetmonstylo.OùmemenaitencorelaPetite?Oùmènelevoyage?Noussommesdeschevaliersdésarmés, ledestinnousharnachedecequ’ilveut.Lesoldatfouhurleàl’oreilledechaquejour:Enavant,marche!L’humeur,parfois:uncheval,aussifouquelesoldat,secabre,

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cabriole, culbute et reste sur le flanc.LaPetite surgit toujours, à l’impromptu,pourluibloquerlepassageetdésigneruneautredirection.Lajournéefilait,detoutefaçon,jenepouvaisrienenfaired’autretantquelaPetitemegardaitsoussacoupe.

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X

LaPetite,envéritablepirate,s’étaitemparéedemabarque,mesavancéesetmesescalescorrespondaientauxsiennes.DepuislespaisiblesrivesduRhin,ellefaisait capvers les lointainsquaisde l’enfanceet,moi, je ramais, redoutant lahoule. Il arrive qu’on prenne une risée annonciatrice d’orage pour une briseordinaire. Un simple dîner programmé et la tempête s’était levée, contrarianttoutenavigation.

Quandleseauxduquotidiendeviennenttumultueuses,àdéfautd’unesolidegabare,ons’acharneàmanœuvrersonmodesteesquif.Onvoudraitembouquerdansunepaisiblecalanque,maisc’estl’océanquientraînedansunesuccessionde vagues scélérates. Les yeux balayant l’horizon, on tangue, tourbillonne,perdu,à lamercidesvents.Laplusgrande tragédied’unvaisseaufantôme,cen’estpaslapertedesacargaison,maislecapfixéquidemeurehorsd’atteinte.Etles cuisantes déceptions sont nombreuses, avant d’accéder à la souveraineindifférence de l’épave. Tant qu’on respire, les ports et transports restentpossibles, le naufrage aussi. Parfois, en quête d’une nouvelle rive, on accostedansunecriquedupassé,commeonseprendunrécif.Nonpasquelatenuedugouvernaildenotreviesoithésitante,cesontlesbourrasquesduquotidienqui,tropviolentes,déportentlesrameursetlesaplatissentcontrelafaceabrasivedelamémoire. Les grosses vagues peuvent frapper à toutmoment et remplir lesnarines.Naturellement,aunezquisemouche,onpréfèreceluiquihumelatarteaux pommes, s’enivre de parfum et s’emplit d’allégresse. Des émotions, onvoudrait seulement les belles, hélas, nul ne saurait définir la beauté sans lalaideur.Quand,sanslemoindrerhume,lenezcessedegoûterpoursemettreàgoutter,onsaitquedepénibleshôtesréclamentleurdîme.Renifler,hoqueter,cen’estjamaisunevolontémaisunfait.Lestristesémotions,onnelesconvoquepas, on les repousse, les refoule.Lapudeur voudraitmême les annihiler,maispour cela, il faudrait confondre notre intérieur avec les parois de la mine deMarikana. L’excaver ? Mais non, dynamiter, tout pulvériser, des fois qu’ilresteraitunboutdepeaupourencorepalpiter.

—Eh,oui,palpiter!ponctuamameneuse,presséedereprendrelamain.ChezlatanteTitare,lavacancièreavaittoutesapeaupourtoutsentiretles

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coupsdegrisounemanquaientpas.Palpiter,unefoischezlatantedelaville,laPetitenefaisaitquecela.Que

disaitsonregardéteint?Qu’onnouscouvrelesoleil,iln’yarienàvoirlesjourssansjoie!Qu’onnousarrachelesyeux,lalumièrenesertàrienlesjourssansbeauté!Quedisaitlesanglotqu’elleréprimait?Quelescaïmansnousbouffentle cœur, ilsnousprotégeraientdes joursdepeine !Pour laPetite, les joursdechagrin se suivaient et se ressemblaient, interminables, aussi amers que lesétenduesmarécageuses.Parfois,uncriretentissait,inévitableet,surtout,inutile.Aïe!

LaPetiteregrettaitaussitôtd’avoircrié,sesouvenantqu’unjour,enclasse,pourlecoursd’orthographe,l’instituteuravaitlonguementexpliqué:aïeetail.Ce jour-là, comme tous ses camarades, elle était rentrée avec, inscrit dans soncahieretsoulignéaufeutrerouge,lemothomophoniequi,àl’époque,luiparuttrèscompliqué.Maintenant,ellecomplétaitlaleçonàsafaçon:sil’ailchangelegoûtdesplats, l’aïe, lui,pourrit legoûtdes jours.Quepensait-elle, la secondequi précédait sonhurlement ?Qu’onnousbouche les oreilles, l’ouïene sert àrienquandonn’aquedescriscommemusiquedujour!Aïe!Aïe,aïe!Sic’estun refrain, qu’on réveille Yandé Codou Sène, que sa voix pleine de grâcerépande le râle des plus que braves bonnes sérères ! Aïe ! Aïe, aïe ! Pour laPetite,c’étaitdevenuunrefrain,maisla tanteTitarenel’entendaitpas.Ellenepouvaitl’entendre:unefoisenville,soncœurmanquaitd’oreilles.Aïe!Maisàquoiboncrier?Lecri:deguerre,ilestmotivéetmotivant,mais,lorsqu’iln’estquelasimpleconfirmationd’unedouleur,ilnesertàrien,puisqu’ilnesoulagederien.Devantunbourreausourd,serrerlesdentssuffit.

LaPetiteneserraitpaslesdents,ensoudantsesmâchoires,c’estsoncœurqu’elle retenait. Que disait son reniflement ? Qu’on nous coupe la langue !Quand il n’y a personne à émouvoir, les plaintes gaspillent inutilement lesouffle ! La tante, c’était une statue de culte vaudou, du lever au coucher dusoleil,sonregardglacialnevariait jamais.Latante,c’étaitunepierre tombale,quandonl’avaitsurledosrespirerétaitforcémentuneerreur.Latante,c’étaitunbloc dumont Blanc, aucun soleil ne chassait le froid qui l’habitait. La tante,c’était Cruella ; en dalmatiens, ses rejetons auraient été supportables,malheureusement, c’étaient des loups. La tante, toujours irascible, frémissaitd’unecolèrequ’ilfallaitdateraucarbonequatorze.D’ailleurs,enlanguewolof,seulel’infimeliquidercourt,secouledansTitareetledifférenciedeTitale,quisignifie effrayer. Et Titare épouvantait en permanence. Cette retorse patentéetrouvait toujours une faute à indexer ou exhumer pour justifier une punition.

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Comme son gros nez, ses vergetures et ses lèvres toujours tremblantes, lemécontentementfaisaitpartied’elle.Mêmel’obéissancelacrispait.

—Arrêtedecouinerdesouitanteavecceregarddechienbattu!Fichelecamp!

EtlaPetitedisparaissaitdansunebesogne,letempsquelatanteluiinventâtuneautreurgence.Latante,sabourseétaitexiguë,sesdésirsexponentiels.Ellesoupesaitsamottedebeurre,comptaitlesmorceauxdesucreetlestranchesdepain du matin. Pendant les repas, elle lançait de méchantes œillades à lavacancière,qui,gênée,s’arrangeaitpourquitterlegrandbolcommunavanttoutlemonde.Seule,dans lacuisine,attendant lemomentoùTitare l’interpelleraitpourdébarrasser,laPetitesuivaitlefildesespenséesquiseperdaientsouslesécaillesdelapeinturegrise:Mêmeceluiquiutiliseunâneestbienobligédeluidonnerdufourrage!sedisait-elle,pleinederévolte.Maislatanteétaitavaredeson foin, même ses enfants raclaient les fonds de plats, quand ils ne sedisputaient pas les quignons de pain. Sous son toit, les règles et mesuresalimentairesrappelaientlarigueurdurationnementenpériodedeguerre.Quandellerecevaitdesinvités,c’étaitvécupartouscommeunjourd’abondancemais,dès le lendemain, le dégoût chassait l’euphorie, car on n’embouchait plus demetsfraisquelorsquelesrestesétaientfinis.Parfois,sesspaghettisdelaveilleou de l’avant-veille, sortis du réfrigérateur, avaient l’aspect d’ascarideslombricoïdeslongtempsplongésdanslasaumure.Pourquoigaspillerait-elleunenouvelleviandeoudupoisson,quandilsuffisaitd’ajouterdel’eau,dubeurredecacahuètesetquelquesépicespourtransformerunreliquatderagoûtenmafé?Le recyclage, le développement durable, la tante n’avait pas attendu lapolitisation de l’écologie pour s’y mettre, c’est dans ses casseroles qu’ellel’expérimentait, au mépris de toute considération gastronomique. La tante nejetaitrien,toutdevaits’épargner.Sonvernisrougesangfinissaitnacarat,presquetransparent,àforcederajoutdedissolvant.Elleauraitvouluquelesavonlavâtsans jamais s’éroder. Un jour, après avoir donné la douche à ses plus jeunescousines,laPetitesesavonnait,quandlatantefitirruptiondanslasalledebain,renifla,teluncerfenrut,etmorigéna.

— Pose-moi ça, tout de suite ! Le Persavon, c’est pour mes enfants !Compris ?Espècedeprofiteuse !Dans ta cambrousse, là-bas, est-ceque tu telavaisausavonparfumé?Hein?Rends-moiça!Etquejenet’yreprenneplus!Tu n’as qu’à économiser le savon ordinaire, quand tu fais le linge ! Et puis,dépêche-toi de sortir de là. Si tu devais aller chercher l’eau au puits, tu ne lagaspilleraispas autant.Tucroisquec’estmagique?Çacoûtede l’argent tout

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ça!Allez,fermecerobinet!LaPetiteobtempéra.Elleserinçasivite,qu’àsasortie,delamousserestait

encoreaucreuxdesesoreillesettoutautourdesanuque.Lapluseffrontéedesescousines,déjàparfaitecopiedesonexécrablemère, la raillaet futaussitôtimitéeparsanombreusefratrie:

—RegardezNuqueblanche !Ah, la souillon !Elle ne saitmêmepas selaver!Ah,lasouillon!

LaPetitenebronchapoint,ellenehaussamêmepasunsourcil.Lesilence,c’étaitleplusviolentcoupdepoingqu’ellecollaitàtousceuxquilapoussaientjusqu’auboutdesonimpuissance.Là,auplusprofonddesadétresse,ellepuisaituneforceparoxystiqueàlaquelleaucund’entreeuxn’avaitaccès:lepouvoirdesetaire,denepasréagirdutout.Assiseaufondd’elle-même,pluspersonnenepouvait la terrasser.Sonsilenceajoutaità son regardquelquechosequi faisaitreculer instinctivement les louveteaux. Bizarrement, son absence totale deréaction, qui ne trahissait aucune peur mais le ferme refus de la moindrequerelle, finissaitpar filer la frousseauxautres.Muette,elle fouillaitdanssonsac, à la recherche d’une tenue qui de toute façon lui vaudrait des regardsmoqueurs.Onétaitdanslesannées1980,sagrand-mère,couturièreautodidacte,l’habillait comme elle habillait sa mère dans les années 1950. Devant lesgarnementsde lagrandeville,un tel looknepardonnaitpas.Mais laPetiteneprêtaitaucuneattentionà leursnobismede friperie.Elle,aumoins,portaitdescotonnadesauxteinturestraditionnellesdequalitéetdestextilesachetésneufs.Surtout, elle se souvenait du cœur que la doyenne mettait à l’ouvrage, del’infinietendresseaveclaquelleelleluiprenaitlesmesuresetdelajoiequ’elleséprouvaientàsepromener,ensemble,vêtuesdumêmetissu–puisquelagrand-mère, en s’achetant des étoffes, prévoyait toujours un excédent qu’elle luicousait.Racontertoutcelaauxpersifleurs?Àquoibon?Laconfidenceestunepart de soi qu’on cède à l’autre, quand on le juge digne d’en être dépositaire.Non, elle n’allait pas inviter cesmorveux dans ses dédales intimes, car l’âmepaieenvulnérabilitél’audacedesamiseànu.Sonâme,onlaluiégratignaitdéjàsuffisamment et, puisqu’elle n’avait que le pansement de son silence à poserdessus, valait mieux pas étendre les bleus. Alors, ces chenapans pouvaientcontinuerà laconspuer,à rired’elle,elle leuropposaitunenuqueopiniâtreoùleurspiquesricochaientetrevenaientleurrabattrelecaquet.

Depuis qu’elle était dans cette maison, l’humiliation brisait tout en elle.Pourtant,mêmesilesilenceluiservaitderondache,certainsfaitslatouchaientplus que d’autres. Alors, comme son cœur, son cerveau convulsait. Mais, en

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dehorsdubluesnocturnequiinondaitsacouchettedelarmes,quepouvait-elleyfaire ?Consciente de sa faiblesse, elle écrasait son ego, qui tenaitmaintenantdans une cuillère à café. Lorsque la tante était venue la surprendre sous ladouche, elle avait ressenti la pire honte de sa jeune vie. Elle se savonnait levisage, mais, dès qu’elle avait réalisé la présence indésirable, elle s’étaitrecroquevillée, croisant ses mains sur son pubis, où un duvet clairsemél’intriguait encore. Mais l’indélicate n’avait cure d’une telle pudeur ; en luiréclamant le savon, elle l’avait obligée à se découvrir pour rincer l’objet duscandaleetleluiremettre.Depuis,lahonteétaitlà,instilléeenelle,accumuléedans son bas-ventre, pesante, comme une envie permanente de faire pipi. LaPetites’isolaitdanslepluspetitrecoindelamaison,lecabinetd’aisance,poursatisfaire ce qui était devenu son trouble obsessionnel compulsif : le besoinirrépressible qu’elle avait, dès que quelque chose la tourmentait, de tirer lachasse d’eau et d’entendre son glouglou tout engloutir. Pourtant, après cetteterribledouche,elles’étaitestiméechanceuse;chanceuseden’avoirpasreçudecoups,commecematin-làoùlatante,ayantjugéquelaboîtedelaitconcentrés’était vidée trop vite, l’avait accusée, devant tous, de l’avoir bue, sans lamoindre preuve. Elle, qui n’avaitmême pas tété samère ; elle qui, depuis satendreenfance,appréciaitsipeulelaitetlecomptaitparmileslaxatifs.Excédée,elleavaitperdulecontrôleetvigoureusementprotesté.

—Cen’estpasmoi!Jelejure,tante,cen’estpasmoi!—Arrêtedenier!Mesenfantsn’ontpascesmauvaisesmanières,doncça

nepeutêtrequetoi!Arrêtedejurer,salementeuse!Commeelleavaitpersistéànierdetoutessesforces,latantel’avaitcognée,

jusqu’à ce qu’un lait rouge jaillisse de ses narines. Les cousins et cousinesn’avaientrienditpour ladéfendre,alorsqu’ilssavaientbienqu’ellenemettaitmêmepasunegouttedelaitdanssoninfusionmatinaledequinquéliba,pasplusqu’ellenetouchaitaubeurre.Dèsledébutdesonséjour,elleavaitbiencomprisque dans cette maison, devenue son pénitencier, elle devait travailler unmaximum et consommer un minimum. C’est elle qui préparait et servait legoûter de la couvée sans y avoir droit, sous prétexte qu’elle était un peu plusâgée.Et,s’illuivenaitl’impérieuseenviedepiquerunbiscuitpourlemangerencachettedanslacuisine,lesouvenircuisantdecetaprès-midioùlatantel’avaithouspilléeettraitéedevoleusegloutonnedevantsesinvitéesluicoupaitaussitôtl’appétit. Les divers châtiments avaient distillé en elle de quoi neutraliserchacunedesestentations.Onn’avaitplusbesoinderienluiinterdire,c’étaitleressacenellequirejetait tout,allant jusqu’àdécliner lesexceptionnellesoffres

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qu’onluifaisait.LaPetitesecomportaitcommeceschiens,trophabituésàleurcagepour en franchir le seuil,même lorsque la porte reste ouverte.C’était enelle-mêmequesedressaientlesbarreaux,rivésunàunparlatante.Ellen’avaitaucune idéedecequ’onpouvait luiautoriserdanscettedemeure,maiselleenconnaissaittoutesleslimites.Elleastiquait,briquait,faisaitreluirelavaisselleettoutelamaison,mais,mêmepourregarderlatélé,sesfessesn’avaientdroitàunfauteuilquelorsquelapléthoriquefamillen’étaitpasagglutinéeausalon.Cequin’arrivait presque jamais, car ces apprentis bourgeois goûtaient peu de culturehorsdelamaigrepitanceàhorairesfixes,proposée,alors,parl’uniquechaînedetélévisiondupays.Lorsdes rares sorties, laPetiten’était jamaisde l’équipée,puisqu’elle servait également de baby-sitter. De toute façon, lorsque lamaisonnée se préparait, elle restait impassible, n’imaginant même pas qu’onpuissel’inviter.Aufondd’elle,ellesavaitàquois’entenir:l’avenirsirestreint,que l’onclecommela tante luiprédisait,nevalaitpas lapeinequ’onperdîtdutempsetquelquedenieràsatisfairesacuriosité.

Lorsqu’elle restait enfermée à la maison, à pouponner et torcher lamarmailledeceuxquinevoyaientenellequ’unedomestiquenée,laPetiterêvaitou, plutôt, son esprit tirait à l’arc et traçait l’itinéraire qui la sortirait de sacondition:lesétudes→desdiplômes→untravail→unsalaire→untoitàsoi→laliberté.Leméprisquotidienconfortaitenelleledésird’empoignerlabarredesondestin,dedéfierlesortpourluiarracherellenesavaitencorequoi,maiscertainement mieux que l’existence de sous-fifre que ses présomptueux hôtesprojetaientpourelle.

Qui a subi le dédain sait qu’il n’y a pasmeilleur encouragement pour selancer à la conquête de la dignité. On prend ainsi conscience que seule unerévolte,muéeenaction,peutmettreuntermeauxabuscommeàlasoumission.Unesoumissiondontilfautsedépartirleplustôtpossible,avantd’êtreendormipar l’illusoire répit qu’elle accorde.Plus la révolte est précoce,plus elle adeschancesd’aboutir.Ivredesonpouvoir,letortionnaireesttoujoursnaïf,savourantsa victoiremomentanée, il ne prête jamais l’oreille au cri de guerre qu’il faitnaîtreaucœurdesavictime.Lesadultesmaltraitantsdevraientseméfierdeleurinconscience,chaquefoisqu’ilsblessentl’orgueild’unenfant,car,sicedernierestréduitàendurerpourcausedefaiblesseprovisoire, iladutempsetc’est làtoutesapuissance.

Après chaque vexation, la Petite se répétait, verbalement ousilencieusement : ladignitéoulamort!Parfois,dégoûtée,elles’imaginaitsonproprecorps,froid,inerte,parterre.Çaleurferaitlespieds!pensait-elle,avecun

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sourireencoin.Voyantàquelleextrémitémontaitsarébellion,ellepressentait,confusément,queriennipersonnenepeutentraverquelqu’unquia lecouragederisquersaproprevie,quelqu’unquialecrandemettresaviesurlabalanceetd’enfairel’ultimeprixdesonobjectif.Ellen’enavaitplusrienàcirerdesaubescommedescrépuscules,etce,depuislongtemps,mais,poursesbravesgrands-parents,ellesouhaitaitvivre,c’est-à-direteniretcombattre.Enville,commeauvillage, elle souffrait de l’image peu valorisante que Titare et les siens luirenvoyaient,mais,aulieudelafairesienne,ellelajetaitdanslesW.-C.ettiraitla chasse. Elle se souvenait qu’un jour, en revenant des champs de mil, songrand-père lui avait expliqué que les magnifiques papillons qu’elle admiraitavaientd’abordétédetrèsdisgracieuseschrysalides,prisonnièresdeleurcocon,avant de s’en échapper et d’apprendre à voler. Elle avait bien compris que levieilhomme luiavait racontécelaàdesseinet enavaitdéduitqu’elleaussi sedébarrasserait, un jour,de lavilaine toiled’araignéequi l’enserrait, l’étouffait,pour déployer ses ailes. Tout ce qu’on lui apprenait, à l’école comme à lamaison,devaitserviràcela.Guidéeparsacuriosité,elleespéraittrouverl’issuedesecours.Enville,elleauraitaimévoirdesspectacles,desconcerts,despiècesdethéâtre,desfilms,afindesefaireuneidéepluséclairéedecemonde,oùlesgens comme elle n’ont que leur cerveau et leur ténacité comme atouts.Contrairementàceuxquisontnéspourhériterousuivredesautoroutesbalisées,jusqu’au firmament de leurs ambitions, la Petite avait très tôt admis qu’il luifaudraittoutconquérir,toutmériteret,sanscesse,prouverquepersonnen’estnépourtenirdocilementsousunesemelle.

Le cinéma, ou plutôt ce que les gens racontaient de sa magie, l’attirait.Commeellen’avaitjamaiseul’occasiond’enjugerparelle-même,elleregrettaitde devoir rentrer au village sans faire cette expérience que tous disaientmerveilleuse. Mais, lucide, elle ne demandait rien, ses rêveries sucréess’additionnaient, s’emboîtaient, construisaient le scénario d’une autre vie, quin’avaitrienàenvierauxfilmsqu’ellemanquait.CetteTitare,quiluirefusaitlapermissiondese rendreauxspectaclesgratuits,n’allait sûrementpas luipayerun ticket d’entrée. La tante était aussi généreuse qu’une louve affamée, quiespéraitd’elledeslargessespouvaitsemerdublésurlesbordsdelamerMorte.La Petite était là pour travailler, elle travaillait. On ordonnait, elle exécutait.Personneneluireconnaissaitunepartdecervelle,encoremoinsdesappétencesintellectuelles ou artistiques. D’ailleurs, puisqu’on la considérait comme lesmollusques qu’elle pêchait sur les plages de Niodior, la croyait-on seulementcapable d’avoir une quelconque envie, un centre d’intérêt ? Une domestique

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n’exprimepasdedésir,elleestlàpoursatisfaireceuxdesautres.Dèssonarrivée,laPetiteavaitréaliséquerécitersonarbregénéalogiquene

raccourciraitpasl’échellequilaséparaitdeceuxd’enhaut.Lesquelquesgènesqu’elle partage avec eux avaient servi de prétexte pour l’attirer là,mais ne larapprochaientdepersonneetnechangeaient rienà l’inconfortableplacequ’onlui avait assignée d’office. Toute domination est insupportable, mais la plusatroce,c’estlorsquelesmaîtresdespotessontdelamêmefamillequevous;onsouffred’autantplusqu’onétaitendroitd’attendre,précisémentdeceux-là,unpeudeclémence.Ilyapirequ’êtresansfamille,c’estd’enavoirunequivoustorture.Lemonde s’écroule quandvousdécouvrez, en celui qui aurait dû êtrevotreprotecteur,votrepirepersécuteur.Oùfuirlesloupsquandleshyènesvousattendentàdemeure?

Direqu’ilsetrouveencoredescandidespourciterenexemplelasolidaritéfamiliale africaine ! Que penser de cette autre rumeur, selon laquelle tous lesenfants seraient élevés et choyés par toute une communauté ? En plus desantipaludéens,ilfaudraitvraimentfaireavalerdelajugeoteàcertainstouristespour les guérir de leur aveuglement exotique. Si le désir de comprendre lesanimait plus que celui d’être surpris, s’ils observaient plus qu’ils nephotographient, ils remarqueraient la mine tourmentée de certains enfants. Ilsverraient, alors, le nombre incroyable de petits martyrs silencieux, au lieu des’écrier à tout bout de champ : Ah, qu’ils sont mignons ! comme s’ilsdécouvraient une portée de singes malins. Le sort réservé à chaque enfantdépendd’uneéchelle,quiindiquelaclasseetledegréderespectabilitéattribuéàsesparents,dansl’implacablehiérarchiesociale.Danscesgrandesfamilles,auxramificationsmultiples, leparcoursmatrimonialdesparentsdétermine lestatutdeleurprogéniture.Etnombreuxsontlescritèrestacitesquifontd’unenfantunrebut,unsouffre-douleur.Naîtred’unefille-mère,commelaPetite,parexemple,vouscondamneaubancetfaitdevotrechairledéfouloirlégitimedetous.Dansunetellesituation,ilnesertàriendeseplaindre:lescruautésqu’onvousinfligesont si invraisemblables qu’à vouloir les raconter, on gagne rapidementl’étiquette dementeur, les bourreaux entretenant ce discrédit pour couvrir leurignoble conduite. Dénigré, humilié, écrasé, muselé par l’autoritarisme, on sesoumetàtous,seplieàtout,commel’herbes’aplatitaupassaged’unecharrue.Aunomdel’honneurfamilialblessé,certainsproches,quisetarguentenpublicdeprendresoindevous,deviennentvosplusardentstortionnaires,sousprétextedevouséduquer.Lorsqueleméprisduparvenupoursaparentèlepauvres’ajouteàunetelleconfiguration,l’enfantillégitime,prisonnierdecetentouragehostile,

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endurecequelemarteaufaitsubiràl’enclume.Mononcle,matante,dit-on,parélégance, alors qu’on pourrait leur allouer des titres qui les conduiraientdirectementenprison,mêmesi,avecletemps,ilss’accordent,complaisamment,un rôle positif qu’ils n’ont jamais eu.Voyant les enfants grandir, il arrive quecertains adultes semettent àmentir demanière éhontée.Est-ceparceque leurproprehorreurpasséelesrépugne,àmoinsquecenesoitleurlâchetéquilesycontraigne, face à l’enfant devenu un sujet capable de redresser les torts ?Lafamille, la famille, serinent ceux qui, vous ayant plus détruit que construit,refusent d’admettre quevous ayezbesoin, pour votre survie, de les fuir plutôtquedelessouffrirencore.

Lafamillenesertàrienlorsqu’elleignorel’amourettientuniquementparlatyrannie.Lesliensgénétiquesneserventàrien,lorsqu’ilsnesontpasdoublésde liens affectifs, je dirais même d’une certaine amitié. Il ne sera jamaisredondant d’affirmer que l’attachement ne s’impose pas, il se construit et semérite.Parcequelatendresseestlaplussolidedesattaches,lafamille,lavraie,laseulequitienne,serésumeàceuxquiontaiméetsincèrementaimé,cariln’yaqueceux-làqu’onarriveàaimerenretour.Seulsceux-làsontincontournables,irremplaçables et dignes d’hommage pour avoir donné le goût et la force devivre. Le reste n’est que prolifération de gènes, qui n’engagent que leursporteurs. Très tôt, la Petite avait appris à faire le tri dans son entourage, enfonctiondesattitudesdesunsetdesautresàsonégard.

Aux retrouvailles, à la campagne, on se plaisait encore à réciter l’arbregénéalogique,ons’enorgueillissaitdesmêmesvaleureuxancêtres,maislepontdesgènesneparvenaitplusàenjamberlesravinsquelamodernitéetlesfichesdepaiecreusaientinsidieusementaucœurdesfamilles.

Sous argument de solidarité, les branches favorisées cèdent unminimumauxdémunies,s’octroyantainsiledroitdelesasservirunmaximum.Qu’onnousdéterreKoccBarma!Cemythiquephilosophedelatraditionoralesénégalaisealaissédanslamémoirecollectivecetteimparablevérité:Bourdoumbôk,cequisignifielittéralementleroin’estpasunparent.Danslecontexteactuel,onpeutcomprendre lespuissantsn’ontpasdeparentèle : làoùrègnent les rapportsdepouvoir,seulslesintérêtsfontlelarron.Dansl’Afriqued’aujourd’hui,lescalculségoïstesfontetdéfontcequelesfibresfraternellessuffisaient,jadis,àlierpourl’éternité.

À la fin de l’année scolaire, tu iras chez ta tante, disait-on, parceque lesmotspatronneetdomestiquen’avaientpasleurplacedanslacomédiefamiliale.D’ailleurs, pour flatter l’orgueil identitaire, on ne trouvait pas mieux que les

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récemment embourgeoisées de la ville. Rompues à ce jeu, ces comédiennesdiscouraient lignage et se revendiquaient, emphatiques, du sang de leursprochaines victimes. Englués dans cette confiture du nous sommes tous lesmêmes, qui estompait opportunément la ligne de démarcation des classessociales, les exploités se laissaient attendrir, jusqu’à oublier leur véritablecondition.Auvillage,seréclamerd’unparentquiréussissaitenvilledonnaitdelafiertéet,aussi,assezdesouplessepourmettredesmenhirsàlagénuflexion.

LesGuelwaar,fiersaristocrates,droits, longtempsréputésindomptablesetredoutés,comptentaujourd’hui leursoppresseursdans leurspropres rangs,car,aveuglésparlaconfianceabsolueenleurlignage,ilsselaissentsouventabuserparceuxdes leursqui,assissurdes trônes factices,piétinentsansscrupule lesvaleursquilesdistinguaientnaguère.Auprèsdecertainsdespotesfamiliaux,lesniècesetlesneveuxremplacentlesesclaveslibérésparlaRépublique.Désobéirourevendiquersalibertédanscesconditions,c’estembrasserlesortdesNègresmarrons. La liberté, quel qu’en soit le prix ! disait le regard déterminé de laPetite, qui nourrissait déjà l’outrecuidant rêve de tracer sa propre route, pourmettre un terme aux gifles, aux injures, à l’autoritarisme, à l’injusticepermanente.Survivre!Sesvacancesenvilleavaientsonnél’heuredesaprisedeconscienceetlancé,pourtoujours,soncombatpourlaLiberté.Enattendantdegrandir,d’accumulerlesforcesnécessaires–physiquesetintellectuelles–pourfaire sauter labrideetchoisir sonpropreattelage,elleendurait.Tandisqu’ellefaisaitl’opossum,leshyèneslacernaient.

—Si tu nem’obéis pas, je dirai à tes grands-parents que tu n’as pas étésagependantlesvacances.

Avecdesmanœuvresaussiperverses,latantepouvaitfairetenirunelionneenragéedansunpoudrier.Meurtrie,laminéeparlapeur,laPetite«vacancière»se pliait aux ordres et contre-ordres, sans broncher : un seul mot pouvait luicoûter un repas, bleuir ses joues ou la consigner, au coin, pendantd’interminablesheures.

—Àgenoux!Ilyadesrèglesici,vafalloirlesrespecter!Chezmoi,tunefaispas laplante sauvagecommedans ta cambrousse là-bas ! criaitTitare, enenvoyantlaPetiteprendreracinecontrelemur.

Pendantsesinsomnies,laPetitesedemandaitpourquoilatantenedisaitpasnotrecambrousse, étantdonnéqu’elleaussivenaitde là-bas.Naturellement, lademoiselle était encore trop jeune pour comprendre le complexe du serpent.DepuisqueTitare s’était installéeenville,qu’elle s’yétait faitdesamies, ellemuait littéralement. Chaque crème Divine vidée sur sa peau était censée la

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débarrasserdesrugositésdesaruralitéd’origine,pourlaisserparaîtreuneautre,pluslisse,pluscitadine,plusin.Auxyeuxdescitadinesnatives,malgrétoussesefforts, ellen’était pas encore tout à fait in, sansdouteunpeu tropâneà leurgoût. D’ailleurs, dans son dos, elles ricanaient de ses manières empruntées.Pourtant,danssonespritdeparvenue,lacambroussec’étaitmaintenantpourlesautres.Elle,elleyétaitnée,certes,mais lagadoueçase lave!Nulnevendlapatatedouceaveclabouequil’avuegermer.Sonderrièrededamenesouhaitaitplushonorerquedessiègesouatéset l’éclatdesa récenteétiquettenepouvaitsouffrir l’ombre des cocotiers. Elle n’allait plus au village pour de mièvresretrouvaillesbucoliquesavecceuxqui,désormais,luifaisaienthonte.Ellenes’yaventuraitplusqu’ende raresoccasions–mariages,baptêmes,obsèques–quiluioffraientdesscènesidéalementexposéespourl’affichagedecespetitsriensqui,pensait-elle, ladistinguaientde lamasserustre.Enville,elleosaitàpeineavouer, aux intimes de fraîche date, son niveau d’instruction qui n’excédaitguèreleCertificatd’étudesprimaires,mais,auvillage,ellebriguaitunstrapontinettrouvaitcompliquédecommuniqueraveclesanalphabètes.Elle,qui,pourtant,n’avait jamaiseuàutiliser le langagedessignesavecsesparents,qu’onauraitpuenvoyeràlapharmacieacheterdupoisonpoureux-mêmes,touteécriturenereprésentantpoureuxquedesimplesarabesques.Titare,c’était:Ben…alors…c’est-à-direque…euh…commentdire?Elleeuheutait,roulaitdesr,àlongueurdepéroraison, l’index repoussant, sanscesse, lepare-brise sur sonnez.Quandsesmotsneledisaientpas,sesgestesrévélaientcombiencetteinsulaire,quinereprésentaitailleursquesapropreinsignifiance,n’avaitplusqueméprispourletasdesablequil’avaitvuenaîtreetgrandir,aubonvouloirducouscousdemil.Maislepaonsait-ilquelestortuessemoquentdesonplumage?QuandTitareparadait au village, ses anciennes camarades, qui lui prêtaient des robesauparavant,authentiquesGuelwaarfièresdeleursorigines,s’amusaient,riaientàs’en tenir lescôtes,en imitantsadémarchederécemmentvernieetson jargoncuistre. Son Altesse sérénissime de l’esbroufe, Dame Titare, mixait, dans sabouchedemorue,unrésidueldefrançais,goûtbouillabaissefrelatée,diluédansunfricassédesérèrecomplexé.LaPetiteavaiteu,biendesfois,desdifficultésàdéchiffrersesordres.

—Hey,tiens,vam’acheterunkilodebisteak,dutigadégué,unchouetdebellescarottes,dépêche-toi,c’estpourlemafédudéjeuner.Pourledîner:tumerécupèreslesdoradeschezlapoissonnière,jeluiavaisdit,c’estpourlefiriire;dupain,deuxbaguettesdeplusqued’habitude,z’aideszensquiviennentdîner.Et,surtout,n’oubliepaslasalade,destomates,despoiwronsetdescréwettes,ce

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serapourlehors-d’éve.Lehors-d’éve!Aprèsunetellebonnefemme,quepouvait-onencoresortir

d’Ève ? Puisque ses dédaigneuses lèvres étaient inaptes à prononcer hors-d’œuvre, elle n’avait qu’à postillonner zakouski, la version russe, qui auraitajoutéunpalieràsonescabeau.Touteà l’arrogancedesesprérogatives,Titaredétaillaitsonpanierdu jour.LaPetite,quienéprouvaitdéjà lepoids,écoutait.Tête baissée, cœur en alerte, elle cochait, dans sa mémoire, des astériesauxquelleselle faisaitcorrespondre lesdifférentesmarchandises.Unseuloublietceserait,àcoupsûr,unautrealler-retouraumarché,sanscomptersondosqueTitaretransformeraitentabala,cetambourquiaccompagneleschantsreligieux.Mais cette inquiétude n’était pas seule à porter son cerveau à ébullition. Cegalimatiasqu’elleessayaitderetenirauraitcertainementcausédesmigrainesàLéopoldSédarSenghor.CetenfantdesnuitsduSine,quinecessaitdelouerlafluiditémusicaleetlaprécisiondusérère,ainsiquelacourtoisieetlesdélicatesnuancesdufrançais,seraitcertainementattristéparuntelmassacredeslanguesqui ont fait de lui un élégant poète. Malheureusement, Titare n’était pas enmesure de partager les exigences littéraires d’un Senghor, mais, tenant à sonfrançaisbancalcommelesconvertisà leur livresaint,peu lui importaitcequel’Académiefrançaisepouvaitreprocheràsesamphigouris.

Onétaitdanslesannées1980.AuSénégal,vingtansaprèsl’Indépendance,ilyavaituneremarquablegénérationdefemmes,quisortaientdesuniversités,revendiquaientl’indépendancedanstouslesdomaines,occupaientdesbureaux,ouvraient des comptes en banque, conduisaient des voitures, en portant jupes,pantalonset talons,Titarevoulaitenêtre,sansavoir leurscompétences.Singerl’attitudedesesnouvellesAmazones,c’étaitsaseulefaçondecouriraprèselles.Pourtant, en mordant la poussière, elle devait bien se rendre compte qu’unechèvren’estpasunegazelle.Mais,entretenirleschimères,combattrelalucidité,c’étaitpeut-êtresonmoyendenepassombrer.Avecsesgrosseslunettesnoiresetsestalonsdepacotille,quisedécollaientetsegavaientdusabledel’île,ellese considérait comme une intellectuelle, voltigeant dans une sphère supposéehorsdeportéedesonpeuplemarin.Lesailesdéployéesdans l’azur, lepélicansaitqu’illuifauttoujoursredescendrepourtoutcequ’ildoitàlamer.Latanten’avait pas cette sagesse-là. Oiseau aumodeste plumage, son envol était plusqu’incertainmaissonperchoir luicachaitdéjà leplancherdesvaches.Duhautdu trône imaginaireoùellebombait lapoitrine, la jeuneniècede lacampagnen’était,pourelle,qu’unrepose-pied.

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XI

À quelques milliers de kilomètres du Sénégal, avenue des Vosges, àStrasbourg, une moto pétarada et m’extirpa des marécages où la Petitem’enfonçait la tête, depuis un moment. Bruit de moteur, exubérance urbaine,saut de carpe entre les mailles du filet, j’émergeai et inspirai profondément,comme au sortir d’une longue l’apnée. Combien d’océans doit traverser cesoufflequinousgonflelapoitrine?Danslacuisine,monstylo,fatiguédeviderdes furoncles, reposait aumilieuducarnet restéouvert sur la table.Lespagesétaient quasi pleines, mais les lignes mauves laissaient une petite marge depossibles.

Rienn’estjamaisvraimentplein;seull’horizonl’est,parcequ’ilseremplitdenosrêves.Écrire,commeondessineunsillage,commeongardeuncap,car,finalement, peu importe le port en ligne de mire, seul le tangage apprendcommentavoirlepiedmarin.

Cette fois, en dépit de la houle, je n’avais pas interrompu la Petite.Exténuée, presque affalée sur la table, le visage entre les mains, je redressailégèrementlatêteetpromenaiunregardautourdemoi.LaPetiteavaitdisparu,melaissantavecunequestionquin’appelaitaucuneréponse:Quelplaisirya-t-il à servir de repose-pied dans la demeure d’autrui ? Quand on a déjà été àl’étroitchezlesautres,ona toujours lacraintequel’asphyxienerecommence.Pousseruneporte,dontonnedétientpaslesclefs,c’estselivrer,semettreàlamerci du maître de céans, renoncer à toute velléité, puisque n’ayant aucunelégitimité sur place, on perd également celle de décider et, par conséquent, sasouveraineté. Aller chez l’autre, quelle qu’en soit la raison, c’est être soustutelle,mêmemomentanément. Pour qui a déjà vu sa liberté confisquée, cettesituation est angoissante,même lorsqu’elle n’est que temporaire.LaprochainefoisqueMarie-Odilelèveralesyeuxauciel,ens’écriant:Cen’estpaschezlesautres, c’est chezmoi !Enfin,nous sommesamiesoupas ?Ellenemarqueraplus un ippon et je n’irai pas au tapis.Quand elle dira :Agis en adulte, je neréagirai plus comme une gamine effarouchée, cachant son doigt taché deconfiture, je viderai le pot entier etm’enmettrai partout, sans ciller, pour luimontrer que j’assume, c’est peut-être ça être adulte : choisir, agir en

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connaissance de cause et faire face, non pas aux autres,mais faire face à quinoussommesvraiment.Grandir,quandonapeurdeschats,cen’estpasaffronterdeslionspourplaire.Grandir,cen’estpasseulementempilerdesannéesetfairesemblant d’être un roc, c’est aussi accumuler assez d’honnêteté pour ne plusavoir honte d’avouer et, surtout, de s’avouer ses peurs. Aucune phobie n’estassimilableaucapriceet,mêmesil’ongagneàlavaincre,onnedevraitpasêtrejugé coupable pour le fait d’en avoir une. Chacun porte en lui les secrets,avouablesounon,qui légitimentsespeurs.Que lesautres lescomprennentoupas, il incombe à chacun de trouver sa méthode de survie. Et s’il fallait unencouragement à sauver sa part d’oxygène, la formidable lucidité de StigDagermannouschuchotequelemiracledel’accessionàlalibertéconsiste:Toutsimplementdansladécouvertesoudainequepersonne,aucunepuissance,aucunêtre humain, n’a le droit d’énoncer envers moi des exigences telles que mondésirdevivrevienneàs’étioler.Carsicedésirn’existepas,qu’est-cequipeutalorsexister?

Alors,yogaoupas,laprochainefois,surlegrildeMarie-Odile,jen’auraipas besoin du théorèmedePythagore ni des principes dePatañjali pour resterzenetluiexpliquerquechacunouvreseschakrasàsamanière.Pourmoi,c’estaveclaplumequejeperceuntroudanstouslescouverclesau-dessusdematête.Danslabarquedel’écriture,jepagaieobstinémentversl’aubemauvequimangelesténèbres,etlamaisondesautresfaitencorepartiedessombresbosquetsoùjene peuxm’empêcher d’imaginer des loups.Même si la balade imposée par laPetite fut éprouvante, elle avait éclairé des reliefs de la mémoire que jecontournaisetmisdesmotslàoùjemecontentais,auparavant,d’enchaînerdespointsdesuspension,desfuites.Êtreadulte,c’estpeut-êtreavoirlecouragedeformulerdesphrasescomplètes?

—Maintenant,j’aidesarguments,Marie-Odilecomprendra!lançai-je,enm’étirant,avecunsentimentdesoulagement.

— Tu en es sûre ? me titilla la petite peste, qui ne s’éloignait jamaislongtemps. Si tu comptes lui raconter ce que je t’ai dévoilé, sache que ça nesuffirapas.Elletedira:Mais,chezmoi,tun’asrienàcraindre.D’ailleurs,sachequenotreviréedanslepassé,cen’étaitpaspourtefournirdesjustificationsàtadifficultéd’allerchezlesautres.Tun’asriencompris.

— J’ai surtout compris que tu me fatigues ! Arrête de me déranger, jevoudrais,enfin,menermaviesanstoi!

—Voilà,c’estçatonproblème.Alors,essaie!défia-t-elle.Je quittai la table de la cuisine, mon carnet sous le bras. Cette Petite,

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réussirai-je à la distancier ou devrais-je attendre qu’elle décide, à sa guise, dumomentdecesserdemepoursuivre?D’ailleurs,cessera-t-elleunjour?Detousles coins de l’appartement, je pouvais l’entendre chuchoter comme onensorcelle.

—Salie,souviens-toi.Salie,reviens!Dèsquecetordremeparvenait,mespenséesserendaientauSénégal,plus

facilementquechezMarie-Odile.J’avais beau essayer de me concentrer sur le présent, sur mes

préoccupations concrètes, mon esprit s’obstinait à remonter les courants.Niodior, toutpartaitde làet, si l’on trouveunsensausillage,c’estbienparcequelaprouesedéfinitparrapportàlapoupe.Pendantquejetraînaismoncorpsdémissionnaire, ma journée s’enlisait, telle une barque surprise par la maréebasse.Ilfallaitpousser,d’unemanièreoud’uneautre,sedégager.L’inactionestune activité épuisante. Une boisson, une musique, un repas, on revigore lavolontécommeonpeut.

Il restait un fonddecafédans la tassedevantmoi.Mais, dès lapremièregorgée, je fronçai les sourcils. Température décourageante, pas de la tiédeur,quelque chose qui écœure. Depuis combien de temps cette tassem’observait-elle?Jel’ignorais.J’ignorais,également,versquellesdoliness’écoulaienttoutescesminutesdontjenefaisaisrien.Unregretmeserralecœur.Touscesjoursquinousglissentdesmains,diamantsàjamaisperdusdansleségouts.Àlafin,toutau bout du temps imparti, combien de temps aurons-nous vraiment vécu ?Laréponseàcettequestionnedépendnullementdunombred’années,quiséparentla naissance du grand départ,mais de la teneur de chaque instant. Les heuresternes, les joursatones, les semainesmornes, lesmois sansentrain, lesannéesratées,toutcetempsquifile,sanslebontempo,quelleperte!Quiéperonnelecheval du temps ? Un soldat fou harangue la cavalerie : en avant, marche !Même les jours lourds de questionnement, quand nos impuissances bouchentl’horizon, la bête cavale et nous entraîne, inexorablement, vers le précipice.Qu’on lui tienne la bride, avant le grand canyon !Au lieu de dégringoler, onvoudraitseulementmarcher.PacodeLucia,couvredetavoixlavoixdusoldatfou!Yosóloquierocaminar!Yosóloquierocaminar!Tada-tada-tadadan!

Ayantvidémoncafé froiddans l’évier, ilm’enfallaitd’urgenceunautre.Le café que jeme servais et jetais, si souvent, était peut-être l’allégorie d’ungâchishautementplusmétaphysique.Ilfautbienquelesgouffresseremplissentdequelquechose,neserait-cequed’imagination.L’espritnes’accommodepasdestrous.Enattendantdesavoircommentlescombler,ydéverserdeslitresde

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caféfaitpartiedelatentative.J’affectionnecenectarnoir,quipincelespapillesetclarifielesbrumesdu

matin. Même si j’en rate la préparation, une fois sur deux, je ne peux m’enpasser.Maiscematin-là,ledeuxièmecaféquej’avaismieuxréussin’étaitmêmeplusbuvable,refroidi,iln’étaitplusqu’amertume.Pasquestiond’avalerça.Lavie inflige tantdepunitions, jen’entendaispasyajoutercelle-là.Lecafépeuttoutsepermettre:manqueràl’improviste,couleravecunelenteurexaspéranteet même se rebeller, en trouvant le moyen d’échapper des mains pouréclaboussertoutelacuisine,ternirlablancheurdel’évier,mais,quandilconsentà descendre dans le gosier, il se doit d’être excellent. L’honneur d’un café dumatin, c’est de susciter l’extase, lorsqu’il réveille à la vie le corps encoreengourdi!

Je recommençai donc une nouvelle préparation, dosée avec plusd’application.Adosséeaumur,jeregardaislesgouttesd’ortomber.Lesrayonsdu soleil baignaient une moitié de mon visage. Quelques pensées meublèrentmon attente. Les seuls plaisirs, songeais-je, qui ne laissent aucune frustrationsontceuxquidépendenttotalementdenous,puisquenouspouvonslesréitéreràvolonté,celuiducaféenestun.

Remplissant ma tasse, je humai longuement la fumée vaporeuse, medélectantdéjà.Lebonheurd’unenouvellejournéetientparfoisàsipeudechose.Onlesaitlesmatinsoùl’onmanquedecafé,lebonjourestpluslent.

Plusdétendue,jerêvassais,beurrantparesseusementunetartine.Mesmainss’agitaient, requérant à peine mon attention. Mon regard glissait sur leshabitudes, soudain, il se figea, dissociant une partie du décor du reste. Photoinstantanée:uncouteau,uneassiette,uneserviette,associationd’objetsautourd’une envie, le petit-déjeuner, quime rappela aussitôt l’obligation à venir : ledîner ! Une migraine neutralisa mon appétit. Qu’un bûcheron nous élague laforêtnichéesouslecrâne,celaferaitdelaplacedansl’estomac!

Cedîner,jemeseraisbieninventéunemaladieafindenepasm’yrendre,mais sachantmes réticences,Marie-Odile,qui tenaitvraimentà son invitation,avaitpoussélezèlejusqu’àmerappelerlaveillepourconfirmerlerendez-vous.Impossibledoncdefeindrel’oubli.Cetteinvitationàdîner,c’étaitunhameçonplantéaufonddemagorge.M’était-ilencorepossibledem’endéfaire?Cettequestion,c’étaitlegourdinquimecognaitlestempesdepuislaveille.

Ducafé,encoreducafé!Sansexcuseprobante,jemetourmentais,noyanttoutema perplexité dans ce jus, aussi sombre quemon humeur. Le téléphoneretentit, je levécuscommeuneeffraction.Quicelapouvait-ilbienêtreetpour

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quelleraison?Ceuxquimeconnaissentnemetéléphonentjamaislematin.Lagorgenouéeparunecertaineappréhension,ilmefallutunebonneboufféed’airavantdem’emparerducombiné.

—Oui,allô!— Salut, c’est Gertrude ! Ah, j’ai de la chance aujourd’hui ! T’es déjà

debout,à10heures!Avectamaniedenepasfermerl’œildelanuit,dedormiren plein jour, quand tout le monde bosse, je me disais que tu devais encoreroupiller.Marmotte!

—Alors,pourquoim’appelles-tuàpareilleheure?—Ohlà,là,ondiraitquelematinneteréussitpas,hein!—Situledis.—Bon,bref.Écoute,jet’appelaispourt’inviteràvenirpasserledeuxième

week-end du mois prochain à la maison : je vais fêter mon anniversaire, lesamedisoir,aveclesenfants,quelquesparentsetdesamis.Enfin,enpetitcomitéquoi.

—Euh…Jesuisdésolée,jenesaispasencore,maisjeterappellerai.—Allez,ilfautquetuviennes!Cettefois,lesenfantsfermerontlacagede

leurssouris,sic’estçaquitefaithésiter.—Non,c’estque,euh…Promis,jeterappelled’icilà.—Alors,àbientôt?Ouf, enfin ! Lançai-je,m’épongeant le front, dès qu’elle avait raccroché.

MaislaPetiteenvahitaussitôtmonchampdevisionetcancana.—Promis?Qu’est-cequetuaspromis?Àmonavis,ellecroitquetuvasy

aller!Cettepetitefouineusesemaainsiledouteenmoi.M’étais-jeencorelaissée

ferrer?Desperlesfroidesglissèrentsurmestempes,jelesécrasaid’unreversdelamain.Cettesortedesudation,indépendantedesconditionsatmosphériques,jela détestais mais n’y pouvais rien ; je la subissais autant que les assautsmondains.Certainsjours,jemeverraibienfraternisantaveclestaupes,quelquespiedssousterreet,encore,cen’estmêmepascertainqu’onytrouvelapaix.Car,saufà s’enterrer sous lespoubellesdu tiers-monde,onn’estpasà l’abrid’unegalerie demétro.Debout, lesmains croisées au-dessus de la tête, je restai, unbonmoment,pensive.Est-cemoiquisuistropsauvageoùcesontlesgensquisesonthabituésàharcelerlesautres,àlesattrouper,afindenejamaisseretrouverseuls, confrontés à eux-mêmes ? Peut-on fuir la solitude existentielle en sevautrant, en permanence, dans les autres ? Mais surtout, a-t-on le droit detransformer les autres en palliatifs ? Certaines personnes recrutent des amis,

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comme d’autres agrandissent leur élevage de teckels. Comme les signesextérieurs de richesse, gonfler le carnet d’adresses, entretenir la frénésie en sedroguantdelafoule,estdevenuunsigneextérieurdebien-être.

Métropolis ! Si la vie est faite de grouillement, tous les grouillements nesontpasporteursdevie.Fouleurbaine,dejourcommedenuit,fouleartificielle;lamondainen’estpasplusauthentique,unefraternitédeconvenanceétantaussivraiequelamortauthéâtre.Ons’ameute,secongratule.Entredeuxpetits-fours,ons’inventedesconnivences,croyantainsivaincrelasolitudeontologique.Ontrinque,ritetsourit,seprometdeserevoir,maislesrefletsdesverresvidessontprompts à dévoiler les leurres aux lucides. Les amitiés improvisées dans lessoirées mondaines survivent rarement au buffet du cocktail. Depuis quel’Hommeaperdu sespoils deprimate, on aurait pu le croiredébarrasséde savolontégrégaire, iln’enest rien.Plus l’humains’est fiéà la technique,plus ils’est affranchi de la nécessité de l’autre, plus il s’angoisse, assaillant sonprochainafindeserassurer,seconvaincreden’êtrepasdevenulesingletonqu’ilamisdessièclesàcréer.Pourtant,onnedansepaslarondedansunappartement,pasplusqu’onnesepartagedesmorceauxdegibierdanslescouloirsfroidsdenos immeubles. En rangeant nos existences dans des F2 et des studios, nousavonsfaitledeuildestribus.Certes,nousnesommespasdebétonmais,avecletemps,l’obligationdes’adapterfinitparnousfondredanslesmursdenoslogis.Àbienyregarder,franchirleseuildel’appartementd’enfaceestplusarduqueleslonguestraverséesqu’oneffectuait,autrefois,pourallervisiterlessiens,d’unhameauàl’autre.Avant,onredoutaitlesfauvesaudétourd’unepistesauvage;aujourd’hui,c’estlaporteblindéedel’autrequirefroidit.Qu’onsoitfaroucheoupas,accueilliretvisiternevontplusdesoi:lorsqu’onouvreetfermesademeureàdoubletour,onestplusprochedugeôlierquedel’aimablehôte.Prisonpourprison, autant s’enfermer dans la cellule où l’on a agencé ses proprescommodités. D’ailleurs, à quoi sert-il de changer de geôle si le ciel restedérobé?Invitez-moipourunebaladeenforêt,unefouléeàlaplage,unechasseà l’arc-en-ciel ou une pêche à la mouche, je vous suivrai. Mais, de grâce,épargnez-moivosintérieurs,déjàquej’étouffedanslemien!

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XII

Palpiter !Decoqueoudemaille, tous lesboucliers laissentdans ledépit,puisque rien ne peut protéger ce petit bout de chair névralgique qui palpite,s’affoleà l’approchede toutechaîneet réclamedesembrunsocéaniques.Biensûr,ilarrivequelegeôliersoitclémentoumêmefranchementgentil,maisunecarotte, de plus ou de moins, cela ne change rien à la privation de liberté.Comme Marie-Odile, Gertrude avait agité la mare boueuse où sédimentaientcertaines énigmes trop difficiles à résoudre. Maintenant, je pataugeais. Où etcomment trouver la sérénité ? Est-ce possible d’atteindre un quelconqueéquilibresanss’aliénerceuxquiconfondentamitiéetdroitdepréemption?

— Salie, ne te laisse pas faire ! claironna la Petite. Salie, souviens-toi !Mêmelesmoutons…

Pourunefoisqu’ellesemontraitcomplice,ellen’avaitpasbesoind’endiredavantage.Nousavionspenséà lamêmechose.Petite,quand j’emmenaisnosmoutonsauxpâturages,lematin,ilscouraient,cabriolaient,broutaient,bêlaient,saluant l’aurore et l’air libre. Il y avait comme de l’allégresse dans leurcomportement, contrairement au soir,quand je les ramenais,oùquelquechosepesait sur leur échine qui les empêchait de regagner l’enclos, avant de longsencouragements.Rassemblés,têtebasse,ilsruminaientsansplusbêler.Chaquefoisquejerefermaislaportesurleurimpuissance,jem’éloignais,avecunpetitpincement au cœur, pressée de revenir les chercher le lendemain pour allergambader,car,commeeux,j’aitoujourspréférélesprairiesauxenclos.

AprèslecoupdefildeGertrude,jeretournai,machinalement,àlacuisine.N’ayant plus faim que de tranquillité, je laissai l’assiette garnie de tartines,n’emportant que la tasse de café au salon. Assise, le visage entre les mains,j’inspirais, profondément, expirais, bruyamment, comme le conseillaitl’adoratrice deGaïa, Sylviane, la copine deMarie-Odile. Le but : chasser lessoucis comme des mouches, jeter un lasso autour de l’esprit, le ramener àl’essentiel,prendrelecontrôlesursoietvivrel’instantenpleineconscience.

Auboutd’unmoment,désireused’entendreautrechosequemarespiration,jemisunCDdanslelecteuretmecalaiplusconfortablementdanslecanapé.Lavoixd’AmáliaRodriguesemplitl’espace:Nemàsparedesconfesso…Tudoisto

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é fado. Agrippée à ma tasse, je me brûlais les lèvres, tout en me laissanttransporterparcettevoixquicondensaitmesémotions.

Il est desmatins où l’on attend, sans savoir quedemander auCiel, parcequec’estlematinlui-mêmequiattend.Adviennequepourra,sedit-on,cars’ilplaisait au Ciel de donner, peu importe quoi, on prendrait quand même,puisqu’on ne saurait où ni comment se décharger de l’obole, si jamais elledéplaisait. Cesmatins d’attente, le cœur, perclus de fatigue et reclus dans sesimpossibilités, ne se confie plus qu’à lui-même.Et lesmélodies nous bercent,quandpluspersonneneberce.Musique,toujours,afinquecesmatins,silas,nesoientpasmortels!

J’écoutaisAmáliaRodrigues,dansl’étatdequientendsapropreconfidencelui revenir,dans labouchedequelqu’und’autre.Commelakora, le fadoaétéinventé afin que l’âme survive aux blessures et sache porter sesdésenchantementsavecélégance.Musique,commelalecture,c’esttoujoursunemanièred’attraperunemain,au-delàdesdiversescloisons.Parlamusiqueetlalittérature, nous conversons ; par-delà les mers, les années, les langues et lescultures, nous communions, en permanence, sous la nef de notre communehumanité. De la famille, autrement, Amália est une tante, mais une tante quitoujourscajole.

J’écoutais, ressassais. Je savais que je ne rappellerais pas pourl’anniversaire et, même si je le faisais, ce ne serait que pour me barricaderderrière une excuse imparable. Quand Gertrude invitait, en parlant de petitcomité, il fallait s’attendre à un régiment, aussi éclectique que la Légionétrangère. Ce n’était pas la diversité de personnalités quim’effrayait, bien aucontraire, c’était même la seule chose qui rendait l’ennui de ces rencontressupportable. Ce qui affolait l’entendement, c’était le nombre considérable deconvivesqueGertrudeétaitcapabled’assemblerdansunespaceréduitetquisepiétinaient comme dans un élevage industriel. Son appartement, bienqu’aménagéavecgoût,n’endemeuraitpasmoinsunétouffoirurbain.Pourtant,si je ne voulais plus y mettre les pieds, cela n’avait rien à voir avec desconsidérationsdevolumeni avec le caractèrede la chaleureuseGertrude, qui,par ailleurs, cuisinait aussi bien que Paul Bocuse. Non, le véritable problèmec’étaitlapassiondesenfantsdeGertrude:cesdouxbambinscroyaientquetoutlemondepartageleuramourdessourisblanches.Dansmestentativesdecivilité,j’avais, quelques rares fois, cédé aux invitations deGertrude,mais la dernièreeut raison de ma bonne volonté. Non, je n’irai pas à l’anniversaire, c’étaitcertain.Pendantquelavoixd’AmáliaRodriguesmodulaitlamélancolie,jeme

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remémoraismadernièrevisitechezGertrude.Nous prenions tranquillement un verre sur la terrasse, lorsqueMartial, le

benjaminâgédeseptans,serapprocha,toutguilleret.—Regarde,Salie!dit-il.Regarde,commeelleestbelle!Le temps de réaliser ce qu’il me montrait, une boule de poils chaude

gigotaitdéjàdansmesmains.Jebondis,m’éparpillai,poussantuncrid’horreur.—Ah,non!La boule valdingua et s’écrasa sur le carrelage. Après quelques petits

mouvementsrapides,elleralentit,puiss’arrêta,inerte,devantnosyeuxanxieux.—Maman!Regarde,maman!hurlaMartial.Elleatuémasouris!Ellea

tuéChouquette!Ellel’atuée!Jetremblais,penaude.Alorsquelamèreconsolaitsonpetit,auchevetdesa

bestiole, je mesurais l’ampleur de la catastrophe. J’étais venue dans cettedemeurepourêtreagréableàmonamie;maintenant,j’allaislaisserderrièremoil’imaged’uneaffreusetueusedepauvrebêtesansdéfense.

—Jesuisdésolée,pardon;jesuisdésolée,pardon,répétai-je,enreculant,m’éloignantdel’épicentredudrame.

Mais personne ne semblait prendre acte de ma contrition. Focalisée surMartial, qui braillait son chagrin, Gertrude n’entendait plus rien d’autre. Leslarmesquimouillentlesjouesd’unenfantbrûlentlecœurdesamère.Gertrudeavaitunincendieàéteindre,ellenepouvaitvoirladétressedesoninvitée.Tousles enfants le savent, leur mère leur appartient : ils peuvent la soustraire aumonde, quand ils le veulent, un seul cri suffit à cet effet.Et on ose encore sedemanderpourquoicertainspapasenarriventàêtrejalouxdeleurspetits!

—Désolée,pardon;jesuisvraimentdésolée,répétai-jeencore,commeonseconfessedansuneéglisevide.

Puis, sans attendre l’absolution, j’empoignai mon sac, murmurai uninaudibleaurevoiretdéguerpiscommeunevoleuse.Lahonteallaitau-delàdudescriptible. Ce fut une silhouette recourbée de vieille dame chancelante quisortit de l’appartement de Gertrude. Ne sachant même plus de quel côté ducouloirsesituaitl’ascenseur,j’empruntai,d’instinct,l’escalier,dontlesmarchesmesemblèrentraidesetinterminables.Lahonteestunsacdesablequiécraselesépaulesetalourditlepas.Onavancemieuxavecunejambecasséequ’avecuneplaiemorale.Savoiroùposerlepansementaideàlaguérison,maisj’avaismalpartout. En m’éloignant du lieu du désastre, la panique me faisait tituber.Combiendefois,dansunevie,devons-nousréapprendreàmarcher?J’éprouvaisla lourdeur soudainedemes tibias, en formulantmentalementcetteprière :Yo

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sóloquierocaminar!Tada-tada-tadadan!Dehors, je me retournai, promenai mon regard sur l’immeuble de cinq

étages. Au niveau de l’appartement de Gertrude, une voisine, qui semblaitexcédéeparlescrisdeMartial,quittasonbalconetclaquarageusementsaporte.Jeserraimonsacplusfortetm’enallai.Cen’étaitpasmonsoufflesaccadéquifendait les rideauxgris du crépuscule,mais une voix de sycophante, une voixdontonneseremetpas,lavoixaiguëdupetitMartial,quitransperçaitlecalmedelarueetaccusaitcommeonmaudit.

—ElleatuéChouquette!Han,han!Ellel’atuée!Han!Jemarchais,l’échodeshurlementsdeMartialmepoursuivait.J’accéléraile

pas, l’écho s’amplifia : Elle l’a tuée ! Elle l’a tuée… Arrivée, haletante, àl’abribus,jem’appuyaicontreleplexiglasetsanglotai,commeunenfant.Cettemaison,jem’yétaisrenduedansleseulbutdefaireplaisiretj’yavaiscausédelatristesse.LesyeuxterrifiésdeMartial,sonregardpleindelarmes,sescris,quiattaquaientlecrâneaumarteau-piqueur,jamaisjenepourrailesoublier.

—Pardon,pardon…murmurai-je,ensanglotant.Un jeunehomme,qui lui aussi attendait lebus,m’observait à ladérobée.

Touchéparcettegrossepeine,dontilignoraitlacause,ilavaitsortiunpaquetdemouchoirsdesavesteets’étaitapproché.Levisageenfouientrelesmains,jenelevispasarriveràmahauteur.

—Tenez,unmouchoir,dit-il,timidement.Comme je ne l’avais pas entendu la première fois, il avait réitéré sa

proposition, tiré lui-même un mouchoir du paquet et, joignant le geste à laparole, ilm’effleura l’épaule gauche. Je sursautai, poussant des hurlements etessuyantmonépaule.

—Unesouris!Unesouris!—Unmouchoir, désolé…Ce n’est qu’unmouchoir, fit le jeune homme

surprisparlaréaction.Lechocpassé,ilsemblaitperplexe,sansdoutesongeait-ilàcequ’ilvenait

d’entendre. Une souris ? Pourquoi une souris, à cet abribus ? devait-il sedemander. Mais, me voyant trembler encore, au bord de la crise de nerfs, ilreportasonquestionnementàplustard,seconfonditencoreenexcusesettentamêmedemerassurer.

— Excusez-moi, vraiment désolé de vous avoir effrayé, je voulaisseulement…

Jeleregardais,sanspouvoirluiexprimermagratitude,monespritvoguaitailleurs,làoùmaterreursepoursuivait,enempirant.Rentréechezmoi,j’avais

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essayé d’analyser ma mésaventure chez Gertrude et l’avais résumée en deuxconstats antagonistes. Finalement, les choses étaient très simples : le petitMartial était malheureux parce que sa souris était morte, et moi, ce qui merendaitmalheureuse,c’estquetouteslessourisdumondenesoientpasmortes.Pardon,maiscommentaurais-jepumefairepardonner?Sijeluiavaiscasséunepetite voiture ou n’importe quel autre jouet, je me serais dépêchée de lui enracheter, dès le lendemain.Mais une souris, ça, pas question !Pourtant, ilmefallait trouverunmoyendedesserrer l’étaudecetteculpabilitéqui,désormais,metenaitcommelepoulpeenlacesaproie.

Avecuntelsouvenir,ilm’étaitdevenuimpossibledemerendrechezmonamie Gertrude. Alors, pour son anniversaire, décidai-je, je m’excuserai, puistrouverai un cadeau et compterai sur la poste pour rafistoler les liens quemapeurmenace de rompre.On ne le dira jamais assez,mais la poste est le plusgrand service diplomatique au monde, les facteurs sont des ambassadeurs.J’avais encore le temps de ciseler,mentalement, les phrases adéquates, que jegriffonneraisurunebellecarteavantdelaglisserdansunpaquet,à l’intentiondeGertrude.À propos de son anniversaire,mon embarras démentait ceux quitiennent les rapports amicauxpourmoins compliqués àgérer que les relationsamoureuses.Dans certaines situations, trouver lesmots justes pour une bonnecommunicationentre amis s’avèreplus arduqu’undévoilement amoureux.Onvantel’honnêtetéetlasincérité,maisleurexpressionestrarementtolérée,mêmepar les amis. Parfois, c’est en essayant de réparer les choses qu’on les détruitpour de bon.Ainsi, avant de parler, on élague, déblaye, s’échine à tracer unepistedanslabroussailledessentiments,maisaumomentoùl’oncroitlamarcheenfinpossible,onserendcomptequ’ils’agitdeboitillerencoresurdesépines.

Je neme lassais pas de réfléchir à la complexité des relations humaines,mais dans l’immédiat, c’était le dîner où l’on m’attendait, le soir même, quigâchaitmajournée,or,enl’occurrence,lapostenepouvaitplusrienpourmoi.

La matinée était maintenant débarrassée de tout brouillard, le seul quidemeuraitvoilaitmonregard.Jereniflai,uneodeuracredecafébrûlém’envahitlesnarines.Jefonçaiàlacuisine,éteignislamachine,vidaiencorelacafetièredansl’évier,hésitaiuninstant,puism’abstinsdefairecoulerencoreunjus.Danslapetiteassietteposéesurlatable,lestartinesétaientintactes,jenemesentaisaucuneenvied’avalerquelquechose.Aprèslaréminiscencedecettehistoiredesouris, l’apaisement, pensai-je, ne pouvaitme venir que d’un bon bain chaud.Aussi, tout enmedésolant pour ceuxqui ont soif sur la planète, je remplis labaignoireetm’ynoyaijusqu’aucou.Plouf!Laconsciencenesuffitpastoujours

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àbriderlesenvies.Latêteàl’envers,onsedébarrasseparfoisdesesprincipes,comme on fait coulisser un string, quand il faut. Nue comme un ver, lespoumons remplis d’aise, j’appréciais la soyeuse sensation de caresse qui serépandait sur mon corps. L’eau, sa douceur sur la peau, c’est mon vin, monivresse,monextase,àpeudefrais.N’ayantpasfaitvœud’ascétisme,majournéeannonçait trop peu de jouissances pour renoncer à celle-là. Alors, je m’yabandonnai,sansréserveaucune,malgrélesréflexionsquiessaimaient.

Jemebaignais,leSahelsedesséchait.Jemebaignais,ledésertavançait.Jemebaignais,laforêttropicaleseclairsemait.Jemebaignais,l’OMScomptaitlesmortsdesoif.Jemebaignais,YannArthus-Bertrandsurvolaitlemondeavecsonhomélie,abusaitdukérosène,enexhibantsoncarton rougedemillionnaire. Jemebaignais,lesécologistesaccusaient.Toutçajelesavais,maisjesavaisaussique jen’ai jamaisprisun fagotdeboisà l’Amazonie. Jeboisàmasoif,maismonpetitpipinesuffitpasàpolluerlanappephréatiquedumondeentier.Alors,quoi?Jen’allaistoutdemêmepaslaisserlaculpabilitémecolleràlapeau,telsdes poils de souris. Renoncer à mon bain n’aurait pas empêché la fonte desglaciers dupôleNord.Et si les Inuits ont deplus enplusdemal à chasser lephoque,jen’ysuispourrien!

Cequ’ilfaut,medis-je,prêteàtouteslescasuistiques,cen’estpastorturerceuxquivontbienpourlesmettreaumêmerégimequeceuxquisouffrent.Non,ce qu’il faut vraiment, c’est l’équilibre : un juste partage des ressources, afinqu’ilyenaitassezpourtous.Lecarêmedesunsnerassasierajamaislesautres.Etpuis,àchacunsasoif!J’aibesoindecebain,jeleprends.Etpuis,zut!Moiaussi,jefaispartiedelanatureàpréserver.

J’avaisbesoindequiétudeetnepouvaislapêcherquedansmonbain.Maislaquiétudeestuneraie,c’estquandoncroitlatenirquelapiqûresefaitsentir.Pendantunmoment,lamousseparfuméenes’agitaplus:calmeetdétendue,jechantonnais, mélangeant des refrains, sans trop y penser. Soudain, uneritournellemevintenbouche.

—Unesourisverte/Quicouraitdansl’herbe/Jel’attrapeparlaqueue/Je…Ahnon,pasça!

Jeme redressai brusquement, l’index en l’air, comme pour contredire unalterego,etm’arrachaidelabaignoire.M’étantenrouléeuneservietteautourdelataille,jetraînaiunpeudemoussesurmespasjusqu’ausalon.Coupd’œildelynx, précision chirurgicale, le temps d’y penser, le CD requis glissa dans lachaîne.Levolumeàfond,jeregagnaimonbain,enrythme.Tada-tada-tadadan!Jepouvaisenvisagerbeaucoupdechoses:merendreàLaMecque,àRomeou

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Jérusalem, à pied ; passer une nuit en dentelle au sommet du mont Blanc ;peignerlacrinièred’unlionaffaméauparcduNiokolo-Kobaetmêmetirerlespoils du nez d’un tueur en série, mais attraper une souris par la queue,certainement pas ! L’idée me traversa, distillant un fluide glacial dans mesveines.Lavuedecet animalmeprovoqueune immédiatearythmiecardiaque.J’avaissouvententendudirequedesgensavaientdûenmangerenpériodededisette, surtout pendant les guerres. L’horreur ! Confrontée à cette situationextrême,monchoixseraitvitefait:comme,àl’évidence,consommerunetellechair ne pourrait que me tuer, j’aurais abandonnémon corps aux crocs de lafaim. Quand certaines personnes de mon entourage, dont Gertrude, jugeaientexagéréemapeurdecettesipetitebête,jesouriais,pensive:onvoudraitavoirlepas assez ferme pour avancer et laisser toutes ses peurs derrière soi. Yo sóloquierocaminar!Tada-tada-tadadan!Parfois,quandlesplaisanteriessefaisaienttroplourdes,jerépliquaissèchement.

—Ce qui rend une chose épouvantable ne tient pas à sa taille, sinon onfuirait lesvachesàBombayet l’onsepromèneraitavecdesscorpionsdans lespochesenMauritanie.

Maislacolèren’ajamaisguérilacataracte.Rabattrelecaquetnesuffitpasà faire progresser la vue de ceux qui se targuent de normalité et jugent sansprécaution. Une explication lumineuse était nécessaire, si je ne voulais pascontinuer à faire les fraisde l’incompréhension.Cependant, jen’entendaispaslivrerpourautantlesecretsurl’originedemacraintedessouris,sijalousementgardé jusqu’alors.Éludantmon propre cas, je brisais la glace quema réponsefigeait autour des visages, en racontant l’histoire d’un vaillant marin, taillécommeungladiateuretqui,pourtant,avaitunepeurbleuedespoules.

Dans mon bain, je reconstituais des bribes de cette histoire et certainspassagesmefaisaientvraimentrire.

—Ilfaudraquejel’écrive,unjour,sijemesouviensdetout,murmurai-je.—Jelaconnais,cettehistoire!Etcelledessouris,aussi,situveux,jetela

raconte!trépignalaPetite,alorsquejelacroyaisloindemonpaisiblebain.—Non!C’estcelledespoulesquim’amuse!larabrouai-je.—Alors,amuse-toi!Tucroisquejen’aipasvuclairdanstonjeu?Pour

fairelagrandefille,turecules,bifurques,contournes,coursattraperdespoules,dèsquelessourisselancentàtestrousses.Surtoutnet’arrêtepas!

Sourdeàsesattaques,jem’enfonçaiunpeuplusdanslabaignoireetfermailesyeux.Ainsisoustraiteàl’emprisedecettesquatteuse,quimevolaitdanslesplumes,jecontinuaisàpenserausortdecepauvremarin.

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XIII

Suruneîlepaisiblevivaitunpetitgarçon,choyéparsamère,aduléparsonpère,quienavaitfaitsonplusfidèlecompagnon.Auxamisquiluiserinaient:Laisselegaminjoueravecsescamarades,ilatoutletempsdedevenirmarin;lepèredonnaittoujourslemêmeargument,quepersonnenevalidaitmaisquenuln’osaitcontester:Ilmeportechance,monpetitbonhomme,jenepeuxplusalleràlapêchesanslui.Danscecoinduglobe,oùlessuperstitionscodifientencorelavied’unemajoritédeshabitants,sathèseétaitinattaquable.Quantaupetit,ilétait ravi de partager les activités de sonpère car, à l’âge qui était le sien, onaimeêtretraitécommel’adultequ’onimitedanssesjeuxd’enfant.Aussi,quandles fillettes jouaient aux mamans, allaitant des bébés en bois et servant desplâtrées de sable mouillé, festins imaginaires préparés dans leurs dînettes, legaminseprenaitpourunvraimarin.Ilseflattaitdepouvoirfairecommepapa,devantsescopainsqui,eux,semouchaientencoremaladroitement,erraienttoutelajournéeavecleurslance-pierre,sansjamaisatteindrelemoindreoiseau,etnesavaientmêmepasserrerunseulnœudmarin.Legarçonétaitpleindevitalitéetson enthousiasme contagieux, lorsqu’il relatait ses petits progrès qui luisemblaientgigantesques.Ilracontaitfièrementchacundesesexploitsàsamère,qui l’avait déjà félicité cent fois, pour les mêmes faits, mais qui avait assezd’amouretdepatiencepourtoujourss’étonneretleféliciterencore.

—Tusaismaman,jen’aimêmepaslemaldemer!—Bravo,monfils!Tuserasunhommecourageux!—Maisjesuiscourageux!Jetedisquejen’aipaslemaldemer!Même

pas quand les grosses vagues de la marée haute ballottent notre pirogue !Demandeàpapa,iltedira!

—Alorstuserasunbonpêcheur,commetonpère.—Maisjesuisunbonpêcheur!Regardetoutlepoissonquepapaetmoi

t’avonsramené.Jesaismettrelesappâts,quandnousdevonspêcheràlaligne;j’aide papa à retirer les filets de l’eau, à les recoudre aussi ; je sais fairedifférentsnœudsmarinsetjeconnaislesnomsdetouslespoissons!

—Detouslespoissons,vraiment?lemodéraitsamère,taquine.—Maisoui,maman!Papam’aappris lesnomsde tous lespoissonsque

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nousavonsattrapés.— Il te reste donc à connaître tous ceux que vous n’avez encore jamais

attrapés.—Maismaman!Papa,ilsaitattrapertouslespoissonset…—Bon,bon,d’accord!Ehbien,tuseraslemeilleurdespêcheurs!Etmoi,

j’ailemeilleurdesfils!concédaitlamère.Ainsi rassuré, le garçon poursuivait joyeusement son apprentissage. Il

grandissaitsursonestraded’amour,conscientdesonrangdehérosàmaintenir.Sa mère entretenait son ego, comme d’autres versent de l’engrais sur leurplantation. Il poussait dans la maison du pêcheur un baobab, qui jamais nemettraitungenouàterreetdontl’ombredruedevrait,plustard,abritertoutelademeure.Ilpoussaitdanslamodestedemeuredupêcheurunpetitboutd’hommedéjàpleindecesqualitésqui,danslapaysannerie,vousvalenttoujoursrespectetconsidération:lahardiesseetl’endurance.Préadolescent,ilétaitdetouteslespêches,detoutesleschasseset,pendantlestravauxchampêtres,ilnesereposaitpas avant les adultes. Une telle précocité focalisait l’admiration autour de sapersonneet luivalait lesmeilleurspronostics : Incroyable, cepetit ! disait-on,déjà aussi solide que son père et puis, quel tempérament ! Prenant cescomplimentscommeuntrésoràconserver,iljouaitl’hommefort,jusqu’aujouroù…Jusqu’au jouroù lavie luienseignaquedepuissantsbicepsneprotègentpasl’humaindetout.Parfois,quandonnes’yattendpas,lediablevientfourrersondoigtmaléfiquedansl’ordredeschosesetchamboulelesémotions,àjamais.Unjour…Unmauvaisjourétaitvenutroubler,desongraindesable,lasérénitédesjoursd’avant.

Avant, les saisons se succédaient, la colonne vertébrale du petit serallongeait.Lespêcheurs jetaient leurs filetsdans lesbrasdemer, la fortuneymettaitcequ’ellevoulait.Onn’étaitpasriche,maisparcequ’onmangeaitàsafaim, on ne reprochait rien au Ciel. Dans la pirogue, les leçons du père serépétaient, les gestes du fils s’affirmaient. Les alizés soufflaient, l’Atlantiquedistillaitsesembrunsàsaguise.Riennesemblaitdevoircontrarierlesillagequelegarçontraçaitrésolumentversl’avenir,maisilarrivequelesventss’inversentetsabotentlamanœuvre.Ilestdesjoursoùlesmauvaisventsvrillentlesvoiles,etlesmâtsaltiers,accoutumésàtoiserlesvagues,ploient,s’inclinentensignederévérenceàl’Atlantique.Ilestdesjoursquiimposentlasouplesseàlaraideuretmettentlemouvementdanslafixité.Cesontcesjoursquibougentleslignesetmodifient les perspectives. Un tel jour s’était invité dans la vie du petitbonhommeetrienneseraitplusjamaiscommeavant.Cejour-là,lebaobab,que

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l’oncroyaitinébranlable,mitungenouàterre,terrasséparunebourrasque.Etlebravegarçon,quiavaittapissésachambredetrophéesdechasse,semitàavoirunepeurbleuedespoules.

Fragile,lacordequinoustientaccrochésauportdubien-être:unetempête,etlaquiétudes’effrange.Soudain,lecœurs’affole,laraisontangueetlarguelesamarres.Fragile,levasedecristalquicontientnosémotions:ungaletroulesurunautreetvlan!C’est l’explosion,voilà la tranquillitééparpillée,commeunepoignée de confettis ; ensuite, on passe sa vie à courir après des miettes desérénitéet,quandoncroitavoirfinidelesrassembler,lemoindrecourantd’airlesdisperseànouveau.Etlesouffledel’humain,condamnéàcourir,senourritduventquiemportetoutsursonpassage.Cen’estpasl’apnéequitue,c’estlarespiration qui finit par nous vider de toutes nos forces. Mirage, à la fin dechaquesprint,l’horizonvacilleaufonddespupilles.Dansnotreétangintérieurgisenttantdedébris,lemoindreremousjetteletroubleetbriselecielbleudanslemiroir.Onseréveilletoujoursaveclamêmequestion:couriroumourir?Eton finit toujours par se résoudre à fixer un cap. On tangue, on chavire, onsurnage,puisonrameencore.Maiscommentvoirlarivedelasérénité,quandlavieelle-mêmeboit la tasse?Yosóloquierocaminar!Tada-tada-tadadan !Onchante, parce que crier sera toujours dérisoire pour dire la difficulté de resterdebout.Etparcequelamarcheestloind’êtregagnée,ontitubeetbaptisechaquefauxpasdunomd’unpasdedanse.Entrelespiquets,lespointes,lespirouetteset les entrechats, au-delà de l’élégance, c’est l’être tout entier qui s’évertue àéviterlachute.Flamenco!Ons’enflammeratoujoursdenotrefeuintérieuret,àdéfautdebrûler lapeurduvertige,onclaquedesmainscommeonclaquedesdents.Tada-tada-tadadan!

Lejouroùlefilsdupêcheursemitàavoirpeurdespoules,iln’avaitpasseulement crié et claqué des dents. Il avait aussi essayé de marcher, mais nesavaitplus commentnidansquelledirection ;puis, les jambes flageolantes, ils’était écroulé, comme tout en lui. Ce séisme dans sa ligne de vie, il s’ensouvenait,s’ensouviendraittoujours,maischuuuut!

Devenu adulte, il imposait le respect sur l’île, avec son allure de lutteur,d’autantplusqu’ilétaitrestéfidèleàtouteslesvaleurspressentiesenlui.Aussi,nuln’osaitévoquer,ensaprésence,l’originedesacraintedespoules.Mais,danssondos,ilsetrouvaittoujoursuneconnaissanceassezdisertepourrenseignerlecurieux,pourpeuquecedernierfîtpreuvedepersévérance.

—Ahoui,lespoules!Ilnelessupportepas,maisest-iljustedevidericilabesacedessecretsd’autrui?Aprèstout,nousenavonstous.Quimeditquevous

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necachezpasunephobie,encoreplusétrangequelasienne?Hein?On riait de la pique, mais tous tendaient l’oreille, y compris ceux qui

connaissaientparfaitementl’histoire,maisneselassaientpasdel’entendre,car,silavéritéintrinsèquedesfaitsétaittoujoursrespectée,l’ornementduproposetl’intensitédel’émotionsuscitéevariaientenfonctiondelaverveduconteur.Lesnouveaux auditeurs, qui sans exception souriaient au début du récit, sentaientleurslèvresrecouvrirleursdents,aufuretmesurequel’orateurdéroulaitsonfil.C’était comme un rituel : le narrateur occasionnel feignait d’abord la retenue,puislagêne.

— Non, pas question. Est-ce convenable de dévoiler l’enfance d’unhomme?interrogeait-il,souriant.

Il requérait et obtenait ainsi la connivence de l’assistance, puis se faisaitencoreprierunmoment.Après avoirbienaiguisé l’appétit de sonauditoire, ilaffectaituneminedeconspirateur,prêtàtrahirunsecret,etcommençaitparuneplaisanterie.

—Puisquevous tenezvraimentàceque jevous racontecettehistoire, jedoism’assurerquecesmotsresterontentrenous;alors,creusonsletrouoùnousallons les enterrer ensemble, dès que j’aurai fini. Bon, sachez que je ne vousparlepasdecethommeremarquable,quenousaimonsetrespectonstous,maisd’unpauvreenfant.Compris?

Assis en tailleur sur sa natte, le vieux conteur redressa bien le buste,retroussalesmanchesdesonboubou,jetaunregardmalicieuxautourdeluiet,lorsquetoutlemondeluiavaitrendusonsourireentendu,ilpoursuivit.

—C’estàdouzeans,exactementàdouzeans,quecettephobiedespoulesestentréedanslaviedugarçonetnel’aplusjamaisquitté.Unjour,queriennedistinguait des autres, l’épée du destin avait frappé sans prévenir.Cemauvaisjour,deretourdepêcheavecsonpère,legarçons’étaithâtédeporteràsamèrele poisson qu’elle devait préparer pour le dîner. Jovial, il se rendit, comme àl’accoutumée, à la cuisine, lieu privilégié de leurs rendez-vous : le fils enprofitaitpourcontersa journéeàsamaman, jusquedans lesmenusdétails.Lamère,quantàelle,offrait toujoursundélicieuxgoûterpour fairepatienter sonjeunemarin jusqu’au dîner. Pendant cette pause quotidienne, ils plaisantaient,riaient,sedélectaientdecesbanalitésquicimententlesliensdanslatendresse.Etlepère,retardéparlessalutationsetleslonguesdiscussionsquileretenaientparmisescollèguesauborddemer,lesrejoignaitchaquefoisaveclesentimentdecommettreunepetiteintrusion.Maiscethorriblejour,iln’yeutpasdegoûteret lepèredut interrompresadiscussionpour rentrerencourant,avec levoisin

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quiavaitétélechercher.Àsonarrivée,sonfilsétaitprostré,sonsacdepoissongisant par terre, aumilieu d’une foule apeurée qui s’agitait.Le pauvre garçonavaitdécouvertlecorpsinanimédesamère,devantlacuisine.Ellepilaitdumil,lorsqu’elleeutunmalaise.Elles’étaitécrouléesurlacalebasseetlemils’étaitrépandusursonvisage.Lemalheureuxavaittrouvésamèremorte.Maislapirevision,quiluiarrachadescrisstridents,c’étaitlespoulesquipicoraientlegrainsurcevisageauxyeuxgrandsouverts.Cespoules,élevées,nourries,soignéesetmêmechoyéesparladéfunte,ripaillaientsursadépouille:uneinfâmetrahison!Le garçon avait hurlé tout son désespoir, alertant ainsi les voisins quiaccoururent. Ils l’écartèrent, chassèrent lesmonstres et jetèrent un drap sur lamorte,qu’ilsavaientsoulevéeensuiteetposéesurunenatte.Lafoules’affairait,mais pendant qu’un homme courait chercher lemari de la défunte, le garçon,figédanssaterreur,sanglotait:laterriblescènepersistaitàsedéroulerdanssatête.Soudain,ils’écroula,évanoui.Lorsqu’ilrepritsesesprits,sonmonden’étaitplus lemême.Depuis ce jour-là, il ne supportaplus lespoules.Cesbêtesqui,auparavant, lui semblaient fragiles et inoffensives, lui parurent plusqu’immondes.Illesabhorraitautantqu’illesredoutait.Ilnemangeaplusjamaisdepoulet,s’enétantdétournécommeonrenonceàlachaird’unanimaltotem.Désormais, dans son imaginaire, ces volatiles dévoraient perpétuellement uncadavre,ilnepouvaitpluslesvoirautrement.

Àcestadedesonrécit,leconteurs’arrêta,écoutalesilencedesonauditoireuncourtinstant,puisrompitlerecueillementd’unbrefraclementdegorge,avantdeprendreunairattendripourconclure.

—Devenu grand, un adulte athlétique au caractère aussi affirmé que sastature, son courage est indéniable dans bien des domaines, mais la simpleproximité d’une poule le fait hurler comme un gamin de douze ans. On atoujoursl’âgedesespeurs!C’estpourquoijevousdisais,tantôt,quejenevousparlepasdel’hommeremarquablequevousconnaissez,maisd’unpetitgarçon.On l’a vu entrer et sortir dignement de la case de l’homme, où il a reçul’initiation traditionnelle, avant de se marier, devenir père, vieillir et prendrequelquesrides,maistoutdanssavieaévoluéenlaissantsaphobieintacte.Voilàcequej’ensaisetj’espèrequeçanesortirajamaisdecetrou.

Il crachota ostensiblement dans la petite cavité prévue à cet effet, puis lareboucha avec l’applicationd’unmaçon étalant samotte de ciment. Il guettaituneéventuelleréaction,maisl’assemblée,encoreémue,restafigée.Lavoixdumuezzin traversa le ciel du village, personne ne se montra concerné par ceénièmeappelàladévotion.Cesinsulaires,résignésàleurâpreviedelabeur,ne

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demandaient plus rien aux cieux et ne voyaient pas trop de raisons de rendregrâce.L’appelretentitànouveau,personnenevariasaposture.Leneztoujoursplongédans sonouvrage, unvieuxmonsieur rapiéçait son filet, enchaînait sesgestes répétitifs, à la même cadence. Après des décennies à patauger dans lasaumurepourunemaigrepitance,iln’attendaitplusriend’unhypothétiquedieu.Sonsalut, il l’avaittoujourstrouvéauboutdesaténacité,aufonddesonfilet.Prèsdelui,unhommeauxtempesgrisonnanteslissaitsabarbehirsute,enfaced’un jeune homme enturbanné qui, les jambes croisées sur son banc, agitaitnerveusement sa babouche. Au troisième appel du muezzin, la paire debabouches quitta l’ombre du manguier et se dirigea vers la mosquée,immédiatementsuivieparlabarbepeignéeauxdoigts.L’essentieldugroupefitminedenepaslesremarquer,maisleconteur,lui,levafranchementlatête,lesregarda s’éloigner et sourit, narquois. Lui se souvenait encore de ce que lesanciens luiavaient racontédanssa jeunesse :pendantdessiècles, leshabitantsdecepays,decetterégion,decetteîle,avaientpratiquéleursproprescroyances,puis,desbelliqueuxétaientvenusleurenimposerd’autres.Etcefutuniquementpour éviter l’extermination totale de leur peuple que quelques sagesencouragèrentuneconversiondefaçade.Aussi,pendantlongtemps,onpréservajalousement les rites d’antan. Malheureusement, de nos jours, à la faveur del’oubli,del’ignoranceouduméprisdesoi,desgensrevendiquentobstinémentces religions conquérantes, arrivées au bout du fusil et plaquées sur la culturenégro-africaine, telsdes rubansadhésifs.Leconteurhocha la tête et sepromitd’aborder ce sujet un autre jour, mais il ne put s’empêcher de penser à voixhaute.

—Lareligion,c’esttoujourscelleduvainqueur,rarementunequestiondefoi.Notrepaysrevendiquelelioncommetotem.Maisladéfaitepeut-elleabrutirle lion au point de le rendre aussi docile qu’un chat ? On ferait mieuxd’entretenirnosboissacrés,aulieudenousruinerencotisationspourconstruirecesédificesàlaprétentionmonumentale.

Un rire complice égaya l’ombre dumanguier. Un homme s’approcha dugroupeàpaslents,saluaabondamment,puisoccupalaplacelaisséelibresurlelongbancparlejeunehommeauxbabouches.

—Voyons, tu n’es pas allé prier pour le salut de nos pauvres âmes ? letaquinaleconteur.

—Ehnon,jeseraiaussitonvoisinenenfer!plaisantal’interpelé.Des poules traversèrent la cour inondée de soleil, caquetant et suivies de

leurs poussins. Attirées par l’ombre et pas très farouches, certaines vinrent

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s’agglutiner sous lemanguier.Mais l’hommequi venait de s’installer ramassaunepoignéedecoquillagesqu’illeurjetasansménagement.

—Allez,ouste!Ouste!Meditespasqu’ilyaundieupourcréercessalesbêtes!Ouste!fit-il,jetantunesecondepoignée,plusrageusement.

Les volatiles s’éparpillèrent. Personnene broncha sous lemanguier,maistousavaientreconnu,dèssonarrivée,l’hommedontleconteurvenaitd’évoquerl’enfance. Chacun compléta ce qu’il avait entendu dans le silence de saréflexion. Beaucoup comprenaient enfin des éléments qui leur avaient paru,jusqu’alors,trèsétrangesdanslaviedecethomme.

Au village, où les dames s’enorgueillissent de la prospérité de leurpoulailler,seulesonépousen’enpossédaitpas.Ellepouvaittoutélever,chiens,chats, chèvres, moutons ; pour porter ses lourds fagots de bois et d’autrescharges,elles’étaitmêmeentichéed’unânebavard,quiahanaità longueurdejournée, au grand dam du voisinage. Son mari acceptait toutes ses lubiesbergères,elleavaitdonctoutelatitudepourreconstituerl’ArchedeNoédanssonhumble demeure, à la seule et unique condition qu’il n’y ait aucune poule.D’ailleurs, ayant grandi au village, au faîte des racontars, la dame, qui aimaitprofondément son homme, n’avait pas eu besoin de recevoir des instructions.Pleinedetact,elleavaitd’elle-mêmeexclutoutebêteàplumesdesonélevage.Ses enfants, nourris de tout sauf de ce que redoutait leur père, grandirent enconsidérantlavolaillecommeunenourritureinterdite.Àleurtour,ilsélevaientleurs descendants dans lemême esprit. Personne n’édicta la règle demanièreformelle, mais un tabou alimentaire s’était installé dans la famille, que lesgénérationssuivantesrespecteraient,sansdoute,enignorantsonorigineexacte.Sur l’île, l’histoiredecevaillantmarinquiavaitpeurdespoulesne tenaitpassagementdansuntrou.Mais,sigrandsetpetitsenriaientsouscape,unesorted’accordtaciteinterdisaitd’enparlerdevantl’intéresséousadescendance.Etlesraresfoisoùdejeunestémérairesavaienteulalanguetroppenduedevantsesfilsoupetits-fils,celas’étaitterminéenpugilat.

Quand j’avais fini de raconter cette histoire,mes amis, par égard ou pardistraction,renonçaientmomentanémentàm’extorquerunevéritableexplicationsurl’originedemapeurdessouris.Laconversation,songeais-je,c’estuntango,on risquede s’affaler, à toutmoment, si l’onn’apas assezde souplesse et devélocité pour s’adapter aux mouvements du partenaire, surtout lorsqu’il estmaladroit. Soulagée, je me taisais, ravie de ma pirouette d’anguille, pendantqu’ils commentaient, épiloguaient. Certaines fois, quelqu’un dans l’assistanceaccrochait une anecdote à la discussion et nous entraînait vers d’autres

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cocasseriesdelanaturehumaine.Maisilarrivaitqu’unmembredugroupe,aussitenacequel’inquisiteurTomàsdeTorquemada,profitâtd’unmomentdesilencepourmetannerencore.

—Toutceciestbienmarrant,maisçanenousdit toujourspasd’oùvienttonaversiondessouris.Allez,tupeuxnousledire,enfin!

Agacée par cette injonction à la confession, j’en appelais aux lointainsscrupulesdelateigne.

—Celatefaitplaisirdemefairerevivremescauchemars?—Non,c’estqu’onaimeraitcomprendre.Enfin,prendsdelahauteurquoi!

Parlerdulionnet’arracherapasunejambe,alorsdessouris…— Eh oui ! Tu es assez grande pour rigoler de tout ça maintenant…

bafouillait une autre, qui se voulait délicate, le regard non moins sondeur.Franchement ! À nous, tu peux quand même le dire, entre amis, on peut seconfierceschoses-là!Allons,faispastacachottière.

Effarant,commelesgensdeviennentsoudainagressifs, lorsqu’ilsréalisentqu’ilsn’ontpaslibreaccèsàtoutevotrevie.Vouslesaccueillezausalon,avectous leségards, ilsvousreprochentdenepas lesautoriserà fureterdansvotrecave pour se repaître de toiles d’araignée. Confie-toi à moi, cette mise endemeureestaussistupidequecellequiquémandedis-moiquetum’aimes,car,dèsqu’onassènecelaàquelqu’un,on luienlève la spontanéiténécessaireà lalibérationdesmotsetdessentiments.Ilestpluscourtoisdelaisserchacunjugerdesoreillesappropriéespouraccueillirsaconfidenceousadéclarationd’amour,desurcroît,celametà l’abride lavexationd’unrefus.Acculéepar lespiques,que la frustration demes interlocuteurs aiguisait, je souris, comme on tire unrideau,puisajoutaiuncommentaireàl’épaisseurdemacarapace.

— Prendre de la hauteur, dites-vous, et pour gravir quelle montagne ?Grande ? Si l’on veut. Certes, on peut s’allonger les tibias, s’enorgueillir dubonnetdesonsoutien-gorge,balancerdelacroupeetjouerlesdamesquandlescirconstances l’exigent ; mais, au fond, on a toujours l’âge de fuir sespeurs. Dans l’adulte qui raconte avec hauteur, tremble l’enfant qui a éprouvél’inoubliableterreur.Finalement,onprendsouvent,àtort,l’éléganteretenuedesgenspourunesérénitéconféréeparl’âge.Descendezdevostalons,dénouezvoschignonsparfaits,démaquillez-vousetvousverrezquellepetite fille cache sesfrêlesépaulessousvostailleurs.CombiendeGoliathcravatéspassentlajournéeàsefaireobéiraubureauet,lesoirvenant,pleurent,courentetsupplient,dansleursrêves,uncamaradelesdépouillantdeleursbillesoudeleurspetitssoldatsdeplomb?Endéfinitive,onjoueàl’adultecommeonjouait,enfant,àladînette

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ou au train électrique, sauf que c’est plus contraignant. Il est de bon tond’affirmer,placide,qu’onadépassé sespeurs,mais ilmemanque le talentducomédien,indispensablepourtricheraveclesémotions.Dansmescauchemars,une petite fille terrorisée se débat, cernée de rongeurs. Les souris, je lesredoutais, les redoute, les redouterai toujours et rien ni personne ne peutm’obliger à simuler l’indifférence à l’égard de ces sales bestioles. Je ne vousdirai rien !Mais peut-êtremedirez-vousquelles sont vos souris à vous ?Carnousenavonstousdecespetitesfrayeursquinouspoursuivent.

Dansmonbain,lesilenceseconfondaitavecceluidemesamis,quisuivaitma rebuffade. Je ne voulais pas les vexer, regrettai-je, j’ai simplement étéhonnêteaveceux.

—Honnêteaveceux?Soit!titillalaPetite.Maisl’es-tuavectoi-même?Avoue que tu refuses de leur raconter, parce que tu essaies d’ignorer cettehistoire. Pour garder ta superbe, tu fais comme si elle n’avait jamais existé.Malgrétadiatribe, tufais l’adulte,exactementcommetesamis.Maispeut-êtrel’as-tu vraiment oubliée, dans ce cas, je peux te rafraîchir encore lamémoire,unedernière fois.Tu lanoterasdans toncarnetpourdebonet siquelqu’un tedemandedeluienparler,tun’aurasqu’à…

Pendant quema harceleuse s’acharnait à saboterma détente, j’ajoutai del’eauchaudedansmonbainetplongeaidansmespensées.Unevolonté:flotter,tanguer,avancer,mais il fautsanscesseredresser labarre.Onemporte tantderésolutionsquialourdissentlabarque.Unmarintêtufixelecap,cen’estpasluiqui vacille, c’est le ciel qui bouge. Tant pis, on hisse quandmême les voiles.Mais par quel bras demer passe-t-on, quand on voyage vers le port de l’âgeadulte ? À quoi reconnaît-on cette destination ? D’ailleurs, quel intérêt luitrouve-t-on ? On cherche toujours, le sens, la raison, la motivation de toutcheminement.Toujours.

Toujours!L’Amériquem’intéresse,parcequel’arrogancedesesgratte-cieldit que nous n’allons pasmourir. TajMahal ! L’Indem’appelle, parce que leromantismedesmaharadjasyaconjurélafugacitédel’amour,enlecoulantdanslapierre.LaSuèdemeséduit,parcequ’ellem’adonné,enStigDagerman,unamour que rien ne peut défaire ; aimé de moi post mortem, ce magnifiquesondeurdel’âmehumainenepourrajamaismedécevoir.L’Allemagne,Ichliebedich!Unjour,untrain,unmatindeprintemps…DepuismoncôtéduRhin,jemetourneversleslumièresdeSchiller,quiguidemespasdanslagrandeforêtdesarts,etmevoici,conviéecommetous,aufestinqueGoetheoffreauxâmesgourmandes de vie comme de poésie. Le Sénégal,mater ! Une boussole me

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désigneratoujoursleSénégal,car,mêmejalousedemalibertéenfintrouvée,jereviens, repars et reviens, parce que Senghor n’a pas libéré que ses fils,maisaussi ses filles.Lui, qui aimait et chantait la femme, serait d’accord avecmoipourdirequ’unpays,s’iln’accordepasauxfemmeslaplacequ’ellesméritent,n’a pas des fils, mais des despotes. Le retour, toujours ! Parce que l’Afriquepourra sans cesse dévier ma navigation et m’attirer à elle, puisque, toujours,j’irairéclamerledouxseindemagrand-mèreetmeprosternerdevantsoncheret tendre époux,mon grand-père,mon protecteur. LaFrance, belle, complexe,mais toujours inspirée et inspirante, j’accoste pour l’idylle définitive, pourBaudelaire, Rimbaud, Yourcenar, Simone de Beauvoir, Brassens, Barbara,Gainsbourg,Piaf…Non,rienderiennemedétourneradupaysdeVictorHugo;ayantvutantdeGavroche,jesaisquelesdroitsdel’hommenourrissentlesplusbelles fictions, parce qu’ils portent le plus beau rêve que nous ayons del’humain.

Toujours, combattre et réclamer ! Des droits pour les sans-droits, qu’onpiétine!Desdroitspourlessans-toit,qu’onexpulse!Desdroitspourlessans-emploi,qu’onaffame!Desdroitspourlessans-poids,qu’onnéglige!Toujours,déplorer les injustices et réclamer qu’on affine, ajuste, applique la justice !Toujours, requérir le soulagementpour soi et pour les autres, parcequ’il n’estpoint de bien-être possible, lorsqu’on est cerné de malheureux. Toujours, cesouvenirquiremonte,motive,engageaucombat,cetteperpétuellelutte,afinquel’humainne soitplusnullepartunexcédent,un rebut.Toujours, ce souvenir !Soustouslestoitsoùj’aivécu,sauflemienenpropre,j’yaitoujoursétédetropetonme l’a toujours fait sentiretpayeramèrement.Toujours !Alors,puisquel’escaledure,quelaFrancemegardeoumedégobille,c’estpareil.Parceque,sielle nem’adopte pas,moi, je l’adopte.N’étant pas une enfant désirée, je suisarrivée au monde par effraction, m’imposer et m’adapter fait partie de macondition existentielle. Toujours ! Gueule de métèque, déjà parmi les miens,quandje ledevienschez lesautres,pointd’étonnement,cen’est làquesimpleroutine. Étrangère, toujours ! C’est même mon ADN, mais toute marginalitéassumée devient identité. Avec mes miettes de vie, mes éclats d’ailleurs, j’aifabriqué une identité composite, permanente intersection entre ceux qui merevendiquentet ceuxquime rejettent.Portant l’Afriqueet l’Europeenmoi, jesuiscelaboratoireoùvosdifférencesetvosantagonismesversentdanslemêmeentonnoir,jesuisunpeudevoustous.Autre,icicommelà-bas,jesuisàlafoiscequevousêtesetcequevousneserez jamais.Accepterd’être l’Autre, sicen’estjouirduprivilèged’êtrechezsoipartout,c’estdéjà,aumoins,lacertitude

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d’être. Pour qui connaît la tristesse de la soustraction, comment ne pas aimerl’addition ? Toujours, le Brésilme rappelle la beauté de l’addition, parce queSalvadordeBahiam’apaise,commeunebaiede lagaieté, le rivaged’une trèspossible fraternité. Là-bas, dans la rue, parmi la foule de visages aux teintskaléidoscopiques, nos étrangetés se banalisèrent mutuellement, un couple metendit un papier où figurait une adresse, me demanda des renseignements enportugais,lalanguedupays,enm’appelant:masœur!Ainsi,mapeau,horsduSénégalethorsd’Europe,pouvaitdoncnepasfairedemoil’Autre.Inoubliable,ladécouverte.Émerveillement,toujours!

Toujours,jevogue,versdespays,desvilles,desvillages,touscesendroits,où l’humain reste une promesse, la fraternité un exercice, la paix unerécompense.Attraction,toujours!Aimantéeparunecertaineidéedelaquête,jefonce vers l’horizon, y devinant tant de ports lumineux.Mais quel trésor estsupposénousattendreauportde l’âgeadulte?Aucunecarte,aucuneboussolen’indique ladirectiondu tangage,ya-t-ilun fild’Arianequi traverse les jourspournousguiderjusqu’àcettedestination?Adulte,sic’estunquai,jelepréfèrededépart,carsic’estunterminus,mondieuquelletristesse!L’arrivéerassure,peut-être,mais c’est en fixant un cap qu’on déploie toutes les espérances.Oùvais-je?Pourangoissantequesoitcettequestion,ellevéhicule,néanmoins,plusd’optimismequecellequiconsisteàsedemanderqu’est-cequejefaislà?Car,quereste-t-ilàquiestlasd’êtrelà,sinonpartir?Fluxetreflux!Flux,sansquoilesbrasdemerneseraientquedesmarescroupies.

Immergéedansmonbain,commedanslavie,jevoguais.Riennestoppelevoilierdel’esprit,mêmequandlemoraltorpillelajournée.

Toujours je vogue, dans une pirogue niominka, la poupe déterminée, laproueintrépide,aucunventnemedétourneradel’horizon!Danscettepirogue,je chante avec les rameurs : lafi, lafi, lafi ! kôr mama, lafi ! Rame, rame,ramez…Dansmapirogueniominka,àlacaleavide,jetrimeaveclesporteursdeseletlescoupeusesdeboisdepalétuvier.Etquandlesalizéssefontcomplices,lalégendairepatiencedespêcheurs–quiespèrentthiof,barracuda,carperouge,carangueoucoryphèneauboutdeleurligne–m’apprendlaméditationactive.Cield’auroreoudecrépuscule,jevogue,accoste,charge,décharge,puisrepars,parce que les ports ne disent pas seulement bienvenue, ils répètent aussi lesadieuxetfontpleurerlesfemmesdemarins.Toujours!Mais,jenesuispasunefemmedemarin,jen’attendspasàquai,c’estmoiquiparsetreviens,jesuisunmarin. Quand nous allions à la pêche, mon grand-père, Saliou, m’appelaittoujours mon matelot, mon garçon. Ainsi adoubée, je m’imaginais Salie

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miniaturedeSaliou,malgrémesnattesoùfondaitlebeurredekarité.Auxcôtésdemonvieilhommedesmers,jemesentaistoujoursplusvaillante.Etparcequejesuissongarçonàjamais,jerestesonmatelot.Jevogue,dansl’océandelavie,j’apprendstoujoursàavoirlepiedmarin,commelevoulaitmonchercapitaine.Avoir le piedmarin, c’est une façon d’échapper à toutes sortes de souris quipullulent dans la vie.Mon grand-pèrem’a dit que les souris, qui s’aventurentdans une pirogue en cale sèche,meurent quand la pirogue reprend lamer. Jereprends lamer, toujours.Cessalesbêtes finirontpeut-êtreparme lâcher.J’ensuis même certaine. Mon grand-père ne m’a jamais menti, il ne m’a jamaistrompée,saufcejourde2001oùilm’aditàlaprochaine,alorsquejerentraisen France, et qu’il a définitivement pris le large avant mon retour à Niodior.Mais je ne lui en veux pas – il avait bien ajouté Inch’Allah, c’est donc sonSeigneurquin’apasvoulu–, je saisqu’un jourmapirogueaccostera, làoù ilm’attend avec son sourire bienveillant. Il y aura peut-être de la kora pourcélébrernosretrouvailles,puisqueKouyatéSoryKandia,l’inégalablechantredel’épopéemandingue,etJaliNyamaSuso,lekorafolàvirtuose,ysontdéjàaveclui,pourtoujours.

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XIV

Les souris, je lesdétestais, lesavais toujoursdétestées. Je leurenvoulaismêmedesous-entendredansleurnoml’expressionfacialelaplusspontanée,laplusexquise,laplusrassurante:lesourire.D’ailleurs,leursimpleévocationmefaisaitperdrelemien.Lessouris,bienavantcelledeMartial,c’étaitunmauditsouvenir,dontjevoulaispurgermamémoire,maisquimerevenaitparfois,netetprécis,surtoutlorsquej’étaisseuleetd’humeurmaussade.Lessouris,c’étaituneterreurd’enfance,que jem’évertuaisà faire tenirdansceténorme tiroiroù lesadultesrangentlapartencombrantedeleurhistoire;malheureusement,lemiendébordait dès que les soucis s’accumulaient.Une angoisse sur une autre et lemoral se tasse au fond des semelles. Chargé de lamalle des émotions, est-onjamaisassezadultepournepasvaciller?Danslalonguemarchedel’existence,lafermetédupasnetientpasseulementauxmuscles.Yosóloquierocaminar!Tada-tada-tadadan!Flamenco,ondansecommeonsedébat,carilnousfaudratoujoursde l’énergiepourdécollernospiedsdusol.Pourchasser lessourisdemonesprit,jem’agrippaisàlaréflexionetbalayaisaussilargequepossible.

Adulte?Êtreadulte?Qu’entend-onvraimentparlà?Lesmotssedéploientet s’étendent, telles des bâches,mais nul ne sait la nature ni la superficie desterresqu’ilscouvrent.Êtrebossu,êtrecocu,êtregaleux,êtrepouilleux,mêmesiçan’ariendeplaisant,lesmalheureuxquecelaconcernesaventtoujoursàquois’en tenir. Mais être adulte, comme être heureux, c’est un diamant qu’onvoudraitvoirsuspenduàtouslescous;hélas,savaleurtientcertainementàsarareté.Parcequ’onnesaurajamaisdécrirel’humainetsesévolutionscommeonpeint une nature morte, on évalue la taille, compte les années, échelonne lesétapes d’un parcours dont on ignore la fin. Bébé, enfant, préadolescent,adolescent, adulte, vieux se succèdent, mais le seul sens indubitable de cettesériedemotsnousconduitprogressivementàlamort.Alors,àpartdessineruneflèche tendue vers le gouffre, à quoi servent-ils ?Àmoins que cette illusoiregraduationdel’existencenesoitqu’unedecesidéesétriquéesdontonvoudraithabillertoutlemonde,endépitdeladiversitédescarrures.Êtreadulte?Sic’estuneheure,quisonnelacloche?Sic’estunétat,àquoilesent-on?Faut-ilêtreadultepour êtreheureuxouêtreheureuxpour être adulte ?Le sérieux semble

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êtrelamaladiecontagieusedel’âgeadulte.D’ailleurs,lesmotsadulte,sérieuxetheureuxpeuvent-ilsallerensemble?Etsitouscesétatsn’étaientquedesdéfisquese lance l’Homme,enathlèteambitieux, rehaussant sanscessesabarredesaut en hauteur, avant de s’incliner au pied de ses évidentes limites ? Êtreadulte?Etpuis,jem’enfiche!Êtrevivantmesuffitdéjàcommequestion…

En jouantavec lamoussedansmonbain, j’essayaisde tenirmespenséeshors de l’eau. Je voulais m’accrocher à quelque chose de bien concret pourgarder mon esprit près de moi. Par exemple, ne pas oublier de me faire unmasqued’argile,biennettoyerlevisage.Marie-Odile,quiatoujoursl’œilexpert,m’asouventdit:

—Ah, ces bonnes femmes qui débarquent à l’institut de beauté avec lapeau du visage grasse et granuleuse !Affreux ! Faut vraiment désincruster lapeau, pourtant ce n’est pas si compliqué, suffit de faire régulièrement ungommageetposerunmasquedetempsentemps.Franchement,c’estincroyablecommecertainessenégligent !Ah,dégoûtant,quandonestesthéticienne, fautvraimentprendresursoiparfois!

— Pourquoi viendraient-elles se ruiner à l’institut de beauté, si ellesfaisaienttoutçaelles-mêmes?avais-jesouligné.

Piquéeauvif,Marie-Odiles’exaspéra,saréactionfutsansappel.—Mais,enfin,l’institutdebeauté,cen’estpasunemorgue!Noussommes

supposéesprodiguerdessoinsàdesgensquisaventencorefairequelquechosepoureux-mêmes.Ilyatoutdemêmeunminimum!

J’ai toujourscompté lacoquetterieparmimespéchésmignons,maisaveccesobservationsdeMarie-Odileentête,cen’étaitplusunplaisirroutiniermaisuneobligationd’arriver chezelle levisage lisse,parfaitement lisse, afindenepas la heurter ou, pire, intégrer le contingent des souillons qu’elle supportaitcontrerémunération.Or,commentacquérirlacertituded’êtreirréprochableenseprésentantchezuneesthéticienne?Toutcequejepouvaisfairepourm’apprêter,Marie-Odile le ferait mieux que moi, c’était son métier. Résignée àl’imperfection,jevalidaitoutdemêmel’idéedumasquedebeauté,d’autantplusqu’ilmerestaitencoreassezdetempspourleréaliseravecminutie.Pendantquejerenvoyaismespréoccupationsesthétiquesàplustard,lequestionnementquej’essayaisdechassermerevintcommeunduvetqu’ilfallaitsanscesseépiler.

Êtreadulte?Êtremalade,êtregaucheroudroitier,êtregrosoumince,onsaitbiencequecelaveutdire,maisêtreadulte,çasonnaitdansmatêtecommeuneéquationpleined’inconnues;orjen’aijamaisétébonneenmathématiques.Êtreadulte,jeconstataisseulementqu’ilnesuffitpasd’avoirtrente-deuxdents

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etune tailledebasketteurpouratteindrecequ’ondésigneainsi.J’auraisvouluquecesoitunprocédéchimique,jemeseraisalorsprécipitéedanslelaboratoiredequelquegéniedes tubesetn’auraisplushumélebelairqu’aprèsavoir toutappris des étranges substances à mélanger pour obtenir la bonne solution. Àdéfautd’une tellepossibilité, je faisaisdesbullesdansma tête,pendantqu’ungel douche d’une couleur incertaine emplissait mes narines d’un parfum desynthèse.Onn’imaginerajamaistoutcequ’onpeutnoyerdansunbain!Silespensées étaient des hirondelles, on en ramasserait à la pelle au fond desbaignoires.Lesyeuxmi-clos,leslèvrespincées,jecontinuaisàmarineraveclesmiennes. J’éprouvais le besoindemeparler, comme si cela pouvaitm’aider àdémêlerlapeloted’idéesquisenouaitdansmoncerveau.

Petit,onnousrépète:Tucomprendrasquandtuserasgrand…Lesupplicecommence quand, au lieu d’effacer les points d’interrogation, les années lesmultiplient. On se retourne sur la longue haie des anniversaires comme unmarathonienqui,àl’approchedelaligned’arrivée,nepenseplusqu’àsonmaldejambesets’étonned’avoirnégociétantdevirages.Grandir,c’estparticiperàune course d’un itinéraire inconnu dont on n’a pas le loisir d’apprécier lescuriosités. Ce sont toujours les spectateurs qui jugent la foulée du peloton etprofitent de la beauté du paysage. Saisi dans l’action, on enchaîne les pas, onadaptesonsouffleàchaqueétapedelavie,commeonajustesacadenceauflancabrupt d’unemontagne.À quoi servent nos phalanges, si ce n’est à graver lamémoire de nos déséquilibres, tout au long du parcours ? Dès l’enfance, onreproduit certaines manières d’agir qui donnent l’illusion de savoir y faire.Rompu à cet exercice, on finit par confondre imitation et réalisation ; puis, àcôtoyer les grandes personnes, on se prend pour l’une d’entre elles. Quandpresquerienne lesdistinguentencoredesgarçons, lespetites filles jouentà lamaman,cequinesignifiepasqu’ellesvontnécessairementledevenir.Àcetâge,on se grime, se déguise, énonce des propos incongrus, interprétant lespersonnages qu’on admire mais aussi ceux qu’on redoute le plus. Tout estpossibledanslatêted’unenfant,commeauthéâtre.Maisauthéâtre,lesrideauxtombent et délivrent les comédiens, quand la vie, elle, se poursuit dans unperpétuelchangementdecostume.Aufildutemps,onvariesimplementlesjeuxet,àforcedefeindrel’imageàlaquelleonestsupposécorrespondre,onfinitparse prendre au piège. Pourtant, nombreuses sont les occasions de se rendrecomptequel’amplitudedesgestesnecoïncidepasforcémentaveclepashésitantdecetêtretapiennous.Ilestvraiqu’unportdetêtepeutsuggéreruneclasseouuntempérament,mais,ensociété,lesattitudesrenseignentsurl’individuautant

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quelepelagesurlesqualitésd’undestrier.Jeunesse,hardiesseetinconscience!On piaffe toujours à la ligne de départ, certain qu’on va tenir la distance etgagner toutes les guerres. Jeunesse, à la lisière du champ de bataille del’existence,onn’aquelerêvecommeattirail.Maisquelquesoitlesexe,chacunfourbit ses armes avec détermination. Aussi, quand s’affirme le galbe deshanches,onchoisitlebonnetdesonsoutien-gorge,onyfaittenirdeuxgalaxies,puis le passé et le présent s’entrechoquent gaiement sur lamême poitrine. Et,commecelafaitillusion,ondomptelestalonsaiguillesetselanceàlaconquêtedumonde,endessinantsacartedenavigationaufusain.Aveclesannées,onsedétournedesitinérairesprédéfinis,théâtresdetantdedéfaites.Etparcequ’onaeu l’outrecuidancede fixeruncap,d’embarquerdans sonpropredestin,onnepeut que ramer. Et parce qu’une petite fuite pourrait, à la longue,menacer labarque,onrêved’étanchéité.Sachantlestempêtesinévitables,aumoindrecoupdeventonfermela trappe,onbouche les interstices,car lescourantsd’airquitraversent lesannéesdonnentunrhumeimpossibleàguérir.Éternuer,ceseraitavouer sa fragilité. Larmoyer ou se moucher ? Pas question ! Cela pourraitgâcher le maquillage, or il s’agit d’afficher obstinément la meilleure mine.Confieruneblessure,c’estaussiblesser.Onseréserveledroitdeternirsaglacedemilleconfessions,maisonavaletoutecomplainteaveclecafédumatin.Goûtsuaveoucorsé?Peuimporte.Onesttoujoursseulàsavoirpourquoionclaquelalangue.Sil’amertumetenuesecrète,secotaitenbourse,lesplusdignesd’entrenous seraient millionnaires. Nantis de leur noblesse sans prix, ils semblentobserver une règle qui bannit le râle comme la confidence :même si le passégrimace, le présent doit se montrer résolument souriant. On n’expose pas lesbeaux tableaux dans un taudis ! Et, comme on ne déménage jamais de samémoire,oncomblelesfaillesdenosvieuxmurspouryaccrocherlesnouveauxjours, qu’on voudrait reluisants, car le présent ne souffre pas les lézardes dupassé. Finalement, être adulte, c’est peut-être atteindre une certaine perfectiondansl’artdumarouflageet,d’unecertainemanière,deveniresthéticiennedelavie, commeMarie-Odile.Mais, si la bâtisse de la vie est lisse et belle, c’estcertainementparcequetoutessesfissuressegaventdenous…

Après un telmaillage de réflexions, qui ne fit que compliquer les nœudsdansmoncerveau, jem’arrêtai, observaiunmomentde silence. Jen’yprêtaisplus vraiment l’oreille, mais la musique saturait l’appartement. Les notess’étiraient,retombaientetm’enveloppaientcommedesrubansdesoie.Leregardabsent, je faisais corps avec la baignoire, d’où lamousse avait disparu.Ainsifigée,jen’avaiscuredesminutesquis’écoulaient,semultipliaient,sedilataient,

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s’évaporaient. Un ange aurait eu le temps de dissiper tout le brouillard dumonde,mais aucundieun’endonna l’ordre.Enattendant, jedevais trouver lemoyen de voir clair à travers ces pensées qui pullulaient telles des nuées desauterellesetmebouchaientl’horizon.Soudain,jem’exclamai:

—Adulte!Adulte!Adulte!Chaque fois, l’échoenfla, tournoya,avantdeme revenirenpleine figure,

commepourmenarguer.Jepouffaiderireetcommentaiàvoixhaute.—Adulte,cemotexploseaupalaisetrésonnecommeunecalebasse.Oui,

c’estça,unmotcalebasse,onymettellementdechoses.Jem’enmoque!Jenesuispasuntasdecouscous,jen’aipasàtenirdansunecalebasse.Encoremoinsdansunmoule, jenesuispasune tarteauxpommes!Les tartesauxpommes,moi, je les mange, je ne défile pour aucun maniaque des centimètres et deskilos!Personnenemeferamonnayermesos.Jepeuxdoncallègrementripailler,bouffer,boustifailler,bâfrerpleindetartesauxpommes,avecunebouledeglacevanille,miam!J’ignorequidonneledroitdevivre,maisj’aiaumoinsledroitdemanger!

Dèsquejeprononçailemotmanger,unjusélectriquetraversamoncrâne,macolonnevertébrale se raidit : ledînerm’était revenuen têteetbrûlait sousmes tempes un immense feu de détresse. Il est desmaux de tête qui rendentl’aspirine inutile et mettent à rude épreuve les compétences du meilleur desmédecins.Onampute, avec succès, lesmainsabîmées, les jambesgangrenées,mais quelle solution propose-t-on quand la tête s’apparente à un chaudron desorcière et bouillonne en permanence ? Je me mordis les lèvres, inspiraiprofondément,fermai lesyeuxetfisglisser toutmoncorpsdansl’eau, jusqu’àce que ma tête fût complètement noyée. Mes pieds débordaient à l’autreextrémitédelabaignoire,lepetitairfraisquilescaressaitn’étaitpasdéplaisant,mais,n’étantpasdotéedebronchesdecétacé, jenepouvaisprolonger l’apnéeautant que mon esprit m’y encourageait. Soudain, tout le haut de mon corpssurgit de l’eau, avec l’horrible bruit d’une inspiration de survie. Pendant uninstant,jerespiraicommerespirentceuxquisesaventsuivisparunguépard.Jen’endoutaispas,aufonddelabaignoire, lamort tendaitsonfilet.Aprèsavoirbienreprismonsouffle,jesaisis,surlereborddelabaignoire,deuxdauphinsenplastiquebleutranslucideetlesjetaidansl’eau.

—Tiens,lafaucheuse,prendsça!dis-je,réprimantunrire.Après quelques secondes à regarder les dauphins flotter, mon geste me

sembla bêtement puéril et je me sentis ridicule. La vérité, pile en face, faittoujours mal aux yeux. Quoi que j’en eusse dit, je me voulais adulte, solide,

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tenace récifdéfiant lesvagues,pouravoir survécuàquelques tempêtes.D’unemain, j’agitais distraitement la surface de l’eau.Des vaguelettes se formaient,ondoyaient avec les dauphins en plastique, qui donnaient l’impression de semouvoir tout seuls. Lorsque l’un d’eux se trouva coincé entremon bras et lereborddelabaignoire,jelerecueillisdansmapaume,lescrutaiuninstant,puisledéposaidélicatementaumilieudubain.

—Allez,nage,montre-moicequetusaisfaire,petitanimal.Parassociationd’idées,lesdeuxderniersmotsdemaphraseinvitèrentdans

monespritunautrepetitanimal:lasouris.Cettepenséespontanée,certes,jen’ypouvais rien, mais les souvenirs qui s’ensuivirent m’agacèrent au plus hautpoint. Comme si quelqu’un d’autre glissait ces bribes d’histoire dans mesoreilles,j’invectivai.

— Poubelle ! Je ne suis pas un tube de laboratoire, je ne garde pas deslambeauxdeviedansleformol!Ras-le-boldesrésidusquipuentàl’ouverturedubocal!Lesrenvoisintempestifs,çan’ariend’élégant.J’aitoutdigéré,jesuispropre, nettoyée, complètement propre ! Maintenant, on ferme la trappe, oncolmatelesbrèches,queplusrienneremonte!

Cette liste d’intentions, c’était ma prière habituelle, mon mantra, moncantique de tous les instants et, lorsque j’étais seule, j’en faisais une oraisonjusqu’àlatranse.Jenemanquaispasd’argumentspourvalidermathèse.

— Si le passé n’est pas du champagne, à quoi bon faire sauter lesbouchons?lançai-je,parfois,àlafigured’uncontradicteurimaginaire.

Je ne souhaitais plus ruminer, jem’imposais l’oubli de certains souvenirsquime rongeaient lentement, comme le sel rouille et grignote le fer. Jene lesreniaispas,jedésiraissimplementm’endébarrassercommeoncongédieunhôteindélicat. Mais la petite fille qui me poursuivait me rattrapait souvent etsaccageait joyeusement mes desseins. Lorsque l’adulte en moi croyait enfinposerlepiedsurledernierpalierdesesrésolutions,laPetitetiraitsurl’échelleetjem’écroulais.Iln’yapasquelesoiseauxmazoutésquitombentduciel,tantdechosesbrisent lesailesde lavolonté.Parfois,exténuée,momentanémentvidéede toute combativité, je m’avouais vaincue. Plus tard, oui plus tard, mepromettais-je, je m’envolerai, quand quelqu’un sera assez grand pourm’apprendrecommentdécoller sansm’écraser.Ce jour-là,peut-êtreque jemesentirai, enfin, adulte.En attendant, les ailes enberne tel unpélicanblessé, jesentaistoutlepoidsdemonêtremebroyerlesjambes.Yosóloquierocaminar!Tada-tada-tadadan!Unfagotdebois,onpeuts’endébarrasser,lejeterauloin;mais la mémoire, elle, ne se laisse pas déposer. Comme tous les humains, je

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titubais dans la vie avec mon fardeau. Yo sólo quiero caminar ! Tada-tada-tadadan!Parfois,jesongeaisàm’enfuir,maisoù?Etpuis,àquoicelaservirait-il?

Onhabitetoujourssavie,considérais-jeavecdépit,prenantmesdauphinsàtémoins,etleplusdur,quandonveutbienl’habiter,c’estderéussiràdéblayerlesruines.Déblayer?Labelleaffaire!Commentdéblaye-t-onlesruinesd’uneguerre ? Sûr qu’on n’y parvient pas seulement avec des pelleteuses. C’est ennousqu’ilfautdésencombrer.

J’ignoresij’avaisraisondepenserainsi,maisj’échouaisàchaquetentativede diversion.Malgréma persévérance, je ne parvenais pas à bâtir de rempartassezsolidepourendiguerleraz-de-maréedelamémoire,quisubmergeaittropfréquemmentmonquotidien.Profitantdechaquemomentdefaiblesse,laPetitedéboulait,meprenaitparlamainetm’obligeaitàremonterletemps.Fatiguéedelutter,jemelaissaistraîner,jusqu’àl’endroitoùmaravisseusemenaitsaviedepetite fille. Captive, je ne pouvais me détourner du film que la gaminem’imposait.Spectatricerésignée,jevivaistouteslespéripétiesd’uneprojection,où,petitàpetit,jemeretrouvaisparmilespersonnages.

Je suisnéedansunbrasdemer,mais jene suispasune raie,méditais-jesouvent,pourtant,àl’instantoùlaraieplantesondarddansmachair,moncorpsselieausienetnouspalpitonscommeunemêmechair : jedeviensraie.CettePetite,toujoursdansmonsillage,pêcheauharpon.

Mêmesi jevivais lesassautsde laPetitecommeunepiqûrederaie, je lasuivaisdansleseauxtumultueusesdelamémoire.Àforcedemelaisserdiriger,devoiretd’entendreentotalecommunionavecmakidnappeuse,j’éprouvaislesmêmes choses qu’elle. Plus la Petitem’entraînait loin, plus jem’abandonnais.Au bout d’une vertigineuse dérive mentale, les espaces se superposaient ; neparvenantplusàmedissocierdelaPetite,jemeconfondaisavecelleetlefilmsuivait son cours. Se souvenir, c’est se laisser envahir par un souffle. Sesouvenir,c’estêtrepossédé.Sesouvenir,plusqu’unemétamorphose,c’estunemétempsychose.

Je poussais encore mes dauphins, en battant légèrement l’eau du bain,quandlaPetitesournoises’invita,doucereuse,avecunenouvellelubie.

—Alors,puisque tuneveuxpasmeparler,minauda-t-elle, laisse-moiaumoinsteprêtermonmasque.Tiens.

—D’accord,jeveuxbienleporter,siçapeuttetenirtranquille.J’avais cédé, pourmedébarrasser d’elle,mais qu’avais-je donc accepté ?

Sonmasquesurmonvisage,quelleimprudence!

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XV

Transmutation !LeSaltigui, ce chamane sérère, n’en serait pas un si sonsouffle et sesmots n’étaient que les siens. Parce qu’il se souvient et invoqueceux qui ont été avant lui, pour sonder l’avenir, nous entendons dans sa voixcelledenosaïeux.ÀlacérémonieduXoy, l’appel,ceuxquirépondentnesontpas seulement ceux que l’on voit. Les fins esprits, qui goûtent la cultureanimiste, savent que la voix audible n’est pas forcément celle du corps perçu.Métamorphose!Danslesveilléessacrées,enterreafricaine,celuiquidanseenarborantunmasquen’estplusceluiqu’ilétaitsanslemasque.Métamorphose!Danslamémoire,millemasquessebousculent,pressésdeparerl’espritafindelebasculerverssesmilleviesantérieures.Unephrase,unsonge,unsouffle,uneformule suffit pour lancer ladansedesmasques.Et lesvoici en routevers lessentiers d’antan. En avant, marche ! On ne peut que les suivre, même entitubant:Yosóloquierocaminar!Tada-tada-tadadan!DèsquelemasquedelaPetite s’était emparé de moi : Nani, nani, nani ! écoute, écoute, écoute !m’ordonna-t-il.Nanaame! j’entends ! répondis-je.Non seulement j’entendais,mais je voyais également.Nani, nani,nani ! Nanaame ! Un autre monde sereconstitua,supplantantleprésent.

LaPetite,sonmondeavaitunvisage:celuidesagrand-mère.Sonmondeavaitunemusiquerassurante:lavoixdesagrand-mère.Pourrésisterauxvaguesdelavie,elleavaitunrocherauquels’accrocher:sagrand-mère.LaPetite,soncieldevenaitsombresanslesourireéclatantdesagrand-mère.LaPetiten’avaitqu’uneboussole,leregardavisédesagrand-mèreet,ensonabsence,elleperdaitlenord.Alors,pourtoutessesraisons,ellelasuivaitpartoutetilfallaitplusquedesmotspourl’enempêcher.Souvent,lagrand-mèrelatraînaitdanssonsillage,même là où la présence des enfants n’était guère appréciée. Tant d’œilladesloquaces incriminaient leur comportement de siamoises, mais la grand-mèregardaitlesœillèresdel’amour,augrandbonheurdesapetiteprotégée.Parcequeles sorcières ne comprendront jamais rien à la grâce des fées, il y en auratoujoursunepouressayerdechasserlalumièreàcoupsdebalai.

—Ellel’atropgâtée,murmuraitunesorcière,ellecèdeàtoussescapricesetlaPetiten’enfaitqu’àsatête.

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—Siçacontinuecommecela,personnenepourrajamaisluifaireentendreraison, prédisait doctement une autre pythie. Qui élève un taureau doit savoirqu’ilseralepremierencorné.

Les commères ne manquaient aucune occasion d’affûter leur mauvaiselangue,maiscelanechangeaitrienaulienfusionnelquiunissaitlagrand-mèreet sa petite-fille. La doyenne savait aussi que le lutteur terrasse d’abord sonentraîneur,avantd’alleraffronterd’autresadversaires,maiscelanelaconcernaitpas.Car,siellepréparaitsaPetiteàl’arènedelavie,ellenecherchaitnullementàenfaireungladiateur,c’estsonespritqu’elleentendaitarmer.

—Tuverras,lesplusvigoureuxcombatssepassentdemuscles,disait-elle,quandlaPetitevenaitpleurerdanssesbras,aprèslaénièmeinjusticed’unoncle,d’une tante, d’un voisin ou lorsqu’un quidam lui sortait des insanités sur sanaissance.

Même si les larmes coulaient souvent, il y avait toujours assez d’amourpour les sécher et les remplacer par des sourires. La grand-mère et sa Petitetraversaient lesaubeset lescrépusculescommeelles traversaient lesruellesdel’île, inséparables. La jactance se poursuivait après leur passage, elles s’enmoquaient.La routinecontinuait commedevant, immuable, aussi têtuequ’unesurditévolontaire.Comme,surl’île,onsavaitqu’uncoupdepagaien’ajamaisdétournéunbrasdemer,toutlemondeavaitfinipars’inclinerdevantlaforcedecephénoménalcourantd’amour.

Unmatin, il y eut undécès auvillage.Dès le départ de l’émissaire venul’informer,lagrand-mère,bouleversée,sepréparaàtoutevitesse.Ellevenaitdeperdre le seul oncle maternel qu’il lui restait, Mama Youssou. Aînée de lafamille, dans cette lignée sérère matrilinéaire, elle devait immédiatement serendreauxobsèques,oùsonrôleétaitdesplusimportants.

Selonlatraditionmusulmane,lacérémoniedesfunérailless’effectueleplustôtpossible.Danscevillage tropical,où lesoleils’exhibesansretenue,quinecompteaucunemorgue, lesmortsgagnent leurdernièredemeure le jourmêmedu décès. Aussi, dès qu’un croyant est rappelé à Dieu, les siens s’activent.Larmoyernedevantempêcherdevoirclair, ilsdomptentleurdouleurletempsdegérer l’urgencede l’organisation.N’a-t-onpas toute laviepourpleurernosmorts?

Cela ne faisait pas encore une heure que la mauvaise nouvelle s’étaitrépandueàtraversNiodior,mais,déjà,desgroupesdepersonnessurgissaientdesquatrepointscardinauxetconvergeaientverslamaisonendeuillée.Lafouleétaitd’autantplusnombreusequeledéfuntétaitundignitaireapprécié.Ayantvusa

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tutrice se changer en toute hâte, la Petite en fit autant, déterminée àl’accompagner.Maisaumomentdes’enaller,versdixheures,lagrand-mèreluiposaunemaincajoleusesurl’épauleetluiditcalmement.

— Aujourd’hui, tu ne viens pas avec moi : il y aura beaucoup trop demondelà-basetcen’estpasunévénementauquelunenfantdoitassister.

—Emmène-moiavectoi,imploralaPetiteenretenantunsanglot.— As-tu entendu ce que je t’ai dit ? Pas aujourd’hui, attends-moi à la

maison,ceneserapaslong,jevaisrentrerdèslafindelacérémonie.Allez,soissage.

Mais la Petite ne voulait rien entendre : dès que son aïeule sortit de lamaison, elle lui emboîta lepas.Excédée, celle-ci fit demi-tour, l’attrapapar lebras,latraînajusqu’augrenieretl’yenferma.

—Puisque tunem’écoutespas, tuvasvoir !Aujourd’hui, tu resteras là,jusqu’à mon retour, dit-elle, en tournant rapidement la clef. Une clef qu’elleemportaavecelle,bienattachéeaupandesonchâle.

Le grenier : l’enfer pour une gamine qui avait une cocoteraie entière etd’immensesdunesdesableblanccommeterraindejeu.Cetteminusculepièce,sombre et encombrée, était un étouffoir pour des narines habituées à la doucebrisemarine.Onyentassaitunstockd’ustensilesdecuisine,despaniersdesel,des bidons d’huile de palme, des sacs de céréales, de sucre, d’arachides etbeaucoupd’autresvictuailles.LaPetite,endimanchée,tâtonnaaubeaumilieudece fatras.Alorsqu’ellepeinait àdiscernerquelque formedans lenoir, elle futincommodéeparuneodeurfétide,oùsemêlaientdesrelentsdepoissonsséchés,d’oignons,debeurredecacahuètesetdekarité.Maislepire,c’étaitlabuéequimontaitdusol,empestantlemoisietdistillantlapeurdemourir.Ellesemitenboule,se jetacontre laporte,unassemblagedeboisetdezinc,qu’ellecroyaitassez usée pour s’écrouler sous son poids. Elle recommença plusieurs foisl’opération, en vain. Elle n’obtint que des égratignures aux coudes et auxgenoux.Le tétanos,elles’enmoquait,commedesesdentsde lait,enfouiesaupied du corossol, dont elle raffolait des fruits. Elle était prête à acceptern’importequelmal, sic’était leprixàpayerpours’évaderdecette ténébreusegeôle. Elle catapulta encore toute son impuissance contre la porte, puis serecroquevilla, pliée par une douleur à l’estomac. Le monde était devenu untyphon,sonventreenétaitlenœudcentral.Desvaguesd’angoissebattaientsestempes ; pas de rocher auquel s’accrocher, elle perdait pied, hurlait. Dans legrenier, lemonde n’était que ténèbres ; pas de boussole, toutes les directionsmenaientàlapeur,elleperditlenord,hurlaencoredetoutessesforces.Aussitôt,

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alertéesparsescris, lesvoisinesaccoururent,s’attroupèrentderrièrelaporteetse livrèrent à leur occupation favorite, le commérage. Leurs voixs’entremêlaient, résonnaient jusqu’aux oreilles de la Petite, aucune ne larassurait.

—Çaluiapprendra,attaqualapremièredesvipères.—Laprochainefois,elleattendracommetouslesenfants,aulieudesuivre

sagrand-mèrepartoutcommeuneombre,clabaudaladeuxième.— L’âne s’habitue au fourrage qu’on lui donne ! Sa grand-mère n’avait

qu’àpasl’emmenertoutletempsavecelle,onnedressepassonchienlejourdechasse,renchéritlasuiveuse,dontlaparentéaveclebestiairequ’elledéclinaitnefaisaitaucundoute.

LaPetiteespérait lesecoursdemèrescompatissantes, iln’yavaitquedesmarâtres. Elle voulait un ange, il n’y avait que des sorcières. Elle pouvait lessupplieroulesmaudire,çan’auraitrienchangéàleurattitude.Lorsqu’elleavaithurlé,cen’étaitpaslamansuétudequilesavaitattirées,maislacuriositéetuncertainplaisir sadiqueà lavoirperdre sesmoyens.Elles avaientdécidéde luifairepayersadésobéissanceunbonmoment,avantd’allerrécupérerlaclefpourlasortirdelà.Afindescellercetaccordmachiavélique,ellesrivalisaientdefiel,tellesdessœursvampires,trempantleurslèvresdanslemêmesang.Àleurgoût,lagamineétaitbeaucouptropchoyéeparsagrand-mèreetçalesagaçait.Ellesn’avaient donc nulle intention de la soustraire, prématurément, à une petitepunition où elle ne prenait même pas de coups. D’ailleurs, comme ellesestimaientqu’ellen’en recevait pas assez, tout leur servait deprétextepour lacorriger, dès que la doyenne avait le dos tourné. C’était, en dehors del’attachement, la raison qui poussait la Petite à toujours suivre sa grand-mère.Elle n’osait rien raconter des bastonnades qu’elle subissait, s’arrangeantsimplement pour éviter de se retrouver seule avec cesmégères. D’ailleurs, satutrice,quin’étaitpasdupe,étaitplusrassuréedelasavoiràsescôtés.Aussi,cejour-là, dans le grenier, en criant à l’aide, la Petite ne faisait que céder à lapanique,sansrienattendredelameutedevantlaporte.Detoutefaçon,passéeladécouverte, les cancanières étaient reparties vaquer à leurs occupations enricanant.

—Laissons-lapleurerunpeu,laleçonneseperdrapas!—Ontesortiradelàquandtuserasdevenuesage!—Allez,courage,petitepeste!Han,han,han!Percevant leur jubilation, la Petite cessa de pleurer et, profitant du fait

d’êtrehorsdeleurportée,leurrétorquacrânement:

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—Han,han,han!Cesontlesânesquifonthan,han,han!—Ehbien,tuvaspourrirdanscegrenier,personnen’irachercherlaclef!—Parcequelesânessont lents!Han,han,han!semoqua-t-elleencore,

pleinederévolte.Ilestdesmomentsoùl’insolenceestlaseuleformed’éléganceappropriée.

C’estlorsqu’unsursautd’orgueilvientopportunémentsauverunrestededignité.Refuser à l’ennemi le spectacle de notre détresse ne soulage d’aucune peine,maiséviteaumoinsdeperdrelaface.Etpuis,àquoisert-ildecrierausecoursfaceauxmenhirs?Degranitétaientcesfemmes,demarbredevaitêtrelaPetite.Ellesavaitqueladouceurneluiviendraitjamaisdecesblocsd’indifférence,quisavouraient sonmalheur commeonapplaudit unhappening.OnnemoissonnepasducotonsurlemontBlanc.Avantl’intelligence,c’estl’instinctquiindiqueaux enfants les bras dans lesquels ils peuvent ou non chercher amour etprotection.Avant l’intelligence, lessentimentscomplexeset lesmathématiquesgénétiques, on sait que les abeilles ne butinent pas la fleur de sel. Dans legrenier, laPetite ne quémandait l’amour de personne, le seul dont elle n’avaitjamais douté étant celui de sa grand-mère. Aussi, malgré la punition, ellel’attendaitetguettaitsonretourcommelebébétendsaboucheauseinmaternel.

Le soleil traçait sa courbe, hissant avec lui l’impatience de la Petite auzénith. À l’ombre, elle dégoulinait de sueur dans sa jolie robe à fleurs.Surchauffé,letoitdetôleonduléeavaittransformél’étroitepièceensauna.Cettetorture thermique aurait été supportable, sans les boulesdepoils qui couraienttout le long de son corps. En effet, le calme revenu, des souris grises étaientsortiesdeleurcacheetexécutaientunballeteffréné,n’épargnantaucunesurfacedisponible.Bouedivine,boutdechair,boutdeterritoire:lafilletteétaitdevenueunpaysageauroyaumedessouris.Miaou!Miaoui!fit-elle,dansuneillusoiretentatived’effrayersesenvahisseurs,àmoinsquecenefûtl’irrépressiblebesoind’extérioriser la crainte qui, tel un fleuve impétueux, ravageait tout en elle.Miaou!Miaoui!Enpureperte.Cettebruyantestratégies’avéra inopérante, laterreurabîmaitson intonationet rendait toute imitationduchat impossible.Dufélin, elle n’avait que les griffes et la peur les avait déjà rongées. Les petitsmammifères s’étaient interrompus un court instant, puis avaient repris leurcirque de plus belle. L’après-midi était maintenant bien entamé, la porte dugrenier ne laissait passer que de minces faisceaux de lumière dans lesquelsvoltigeaientdesgrainsdepoussière.PourlaPetite,chaqueheuresemblaitdurerunejournéeentièreetmalmenaitsesémotions.Pluslessouriscouraient,plussonsangbouillonnait.Tasséedansuncoin,écœuréepar lefrôlementmolletonneux

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des rongeurs, elle s’astreignait à couvrir chacun de sesmembres. Les genouxpliés sous le menton, elle tira sa robe jusqu’aux chevilles. Mais chaque foisqu’un contact désagréable la faisait sursauter, elle dévoilait de nouveau sesjambeset lorsqu’elles’appliquaità lesrecouvrir,ellesentaitsessournoishôtestrottinersursondos.Cesontdetoutespetitessouris,demisérablespetitesbêtes,ellesnepeuventpasme fairedemal, tentait-elledese raisonner,mais savoixchevrotantetrahissaitsonaffolement.Apnée!

Fermerlatrappe,boucherlesinterstices,juguler!Toutdéborde,ilfautsanscessejuguler.Ilfautplusqu’unnœuddemarinpourjugulerlapeur.Commentéviterlasubmersion?Onétouffe.Touscesocéansqu’ilnousfauttraverseravecsipeudesouffle.Apnée!Oùtrouvertoutl’oxygènequinousmanque?Naîtresansneznous aurait-il épargnécet irrésistiblebesoinde souffle ?Oncraint lanoyade, on médit tant de l’eau, or, parfois, c’est les dents serrées que nousbuvons la tasse. Quelles trappes rabattre afin d’éviter la submersion, quanddéferlent, incontrôlables, lesvaguesde la sensibilité ?Spéléologueperdudanslesfaillesdelavie,onrespiredanslesalvéolesducourage.Apnée!Descendretoutaufonddesoi,fauted’unerivebalayéeparlabrisedelasérénité.Etaprès?Après,onrecommence.Respirerseratoujoursundélice,biensûr,àconditiondesurvivre. Alors, agité d’une joie mâtinée d’effroi, on vibre, ivre de vivre. Etparce que la piste continue, on tente encore demarcher, jusqu’à la prochainechute:Yosóloquierocaminar!Tada-tada-tadadan!

Danslatouffeurdugrenier,laPetiteévitaitlecontactdesrongeurscommeellepouvait.Parfois,elleseredressait, lesmainssur lesépaules,puis,épuisée,elle s’affaissait. Elle suait, se débattait, la brise se faisait toujours attendre.Claustrophobe,elleavaitpourtantfiniparserésoudreàtenir,ensilence,quitteàs’arrachertouslescheveuxpourmuselerlapeur.Elles’étaitrésignée,préférantl’angoissemuette à l’idée d’offrir aux voisines le plaisir de l’entendre encoregeindre.Pendantunlapsdetemps,ellesemblamoinsnerveuse,presqueapaiséepar l’acceptation de la situation. Mais soudain, des bêtes bien plus grossesentrèrentdansladanseetsefirentpressantes.Enessayantd’endégagerune,quise cramponnait à son épaule, elle l’avait attrapée à pleine main et la nauséel’envahit.Ellenevidapasseulementsonestomac,maislaviemême,qu’ellenesupportait déjà plus. Pendant qu’elle s’essuyait la bouche sur sa robe, lesrongeurs,attirésparlefestinqu’ellevenaitdeleuroffrir,couraientsursespieds.Sespoilssehérissèrent,elleperditsonsangfroid,bonditetcognalaporteàs’enécharper lespaumes.De l’air ! Il fallaitune tempêtepour lui rendre le soufflequelapeurluiavaitvolé.Del’air!Ellenesuffoquaitpasdansunepièce,c’est

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vivrequiluiéclataitlespoumons.Del’air!Déjà,laPetiten’enavaitplusassezpourrespirer.Auseuildel’asphyxie,ellecomprimatoutessescavitésetpoussauncristridentquiameutatoutelademeure.

—Wôye!Desrats,jevaismourir!Desrats!Lorsque les voisines accoururent, on ne l’entendait plus, elle s’était

évanouie.Minesperplexes,silencegêné,quelqueséchangesderegards,puiscefut entendu : l’unedes femmes se porta volontaire pour aller chercher la clef.Mais,auseuildelamaison,ellecroisalagrand-mèrequirentrait.

—Vite!Viensouvrir,vite!Lapauvrepetitenecrieplus,ditlafemme,toutagitée.

—Oh,netemetspasdanscetétat!Fatiguéedecrier,elleadûsimplements’endormir, dit la grand-mère, quelque peu irritée par le ton ostentatoire del’hypocrite.

—Non,non, jenecroispas,elleacrié très fort toutà l’heure,puis,plusrien.J’allaistechercherdecepas…

Lagrand-mères’affola, retroussa songrandboubouet traversa lacouraupasdecourse.Lorsquelafemmel’avaitinterceptée,aveccetteminedecorbeau,elle avait d’abord pensé qu’elle lui jouait la comédie de l’âme secourable, aumomentoùlapunitiondelaPetitetouchaitàsonterme;orelleconnaissaitassezcette voisine pour savoir combien elle était avare de tendresse à l’égard de sapetite-fille. D’ailleurs, l’idée de laisser la gamine sous la garde des voisinesn’avait même pas effleuré son esprit, persuadée qu’elle était que cetteclaustrationétaitunmoindremal.Elleavaitassezsouventperçudesmotspeuamènes et surpris des regards noirs sur sa petite-fille pour deviner le sort quidevait être le sien, lorsqu’elle était seule et sans défense parmi les louves. Lagrand-mère éduquait avec rigueur, certes, mais elle était vigilante. Elle savaitque,pendantleseffusionsdeconvenance,lessouriresfacticesdissimulaientdescrocs. Sur ce coin de la planète, où les haines comme les alliances setransmettent d’une génération à l’autre, elle se souvenait assez pour seméfiersuffisamment.Mais, jugeant les vendettas stériles, elle répugnait à ranimer lepassédanslebutd’ydéterrerdesacrimonies;leflash-backnel’intéressaitquedans lamesure où il aiguisait le discernement et accommodait une piste pourl’avenir.Samémoired’éléphantétaitlaglaiseaveclaquelleellefabriquait,poursapetite-fille,pleindebellespoteriespourcontenirlefutur.Ceuxquin’ontpasderécipientneramènentpasd’eaudupuits!Grâceàsasagesse,laPetiteavaitassezdevasespourallerpuiseràtouteslessourcesdumonde.Lagrand-mère,c’étaitàlafoisletuteurraide,quitenaitlaPetitelianedroite,etleterreaufertile

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qui lui instillait la sève nourricière.De la rudesse de toutes ses punitions, elleespérait sortir une perle polie et reluisante. Tout en étant consciente que laperfectionn’étaitpasaccessibleauxhumains, l’avoiren lignedemirerestaitàsesyeuxlameilleuremanièredetracerunitinéraireàcettePetitequ’ellevoulaitteniràl’abridelamédiocrité.Ilfallaitqu’ellearrive,sainedecorpsetd’esprit,àl’âgeadulte;chargeàelle,après,deflancheroudemaintenirlecap.Parceque,dans l’acception générale, éducation de grand-mère signifie éducation laxiste,l’aïeule n’entendait pas passer pour une simple pourvoyeuse de confiture,d’ailleurs elle n’en faisait pas.Pleined’amour et de tendresse, elle prenait surelle et contenait ses émotions, lorsqu’elle était obligée de redresser sa petitepousse.Ellenevoulaitpas,disait-elle,qu’onl’accusâtunjourden’avoirpassuluidonnerunebonnedirection.Surcetocéandelavie,qu’ellesavaitpeudocilepour avoir elle-même essuyé tant de tempêtes, elle tenait fermement legouvernail,convaincuequ’àsescôtéslaPetiteauraitlepiedmarin,avantdeseretrouver seule,danssaproprebarque.Cettegamine,c’était laprunelledesesyeux, ce n’était que pour veiller sur elle qu’elle demandait la longévité à sonSeigneur,àlafindechacunedesesprières.Commeonn’apprendpasàavoirlepiedmarindans laouate, lagrand-mèremettaitunecertaine sévéritédans sonéducation,mais il suffisait d’un hoquet ou d’une nuance dans le regard de laPetitepourlaplongerdansuneinquiétudetoutematernelle.

Lorsqu’elleouvritlegrenieretvitlepetitcorpsstatiqueparterre,lesolsedérobasoussespieds.Toutenregrettantlapunition,ellesoulevalaPetiteetlaportaencourantjusqu’àsonlit.Là,ellel’aspergead’eauetluidonnadepetitestapes sur les joues, tout enmartelant sonprénom.Lorsque laPetite éternua etouvritlesyeux,cefutladoyennequirepritsonsoufflepourrendregrâceàDieu.Pendantque saprotégée reprenait sesesprits, elle luipassaunchiffonhumidesurlevisage,lecouetlesbras,avantdeluiserviruneeaufraîche,puiséedanslecanariaucoindelachambre.DèsquelaPetiteavaitfinideboire,elles’emparade son petit corps qu’elle serra contre sa poitrine et, tout en opérant un légerbalancement d’avant en arrière, comme pour simuler la prière, elle psalmodiad’innombrables Alhamdoulilahi ! Volées au néant, de longues et précieusesminutess’écoulèrent.Salutaire,labrisesemitàsouffler,portantlesvautoursauloin, vers la charogne.Bienveillante, la brise soufflait, décoiffait les cocotiers,aplanissait les dunes de l’île et soulevait les rideaux aux fenêtres de la grand-mère.À intervalles irréguliers,onpouvaitentrevoir les femmes,agglutinéesetétrangementsilencieusessurlesmarches,auseuildelachambredeladoyenne.Penchéesursonenfant,ladamesemblaitavoiroubliélaprésencedesesvoisines

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etneremarquamêmepaslesmasquesdecirconstanceaffichésàsonintention.Alhamdoulilahi ! répétait-elle. Absorbée dans sa dévotion, elle fut surpriselorsquelagaminesursautaencriant.

—Wôye!Unesouris!—Unesouris?Maisoù?LaPetiteseressaisitetreposaconfortablementsatête.Blottiedanslesbras

maternantdesonangegardien,elleselaissaitbercer,semblaitapaisée,presquesomnolente,maisilavaitsuffiqu’unpandel’écharpedesagrand-mèreluifrôlâtle cou pour réveiller en elle cette horrible sensation. La dégoûtante sensationdont le souvenir la poursuivrait, car, désormais, ses pires cauchemarscomporteraient toujours ces immondes bestioles. Parce que les palétuviersfiltrent le fleuve Saloum mais ne le retiennent pas, les eaux de la viecontinuèrent leur course,portant laPetiteversd’autres rives, avec sapeurdessourisauventre.

Biendesannéesplustard,àquelquesmilliersdekilomètresdelachambredelagrand-mère,dansunesalledebaintouteblanchequin’avaitjamaisvuunesouris,unegrandefillese lavait, sedébarrassaitdepoils imaginaires.Soudain,undébutdesanglotretentit.

—Nanou,nana!Rends-moimonmasque!intimalaPetite.J’émergeaidemonsongeetmedébarrassaidel’encombrantprêt.Nanou,nana ! Qui a entendu a entendu pour toujours ! Le Saltigui, ce

chamane–qui reliepassé,présentet futur–n’enseraitplusun, s’ilnesortaitplus de sa transe. Je me redressai, inspectai autour de moi, puis inspiraiprofondément.Unejambeauxorteilsbienvernisselevaetserabattitmollement,levisaged’unepetitefilledisparutdelasurfacedel’eau.Lehoquet,cesanglot,quejevenaisd’entendre,cenepouvaitêtremoi.Jesaisismongantdetoilette,unndiampé,morceaude filetbleu rapportéduSénégal,etme frottai levisageavec une énergie démesurée. Ma main crispée allait, revenait, dans unautomatismequis’intensifia,jusqu’àcequ’unedésagréablesensationdebrûluresurlespommettesm’obligeâtàfigermongeste.Jem’aspergeaid’eaufraîcheetmelevaipourregarderdanslaglace:non,jen’avaispasdepoilsdesourissurlevisage. Non, le sanglot que je croyais avoir perçu, ce ne pouvait être qu’unechimère,c’étaitunevoixdepetitefille,paslamienne.Jesourisetmeréinstallaiconfortablement dans mon bain. Le masque de la Petite avait désincrusté etnettoyéplusquen’importequelmasqued’argile.

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XVI

La journée filait, indifférente aux urgences comme aux hésitations. Lesheures fuyaient, laissant les questions en rade. Dans la baignoire, les deuxdauphinsflottaient,au-delàdeslourdeursdujour.Jelesregardais,medisantque,dans lavie, ilest toujoursquestiondeflottaison.Onattend lemomentpropicepourlibérerlaparole,lesémotionsetlesactes,commeonattendlamaréepourmouiller sa barque. Jeme rappelais la seule et unique fois où j’avais racontécettehistoirederongeurs.

Une poignée d’années plutôt, une exceptionnelle circonstance m’avaitconduiteàlivrerpareilleconfidence.C’étaitunechaleureusesoirée,l’undecesinstantsoù,lechignonparfait,lemaquillageimpeccableoulabarbesoignée,labedainerentrée,onused’unverbeassurépouramuserlesamis,leurservantuneenfancesciemment filtréeafindeconvenirà tous lesgosiers.Personneneboitl’eau de source avec ses gravillons ! Lors de ces soirées amicales, supposéesdétendues, chacun évite soigneusement de mettre un grain de sable dans lesrouagesdesmondanitéset,parconfianceoupolitesse,onoffretoujoursunpeude soi, manière de maintenir l’équilibre des échanges. Au cours d’une tellesoirée, lorsque j’avais dû, àmon tour, trouver une anecdote pour satisfaire lacuriositédeceuxquivenaientdepartagerunepartde leurpassé, je leuravaisbrièvementrésumél’histoired’unepetitefille,quej’intitulaiLeBaldessouris.Toutlemondeavaitriauxéclatset,parcequejem’entraînaisaujeudesadultes,jefisminedeparticiperà l’hilaritégénérale.Gagnéepar l’euphorie,mabanded’amis,quinesedoutaientderien,commentaient,sechambraientetjouaientàsefairepeur.Leursgestesavaientperdularigideretenuedesadultes.

—Hum,jenevoisaucunesouris,maismonpetitdoigtmeditquelaPetiteenquestionestparminous!taquinal’un.

—Maisnon,maisnon,m’étais-jedéfendue,sansconvaincre.— Là ! Là ! Une souris ! s’exclama le plus régressif de la bande, en

farfouillantdanslacheveluredesafemme.L’épouse chatouillée sursauta, comme c’était attendu. Tous s’esclaffèrent.

Cesadultes,quipassaientlajournéefigéedansleursguêtresderesponsabilités,avaientlaisséleurstatutsocialauparkingetsemblaientmaintenantrespecterun

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pacte tacite leur autorisant une puérilité momentanée. À les observer, jeconstatais que le rimmel entoure parfois des yeux d’enfant. Décolleté etdéhanchévéhiculentsouventdessignauxtrompeurs,caronpeutbiencroiserunegamineaveclestraitsd’unequadragénaire.Quantàlacravate,n’est-ellepastroplourdepourcertains?

Dèsque lechahuts’arrêta, laconversationreprit,sur lamêmethématiquede l’enfance. Un bonhomme moustachu exhuma des sotties d’une époquelointaine,quepersonned’autrequeluidansl’assistancenepouvaitavoirvécue.Et, comme il étaitbonconteur, sescheveuxblancsdisparurentpendant tout letemps où nous le vîmes commettre ses bêtises en culotte courte, sautant par-dessusunmuretpourvolerlesfruitsd’unvergerdesonvillageavantdes’enfuir,échappant de justesse à l’agriculteur lancé à ses trousses avec son chien degarde. La campagne, il y avait vécu des moments inoubliables. Merveilleuxsouvenirs ! répétait-il. Un nouveau dans le groupe, qui avait grandi dans lesdédales bétonnés d’une grande ville, lui dit qu’il avait bien eu de la chanced’avoirpassésajeunessedanslapaixdeschamps.Alors,l’hommerectifiasonenthousiasme, expliqua qu’il y avait habité, certes, mais contraint par lescirconstances…Lorsqu’il s’arrêta net, au bout de son récit, les sourires furentgênés,quelquechoseavaitchangédanssonvisage :unmincevoilehumide,àpeineperceptible,flottaitdanssesyeux,samoustacheparut,soudain,incongrue.Il fixasacanneet respirabruyamment,nouspensâmes tousàsonpacemaker :cela faisait longtempsqu’ilnecouraitplus.Lui,cequi lui faisaitpeur, ilne leracontaitplus,maistoussescommensauxavaientcomprisquecen’étaitplusleschiens.

En sa présence, on se gardait bien d’évoquer ces effroyables ogresmétalliques qui traversent le ciel. Je ne l’avais jamais interrogé, mais lafréquentationducercled’amism’avaitpermisderéunir,patiemment,lespiècesdupuzzle : l’hommeavaitbannidesonexistence toutvoyagedébutantparunaéroport. À l’âge où il ramassait des pissenlits avec son grand-père, qui luiapprenait les noms des plantes et lui désignait les avions comme de grandeslibellulesàmoteur,l’undecesenginss’étaitécraséauboutdumonde,leprivantde ses parents à jamais. La campagne, qui n’était jusqu’alors que son lieu devacances, devint son lieu de résidence,mais les crêpes et les confitures de sagrand-mèren’étaientjamaisparvenuesàfairepassercettepremièreamertumedesa vie. Petit, quand ses camarades se rêvaient pilotes ou astronautes, il restaitsilencieux.Philatélisteenherbe, ilécartaitde lacollection,quesongrand-pèrel’aidait à constituer, tout timbre comportant l’image d’un aéronef. Adulte, il

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fronçaitlessourcilsetchangeaitimmédiatementdechaînelorsqu’iltombaitsurl’un de ces programmes télévisés qui font leurs choux gras des catastrophesaériennes. S’il ne tenait qu’à lui, même les documentaires à la gloire del’aéropostale auraient été interdits d’antenne. Malheureusement, comme tousceuxquitraversentlaviechargésdeleurphobieoudeleurpiresouvenir,ilavaitdû apprendre à jongler, à esquiver ce qui l’épouvantait, quand d’autres s’endélectaient.

Dans la baignoire, des pensées m’ébauchèrent un sourire, comme siquelqu’un d’autreme lesmurmurait à l’oreille. Lamémoire raconte à chacunune histoire qui influe sur son rapport au monde. Elle porte en elle notrecartographie émotionnelle qui oriente, bongrémal gré, le reste de l’itinéraire.Conscients ou non, les souvenirs dictent souvent notremanière d’envisager leprésent.Lessouvenirs:ennouss’entassentdesrouleauxdeparcheminsnoircisparlavie.Intacts,ilsn’attendentquelecapriced’uncourantd’airpourdéroulerdespansentiersdupassé,esquissesdeprésagesmystérieux.Ilétaitunefois,etcette fois sera toujours, puisque, consignée par nos sens et enfouie au plusprofond de nous. Tout ce qui a été demeure et se perpétue, incontournablematière constitutive de notre devenir. Le temps n’efface rien, ignorant lesrepentirsdupeintre, lavieagiten forgeronet sculptesasignatureà la facedechaquejour.Grandirnepolitpaslesrainuresdel’âme.Nousnevieillissonspas,c’est simplement notre fragile carcasse qui évolue, s’oxyde et finit par nouslâcher. On s’acharne à se hisser hors du puits, mais les phalanges cèdent aumoment où le long apprentissage de la vie touche enfin à son but. L’automnerevienttoujours,cesontlesfeuillesmortesquis’éparpillent,sedésagrègent,sansrienchangeràlanaturedessols.Lesauroresvarient,maisc’esttoujourslecœurd’hierquipulseennousetnousjettechaquematindansl’arène.Toutprintempssefleuritdegrainesantérieureset,commetoutecomposantedelanature,l’êtrehumain porte en lui l’impératif de ce mouvement cyclique. Autant quel’Atlantique, lamémoire d’enfance impose sesmarées hautes auxquelles nullediguene résiste,pasmême lahaied’unebarbeblanche.Lesannées rallongentlesosetlesmuscles,apportentdesexpériences,aiguisentleregardetaffinentlajugeote, mais elles ne changent rien au battement de notre cœur d’enfant quidonne le tempo à chaque saison. On n’oublie pas, quand bien même on levoudrait.Alorslespluiesgonflentlesrivières, lessécheressesaspirentleslacs,maisilyauratoujoursdel’eausouslespontspourrelierlesdifférentesrivesdelavie.Nulnepeutvideret renouvelerentièrement l’océande l’existence.Unedilutionbrasseleseauxrougesd’hieretlesbleuesd’aujourd’huipouralimenter,

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enpermanence,lesbrasdemermauvesquimènentaufutur.Chaquemaréejettesa fougue dans le lit desmarées antérieures. Etmême s’il arrive, parfois, quel’on en tire de l’or, la boue reste de la boue.Mille joies, aussi grandioses etinattendues soient-elles, ne peuvent rien changer à l’amertume de souvenirsdouloureux.Unejoiepeuteffacerunrictus,jamaisunecicatrice.Unjetdemielnemodifierajamaislegoûtdel’Atlantique.Letempspasse,lapistes’étire,maisla foulée n’éloigne pas de ce qu’on porte en soi. Alors, à quoi bon courir ?Surtoutsipersonnen’attendàquai.

Unsoldatfouhurle:Enavant,marche!Dumatinausoir,dusoiraumatin,on titube, tombe, s’arc-boute, se redresse, titube encore : Yo soló quierocaminar!Tada-tada-tadadan!Nousensommestousréduitsàsuivrelerythme,ils’agitd’avancermalgrélacraintedel’arythmie.Commentl’humainpourrait-ils’avouervaincu?Mêmelesvégétauxrefusentderesterpassifs.Tantqu’ilyauraunhorizon,lesrhizomesporterontdesfleursauxnues,magnifiantainsicequ’ilsdérobentausol.Tantqu’ilyauraunhorizon,lesorchidéesépiphytesdestinerontleurscalicesauxarcs-en-ciel.Même la lianecherche l’horizon, en se tortillantvers la lumière. Pour la liane, pour la graine en germination, comme pourl’humain,cen’estpaslapercéequicompte,maislapoussée.Allegrooupresto,toujours sostenuto, la vie avance. Il s’agit de ne pas quitter la ligne. Lefunambulenechancellepas,ildanse.Tada-tada-tadadan!

Musique ! Mais quelle musique ? Que dit le maestro ? Yo soló quierocaminar!Àchaquejoursonrythme.Maestro?Toutenouvellemusique,aussibellesoit-elle,nefaitqu’arrangerd’anciennesnotes.Maestro?Ils’agitdebattresa propre mesure ou de suivre la cadence imposée par d’autres. Maestro ?Malgrélapeurdetrébucher,ondansequandmême.Maestro?Ondanse,commeontangue,enquêted’équilibre.Mais,maestro,quandest-onsûrquelamusiqueestbonne,quelechantestjuste,queladanseestbelle?Jamais!Mais,maestro?Oui, c’est cruel de ne jamais savoir, mais on joue, on chante et on danse.Maestro,est-cevraimentunjeu?Non,onjouelamusiquecommeonjouelavie,c’est-à-dire,qu’onessaieet,sitoutn’estquetentative,çasertaumoinsàdonnerune direction à la volonté, un sens aux choses. Maestro ? Comme le bruitordonnédevientmusique, lefadoembellit le lamentoet l’élégancede ladanserend au pas l’assurance qui lui manque dans la marche. Maestro ? Il s’agitd’harmoniserlechaos,dedébusquerlapoésienichéedanslabanalitéduréel,decréerlesenspourtracerlechemindel’esprit.Maestro?L’artdonnedesailesàl’âme, afin qu’elle ne soit pas otage des contingences de la vie.Oui,maestro,mais on s’élance toujours à partir d’un point d’appui, et l’appui de tous les

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appuis, c’est l’enfance. Que faire des sables mouvants ? Maestro, la terred’enfanceestparfoisglissante;lourdeglaise,ellecolleauxsemelles.Quefairepourallégerlepas?Maestro!Ontraînesaglaise,onlamoule,lasculpte,elledevientbelle.Lemondeexistait avantMichel-Ange,quin’a rienchangéà sesdéfauts,maisnousl’alaissé,autrement,plusbeau.Maestro,deuxplusdeuxfontquatre,mais que changeraitma salive au goût de l’Atlantique ?Tous lesplusont-ilslamêmevaleur?Maestro!Ceplus,quechaquehumainsedoitd’ajouteraumonde,n’estpasquantifiable,maisàchacund’apportermodestementsapartpositive en une sorte de mouvement qu’on pourrait appeler La contributionuniverselle.Maestro,etsijenesuispascapable?Maisonesttoujourscapablede polir un caillou, d’embellir un tas de coquillages par un simple effortd’agencement.Toutestaméliorable!Etmêmepourquinevoudraitpasagir,ilsuffitd’admirerlespapillonsouleséléphants,lesmontagnesoulesvallées,lesfleuvesoulesrivières,lesocéansoulesbrasdemer,carapprécierlanaturec’estdéjà l’embellir. Et puis, ce n’est pas du grandiose qui est requis pour lacontribution,l’essentiel,c’estdenepasêtreceluiparquilemouvements’arrête,defairecequ’onpeut,dedéplacersonfagotdeboisousonfétudepaille.Ets’ilest trop lourd, maestro ? Fendez-le, découpez-le en morceaux, Descartes nedisait pas autre chose. Mais sachez que, fagot de bois ou fétu de paille, lapénibilité de la marche reste la même, car l’apesanteur, comme la pesanteur,menace le pas de qui veut atteindre la vérité de l’humain.Et vivre,maestro ?Vivre, ce n’est pas s’envoler comme une colombe et ce n’est pas non plussombrercommeunebouledeplomb.Ils’agitdetenirdebout,enéquilibre,entrelourdeuretlégèreté,entrejoieetpeine.Ils’agitd’apprendreàmarcher,grâceoumalgrétout.

Latêtepleinedequestionsetdetentativesderéponses,désireusederomprecegrandsilencequiprolongeaitmonmonologueintérieur,jequittailabaignoire,m’enroulaidansuneservietteetfilaiausalonmettredelamusique.Lesdécibelsfendaientlestympans,jeregagnailasalledebain.

—Alors,maestro,joue!Pourlabeautédurêveetpourlatenacetentativequiportelerêve,joue!Yosolóquierocaminar!Tada-tada-tadadan!martelais-jeenrythme.

Replongée dans mon bain, silencieuse, les yeux fermés, je me laissaisbercerparlamusique.Maismamutitécouvaitunegrandeagitation.Unetornadeéparpillait les clôtures que j’avais mis des années à dresser autour de mesémotions.Dansletourbillondelavie,ilfautparfoisunsouffledemarathonienpourassemblersesfétusdepaille.J’auraisaiméquemajournéesoitdeglaise,

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afin de la modeler à ma guise. Malheureusement, c’était une impitoyablehorloge, qui martelait mes tempes à intervalles réguliers, me rapprochantinexorablement du dîner tant redouté. Qu’on nous donne un escabeau pourtoujoursatteindreleshautesmarchesdelavolonté!

D’habitude, je lisais des heures entières dansmon bain,mais à cause decette encombrante invitation, j’étais trop préoccupée pour m’adonner à lalecture.Merendreàundîner,lecœurléger,legestesûr,lesourirefranc,leverbegai,lespapilleséveillées,j’enrêvais.Mais,enréalité,l’idéedeparticiperàcesassemblées, jugéesd’ordinairesansconséquence,déclenchaituneavalancheenmoi. Un vent d’hiver soufflait, gelait toute joie de vivre dans mon regard.Pendant que tout dégringolait au fond de moi, toute autre activité restaitsuspendue.Quepeut-onespérerd’unbain,quandc’estl’espritquinécessiteungrandnettoyage?

Il étaitplusque tempsdem’occuperduvisageque jevoulaisprésenteràMarie-Odile,celamedonneraitpeut-êtreplusdecouragepourmerendreàsondîner.Lessoinsexpédiés,jesortisenfindemalongueablution,maiscefutpourm’affaler sur le canapé. Les yeux rivés au plafond, je comptai mille cafardsimaginaires. Dégoûtée d’une telle vision, je préférai les paupières closes.Soudain,jecrusentendreunevoixquin’étaitpascelledelaPetite.Iln’yavaitpersonne, le coupde fil reçu laveillemehantait encore.LorsqueMarie-Odilem’avait appelée pour confirmer le rendez-vous, fixé à 19 h 30, elle avaitgentimentpréciséavantderaccrocher:

—Soisrelaxe…çavaêtresimple:cesera,commeondit,papamamanetlesenfants,enfin,tuvois,riendespécial,onseraenfamille.

Enfamille!Enfamille?merépétai-je,avecunsourireencoin.Lafamille,ce singulier si multiple. Que cherche-t-on exactement à vendre derrière ceslogan ? Les yeux résolument clos, je voyais pourtant des portes longtempscalfeutrées,soudains’entrebâiller,malgrémoi.Cen’estpasquenousdésirionsnous brûler les rétines à darder le soleil, mais c’est la lumière crue qui nousdessillelesyeux,quandnousnousserionsbienaccommodésdenospénombres.

Lafamille,sivousn’enparlezpas,pourdesraisonsquivoussontpropres,onvousenparle.Lafamille,c’estunsujetaussityranniquequel’avortementoula peine de mort, quelle que soit votre discrétion, il se trouve toujours uncambrioleurdel’espritpourvoussommerd’exprimerunavislà-dessus.Aulieudevoussauver,lesilencedevientunearêtecoincéedanslagorgequ’onaenviedecracherpourretrouverlasaveurdesjours.

J’auraispuécriredessagasautourdesmotsgrand-mèreetgrand-père;en

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revanche,papaetmamannem’inspirentmêmepasunsonnet.Siceuxquinousaccompagnent fertilisent le champ de notre poésie, les absents, eux, sont desmusesmortes.Biensûr,certainesabsencesstimulentlacréation;maisilenestd’autres qui, loin de tout lyrisme, nous attirent dans des canyons qu’il vautmieuxcontourner.L’ombrenecâlinepas,pasplusquelamerMortenedésaltère.Onabeaurelativiser,riennipersonneneremplaceceuxquidevaientêtrelàetqui ont fait défaut.On peut faire confiance à la plante de ses pieds et danserl’optimismesur les cendres,maisunecheminéeéteintene réchauffepersonne.Rien ne console de l’absence des parents et jamais ne vient l’âge de s’enremettre. Pour ceux qui ont vécu sans parents, la quiétude reste un vœu pieu.Dans l’adulte qu’ils deviennent vit et pleure un enfant qui attend toujours ladouceur d’une mère et la protection d’un père. On se voudrait alchimiste,capable demuer le sel en sucre et l’amertume en joie. On se voudraitmêmejardinier au pouvoir surnaturel, capable d’apprivoiser l’Atlantique et de fairegermerdejolisrêvessurchaquerivage.Onvoudraitaccueillirchaqueleverdusoleil avec le sourireetdesbouquetsmulticolores.Hélas,onne récolteque lafleurdeseldans lesmaraissalants.Papa,maman,cesont lesapocopesdemavie.Pourquoi?Apocopez!L’ignoranceestparfoissalutaireetplusélégantestdenepasendiredavantage.Lorsqu’onm’imposaitunediscussionconcernantlafamille,jeparlaistoujoursdemesgrands-parents.Àceuxquis’enétonnaientet,s’affranchissant de tout tact, s’obstinaient à m’interroger à propos de mesparents,jesouriais,dépitée,etrépondaisinvariablement.

—Pourquoin’avons-nouspastrouvélesdinosauresdéambulantsurterre?Onauraitorganiséd’immensessafaris,sansfusil,pourjoueràcache-cacheaveceux, hélas, c’est impossible.Ça aussi, c’est frustrant ! Je nem’en remets pas,maisjen’enparlepasnonplus.

Cette ruse, c’étaitma ligneMaginot,mamuraille deChine,mon bunkerémotionnel.Ainsi barricadée, je tenaismes curieux assaillants en échec. Si lenudisme est permis, aucune loi n’oblige personne à se dévêtir ! Pourquois’effeuiller,commesil’onn’avaitpasassezfroiddanslavie?Rideau!

Çavaêtresimple:cesera,commeondit,papamamanetlesenfants,avaitdit Marie-Odile. Comme si pareille configuration pouvait être simple ! Jem’attendais au pire : avec une telle tablée, j’imaginais bien qu’on essaieraitencore de me tirer les vers du nez. Quand les gens posent si facilement desquestions sur la famille, se doutent-ils seulement des plaies qu’ilsrouvrent ainsi ? Cet intérêt, purement formel, est parfois un rouet qui vrillel’estomac. Il serait plus sage de converser avec ses convives que de les

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persécuteraveccettecuriositémalsaineàproposdeleursascendants.Onvoudratoujours savoir si lepèrede tel ingénieur a inventé lemoteurde l’espritou lasoupapeducœur;siletempéramentaltruistedetelleinfirmièreluivientd’unedynastie affidée à l’Armée duSalut.Mais à quoi bon ?Est-ce que le père deHitler fourrait ses voisins dans sa cheminée ? Le docteur JosefMengele, sesparents l’avaient-ils initié à la vivisection des insectes avant qu’il s’en prenneaux humains ? D’ailleurs, l’hérédité et le mimétisme suffisent-ils pour toutcomprendre d’un être humain ? Ce que nous savons de Gnilane, la mère deSenghor, nous renseigne si peu sur l’œuvre du poète. Comme les muses, lesracines inspirent, mais elles ne sauraient donner à quiconque le soufflenécessaireàsaproprecourse.Àlalignededépart,onn’aquedespronostics:seule la performance accomplie sur la distance effectivement parcourue fait lechampion.Etmêmesinoussuivonstousdespistesdéfrichéespard’autres,rienn’estpluspersonnelqu’une foulée.Aussi, la réponseà laquestiond’où viens-tu ? ne sera jamais assez instructive pour dire qui nous sommes et où nousallons. Les profondeursmarines intéressent, mais ce sont bien les vagues quinousportentounousdéportent.Nulbesoindesonderlesabyssespourapprécierlabeautéd’unenavigation.Allongéesur lecanapé, jemedemandaisceque jepourrais bien répondre quand la maîtresse de maison me demanderait, entrel’entréeetleplatderésistance:

—Ettamère?Devantsonregardd’obstétricienne,ilmefaudrait,peut-être,fairelasourde

oreille, esquiver le sujet par un compliment de circonstance et une logorrhéeparfaitementpréméditée.

—Hum,délicieuse,tasalade!Qu’as-tumiscommeépices?Cepetitgoûtacidulé,duvinaigrebalsamique?C’estsisavoureux!Etpuis,lesparfumssontvraimenttrèsfins.Là,jenevoudraispastropm’avancer,maisj’ail’impressiondesentirdubasilic.Enfin,j’aimeraisavoirtarecette,mêmesijenesuispassûredelaréussiraussibienquetoi.

Pendant qu’elle me parlerait bulbes, écorces, feuilles et fleurs, avec uneprécisiond’apothicaire,elleenoublieraitmamère.D’autantplusqueSylvianeseraitlàpourdévelopperenherboristeavertie.CetteadoratricedeGaïa,féruedemédecinealternativeoualiénante,jenesavaisplus,etquiprescrivaitdesherbesà tous et pour tout, aurait certainement de quoi épuiser une heure. Je priaisseulementafinqu’elleoubliecettefaçonqu’elleademesupposerdesaraignéesauplafondetdevouloirm’ajouteraunombredesespatients,quirespirentdeshuilesessentiellessursondivan,sansguérirderien.Quoiquecasanière,j’avais

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suffisammentvécucegenredesituationpourcomprendrecombienlelassodesinquisiteursestdifficileàéviter.Pasd’illusiondonc, je savaisque la feintenemesauveraitpas,qu’entreleplatderésistanceetledessert,lemaîtredecéans,Jean-CharlesChaland,trouveraitpeut-êtreducouragedansleplidesaserviettepoursetournerversmoietpostillonner.

—Etvotrepère,ilfaitquoi?Ilobéiraitainsiàcettevolontéd’évaluationetdecomparaisonchevilléeau

corps des mâles dominants, puis recevrait la réponse comme le résultat d’unexamen.Enfonctiondesateneur,ilrentreraitlesépaulesoubomberaitletorse,en jetantàsonépouseunregardquisous-entendrait :Tuvois,mapoule, tuasfaitbonnepioche,jenesuispassimalqueça.Nosquatregossesontvraimentunpère,passeulementungéniteur…Saufqueça,cesontlesenfantsquidirontleur jugement, plus tard. Toujours allongée, à gigoter sur mes appréhensionscomme sur des punaises, j’envisageais différents cas de figure. Dans la boîtemagiquesousmoncrâne,laPetite,diablesse,trépignaitetmesoufflaitdéjàuneréponseenformed’assommoir.

—Monpèreetmamèrenesontpasresponsablesdemesamitiés!Ilsnevousconnaissentpasetseportentbiensansvous,foutez-leurlapaix!

— Ah non ! m’insurgeai-je. Je ne peux pas dire ça. Une telle répliquerefroidirait,certes,lemuseaud’unefouine,seulement,ellemeferaitperdremesamissur-le-champ.

—Alors,qu’est-cequetuvasleurdire?—Jen’ensaisrien,laisse-moitranquille!—Cen’estpasmoiquit’empêched’êtretranquille,c’esttoi-même.—Commentça?demandai-je,interloquée.—Tu veux jouer la grande fille ?C’est à toi de choisir : ou tu fixes tes

limitesettuenpaiesleprixoutuassumeslavéritépourenfinmarcherdroit,aulieudecontournersanscesse.

—Contournerquoi?—Cequetuneveuxpasdire!—Jene saisplus,onm’a racontédeschoseset j’aivudeschoses, enai

devinéd’autres,dontj’aidéduitd’autresencore,toutsemélange.Avecletemps,deuxseuleschosesnevarientpas:lerejetetlaterreur.

—Alors, affronte-les, assume-les, unebonne fois pour toutes.La terreur,regarde-la en face, identifie-la, elle passera comme un simple cauchemar. Lerejet, accepte-le, sois qui tu es pour de bon. Une marginalité assumée,revendiquée, n’en est plus une, elle devient une identité pleine et entière.

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Raconter ouvertement l’horreur aide à guérir ceuxqui l’ont subie et ne blesseplusquesesauteurs.Assume!

—Tuparlescommeunevieille,luidis-je.—Jenefaisquerépéternosdialogues,jet’accompagnedepuistoujours.Te

souviens-tu?—Jenepeuxpas.—Non, tuneveuxpas.Mais il lefaut.Tiens, je teprêtemonmasque, tu

verrascequej’aivu.Tul’avaisécritdansundetescarnets,maistuneveuxpluslelire.Alorsregardebien,aprèstudéciderasdeledireoupas.

—Non,c’esttroplong,etpuistonfoutumasquemefatigue!—D’accord,paslapeinedemecrierdessus.Allonge-toietfermelesyeux,

commeleSaltiguientranse,tuverrascequejevois.Nani,nani,nani!Écoute,écoute,écoute!

—Nanaame!J’entends!Àpeineavais-jefermélesyeux,quelaPetitemetransportaàsaguise.Sous

lespaupièresduSaltiguientranse,hier,c’estaujourd’hui.

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XVII

Soleilorangé,unedoucefindejournée,laPetiterevientd’unecourse.C’estveille de fête, l’Aïd-el-Kébir, beaucoup de natifs travaillant en ville sont deretouret laruecentraledeNiodior, leDingaré,grouilledemonde.Happéeparl’animation, la Petite s’attarde avec des camarades, qui, tout excitées, luidécrivent les habits que leurs parents leur ont fait confectionner pour la fête.Soudain,unesensationdemoiteurl’obligeàouvrirlamain.Lesnoixdecolasdemagrand-mère !Vite ! s’exclama-t-elle. Je vaisme faire gronder.Au revoir !Elle quitte aussitôt ses amies. Enmarchant, elle pense à son père. Elle ne l’aencore jamaisvu.Elle ignorepourquoi.Plus jeune, sagrand-mère luiavaitditqu’ilétaitpartipourunlongvoyage,qu’unjour ilviendrait lavoir.Alors,elleespère,surtoutàl’approchedesfêtes.

À quelque pas de chez elle, des voix attirent son attention. Des femmesflanquéesdebassinesvidesluiemboîtentlepas.Ellesvontauxpuits,échangeantdesnouvelles,commérantsurdiverssujets.

—TuasvulaPetite?Elleagrandihein!observelapremière.—Ehoui!Jesais,affirmeladeuxième,lavoisinedesagrand-mèrem’adit

qu’elleestprécoce,elleparledéjàcommeuneadulte.LaPetitesourit.Plusieursfois,sagrand-mèreavaitdûrabattrelecaquetà

des dames venues se plaindre auprès d’elle : trouvant les paroles de la Petiteinimaginablesdanslabouched’unenfantdesonâge,ellesendéduisaientqu’ellerépétaitdeschosesentenduesdelabouchedesesgrands-parents.

—Queveux-tu ?murmure une autre, avant de s’approprier unproverbe.Lesplantesvénéneusespoussentplusvitequelemil.

LaPetitetrouvecesallusionspaysannesbizarres.Jen’airiend’unvégétal,moi,sedit-elle,mêmesipousserremplaceparfoisgrandir,commeditlemaître,jenemetrouveriend’uneplante.

—Tuesaucourant?enchaîneunedeuxièmevipère.Sonpèren’aplusleculotdedébarquerici.Lafoisoùilestvenu,iln’apaseuletempsdetraverserlevillagejusqu’audomiciledesgrands-parents.Leshommesontapprissonarrivéeetcertainsl’ontcoursépourluiréglersoncompte.

LaPetiteavalesasalive,foncechezellecommefuyantdeshyènes.Dansle

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sableplat,blanc, finetporeuxdeNiodior, lespasdesménagèrescreusentauxrêvesdesenfantsdestombesplusprofondesquelespuits.

— Nanou, nana ! Qui a entendu une fois a entendu pour toujours !claironna la Petite, d’une voix taquine. Tu comprends maintenant pourquoiNkoto n’aimait pas écouter la chanson Nijaay ? Celui qu’elle aurait voulucommeNijaay, celuipourqui elle aurait voulu chanterLiti-liti, c’est l’hommequi,pendantlongtemps,futpersonanongrataàNiodior.C’estluiquiétaitsurlaphotod’identitéqueNkotoregardaitencachette.

Laphoto?Jesortisdemaléthargie,bondisducanapéetquelquespasmesuffirentpourreveniravecunalbum.

—C’estquoi,c’estquoi?s’agitalaPetite.—Unalbumdephotos.—Merci,jenesuispasaveugle!Maistupeuxm’expliquer,d’oùvient-il,

puisquecen’estpasletien?Enfévrier2001,aprèscinqannéesd’absence,jesuisalléeauSénégal,voir

Nkoto,quiétaitalorsgravementmalade.Avantdemourir,lelendemaindemonarrivée, elle avait pris soin, laveille au soir, dem’offrir sonalbumdephotos.Elleavaitseulementdit:

—Tiens,tuletrouverasdedans,ilestrestédansmoncœurtoutemavie.J’ignoraisdequoi,dequielleparlait.Pourtant,uneidéem’avaittraversée,

quejepréféraigardersecrète,carellemeparutincongrue,aprèstantd’années,oùNkotoavaitdû,stoïquement,fairedesaviecequ’onluiavaitditd’enfaire.J’étaisperplexe,maiselleétaittropfaiblepourêtresoumiseàuninterrogatoire.Encore une fois, le silence mangea nos mots, avant de la manger elledéfinitivement.RentréeàStrasbourg, j’euslecourage,biendesmoisplustard,de fouillerminutieusement l’objet légué.Sous l’undecesclichésde supposéejoiefamiliale,ilyavaitlafameusephotod’identitéqu’elleavaittoujoursgardée.Aucundéménagement,aucuneinondation,aucunincendie,aucuneinattentionnel’avaitjamaisdépossédéedeceseulboutdepapier,quiluirestaitdel’amourdesavie.DixansaprèsledécèsdeNkoto,parlantautéléphoneavecl’hommesurlaphoto,jerelevai:

— Tu te rends compte ? Elle a gardé ta photo pendant presque trente-troisans!

Ilrestaunmomentsilencieux,puis,lagorgeserrée,ilmurmura.—Non,trente-quatre,jeluiavaisdonnéunanavant,avant…—Oui,bon,d’accord,unanavantmanaissance,tupeuxledire,çaneva

pas déclencher un incendie, plus maintenant, enfin, j’espère. Donc, elle l’a

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gardéetrente-quatreannéesdurant!Maisoutreceboutdecarton,queluias-tudonnéd’autre,àpartdesennuis?Mais, tuterendscompte?Sais-tucommentelleavécu,pendanttrente-quatreans?Etmoi,danstoutça!

—S’ilteplaît,aunomdeRoog,nedisplusrien,implora-t-il.Tusais,tuesnéeet…et,c’étaitsicompliqué, j’aiattendu,attendu, tantd’années, jepensaisque…puisnon,puis…puis, jemesuis finalementmarié.Tucomprends,pourmoiaussi,c’estpareil,jen’aijamaispu…enfin,jenel’aijamaisoubliée.Mais,tusais…Tusaiscequis’estpassé.Jet’enprie.

Non, cen’était sûrementpaspareil !Luin’a certainementpas idéede cequ’elleadûendurer,toutesaviedurant!Jenesavaispeut-êtrepastout,mais,luiaussi,lesilencemangeasesmots,ilétaitbeaucouptropémupourm’endiredavantage,jeraccrochai.Lesmotsabsents, leshistoiresqu’onescamote,qu’onne raconte pas à temps, c’est comme le poisson qu’on laisse pourrir, arrivetoujourslemomentoùl’onnepeutplussemettreçaenbouche.Decequis’étaitpassé,autourdemavenueaumonde,jen’avaisjamaiseuquedespetitsboutsàintervallesirréguliers.Depuistoutepetite,jeramasseetjuxtaposedesbribesdecettehistoire,j’ajustedesmiettesdeviepouressayerdecomprendretoutcequimanqueàlamienne.Enfant,puisadolescente,ilm’arrivaitdecroireunechoseet d’en douter le lendemain, de souffrir des ouï-dire, avant de m’en moquerroyalement.Maintenant,mêmesijen’aipastoutcompris,jecroissavoiràquoim’en tenir : en 2001, quelques jours après le décès de Nkoto, un oncle, quivoulait commeà sonhabitudem’imposer ses quatre volontés – puisque, à sesyeux,unebâtardenemériteaucunégard–,écœurédemevoirluitenirtête,luiparlantderespectetdedroitshumains,mehurladessus,toutrévulsé.

—On aurait dû te laisser crever à ta naissance ! Ton père, si je l’avaisattrapé,jeluiauraislogéuneballedanslatête!

Sans me démonter, je lui demandai s’il n’avait pas quelque scrupule àregretterencoremanaissance,surtoutdevantmoi,unefemmedetrente-troisans,àl’époque,quiluidonnaitdutontonavecuneataviquerévérenceetluifilaitdesliasses de billets de banque pour régler ses multiples problèmes. Alors ilvociféra,commeletyranqu’ilatoujoursété.

— Tu le fais, parce que tu dois le faire ! Ce n’est pas ton père qui t’anourrie!Nonseulementilestinutile,maisils’enfichequetuvivesoupas.Quesait-ildetoi?Ont’auraitdonnédufumieràbouffer,ilnel’auraitmêmepassu.

— Oui, je sais, on me l’a assez répété, rétorquai-je calmement, grâce àRoog,cesontmesgénéreuxgrands-parentsquim’ontnourriedeleuramour.J’aigrandi avec le poisson demon brave grand-père et le couscous dema douce

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grand-mère.—Ehbenoui,c’estcequejetedis!Tunousdoisça!Tunousdoistout!

Onauraitputelaissercreveràtanaissance!Sitesgrands-parentst’idolâtrent,tepourrissent,sachequ’iln’estpastroptardpourterejeter.Tun’existesqueparetgrâceà ta famillematernelle,alorssansnous, tun’esrien!Et tuneserasriensansmoi!Tum’entends?Situnem’obéispas,jepeuxtebannir,temettreaubanc!Tum’entends?

Chiche !pensai-je.Alorsqu’il attendaitcertainementdemoi l’effroid’uncondamné à mort, une crise de larmes et une capitulation immédiate, je luirépondis,sansciller:

—Tonton, sima présence t’encombre, je peux passer le reste dema viesansplusjamaistedérangeret,crois-moi,j’aiaumoinsl’honneurdemaparole.

Sansmoi, tu ne seras rien ! répétait le tyran, aveuglé des ténèbres de sasuffisance et Roog l’écoutait. Et ça se dit musulman, traîne des chapelets,comme l’aveugle sa canne, et va à La Mecque, comme on s’achète desmédailles.Toujoursleprestigedustatutetsipeudevertu.J’aiapprislefrançaispour pouvoir communiquer avec les francophones, alors, comme tonton se ditcroyant, lux mea lex, allons voir dans le livre saint qu’il exhibe pendant sonostensible ramadan.Mais connaît-il le sageLuqmān?Car, si vraiment l’islamestsafoi,quen’a-t-illuleCoran,aumoinsjusqu’àLuqmān,latrenteetunièmesourate,dont leverset trente-quatreditque :«Laconnaissancede l’Heureestauprèsd’Allah;etc’estLuiquifaittomberlapluiesalvatrice;etIlsaitcequ’ilyadanslesmatrices.Etpersonnenesaitcequ’ilacquerrademain,etpersonnenesaitdansquelleterreilmourra.Certes,AllahestOmniscientetParfaitementConnaisseur.»Ceversetauraitempêchéunbonmusulmandeproclamercequetonton réitérait, depuis tant d’années :Sansmoi, tu ne seras rien !HeyRoog,quelle vanité, cher tonton ! Tu t’imaginais, sans doute, dosant l’acidité de lacompotedemangueavec laquelle tusouhaitais remplirmoncrâne?Hélas, tessagesetgénéreuxparentsyontmisautrechosequel’écoledelaRépubliquenepouvaitquerenforcer:undésirdejustice.

Pendant que le seigneur autoproclamé fulminait, gesticulait, vitupérait,postillonnait, menaçait, j’étais partie, le cœur plus léger qu’à l’accoutumée.Nkotoestmorte,pensai-je,c’étaitellel’otage,pasmoi.Sonéducationavaitfaitd’elleunepoupéequiditoui,ouiàsesfrères,sesoncles,àsonmari,auxaînés,même lorsqu’ils étaient injustes avec elle. Et moi, l’école a fait de moi unelectricedeSimonedeBeauvoir,forcément,lesjeuxétaientfaits,l’oncleavaitunautretypedefemmedevantlui.Cen’étaitquepourfaciliteràNkotolarelation

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avecsontyrandefrèrequej’avalaisdescouleuvreslonguescommedesbrasdemer,maintenantqu’ellegoûtaitenfinaureposéternel,jen’allaispasattendredela rejoindre pour prendre du répit. Dehors, un soleil radieux flottait surl’immensedrapbleuqueRoogtientau-dessusdetoussesenfants,aucuneombrene masquait le sourire que j’adressais à la liberté. Un vent frais soufflait,soulevaitmestalons,séchaitmeslèvres,ilavaitundélicieuxgoûtdedélivrance.Àmaréaction,détachée, l’oncleavaitcomprisqu’ilavaitperdu touteemprise,qu’il était, désormais, bien seul à craindre encore ce chiffon rouge, qu’ilm’agitait au nez, depuis si longtemps.Avec la traditionmatrilinéaire, en payssérère, où le statut social se transmet par la mère, l’enfant appartient au clanmaternel,decefait,unonclematerneldisposedeplusd’autoritéqu’unpère.Etl’oncle,sic’estunemeule,gareàvotredos!J’étaisélevéedanscetesprit,mais,à force d’entendre, à la moindre friction, ce chantage à la rupture, je laconsidérais inéluctable et l’acceptais, y voyant même la voie de mon salut.Incroyable,laprétentiond’unindividuquipensepouvoirdéciderd’unerelationde manière unilatérale. Comment ce petit despote pouvait-il espérer mesoumettre indéfiniment à son arbitraire ?Memenacer demegarder oudemerejeter, telleuneépousequ’onrépudie,commesi jenepouvaispas,moiaussi,décrétersonextractiondemonexistence,oùilsedressaitcommeuncactus,etqu’ilavaittoujoursjugéecoupable.Commentavais-jepusupporterça,pendanttantd’années?Onnousapprendlerespect,lesensdelafamille,onpasseainsides décennies à serrer les dents, à subir une autorité inique et parfaitementdéloyale, quand une seconde de lucidité suffit à nous débarrasser des fers.Enréalité, les colères de l’oncle outrepassaient ce que je faisais ou pas, ellesremontaientd’avantmanaissance,certainementdèsl’annoncedel’incendie, lagrossessedeNkoto.Ilreprochaitégalementàmesgrands-parentsd’avoirfaitdemoileurpetite-fillepréférée,mêmeenmaprésence.Lespauvressedéfendaient;couvantdesyeuxlesujetdulitige,l’unoul’autreosaitunefrancheexplication,quin’étaitjamaispourplaireautyran,carilvoulaittoutlemondesoussabotte.

—Mais que veux-tu ? Les autres, tes enfants, puisque c’est d’eux qu’ils’agit,nous tenonsaussiàeux,maisonlesvoitsipeu,par ici,et jamaisassezlongtemps,cesontdescitadins.Et,puis,cettePetite,c’estquandmêmeellequivitavecnous,ellen’aquenous,elleabesoindenous.Çanetefaitdoncriendesavoirqu’ellen’apassesparents,quandtoituastespetitssouslesyeuxet,Dieumerci, tu as les moyens de faire tout ce qu’il faut pour eux ? Nous, nousessayons simplement d’offrir ce que nous pouvons à cette Petite et c’est bienpeu,comparéàcequetufaispourtesenfants.Regarde,sijeuneencore,elleva

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déjàpartout,àDakar,jusqu’enGambie,pourfairelabonnependantlesvacancesetfinancerelle-mêmesesétudes.Tuauraispul’aider,maistunelefaispas.Tafemmelavoulaitchezvous,maisuniquementcommepetitebonne,orlaPetitevaàl’école,elleytient,elleveutcontinuer.Quandjet’aiditdel’amenercheztoi,delascolariseravectesenfants,tuasrefusé,medisantquec’étaitdéjàassezdelogeretnourrircetteenfantdelahonte,maiscettegossen’yestpourrien,sihonteilya,c’estcelledetasœur.Cen’estpasàcettePetitequetudoislefairepayer.Oui,Rooga faitainsi,c’estnotrePetite.MaisRoogest témoin,sinousl’aimonstropàtongoût,sachequ’ellenouslerendbien.Mêmelorsqu’ellepart,oùqu’ellesoit,ellen’est jamaisenpaixsansnous.Quellequesoit ladistance,cettePetiterevientsanscesse,elleaumoinssesouciedenous…

Cesparolesirritaientencoreplusledictateur,etsonépouse,dontlajalousieestune tumeurquigrossitenelledepuisque je laconnais,saisissait toutes lesoccasions pour jeter de l’huile sur le feu.Avec les années, sa jalousie n’a faitqu’empirer,saméchancetéaussi.Siçacontinue,lapauvre,onverraunjourdesbranchesdebaobabluisortirparlabouche,lesnarines,lesoreillesetpeut-êtremêmeailleurs.Àmoinsquelagalen’aitraisondesoncœurétroitquinecessedeladémanger,dèsquequelqu’unquin’estpaslefruitdesesentraillesvabien.Avec les mêmes crocs, les deux hyènes allaient bien ensemble. Le fiel demadameallaitdepaireavecl’injusticedemonsieur,quisefaisaittoujoursfortdematerlabâtardeindocileettoutautremembredelafamillequiosaitmoufter.

Même legrand-père semettait à bégayerunpeuplusdèsque ceuxde laville débarquaient dans sa grande concession, d’habitude si paisible. Lui,d’ordinaire si placide, qui, lorsqu’il était seul avec nous au village, maîtrisaitsuffisamment son souffle pour nous chanter parfois d’hilarantes ritournelles,devenait fébrile et taciturne dès qu’il sentait l’angoisse peser sur ceux quifaisaient son bonheur quotidien. Comme il n’avait pas peur de remettre unpharaon à sa place, il intervenait lorsqu’une situation lui semblait intolérable.Maisdes injustices, il y enavait troppour sanaturediscrète, point encline aubavardageinutile.Las,ilsetaisait,réfléchissaitàuneautremanièrederedresserlestortsquiheurtaientsasensibilité.Alors,quandçacriait,morigénait,hurlait,cognait,mondouxpêcheurserrait lesmâchoires,semettaità l’écart, radoubaitsonfilet.Sesmainsallaient,venaient,onlecroyaittoutàsonouvrage,maiscesontsesidéesqu’ilmaillait, jouraprèsjour,pourrafistolerlaviedeceuxqu’ilsavaitperdussanslui.

Sûrdesonhégémonie,lemaîtreducirque,notrecherdompteur,entendaittenirsesbêtesetillestenait,fermement.Toutlemondeenavaitpleinledosdes

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ordres et contre-ordres, toutes ces tensions qui gâchaient nos nuits et nosjournées. Alors, prêt à beaucoup pour la paix, et, surtout, afin de ne pas tropajouter à l’inquiétude des grands-parents, on s’écrasait, avalait les galets, enattendant que l’orage passe.Et quand la foudre ne frappait pas, ce n’était quepartieremise.Pasletempsd’unouf!Dèsqu’ilsétaientlà, jepouvaismarchersur unœuf cru sans le casser, tant j’étais suspendue à leur volonté.Quand cen’étaitpasmonsieurquidécrétait legoûtdema journée,c’était sonépouse, laprétentieuse qui comptait si peu d’amis au village. Leurs crises d’autorité nelaissaientderépitàpersonne.Qu’est-cequetufoutais?Lesenfantsetmoi,nousavonsattendutroplongtempsl’eaupourladouche!Pardon,tante,c’estquejepréparais le déjeuner avant et, comme il y a beaucoup demonde… Ferme tagueule, il n’y a que toi de trop, ici ! On ne te demande pas d’explications.Pardon, tante, demain j’irai au puits aux aurores, si c’est ce que vous voulez.Mais,ferme-la,fais-le,c’esttout!Cen’estpascompliquécequ’ontedemande,non ? Alors, si je t’entends encore broncher, khane khomatilôme, tu verras !Pardon, tonton. Le café au lait et le pain beurré c’étaient pour eux, latraditionnelle bouillie de mil grise de ma grand-mère pour nous autres, lesbouseux de la campagne. Évidemment, ces deux régimes alimentaires sous lemêmetoit,çachoquaittoutlemonde,saufeux,quirégnaientsurlepetitpeuplevillageois, qui les accueillait et les servait. Pendant leur séjour, ils tenaientl’équerreetlecompasquitraçaientnosvies,ainsiquelapalettequidécidaitdelacouleurdenosémotions.Ladoucevoixdelagrand-mère,c’étaitlapommadesur le cœur et sur nos joues souvent meurtries. Grâce à elle, à son regardcompatissant, je neme plantais pas avec ce couteau qui écaillait sansmoi lepoissondesrepasduchefetdessiens.Quelirresponsable,celutteur!pensais-jeparfois,àdisséminersesspermatozoïdesimmortelsàtraverslacontrée,sanssedemandercequ’ilsdeviennent!Peut-onappelerçapère?Mais,oùétait-il?Quilogeait-il ?Qui nourrissait-il ?Qui soignait-il ? Est-ce que sa voix était aussieffrayantequecelledutyranouaussidoucequecelledemongrand-père?Quoiqu’ilensoit,jen’appelleraijamaiscefantômepapa!Quiprotégeait-il,pendantqu’onmefaisaitregrettermavenuedanscettesaloperiedevie?Ilsvontbientôtpartir, me soufflait ma grand-mère, pleine de commisération, lorsque nousallions nous coucher. Et parce que quand je gémissais, c’étaient ses yeux quis’imbibaient, je serrais encore les dents. En attendant, les roiteletscommandaient,ons’enaccommodaitpourallégerl’atmosphère.

Ilspensaientauxspécialitésculinaires,nouslespréparionsetlesservionsàl’heurequ’ils exigeaient. Ils se plaignaient de la chaleur, se douchaient trois à

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quatrefoisparjour,nousmultiplionslesallersetretoursauxpuits,àn’importequelleheuredelajournée.Ilsvoulaientdescerclescarrés,nousleurfaisions.Ilsvoulaientde l’eaudéshydratée,nousen trouvions,etmêmes’ilsavaientvouluque leur lait dumatinne soit pasblanc,nous aurions certainement trouvéunesolution.

Tropbienobéi, ledompteurenoublielesgriffesdulion,quirestetoutdemêmeunfauve.Athiahi,par-ci!Athiaha,par-là!Pourtant,mêmel’ânesse,quioffre son échine stoïque, peut soudain semettre à donner des coups de patte,maisceuxquichargentlacharretteysongent-ils?Unâne,c’estbêtecommeunâne, parce que né pour n’être qu’un âne, forcément, il a besoin d’un maître.Han !Han !Han !Ce n’est jamais pris pour une complainte, un âne, c’est sistupide,çan’apasd’étatsd’âme.Mêmes’ilestrécalcitrant?Han!Han!Han!S’ilregimbe,ilsuffitdequelquescoupsdecravache,penseledompteurn’ayantjamaisaffrontéunânequiresteausoletfaitlitièredesonobéissance.Athiahi!Athiawaye!Quenenni!Lespattespliéessoussonventre,bourricotimposelesvacancesquepersonneneluiaccorde.Cen’estqu’unâne!Maisentrel’ânetêtuetceluiquis’acharneàluitirerlabride,lequelestplusbête?Han!Han!Han!

—Tiens,tuimitesbienl’âne,m’interrompitlaPetite.—Hey,laisse-moi!Allez,unpeudemusique,KédodeJaliNyamaSuso,

c’estparfait.Maintenant,jevaismefaireunthé.—Dis,l’espritdetongrand-père,Saliou,planerait-ildanscesalon,luiqui

n’aprisl’avionquepouralleràLaMecque?— Eh, oui ! Figure-toi qu’il est partout où je suis, il avait promis de

toujoursm’accompagner,ilm’arrivemêmed’entendresavoix.—C’estça!Maispuisque tufaisparlerunâne,celanem’étonneraitpas

quetuentendesaussilesmorts.Aufait,tonâne,àmonavis,iln’avaitpasbesoinquedefoinpourcontinueràtenirdebout.Puisqu’ilparlaitetvoulaitseulementmarcher,luiaussidevaitsedire,tusais…Euh,c’estcommentencore?Tusais,commedanscettechansonquetuécoutessisouvent…

—Yosóloquierocaminar,lachansondePacodeLucia?—Oui,c’estça!Alors,tada-tada-tadadan!Avanceunpeu.Commentfinit

tonânerebelle?Paslespattesàl’air,dis-moi?—Maistulesaisbien.—Oh,non,j’aiuntroudemémoire!Jepréfèrequetumeracontes,jet’en

ai pasmal rappelé, des histoires, c’est à ton tour. Si tu acceptesma présence,nousdevonstoutéclaircir,unefoispourtoutes.

—Unevraiepunaise,tunemelâcherasdoncjamais?Bon,d’accord,mais

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jesuisfatiguée,jevaisd’abordmefaireunthéàlamenthe,jenet’enproposepas,puisquetun’assoifquedemots.

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XVIII

Dégage demon dos ! crie l’âne qui se cabre,mais le dresseur entêté nel’entendque lorsqu’il se retrouveseulauboutdesa laisse.Unbourricot,c’eststupide, mais il sait au moins se ruer vers l’horizon, car ses pattes, mêmefourbues, sont toujours capables de le porter vers la liberté. Et tada-tada-tadadan!

Illégitime,devais-jedoncpourautantaccepterlestraitementsillégitimes?Me résoudre à n’être que le souffre-douleur et la chose utilitaire de ceuxauxquels tout était promis, quand l’oncle jugeait toutes mes tentatives deprogressiondanslavieabsolumentridicules,pire, illusoires?Savait-il, lechertonton,qu’élevéeparsonsibravepère,unGuelwaarlibreetjuste,jenesaispas,n’ai jamais su faire lepasde l’oie?Car leplomb,moncourageuxgrand-pèrepêcheur ne s’en servait pas seulement pour lester ses filets, il en mettaitégalement dansma cervelle, surtout quand ilme voyait désespérée par le sortquem’infligeaientceuxquinetiennentdeluiquelenom.

—Sounkoutounding,monpetitmatelot,medisait-il,n’attendspasqu’onterespecte.Respecte-toi,bats-toi!Et,unjourviendra,mêmes’ilsnet’aimentpas,ils seront bien obligés de te respecter, car c’est toi qui fixeras tes limites. Ladigniténesequémandepas,c’estuneconquêtedetouslesjours.Alors,redresse-toietlutte!Apprendsàavoirlepiedmarinettumènerastaproprebarque,oùetcommetuvoudras.Tutrouveraslapaixoùtupourras,mafille,mais,oùquetusois,promets-moidetoujoursreveniràNiodior.

Évidemment, je luipromettais.Àdouzeans, fatiguéede raser lesmursetlaminéeparlesbrimades,dugenre:Fermetagueule,ici,cen’estpaslamaisonde tonpère… je luidisque jevoulaismapropremaison.Trèsémuparun telsouhait,àcetâge-là,oùjefuguaisdéjàaprèschaquebastonnade,ilfit toutsonpossible pour satisfaire ma demande. Persuadé que ceux qui me tenaient àl’étroitetmebattaientrégulièrementmechasseraientaprèssamort,ilm’octroyaunterrain,surladunequisurplombelapetiterivièrediteMbélala,etfitdemoilaplusjeunepropriétairedeNiodior.Pourl’emplacement,toutàl’estduvillage,bienàl’écartdesaconcessionfamiliale,maisdanssonaxedirect,ilmeditqu’ilavaitvu l’endroit idéalen rêve ;celamefit sourire,mais lapoésied’une telle

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visionnepouvaitquemeplaire.Enréalité,ilnevoulaitpasquemamaisonsoittrop loinde lasienne.Portépar lemêmeélan, iloffrituneparcelle,prèsde lamienne, au filsd’unede sesnièces, Jahanora.Legarçon,unpeuplusâgéquemoi, ayantunehistoirequasi similaire à lamienne, subissait un sort identiquedans une famille du même quartier que nous, àMbineMaak. Dans la mêmepériode vinrent des étrangers, qui n’avaient pas d’attaches sur l’île. Mongénéreuxmarin les accueillit, les hébergead’abord chez lui, puis, comme leurséjourdurait,illeurdonnaunterrain,oùilsviventencoreaujourd’hui,c’estunefamilleoriginaireduMali,quiparlemaintenantlesérèreetmariesesenfantsàdesbeautéslocales.Précautionneux,monbraveprotecteurallajusqu’àchoisiretimposer,auvillage,mesfutursvoisins.Ainsi,touslespropriétairesdesparcellesquientourent lamiennesontdesprochesauxquelsilafaitpromettredeveillersurmoi.Desannéesd’étudesplus tard, jecomprisqu’ilme fallait absolumentm’occuperdespapiers,destitresfonciers,afindesauverlaparoledemongrand-pèredesfauconsdel’héritagequi,d’ailleurs, lemomentvenu,en2001,nemecédèrent même pas un bonnet en souvenir. Peu importe, j’avais déjà le cœurpleindelui,c’étaitencoremieuxquecequelesrapacessepartagèrent.Ilestdessouvenirs qui redressent la colonne vertébrale et maintiennent en vie, cessouvenirs-làvalentplusquetouslestrésorsdumonde.

Cetété,oùmongrand-pèrem’offritleplusbeaucadeaudemavie,untoitlégitime, nous allions ensemble, dans sapirogue, couperdubois depalétuvierpourclôturer le terrain.Par lasuite, ilyconstruisitunepetitecaseenbois,unbungalowetdeconfortablestalaanes,desbancstissésdebranchesdecocotiers,oùnousprîmesl’habituded’allerhumerl’airdubrasdemer,situéseulementàune centaine de mètres, et prolonger notre conversation. Il y passait tout sontempslibre,àétoupersonfiletdepêche,réparerlaclôture,planterdescocotiers,des fleursetmêmeuncerisiercitronné.Quand lapluiese faisait rare, ilallait,assidûment,arroserlesplantsavecl’eaudupuits,qu’ilavaitlui-mêmecreusésurplace. Les gens, qui se rendaient aux champs ou aux jardins maraîchers,s’arrêtaientpourlesalueretpartagerunpetitmomentdediscussion.

—Vousêtestémoins,leurmartelait-il,ici,c’estlamaisondemaPetite.Elleconstruiraplustard.

À ceux qui lui soutenaient que j’étais encore beaucoup trop jeune pourposséder unemaison, surtout d’une si grandedimension, ouque, denos jours(c’est-à-dire depuis l’article 515 du code de la famille de 1963), les terres setransmettentauxgarçons,ilrépondait,avecunsouriredéterminé:

— À la suite de mon prénom, Saliou, il y a celui de ma chère mère,

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Ndoukou,pasceluidemonpère,etc’est lecasde tous ici.NoussommesdesNiominka, chez nous, les terres sont à la lignée et celle-ci se transmet par lesfemmes, pas par les hommes, qui eux, iront agrandir une autre lignée. Or,commevouslesavez,lamèredecettePetite,c’estmaproprefille.Etpuis,maPetite,cen’estpasqu’unefille,commevousdites, je laconnaisbien,vousnel’avezpasvueenmer,c’estunefillequisebatcommeunhomme!Tenez,parexemple,elleveutétudier,ehbien,elle travailledéjàpoursesbesoins,commeunegrande!Combienparmivosgarçonsenfontautant?Jesaisque,plustard,monpetitmatelotconstruiracettemaisonet,Inch’Allah,plusjamaispersonneneladélogera,mêmeaprèsmamort.Iln’estjamaistroptôtpourprévoir.Personnene fera de mon sang un sans-abri. Si elle ne peut revendiquer un domicilepaternel à Niodior, ce qu’on lui fait assez remarquer, elle pourra habiter sonproprechezsoi,c’estencoremieux.Monpetitchampvauttoujoursmieuxquelevastechampdemonpère.Ehbien,maPetites’occupedéjàdusienpourl’aveniret, croyez-moi, elle saura y faire pousser ce qu’elle voudra, avec sa propresueur!Siellenepeutcomptersurpersonneici,aumoins,jesaisqu’ellesauracomptersurelle-même,c’estcertain.

Cethomme, c’étaitmaconsolationpersonnifiée.Sa foi enmoi suffisait àmemotiverpourtoutelavie,neserait-cequepournejamaisledécevoir.Àsescôtés,monsourires’élargissaitetjesentaisdeséchassesmehisserplushautqueles cocotiers de Niodior. L’amour, ça vous grandit et ça raffermit le pas.D’ordinaire,ilneparlaitpasbeaucoup,maiscesparoles,àcetendroit-là,c’étaitsafaçondemoucherélégammentleshypocrites,quifaisaientdescourbettesaudignitairequ’ilétaitetmestigmatisaientdanssondos.Or,àNiodior,danslelitdel’Atlantique,lespotins,quiallaientetvenaientaveclesmarées,nepouvaientéchapper à ce vieux pêcheur, qui décodait lemurmure des vagues. Parmi sesauditeurs,ceuxquiétaientplusaucourantdemasituationfamilialeopinaientdubonnet,lesautres,médusés,partaientencommentant.

—Hey,Sarr !CevieuxSaliouNdoukou, sa petite-fille lui fera perdre latête…

Et moi, je tenais mon héros pour l’éternité. Pourquoi suis-je doncGuelwaar?Sij’avaisletalentdesgriottesGawlos,j’auraischanté,toutemaviedurant, les louangesdecethomme,envoyéparRoggpoursortirde toutesmesdétresses d’immenses joies. Que le monde sache que j’ai rencontré un dignereprésentant du genre humain, c’était Saliou Ndoukou Sarr de Niodior, priezpourlui.Carilpriait,priaitencore,maiscroyaitaussienl’humain,aupointd’enfaire soncombat. Iln’essuyaitpasquemes larmes,beaucoupvenaient trouver

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protectionetsolutionàleurssoucis,soussonaile.ÀNiodior,depuisavril2001,jenesuispasseuleàlepleurerencore.Siquelqu’unendoute,qu’ilailledonclà-bas etparlede lui, on lui livrerauneépopée, en rienexagérée.C’était l’étoileradieuseducieldemonenfance.Mesouvenirdeluimeréconcilieaveclesnuitsde cauchemars et les aubes sans lumière. Avec lui, dans mon cœur, je nemanqueraijamaisdelumière.Cartoutelumièremerappellesonsourireéclatantetsesyeuxpleinsd’amour,àrendrelesoleilpudique.Restéseulavecmoi,dansmon chez-moi, devenu possible grâce lui, il complétait sa tirade de révolté,comme une confidence, la voix brisée, les yeux dans les mieux, le souriretoujourstendre.

— Moi, Saliou Ndoukou Bana Nokhoye Sarr ! lançait-il, amorçant sonarbre généalogique de Jahanora, connu dans le terroir. Hum ! Les temps ontchangé, voilà qu’on ose demander àma petite-fille de pousser son pied d’unemottedesable!Ah!LesBlancsontgâchécepays!Ilsontremplacélesvaleursdenospèrespardes articlesde loiqu’eux seuls connaissent.Apprendsbien àleurécole,mafille,tufinirasparlescomprendrecesloisdeSenghor,etceserabienpourtoi,puisquec’estdanscemondequetuvivras.Sic’estavecçaqu’ilsvontdirigerlepays,tudoissavoirafindetrouvertaroute;pournousautres,lemonde n’est déjà plus le même. Si l’histoire de tes ancêtres ne peut plus tepréserver,ilfautbienconnaîtreleursnouvelleslois.Ainsi,monpetitmatelot,tupourrastedébrouilleraveceux,avecousansprotecteur,quandjeneseraipluslà.

Jen’aimaispasentendreladernièrepartiedesaphrase, il leremarquaitàmonregardréprobateur.Soudainému,ilseraclaitlagorgeet,articulantchaquemot, il m’expliquait la réputation des Sarr Guelwaar et leur devise : SarrMboundouCoumbaDiamKangou,ONdianko yaale lang fa gnaame. Sarr, adiabanga diabe foope. Nda a fognanga a fogne ba fabite – les Sarr deMboundouCoumbaDiamKangou,ODianko,détenteursdesterresetdesvivres.LesSarr,quandilsacceptentquelquechose,l’acceptenttotalement.Maisquandilsrefusent,refusentcatégoriquement.

Il me racontait ensuite comment ses ancêtres, descendants des GabouÑanthios, des princesmandingues réputés courageux et jaloux de leur liberté,sontvenusduroyaumeduGabou,situédansl’actuelleGuinée,auSine-Saloum,oùilss’unirentauxSérèresquiyrégnaient, faisantdenousdesNiominka,desSérères,maisavecunelanguesérèremélangéeaumandingue,contrairementauxautresSérères,horsdelarégionduGandoune.Aujourd’huiencore,beaucoupdeNiodiorois comprennent et parlent couramment mandingue, comme dans ma

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famille.Soucieuxdetransmettresamémoire,mongrand-pèremeracontaittoutce dont il se souvenait. J’ignore s’ils vont vous enseigner tout ça à l’école,s’interrogeait-il souvent, puis il préférait continuer. Des années d’études plustard, atteinte d’une manie archiviste toute française, je memis à prendre desnotes, compte tenudes limitesde la traditionorale, entreellipses,prolepsesettrous de mémoire, je projetais d’effectuer des recoupements avec les textesdisponibles.LesSarrGuelwaar,disait-il,avaientacquis,depuistrèslongtemps,une réputation de droiture et d’exigence morale, qui fit d’eux des membresrespectés du Grand Conseil des Lamânes, la plus haute juridiction dans lesroyaumes sérères du Sine-Saloum. Chaque fois, je me laissais emporter,émerveillée par ses récits que j’écoutais comme des contes, le regardant luicomme le représentant d’une autre époque. Comme s’il devinait ma distanced’enfant de la République senghorienne, ilme rappelait que lesGuelwaar, entenaces guerriers, conservèrent leurs titres et royaumes durant toutes lesdominationssubiesparl’Afrique,mêmependantlapériodecoloniale,ledernierroisérère,MaadaSinigMahecorDiouf,néen1924,n’étantmortqu’en1969.

— Sounkoutou nding, concluait-il, le sourire éclatant mais l’œil sérieux,surtout apprends à refuser. Le courage de refuser, quand quelque chose estinjuste,c’estçaquidonneraunevaleuràtesaccords,carilsseronthonnêtesetintègres.Surtoutrefuse,chaquefoisquetonhonneurseramenacé.Leouin’estfacile et abondant que chez les soumis. La soumission n’offre qu’un bénéficeimmédiat, jamais une dignité définitive. Alors, où que tu sois, souviens-toi,comptersurlapitiédetonbourreau,c’estadmettrelesupplice.Faisleschoses,parce que tu es convaincue, jamais par résignation. Aux résignés rien n’estpromis.Pourunhumaindignedecenom,mouriraucombatestmieuxqu’unevieàramper.Souviens-toi…Etsouviens-toiaussideMamaLassourDiaïSarr,lepère de ta grand-mère, tu l’as un peu connu,mais tu sais, c’était vraiment ungrandmonsieur…

Patient, il me détaillait son arbre généalogique, les Jahanora, avecl’intentionmanifestedem’eninsufflertoutelafierté,puisilmelefaisaitréciterpar cœur, c’était même devenu un jeu amusant. Ma grand-mère maternelle,Aminata Fatou Diaï Mbisine Sarr, est d’une autre branche de Jahanora deNiodior,surl’îleonlasurnommaitAminataBoussoura,dunomdelaconcessionqu’elleetsonépouxfondèrent,donnantainsinaissanceauquartierdeDiongola.À l’instar de sonmari, ellem’expliquait les ramifications de sa famille quandnous étions dans son jardinmaraîcher, au lieu-ditMoussa Diagne, lorsqu’elleavaitdutempslibre,enfindejournée,maisleplussouvent,durantnoslongues

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veillées.Pendantqu’ellemedémêlaitson lignage,assiseenfaceouallongéeàcôtéd’elle,jeregardaissonmentonetseslèvrestatouées,trèsnoires,commelefaisaient encore les princessesGuelwaar à l’époque de sa jeunesse. Son père,Lassour Diaï Sarr, me raconta-t-elle, immola tant de bœufs pour célébrer lecourage de l’aînée de ses filles,mais aussi de tous ces nombreux enfants. Cepère qu’elle vénérait, mort en 1981, tient encore le record de longévité de lafamille,estiméentrecentdixetcentquinzeans.

—Raconte-moi,cedinosauredeLassourDiaïSarr,demandalaPetite,quinecessaitjamaisdes’intéresseràmesaffaires.

— N’as-tu pas suffisamment dit que tu étais partout avec moi ? Alorspourquoidevrais-jeteraconterdeschosesquetuconnaisdéjà?

—Pourvoirsitutesouvienset,surtout,situacceptesenfindem’écouteraulieudemechasser,commeNkoto.

—LaisseNkototranquille,elleestpartieprendreduthéavecMahometetSimonedeBeauvoir,quidepuisplaidesacause.

—Ben,tuvois,c’esttoiquifaisl’âne!Peurdessouvenirs?— Mais non, pauvre tarte, n’importe quoi ! Que tu racontes ou que je

raconte,maintenant, çam’est égal, je n’ai plus peur des souris.Alors tu peuxouvrirtouslesplacardsdetamémoire.Vas-y,situcalesjecomplète,etsijecaletucontinues,c’estunmarchéhonnêtenon?

—Oh,ondiraitquemademoisellenechercheplusàgrandiràtoutprix,enécrasantlaPetite!

—Arrêtetalanguedevipèreouj’appellelatanteTitare,ellevat’envoyerprendre racine, là-bas, au coin du mur, et dans quelques années on va teconfondreaveclavégétationrhénane.

—Bon,ceLassourDiaïSarr?Tucommencesoudevrais-jeattendrequecepêcheur, cultivateur, éleveur, charpentier veuille bien se réincarner ? Peut-êtrequesonpangool,sonesprit,reviendranousvoir?

Sonespritdemeure.Cebravemonsieur,quenousappelionsMamaLassour,était le onzième et dernier enfant de sa mère, tous ses aînés étant morts à lanaissanceouentrèsbasâge.Alorsondisaitqu’ilvalaitonzehommes.Detoutesafratriematernelle,luiseulsurvécutetvécuttenacecommeuntek.J’aiconnuMama Lassour, mort à plus de cent dix ans, en 1981, j’avais treize ans.Propriétaire foncier, grand éleveur, charpentier et premier constructeur depiroguesdeNiodior, il fut surnommé l’architectepar deshommesdeSenghorqui étaient venus, dit-on, voir les pièces qu’il inventait pour consolider lespirogues. Premier armateur du village, ses nombreuses pirogues transportaient

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voyageursetmarchandisesdanslarégionduSine-Saloum,verslarégionsuddeCasamance,maisaussiverslespayslimitrophes:laGambieetlaGuinée.Fidèleàlatraditionmatrilinéairesérère,ilrévéraitlesfemmes,lesappelaitnosmères,garantes de la lignée. Toute petite, ilm’appelaitPetitemère adorée et venaitsouventnousrendrevisite.Commesonrespectdelalignée,ilavaitégalementàl’esprit le thiossane sérère, notre tradition animiste, d’où sa croyance selonlaquelle certains anciens, qui n’ont pas assez vécu, reviendraient au monde,réincarnés en des enfants de la lignée, des enfants qui ont toujours un signedistinctif,quelquechosequilesmetàpart.Commemagrand-mèreavaitperdusamèreàdouzeans,MamaLassour,jamaisconsolédelapertedesapremièreépouse,atoujourssupposéquesonadoréeétaitrevenueparmapersonne.Ilenvoulaitpourpreuvel’immenseattachementquinousunissait,magrand-mèreetmoi,donttoutNiodiortémoignait;d’ailleurs,jecroisquesafillepartageaitsonavis.Lorsqu’ilétaitfatiguéoumalade,ilmefaisaitchercher,medemandantdebénir sesmains et son front,mais de ne jamais toucher ses pieds, car, un telcontact, disait-il, venant de son arrière-petite-fille, le ferait mourir plus tôt.Même converti à l’islam, il restait fidèle à sa tradition, célébrait pluspompeusement la naissance des filles que celle des garçons, offrait à laparturienteuneétoffeprécieusedetissagetraditionnelle,atiwaan,dequoifaireibah, le pagne à quatre franges pour porter le bébé sur le dos et une grandecouverturedecérémonie. Il avait toujours,prèsde sonoreiller,unpetit sacdecotonremplid’argentettoutepetite-filleouarrière-petite-fillequipassaitlevoirétait bénéficière de la totalité du contenu, qu’il ne comptait même pas. Leshommes de la famille devaient faire plaisir aux femmes, soutenait-il, s’ilsvoulaient que la lignée perdure. Quand, en sa présence, des convertis, quimaîtrisaient à peine la première sourate du Coran, causaient nouvelles règlessociales et perdaient le nord, avec leur récente foi, totalement en porte-à-fauxaveclescoutumeslocales, il leurremontait lesbretelles, indexantleurpratiquesectaire. Il était de ceux qui, déjà, redoutaient et dénonçaient l’emballementreligieux.Sonchapelet à lamain, samaisonavaitbeau se situer en facede lamosquée, il soutenait qu’il avait trouvé des valeurs auxquelles il ne tourneraitjamais le dos : nouvelles croyances, peut-être, disait-il, mais je ne vois paspourquoi je devrais renoncer à ce que mes ancêtres m’ont légué. Un jour de1978, unede ses petites-filles, une cousine avecqui j’étais en classe à l’écoleprimaire, lui raconta que je m’étais encore battue à l’école, parce qu’on metraitait de dômou djitlé, d’enfant illégitime, et qu’on semoquait demon nométranger,dont j’étais l’uniqueporteuseauvillage.Offusqué,MamaLassour se

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déplaça,enpersonne.Ilfaisaittrèschaud,c’étaitunvendredi,entremidietdeux,alors que les gens se ruaient à lamosquée, lui se préoccupait des siens. Sansmêmeavoirdéjeuné,traînantsesbabouchesetsalourdesuperpositiondegrandsboubous, celui du dessus étant toujours un tiwaan, il traversa Niodior de samaison,MbineDiamé,àcelledemesgrands-parents,Boussoura,surladunedeDiongola.

—FapakonySarr,moncherpèreSarr,Sarr,ditmagrand-mère,exécutantunerévérence,dèsqu’ellelevitentrerdanslacour.

—NakonySarr,machèremèreSarr,AminataFatou,Sarr,dit-il,enouvrantdélicatement une paume au ciel, signe qu’il la relevait de sa révérence, tandisquesonautremainrestaitappuyéesursacanne.

Magrand-mèreseredressaet luiproposadelasuivredanssachambre.Ildéclinapoliment,préférantrestersousl’arbreaumilieudelacour,unmbadattàl’ombrebiendrue.Quelqu’uns’empressad’apporterunechaise,safillel’aidaàs’installerconfortablement,puisreculadedeuxpas,autroisième,elletournalestalons,allapuiserdel’eaufraîchedanslecanariaucoindesachambreetrevint,la mine soucieuse. D’ordinaire, il passait nous voir tôt le matin ou en fin dejournée.Elleluitenditlepot,accompagnantsongested’unegénuflexion.Ilbutquelquesgorgées,luirendit,laremerciantetbénissant.

— Fapakony, s’enquit ma grand-mère, que nous vaut ce pas, par cettegrandechaleur,est-celapaixseulement?

—Nakony, rienque la paix, rassura-t-il,malgré son air grave,maismoncœur n’est pas à la fête, j’ai entendu, aujourd’hui, quelque chose qui a gâchémondéjeuner.

—Fapakony,tonsouciestlemien,dis-moicequinevapasetjeferaimonhumblepossiblepourallégertoncœur.

—Nakony,iln’yaurapasàfaire,jesuisvenuparler.L’unedemespetites-filles,tajeuneniècequivaàl’écoledesBlancs,nousaraconté,lorsqu’elleestrentrée cemidi, quenotrePetitemère se fait traiter à l’école dedômou djitlé,d’enfantillégitime.Commeçadoitluifairemal!EtnotrePetitemèreblesséesebat.Mais qui ne se battrait pas, ainsi insulté par desmalappris ? Nakony, ilssaurontqu’onnebrisepaslanuquedesmiens!

—Fapakony,mougni,calme-toi,tusaiscommeilssontlespetits…—Khoum!Ané?Hein!Quiça?Cespetitsnefontquerépétercequ’ils

entendentà lamaison.Nakony,pardonne-moi,appellenotrePetitemèreet tonyaalmbine,tonépoux,qu’ilsviennent.Jesuisvenuparler.

Mongrand-pèreétaitàlamosquée,mais,parbonheur,ilfranchitleseuilde

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lamaisonaumomentoùjemelevaisdemarévérencedevantmonarrière-grand-père. Ma grand-mère alla à sa rencontre et l’informa. Il s’approcha, saluaabondammentsonbeau-pèreets’assitprèsdelui,latêtelégèrementinclinée.Magrand-mèreetmoileurfaisionsface.

—SaliouNdoukouSarr,mon fils, pardonne-moi,mais je ne pouvais pasattendre:uneseuleguêpedanslebouboud’undesmiensetc’estlaruchequejesenssousmesaisselles.NotrePetitemèresefaithumilier,ilfautquecelacesse!Saliou,monfils,feutonpère,FodéCodouSarr,étaitplusqu’unami,unfrère;aucundesespairsn’osaitluimanquerderespect,nulnedoutaitdesaparole.Ilosait lavérité, plusque tout autredanscevillage, il n’était pasdescendantdeÑanthiopourrien.Commetouthommedevérité,onluiconnaissaitparfoisdesennemis, des démasqués, des perdants, mais son courage ne comptait aucunvainqueur.Etmoi,filsdeSékoNgoSarr,jamaishommenedéfaitmaceintureunjourdeconflit,maparoleestdecellesquiprennentracine.Quipiétinelesmiensylaissesonpied!Saliou,monfils…

—Oui,père,Sarr.—Monfils,tutiensdetonpère,jet’aidonnélamaindemafilleparceque

tuenesdigne.Cefutlajoiedefeutonpèreetlamienned’unirnoslignéesdansladouceurdenotreamitié.Alors,moncherfils,monpasdecejourestunpasdepaix.Comme feu ton honorable père, je suis homme de paix.Mais,mon fils,l’humiliationnegâche-t-ellepaslapaix?

—Si,père,Sarr,indihil,àlavérité!—Alors,monfils,cequ’onditetfaitànotrePetitemèredoitcesser,sinon,

cevillage,jevaislediviserpourdebonetyenaquidevrontpartir.—Fapakony, tentade le calmermagrand-mère, lui tendant ànouveau le

potd’eau.Netefâchepas,surtoutpasàcausedecesremuantsgarnements,leursparentsn’auraientsûrementpas…

—Nakony,attends,pardonne-moi.CespetitsnerapportentqueleshorreursqueracontentleursmauvaisparentsetnotrePetitemèrenepourrapassebattrecontretoutel’école,alorsjesuisvenuparler.Petitemèren’estpasloind’avoirunedizained’années,elleestenâgedecomprendre.Ensemble,ici,nousallonsluiciter tous lesbâtardsdecevillage, reconnusoupas, lesenfants illégitimes,les jeunes comme les vieux.Nous allons lui dire qui sont ceuxqui portent unnomdouteux, lesévadésaunomd’emprunt, lesesclavesaffranchis, lesexclusquenousavonsrecueillisetabrités,ceuxdontlesancêtresfroussardsontvenduleurnompourunebouchéedepainoupournepasalleràlaguerre,nosanciensdomestiques, ceux qui vivaient des restes de nos greniers et ceux que nous

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nourrissonsencorediscrètement.Puisqu’ilyenaquiosentparleret,desurcroît,malparler,alorsparlons!Ilsvontsesouvenirdecequenouscachionspoureux.Onnebrisepaslanuquedesmiens!Ilsconnaissentleurslignées,paternelleetmaternelle,toutesGuelwaar,noussommesdesGarmis.SambaLinguères,nousavonslecœurnobleetgénéreux,maisquinouscherchequerelletrouvelalimitedecequiluiestpermis.Saliou,monfils,ilesttempsderéagir,notrePetitemèren’aaucunetachesurlepelage.

—Vrai,père,rassurez-vous,jeveillesurelle.—Jelesaismonfils,maissoisencoreplusvigilant.Expliquebienànotre

PetitemèrequesonpèreestdeMarFafaco,uneîlepasloindelanôtre,berceaudesJahanora-Sagnanème,defeuemachèreépouseFatouDiaïMbissine,lamèredetonépouse.LepèredenotrePetitemèreporteunnomquisignifiedignitéetfierté, il y aune raison !Ceux-là sont libres et souverains sur leurs terres.Dequoi,dequipourraient-ilsdoncavoirpeur?LepèredenotrePetitemèreestdela lignée desKhalé-Khalé par samère, et son père est de celle des Fata-Fata,commeBandéÑambo,lafemmequiafondéNiodior.Legrand-pèrepaterneldePetite mère, cultivateur et éleveur comme moi, devait toujours engager desPeuhls pour s’occuper de son bétail, tant il était nombreux. Le père de notrePetite mère fut lutteur : l’authentique tradition sérère de démonstration debravoure.Ceuxquiont lecouragedes’exposerainsià l’admirationcommeaujugementdetoussontpleinsdefiertéetderaisonsd’enavoir.QuiinsultelepèredenotrePetitemère,àNiodior,doitsavoirqu’àMarFafacoceux-làsetiennentdroits. Leur terre est à eux, leurs troupeaux sont grands et leurs greniers sontpleins,ilsdonnentbeaucoupetnedemandentrien,c’estleurhonneur.Legrand-pèrepaterneldenotrePetitemère,quejeconnaisbien,ditquemêmel’ennemiadroit à une calebasse de couscous et une jarre de lait. Petite mère, ceux quiparlentainsinemanquentderienetsesaventlibres.

—ÉcoutebienMamaLassour, appuyamagrand-mère, passantunemainpourm’enleverdusablesurlesnattes.

—MaPetitemère, redresse la tête, tum’entends, redresse la tête ! fit levieilhomme,merivantunregardàvousenfoncerunparchemindanslecrâne.TuesJahanora,directementapparentéeauxWagadou,puisquej’ensuisun,auxSagnanème,auxKhalé-KhaléetauxFata-Fata.DepuisGandounejusqu’àSinig,dans toute la contrée sérère, tu es chez toi. À Joal,Mbissel, Djilor, Diakhao,Fatick, Kahône et jusqu’aux confins du pays mandingue tu serais accueillieparmi les tiens.À travers le Sénégal, laGuinée, laGambie, leMali, jusqu’auGhana,ontrouvelesnôtreset,mêmeaveclesloisdesBlancs,riennesedécide

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sanseux.LesGuelwaarsontdevenusmoinsvoyants,certes,maisonsaitquiilssont.Toujours libresetfiers, ilsrésistentetsedistinguentpartout.Aujourd’huiencore,nosalliancesattirent.SaliouNdoukou,monfils,notrePetitemèredoitconnaîtrenostraditions.

—Indihil,Fapa,vrai,père!—Diokandiale,merci ! Saliou, mon fils, Petite mère doit savoir que si

Senghor,minoritaireparsonethniesérèreetparsareligioncatholique,aétélepremierPrésidentdecepays,ilneledoitpasseulementàsaconnaissancedelalangueetdesloisdesBlancs,maisaussiàsonterroir,àceuxquil’entouraient,àl’éducationquiafaitdeluiunhommelibreetdigne.Làoùtouspuisaienthierpourboire,quicreusetrouvelasource!

—Indihiltigui,vraidevrai,ditmongrand-père,frottantsoncrâne.—Qu’ondiseànotrePetitemèreque,chezelleàNiodiorcommeàMar

Fafaco,c’estlelaitquidésaltéraitlessiens,l’eauc’étaitpourlesvachesetpourfaire pousser lemil. Ici, àNiodior, Petitemère, ta grand-mèrematernelle quevoiciestuneSarrparsonpère,moi-même.Tongrand-pèrematernel,ci-présent,est lui-même Sarr. Ceux qui t’insultent n’ont sûrement pas demandé l’avis deleursaînésdelignéeavantd’ouvrirlabouche;renseignés,ilsn’auraientjamaiseucetteaudace.LesSarrsontgensdepaix,maistousévitentd’entrerenconflitavecnous.Etceuxquiosentnes’ensouviennentjamaisenpublic.Maceinturenecèdepasunsoirdeconflit!Mesdescendantsmangentlemildemespropresterres, boivent le lait de mes vaches, traversent les mers dans mes proprespirogues,sontreçuspartoutavecleshonneurs,etsinousnedonnonspas,nousnedemandons rienàpersonne.Nousavons toujoursvécu libres et souverains.Cesontlesautresquicomptentsurnous,pasl’inverse!Saliou,mondignefils,siparuneauroredecolère,talignéeJahanora,lamienne,Wagadouetnosalliésnousdécidionsd’abandonnercevillage,ilseraitdépeuplé,unvaisseaufantôme!Lasurviedeceuxquiresteraientdeviendraitproblématique.Alors,siçadoitmaltourner, ceux qui partiront, ce n’est certainement pas nous. Notre Petitemèredoit savoir qui elle est et, surtout, qui est qui dans ce village, c’est seulementainsiqu’elleseferarespecter.Aussi,nousluiraconterons,luirépéterons,autantde fois que possible, afin qu’elle retienne bien pour l’avenir. Oui, nousentretenons la paix, mais peut-on jeter un bâton au Samaane, le cobra, notreanimal totem, et s’étonner qu’il soulève la tête ? Petite mère, sache quel’expressiondômoudjitlén’estpassérère.LesGuelwaarn’étaientpasstupides,ilsn’achetaientpasunserpenttapidanssontrou.Jadis,quandlesmessagersdedeux lignéesannonçaientunaccordpourd’éventuellesépousailles, lesanciens

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organisaientunrituelaucoursduquelilsdonnaientunepoignéedemilàchacundesjeunesconcernés.Lespromissemaientàdesendroitsdistinctsetattendaientquelemilpousseetmûrisse.Pendantcetemps,lesparentslaissaientlesjeunesgenslibresdesefréquenter,unemanièred’éprouverleurpatienceetlasoliditéde leur lien. En général, quand ils s’entendaient bien, la demoiselle tombaitenceinte,avantlamaturationdumil,cecirassuraitlesfamilles,lacontinuitédeladescendance.Cen’étaitpaslafertilitédelafemmequ’ontestait,cesontleslignéesmaternellesquitenaientàs’assurerdescompétencesdumonsieur.Quandlademoisellen’étaitpassatisfaiteduchoixfaitpourelle,etçaarrivait,cardansnotretraditionmatrilinéairelesfemmesavaientleurmotàdire,elleprofitaitdutemps d’attente accordé pour tomber enceinte de qui lui convenait. On disait,alors,que,trompéparlespangool,lesesprits,Roogavaitsemélemildupremierfiancé dans un mauvais trou que personne n’avait pu retrouver à travers leschamps. Et comme personne ne peut contredireRoog, et que lespangool desancêtresœuvrentpournotrebien,onmariaitlafilleauveinardquiavaitarrondisonventre d’autres semailles deRoog.Ainsi, avant l’islam, pratiquement tousles aînés des familles étaient nés ou conçus avant la célébration du mariage.Petitemère, c’est l’oubli de nos traditions qui fait de toi une fille comme ilsdisent.

J’avaisàpeinedixans.Enlesécoutant,jenesaisissaispastoutelaportéedeleursparoles,maisjesavaisqu’ilsm’encourageaientàrefuserlemépris,ànepasmelaisserécraserpar lasupposéehonteque lescomméragesmecollaient.Certains pourraient voir dans leurs propos quelque anachronisme ou uneorgueilleuse nostalgie, mais, en dehors de la nécessité de me transmettre lamémoirefamiliale,c’étaitleurdignité,sanscesseblesséeparlesragotsausujetde ma naissance, qui les poussait à vouloir me donner de quoi redresser lesépaules face à ceux qui imaginaient que seules discrétion et componctiondevaient accompagnerma vie de fille dite illégitime.Après les allocutions deMamaLassour,mesgrands-parentsintervenaientdanslemêmesens;defaçonplusdétendue,ilsalternaientlesphrases,dansleurcomplicitéhabituelle.

—N’oubliepasquecebeauvillagedeNiodioraétéfondéparunefemme,merépétaientmestuteurs.LacourageuseetlibreBandéÑamboadébarqué,ici,auboutd’un longpériple,avecses sœurs, sesgardeset ses serviteurs.Tusaisquoi ? Cette brave Guelwaar, qui a sillonné toute la contrée avant de fonderNiodior, n’a jamais étémariée.Elle eutpourtant quatre enfants, la légendeditquec’estleventquilesluifaisait.Ilfautadmettrequelabrisesouffletrèsfortpar chez nous ! riaient-ils, avant de poursuivre. Évidemment, c’était avant

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l’islam et personne n’y trouva rien à redire. Nos ancêtres animistes étaienttolérants et remerciaient Roog pour chaque vie qui venait agrandir la famille.Bien sûr, les pauvres gosses de Bandé Ñambo moururent tous, toujours enl’absencede leurmère.On l’expliquaencorepar lamagie.Alors,écoutebien,Sounkoutou nding, tu es née comme les enfants de Bandé Ñambo, disait legrand-père,maistuportesbienlenomdetonpère,lui-mêmefilsdecetteterresérèreniominka,commevientdeledireMamaLassour.Alors,écoute-moibien,tu n’es pas perdue,ma fille.Etmême si tu ne vis ni avec ton père ni avec tamère,aucunvent,pasmêmeunetornade,aucunemagienet’emporteraenleurabsence.Nous,noussommeslà,avec toi,concluait lagrand-mère,nousprionsRoog, qu’il nous accorde longue vie pour t’accompagner le plus longtempspossible.

Chaque foisquemes angesgardiens avaient ainsi parlé, il nous fallait delonguesminutesdesilence,letempsqu’unebiseveuillebiendissiperl’émotion,augmenterlesouffleetrestituerauxvoixbriséesleurtimbrenaturel.

— Eh bien ! s’exclama la Petite, avec tant d’attention, l’âne, revigoré,devaitnonseulementserelever,maisgaloper…

—Passivite,iln’yapasplusdifficileàredresserqu’unêtreaffaléaufonddelui-même.Onnetrouverapasplusinsatisfaitqu’unenfantsanssesparentsetnombreusessontlessituationsquil’envoientàterre.Quoiqu’ilarrive,ilpense:si j’avais mes parents blablabla… Même si ces derniers étaient les pires dumonde,puisqu’ilnevitpasaveceuxpourenavoirlecœurnet,ilal’espritfertilepour lesparerde toutes lesqualitéset les imaginecapablesde luioffrirmieuxquecequed’autresfontpourlui.Leplusreconnaissantdesenfantsabandonnésnepeutquepeseretsoupeserleméritedeceuxquil’entourent.Puisquel’amourd’unpèreetd’unemèreestcenséêtrelemeilleurdumonde,quandonnel’apas,onnesaitpasàquelleaunejugerceluidesautres.Qu’ilsgrondent,à tortouàraison, on spéculera, a priori, qu’ils agissent ainsi parce qu’on n’est pas leurpropreenfant.

— Tu ne doutais quand même pas de l’amour de tes grands-parents ?tempéralaPetite.

—Biensûrquenon.Maisilsauraientaiméquejesoiscomblée,aupointden’avoir plus rien ni personne à réclamer, or, une vétille suffisait à me faireendosser un double deuil sans cadavres. À l’école, par exemple, un élèvedécrivait ou montrait un cadeau de son père ou de sa mère, de retour d’unvoyage,etlesoleilneparvenaitplusàmeréchauffer.Pasdejalousiequantauxcadeaux, mes grands-parents m’en offraient assez, c’est d’entendrema mère,

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tatati…monpère,tatata…sanspouvoirm’exprimerainsi,quimeplongeaitdansune étrange solitude. Ces jours-là, quand je rentrais, je ne déjeunais pas ; sic’étaitenfindejournée,jem’endormaisavantledîner,sansriendire.Carsij’enparlais,magrand-mèremeprenaitpar lesépaules :Arrêted’attendredesgensquineviendrontjamaistechercher,medisait-elle,tunousas,nous,tongrand-pèreetmoi,nousnetesuffisonsdoncpas?Jemedétournais,latrouvantcruelle.

—Elle,cruelle?Non,franche,oui,rectifialaPetite.—Jepartage ton avis.Mais ce n’est qu’à l’adolescenceque j’ai compris

qu’ellem’aidait ainsi àme libérer demes fantômes.Nkoto, visible àNiodior,dansunquartiervoisin,mais inaccessible,et son lutteur,unprénomresté sansvisage,presquequatorzeans.Nkoto,quandjeluidemandaisquelquechose,elledisaitqu’elletravaillaitpoursesenfants,quepourl’avenirellecomptaitsursesfils. Quand je préparais le bac, dans une minuscule chambre que je louais,n’ayant pas toujours le prix d’une bougie, j’allais parfois faire les devoirs ouréviser mes leçons, la nuit, sous l’électricité du lycée Demba Diop.Compréhensif, le proviseur de l’époque me laissait une classe à disposition,quandjeleluidemandais.Àl’aube,lorsquejecroisaisetsaluaislesporteursdechapelets, qui se rendaient ou revenaient de lamosquée, ilsmemaudissaient,crachaient parterre, me prenant pour une prostituée au sortir d’une nuit depéchés.L’enfer sera peuplé de prieurs assidus, pouffais-je.Nkoto, étant venuevendredesproduitsmarinsàMbour, j’allai,pleined’espoir, luirendrevisiteeten profitai pour lui demander cinq cents francsCFA, à l’époque, le prix d’unpaquetdepetitesbougies.Ellerefusa.Elleréunissait,dit-elle,dequoiacheteràses enfants des habits pour la fête de la Tabaski, l’Aïd-el-Kébir. Je lui lançai,furieuse:unjour toiet tesenfants,commetudis,vousmangerezgrâceàmesétudes!Ellemetraitad’effrontée,jeboudaietrentraidansmontaudis.Lafilledesonamiequi l’hébergeait,étantdans lemêmelycéequemoi,essayademeconvaincrederéitérermavisite,jerefusai,jusqu’àsonretouràNiodior.

—Etl’ancienlutteur,toujoursloin?—Alors,lui,j’étaisaucollègequandj’aivouluvivreaveclui:jevaisenfin

chezmonpère,jevaisétudier, là-bas!clamai-je,pleinedefierté,auxproches.Heureusementque lesbaudruchesfontpeudebruit,quandellessedégonflent.Alors que j’allais vers lui pour fuir les foyers étrangers, où j’avais passémespremièresannéesdecollègeàFoundiougneetSokone,jefusencoretrimballéedansd’autresfamillesd’accueil,successivementraviesd’avoirunebonneàtoutfaire, lepaternelnem’ayant logéechez luiquehuitmois,moinsque laduréed’unegrossesse.Depuissesgalipettesdelutteur,iln’avaitpasvuletempspasser

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etmoi, j’étais déjà plus adulte que lui. Il était gentil,mais nous n’avions pasgrand-chose à nous dire, et sa bonne femme, demoiselle épousée alors que jecachaisdéjàmesseinsauxregardsgourmandsdeshommes,n’étaitpasdesplusaccueillantes. Ses sourcils décrétaient lamétéo du jour et, à part le dîner, sesrepasconvenaientrarementàquiavaitdeshorairesdecoursàrespecter.Souventparti sur les bateaux pour des campagnes de troismois, le lutteur n’y pouvaitrien.J’abandonnaidoncleurmasureetlouaimaproprechambrepourcontinuermaroute,mesétudes,quel’ancienlutteurnedécourageaitpasmaisnetrouvaitpassiutilesqueçapourunefille.Lemariageétantmonavenir,commeildisait,pourquoiseruinerait-ilpourdeslivressichers?Pourtant,auretourdechacunedesescampagnes,sapléthoriqueparentèle,sesamisetsesfemmesleruinaientsous mon nez. Si, par malheur, je devais épouser un monsieur comme ça,pensais-je folle de rage, vaudrait mieux que je gagne de quoi vivre, donc lesétudes,encorelesétudes;jeneconnaissaisquecettevoiepoursauvermapeau.Veux-tuépousertoncousin?dit-il,unjouroùilcroyaitsansdoutequelesoleilselèveàl’ouest.Tusais,ilesttrèsgentil,argumenta-t-il.Jen’iraipasàl’enclosaveclesmoutons!luidéclarai-je,laissez-moitranquille,allezattraperuneautrebrebis,moi, je veux aller à l’université et j’irai ! Il sourit, secoua la tête, puiss’éloignaetnerecommençaplusjamais.Àl’époque,souventjemedisais:Lesmecs, sauf mon grand-père, tous des salauds, même mon père ! J’ai changéd’avisdepuis,maisjepeuxenrechangerencore.Enfin,qu’onmeprouvedonclecontraire. L’été 1983, j’étais à Dakar, logée dans la banlieue de Yarakh,employée comme bonne dans le quartier chic de Hann Montagne, où je merendaisàpied.Unjour,mapatronne–unegrippe-sousquimedoitencoreseptmillecinqcentsfrancsCFAquejeluiréclamerailejourdujugementdernier–m’envoyachercherdupoissonauport,où,purhasard,jecroisailelutteur.Ilfitsonlutteur,bombantletorse,ilmeprésentaàsafouled’amisetdecollègues:c’est ma fille, elle est au lycée à Mbour. Tous pensèrent évidemment quej’habitais chez lui, je choisisdenepas lesdétromper, cela aurait faithonteaulutteur.Après lessalamalecs, ilm’accompagnaunboutdechemin,m’offritunbillet et desmots gentils dont je n’avais que faire.Dès que nous étions enfinseuls, je luiparlaicommel’aurait faitSaliouNdoukouSarr,aveccourage :Tutravaillesdanslesbateaux,gagnespleind’argentetmoi,tafilleaînée,àquinzeans, je fais la boniche chez des gens plus pauvres que toi, pour financermesétudes.Jetepréviens,quandtuauraslescheveuxblancsetquetuaurasoubliétoutesteséconomiesdanslespagnesdesfemmes,nevienspasmedemanderdequoivivre!Ilfuttellementsurpris,maisaulieudesefâcher,iléclataderireet

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medemanda,taquin:Et,alors,turefuseras?Jeluidisquenon,jeluidonneraietquec’estbiençaquidevraitletuer,sisonnomavraimentlesensqu’onluidonne. Il rigola encore, puis se ressaisit et, tout ému, il me dit, comme pours’excuser :Toi, tu iras plaider pour tous les Jahanora, tes grands-parents t’ontvraimentapprisàparler.Sacheque,quoiqu’ilarriveetoùquetusois,turesterastoujoursmafilleadorée,c’estnousquinesommespasdignesdetoi.Àquoijerétorquai:Tafille?Àd’autres!Cen’estpasmoiquivaist’appeler…hum,jene lediraimêmepas. Il rigolaencoreetchacuns’enalla retrouversavie.Lesquelquesfoisoùjelevoyais,jem’adressaistoujoursàluid’adulteàadulte,trèslibrement,carjen’aijamaiseu,àsonégard,cesentimentfilialquibridefaceàl’ascendant;pourmoi,cemonsieurétaitunprocheinconnu.Etl’autoritarismene faisant pas partie de sonmonde, il semblait toujours heureux de se laissersurprendreparuncurieuxpetitboutdefemme.Cejour-là,auport,jelequittai,medisantquejel’aimaisbienquandmême,enfin,unpeu,ceconstatm’énervait,carj’avaistantessayédel’oubliersansyparvenir.Enclasse,àl’écoleprimaire,dèsqu’ilyavaitlemotpapaoumamandansuntexte,etilyenavaitsouventàcet âge-là, jem’arrangeais,me tassais, espérant éviter la lecture.Mais commel’instituteuraimaitmefairelire,j’avalaiscesmotscommedesarêtesdepoisson.Maman, ça ne passait que lorsque je m’adressais à ma grand-mère, que j’aiappelée ainsi jusqu’à la fin de sa vie. Sinon,papa,maman, arrrgh, peuh ! JepréfèreencorelegoûtdelavasedeNiodiorenbouche.

—Ah,voilà!C’estdoncpourquoiçat’abousculée,quandMarie-Odilet’adit:ceseracommeondit,papa,mamanetlesenfants…

—Disonsquelesmotsontparfoisdeslamescachées.Sanslesavoir,ellem’apoignardéedeuxfoisaveccettephrase.

—Alors, comment fais-tu, pendant toutes ces tournées littéraires où j’aisouvententendudesgenstedemandercequepensetonpèreoutamèredeteslivres?

—Jesouris,unepetitediversionet le trainpasse, lesgenspartentsanslaréponse,car,endéfinitive,ilsn’enontpasbesoinpourlireetapprécierunlivre;quandlebagageestinutile,onl’oubliefacilement.Pourtant,tun’imaginespaslagymnastiqueémotionnellequetoutcelarequiert.Chaquefois,fairetairecequecette question suscite en moi m’est aussi difficile que boucher une cocotte-minuteenébullitionavecledoigt.

—Etc’esttoujoursaussidifficile?—Toujours.Cependant,ilm’arrivedeprendreçaparlaboutade.Ceuxqui

m’énervent ce sont ces gens qui viennent s’occuper demes relations avecma

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parentèle,sansriensavoirdenotrepasséoufontcommes’ilnecomptaitpas.Unjour,untype,quej’avaiscroisédansunvolDakar-Paris,secrutmalindevenirme faire son homélie. Nous prenions tranquillement un café à Roissy, enattendantnoscorrespondancesrespectives, lorsqu’il lâchases frelons :Tusais,j’étaisàMarFafaco,encoreavant-hier,ehoui, j’aivu tonpère !Dis,onne tevoit jamais lui rendre visite. Il faut oublier le passé, tu dois quand même lesoutenir,maintenantque…Àquoijerépondisparunequestion:Ilétaitmaigre?Euh, non, bégaya-t-il, surpris. Alors tu aurais dû le bouffer, ça t’aurait évitéd’avoirsi faimcematinet jen’auraismêmepaspleuré. Il rit jaune,avalaunegorgée de café et trouva son croissant d’un goût bizarre. Je rigolais, sansm’expliquer.Jen’allaisquandmêmepasluiconfiercequelelutteurn’avaitpasjugébondeluidire,quandilssesontvuslàoùilsontétéinitiésensemble.Cettefouine, quime forait les tripes, ignorait que c’estmoiqui suis gênéed’aller àMar Fafaco, le lieu ne m’étant pas du tout familier, mais le lutteur séjournequelquesjoursdansmamaisonàNiodior,chaquefoisquej’ysuis.CelafaitdesannéesquemesenveloppesetWesternUnionluiserventderetraite.Maisilyatoujours quelqu’un qui prêche le faux pour savoir le vrai et d’autres pourimaginer une fosse sceptique là où l’onverse duparfum.Au revoir ! Jem’enallai prendre mon vol pour Strasbourg, laissant l’agent de l’impôt génétiquedigérersonpetit-déjeuneravecsaperplexité,sescheveuxmalpeignésfiguraientdespointsd’interrogation.

—Tudresseslesânes,toiaussi?piqualaPetite.—J’essaieseulementdelesdégagerdemaroute,maisunevieentièren’y

suffiraitpas,ilssonttropnombreux.—Aufait,tonânerécalcitrant,parvenait-onàleredresserseulementavec

desmots?Sinon,qu’est-ildevenu?—Ilyapirequelamortpourunânerebelle,c’estundresseursadique.Un

coupaumuseau,ça te faitbondirunebête,mêmeagonisante.Et toi,han-han-han,quelâne!Tumeprendstropdetempsetl’après-midifile.J’ignorel’heureexacte,maisjem’envaisvitepréparerunbissap!

—Ohnon,displutôtquetuveuxencorefuirpournepasmeraconterlafindel’histoireentrel’âneetsonmaître,aussibornéquelui.

—Hey,petiteteigne,lemonsieurquimeprêtesonnométaitlutteur,alorsjenereculepasquandonmedéfie.Queleschercheursdemboot,deblattes,lesavidesdefangefermentée,ensoientpour leursfrais, jevaisvider lesmallesàsecrets.Fillede lutteur, je reviensavecmonbissapet je tecollegorakosakh,uneprisequi va te souleverde terre, tu apercevras les chèvresdeMarFafaco

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avantdet’écraser.J’arriveetjedonneauxloupslessourisàbouffer!

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XIX

Hum,cebissap!Cepetitgoûtastringent,mêmeenEurope,ilestlà!Un dresseur résolu et sans clémence démontre ainsi sa bêtise, au moins

égale à celle de son animal. Malgré les distances prises, le louvoiement, lesévitements, il y avait toujoursun lasso assez amplepourme ramener aupied.Sansavoirunonclejaguar,j’étaistenue,serrée,asphyxiéeparunhabilegaucho;une telle situationn’aurait certainementpaspluà l’humaniste JoãoGuimarãesRosa,doncàaucundeseslecteurs.

Tonton tyran,n’ayant toujourspas lu la sourateLuqmān, persistait :Sansmoi,tuneserasrien!Chaquefoisqu’iltonnaitcettedéclarationpéremptoire,jeriaisàpartmoi.Puisqu’iltenaitlavoûteduciel,qu’attendait-ilpoursedéclarerempereur, deSangomar auKamchatka ?Pourquoi n’imposait-il pas son règneauxcarpes,thiofs,tortuesgéantesetdauphins,quibaignaientimpunémentdansses eaux, ainsi qu’aux rouges-gorges, hérons, vautours et autres pélicans, quitraversaientsoncielsansredevanceaucune?Sansdoutedevais-jepayerpourcetusageabusifdesonespacevital.Tonton tyranvoulait, à toutprix,contrôleretdirigermavied’ânesse échappée, quandaucunede ses chèvresne tenait dansson enclos. Tu fais quoi en France ? Je travaille et je poursuis mes études.Menteuse !Tuassuiviunhommeet tu t’escassé lagueule,on te l’avaitdit !Maintenant qu’il en a eu marre de l’exotisme et qu’il t’a jetée comme unemalpropre, tu fais quoi là-bas ? hurlait-il, content de lui, quand il sentait soncouteauverbaltranchermoncœurveineaprèsveine.Alors,maintenantquetuascompris,quefais-tuencorelà-bas?Tonton,jepoursuismesétudes.Depuisquetuasdivorcé,jesaisbiendansquellesmisérablesconditionstuvis,sûr,tun’aspu obtenir aucun diplôme ! Et, d’ailleurs, tu n’en es tout simplement pascapable ! Tu n’es qu’une menteuse ! Sans homme, de quoi vis-tu là-bas ?Tonton,jefaisdespetitsboulots,desménages,dubaby-sittingetj’aimêmeétéchargéedecoursàl’université…Menteuse!Tusais,tunepeuxrienmecacherdetavielà-bas,lesgensvontetviennent,jesuisaucourantdetout!Displutôtque tu fais la traînée ! Toi aussi, tu finiras mal ! Et la rengaine continuait.Pourtant, ilétaitbienvenuvisiter lessiensàtraverslaFranceetn’avaitmêmepasdaignévenirmevoiràStrasbourg.Quandnousnousvoyions, lorsdemes

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passages au pays, c’était toujours cette même tension. Quand je le fuyais, ildisait à ma grand-mère que je ne respectais pas son autorité, donc je nerespectaispaslafamille.Quandj’étaisenFrance,lagrand-mèremesuppliait:Jet’enprie,appelle-le,çaapaiseralasituation.Alorsjel’appelais,et,toutletempsquel’entretiendurait,ilm’agonisait.J’avaisfinipardireàlagrand-mèrequ’ellecommettaitunpéchéenm’obligeantàsupportercevolcanet,commeelleétaitpieuse,elledemandalepardon:Tusais,jenet’envoudraispaspourça,mafille,jetecomprends,ceciduredepuistellementlongtemps.Nosdunesdesablesontsoyeuses,mais,àforced’yêtrejeté,onfinitavecunmaldedos.Laissetomber,soupira-t-elle,suis taroute,mafille,sansplus tepréoccuperde lui,c’estpeut-être la meilleure solution, bien que terrible pour moi qui espérais mourir enlaissant la famille unie. La doyenne ne manquait pas de souvenirs quil’encourageaientàvalidermaposition.

Aprèslesrésultatsdubac,jefilaiillicoencarrapidevoirmagrand-mère,alorschezletyranpourraisonmédicale.Dèsmonarrivée,àpeinelessalutationsterminées,Tontontyranharangua:Qu’est-cequetuviensfaireici?Leslycéenspassentencoreleursexamens,évidemment,tun’asfaitquetraîneràMbour.Jesuis déjà en vacances, dis-je, j’ai eu mon bac d’office. Soucieuse detransparence,jeluidétaillaitout:Tonton,j’aiobtenumonbac,aveclamentionpassable,malgrédebonnesnotespartout,àcaused’ununenmathématiques,aucoefficienttrois.Iléructa:Monfilsestbrillantor,là,ilpassel’oraldecontrôle!Tu ne vas pas me dire que tu as obtenu le bac d’office ! Tu n’en es toutsimplementpascapable,tumens!Alorstupeuxracontertessaladesàtagrand-mère,puisqu’elleestanalphabète,mais,moi,jevaisenvoyerquelqu’unvérifierdanstonlycée.Bientôt,elleseraédifiée,ellequicouvretoustesmensonges!Ilenvoya quelqu’un, un jeune collègue à lui, ne sachant pas que ce monsieur,originairedeMarFafaco,étaituncousindirectdulutteur.Lemessagerrevintetluicertifiaquenonseulementj’avaisréussimonbac,maisquej’avaiségalementreçudesprixaulycéeDembaDiop.Iln’ébruitapascecompterendu.Magrand-mèremeditseulement:Rassure-toi,tononclesaitmaintenantquetuluiasditlavérité,maisrentrem’attendreauvillage,tongrand-pèreaurabesoindetoipourles travaux champêtres qui commencent. J’obéis. Attentive, la dame savaitsauversesbrebis,sansjamaiscrierauloup.

L’été précédant le bac, Tonton tyran m’avait réquisitionnée pour faire labonne,tenirsamaison,dejuilletàoctobre,pendantquesaprétentieuseépouseflânaitenEurope,comptantpourl’essentielsurlagénérositédeseshôtesetlessoldes de Barbès. L’ordre impératif m’étant parvenu à Mbour, dès la fin des

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cours, sans lesmoyensde rallierDakar, j’avaisdûempruntermilledeuxcentsfrancsCFAàlaboutiquedeGuissé,quijouxtaitlamaisonoùjelouaisuncagibiau quartierMédina Gounass deMbour. Une fois au domicile demonmaître,levée à 6 heures, couchée à minuit. Je torchais, récurais, cuisinais, servais,lavais, repassais, la révérence prompte, le tyran prenait cela pour du respect,j’avaislapeurauventre.Àlafinduservage,Tontontyranm’offritunjoggingusager, dans sa énième année, et quatre mille francs CFA pour solde de toutcompte(l’équivalantdequarantefrancsfrançaisde l’époque).Pourtant, j’avaisbienvuTontontyranetsonépouse,enfinrentréed’Europe,acheterpléthoredevêtements,chaussuresetfournituresscolaires,remplirdesvalisesàleursautresvacanciers, des enfants d’amis ou de collègues, qui, évidemment, devaientemporterchezeuxlabonneréputationdugrandmonsieur,dontleursparentsnedoutaient pas.La tanteouvrit une armoire,me tendit, dédaigneuse, unevieillerobeentergaldesannées1970.Nousétionsàlafindesannées1980,jeluidisque,nonseulementelleétait tropgrande,maisquejen’oseraijamaisporterçaaulycéeDembaDiop.Ellemereprochadefairedesmanières,quandmamère,souligna-t-elle,s’usaitlesdoigtsàdébusquerdespagnesdanslavasedeNiodior,coupait du bois de palétuvier pour cuisiner et que mon inutile père ne savaitmêmepassijemangeaisdusonoudelabousedevache.Quandonestunefilleillégitime, fardeau des autres, on prend ce que les autres veulent bien vousdonner.Jepersistai:non,mercitante,jen’enveuxpas,jepréfèrelesjeansquejemepaiemoi-mêmeàlafriperie.Ellemecollaunebaffe.Impolie!Jepensai:dégage tante, avec ton vieux chiffon ! Ça ne va pas deme prendre pour unedéchetterie?Lesdémunispeuventsecontenterden’importequoi,présumentcesgensqui sedéshonorent enn’offrantquecedont ilsneveulentplus.Avec lesquatre mille francs CFA de Tonton tyran, je me rendis au marché Sandaga,achetaimillefrancsunmodestesacrougepourfourguermeshardes,quiallaientencoretenirleurénièmeannéescolaire.LesmilledeuxcentsfrancsCFA,pourletransportenminibus jusqu’àMbour,deuxcents francspourunsandwich, seulrepas le jour du voyage. Arrivée à Mbour, je remboursai immédiatement auboutiquiersesmilledeuxcentsfrancsCFAetrestailesmainsvides.Lesoir,jemecouchaileventrecreux,lelendemainc’étaitlarentréescolaire,l’inscriptioncoûtaitsixmillefrancsCFA,jen’avaispasunrondetpersonnepourdébourserunetellesommepourmoi.

Si j’avais travaillé tout l’étédansune familleétrangère,comme je l’avaistoujours fait, au lieu d’être asservie par les miens, j’aurais gagné assez pourfinancermonannéescolaire.Jedemandaietobtinsuneinscriptionàcrédit,grâce

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àlacompréhensionduproviseur.Toutel’année,lesjourssanscours,jepilaisdumilpourdesdamesquimepayaientvingt francsCFA lekilo. Je cherchaisdel’eau à la borne-fontaine, dix francs CFA la bassine, etm’improvisais lingèrepourd’autres,tarifvariable.Lessommesainsiréuniesréglaientmalocation,lesdeux mille francs CFA mensuels de ma chambrette, pantaré, et mes maigresrepas.Jeversaisdesmiettesauproviseur,detempsentemps.Deuxàtroisjourspar semaine, j’allais déjeuner chezmon adorable tante paternelle, qui, belle etgénéreuse, insistaitpourmeconvaincredevenir tous les jours,mais jen’osaispas, à cause de ses coépouses qui jugeaient cette bouche de trop. Ne jamaisprendre trop de place, c’est inscrit dans les gènes des enfants dits illégitimes.Aussi, je me tassais comme un mollusque et tentais de survivre, autant quepossible, par mes propres moyens. J’ai fini de m’acquitter de ma detted’inscription en juin et, en juillet, j’obtinsmon bac. Commemoi, toutesmessœurs,lesenfantsdeNkoto,sauflacadette,sesonttrouvées,àunmomentouunautre, réduites en domestiques de Tonton tyran et de son acariâtre épouse, envilleouauvillage.Toujoursécraséeparlahontedesonerreurdejeunesse,manaissanceavantmariage,Nkoton’osaitjamaiss’opposeràunedécisionduchef.Pour l’avant-dernière de mes sœurs, coincée à quatorze ans chez l’oncle, audécèsdeNkoto,quil’yavaitemmenéelorsqu’ellesesoignaitàDakar,j’aidûmebattrepourqu’elleapprenneunmétier.Quand j’aidemandéàTonton tyrandel’inscrireàl’écoledecouture,ilm’opposaunfermerefus:satante,ladeuxièmeépouse,abesoind’elleàlamaison,c’estellequifaitlababy-sitteretlespetitestâches ménagères. Je gagnais déjà ma vie en France et revenais souvent auSénégal, alors j’attaquai : Pourquoi ma sœur resterait-elle votre domestique,pendantquevosenfantsvontàl’école?Tul’inscris,c’estmoiquipayeraitoutetletempsqu’ilfaudra.Situnelefaispas,lagamineétantorpheline,envertudesloissurlaprotectiondel’enfance,jevaisrevenir,porterplaintepourexploitationdemineureetjevaispublierunarticlesurl’esclavagefamilial,crois-moi,toutlemonde saura comment tu traites les tiens. La petite fut inscrite, j’assurai lefinancementet,desannéesplustard,ellesortitmajordesapromotionàl’écolede couture. Pour Tonton tyran, trouver un homme qui me ferait la charité dem’épouserluisemblaitmonseulavenir.Lafillequejesuisdevenuel’écœureauplushautpoint,d’autantplusquejelibèretousmesfrèresetsœurs,qu’iltraitaitcommedesmoutons,desonautoritéinique.Unjour,àNiodior,ilinterrogeal’undemespetits frères :Sais-tupêcher?Oui, tonton,unpeu, répondit legarçon,intimidé. Alors, apprends bien, plus tard, quand tes cousins viendront envacances,c’esttoiquiirasleurpêcherdequoiagrémenterleursrepas.Assistant

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à la scène, je pouffai de rire et pensai à voix haute : Peut-être quand je seraimorte!Leseigneurm’entenditetrugit:Commentça?Sijeréussisàmetirerdemagalère,risquai-je,jenelaisseraipersonneréduiremesfrèresendomestiques.Ilmecollaunegifle :Toi, tuveuxdiviser lafamille!m’accusa-t-il,commesison projet était louable. Si reconnaître à tous les mêmes droits humains doitexploser cette famille, tant pis, mais je vais œuvrer pour, pensai-je, en mefrottantlajoue.Laliberté,laréussite,lebien-être,ilnel’imagine,nel’envisage,ne l’organise que pour sa propre progéniture, le reste de la famille devantseulementleurservirdelaquais.Luietsonépouse,àcausedeleurmépris,desanimositésqu’ilscultivent, ilsnousprivent tousduplaisirdesbonnesrelationsdecousinage;car,ceuxquisontécrasésnepeuventquelégitimementserévolteret aucun enfant n’acceptera jamais de reconnaître que ses parents sont desdespotes, totalement injustesavecleursneveuxetnièces.LesensdelafamilledeTontontyranserésumeàécrasez-vousetfermez-la.Personnedansmafratrien’a de souvenir agréable avec lui ou son épouse, nous ne retenons de leurproximitéqueterreuretvexation.Àcerégime,mêmelaplusdociledesvachesfinitparprendre laclefdeschamps.Respecterautruiestunechose impossibledanslemondedeTontontyran.

Quand jem’acharnais à cherchermon salut à l’école, de ville en ville, ildisaitquejetraînais,parcequen’étantsousaucuneautorité.Aujourd’hui,jemedisque,quandonpassesontempsàaccuserquelqu’undementiretque,chaquefois, tout s’avère absolument vrai, c’est que l’accusateur est forcément demauvaise foi. Après ce livre, que son instinct de vigile l’obligera à lire, ilrécidiveraetpeinera,une foisdeplus,à réprimersondésirdepunir. J’assumetoutetluitiredéjàlalangue!Laréfutation,c’estplusfortquelui,c’estmêmeàcela qu’on le reconnaîtra, il se désignera, là où la littérature lui conservel’anonymat. Je le connais, comme si nous avions la même mère et le mêmepère ! Pour cet homme, il fallait que je tournemal, que tous ses enfants s’ensortentmieuxquemoidans lavie,cequide toute façonallaitdesoipour lui,mais, surtout, ilmevoulait suffisammentmauvaisepour invalider l’amourqueses parents me portaient et qui les rendait fous de jalousie, lui et sa femme.Quelquesannéesplustôt,quandjevenaisdelouerunechambreàMbour,pourypoursuivremesétudesaucollège,puisau lycée, ilavaitditàmagrand-mère :Celle-là,tulalaissesfairecequ’elleveut,ellefiniracommesamère!Magrand-mèreme convoqua et, ses yeux pleins de larmes plantés dans les miens, elleexigea:Jure,jure-moiquejepeuxtefaireconfiance,queturesterasunebonneetbravefille,si tume le juressur tonhonneur, je te feraiconfiance,mais,ma

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fille,situmeramènesledéshonneur,cettefois,j’enmourrai.Danslesecretdesa chambre, assise sur son lit, je lui jurai, lamain sur le cœur, la tête sur sonépaule,jejuraiencore.Nakony,Sarr,ndéressfaRoog!Mamanchérie,Sarr,aunomdeRoog!Nakony,Sarr,Bilahi!Mamanchérie,Sarr,aunomd’Allah!Cejour-là, jurant sur les dieux, animiste etmusulman, je compris, que quoi qu’iladvienne en ville, rien, jamais, ne me détournerait de mes études. Aucunhomme, aucune copine, personne n’a jamais pu me dévier d’un iota d’unengagementprisdevantmesgrands-parents.Leurfiabilitéetleurloyautéàmonégardn’appelaientque lamêmechoseen retour.Pasdebêtiseavant lesnocesavaitditmadoucegrand-mère,et j’avaisbiensaisi.Cefutdoncainsi,mêmeàvingt-cinq ans passés. Quand sonna l’heure des noces, le mariage civil à lamairiedeDakaretlesimmensesfestivitésorganiséesdansunhôtelcinqétoiles,leNgorDiarama,nem’empêchèrentpasd’aller,d’abord,honorermesgrands-parents et les leurs d’un vrai traditionnelmariage sérère. Ce jour-là, un bœufrendit l’âme, en pays Guelwaar, le sang lave le sang, le miel dilue le lait, lepoissondeSangomarcouvrelecouscousdemil.Musique:Atokh,djoundioungset pélinguères ! Sous les cocotiers de mon cher grand-père, à Boussoura, onmangea, chanta et dansa des journées entières. Ladômoudjitlé, la bâtarde, lafille illégitime semariait, sans pousser un enfant devant elle. Enfin, ceux desmiensquim’aimaientrespiraientdesoulagement.Touspleuraientdejoie,mêmeNkoto,surtoutNkoto.

Pourtant, le tyran lui avait fermement déconseillé d’accepter ce mariageavec leToubab –mon beauToubab, quime noya tout entière dans ses beauxyeux verts pour le meilleur et surtout pour le pire. Elle est enceinte, c’estpourquoi elle veut absolument se marier avec ce type ! répétait tonton à quivoulait l’entendre. Je pense que c’est son esprit mal tourné qui faisait unegrossessenerveuse,carnousn’avonstoujourspasvulebâtardqu’ilannonçait.MaisNkoto, pour une fois, resta sourde et bénit l’union sans aucune réserve,savourantleplaisirdevoirlaPetiteôterlejoug,quil’écrasaelle-mêmependantsilongtemps.Elleavaitd’abordessayéd’obéirautyran.Unsoir,elleétaitvenuemevoir,lesyeuxenflottaison:Tononcle,monfrère,ditqu’iln’estpasd’accordpour cette union, murmura-t-elle, le regard retournant les coquillages au sol.J’éclataiderire.Maispourquoiris-tu?Tusais,c’estgrave,c’estsidifficilepourmoi.Jem’endoute!Bien,tudirasàtoncherfrèrequetun’asrienpufaire.Moi,jene tedemandepas tapermission,que tuvasdemanderàquelqu’und’autre.Mesgrands-parentsmesoutiennent,alorslerestedumondepeutêtrecontre,çam’estparfaitementégal.Jet’informequejememarietelledate,c’esttout.Situ

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veux,tuviens,situnevienspas,jerespecterai;quandjeseraipartie,tun’aurasqu’à oublier que tu as une fille en France, ce sera facile pour toi, j’imagine.Quantàtonfrère,ilpeutcontinueràdéciderdeladosedesucrequ’ilveutpourchanger legoûtde l’océanAtlantique,maiscomptez-lui lesmesuressansmoi.Le lendemain, dès l’aube, Nkoto s’était pointée chez moi, enfin chez mesgrands-parents, avec plein de cadeaux : du thiouraye, un pagne de tissagetraditionnel,desbëthios,desperles,colliersetdial-diali,avecunsourirecoquin,que jene luiavais jamaisconnu.Tiens,c’estpour toi,pour lemariage ! Ilesttempsqueças’arrête,cettesouffranceparlessentiments,déclara-t-elle.Toutlemondeestfatigué,nousenavonstousassezdecestiraillementssansfin.Tuasbienraison,mafille,épousequituaimes!Jetesoutiensdetoutmoncœur,si,commetoi, j’avaisosé,memurmura-t-elle,siseulement…Jen’avaispasrêvé,elleavaitbienditmafille.Commejenesavaispluscommentfreinerlakoraquibattait à tout rompre dans ma poitrine ni comment réagir, je lui sortis desbêtises:Pourquoim’offres-tucescadeauxérotiques?Maisallez,çavapasnon,dequoijememêle?Çamegêne,surtoutvenantdetoi…Maisnon,mafille,fit-elle, prenant mes mains entre les siennes, tu es devenue grande, bientôt unepetite dame, tu as droit, toi aussi, donc je peux me permettre de t’offrir ceschoses-làetpuis,comme tum’as toujoursappeléeNkoto,grandesœur,disonsque c’est de la part de ta grande sœur…Et nous passâmes un des plus douxmoments que j’aie jamais partagés avec elle. Tonton tyran avait fait tout sonpossiblepourgâcherlafête,maisnotrebonheurfutplusfortquesonamertume,quidureencore.Etmessœurs,sijoliessœurs,sidoucessœurs,volontairesmaispas casse-cou comme leur grande sœur, chantaient, dansaient. Elles pouvaientdanser,ellesépouseraientquiellesvoudraient,car,dansleurprison,unebrècheétaitouvertequeplusrien,aucunemainnepourraitreboucher,pasmêmecellesilourdedeTontontyran.Quandlalibertéfendlesmurailles,aucuneporte,mêmed’ébène,neparvientplusàcacherl’horizon.Han-han-han!Depuisletempsquel’ânesserécalcitrantesciaitlemarbreàcoupdecrin!LeréveildeNkoto,mêmetardif, et les sourires radieux demes sœurs, humant la brise de l’Atlantique àpleinspoumons,sousleregardattendridenotrematriarcheadorée,envalaientlapeine.

J’étais étudiante à l’universitéCheikhAntaDiop deDakar quandTontontyranmejetaàlarue,parcequej’avaiseul’effronteriedechoisirlegardiendemon mont Vénus à ma guise, de me fiancer avec un Français, malgré soninterdiction.C’estlatantequiavaittransmisl’ordre:Prendstesaffairesetfouslecamp,tononcleneveutplustetoidanssamaison.Mais,tante,ilfaitpresque

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nuit, ça peut attendredemain.Non, je ne suis qu’une épouse et j’obéis àmonmari, il a téléphoné, tu dégages sur-le-champ ! Son sourire en coin montraitcombienelleétaitravied’exécuterunetellesentence.Malégèrevaliseauboutdubras, jem’engouffraidansun taxiet filaiàOuakam,chezuncousindemamère,unSarr,où jepassais lasemainepour lescours.Mais le téléphoneavaitdéjà sonné là-bas aussi. Depuis l’étranger, où il se trouvait momentanément,Tonton tyran ordonna à son cousin deme virer fissa. Aussi obéissant qu’unebarbe, l’hommepointaladirectionqu’onm’asisouvent indiquée: laporte.Sitononcleneveutplusdetoichezlui,ehbien,tunepeuxpasrestericinonplus.Partir, toujours, repartir, le cœur battant d’angoisse, ce fut longtemps maconditionexistentielle.C’étaitunvendredi,à20heures,jereprismavalise,mesquelqueslivresetmescassettesdemusique,messeulscompagnonspermanentslors demesmultiples déménagements. Je vidai donc les lieux,mais non sansavoir réclamé les cinq cent mille francs CFA que me devait le tonton bis, siprompt à me jeter à la rue. Reviens à la fin du mois, lança-t-il, lissant sesrouflaquettes.Ahnon,tonton,quandonrenvoielechien,ilpartavecsaqueue!Rends-moicequetumedois,car,àpartirdecesoir,tunemeverrasplusjamais.Il s’appelle Sarr, l’orgueil chevillé au corps, il sortit s’endetter et revint à22heures, avec trois centmille.Viensà la findumois, implora-t-il, j’aurai lereste.Jesouriset luiredis:Non,tonton,àpartirdecesoir, tunemecroiserasplusjamaisauseuildetademeure.Jet’aiprêtéunechèvreavecquatrepattes,neme la rendspasavec trois, jeveuxmescinqcentmille francsCFA.Dakarestplein d’hôtels de qualité, tonton, je n’ai peut-être pas une maison paternelle,maisjen’iraipasdormiràlarue,surtoutayantautantd’argent.Quepenseraitdemoimongrand-père, toncheroncle?Il ressortit, revintà23h30, transpirant,avecquatrecentcinquantemilleet,devantseslongsbalbutiements,jeluilaissaislescinquantemille,pourlespetits,luidis-je.Aprèstout,pendantpresquedeuxans que son travail l’avait éloignéde son foyer, sesmodestes chèques pour ladépensemensuellen’arrivantqu’àtrêved’attente,c’étaitbienmonamifrançaisetmoiquiassurionslaponctualitéduravitaillement.Noussoignionsmêmesessouffreteux, surtout sa chère épouse,dont lamaladie chronique, si bourgeoise,était laprincipaleoccupation,puisque lesbonnesétaientaux fourneaux.Raviedepartagerlesensdelafamilleinculquéparmesgrands-parents,jefinançais,lecœursurlamain,lesfréquentsséjoursdelanombreuseparentèleetlasurviedetoutelademeuredecetontonbisqui,luiaussi,mejetaitàlarue,enpleinenuit,sans ciller. Après unweek-end à l’hôtel, je louai une chambre àOuakam, oùj’habitai jusqu’àmonmariage, un an plus tard, etmon départ pour la France.

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Depuis,jepassemesescalesdakaroisesàl’hôtel.—Alorsquefait ledresseurdesalaisse,sabêteéchappée?interrogeala

Petite.—Ah,toi,avectesquestions!—Tiens, tuvois,commetuasdûfatiguer lagrand-mère, tu luienposais

tellement.—Oui,maisçaneteregardepas.Elleavaitlapatiencedeceuxquisavent

aimersanspasserleurtempsàsedemanderlaraison.—De la patience, il lui en fallut encore. Partir en France t’éloignait des

humeursdudresseur,maisaussidetesgrands-parents.Ilsdevaientêtreheureuxdet’accueilliràNiodiorpendanttesvacances.

—C’estsûr.D’ailleurs,c’étaitsurtoutpour leplaisirde les retrouverquej’yallaisplusieursfoisparan.Maisc’estdifficiled’obtenirlapaix,cernépardesamers, prêts à user de leur pouvoir de nuisance à toutmoment. Avec tant detisonniersautourdenous,lajoiedenosretrouvaillesconnaissaitforcémentdesperturbations. Il y avait toujours un incendie à éteindre.Mon retrait opiniâtredans ma maison, à Mbélala, mon silence résolu quant à ce qui concernaitBoussoura, lagrandeconcession familiale, et labonnevolontédemesgrands-parents ne suffisaient pas à désarmer les belliqueux. Quand j’évitais de merendreàBoussoura,esquivantlesaffrontements,magrand-mèrevenaitpasserlajournéechezmoi.Latanteleluireprochait,maisladoyennen’avaitcuredesespiaillements.Tantquemesjambesmeporteront, j’iraioùm’orientemoncœur,rétorquait-elle d’une voix calme, et la fielleuse partait digérer sa bile dans satanière.Cette antipathique femme, à part sonmari, aucunmembre de notre sigrandefamillenel’apprécie,toutlemondes’esttoujoursméfiéd’elle.N’ayantplus l’occasion de m’atteindre, elle m’expédiait ses offenses, envoyant sesenfants ou des tiers récolter mes cocotiers, dans ma propre maison. Peut-êtredevrais-je, un jour, la traîner en justicepourviolationdedomicile et, fautederésultat, l’atomisersiellepersisteàmeharcelersousmonpropretoit.Dansuntel contexte,mesvacances àNiodior, au lieudeme reposer, se transformaientsouventencalvaire,unesortededépression.Mesgrands-parents,devenustropvieuxpourencoreredresserlestorts,meconsolaient.Hélas!Malgrémafermevolontédetenirpoureux,ilm’arrivaitdecraquer.

—Alorsturentraisplustôt?—Non,jen’aijamaispumerésoudreàquittermesgrands-parentsplustôt

queprévu.Acculée,jeredevenaislaPetitechancelantequ’ilsavaienttoujourssureleverdetoutesleschutes.Nemeréveillezpas,tuez-moi,leurdisais-je,certains

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soirs, après les colères du tyran ou les gifles de son frère et les incessantesprovocationsdelatante.Jesuisàterre,votremondejen’enveuxpas,enterrez-moi!Non,Sounkoutounding,maPetite,disaitlegrand-père,apprendsàavoirlepiedmarin.Etsiuneterreneteconvientpas,prendslamer, ilyauratoujoursuneriveensoleilléequelquepart.Lève-toi,monpetitmatelot,monvieuxcorpstientpourencore t’accompagner.Non,Mamakony,mongrand-pèrechéri,mondouxcapitaine,cen’estpluslapeine,j’aiaussitraversélesmers,envain.

Comme ma mère, j’ai osé aimer, mais, sais-tu que là-bas non plus, lesBlancs n’ont pas voulu de moi, au bout de seulement deux ans, encoreabandonnée.Etpourtant,àcausedecetamour,jen’aipaspuvoirNkotopendantcinqans, jusqu’à laveillede samort.Maintenantque jepassemesnuits avecunemachine,àécrirepourvivre,àvivrepourécrire,mêmelamusiquenesuffitplusàremplirlesmursvides,laissez-moienfinm’endormir,ici,auprèsdevous.MaintenantqueNkotoaunchez-elle,d’oùpersonnenepourramechasser,s’ilvousplaît,cetété,laissez-moienfinlarejoindre,peut-être,là-bas,voudra-t-elleenfindemacompagnie.MaPetite,monpetitmatelot,aujourd’huicommehier,cen’estpaschezellequetudoisaller,jet’enprie,resteavecnous…

Reste avec nous, ma fille, reste pour nous, reprenait la grand-mère,remarquantlesoufflecourtdesonhomme.Mafille,sais-tuqueRoognet’apasmisedansmonventremais il t’a logéedansmoncœur et pour toujours ?Mafille,souviens-toi,tum’avaispromisd’êtremafillepourtoujours.Sais-tuquejerajeunisdèsquetuarrives?Alors,si tut’endors,moinonplus, jenevoudraisplusme réveiller àBoussoura etvoir le soleil se lever, là-bas, au-dessusde tamaison.Lève-toi,ma fille,unhomme, tuenaurasunautre,peut-êtreaurais-jemême la chancede bercer tonpetit, de lui chanter ta berceuse préférée.Hein,écoute-moi!Jesaismêmequ’ilserabeau,lepetitquetunousferas,et,s’iltientdetoi,ilneteferajamaishonte.Situsavaiscommejesuisfièredet’avoirparmiles miens ! J’ai déjà a tiwaan et deux pay baal, les étoffes traditionnelles,commecellesaveclesquellesjeteportaissurmondos,tupourraslesemporterquand tu repartiras, vers ton pays, là-bas, comme tu parles leur langue, c’estquandmêmeunpeucheztoi,là-bas.Non,Nakony,mamamanchérie,pourmoi,depuis tantd’années,c’est,de fait,chezmoi,presquecommeleSénégal,maispour eux ce ne sera jamais chez moi, car il y aura toujours quelqu’un pourscrutermonvisageetmedemanderàbrûle-pourpoint : vousêtesd’où?Dansuneconférence,unedame,plusqu’avenante,m’ademandé :Voussentez-vousmaintenantchezvous?NakonySarr,mamanchérie,ceuxauxquelsonadressede tellesquestionsnese sentent jamaisvraimentchezeux. Indéfinimentautre,

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j’erre seuleparmi eux, commeune âmeenpeine, sans celui qui a fait de leurpayslemien.Tusais,mafille,Roogn’estpasmauvais,tonsourirejetteraencoreunfiletsuruncœur.NakonySarr,cen’estpasseulementunehistoired’homme,vousm’avezappriscommentvivreavecousans.C’estquemabelle-mère,quetuavaisreçuesimerveilleusement,lacouvrantdecadeaux,s’avéraunesimochemère,unesiracistemère.Àelleseule,cettebonnefemmedoitfaireperdreàlarégionalsaciennedixpourcentdetouristesparan,j’ensuismêmecertaine.Pourla salubrité publique, vraiment, il serait bien que ceux qui dirigent là-bastrouventdessolutionscontrecegenred’assassinsauxcadavreserrants.Oublie-la,maPetite,monpetitmatelot,oublie-la,reprenaitlegrand-père,l’œilpleindesagesse. Ne t’encombre pas d’une seule miette de sa haine d’elle-même,puisqu’elleestaussihumaine,lapauvre;desgensmauvais,onenvoitpartout,mais d’autres sont là-bas qui méritent l’honneur de leurs pères, comme nousautres ici. Mamakony, mon tendre grand-père, c’est que, elle aussi, commeNkoto,medisaittoutletemps:Dégage!Non,maisdégage,quellehonte!EllenesupportaitpasuneNoiredanssafamille.Alors,Mamakony,monchergrand-père, si je fais honte auxNoirs,ma propre famille, durant toutemon enfance,commeauxBlancs,dequellecouleurdevrais-jedoncêtrepourconvenirquelquepart?Delacouleurdetoncœuretdetespensées,monpetitmatelot.Tiens,entonabsence,ilnousarrivetoujoursdesBlancsetdesNoirs,quiviennentdeloin,pour nous dire, sourires aux lèvres, larme à l’œil, comme ils sont heureux deconnaître la terre natale d’une femme qu’ils aiment tant. Et cette femme-là,PetitemèreJahanora,c’estbiende toiqu’ils’agit.Non,MamakonySarr,cellequ’ils connaissent est une fille bien maquillée, qui sourit à la télévision, quiaffûte son verbe, lève son glaive intrépide, sabre des injustices, refuse des’avouer vaincue, en orgueilleuse guerrière Guelwaar, héritière de votreirréductible volonté de rester libre et debout.Lequel d’entre eux connaît votrePetite, que vous avez là, sous les yeux, clouée au sol par les loups ? Aucund’entreeuxnesedoutenidecequi raillemavoixniduprixdemessourires.Alors,pourcellequ’ilsaimentenmoi,cettepetitepartiedemoi,quirestedeboutquandtoutlerestes’écroule,accueillez-les.Puisqu’ilsnesaurontjamaiscequej’ai dans le ventre, offrez-leur de quoi remplir le leur, un voyageur a toujoursfaim, de nourriture oud’amour, souvent des deux, régalez-les des deux.Alorsaccueillez-les, offrez-leur plein d’amour, plein de couscous, des pagnes, deshuîtres,dubarracuda,duthiof,descarpesbiengrasses,despatatesdouces,desmangues,desnoixdecocoetdeslitresdebissap.Quandilssontainsiaccueillis,dansladignité,qu’ilssontrassasiés,rassurésetheureux,dites-leur,sincèrement

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maisgentiment,quechezvousaussi,ilyalaloiquiprotègelavieprivée,car,elleexistechezeuxet,là-bas,ilslarespectent,alorsqu’ilslarespectentaussienAfrique, nous ne sommes pas moins dignes de considération. Certes, nosmaisonssontgrandesouvertes,maiscenesontpasdesenclosàchèvres,ilyadescodes,ilfautqu’ilslesapprennent.Chezeux,nous,nouspassonsnotrevieàapprendrecommentrentrernosailesdepélicansdanslesbouteillesdeleurslois.Des loisméthodiquement conçues contre les étrangers, surtout depuis l’ère de«monsieurbondset rebonds», laballede tennis,quia rebondi jusqu’icipourhonnirl’AfriquesurlaterredeSenghor,cedignefilsduSine-Saloum,fiertéduSénégal et de tous les humanistes à travers le monde. Accueillez nos hôtesoccidentaux, avec votre légendaire téranga, cette hospitalité qui fait larenomméeduSénégal,etdites-leurcequeleursdirigeantsnesaventpasouneveulentpasretenirdenous:notresensdeladignité.

Accueillez,Niodior,accueillez:ceuxquiviennentàvoussontlesmiensenOccident. Recevez-les, veillez sur eux comme vos dignes ancêtres savaient lefaire.Ilssontblancs,noirs,asiatiques,lalittératurenoustissentdesliensparlecœur,c’estpourquoiilsonttrouvélechemin,jusqu’àNiodior.Cesontaussilesmiens,cesonteuxetdescommeeuxquinousdonnentunpeudejoie,detempsentemps,lecouragederesterenEurope,là-bas,siloindelabrisedeNiodior,etdesurvivreàl’arrachement.Et,puisqu’unebâtardepeutaussiavoirdespèlerins,s’ilsveulentvoirmamaison,cequ’ilsdemandent toujours,ehbienqu’on leurmontre,monparadisrêvédevenuunsimpletasdepierresgrâceauxmiens:touscesmillionsdefrancsCFAdétournés,enfouisdanslesable!Desquestions,ilsvousenposeront,évidemment,dontcelle-ci:Est-ceainsiqu’ons’aimeenpayssérère ? Est-ce ainsi que les Guelwaar traitent les leurs ? Qu’on me laissem’endormir, près des sources souterraines, aucune claque ne retentit, aucunejoue plus jamais ne rougit, aucune injustice ne gâche les vacances éternelles.Nakony,Mamakony,depuiscebébéquimanquaitdelait,jenefaistoujourspasmesnuits.Alors jevousaime,mes sidouxveilleursdenuit,mais laissez-moienfinm’endormir.J’enaiplusqu’assezdeguetterunenouvellelune,dansmonténébreuxcield’enfantillégitime,aprèsquatredécennies,ellen’arrivetoujourspas,laissez-moidoncfermerlesyeux!MaPetite,moncourageuxpetitmatelot,cajolait le grand-père, mougni,mougni, ne désespère pas, d’autres dignes etgénéreuxGuelwaarsont là,àNiodior, sinombreux,qui t’aiment,certainssontdiscrets,maisquand tupars, ilsdemandent toujoursde tesnouvelles.Mougni,ajoutaitlagrand-mère,barosaliiy,nesoispasdépitée.Nedispastoutcequitechagrine,nousaurionstoushonte.MamakonySarr,NakonySarr,jesaisqueces

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choses-lànesedisentpas,mais,justement,c’estpourcelaquej’écris,pourdire,dénoncer,combattrecequ’onneditpas,maisquibavardeennousetnoustueàpetitfeu.C’estbienàlaguerrequevosancêtresgagnaientlapaix,maplumeestmonépéed’Amazone.Khaarit,machèreamie,disaitlegrand-pèreàsonépouseet toujoursamie, indihil !OFamsah,botékhonaa falo,«à lavérité,mêmel’âne, sur lepointdemourir,donnedescoupsdepatte !»Khaarit,Sarr,nouspouvonscomprendrelaPetite,ellearaison.Etlagrand-mère,émue,meserraitdanssesbras,quisentaientundouxparfumdegongaouleRoger-Galletrouge,dont je lui renouvelais sans cesse le stock. Ellememurmurait des tendresses,sousleregardbienveillantdugrand-père,quimepromettaitque,tôtoutard,jem’ensortirais,quelesloupsjamaisnepourraientmebarrerlaroute,carilpriaittous les jours pour moi. Tu as mille raisons de pleurer, ma fille, mon petitmatelot,mais,sijem’appellebienSaliouNdoukouSarr,çavachanger!disait-il,sûrdesaprédiction.Maisavoirraisonetespérerneconsolepasdesclaquesreçuesetdetoutescesmesquineriesquiperdurentsousdiversesformes.

Aprèsleberceauhonteux,j’aimaintenantunemaisonhonteuse,carmêmelasueurdemonfront, les loupsnem’enontpas jugéedigne.Dômoudjitlénapalais,tamé?Athiawaye!Fatawatméké,watimaka !Unebâtardedanssonpetit palais, par ici, pas question ! Une petite maison, même sortie de monéchine !Oulà là là !Ruinons-la donc !Ce fut fait, parfaitement fait !Car, eneffet, quelle honte ce serait pour les enfants légitimes – mon œil ! touk, quenenni ! certains sont légitimés par un mariage express. Mais, quand même,légitimés et accueillis au monde par des salamalecs et des chapelets longscommedesfiletsdérivants,aprèsd’âpresnégociationsdedots.Desdotsquiontvendu leursmères, lesempêchantdedivorcer,mêmelorsqu’ellesse retrouventaffublées de pléthore de coépouses, aussi belliqueuses quemachiavéliques, oulorsqu’elles subissent un despote, qui, à part son grenier vide, n’a que leprivilègedesonsang,quicroupitdepuisdesgénérationsàforcedexénophobie;unsangnoble,quesesenfantsnevontpasboireàlaplaceducaféaulait,sicheret pas garanti, mais qui a pourtant remplacé le moni, la bouillie de mil, quebeaucoupdédaignentmaintenant,sansplusavoirassezdegrainspour.Pauvresgamins, déjà stoïques : aller à l’école, sans rien au petit-déjeuner, les lèvressèches,maissidignementserréessurvotresecret.Neresterait-ilquel’enduranceauxpetitsGuelwaar?Vospères,Niominka,silongtempsinsoumis,aujourd’huidétournésdesboissacrésdeleursancêtres,traînentdeschapelets,d’uneépouseàl’autre,deNiodioràDakar,deDakaràl’Europe.Ont-ilsseulementletempsdeveillersurvous,devousapprendreàavoirlepiedmarin,d’entendregémirvotre

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mère, qui s’abîme les mains à débusquer des fruits de mer pour remplir lamarmiteetmettredansvotrebouchelebonheurqu’unpolygamelaisserarementà la maison ? Pauvres petits bouts, toute cette marmaille, qui pousse partoutcommelespalétuviers,toujoursélaguéeparlepaludisme,lemanqued’amouretlesmauvais traitements, quand la pilule et les préservatifs existent. Ciel, queloubli ! En terre guelwaar, pour nos anciens, les enfants étaient le trésor dechaque lignée et, pour eux, le poisson débarquait à toute heure et les greniersn’étaient jamais vides, c’était même l’honneur des pères et des oncles.Aujourd’hui, certains, qui ont quitté la tradition, sans trouver une porte deréussitedanslamodernité,boiventduthéàlongueurdejournée,végètentavecdesmainsdepianiste,loindeschampsetdesfiletsdepêchequifirentnaguèrel’autonomiede leurspères.Comptantplus sur la solidaritéquesur leurpropredignité, ils oublient que ce village, fondé par une femme qui voulait sesmarmites pleines avant les chapelets et les fiches de paie, cultivait, récoltait,rassasiait tous ses enfants. Certains, passifs éhontés, arguent le sous-développement du pays pour justifier leur précarité. Ils lézardent sous lescocotiers, quand les femmes cherchent et ne trouventmême plus à acheter lepoissonqu’ondistribuaitgratuitementauparavant.Cegenred’oisifs,sipromptsàmaudirequioserefuserleurracket,jugent,condamnent,houspillent,corrigenttousceuxàportéedeleurfrustration,surtoutleursenfantsetleursmalheureusesépouses. Ce genre de gus, à la pine solide mais au comble de l’impuissancepécuniaire, ça vous rosse une dame, à lui faire passer l’envie de jouir sous lacuisse d’un homme. Comment ne pas prier ? La grand-mère et le grand-pèrepriaient pour l’amélioration de mon sort, quand ils partaient ou quand je lesquittaispour regagnermon tasdepierres, jepriaispourunurgentchangementdes mentalités à Niodior comme partout où la condition des enfants et desfemmesnécessiteencoreunevraieprisedeconsciencecollective.Quetousceuxqui partagent ma préoccupation viennent déposer avec moi des offrandes àItoumbé, leboissacréoùviventnospangool, lesespritsdesJahanora!Allonsdoncpriersouslebaobab,afinquelesoublieux,enfermésdanslesopaquesmursde leur foi d’emprunt, se réveillent enfin et se souviennent des valeursancestrales qui firent longtemps notre dignité. Bandé Ñambo, mama, mèrefondatricedeNiodior, reviens,allonsàPétiala,prierMbulane, tespangool,aubois sacrédesFata-Fata, pourdissiper toutes ces ténèbres,qui s’épaississent àl’horizon.Ilesttempsderetrouverlalumièrequiguidatespasjusqu’àNiodior,alorsqu’iln’yavaitpourtantaucunemosquée.

—Les consolations de tes grands-parents et tes prières, ont-elles fini par

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tenirlesloupsloindetoi?—Lesconsolationsetlesprièrespeuventsoulagerparmoments,maiselles

nesauventpasdesloupspourdebon.—Alors,redresse-toi,bats-toi,commedisaittongrand-père.Tum’écrases

danstonestomac,souslescouleuvresquetuavalessansbroncher.Est-cedoncça devenir adulte ? Je veux vivre moi, or, toi, étouffée par les loups, tu faissemblant de vivre ! Il est temps de ne plus te laisser mordre les molletsimpunément.Harosurlabâtardequiprendtropdeplacedanslafamille!Depuistanaissance,ondiraitquetehaïr,tepourchasser,tejalouser,rivaliser,faireunefixationsurtoiettepourrirlaviedonneunsensàleurexistenced’aigris.Quoique tu fasses, c’est toujours ainsi, alors, fini la courtoisie pour ceux qui ne laméritentpas.Bats-toi,rendsenfinlesclaques!Situveux,jet’accompagne!

CettePetite,mêmesiellem’incommodeparfois,jel’aimequand,révoltéeet déterminée, elle décide de vivre, de réagir au lieu de seulement subir, c’estainsiqu’elleatoujourssauvémavie.

Lavolontéautaquet,jelasuis,latêtepleinedesmotsdemongrand-père:le respect ne sequémandepas, c’est une conquêtede tous les jours…un jourviendra,s’ilsnet’aimentpas,ilsterespecteront…Alors,puisquej’aiacquislaconvictionquec’estpeineperduequed’attendredel’amourdelapartdesloups,ilesttempsdesefairevraimentrespecter.

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XX

Lesyeuxgrandsouverts,jesuivislaPetite.Puisquelesloupsmetraquent,mêmequandjelesévite,lescontourne,faislasourde-muetteoul’ânessemorte,ils grattent à ma porte et me saignent le dos, allons-y, faisons leur face. Sil’attaquenemepréservederien,songeai-je,ellenemeperdrapasplus.

— Tu n’as que trop attendu, même un âne à terre a droit à un peu derespect,maintenantqu’ilss’invententdesvertusetternissenttonpelagedevantleurentouragecommedevantlesétrangers,tunepeuxpluslaisserfaireetdire.Untyranivredesonpouvoirautorisetout.Unelouveenragéedonnelesignaletguidelameute.Alorslève-toietavance,glaiveauclair,enavant,marche!Tada-tada-tadadan!ordonnalaPetite,ouvrantlamarche.Puisqu’ilsfrappentletam-tam,qu’ilssupportentdonclebruitdutama.Remetslespendulesàl’heure!

LaPetitenesaitpas faire lepasde l’oie,elle fonce,sabreaupoing, je latalonne, stylo dégainé. Là où ellememène, il y a toujours la liberté au bout.Sachant bien que ce qu’elle pointe, que je refusais obstinément de considérerpendantlongtemps,devientdeplusenplusinsupportable,jemedoisderemettrelespendulesàl’heure,mêmeausondestamboursdelutte.Ceuxquidonnentlesclaquessaventqueçafaitmalseulementquandilss’enprennentune.Etcommedisaitmonvieuxmarin,espérer laclémencedesonbourreau,c’estadmettre lesupplice.Lejourestdoncvenudedisperserlameuteautourdemoipourdebon.

Aujourd’hui, j’honore la promesse faite àmon grand-père. Le puits qu’ilavait creusé pour moi désaltère tout mon quartier à Niodior. Et, même si,toujours à mes trousses, la tyrannie familiale, à laquelle il souhaitait mesoustraire, vient souvent gâchermes séjours dans cettemaison qui devait êtremonultimerefuge,riennipersonnenemedétourneradeNiodior,dupactescelléavecmonvieuxetsifiermarin.Grâceàlui,j’aivitecomprisqu’enplusdeleurbienveillance,àluietàsadigneépouse,seulemadéterminationcasseraitpourde bon les avilissantes laisses que certains rudes dresseurs entendaientm’imposeràvie.Ceux-làn’ajoutaientaucunefibred’amouràleurbride,orseull’amour permet de nouer etmaintenir un lien, qu’il soit familial ou non.Uneautoritéfondéeuniquementsurlaterreursevolatilisedèsquelavictimen’apluspeurdevous.S’éloignerd’unvolcanéruptif,cen’estpasuneindiscipline,mais

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une nécessité vitale. Je n’allais quand même pas passer ma vie à genoux, àexpier la supposée faute demapropre naissance.Et puis, quelle faute ?Deuxcélibataires, totalement libres de tout lien, des gamins de dix-huit ans, qui netrahissentninetrompentpersonne,quis’aimentetdonnentnaissanceàunbébébienportant,oùestdonclecrime?Onvoudraitquejeporteunesibellelibertécomme une croix. Foutaise ! Faut-il que les amers soient obnubilés pard’infâmesagiotagespourjugerunetelleinnocencecoupable.

Maintenant, peut-être à cause du changement climatique ou du taux deconversiondel’euroenfrancCFA,ceuxquimechassaientdeleurmaisonetleurentouragedisentauxétrangerscommeauxlocaux,étonnésdenejamaismevoirchezeux,malgrélesquelquesgènescommuns,quejefuislesmiens,pournepaspartageraveceuxl’argentqu’ilsimaginentbouchantlescouloirsdel’immeubleoù j’habite. Mais ces hypocrites, dans leur bavardage, racontent-ils aussi,comment, depuis ma naissance, ils me traitent en bouche de trop, puis endomestiquede leurs épouses et de leur nombreuseprogéniture ?Mêmeenfantabandonnée,encarencedefamille,c’esttoutdemêmedurdecousineravecsesanciensmaîtres!Racontent-ilscomment,sansremords,ilsmeterrorisaient,meviraientcommeunechiennegaleuse,dèsque j’éternuais?Aujourd’hui, lepirequ’ilsnemepardonnentpasetqu’ilsnemepardonneront jamais,c’estd’avoiraussi libéré leurchepteld’esclavespotentiels,mesfrèresetsœurs,sur lesquelsilsentendaientrégner.Commej’aidéclarécaduquelaloidesgénuflexionsetdesgrands pardonsmachiavéliques, leur tenace et perfide haine, si elle ne les tuepas, finira par lesmettre à la page. Pourtant, les fuyant jusqu’enAlsace, à lalisièreduRhin, tellement loindesSérères,presqueenGermanie, j’auraisaiméqu’ilsm’imaginentencoreplusloin,emportéeàjamaispardesNiebelungen,oumêmequ’ilsm’oublient.Roogm’est témoin, s’ilsn’avaientpas frappé legrosdjoundjoung,letamboursérèredeguerre,jen’auraisjamaischantéleurépiquevilenie.Alors,djoundjoung!Guelwaar,commeeux,petite-filledesSarr,mêmeenLaponie,ausondudjoundjoung,jedégainemonglaiveetmonteaufront,nosancêtres ne se débinaient pas, ils mouraient au combat. Alors, puisque leursdjoundjoungsmepoursuivent,allons-y,unebonnefoispourtoutes.

Au Sénégal, comme en France, il y a toujours quelqu’un qui a croiséquelqu’un,qui a entenduquelqu’un, qui lui-mêmea entendudireque lanièced’Untel,cousined’Unteletd’Unetelle,demi-sœurd’Untel,laPetiteUnetelledeNiodior, l’écrivain machin, il paraît que…Alors, allons-y ! Je suis l’écrivainmachin,laPetitedeNiodior,sœurdequicomprendquel’amournesecoupepasendeux,cousinedequiveutbiensecomportercommeunevraiecousineouun

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vraicousinetnoncommeunmaître.Écraséesous lesboisobscursdeson-dit,depuismanaissance,mevoicisortiedubosquet,enfin,sanshonteaucune,pourdirefranchementmavérité,aveclecouragedesSarrMboundouCoumbaDiamKangou,auxmamellesgénéreuses,quim’ontélevéetellequevousvoyez.Mais,ce n’est pas parce qu’on est d’une lignée matrilinéaire qu’on doit forcémentaimer le lait. N’ayant même pas tété ma mère, qui gardait le sien pour sesenfants légitimes, jen’aimepas le lait,surtoutfrelaté,alors,de la lignée, jenegardequeceuxquienvalentlapeine.Etpuislelaitnesuffitpas,disaientmesgrands-parents,quimenourrissaientdecouscousaupoissonetd’autantd’amour.Jevaisdoncvidercetteoutrematrilinéaire,quivouslanceàmestrousses,depuisletempsqu’ellem’écraselesépaules.

Les lutteurssérères,défiant leursadversairesdansunegracieusedanse, lebakou,disent:Osadahamadiabaam!Quiosem’affronte!EnpaysGuelwaar,Amazones intrépides, aussi fières que leurs frères, les femmes étaientd’excellentes lutteuses. Elles aussi connaissaient go rako saakh, cette presteprise qui vous envoie valdinguer unGoliath à terre.Alors, allons-y !CommedisaitMamaLassourDiaïSarr,puisqu’ilyenaquiosentparleret,desurcroît,malparler,allons-y!LesTontonstyransquimeviraientetleurentourageosentdire,aujourd’hui,quejefuislesmiens!Lavérité,c’estquejefuisobstinémentlesméchants,lesinjustes,lescruels,lesmauvaisparmilesmiens.Qu’ilsdisentdoncàceuxdontilsbourrentlesoreillescommentilsvoulaientmesoumettreetseservirdemoipourcontinueràopprimerlerestedelafamille.Voyantquejefinançais des projets pour mes frères et sœurs, qui sans moi n’avaient aucunsoutien, Tonton tyran me convoqua et asséna : Ces gens analphabètes sontcommedesanimaux, tugaspilles inutilement tonargent, ilsnepourront jamaiss’en sortir seuls.Évidemment, personnenepeut s’en sortir sans lui, l’arrogantn’atoujourspasluLuqmān !Apporte-moi l’argentquetugagnes,ordonna-t-il,je vais créer une société, tes cousins qui ont fait des études vont la diriger etemployer tesfrères,ça leurgarantiraaumoinsunsalaire,dequoivivre.Àsesyeux,lafemellequejesuisnepeutévidemmentpasprendreseuledejudicieusesdécisions. Mais, puisque ce mâle dominant est si puissant, je me demandepourquoiilluifautmesdenierspourcréerunesociétéàsesenfants.Saréflexionnemesurprenaitpas, c’estcegenredepointdevuequi l’avait éloignéde sesracinesetmêmedesonproprepère.Alorsjeprismoncourageàdeuxmainsetlui tins tête : Comme tu le sais, tonton,mon grand-père était analphabète, luiaussi,pourtantilfutl’undeshommeslesplusrespectésdeNiodioretduSine-Saloum,doncsimesfrèresfontcommelui,toutirabien.Ilssontadultes,jeles

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finance, à eux demontrer de quoi ils sont capables. Ils ne vont pas être soustutelleàvie.Ils’offusqua.Lafamille,cen’estpasquetesgrands-parentsettesfrères et sœurs ! Le tyran hurla, revendiquant un sens de la famille, puism’injuria,me reprochantdenevouloir aiderquema fratrieetpas sesenfants,auxquelsiln’apourtantjamaisapprisàmerespecter.Jemedemandepourquoiiln’avait pas lemême sens de la famille, quand il ignoraitmes frères et sœurs,finançaitlesétudesdesesenfantsetméprisaitlesmiennes,quandj’erraisd’unefamille d’accueil à l’autre, puis d’un taudis à l’autre. Et puis, me réclamerl’argent de mes livres, tout en me disant qu’une fille illégitime comme moidevraitavoirhonted’exercerunmétierpublic.Àchacundemeslivres,ilmeditquec’estnul, prédit qu’il sera ledernier.Mon fils feramieuxque toi, criait-ilenvieux,carc’estluilegarçonquidevraitêtreàtaplace,parcequejeluiaipayélesmeilleures écoles ! Je suis ravie, tonton, de constater, qu’à cause demoi,écrire des livres est devenueuneobligationdans la famille.Quel bonheur d’yavoirintroduitl’amourdelalittérature!Jepeuxécrireuneréponseetdémentirchacundeteslivres!Maistuverras,monfilsleferaetiltedépassera!éructait-il, plein de frustration et porteur d’une rivalité que rien ne peutmasquer. Lesmauvaiscoureursonttoujoursbesoind’unlièvre,pensai-je.Fauve,il luifallaitsa proie. Et les lionceaux prennent goût au sang en voyant leurs parents tuer.Mais il n’y a qu’au théâtre que l’imitatio s’applaudit. L’évidence, c’est qu’auréveil,nulnepeuts’approprieretraconterlerêved’autrui.C’estlasincéritéquifait uneœuvre, pasun flair de trappeur.Unepassion artistiquene s’improvisepas, ne s’emprunte pas, ne s’arrache pas à autrui, on porte ça en soi ou pas.J’aime beaucoup chanter,mais je sais que je ne serai jamaisMiriamMakeba.Personnen’étantpropriétairede la timbaledesmuses, tout lemondepeutallerboire à la source de la littérature. Le tout est de savoir quelle soif on veutétancher.Mabarquen’empêchepersonned’engagersonnaviredeguerresurlesbelleseauxdeslettres,maislelongsillagedel’écriturerequiertplusdepoésieque de torpilles. Alors, à bâbord ou à tribord, bon vent à tous ! Quandscrogneugneuprédisaitl’avenir,hiérarchisantdesdevenirs,monsagegrand-pèrem’apprenait à avoir le piedmarin, à garder la barre demapropre quête. Pourl’écriturecommepourtoutdanslavie,jesaisqu’onnepeutdonnerquecequ’onadansleventre.Etsilameutenepersistaitàmeharceler,àmédireettravestirlepassé,jen’auraisjamaiseuàrelatersaperverseetcruelleconduite.

— Grandir, devenir adulte, considéra la Petite, c’est ne plus courir à larecherched’unbosquetoùsetapir.Deveniradulte,c’est,aulieudes’enfuirenpermanence,oserseretourneret,enfin,fairefaceauxloups.

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J’étais absolument d’accord avec elle et j’allais enfin tout affronter, lesloups,maisaussicettenaissancequ’onmereproche,alorsquejen’ysuispourrien.Allons-y !Osadahamadiabaam !À la joute, qui osem’affronte !Noupirnagaloukess,oyokoboye!Koulalesamanguemb,sataatefègne!Gareàquitoucheàmaculottedelutteuse!Carcelui-lànegardepaslasienne,j’exposesesfesses!Mêmesimonpèreignoraitcombienonmefaisaitboufferdefumier,jesuisfilled’unchampiondelutte.Les lutteurs,enpayssérèreetdans tout leSénégal, ce sont eux les dieux du stade. Au Sénégal, en Gambie, dans toutel’Afriquede l’Ouest, dans les années1960, c’étaient eux les rocks stars, et cequeJohnLennonallaitimaginer,en1971,ilslevivaientdéjà.Artisteavantmoi,MadyFatouTidaMoussou,lutteurditMadyDiouladanssajeunesse,étaitgrandetfier,unsolidegaillard,tailléharmonieusementauscalpeldubondieu.Quandilentraitdansunnguel,lecerclededanseetdelutte,lesdamesenoubliaientlenomdeleurmarioufiancéetcellesquiétaientlibressepâmaient,rêvanttoutesdelesuivre.Nkoto,latimidedeNiodior,avecsesyeuxdebiche,sesbellesdentssi blanches, ses jambes de gazelle, son balcon joliment garni, sa cambrure,attiranteàdamnerunimam,eutlachancequetouteslesexubérantesréclamaientàcoretàcri.GrandRoog,dis-moi,queressentunedemoiselle,ainsichoisieparunbravequelesgriotschantentdansl’arène?Unecourdelutteurneserefusepas,lebluesluiferaitperdresescombats,orsesdéfaitessontcellesdetoutunpeuple.Quioffenseunlutteurvexetoutesacontrée.JolieNkoto,dis-moi,toi,lasi réservée,dans lebruitassourdissantde toncœur,maisque tesoufflaient lesesprits de tes ancêtres, lespangool Jahanora ?Vas-y, chère fille, cette saison,hélas, ne se renouvelle pas, c’estMadyDioula que nous avons choisi pour teplaire, vas-y ! Et les pangool des Khalé-Khalé réveillaient leur fils, MadyDioula,touteslesnuits;sûrsdeleurchoix,ilsguidaientsoncœur,toujoursverstoi. Ensorcelés tous les deux, quelle autorité pouvait donc vous désenvoûter ?Découvrantleplusbeaudescombats,MadyDioula,vaincuparunregard,laissasonvillagenataldeMarFafacoet tantd’autresvillagesderrière lui.Attiréparl’éclatd’unesilisseperle,iltraversadesbrasdemer,parcequ’ilnevoulaitqueNkoto.Etparcequelademoiselle,encoretouteinnocenteetrêveuse,nevoulaitque lui, l’attention qu’ils se portèrent déjoua celle que les autres portaient sureux.Etlesamoureuxsecachaient,seulementaccompagnésdeleurspangool,quilespoussaient,lesencourageaient,lessoutenaient.EtRoogjetaitsessemaillesàsaguise.Aprèslesséancesdelutteoulesndioup,cestraditionnellessoiréesdedansedupayssérère,lesamoureuxseretrouvaientsouslavoûtedeleursecret,car,complice,lalunenedisaitrien.Maislademoiselleetsonlutteurn’avaient

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pasl’éternitépourespérerlafindespalabresettoutesseshaiesqu’onimposaitàleur amour. Puisqu’il est donné au cœur de bercer deux êtres d’une mêmemusique,danslesilenceémud’untête-à-tête,commeaubeaumilieud’unefouletumultueuse, le corps, évidemment, finit par commander ces propres gammes.Commeelle a dû prendre son pied, la chère sœur !Amoureuse et aiméed’unathlète,j’enjouisencore,enl’écrivant.Insolence?Ben,voyons,cen’estquelavie,enpluslemerveilleuxdébutdelamienne,espècedepudibonds!

Puisqu’onm’atoujoursditquejen’étaispasnéecommelesautres,j’aiétéobligée de me demander, pendant des années, comment je suis née. Alors,forcément,j’imagine,autrementqueceuxquisaventdéjà,quandilssontobligésdefrapperàlaportedelachambreàcoucherdeleursparents.N’ayantjamaiseulachancedefrapperàlaportedemesparents,n’ayantmêmepasunephotolesréunissant,j’imagineetj’imaginetout.Alors,insolence?Savoiretcomprendre,c’est toujours insolent car c’est percer un mystère, faire une intrusion dansl’inaccessible,cetaboud’avantndut,l’initiation.Chaquefoisquenousentronsdans la compréhension intime d’un sujet, en l’occurrence un sujet longtempsprohibé,nousréalisonslalevéed’untabou,sicen’estpourtous,dumoinspournous-mêmes. Il s’agit de saisir, d’admettre pleinement. Comprendre, c’estprendreavecsoi,monhistoireneserapasautre, jelaprendsdonctellequ’elleest. Alors prenez-moi ou jetez-moi avec ! Après tant de ténèbres voulues parceux qui la salissaient, je l’assume au grand jour, comme je l’ai d’ailleurstoujoursfait.Mêmelesbâtardsnesupportentpasuneviesouslesboisoudansuneobscurecave.Enfindusoleiletquesouffleunelégèrebrise!Ouf!

Arrivée au monde, sans être imaginée, désirée, programmée, invitée,attendue,jesuislavisiteusequirenverselepotdeconfiture.Enrôdeuse,jemefaufile, m’immisce, regarde par le trou de la serrure. J’imagine, ramasse desmiettes,colmatedesbrèches,reconstituelesamoursdemesparents,qu’aucunepellicule n’immortalise et que, jamais, personne n’évoquait pendant les fêtesfamiliales.J’imagineNkotoetsonlutteur.Hey,ondogoudiène,mademoiselle,commentçava?Toiquiterrasseslelutteur,oùfêteras-tutavictoire?Hum!Laveinarde,amoureuseetaiméed’unathlètequi fait la fiertédessiens ! Iln’yaque les souillures pour y voir de la souillure et ne pas applaudir la beautéd’aimer. Mademoiselle, ma chère sœur, Nkoto, comment ça va ? Hum !Monsieur le lutteur, neme ledispas, arrêtedoncde fanfaronner. Jemedoutebienquec’étaitbon,plusquen’endirontvosmotsrestésabsents.Dakar,lefeud’artifice!Niodior,ladélivrance!Félicitations!Fruitdevotresibelamour,jenepeuxqu’imaginertoujours,mêmeaprèsJohnLennon,unpeud’amouretde

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paix.J’espèrequ’onyarriveraunjour.Pourvuqu’aucunedessœursdeNkoto,plusjamais,nullepartdanslemonde,n’aieàpayersicher,toutesaviedurant,lesimpledroitd’aimer.

Sijen’aireçudeNkotoetdesoncherlutteurqu’unpetitnezetdesyeuxenamandesouventhumides, ilsm’aurontaumoins inspiré l’audaced’aimeret lacertitude que rien, jamais, ne détourne le voilier de l’amour de son cap. Filletombéedubastingaged’unvaisseaubanni,toujoursviréeparceuxquinesaventque demeurer, je suis un Nègre marron ; les chaînes larguées, l’horizon atoujoursétémaplusbellepromessedepaix.Maintenant,jesaisquelesailesaucœur, on peut survoler toutes les cloisons pour aller plus loin que les rêves etlaisserlesdjoundjoungsdeguerrederrièresoi.

Unefoislibérésdeschaînes,lesNègresmarronssavaientqu’ilspouvaient,enfin,déplacerlesclôturesàleurguise.Ayantgrandicernéedevolontés,aussiserrées que des bas de contention, je suis longtemps restée derrière lesmbagnegathie,ceshaiesquicachentlahonteetlimitentlaliberté.Mais,àforcederespirerentrelesinterstices,j’aifiniparcomprendrequeceuxquiinterdisentsont obligés de circonscrire la zone de leur interdiction. Et, il suffit de bienobserverpourvoir l’immensitéqu’ils laissenthorsdeleurenclosetquiresteàconquérir. Quand on vous chasse d’une maison, il vous reste tout ce qu’ellen’occupepasdumondeetc’estassezpourtrouveruneplacepossible.Touslesbâtardsmaltraitéslesavent,ilsuffitdes’éloigner,devoyager,physiquementoupsychologiquement,pourneplusêtrejetable.Tontontyranlesavait-il,baveauxlèvres, fulminant, vitupérant, agitant son chiffon rouge du bannissement ?Tonton?Watiméké,watimaka!Ôte-toideci,ôte-toidelà!Heyathia,kisse!Allez, ouste !Tel est le sort despoussins sanspoulailler.Mais sais-tu,Tontontyran, ouste ça renvoie, certes, mais accueillies avec des poignées de sel, lespouless’envontpicorer lapaixailleurs.Àqui la fautesi tuasperdu tesœufsd’or ? Petite poule sans cesse effrayée, même n’ayant reçu qu’une graine dupère,jetelaissetonabondantsel.Danstasigrandesagesse,espères-tuterrasserencorequelqu’unquiestdéjàassis?Wassiyaam!Laisse-moi!Wassadiyaam!Laisse-moi,enfin!

Qui frappe le djoundjoung doit être prêt à entendre son grondement !Élevéeparmesgrands-parents,lespiliersquitenaienttoutelalignéedebout,j’aigrandiparmiunefouled’anciens.Dessources,jamaistaries,coulaientdansmesoreilles,mêlantpasséetprésent.Dépositairedemémoire,jesaistouslessecretsdes miens et beaucoup de l’entourage, y compris que la vie de ceux qui setarguentd’honorabilitépourm’insultern’est guèreplusvertueuseque cellede

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mesparents.Enceintesavantmariage, lesfemmessontvilipendées;quantauxgarçonsquilesengrossent,onlouel’appétitdufauve.Pourcertains,onorganisemêmedesmariagesexpresspoursauverlaface.J’aivudesmariagesoùj’étaismoi-mêmelababy-sitterdel’enfantdeceuxquiconvolaientennoces.Dequoim’insulte-t-on ? Du fait que mes parents n’aient pas bénéficié de la mêmehypocrisie ? Au faîte d’innombrables dissimulations qui sauvent la face decertains, aujourd’hui, je me tais uniquement par respect pour mes grands-parents:lalignée,c’estsacré,disaient-ils.Poureux,jeposeencoreuncouverclesur certainsmbaares, les xambs, larges vases en terre cuite où nos ancêtresfaisaient mariner les talismans et les secrets qui protégeaient toute la lignée.C’est àmoi que la grand-mère a remis le secret des siennes. Tu es l’aînée detoutes tes soeurs, avec la traditionmatrilinéaire, aprèsmoi, tu serasun jour lamatriarche,tudoistoutsavoir,medisait-elle,etellemedisaittout.Alors,quoiquej’aiepumettredanscelivre,j’enaigardéencoreplussouslecoude.Quelesloups, les imprécateurs et leurs louves provocatrices se le tiennent pour dit :convoquéesousl’arbreàpalabrespourlesrévélationsetl’expositiondestares,c’est sûr, je ne viendrai pas la besace vide ! La peur s’en va, les souvenirsdouloureuxdemeurentet,lorsqu’ilsvousfontfacechaquematin,seullecouragetientenvie.GrâceàSaliouNdoucouSarr,monbravemarin,j’enaiassezpouruneguerredecentans.J’ailecouragededireetlesmoyensdeprouvertoutcequejedis.Alorsqu’onfasseretentirlesdjoundjoungs!Mais,djoundjoungsoupas,audiabletyransfamiliauxetautreshabilestortionnaires!Qu’ilss’éloignentenfin de moi, avec leur débordement de testostérone, s’ils veulent conserverleurssiconfortablesmasques!Illégitime,jelégitimemondroitdevivreenpaixet honni soit qui mal y pense ! Je ne suis pas la fille d’un mariage arrangé,calculé, négocié, ma mère n’a pas été monnayée, comme au marché desgénisses.Filled’unamoursincèreet libre, jenepeuxyvoir,enamoureusedel’amour, que beauté et poésie. Personne nem’enlèvera cela de la tête, que çaplaiseounon.Jemedéclareprincessedetouslesenfantsillégitimesdumonde!Et, si j’enavais lapossibilité, j’iraimenermilleguerrespour leurdignité !EnAfrique,derrièrelessouriresaccueillantsetlasoi-disantsolidaritéfamiliale,leursupplice continue, car ils ne bénéficient même pas de la pitié qu’on accordeparfois aux orphelins.On en use, en abuse, les prive d’instruction, en fait lesesclavessilencieuxdestempsmodernes,leurfaitcroirequ’ilsportentunehontequi doit les rabaisser devant tout autre. Pendant ce temps, les filles-mères,abandonnées à elles-mêmes, luttent, souffrent, pleurent et meurent en silence,alors qu’elles ne tombent pas enceinte en buvant l’eau de pluie.Mais ce sont

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toujours les femmes et les enfants qui paient l’hypocrisie sociale.Alors, pourceuxquivontseledemander,voilàpourquoij’ouvremagueuledebâtardesanscomplexe!Jeneveuxpasêtrelacomplicedeceuxquimetorturaientetdeceuxquilesobservaientsansriendire.

—Ahoui,çac’estditetparfaitementassumé! intervint laPetite. Ilétaittemps !Maisdis-moi, tune tepréparespaspourallerà tondînerchezMarie-Odile?Tunevasvraimentpasyaller?Qu’est-cequetuesentraindefaire?

—J’écris,murmurai-je,moncarnetsurlesgenoux.—Qu’est-cequetuécris?—Deschoses,seulementdeschosesquimetiennentàcœur.—Maispourquoiécris-tu?—Ah,tumedéranges!C’estbientoiquim’asconseillée,unjour,d’écrire,

quandj’étaispetite,àl’époque,excédéeparlesbrimades,ilm’arrivaitdetrouvermes mots inutiles, inaudibles, inefficaces et, parfois, je me taisais longtemps,causantl’inquiétudedemagrand-mère,qui,mecroyantmalade,allaitmefairesoignerpartout,jusqu’enGambie…

— Oui, je sais tout ça, j’étais là. Mais maintenant, pourquoi écris-tuencore?insistalaPetite,quimetenaitdanssonfiletépervier.

— Je n’écris pas pour plaire ou déplaire. J’écris, comme on prend sonoxygène,parcequeçavadesoi.J’écris,pourtrempermaplumedanslesplaiesbéantesetdessinerunautremonde,quejevoudraisplusdoux.J’écris,etsimeslignessontsanguinolentes,cen’estpasladescriptiondesplaiesquiestmoche,maisbienleurorigine.Lesboxeurssedéfendentetattaquentavecleurspoings,moi,jen’aiquemaplume.J’écris,commeonpointehardimentsasagaiefaceauléopardmenaçant.J’écris,parcequel’écrituremerendtoutesmeslibertésetneme coûte que mes nuits, des nuits qui seraient peuplées de cauchemars, sansécriture.J’écris,pourmodulermonsouffleetconjurerlemaldemer.Etsijen’aiqu’unmodeste souffle, aumoins, qu’il dise ce quim’asphyxie et ravive, auxmilieuxdestenacesténèbres,lestorchesalluméesparlesgrandsesprits.J’écris,enheureusebénéficiairedulegsdeSimonedeBeauvoir,MariamaBâ,OusmaneSembèneet tantd’autres : resterentièrementhumaine, toujours le revendiquer,ne jamais accepter d’être réduite au statut, si longtemps bafoué, de femme.J’écris, pour m’accrocher au menhir, Gandhi : toujours opposer une faroucherésistanceàtoutesleshaines,touteslesviolences,avecuneapparentepassivité,pourtant si redoutable, car indomptable. J’écris, avec lavoixdeMartinLutherKingaucreuxdel’oreille:menervaillammenttouslescombats,parl’amouretpourl’amour,endépitdetout,parcequehaïrdemandesipeuàl’intelligenceet

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nepeutsatisfairequelespetitsesprits.J’écris, pour regarder la vie en face, lui jeter à la figure toutes les

dépendancesqu’ellemepropose,quellesquesoientleurscontreparties,car,sansliberté, rien ne vaut rien. J’écris, pour dire que la soumission n’est pas unefatalité, qu’on peut et doit toujours contester un contrat léonin,même si c’estceluidelafamille.J’écris,pourtouteslesfemmesqu’onaforcéesàsemarier,àcoucheràcontrecœuravecunhomme,quandellesenaimaientunautre,aupointde se laisser mourir. J’écris, pour les hommes qui ont renoncé à leur amour,parce que d’autres en ont décidé autrement. J’écris, contre l’honneur familialdontonrendlesfemmesresponsables,commesileshommesétaienttropfaiblespour le défendre autrement ; car faut-il qu’ils soient faibles pour placer leurhonneur sous les jupesdes femmes, au lieude le porter sur leur torse bombé.J’écris, contre ceux qui, sans aucune miséricorde, invoquent Dieu, lemiséricordieux,pourjustifierleurautoritarismeetleursbassesbesognes.J’écris,contre l’obscurantisme religieux, les falsificateurs et les faux dévots quicondamnentdesvies,queleSeigneur,leTout-Puissant,Lui,ajugébondefaireexister, puisqu’il est écrit, à la sourate trois du Coran, Al-’Imrān, la familled’Imrān, verset cinq-six, que « rien, vraiment, ne se cache d’Allah de ce quiexiste sur la terre ou dans le ciel. C’est Lui qui vous donne forme dans lesmatrices, comme Il veut ». J’écris, hors de vos chapelles, pour célébrer lacombative terre animiste du Sine-Saloum, oùmes ancêtres préféraient mourirplutôtquede renier lesvaleursde leursaïeuls,devant l’envahisseurcomme leprédicateur. J’écris, pour rendre la mémoire à cette Afrique amnésique, cellesans orgueil, si prompte à la conversion, qui renonce à son identité pour selaisser aveugler par desmythes importés, qui ne concernent en rien la culturenégro-africaine.J’écris,horsdevostemples,vossynagogues,voscathédralesetvosmosquées!J’écris,pourlessans-baptême,lesenfantsditsillégitimesparcequesimplementnésdecouplesdecélibataires,avantlessidespotiquesonctionsreligieuses.J’écris,pourtouslesbâtardsdumonde,quisefontinsulter,tortureretmépriserpardesgensmoinsdignesqueleursparents,carceuxquiégrènentles leçons de morale comme un chapelet sont souvent plus tordus et pluscondamnables que ceux qu’ils jugent coupables, uniquement pour avoir oséaimer.Disons-le !Aimer demande un courage qui n’est pas donné aux lâchesqui, eux, louvoient, sauvent les apparences, s’accommodent de la tricherie etfontdel’hypocrisieleurmodedevie.

J’écris,pourtousceuxauxquelsonafaitpayer,enfants,cequ’onreprochaitauxadultes.J’écris,pourtousceuxnéscommemoi–horsdesdots,desalliances

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archaïquesetdumarchandagedeshymens–,quiconnaissentuneexistencedemartyr,lorsqu’ilsn’ontpaslachanced’avoirdebravesprotecteurs,telsquemesadorables grands-parents. J’écris, pour tous ceux qui ont grandi sans père nimèreetsavent,commemoi,quecen’estpasmortel.Maisc’estpirequemortel!J’écris,pourtousceuxquiontl’amergoûtdel’abandonaufonddelagorgeetgardent l’élégance de sourire à chaque aube. J’écris, contre tous ceux quimaltraitentouignorentlesenfants,lesbâtards,lesorphelins,etnelesaimentquepour profiter d’eux, lorsque, par miracle, ils survivent et deviennent utiles.J’écris, pour dire que la lâche sérénité des silencieux garantit la victoire desinjustes.J’écris,pourdirequeledespoten’aquelapuissanceetl’autoritéqu’onveutbienluireconnaître,carsesoustraireàsonemprise,c’estl’anéantir.J’écris,pour l’amour et contre la haine, parce que chaque miette d’amour reçue mesoigned’uneplaieinfligéeparlesloups.J’écris,pourprendrelasouverainetésurmesdentelles,parcequ’unefemmenepeutaccéderàtoussesdroitsetdevenirl’architectedesaproprevie,tantqu’ellen’apaslamainhautesursontriangle.J’écris,parcequechaque lignesortiedemaplumesertàconquérir,millimètreparmillimètre,madignitélongtempspiétinée.

J’écris, pour dire et faire tout ce quemamère n’a pas osé dire et faire !J’écris,afinquedanssalignéedefemmes,ellesoitladernièresacrifiée,carmaliberté est un non tonitruant, que je ne cesserai de transmettre, jusqu’à monderniersouffle,àtoutesmessœursd’Afriqueetd’ailleurs.J’écris,pour,avantdemourir, dire et assumer pleinement qui je suis. Fille de fille-mère, je suis néelibre et mourrai telle, car, là où certains voient de l’opprobre, je n’ai vu quesublime beauté : l’amour triomphant de la haine ! J’écris, pour laver etm’approprier mon histoire, salie par des convertis zélés et leurs hyènescancanières. J’écris,pour rythmeret légitimermonpoulsdebâtarde,quipulseobstinément,narguelessicairesdelamorale,chante,danseetrendhommageàlavie ! J’écris,pourconsigner lesmotsdoux, afindenepas laisser lederniermotauxloups.Montuteur,monguide,monprotecteur,lecouragedetousmescourages,mon valeureux grand-père, SaliouNdoukou Sarr,m’a toujours dit :Tiens-toi droite,Sounkoutounding, uneGuelwaar,même bâtarde, ne perd passonportdetête!J’écris,pourdireàceuxquivoudraientmevoirbaisserlatêtequ’ils en seront pour leur frais, car rester altière, c’est ma manière de resterfidèleàmesgrands-parents,àleurcombatpourmasurvie,àleuréducation,quipréparaitàtout,saufàl’indignité.J’écris,pourtresserdeslauriersàceuxquilesméritent,car,silencieuse,lagratitudevautingratitude.J’écris,pouradresserlesseules révérences de ma vie à mes grands-parents ! Outre le respect, c’est

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l’amour qui pliaitmes genoux devant eux, car eux n’ont jamais eu besoin deterreur pour régner dans mon cœur. J’écris, pour témoigner de leur grandesagesse,quitenaitlatendressepourlaplusdurabledesautorités.Et,parcequ’ilsm’ontordonnédevivre,detenirmalgrélesloups,j’écris,c’estmaseulemanièrede rester en vie. J’écris, parce que ma rame, ma canne de pèlerin, ma lanced’Amazone,c’estmaplume.

Épuisée,jeposaimoncarnetsurlatableetm’allongeai,lesyeuxbalayantleplafond.Deuxvisagessedessinèrent,souriants,jelesreconnus,ilsétaientlà,toujoursrassurants,jeleurdis:PassezlebonjouràNkotoetsoyeztranquilleslàoùvousm’attendez,ici-bas,çadevraitaller,jen’aipluspeurdesloups,encoremoinsdessouris!

— Eh ben, ça aussi, c’est parfaitement dit et assumé ! Mais te sens-tumaintenant capable de raconter tout cela à tes amis, à ceux qui t’asticotent àproposdetesparents?

—Maisnon,çanelesregardepas.Ilsn’ontqu’às’occuperdeleurproprelivretdefamille,quin’estpastoujoursaussiexactqu’ils lecroient.Si touslesenfants,commodémentoubliésparcertainsparents,sepointaient,ilestdespartsd’héritagequiseréduiraientcommepeaudechagrin.

—Ehvoilà,c’estcequejetedisaistantôt!Prendslaréponsequejet’avaissoufflée,elle fera l’affaire :Monpèreetmamèrenesontpas responsablesdemesamitiés!Ilsnevousconnaissentpas…foutez-leurlapaix!

— Bon, petite lutteuse, nous sommes d’accord sur le fond, mais là, tuexagèresunpeu,direçacommeçaenverraitlesgensautapis.Jenepeuxpas.

IlmefallaitmodérerlaPetite.Elleatoujoursétémonréflexedesurvie,masincéritébrute,mafranchisetotale,affranchiedetoutcommercemondain.Or,lafranchise, les gens l’apprécient chez vous, à condition qu’elle ne s’exprimejamaisàleurdétriment.Maispeut-onaccepterd’êtreforéenpermanence,telunpuitsdepétrole,sanséprouverdel’agacement?D’oùvientlebesoindecertainshumainsd’excaverlaviedesautres?NesachantpasencorecommentmuselerlaPetite,jemecreusaislesméninges.

Nousavonstantdetrousennous,qu’ilseraitplusutileàchacund’essayerdetrouverdequoiremblayersesproprescanyons,aulieudefouillerdansceuxdesautres.Ondevraitlaisseràtoutepersonnelafiertédeclameroulapudeurdetaire ses ascendants.Les relations n’engagent que ceux qui les nouent.A-t-onbesoind’offrirsonpèreetsamèresurunplateaupourgagnerdesamis?Déjàqu’onn’apasleprivilègedeleschoisir,qu’onnouslaisseaumoinsceluid’enparleroupas.Sousprétextedevousaccorderleuramitié,certainsrevendiquent

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uneproximitéetvousdemandent jusqu’àlacouleurdevosculottes.Jegardaisfermementlesdessousdemavieàl’abridesindiscrétions.QuandMarie-Odilegrattait, je la chatouillais sur un autre thème, complètement hors sujet.Quandj’allaisdîneravecAlex, l’amidisquaire,quiaime lecarpaccio, il soulevait lescouches,entoutedélicatesse,maisdèsquemonregardoumonsourireindiquaitune nuance de gêne, il s’arrêtait et nous dégustions le dessert avec desdiscussionsmoinsnévralgiques.

Cequejepourraisraconterdesmiensn’étantpasdansl’ordrehabitueldeschoses, je ne voulais pas que l’improbable attelage demon existence fasse demoi un objet d’étonnement. L’aspiration de ceux qui n’ont jamais eu une viecomme les autres, c’est d’arriver à se fondre dans la masse, d’être enfinquelqu’unparmi lesautres, sansextravaganceaucune.Quandonnourritun telsouhait,touteévocationdecequidistingueetmarginaliseestvécuecommeunéchecpersonnel.Mêmesicen’estpas leur intention,ceuxquiexhortentàunetelle évocation sont comme des sadiques, qui vous attendraient à la margelled’unpuitspourvousyrepousser,aumomentoùvousavezl’impressiondesortirenfin du gouffre. Je ne cherche pas à oublier mes fonds boueux, je voudraisseulementqu’ilssédimententassezpourquelaviesoitbuvable.

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XXI

Resterensurface,coûtequecoûte, jem’yétaisrésoluedepuis longtemps.MaisMarie-Odilepersistaitàgratter,titiller,prêcherlefauxpoursavoirlevrai,n’hésitantpasàglisserunpieddanslemoindreintersticedenosconversations.M’inviterchezelle,c’était,àcoupsûr,uneoccasiond’essayerencored’abattrema petite cloison de pudeur qui l’empêchait d’accéder pleinement à monintimité.

Mais, lors de ce dîner, c’était décidé : je me cramponnerai à la table etpersonne ne m’obligerait à descendre ma vie en rappel. Si mes hôtes semontraient trop pressants, je m’arrangerai pour leur imposer n’importe quelsujet;parexemplelaviesocialeetaffectivedesbonobos.Puis,àl’instantoùlessouriress’amoindriraient,sanslaisserauxpremièressyllabesdel’interrogatoireletempsdesereformuler,jerenchériraienévoquantlesmenacesquipèsentsurl’habitat naturel de ces bêtes si subtiles. Et si de telles élucubrations neparvenaientpasàendiguer lacuriositédemeshôtes, je leurserviraiundecessujets à ramificationsmultiples, dont onnevient jamais à bout, et choisirai laplus obscure des impasses pourm’y réfugier durablement. Si, en désespoir decause, toutesceséchappatoiress’avéraientvaines, je feraidemoncerveauunemontgolfièreetembarqueraitoutlemondedansunvolplané,versdesterritoiresoniriques. Et comme ils craindraient probablement de me suivre dans mondélire,ilssemoucheraient,accommodants.

—Ah,Salie!Ellevitvraimentsuruneautreplanète!Elleesttoujoursdanssabulle!

Alors,jeleslaisseraidansleurboulebienronde.Jeverraiàleurssouriresd’adultesrompusausimulacre,qu’ilsmeprennentpouruneenfantespiègleet,parce que les démentir serait m’exposer, je resterai dans ma bulle. Aveccondescendance,onmetraiteraitcommeunegamineouunecinglée,jusqu’àlafindudîner,etjeprendraicongéenm’agrippantaubrascomplicedelaPetite,quiricaneraitencore.

—Ah,cesadultes!Ilscroient toujoursavoir toutcompris, tantmieux, tul’aséchappébelle!

Toujoursallongéesurlecanapé,jesouriaisbéatementauplafond,quandla

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sonneriedel’interphonemesurprit.Jemerendisaupalier.—Oui,allô?—Bonjour,madame, je suis un agent de la sociétéMachinTrucBidule,

pouvez-vousm’ouvrirlaporte,s’ilvousplaît?C’estpourdéposerdescoupurespublicitairesdanslesboîtesauxlettres.Nousrachetonsetrevendonsdes…

—Non,merci,monsieur ! dis-je en raccrochant, avec unemoue de salegosse.

C’est ça, marmonnai-je en retournant à mon point d’ancrage, voyons, lasociétéArnaqueauFlair,oui!Jen’airienàcéderauxpucesetaucuneenviedemefaireplumernonplus, lespigeonsvousattendentplus loin.Moi, jesaiscequ’onvaencorechercheràmevendre,àcefoutudîner,desrelationshumainesquivalentrarementleurprix.

Arrivéedevantlecoindiscothèque,jeconstataiquelachaîneindiquaitstop.DepuiscombiendetempsleCDavait-ilcessédetourner?Stop,maisstopquoi?Lesembrouillesde lavieoui,mais lamusique, jamais !Allez, joue-moiçaetbien, soufflai-je, appuyant surplay.Puis, tenant la télécommandecommesi jebraquais la vie, j’avançai jusqu’à la chanson désirée.M’éloignant, je claquaisdesdoigts,faisaisletourniquet,m’époumonais,m’amusantàimiterlavoixdelaPetite.

—Yosolóquierocaminar!Tada-tada-tadadan!Yosolóquierounetrappeen Sibérie ! Marre de sentir, tenir, réfléchir ! Qu’on m’enferme, qu’on mecongèle!Yosolóquierotout,saufalleràcesupplicedînatoire!Etcetempsquifile,indocile!Oùvalabarque?Tada-tada-tadadan!

Tempsimparti,laréserves’épuise,malrépartie;mêmequandlavolontéserecroqueville aumilieu du jour, le sablier coule, sans répit. Peu importent lesobstaclesetlacadencedelamarche,jamaisrienn’obstruel’entonnoirdutemps.Quelleheureest-il?demandai-je,enm’immobilisant.Figéedanssonéternité,lastatueduchasseurenfacedemoinebronchapoint.Alors,l’observant,jeluidiscequejepensaisd’elle.Nonseulementcegougnafierdechasseurarborearcetcarquois,sansmeprotégerderien,maissabouchepincéedemeurehermétiqueetnerépondàaucunedemesquestions.S’ilcontinueàmenarguerdelasorte,jedemanderai qu’on l’enterre avecmoi, lemoment venu, ainsi, il pourrira ou seferadévorerpar les termitesetcomprendraenfincequecela signifie le tempsquipasse.Unetelledécisionl’empêcheraitégalementderaconter,unjour,toutce qu’il sait de moi. Comme j’ai longtemps été, moi-même, un secret qu’onmurmurait, j’aiunecertainepréférencepour ladiscrétion.Ne jamaisdéranger.La statue, elle, avait trouvé la solution et la bonne posture.D’ailleurs, elle en

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avaitpeut-êtreassez,elleaussi,detenir,detoujoursresterdebout.Lesilenceestsaforce.

Auloin,uneclochesonnaetscindalejourendeux.Ilétaitmidi,lamatinéefilaitendouceetjetraînaisencoreenpeignoir.Jenepréparaisrienàmanger,ledînerprévuemplissant,paravance,monestomacd’unegrossebouleindigeste.Jemerendisàlacuisine,fiscoulerànouveauuncafé,plongeaideuxmorceauxdesucredanslagrandetasseetregagnailesalon.Àlaradio,leénièmejournaldeFranceInforelataitlaénièmepéripétiedel’occupationaméricaineenIraketje n’en avais plusque faire. J’ouvris une fenêtre, respirai à pleinspoumons etscrutai le ciel, le soleil, au zénith, avait pulvérisé tous les nuages. Pourquoin’éclairait-ilpaslemondemieuxquelaveille?Faceàmoi,lastatuegardaitlesyeuxclosetjel’enviais.

Lemididel’histoirehumainen’est-ilpaspareilquesonaube?14-18,39-45,mêmelaterren’enpouvaitplusdegoberlesmorts,ontracontélesanciens,qui ne souhaitaient que la paix à leurs descendants. La leçon semble perdue.Commesi lebesoindecreuserdestombesétaitplusimpérieuxqueledésirdepaix, on a ajouté tant d’autres cimetières. Toujours, les guerres succèdent auxguerres,commesiunogretapisousnospiedsréclamait,sanscesse,sarationdecadavres. Les fanatismes naissent de la même déraison, se nourrissentmutuellementetremplissentlesfossespareillement.Malgrédessièclesdequêtede lumière, les ténèbres demeurent et ne cessent de rattraper l’Homme, ledétournantrégulièrementdubeaucapfixéparlesgrandshumanistes.Tantquelamitraille sera plus éloquente que le verbe, la paix restera un vœu pieux.Rengaineruneépéedemandeplusd’adressequedégainer.Évidemment,lapaixexigede l’intelligence,quand labrutalité, elle, en fait litière.Commentnepass’inquiéter, quand, dans certains paysduSud, il devient plus facile de trouverunekalachnikovqu’unkiloderizouunlitred’eaudouce?Tuez-nousetvite!Carquelbonheurya-t-ilàvivresouslamenace?Quandl’axedumaldésignéetl’axe du bien autoproclamé pivotent autour de la même idéologie assassine,peut-être que le dieu, pour lequel tous se plaisent à occire, a plus besoin decadavres que de croyants pour remplir les lieux de culte et répandre l’amourprônédanstousleslivressaints.

SurFranceInter,lejournalisteachevasarubriquesurl’Irakenannonçantlechiffredesmortsdujour,commeilprésentalamétéo,d’untonneutre.Dansleconfort occidental, quelle émotion suscitent les victimes de ces guerreslointaines ? Des guerres que les pays du Nord déclenchent au Sud pourréorganiser la géopolitique mondiale à leur fantaisie, écouler leurs stocks

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d’armes,répandreruinesetdésastres,avantdesignerdemirobolantscontratsdereconstructiondepaysqu’ilsretournentdémolir,dèsqueleurscyniquesintérêtspolitico-économiqueslenécessitent.Touslesmortsont-ilslemêmepoidssurlesconsciencesoccidentalesquidétiennentlepouvoirdumonde?Lacommunautéinternationalesembledisposerd’unesensibilitétellementsélective.Bachardoitarrêter, bla-bla-bla, répètent-ils, commequandmagrand-mèrem’interdisait desalirmarobe,alorsqueleshommestombentenSyriecommedesmouches,c’estahurissant.

—Tout ça, l’Irak, le bazar qui continue là-bas, etc. C’est nous, nous leshumains,commentalaPetite,avantdeseraviser,enfin,disonslesadultes.

—Touslesadultes?L’Irak!Ahça,nonetnon!m’insurgeai-je.C’esteux!Seulementeux!Ceuxquitiennentlemondesurleurtoupie!Euxseulsvoulaientcetteguerre,dont lesmotifs avoués tenaientuniquementau talentdequelquesprestidigitateurs.Maintenant,j’ysongeaveclamêmeimpuissancequej’éprouveàboucherletroudelacouched’ozone.

Pourl’instant,moiaussi,jesubissaisl’invasion,àl’aunedemapetitevie:un simple dîner s’était accaparé ma journée comme les Américains s’étaientemparésdeBagdad.Ici-bas,l’envahissementestinévitable,ilvientdepartout.Ilsuffitd’uneidée,rêveoutourment,pourvoirtoutenotreattentionverserdanslemême sens.Depuis que j’avais accepté cette invitation, j’appartenais àMarie-Odile,commelelionàsondompteur,carjepensaisàellesansarrêt.Commentéloignerunepenséeobsédantesanssecouperlatête?Jem’étaismillefoisposélaquestion,tentantmêmeplusieursmanœuvresdediversion,enpureperte.

Lavilledéjeunait.Jetraînaistoujoursenpeignoir.Pourquoi,pourquimeserais-jechangée?Onpeutseprésenteràsoncanapédanstouteslestenues.Lemaquillage n’embellit pas le visage, mais les regards qui s’y posent. Pour lemoment, jen’avais aucuneenvied’ouvrirunpoudrier, peinantdéjà à attribuerunecouleurexacteàmajournée.Alorslemarouflage?Plustardetleplustardpossible. Casanière, me projeter dans la sortie prévue me suffisait commecorvée.Dansma tête, j’avais déjà effectué plusieurs fois le trajet. Je devinaistout, mieux, je scénarisais. D’ailleurs, je n’avais pas besoin de jeter un coupd’œil dans la rue pour savoir ce qui s’y déroulait.C’était un samedi, ignorantmomentanément les urgences de leur planning, les citadins reprenaient leursouffle,goûtantauxjoiesdelalenteur.

Jenepouvaism’empêcherderéfléchirà la frénésiedesautres joursde lasemaine:lesrestaurantsbondésdeclientsauxordresimpatients,desemployésexpédiant à toute vitesse le plat du jour, qu’ils commandent en général sans

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pinailler.Jemedoutaisaussiqu’enréglantleurnote,certainsn’écoutaientdéjàpluslescourtoisiesdesrestaurateurs,pressésqu’ilsétaientd’allerretrouverleurespritcoincéentredeuxdossiers.Manger,quandonestsoucieux,c’estcommedanser sur une épine, on n’y prend aucun plaisir. Siècle des déjeunerschronométrés, laproductivité réduit l’hédonismeà la fainéantise.Oncultive lebienrentableaudétrimentdubien-être.Danslesystèmecapitaliste,lamachinetournesansarrêtetlesrouagestiennentgrâceaunombreincalculabled’esclavesqui s’ignorentou se résignent.Danscecontexte, lesplatsdu jour représententuneingénieusetrouvaille,l’accélérateurinsoupçonnéquigardeaupaslesforçatsdurendement.Résurgents,desmotsd’unancienprésidentpolluèrentmatête,jemejetaisurlecanapéenmaugréant.

Travaillerplus,pourgagnerplus!martelaitceluiquin’apasmultiplié lepaindetous,maisuniquementsonpropresalaire,quandlechômageaffamaitunnombre croissant de Français. Française d’adoption, j’ai eu honte quand j’aiapprisquelehérosnational,censéveillersurlebien-êtredescitoyens,servaitàtable en commençant par sa propre assiette. Que vaut donc la dignité d’undirigeantquiaugmentesespropresémoluments,quandlenombredenécessiteuxparmi lepeuplequ’ilgouvernevagrandissant ?Ladignité, ça semérite, ilnesuffitpasd’enarborerlesatourspourl’incarner!DirequecethommeaoséallerdispenserleçonsetremarquesdésobligeantesenAfrique,oùl’onsepriveparfoisdedéjeunerpourservirl’étrangerquidébarqueàl’improviste!

Puisqu’il a eu ce toupet, il me plaît de lui apprendre qu’au lieu de sonprêche, les Guelwaar, entrés dans l’histoire depuis le XIVe siècle, défendaientmieuxqueluil’espritd’égalité.LeurpolitiquesupposaitunejusticesocialeetleGrandConseildesLamânesyveillait.LagrandeurdesGuelwaarsemesuraitàla souveraineté de leur peuple, aux dimensions des vastes terres que l’ondistribuaitàtous,afinquechacunpuissevivredignementdesapropresueur.Encasde sécheresse, de famine, deguerre, lesgreniersdesGuelwaar sevidaientpournourrir lepeuple,carlesaristocratesquisurvivaient, laissantmourir leurssujets,étaientfrappésd’opprobrepourdesgénérations.Or,lorsquelesGuelwaarsesentaienthumiliés, ilspratiquaient leharakiri, traditionqu’ilspartagentavecles Japonais, qui prend tout son sens quand on connaît la devise des Ceddo,devenuecelledel’arméesénégalaise:Onnoustue,onnenousdéshonorepas!Pacifistes, accueillants, les Guelwaar n’allaient au combat que lorsque leursouverainetéétaiten jeu,alors ilsétaientprêtsàmourir jusqu’audernier,c’estpourcetteraisonqu’ilsfurentlongtempsredoutésetépargnésparlesrazziasdel’esclavage, car craints. Les Français, qui avaient commencé à s’approprier le

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Sénégal depuis le XVIIe siècle, eurent besoin de multiples campagnessanguinaires pour écraser leur résistance, seulement à la seconde moitié duXIXe siècle. La seule puissance que revendiquaient les Guelwaar, c’était leurinaliénableliberté.MaadCoumbaNdoffèneFamakDiouf,aprèslesdommagessubisàlabatailledeLogandème,toujourssoucieuxdubien-êtredesonpeuple,dit àFaidherbe, en1859 :« (…)nousnevoulonsniorni argentnidiamant ;nous ne voulons que les habitants de Diouwala (Joal) et de Fadioudj(Fadiouth)1…»Lavaleur de leur noblesse, ce n’était pas seulement le hasardd’unenaissance,c’étaittoutunmodedevie,unedignité,exigeantedanstouslesdomaines,pour laquelle ilsétaientprêtsàmouriretqu’ils savaient reconnaîtrechezautrui.Ainsi,vaillantetloyal,uncaptifdeguerresevoyaitdécerneruntitrede noblesse, puis rattacher à l’une des lignées locales et pouvait, s’il lesouhaitait, épouser une demoiselle du royaume ou aller chercher les siens etrevenir s’installer. Les Guelwaar ne pourchassaient pas les étrangers, Ceddoanimistes, considérant la terre de Roog comme le bien de tous, ils faisaientrespecter leurs territoires mais offraient un accueil généreux, car selon leurcoutumeonnepeutparlerd’unbonvoyagequelorsqu’onaétéaccueillidansladignité.Etlaréputationquelevoyageuremportaitdechezeux,ilsenfaisaientune affaire d’honneur. Dans l’Europe actuelle, avec l’humiliation permanentedes contrôles au faciès, on doit lutter contre soi-même pour repousser, sanscesse, un désir de harakiri, c’est peut-être ça, l’adaptation. Quand certainsglosent identité nationale et légitiment la xénophobie par leurs dérapageslinguistiques, plus que volontaires, car toujours prononcés à dessein, on sedemande ce que vaut la belle démocratie, lorsqu’elle porte l’inégalité socialetelleuneverrueaumilieudelafigure?

Travailler plus, pour gagner plus ! Quel anachronisme ! Ouvriers etagriculteurs,souventprivésdevacances,peinentàjoindrelesdeuxbouts,quandles dieux duNet amassent, en quelques clics de souris, l’équivalent d’un PIBsubsaharien.Àquoisert-ildes’offrirunebellevoituredans laquelleon risquel’accidentàforced’urgence,unebellerobequ’onn’aplusl’occasiondeporterouunebellevilla,dontonneprofitequepoursoignerunecarcasseabîméeavantl’âge?Travailler,évidemment,encorefaut-ilqu’ilyaitdutravailpourtous.Quedire des ramasse-miettes, payés au lance-pierre, malgré la cadence infernalequ’onleurinflige?Devantdetelsnon-sens,àquoidoits’arrimerlaraisonpourne pas sombrer ? Certainement pas aux corridors des usines devenues simobiles:avecladélocalisation,certainss’endormentavecuncontratfrançaisetse réveillent avec un salaire roumain, puisque l’Europe, au lieu de réduire le

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champ des injustices, élargit sans états d’âme les frontières de l’exploitation.ChezFranceTélécom,lebénéficedel’entrepriserestetoujourspluslourdqueletas de cadavres des suicidés. Oui, c’est ça, travaillez plus pour gagner plusrapidementvotredernièredemeure.L’illusiondelibertéestlameilleurefabriquedemenottes jamais inventée.Même au Japon, où l’endurance et l’abnégationfurentlongtempsérigéesenvaleursnationales,lebonsenspréconisemaintenantlerepos.

Emmitoufléedansmonpeignoir,vautréedansmoncanapé, jepoursuivaisma résistancepassive.Ence siècledédié à la course auprofit, la lenteur et laparessemesemblentrévolutionnaires.

Lajournéefilait.Jenepouvaistravailler,n’ayantqueceuxquim’invitaientàdînerentête,desvisagesquitournoyaientdevantmoi,puissecollaientcommedestimbres-postesurchaqueparcelledumuroùjeposaisleregard.Malgrémonagacement, une idée me fit sourire : lorsque quelqu’un dit pense à moi, celaéquivautàappartiens-moi,puisquelapenséevousligotetoutentieràsonobjet.D’ordinaire, jeme prenais pour unemonture indocile, un tarpan d’Amazonie,capabledebrisertousleslassosjetésàmoncou;malheureusement,aucunedemes pirouettes n’avait pu me soustraire à ce dîner. Un simple coup de fil àMarie-Odileauraitpourtantsuffipourm’endéfaire.Rienqu’unpetitcoupdefilet ma cage thoracique serait moins comprimée. Je m’approchai du combinémais,àcetinstantprécis,lavoixdelaPetites’incrustaaucreuxdemonoreille.

—Etvoilà,tuvasdécevoirtesamis!Je secouai la tête,me raclai bruyamment la gorge et tendis lamain vers

l’appareil.LaPetitesefitplusagressive.—Tuvasdécevoirtesamis!Tureprochaisauxadultesdenepastenirleurs

promesses,maintenanttuvasêtrecommeeux?Commeeux!Tumedégoûtes!Viensavecmoi,situaslamémoirecourte,jevaisterappelerqu’est-cequ’unedéception!

Jesuspendismongeste,puism’éloignai,lamainlégèrementtremblante.Unpiège mental, plus solide que celui de Marie-Odile, m’empêchait de saisir letéléphone pourme décommander. Freinée dansmon élan,ma volontémarquaunepausesurlecanapé.Soudain,jebondis,commepiquéeparunscorpion,etme mis à arpenter le salon dans tous les sens. Emmurée dans le silence, jesuivais obstinément une piste invisible à tout autre,me cognant auxmeubles,réalisantl’inattentionaprèscoup.LaPetitemetenaitparlamain,riennepouvaitplus desserrer son étau.Où allait-elle ?Oùm’entraînait-elle encore ?Volée àmoi-même,jeflottais,àlamercidelapetitekidnappeuse.

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Combien de fois sommes-nous ainsi absents de nous-mêmes et de notrequotidien, parce que rendus ailleurs, dans la mémoire ?Même si la présenceempirique plaide le contraire, nous ne sommes pas toujours pleinement dansl’espacequenousoccupons.Quelquechoseennousfaitenpermanencedusautà l’élastique. Mais combien de fois peut-on se balancer ainsi, d’un monde àl’autre,avantdes’écraser?Parfois,sanscriergare,unsimplemot,unebanalephoto,unlégerparfumouunefurtivenotedemusiquevientsouleverunetrappedansleplancherduprésent.Etvoicil’espritquis’arrache,lâcheprise!Aprèsladégringolade, on se trouve coincé à un palier de la vie qu’on n’éclairait plus,ayantchoisidel’oublier.Ah,touscescouloirsobscurs!Etcetteforêtdévorante,ilyasûrementdesournoisessourisquirampentdedans!Toutesceslianesfollesqui entravent la marche ! À moins de glisser à travers les jours, telle unecouleuvred’eau,unetorcheetunehachedemeurentindispensablespouravancerdanscettejungledevie.Jouraprèsjour,onélague,ratisse,tentededégagerunepistepraticable,maisquellevolontépeutveniràboutdeslichensquijonchentlecerveau?Yosóloquierocaminar!Tada-tada-tadadan!

Insensibleaufroidduparquetsouslaplantedespieds, jegambadaisdansunautremonde,lesyeuxrivéssurd’autrespaysages.Soudain,jem’arrêtai.Monpeignoir,àmoitiédéfait,meglissaitd’uneépaule,jenefisrienpourl’arranger.Poursavoiroùsebaladaitmonesprit,ilauraitfalluprojeterhorsdemespupillesles scènes qui, peu à peu, figèrent mon regard. Situant approximativement lecanapé derrière moi, je me laissai choir et atterris à côté, telle une poupéedisloquée.M’épargnantl’effortdemerelever, jemecontentaidem’adosseraumeuble, sansplusbouger,clignantàpeinedesyeux.Àforcede focalisermonattention sur lemur du salon, il s’était transformé en écran de cinéma.À cetinstant suspendu, j’étais devenue moi-même le projecteur, qu’il plaisait à laPetite d’utiliser pour faire défiler son film, dont on aurait pu suivre ledéroulementensepenchantdiscrètementderrièremonépaule.

1. Diouf Cheikh, Fiscalité et domination coloniale : l’exemple du Sine : 1859-1940, universitéCheikhAntaDiopdeDakar,2005.

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XXII

Fonduenchaîné!SurlesbordsduRhin,lesalonn’enétaitplusun,c’étaitune île verdoyante lovée dans les bras de l’Atlantique. Sur cette île, la Petitemarchait,aupasdecourse.Letempsétaitagréable, ilnesecomptaitpas, ilsesentait.Une clémente brise se coulait dans les bolongs, agitait les palétuviers,accompagnait l’envoldeshéronset sechargeaitd’iode, avantde répandre, surNiodior, un suaveparfumd’algues.C’était unebelle fin d’après-midi estivale,unelumièreexquisetraversaitlefeuillagedescocotiersetprojetaitd’immensesarabesques au sol. En se faufilant entre ces arbres qui s’étiraient, démesurés,tendaient leurs bras au ciel, la Petite semblaitminuscule. Pourtant, toute à sajoie,ellecroyaitque tous lesvillageoisqu’ellecroisait remarquaientsa toilettedesgrandsjours.Lecœurrythmantsespensées,ellemarchait,d’unpasalerte.

D’unemain,elletenait,visséesursatête,unecalebasseoùreposaientcinqgrossesnoixdecoco,soigneusementépluchées.Lejaunepailledurécipient,quiavaitdéjàtantservi,donnaituneidéedutempspasséàlerécurer.Souslesoleildoucereuxdecettefindejournée,laPetitemarchaitvite,trèsvite,propulséeparles ailes de l’espoir. Elle ne souffrait plus de la chaleur, mais son tropd’adrénalineluisortaitparlespores.Desonmouchoirblanc,si jolimentbrodépar sa grand-mère, elle s’épongeait le front de temps en temps.Cen’était pasencore l’âge du maquillage, mais elle avait déjà une certaine idée de lacoquetterie.Biencoiffée,elle s’étaithydratée tout lecorpsaprès sadoucheet,même si personnene le lui avait jamais dit, elle jugeait la sueur incompatibleavecunebelletoilette.Ellevoulaitarriverimpeccable,levisagefrais,làoùelleserendait.Lesoinportéànotreapparenceestproportionnelàl’importancequenous accordons à ceux devant lesquels nous nous présentons. Cela, nous lesavonsintuitivementdèsl’enfance.Etceluiqu’elleallaitvoir,laPetiteluivouaituncultetoutparticulier.D’abordparcequec’étaitunprocheparentdelagrand-mère, qui le portait en haute estime ; ensuite, parce que ce proche-là s’étaitmontréattentifà laseulechosequi,à l’époque, l’intéressaitvraiment : l’école.Même si ce monsieur avait largement dépassé l’âge d’être son camarade, lagaminenourrissaitàsonégarduneprofondeamitié.

Ilestunâge,oùl’innocencevoitentousceuxquinousaccordentunregard

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bienveillantdesalliéspourlavie.Ilestunâge,auseuildetout,oùl’expressionappâteetunsimplesourirefaitfoientoutescirconstances.Ilestunâge,oùl’onignoreencoreleslabyrinthesdel’âmeetl’onouvrevolontierssoncœurpouryaccueillir des êtres qu’on se jure de chérir à jamais.À cet âge-là, les épauleslégères, l’émerveillement prompt, on voltige, caracole, s’extasie de tout etadmirepourrien.Pourunepetitepousse,encorevacillantesouslesouffledelavie, tout arbuste proche figure un tuteur idéal. On s’approche, s’attache, sansréserveaucune,parcequ’on ignore toutde ladouleurdes arrachements.Àcetâge-là,oncroitauxparolesdesadultes,aveclamêmecertitudequ’onéprouveàdésignersonnezaumilieudelafigure.LaPetiteenétaitàcetâge, totalementconfiant,oùlamusiquedelapluiesurlatôleonduléeaccompagnelechantdesanges,berceunsommeilpaisibleetprometunbelarc-en-cielpourlelendemain.Commetoussescamarades,ellemâchaitlacanneàsucre,persuadéequec’étaitçalegoûtdelavieetpersonneneluisoutenaitlecontraire,carelleavaittoutletempsdedécouvrirlasaveurdechaquejourdel’existence.

Souslescocotiers,laPetitemarchait,filaitsansseretourner.Parmoments,elleesquissaitunsourire,leréprimaitaussitôt,avantdecroiserdesgensqu’ellesaluaitpoliment,sansvraiments’arrêter.Ellepeinaitàdissimulersonallégresse,maisnetenaitpasàpasserpourfolleetnesouhaitaitnullementperdredutempsà s’expliquer, la grand-mère lui interdisait de se confier au premier venu. ÀNiodior,oùtoutlemondeseconnaît,ilfautsavoirsetaire,luidisait-elle,carunmotprononcé lematinsur lepontJubo, traverse levillagepourallerpasser lanuitàFandiong.Alors laPetitemarchait,unemainsursacalebasse, les lèvresserréessursonsecret.

L’été précédent, le monsieur qu’elle allait voir était venu passer sesvacancesauvillage.IlétaitvenudepuislaFrance,oùilrésidait,etcettelointaineprovenances’étantajoutéeàsonnomcommeuneparticule,toutlemondeparlaitdeluiavecdéférence.Onallaitluirendrevisite,seflattaitdelecompterparmisaparentèleousesamisetceuxquiavaientleprivilègedelerecevoirchezeuxsesentaient honorés. Si ce fils prodigue se pliait complaisamment à la coutume,effectuant de brèves visites de courtoisie, recevant quantité de gens sansmanifester sa lassitudeetpartageantd’interminablesheuresde thé, au fonddelui,iln’enpouvaitplusdecetropd’attention.Pourdonnersonpleinsensaumotvacances, il avait développé quelques astuces et se soustrayait, dès qu’il lepouvait,àcequ’ilconsidéraitcommeunharcèlementcollectif.Danssastratégiedefuite,lamaisondelagrand-mère,sacousine,étaitsonrepairefavori.Ilnes’yrendaitpasparobligation,maispousséparcettedouceimpatienceannonciatrice

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debellesretrouvailles.C’était l’unedesraresdemeuresduvillageoùpersonnen’attendait rien de lui, bien au contraire. Fidèle aux liens familiaux, la grand-mère était simplement heureuse d’accueillir les siens dans un bain de chaleurhumaine,desortequerienn’étaittropbeaupoureux.Richedeslégumesdesonpotager, de la volaille de son grand poulailler et des produitsmarins, que sonpêcheurdemari luiapportaitàprofusion,ellemitonnaitdequoiravir lepalaisdu plus gourmet des visiteurs. Outre lesmets succulents servis à volonté, lesfruitsdesonvergerluipermettaientdenejamaislaisseruninvités’enretournerlesmainsvides.D’ailleurs,chaquefoisqu’ilpassait,levacanciervenudeFrancetrouvaitdesfruitsettoutessortesdeproduitslocauxgardésàsonintention.Cesdiverscadeaux,assurait-ilreconnaissant,lerequinquaientetsoignaientsonmaldu pays. Comme les chameaux ne boudent jamais l’oasis, l’homme venait etrevenait,aussisouventqu’illepouvait.L’étéprécédent,lorsqu’ilétaitvenufairesesadieuxàsacousine,laveilledepartiràDakar,oùildevaitprendresonvolpourlaFrance,ilavaittrouvélaPetite,studieuse,penchéesurunvieuxcahier,bienquel’annéescolairefûtterminéedepuislongtemps.Ils’étaitalorsapprochéd’elle,manifestantostensiblementsonintérêt.

—Ah,tusaisliremaintenant?luiavait-ildemandé.—Oui,avaitsoufflélaPetite,toutintimidée.—Benalors,montre-moi,lis!Malgré lagêne, l’écolières’exécuta, lutdeuxpagesentièresdesoncahier

deleçons,encouragéeparleregardmaternantdesagrand-mère.—Tulisbien,bravo!Alors,tulisaussideslivres?—Oui,confirmalaPetite.—Vas-y,montre-moi!Quellivrelis-tu?—NouslisonsLePetitPrinceenclasse,maisc’estnotremaîtrequinous

prête les livres, il les reprend après chaque lecture, s’expliqua l’écolière, toutedésoléedenepouvoiraccéderàlademande.

—Ah bon !Quel dommage ! fitmine de s’étonner l’homme, bien qu’ilconnûtparfaitementcettepratiquepourl’avoirlui-mêmevécue.

Puisilajoutad’untonenjoué:—Ehbien,jesaismaintenantquelcadeaut’offrir!Laprochainefoisqueje

reviendrai de France, je t’apporterai un exemplaire du Petit Prince, ainsi, tupourraslireàtaguise.

—Oh,merci !Merci, tonton, et bon voyage ! s’était exclamée la Petite,avantdes’éclipser,avecunsourirequiétiraittropsonvisageetplissaitsesyeux.

Cesoir-là,elles’endormitavecungoûtdecanneàsucresurlalangue.Les

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valisespleinesdevictuaillesaugoûtdesaterrenatale,dérisoiresantidotesàlanostalgie, l’oncle s’en alla accrocher ses rêves à la tour Eiffel. À Niodior,l’hivernage se poursuivit. La pluie tombait, la campagne s’épanouissait, lescanardsbarbotaient,leschevreauxcabriolaient,lesmoutonsselaissaientmenerauxpâturages,lespisdesvachessegonflaientetblanchissaientlabouilliedemildumatin.Quandonmanquaitdepoisson,pourcausedetravauxchampêtres,uncouteausortaitdesonfourreauetunevolaillecessaitdecaqueter.Tantque lesfiletsséchaient, lespoulaillers,surpeupléspendant lasaisonsèche,sevidaient,agrémentaient les grands bols de nourriture, que les ménagères et les jeunesfillesportaientauxtravailleursrendusauxchampsdèsl’aube.Endépitdulabeurharassant,lasaisons’écoula,doucecommeunepromessedebonheur.LaPetitese réjouissait de la générosité de l’oncle de France, les villageois faisaientconfianceàleursbicepsetlouaientlagénérositéduciel.Dansleschampsdemilcomme dans les rizières, les céréales poussaient, grandissaient, tels des rêvesd’enfant.

Puis,unjour,onvitdébarquer,auwharfdel’île,lesinstituteursderetourdeleursvacancesenville.C’était larentréescolaire.LaPetiteintégrasanouvelleclasse, avec cette fierté qu’éprouvent tous les écoliers à se retrouver là où ilsimaginaient les grands auparavant.Durant l’année scolaire, elle fut attentive àtouslescours,maisaccordauneimportancetouteparticulièreàlalecture:celuiquiluiapporteraitLePetitPrincenedevaitpasêtredéçu;aveccettemotivationsupplémentaire,elles’appliquaitàliresanstrébucher.DurantlescongésdeNoëletdePâques,pendantquesescamaradeserraient,désœuvrés,danslesruellesdel’îleou allaient chaparderquelquespoissons audébarcadère, elle s’acharnait àroder sa lecture. Lorsqu’elle accompagnait son grand-père à la pêche, elleregardaitl’horizon,imaginantauloinunbeaupays,oùsontontonsepromenaitparmidesmilliersd’enfants,touspourvusd’unexemplaireduPetitPrince.Elles’imaginait des tas de livres, où tous les enfants pouvaient se servir. Peut-êtremême que ce grandmonsieur de Saint-Exupéry en faisait-il pleuvoir dans lescoursd’école;lemaîtreavaitditqu’ilétaitpilote,etmêmesil’instituteuravaitbienajoutéqueSaint-Exupéryétaitmort,laPetitelesupposaittoujoursdanssonavion,survolantlemondeàlarecherchedenouvellesrencontres,profitantdesesescalespourraconterdebelleshistoiresauxenfants.

Unefois,unpetitavionatterritsurleterraindefootballduvillage.Alertéepar la foule qui se ruait vers l’appareil, la Petite s’était réjouie en se disantintérieurement:Jelesavaisbien,qu’unjourilviendraitjusquecheznousaussi.Puis,elleavaitsuivilemouvement,ausprint.Àsonarrivée,leterrainétaitdéjà

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noir de monde. Des gaillards du village, dont elle peinait à reconnaître lesvisages figés de sérieux et de respect, s’affairaient, haranguaient les hommes,apostrophaient les femmes enceintes et les enfants qu’ils plaçaient en rangsdistincts. Le temps de comprendre les raisons d’un tel tohu-bohu, une mainpuissante l’avaitempoignéeet inséréeentredeuxfillettesdesa taille.L’instantd’après fut un défilé de blouses blanches, accompagné d’un concert de cris,wouye-aïe-whôye,répercutésàl’infini.LaPetiteétaitrentréechezelleavecunegoutte de sang au bras droit et une écœurante sucette rouge dans la maingauche. Ce n’était pas Saint-Exupéry qui était descendu de l’avion, mais desBlancsauxyeuxétranges,armésdepistoletsaumoyendesquelsilsperforaientla chair pour inoculer elle ne savait quoi. Se doutant que les enfants lesmaudiraient après leur départ, une partie de l’équipe offrait des sucettes quin’enlevaient rien à la douleur des piqûres. C’était une de ces campagnes devaccinationquiguerroyaient,àtraverslepays,contrelavariole,larougeole,lacoquelucheoulapoliomyélite.Plustard,lessucettesétantdevenuesendémiquesdans les échoppes de l’île, une autre équipe viendrait peut-être s’occuper desdentscariées.MaislaPetite,elle,savaitqu’elleneselaisseraitpluspiégerparlacuriosité. Désormais, la vue des ailes déployées d’un inoffensif pélican luiprovoquerait des picotements dans le bras. Saint-Exupéry, elle le visualisaitconvoyant des livres et toutes sortes de douceurs à travers le monde, maiscertainementpasdescargaisonsdepiqûres.Àsesyeux,cesmédecinstombésduciel avaient trahi l’aéropostale.Alors, leur sucette rouge, si joliment emballéedansunpapierfleuri,surlequelelleavaitlucetétrangemot:fraises,ellen’envoulaitpas.Aussi,l’abandonna-t-elle,avecméfianceetsoulagement,aupremiermarmotquimanifestasaconvoitise.Iln’yeutpasdemercietcelanedérangeapersonne. Abandonner n’est pas donner, les enfants le savent bien, seuls lesadultes feignent de confondre les deux.Bon débarras ! avait pensé la Petite,pendantquel’heureuxbénéficiaireclaquaitgoulûmentlalangue.

La vaccination passée, certains enfants jouaient au docteur, mais tousdétestaientlesmatinsoùl’infirmiers’invitaitchezeuxpourdistribuersaquinineinfecte en prévention du paludisme. Le village retrouva très vite sa routine.L’Atlantiqueaspergeait,balayait,lissaitlesborduresdel’île.Souslacaressedesalizés, les palétuviers paresseux dodelinaient toujours de la tête, portant leursvoléesd’oiseaux.Lesvaguesgonflaientetsedégonflaient,étendant,àpertedevue, leurs cotonnades bleues bordées demousseline blanche.Sournoises, ellesmurmuraient aux pélicans et aux cormorans les secrets qu’elles cachaient auxhumains.Parfois,lacolèreemphatique,ellesgrondaient,menaçaientd’engloutir

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l’île tout entière. Alors le Saltigui, chamane local, sortait, guidait une longueprocession chargée d’offrandes jusqu’à l’endroit où l’île s’agenouille dans lesflots.Là,ilpratiquaitunritequisetransmettaitdanssafamilledepuislanuitdestemps : psalmodiant quelques prières sibyllines, il demandait l’apaisement deSangomar,ledieumarin,etrenouvelaitlepacteancestralquilielesvillageoisàlamer.Après les offrandes, les habitants se disaient rassurés,mais les vaguesn’obéissaientqu’auxmaréesetbattaientlamesuredechaquetempête.Fouettéespar les vents, elles se déroulaient, défiaient le ciel, avant de s’abattre sur laberge,tellesdesgifles.Ici,laplageestplatecommeunejouebiendocile.Avide,l’Atlantique léchait, mordait, grignotait les pieds des dunes, mais n’emportaitjamais avec lui les rêves des enfants, mieux enracinés que les cocotiers. Lejardinleplusfertileaumondeestuncerveaud’enfant.Ilsuffitd’ysemerunmotpouryvoirverdoyeruneforêtdesonges.

L’année scolaire suivit son cours, tout comme le débit de l’infatigableinstituteur.Lesleçonssesuccédaient,lesmoispassaient,éloignantlesfautesdeprononciation et rapprochant des vacances d’été. Arrimée à son île, la PetiteattendaitletontondeFrance,etplusladateapprochait,plussonimpatiencesefaisaitdévorante.Mêmelagrand-mère,d’ordinairesicompréhensive,avaitfiniparselasserdecompterlesmoisetlessemainesavecelle.Dis,ilarrivequandtonton?et l’aïeule lui lançaitunbientôtqu’ellenemanquait jamaisd’atténuerd’un Inch’Allah !, manière de l’envoyer gentiment promener.Mais la gamineinsistait.

—Allez,dis-le-moi!Danscombiendetemps?—Maisjen’ensaisrien,soispatiente,tulesauras,dèsqu’ilseralà.—Oui,etilm’apporteramonlivre!—Inch’Allah!martelaitlagrand-mère,afindemodérersacertitude.Mais la Petite, qui ne supportait pas cette pointe de doute, rétorquait

aussitôt,pluspourserassérénerquepourtenirtête.—Biensûrqu’ilval’apporter,ilmel’apromis!Tul’avaisentendu,hein?

Maman,tul’avaisentendu?— Le pêcheur ne vante sa prise qu’une fois son filet hors de l’eau !

concluaithabilementladoyenne.La Petite, qui n’avait pas encore assez de perspicacité pour décoder une

tellepique,cessaitprovisoirementdelaquestionneretpassaitàautrechose.Aufondd’elle-même,lagrand-mèreespéraitquesoncousintiennepromesse,maiselle s’employait à calmer l’ardeur de sa petite-fille, afin de la préserver d’uneéventuelledéception.

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Aumoisdejuillet,laPetitenecomptapluslessemaines;elleétaitdéjàenvacancesetchaquebruitdemoteurquis’approchaitdel’îlelamettaitsurlequi-vive. Nul besoin cependant de faire le guet : en cette période où les citadinsrentraient au bercail, la nouvelle de chaque arrivée se répandait comme unetraînée de poudre. Un jour, vers la fin de l’après-midi, des femmes qui serendaient au puits s’étaient arrêtées au seuil de lamaison pour les salutationsd’usage.Avantdeprendrecongé,l’uned’ellesinterpellalagrand-mère.

—Aufait,es-tuaucourant?Maistudoismepayerpourapprendreunesibonnenouvelle!

—Voyonsd’abordsimesoreillesfrétillentdejoie!plaisantaladoyenne,sachant bien que son interlocutrice ne tarderait pas à lâcher le perroquet quibattaitdesailesdanssabouche.

—ToncousindeFrancevientd’arriver!Pendant que les dames s’attardaient avec la grand-mère, la Petite, sourire

auxlèvres,étaitpartie,encourant,sollicitersongrand-père.—Mamakony,jevoudraisdesnoixdecoco.— Tu as faim ? N’as-tu donc pas pris ton goûter ? Ta grand-mère ne

préparait-ellepasdesbeignetsdemil,toutàl’heure?—Si,maisjevoudraisdesnoixdecoco,s’ilteplaît!—Tiens,envoilàunesurlatable,apporte-la,jevaisl’ouvrirpourtoi.—Maisnon,paspourmanger,j’enveuxplusieurs!—Etpourquoifaire?—Tonton,quihabiteenFrance,estrevenu,ilm’aapportéunlivre,LePetit

Prince,jevaislechercher.Alorsjeluidonneraiuncadeau,moiaussi.Legrand-pèresourit,complice,puisluisaisitlementonaffectueusementet

l’interrogea,écarquillantlesyeux:—Etmoi,monpetitmatelot,sijet’offredesnoixdecoco,tum’apprendras

àliredanstonlivre?—Oui,situveux,jet’apprendrai.Des rires fusèrent, puis le vieil homme s’exécuta. Sa vaste demeure était

entouréededizainesdecocotiers.Profitantdeladernièrelueurdujour,iltrouvaungrimpeur et fit récolter cinq grosses noix de coco, qu’il éplucha lui-même,très soigneusement.Puis,percevant l’excitationdesapetite-fille,qui le suivaitcommeuneombre,ilconseillagentiment.

—Tusais,ilvientd’arriver,tontonton,ildoitêtretrèsfatigué,aprèsunsilong voyage.Et puis, il va bientôt faire nuit. Tu devrais plutôt y aller demainaprès-midi.Hein,ceseraitmieux,non?

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La Petite acquiesça. Les ordres du grand-père avaient toujours l’air depropositions, si bien qu’on lui obéissait sans jamais avoir l’impressiond’abdiquer. Le lendemain matin, la Petite harcela sa grand-mère pour unenouvellecoiffureetobtintd’ellede trèsbellesnattes,dont la finessesignait leluxe.Ledéjeunernefutqu’unebrèveinterruptiondanssespréparatifs,elleavaitlatêteailleurs.

L’après-midi, lorsqu’elle arriva chez l’oncle venu de France, elle étaitpersuadéequecederniersauraitinstantanémentlaraisondesaprésence.Joviale,elle le salua, lui remit les cinq noix de coco et, comme beaucoup d’adultesdiscutaientausalonaveclevacancier,elleressortitavecsacalebasseets’installapolimentsurunbanc,nonloindesmarchesduperron.

Quelques poules bien grasses se dandinaient dans la cour, la Petite lescontemplait, les comptait pour s’occuper. Les poussins picoraient, elle lestrouvaitmignons.Soudain,descoqsapparurent,lacrêtedressée,etsemirentàcourir après les poules. Lorsque toute la basse-cour fut dispersée, la Petitesouffla de dépit, car elle appréciait ce spectacle campagnard, si familier à sesyeux.N’ayantpluslesoiseauxdanssalignedemire,ellesesentitsoudainseuledevant l’escalier. En un réflexe, elle saisit sa calebasse, la renversa sur sesjambes, passa unemain dessus, puis se ravisa et la reposa tout près d’elle, àl’endroit. Elle aurait aimé, pour se distraire, chanter et taper sur la calebasse,commeelleavaitvu fairependant lesmariages,maiselle s’enabstint,n’osantpas faire de bruit. Elle se contentait d’attraper le rebord de la calebasse, latournaitd’uncoupsecsurelle-mêmeetlaregardaitpivoter,jeudepeud’attraitdontelleselassatrèsvite.Elleignoraitdepuiscombiendetempselleétaitassiselà,surcebanc,maisl’inconfortquilagagnaitpetitàpetitsuffitàluiendonneruneidée.Silesfessespouvaientseplaindre,onmesureraitdavantageladouleurcontenue dans le mot patience. Dans certaines situations, seul le corset del’éducationtientunenfanttranquille.Lesjambesengourdies,laPetiteseleva,fitquelquespasdanslacour,s’étiraetseréinstalla,biensagement.

Lesvisiteursvenaient,repartaient,elleattendait.Lesminutess’égrenaient,les heures s’écrasaient les unes sur les autres, tels de vieux coquillages, elleattendait. L’horizon s’empourprait, les poules regagnaient leur poulailler, elleattendait.Lesoleilpiquadunezdansl’Atlantique.Fatiguée,lapetites’adossaaumuretconservauneimmobilitéderocher.Lanuitlarguaitsesvoilessombressurl’île, quand l’oncle sortit enfin pour raccompagner les derniers copains.Lorsqu’il vit la Petite, assise près du bâtiment, il exprima bruyamment sonétonnement.

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— Mais tu es encore là ? Il commence à faire nuit, ta grand-mère vas’inquiéter!

La Petite se leva, silencieuse, fixa l’extrémité de ses chaussures, en setriturantleboutd’unenatte.

—Maisqu’ya-t-il,tuaspeurderentrerseule?—Non.—Alorsquesepasse-t-il?—Rien,jet’attendais,euh…J’attendaislelivre,LePetitPrince,murmura-

t-elle,osantàpeineleverlesyeuxsurl’homme.Lanuitposasacapeépaissesurlevillage,enétouffanttouslesbruits.Ilse

produisitunescènequelaPetiten’avaitjamaisimaginée:l’onclefitlacarpeàmaréebasse, se colla unemain sur le front et bredouilla unephrasequi ne fitplaisir à personne. Aussi, personne ne répondit. Dans les parages, un chatmiaula, il était seulàavoirquelquechoseàdire.Lesilenceestparfois lapluscomplète des réponses. À son âge, la Petite ne s’en doutait pas encore, maisl’oncle,lui,nepouvaitl’ignorer.Labrisesouffla,plusfroidequ’àl’accoutumée.L’espoir qui avait habité la Petite durant toute l’année scolaire s’était évaporécomme un nuage d’été.Avec quelsmots comble-t-on le gouffre laissé par unrêve perdu ? La Petite ne moufta point, mais le sourire qu’elle arborait enarrivant s’était dissous dans la nuit. Parce que les ruelles du village étaientmaintenantassombries,l’oncledécidadelaraccompagner.

À vrai dire, elle n’avait pas peur de rentrer seule, mais elle s’épargnal’effort d’objecter. Ce vieux village de pêcheurs, avec ses venelles quitraboulent,celabyrintheténébreux,ellesavaitl’emprunterpartouslesboutsetarriver à la maison de ses grands-parents aussi naturellement qu’un aveugletrouvelatrajectoiredesabouche.Envérité,lafrousse,c’estl’onclequil’avait;luiquis’étaithabituéauxprétentieuseslumièresurbaines.Ilsursautaitàchaquecroassementdecrapaud-buffle,frémissaitaumoindrefrétillementdebranchagesetgambadaitcommeunfakirtraversantlabraise.LaPetiten’étaitpasdupe;elleessayaitdemarchervitepourresteràsahauteurmais,plusieursfois,elleralentit,dépitée. Chaque fois, l’oncle s’était retourné, comme s’il avait perçu l’ordremuet qu’on lui intimait demoduler son pas. C’était presque l’heure du dîner,pourtant,cen’étaitpaslafaimquiaffaiblissaitlafouléedelaPetite.D’ailleurs,ce soir-là, elle ne ressentait aucune faim. D’habitude, on louait son énergiedébordante,maiscesoir-là,quelquechose,qu’ellenesavaitpasencorenommer,l’avait vidée de toutes ses forces. L’oncle, dans ses pitoyables tentatives deconversation, se perdait en circonlocutions. La Petite répondait comme elle

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marchait,parréflexe.Pendanttoutletrajet,sacalebassevideserréecontresonflancdroit,ellegardasamaingauchefermée;peut-êtreyprotégeait-ellesonêtrenévralgique.Elleconnaissaittoutessortesdecoquillages,qu’elledevinaitlà-bas,reposantdans les immensesvasièresqui ceinturent l’île.Elle leur enviait cettecapacitéà se fermer, telsdesclapets,pour tenir leurchairhorsdeportée.Unecoquedetortue,plusépaisse,plussolide,ceseraitmieuxàlaplacedelapeau,pensa-t-elle.Évidemment, les tortues n’ont pasmal quand on les pince.Mais,elle,queressentait-elle?L’oncle,volubile,latiraplusieursfoisdesaréflexion.Ouilétaitindifférentfaceàladéceptionqu’ilvenaitdecauserouiltransformaitsagêneenverbiageinutile.Pouvait-ilseulementimaginercequ’elleéprouvait?Mesurait-ill’ampleurdeladésillusion?

LaPetitel’ignoraitencore,maiscesoir-là,laméfiances’étaitinvitéedanssa vie. Même la marche ne lui semblait plus sans risque. Tant de chosesinattenduessontpossiblesentredeuxpas.Onposeunpiedsurunepelousebienverte et patatras ! Une motte de terre se dérobe et on atterrit au fond d’unetrappe. Ceci est un roc inébranlable, se dit-on en se cramponnant auKilimandjarod’unebellepromesse!Hélas,larochedurêveestfriable,parfoiscettetraîtressecèdeetlevidedevientlagueulebéanted’uncaïmanprêtàvousengloutir.Lorsquel’oncleavaitdit:Ah,zut,maisj’aioublié!,lasensationdelaPetite,àcetinstantprécis,futdevertige.Undecesvertigesquidonnentenviedesuspendresoncœuràuncrochet,afindenepaslesentirs’arracher.Etcommeellen’avaitpasdecrochet,quelquechoses’étaitbriséenelle.Maintenant,elleportaitunevivedouleurdans lapoitrine.Ellene le savaitpasencore,maisonvenait de l’éjecter de la ouate de l’innocence, car, désormais, elle n’écouteraitpluslesparolesdesadultescommeauparavant.Pire,elleyajouteraittoujoursunpeut-être.Lenuagedudouteétaitentrédanssapartdecieletnelaquitteraitplusjamais.

Auseuildudomicile,l’oncles’arrêtanet,luiposaunemainsurl’épaule,luisouhaita bonne nuit et la chargea d’innombrables messages d’amabilités, unetonne de loukoums qu’elle n’avait aucune envie de transmettre.Elle ne lui envoulaitplusseulementdel’avoirdéçue,maisaussipourlalâchetéquedévoilaitsonattitude.Lui,quivenaitsansarrêtetpalabraitsansdiscontinuer,nevoulaitmêmepassedonnerlapeined’entrersaluer,parcequ’iln’avaitpaslecouragedecroiser le regardde sacousine, aumomentoùcelle-cidécouvrirait lamineaffligéedesapetite-fille.

— N’oublie pas de transmettre mes très chaleureuses salutations à tesgrands-parents…Dis à ta grand-mère qu’il y a des gens quim’attendent à la

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maison,sinon…Maisjepasseraidemainouaprès-demain…Etsurtout,nesoispastriste,jet’assurequ’àmonprochainretour,tul’aurastonlivre.

—Aurevoir,tonton,s’étaitcontentéedemurmurerlaPetite.Ellesedégageaets’engouffradanslademeure,sansunregardpourlui.De

ses grands cils encore secs, elle balaya la promesse superflue de son esprit,commeune bourrasque dépoussière le toit d’un poulailler.Même leMessie, àforcedel’attendre,onfinitparneplusycroire!Pourquiseprenait-il?Pourquilaprenait-il?Certes,elleétaittombéeunefoisdanslepiège,maisétait-ceuneraisonpour laconfondreavecunepintadesauvagede labroussedeSandina?Au diable l’oncle de France !Qu’il ravale ses r érodés et tous cesmots troplisses,quiluisortaientdelaboucheparchapelet.Etsurtout,qu’onluicrèvelesyeux,afindeluiôterceregardcondescendant,quiluifaisaittoutpromettresansrien tenir. Petite-fille de marin, elle savait maintenant qu’une promessed’espadonneremplitpasl’estomac.Lagrand-mèreavaitraison:maintenantquele filet était hors de l’eau, la Petite savait à quoi s’en tenir. À la nouvellepromesse de l’oncle, elle n’avait pas éprouvé cette gratitude béate qui l’avaitenvahielapremièrefois.Quantàl’oncle,lui,àquoiluiservaientl’admirationetlagratitudequ’ilpercevaitàcrédit?Desesoriginesinsulaires,cerécentcitadinn’avaitgardéque legoûtdupoisson, riendesvaleursséculairesquirendent laparole sacrée dans son terroir. À force de lire et d’écrire, de dessiner desarabesques,qu’ilpouvaità loisirpasserà lagomme, ilavait finiparoublier lepouvoirdesmotsetlestracesindélébilesqu’ilsimprimentdansl’âme.Failliràunepromesse faiteàunenfant,c’estvoilerà jamaisunepartdesoncielbleu,c’est inscrire en lui la peur de la trahison.C’est glisser la suspicion dans sonrapport aux autres, puisque, par la suite, toute parole lui semblera douteuse,jusqu’àpreuveducontraire.Mentiràunenfant, c’est luioffrir l’inquiétudeenviatiqueetdessablesmouvantspourtoutfondementd’avenir.

Arrivéechezelle,laPetitenetouchapasaudîner,bienquelagrand-mèreluidîtavoirmijotéunesucculentemarmitedupêcheur,avecpleindepoissonsd’excellentequalité.Legrand-pèreajoutaqu’ilyavaitmêmemisdespendas,deces belles dorades grises dont elle raffolait. Mais la Petite avait simplementhochéla têteetbalbutiéquelquechosequ’onn’eûtpasbesoind’entendrepourensaisirlateneur.Sansôtersabelletoilette,ellealladirectementaulit.Onneluiposa aucunequestion.Sesgrands-parents, qui aimaientveiller et conversertard, secouchèrentbeaucoupplus tôtqued’habitude.Elleseditqu’ilsavaienttout compris et partageaient sa peine. Les lampes-tempête éteintes, la maisonfigurait la désolation d’une épave échouée sur les dunes.Les portes closes, la

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cour déserte, une brisemélancolique agitait les ombres sous un tardif clair delune. Soudain, le chien,OMbaathie, esseulé sur le perron, semanifesta et fitdresser toutes les oreilles. Il ne s’agitait pas contre les ombres, comme àl’accoutumée ; cette nuit-là, ses aboiements, lugubres et lancinants, clamaienttoute l’impuissancedesHommes.C’estalorsque laPetite serra sonoreilleretlaissa,enfin,coulerseslarmes,deslarmessilencieuses,carellenesouhaitaitpasattristerdavantagesesgrands-parents.

Ladiscussion,lesconsidérations,lesleçonsàtirerdecettemésaventure,ceseraitpourunautresoir,unsoirgaietgavédecouscousaupoisson,unsoirdouxetdélestédetoutchagrin.Undecessoirs,oùlabrise,bienveillante,rafraîchitlesâmes et propage les éclats de rire à travers la demeure, la Petite se laisseraitgentimentembarquerdansunconte,àlafinduquelelledéduiraitd’elle-mêmeleprécepteadéquat.Car,conteancien,parodiéouinventé,sesgrands-parentsleluiraconteraientàdessein,enalternantleursphrasesdansuneparfaiteconnivence.Par leurs propresmots, ils guidaient la Petite, comme ils lui tenaient lamaindans les champs de mil du Sahel, car ils ne recouraient jamais à ces féeshâbleuses,quiendormentlesjeunesfillespourleurmettreunprincecharmantetdes souliers de verre dans le crâne. Préservant leur petite-fille de ce genre debalivernes, ils lui apprenaient que les palétuviers doivent leur survie à leurcapacitéàexcréterleselqu’ilsabsorbent.Ilsluiapprenaient,surtout,commentsuivre sapropre routemalgré tout : elledevaitdurcir la cornede sespiedsaucontact de la réalité, travailler son équilibre et faire de sa foulée sonmeilleurcarrosse.Toutenconservantsajusteplaceaurêve,elledevaitgarderlaluciditédereconnaîtreàchaquejourlacouleurdesonciel.

Danslapédagogiequ’appliquaientlesgrands-parents,iln’étaitpasquestiond’orner la vie d’artifices, elle avait déjà sa propre magie : la nacre d’uncoquillage,lesnuancesd’unarc-en-ciel,lekaléidoscoped’uneplaineenfleurs,l’œil humide d’une vache léchant son petit pour l’inviter aumonde, la timidecomplainted’unoisillontombédunid,lacharmantejacasseried’unperroquet,lesuaveparfumdumiel sauvage, la sèvedepalmiergouleyantesur la langueaubout de la patience, la procession d’une colonie de crabes violets, le discretatterrissagedespélicans, lapersévérancedescormoransoulesimpleplongeond’undauphincomptaientparmilesémerveillementsquotidiens,ouvrantsurdesleçons.

L’éducation, dans cette contrée-là, en cette époque-là, ce n’était pas uneaccumulation de concepts virtuels, qu’on ingurgite en se demandant à quellepagedelavieonpourrabienlesplaquer.Non,l’éducation,danscettecontrée-là,

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encetteépoque-là,c’étaitlavieelle-mêmequidéroulaitsesanneaux,commeletronc du cocotier, on vous apprenait à la saisir, à vous y agripper, coûte quecoûte,pourgravirlesannées,englissantlemoinspossible.Etl’onpolissaitlesjours et les humeurs à force de glissade, car malgré de solides appuis, onmanquaitparfoisdetomber.Maisonsehissaitànouveau.Onsetordait,s’arc-boutait, se redressait et s’accrochait, petite liane, toujours en quête de lumièredans laforêtdesdoutes.Et,petitàpetit, imperceptiblementmaissûrement,onprogressaitverslaconnaissancedel’humain.

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XXIII

—Alors,cedîner,tuveuxtoujourstéléphonerpourtedécommander?L’interpellation de la Petite interrompit mon recueillement. Le calme du

salon s’était épaissi d’un blues auquel j’eus, soudain, envie d’ajouter lachaleureusevoixduchanteursénégalaisOmarPène.Saballadesurl’éducation,YamaYar, bel hommageauxgrands-parents,meparutun choix évident.Alorsquejebattaislamesureetchantonnaiscescouplets,quejefaistoujoursmiens,leretentissement d’une sirène interféra, perturbant ma délectation. Quelques paspourjeteruncoupd’œildanslarue,plusrienàvoir.Lavoituredepoliceavaitdéjàsurvolélachaussée.Perplexe, je laissaierrermonregardsurlamaisondel’autrecôtéde larue,oùhabitaitcertainementuneexcellente jardinière.Sur lafaçade, que j’admirais toujours en passant, une glycine s’entortillait dans lesmultiples ramificationsd’un chèvrefeuille pour enlacerun sureau.Aumomentoù jem’apprêtaisàquittermonobservatoire,unconducteur roulantà tombeauouvert déclencha un concert de klaxons immédiatement suivi par la sirène depolice qui revenait déjà en sens inverse. Ce devait être une course-poursuite,supposai-je ; seule la joute perpétuelle entre voyous et limiers accélère sibrutalementlepoulsdelaville.Personnenesavaitcommentcelafiniraitencore.Je souris,mutine,m’épargnant les calculs de probabilité.Même si j’acceptaisl’effervescence urbaine, je ne comprenais toujours pas la témérité desdélinquants,quirisquentleurvieetcelledesautrespourdribblerlespandores.La faucheuse me saisirait à la gorge à l’heure de son choix, certes, mais jen’allaispaspourautantmesatisfaired’uneéventuelleballeperdue.Puisqu’ilmerestait une possibilité de sauverma tête, je fermai la fenêtre etm’en éloignai,prudente.Cen’étaitpasde lapeur,plutôtun réflexe. Jeprotégeaiscettechosequi pulsait en moi, aussi spontanément que je versais de l’eau dans ce vasefuseléposésurmonbureau,oùunbambou,couronnéderaresfeuilles,déployaitsesétrangesspirales.Certainsprientpourvivrelongtemps,jemecontentaisdevivrechaqueinstantcommejepouvais,c’esttout.Enbonnecavalière,j’écoutaislessignauxquem’adressaitmamontureetagissaisenconséquence.Pensive,jecomptaislesfeuillesdubambou,quandlacloched’uneégliserésonnaencore,auloin.Sic’estunglas,onsedemandeàquoiserventlesprières,lançai-je,maisce

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n’était que le temps, filant vers le fameux dîner. Je me souvins n’avoirfinalementpasdonnélecoupdefilquiauraitpumelibérer.Lebourdonàpeineévanoui, le téléphonecarillonna, troublantànouveaumonécoutemusicale.Lasonnerieinsista,j’accourus,maisaulieudedécrocher,jem’immobilisaidevantl’appareil,fermailesyeux,serrailespoings,trèsfort,etpriai,àvoixhaute.

—Unimprévu,unimprévu!PourvuquecesoitMarie-Odilequim’appellepourannulerledîner!Seigneur,pourvuquecesoitelle!

Aumomentoùj’allaisenfinsaisirlecombiné,lasonneries’arrêta.Dépitousoulagement?Certainementunmélangedesdeux.J’attendisunmomentavantd’ouvrir les yeux, puis consultai lamessagerie, sans écouter jusqu’au bout, jeraccrochai, la moue contrariée. Ce n’était pas l’appel espéré. Une certaineValériane,quejeconnaissaisdepuispeu,m’invitaitchezelle,dansquinzejours,pourunesoiréeoùelleallait,disait-elle,enterrersaviedejeunefille.Etquiestl’heureuxélu?m’interrogeai-je.

Avait-elle choisi parmi la cohorte de ses ex-petits copains, qui revenaientcommedesenfantsmalsevrés?Ouparmicesoccasionnels,qu’elleappelaitsex-friend, avec l’accent d’un bovidé de l’arrière-campagne de Pennsylvanie ? Àmoinsqu’ellen’aitvalidé le testavec lesemi-permanent,undouxcolossequi,auxdernièresnouvelles, trouvait les femmesenceintes attendrissantes et rêvaitd’un landau au coin d’une maison avec jardin ? Il était le dernier en date etsemblaitassezsérieux,d’aprèsValériane.C’étaitpeut-êtreluiquiavaitéprouvél’irrépressible désir d’aller confesser ses sentiments aumaire ? Je réécoutai lemessage de Valériane, cette fois jusqu’au bout, effectivement, le prénom dufiancé,c’étaitbiensontendrecolosse.Jecommentai:

—Ce gars doit être vraimentmordu, sinon, il est philanthrope et donnedans l’humanitaire.Aveccette fille, toujoursattiféecarnaval, le rougeà lèvreskamala,quisemanucuraitàlapincedubonDieu,c’est-à-direavecsespropresdents, et dont la coiffure n’avait pas varié depuis ses premières boumsd’adolescenteboutonneuse,mêmeDonJuanauraitprononcévolontierssesvœuxdechasteté.D’ailleurs,commentpeut-ons’appelerValérianeetdégagerdusex-appeal ? Faudrait vraiment attraire certains parents à la barre, afin qu’ilsrépondent du préjudice qu’ils infligent à leurs enfants, en leur collant certainsprénoms. Et puis, je m’en fiche, moi. Valériane, va anesthésier ton gars, jet’offriraidugingembre,quandj’entrouverai,maispourlemoment,oublie-moi!

— Tu ferais mieux de causer avec moi, s’incrusta la Petite, au lieu desermonneruneabsente.Tun’avaisqu’àdécrocheretluidirequetun’aimespasaller dans la maison des autres, donc chez elle non plus.Mais, pour jouer la

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grande fille, tu acceptesqu’on te fasse avaler desgalets et tu t’étrangles touteseule,aulieudecrier:jen’enveuxpas!

Ainsi mouchée par la Petite, je pouffai de rire et me mordis la lèvreinférieure,honteusedemonmauvais esprit.Pour fairediversion, j’enlevaiunefeuillemortedemonbambou,maiscegesten’ôtarienàlapetiteculpabilitéquejeressentais.Pourmedédouaner,jememoquaidemespropresnuits,guèreplustorridesquelesveilléesd’unecarmélite,encesiècledévergondéoùlesexefast-food ramollit précocement les fesses des allumées allumeuses qui confondentféminisme et nymphomanie. Valériane, elle, au moins, savait que le vin estmeilleurmillésimé,lasséedesamours-zapping,ellenevoulaitplussecontenterdebeaujolaisnouveau,vitebu,viteoublié.Quandcertainsdesesamis,qui secroyaient libres parce que volages ou trop lâches pour s’engager sur le longterme avec une femme, lui parlaient d’enfermement et ringardisaient lesépousailles pour l’en dissuader, le prince charmant de Valériane tenait tête etaggravaitleurdépit.Sachantquesespotescouraientlesfillesnantiespournepasavoir à débourser un rond et multipliaient les conquêtes autant que lesgoujateries,quandluifaisaitdelagalanterieunerègleélémentairedeconduite,saréponsesefaisaitcinglante:

—C’estbonlesgars,assénait-il,avecValériane,jesuissûrdemoi,jeveuxtout partager avec elle, pas seulement le toit, le caveau aussi. Alors, vous,continuezà faire chauffer les cartesbleuesdes filles, àprofiterd’elles commedesgigolos,sicelanechangerienàvotrevirilité.

— À la mienne, rien ! claironnait le plus saprophyte de la bande. Ellesvoulaient l’égalité,non?Ehbien,elles l’ont!Pourquoidevrais-jemeruineràoffrirsortiesetdînersàunemeufquigagneautant,sinonplusquemoi?

D’autresajoutaientleurbrindemuflerie,unriregrasdéferlaitautourdelatablée.Devant lamine réprobatrice deValériane, quimesurait à quel point ladélicatessedesonhommeétaitdevenuerare,lefuturmariésefaisaitfortdelarassurer,enclouantlebecàsaclique.

— Eh, les mecs, surtout, n’oubliez pas le latex, je dis ça rapport auxmaladies,sinon,unevasectomievousiraitbien,carpourlesenfants,jecroisqueles nanas vont bientôt préférer l’insémination artificielle, certainement moinscoûteuse pour elles. Je ne vous chasse pas,maisma chérie est fatiguée, allezprolongerlasoiréedansvosbarsfavoris,ilyaurapeut-êtredescouguarsprêtesàboursedélier?Mais,dites-moi,pourquois’enivrerdepiquettequandonpeutembouteillerunpeud’amourpourdesannées?

Savourantchacunedecesparolestelleunefriandise,Valérianeretrouvaitle

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sourire. Elle savait bien qu’il arrive que les amphores se brisent, mais celan’empêche personne d’y conserver un peu d’optimisme.Avec sa foi de futuremariée,ellesedévouaitaubienheureuxquiluipromettaituneplaceauseptièmeciel.Et, sans attendre l’ultimebéatitude, lapromisedressait les seins, vénéraitassidûment son saint, s’accrochait à sa crosse et chatouillaitminette dans sonboudoir, sans troubler le sommeil des Justes. À l’évidence, une telle grâceméritaitd’êtrefêtée.Seulement,aupointoùj’enétais,aucuneinvitationn’étaitbienvenue.ToutcequimerappelaitledînerprévuchezMarie-Odilemehérissaitetenvenimaitmonverbe.

—Enterrementdeviedejeunefille!Commes’ilétaitpossibled’enterrerunepartdesoietderespirerencoresous lesplatanes!Etpuis, jem’enfous ;Valérianeatoujourseuuneproximitéaveclespissenlits,parlesracines.Ehbien,pas moi ! Tu n’as qu’à déterrer ta vie de garçon maintenant ! Je viendraiapplaudir ta barbe, tamoustache et tes pectoraux, partout, jusqu’en Pannonie,maissûrementpascheztoi!lançai-je.

Soucieuse,jemerendisàlacuisine,renouvelail’eaudemonvaseetrevinsle poser délicatement sur le bureau. Assise sur une chaise, je méditais enobservantlaplante.C’estvraimentbête,uneplante,murmurai-je.

—Aumoins laplante,elle,n’essaiepasd’êtreautrechosequecequ’elleest,uneplante!raillalaPetite.Pascommetoi,quitepliesenquatrepourjouerunrôlequin’estpasletien.Àvouloirfairel’adulteàtoutprix,tuenarrivesàparleràuneplante.

—Tais-toi!l’arrêtai-je.Dequoijememêle?Jeparleàlaplantesijeveux.Au lieu d’attendre sa réplique, je continuai àm’adresser au bambou :Tu

peux t’entortiller, je sais que tu rêves de verticalité. Combien de temps et depatience faut-il pour faire monter une liane bien verticale ? Comme toi, leshumainscherchentlapostureidéale.Combiend’annéesdecontorsionnousfaut-ilendurer,avantderéussiràajusterl’imagequelesautresattendentdenousàlapersonne que nous portons au fond de nous ?Les ombres portées tapissent laréalité et brouillent lavision.Lepassé et le présent se livrent, sans cesse, unecourse-poursuite qui perturbe la marche. On voudrait les mettre audiapasonpour,àdéfautdefermeté,trouveruneharmonieànospas.Afinquelesouffledenossoupirsd’impuissanceneseperdepas,onsevoudraitflûte.Parceque,raidecommeleIdenosinsuffisances,laflûteestunhumaindebout,malgrétout.Alorsflûte!Quandlamusiqueestdouceetenvoûtante,onoubliequec’estunroseauquichante.Peuimported’oùvientlesouffle,chantousoupir,pourvuqu’inspirédusouffledivin, ilfasseduroseauplusqu’unroseau,uninstrument

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demusique.Chercherl’harmonie,agencerlesmots,ceseratoujoursunemanièrede tenterunpasvers lavie :Yo sóloquiero caminar ! Tada-tada-tadadan !Etmoi, je dois maintenant trouver la force de faire ces pas qui mènent à monsupplice.

L’après-midi était bien avancé, l’heure du dîner se rapprochait, je medésolais.Qu’avais-jefait,àpartsubirlesassautsdelaPetite?Quandlavolontémarquelepas,lajournéefile,perdue.Lamarcheestinexorable,onsaitoùmènel’entonnoir du temps.Mieux vaut contenir avant d’être contenu par le gouffremenaçant, remplir chaque jour de quoi faire pétiller pupilles et papilles. Jesongeaisàtoutcela,maisilétaittroptardpourmettrecetteréflexionenpratique,j’étaisaupieddumur.

L’intrusivePetitequimesoufflaitseslubiesàl’oreilleavaitencoregagné:jen’avaispasosé téléphonerpourmedécommander, jenevoulaisabsolumentpasdécevoirmesamis.J’étaisprêteàm’arracherlesongles,unàun,àfaireunepousséed’urticaire,àvideruneboîted’aspirinepourcalmermonmaldecrâne,mais jen’allaispasdécevoirMarie-Odile.J’étaisembarquée, ilfallaitaffronterlescourants,allerjusqu’aubout.Unefilledemarinn’abandonnepassabarqueaumilieudelahoule.Lafi!Lafi!Rame!Rame!disaitmongrand-père,lapeurn’arrête aucune tempête.Ramer,mêmesi lapagaie était trop lourde, jedevaisramerjusqu’àl’accomplissementdelaparoledonnéeàMarie-Odile.

On reproche tant de choses auxmots, par exemple d’être impuissants oumensongers,orilsnelesontjamais.Cesontceuxquileuraffectentuncontenuquis’avèrent fiablesou inconstants, selonqu’ils respectentounon leurparole.L’exigence,toutestdansl’exigence.Paslarigidité,maisl’exigencemoralequicommande qu’on soit à la hauteur de ce qu’on attend des autres. L’instant oùl’ondoit s’appliquercette rigueurde l’espritest rarementunepartiedeplaisir,car il s’agit d’enjamber l’abîme qui sépare la beauté du raisonnement descontingencesde la réalité.S’épargnercedouloureuxmoment, c’est trahir. J’enétaisàcecarrefourdemonéthique,carnonseulementjenevoulaispastrahirlapromessefaiteàMarie-Odile,maisj’avaisencoreplusàsauvegarder:maparoled’honneur.Jen’imaginaispasmerétracteretcontrariermesamis.Enquêtedecourage, des mots de René Char clignotèrent dans ma tête, je me mis à lesrépéterenboucle:«Tiensvis-à-visdesautrescequetut’espromisàtoiseul,làest ton contrat. »Fureur etmystère, toujours ! Parfois, se croyant libre, on sepromettantdechoses,puis,unjour,ondécouvreavecstupeurquenoshumblesrésolutions intimes nous engagent grandement vis-à-vis des autres. Le contratque j’avais signé avecmoi-même, depuis fort longtemps, c’était de ne jamais

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être celle par qui arrive la déception. Maintenant, non seulement ce vœum’obligeaitvis-à-visdeMarie-Odile,maisilinterrogeaittoutmonêtre.Onpeutfuir ceux qu’on a déçus, mais comment vit-on quand on porte le juge de sespropresactesensoi-même?JenepouvaisfuiroufairetairelaPetite,cettejuged’application des peines, toujours en embuscade, quimurmurait sans cesse aucreuxdemonoreille:Tureprochaisauxadultesdenepastenirleurspromesses,maintenant…

Rêveuse,jequittailecanapéauralenti.Engourdieparlafatigue,jetitubai,meredressai,m’étirai longuement;quelquespaset jem’immobilisaidevantlabibliothèque. En une fraction de seconde, je repérai le titre :Le Petit Prince,même si j’enpossédais plusieurs exemplaires, j’éprouvais parfois le besoindem’assurer de leur présence. Jem’emparai d’un des exemplaires, le scrutai, lereniflaietsouris.Unsourireautonome,quifendlevisagecommel’éclaircisaillel’horizon, un sourire affranchi de raison extérieure mais pourtant sicompréhensible.J’étaisenvahied’unbonheurnostalgique.Mêmelesdivorcéessourient spontanément en revoyant leur vieille robe de mariée. Or, si lesmariagesratésnelaissentqu’unevolontéd’oubli,unbonlivrelaissetoujourslesouvenird’unebellerécolte,qu’onaenviederéitérer,sanscesse.

Relire,mieuxqu’uneanamnèse,unritueldélectable.Lesémotionssontdesfeuilles de thé saisies dans les strates du temps, il suffit d’irriguer lamémoirepour lesvoir sedéployer, vertes et enivrantes.Un jour, unbaiser, on salive etc’est inscrit. On salivera toujours à chaque baiser. Ce livre, c’était le premierlivre que j’avais acheté dans une librairie, avecmes propres deniers, quelquesannéesaprèslaterribledéceptioninfligéeàlaPetiteparl’oncledeFrance.Jemel’étaisoffertavecmonpremiersalaire,j’avaisexactementdouzeansetdemietdécouvrais une évidence qui nem’a plus jamais quittée : compter sur soi esttoujours plus fiable qu’une promesse. Seule la sueur fait fleurir les rêves,medisait mon grand-père. Aucune fée, aucune baguette magique ne récompensemieux que l’effort personnel.Quand on a le courage de transpirer, on peut sepasserdupèreNoël,cartravaillerpoursesrêves,c’ests’octroyerleprivilègededéclarerNoëlàn’importequelmomentdel’année.Absorbéedansmespensées,je feuilletais l’ouvrage ; un bon moment s’écoula, puis, je le remissoigneusementenplace.Certainsdiamantsneseportentpasautourducou,maisilluminentlecœuràvolonté.

Une certaine gaieté baignait mon visage, lorsque le téléphone retentit ànouveau.Dois-jerépondre?hésitai-je,àlapremièresonnerie.Sic’estencoreundémarcheur, je l’enverrai vendre des stérilets en Afrique, c’est un marché

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porteur, car, pour recouvrer entièrement leurs droits et prendre part audéveloppement,lesfemmesontintérêtàdemandermoinsàleurutérusetplusàleur cerveau. Deuxième sonnerie. Si c’est un démarcheur, plus sensible auxbénéficesimmédiatsdesonentreprisequ’ausortréservéauxfemmesàtraverslemonde, je l’enverrai vendre des pelles aux fossoyeurs en Syrie, avecl’hécatombe qui perdure là-bas à la barbe de l’ONU, ils sont certainement enrupture de stock. Troisième sonnerie. Si c’est un agent entêté, qui se croitefficace, parce que pourvu des ventouses d’une sangsue, il n’aura qu’à allervendreduselauxpaludiersbretonspourprouversontalent.Quatrièmesonnerie.Non, finalement, je préférai nepas répondre, jen’étaispasd’humeur à laisserquiconquepêchermesneuronesàl’épuisette.Silence.Ouf!

Une tisane de bissap, bien rouge, acidulée et légèrement sucrée, avec unsoupçonde vanille, voilà ce quenécessitaitmonmoral. J’allaism’enpréparerunequandlavoixsarcastiquedelaPetitemeparvint.

—Tunesaurasjamaisquic’était.Ledauphinfinit toujoursparsortirsonmuseaudel’eauetlabicheeffarouchéenepeutresterindéfinimentcachéedanssonbosquet!Tesouviens-tu?

—Oui, évidemment, jeme souviens !Mais, si c’était un pêcheur ou unchasseur,j’aibienfaitdelelaisserpasser.

—Mais tunesauraspasdequelcôté il sedirige,alors,quand tusortirasdesbois,sanssavoirdansquelledirectiont’enfuir,turisquesdelecroiser,nezànez.

— D’accord, l’ignorance est mortelle, mais toi, c’est la curiosité qui teperdra.S’ilestdangereuxderegardertroptard,nepaie-t-onpas,également, lerisqued’avoirvutroptôt?

—Peut-être !menargua-t-elle,mais,même si j’en ai les rétines brûlées,j’oseregarderfranchementcequ’ilyaàvoir.

—Bon,çasuffit,si,àtesyeux,jenesuisqu’unebicheeffarouchée,arrêtedemehérisserlepoil.Jevaismefaireunetisanedebissap,bienchaude,ceseratrèsbienpourmescordesvocales.

—Vas-y!ricanalachipie,tumedirass’ilt’enfautuneautre.—Uneautrequoi?—Ben,uneautrecorde.—Pourquoifaire?—Unebalançoire,parexemple,çapeutêtrereposant.—N’importequoi,pourunvrairepos,jepréfèrelamer,aveclesdauphins.—Ah,toiaussi!Moi,unefois,quandj’avaisseptouhuitans…

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—Ah, parce que tu as grandi depuis ? Je ne vois qu’une fillette, hautecommetroispommes,toujoursàmestrousses!lançai-je,revenantsurmespas.Allons,dis-moi,quelâgeas-tumaintenant?

—Peuimporte,fit-elle,catégorique.Toujoursest-ilqu’unjour,chezNkoto,m’étantbattueavecunefille,samère,lacoépousedeNkoto–unevachelaitièrequiétaittoujoursenceinteouentraind’allaiter–déboula,furieuse,ameutatoutlequartierdesavoixdebarytonetmedéversadessalvesd’injures:moi,lafilleillégitime,l’affrontdetoutelalignéedesJahanora,unefilleaunométranger,lafilled’unpassant,quiosaitvenirdérangerlesautresdansleurmaisonpaternelle.Devant les spectateurs, des voisins habitués à son cirque, qui n’osaient plusintervenirsouspeinedesubirsonire,ellescandaitsatiradeparlamêmephrase:Commentlafilled’unefille-mère,promiseauxenfers,pouvait-ellesepermettredeleverlamainsursafilleàelle,néedansleslienssacrésdumariage,sousletoitdesonpère?Vexée,Nkoto,enlarmes,m’attrapaet,devanttous,medonnaunemémorablecorrection,avantdemerenvoyer,fissa,chezmesgrands-parents.Dégage!Quelleplaie!Manaissanceavaitgâchésavie,dit-elle,etqu’elleauraitpréférémourir,cariln’yavaitpasassezdeplacesurterrepourelleetmoi,maprésenceluifaisaittrophonte.Alors,commemoijel’aimaisbien,jenevoulaisplus qu’elle ait honte à cause de moi, la solution m’apparut, évidente. Lelendemain,partieàlapêcheàSangomaravecmongrand-père,j’avaisattendulemomentquicaptait leplussonattention.Dèsqu’ilme tourna ledos,occupéàretirerlefiletdel’eau,jeplongeai.Ilm’avaitracontéuntrèsbeauconteoùlesdauphinssauvaient lesnaufragéset lesenfantsdontpersonnenevoulait.Alorsj’étaissûrequ’ilsviendraientmechercher,moiaussi,pourm’emmeneraveceux.

—Etalors?— Alors, mon grand-père a immédiatement plongé et m’a repêchée,

croyant que c’était un accident.Attention,Sounkoutounding, tum’as fait unetelle frayeur, répétait-il en me couvant des yeux, installe-toi bien, mon petitmatelot,surtout,faisbienattention,unmalheurestvitearrivé.Jeluidisquejen’étaispastombée,quej’avaisplongé,maisilnevoulaitpaslecroire.Pendantdesannées, chaque foisqu’il évoquait ce jour-là, il disait« l’accidentquim’afaitlepluspeurdansmavie,c’estquandtuestombée,àlapêche…»

—Ensuite?—Jet’aidittoutcequej’ensais,moi,jenesuisqu’unepetitefille,haute

comme trois pommes, comme tu dis. Après, c’est une affaire de grande fille,arrêtedefairetonautrucheetraconte-moilasuiteaveclegrand-père.

—Ehben,ilafalluquejeluirépète,vingtansplustard,quetuavaissauté

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exprès,etj’aidûluiracontercequis’étaitpassé,laveillechezNkoto,pourqu’ill’admette enfin. Ce fut une des rares fois où je l’ai vu pleurer et je regrettai,aussitôt,deluiavoirdonnétouteslesexplications,maisaprèstout,c’estbienluiquit’aélevéeenexigeanttoujoursdetoilavérité.

—Et,aujourd’hui,si l’enviemevenait,serais-tucapabledeplongeravecmoi?m’interrogealaPetite,toujoursenquiquineuse.

—Jenecroispas.Lejouroùilaenfincompris,legrand-pèreaconvoquélagrand-mèreettouslesdeuxm’ontditquejenelesdérangeaispas,quejenelesdérangerais jamais,car,eux, ilsvoulaientbiendemoi,chezeux.Ilsontditque,sijelesaimais,jedevaisleurpromettredetenir,toujourstenir,apprendreàavoir le piedmarin et ne plus jamais plonger à cause des autres.Et je leur aipromis.

—Alors,souviens-t’en,conseillalaPetite.Arrêtedetenoyer,àramerplusquetonsoufflen’autorise.Tantpis,sil’adultequetuesneressemblepasàcellequ’onvoudraitquetusois.L’essentiel,c’estd’arriveràpoursuivrelanavigation.

Lorsqu’ellenememarchaitpasdanslestalons,qu’ellenemeclouaitpasausol,laPetitesavaitm’aideràredresserlabarre.Sanselle,Marie-Odilen’auraitjamaispumerencontrer,encoremoinsm’inviteràdîner.

Matisanedebissapenfinservie, jemedélectais,pendantquemonesprit,soudainallégé,voltigeaitauloin.Unegorgée:unevaliseseposeàl’aéroportdeStrasbourg-Entzheim.Derrièremoi,lacathédraleporteunerobedemariée,dontla traîne remplit l’autoroute et ralentit le taxi. Brrr. Oups, madame, votreécharpe ! Oh, merci, monsieur. Battements de cils : voici Roissy-Charles-de-Gaulle, une miniature du monde. Tous les rêves passent à la caisse. Pour lanostalgie,pasdeduty free, quoiqu’on fasse, onpaiepleinpot.Hop,vite, unecorrespondance.Encoreunegorgéedemonélixir.Hum !À la température, jereconnais le tarmacdeDakar.Salamaleycoum !AnaThiof yi?Bonjour !Oùsont les thiofs ?Demandons aux dames.Avec leurs pièges à cœur, thiouraye,némalis, l’encens,lespetitspagnesérotiques,bëthiosetlesceinturesdeperles,binbines,lesfemmessontlà,laborieusesmaisattachéesàleurélégance!Rondesetgracieusesdryankésoufrêlestaillesdeguêpe,toutescoquettes,l’œilloquace,toujourssouriantes,waaw,dilamsalnag!Ellessontlà,fines,félinesetbellesàvousrendreleviagrainutile.Leursnuitsnerassasientpas,ellesdonnentencoreplus faim. Le marché Sandaga propose tout ce qu’il faut pour un succulentthiéboudjène,mespapilles réclamentdu sikat, du couscousdemil aupoisson.Encore une gorgée de bissap. Donnez-moi du sikat,wôye sikat ! Hey, manéthiéré!Volplané,jefonceverslaPetiteCôte.JesurvoleMbour,lesfumoirsde

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poisson jettent au ciel desvoiles noirs, qui n’aveugleront pasplusDieu sur lesortdessardinesetdeshumbleshabitants.Encoreunbattementd’ailes,dulycéeDemba Diop monte encore la voix de mon prof de maths : Mademoisellemachin,tuesnulle!Réveille-toi!TuesensérieA3,lesmaths,c’estcoefficient3!Sanslesmaths,tun’aurasjamaistonbac!Quelmenteur!Merci,professeur,tum’asmontréqu’avancer,c’esttrouverdequoiremplirlescanyons.Aucundetesprofsne t’avaitdoncapprisàdirepeut-être,quiest toujoursplus sagequejamais.Socrate,luiaumoins,savaitquetoutcequ’ilsavaitc’estqu’ilnesavaitrien.Àtire-d’aile, jecontinue,cherche,scrutel’horizon.Voiciuneéglise,c’estpeut-êtrecelledeNianing,Théophile, toiquiaimesDieu,est-ilvraiqu’ilaimeles Hommes ? Alors pourquoi… ? Dis-moi pourquoi rien ne se passe jamaisexactement comme on l’imagine ? Bonjour Joal ! L’esprit de Senghor merépond,jem’arrêteletempsd’unerévérence,illevautbien.Nousmangeonsdusikatensemble,puisjefonce, traverseSambadia,àDjifère,Sambouestdéjàlàavecsapirogue.SongrandfrèreBaba,aussi,avecsonsourirequisoignelemalde vivre. Nous embarquons avec nous une poignée de passagers, directionNiodior.Sambou,lecapitaine,estsvelte,mais,malgrésasilhouettelongiligne,ildégage une force qui ferait passer Mike Tyson pour une fillette. La mer estagitée, aumilieude la traversée, j’ai la peurd’une insulaire envaséedansunechoucroute alsacienne, oubliant le culot que j’avais quand j’affrontais l’océanAtlantique, à la pêche, avec mon grand-père. Mais, sûr de ses manœuvres,Sambougarde le sourire, soncalmedompte lesvagues, lapirogue luiobéit etfilevers lescocotiersqui,déjà, jettentunœilversnous.Notre jeunecapitainemerassurecommeonrassuresapetitesœur.Filsdemarin, lamerestàlafoissongagne-painetsonterraindejeu,c’estsonhamac,c’estlàqu’ilestheureuxetson bonheur est contagieux. Baba ajuste une bâche pour m’éviter leséclaboussuresetmetientlamain.Sambouconfieuninstantlegouvernailàuncopain et vient voir de plus près, puis ajuste encore la bâche. Je les regarde.Échangedesourires, je leurdis :Siunhommemerassureautantquevous, jeseraicapabledelesuivrejusqu’enPapouasie!Ilsrigolent,toujoursamusésparleursaltimbanquederetour,et,presqueenchœur, ilsmedisent :Mais,Nkoto,c’esttoiquinousrassures!Desgouttesd’eau,quineprovenaientpasdelamer,humectèrentmesyeux,jecomprisquej’étaischezmoi.Onestchezsoiquandlaconsolation se fait réciproque. Nous accostons au wharf de Sindiala, où nousattendunfandeMaldini,legrandfrèredeBabaetSambou.Salutations,regards,sourires,brèvesaccolades,toujourscettepudeurquimodèrenoseffusions.Lesfillessontàlamaison,medit-il,etjepensaiausupersikataupoissonqu’elles

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m’avaientpromisautéléphone.Grandesœur,Nkotodetous,mevoiciaccueilliedéjà comme la matriarche qui remplace la grand-mère. Aurais-je les épaulesaussi larges et solides que les siennes ? La joie dema troupeme réconforte.Encoreunegorgéedebissap.Lecœurdansant,jefonçaisversmamaisonsurladunedeMbélala,quand,àStrasbourg,lasonneriedutéléphoneperforamabulleànouveauetm’éjectademarêverie. Ilest tempsdeprendreunbilletd’avion,commentai-jeenallantdécrocher,mesenfants,ceuxdefeueNkoto,magrandesœur,m’attendent.Ilsenvoientlespangoolmeledire.Cettefois,jen’hésitaipasuneseulesecondeàrépondre,sansmêmeprendreletempsderegardersil’écranaffichait un nom. D’après ma pensée magique, ce devait être un appel duSénégal.

—Allô!—Oui,bonjourSalie,c’estMarie-Odile!Tuvasbien?—Mouais,ettoi,commentçava?—Bien,bien. Jevoulais juste teprévenirpource soir :mabelle-sœuret

sonmaridînentavecnous;tunelesconnaispas,eux,cen’étaitpasprévu,maisbon, c’est la façon d’agir dema belle-sœur…Enfin.Comme je te l’avais dit,Sylvianeseraégalementdesnôtres.D’ailleurs,j’étaischezellecematin,pourlasophrologie, jecroisquesaméthodepourrait tefairedubien,parrapportàtesinsomnies.Ah,j’allaisoublier!MacopinedeCourtevue,elleaussi,seralà,avecsonami,unanciencollèguedemonmari.

—Ahbon!—Oui,maiselle,tul’asdéjàvue.—Jenesaispas,jenemesouvienspas.—Si,si.Unjour,j’étaisavecelle,noust’avionscroisée,jenesaisplusoù,

mais j’en suis sûre. Elle sera ravie de te revoir, et nous aussi, ça va être trèssympa, tu verras. Eh bien, à tout à l’heure ! Je suis certaine que tu lareconnaîtras.

—Bon,situledis,concédai-je,àtoutàl’heure.Ayant raccroché, je chuchotai pour moi-même.Reconnaître, je n’en sais

rien,moi,peut-être.Enfin,onverrabien.Ilétaitplusquetempsdepenseràlatoilette du soir. Je comparai plusieurs tenues, en essayai quelques-unes, puisprocédai par élimination. Ce pantalon ? Un peu trop moulant, des regardsmalicieux s’abattraient sur des points de tension que je n’avais aucunmoyend’escamoter. Surtout avec cette cambrure volée à Nkoto, qui dit prends-moiquand jepensearrêtedemater,unvraiattentatà lapudeur.Cette jupe?Jolie,maisunpeutropcoquinepourquinesesentaitpasd’humeurCrazyHorse.Cette

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petiterobeévaséeàfleurs?Pasmalpourruseravecunechaleurd’été,maiselledonne une petite allure de nonne repentie. Allez, une autre petite robe, noirecelle-là, pas trop près du corps, avec un beau décolleté, car je ne voulais rienrenierdemaféminité;maisundécolletéassezraisonnablepournepasparaîtreaguicheuse.Quandonestcélibataire,invitéeaumilieudebonnesdamesdûmentaccompagnées,ilfautprendrequelquesprécautions.Jenevoudraispasavoirlabouche rouge, sans avoir bouffer les tomates.On est si vite accusé de casser,d’unsimpleregard,unattelagequidéjànetenaitplus.Tantdebonnesfemmes,accrochéesaubrasdeleurmoyendesurvie,pensentquetoutes lescélibatairessontaffamées,aupointdesejetersurn’importequellecarcasse.Pourtant,mêmeassoiffé, onpeutdédaigner certainsmarigotsoù stagnentdes crocodiles, parcequ’aspirant simplement à d’autres eaux. Allez, c’était décidé, la petite robenoire,ellefaisaitunpeufindeveuvage,maisétaittoutesobre,lemeilleurcritèrepour l’occasion. De toute manière, l’élégance est dans la retenue. Une belleécharpemauve,d’unematièredélicate,agrémenteraitletout.

Reconnaître…,merépétai-je.Unerue,unport,untableau,unemélodieouunparfum,pourquoipas ?Mais reconnaîtrequelqu’un, ceprocessus réitératif,censéattesterlapérennitédessouvenirsetdeslienssupposés, tientàsipeudechose:unecourterencontresuffitpourlancerlamécanique.Etsionpensaitàautrechoseaumêmemoment?Reconnaître,onpeutconjuguerceverbecommeon veut et le compléter à sa guise, il aura toujours quelque chose à voir avecl’endettement. Toute reconnaissance engage, car, chaque fois que vousreconnaissezquelqu’unouquelquechose,celalégitimedesattentesetvousmetdansl’obligationd’adopterl’attitudeidoine.

C’est sans doute pourquoi Tonton tyran en voulait tant au lutteur, carl’artistem’avaitbeletbienreconnuedesonpleingré,dèsmanaissance,maisnes’étaitpluspréoccupénidemesbesoinsnidemondevenir.Alors, toutcequemesgrands-parents faisaientpourmoi,Tonton tyran leconsidérait commeunedette exponentielle que le lutteur devait à ma famille maternelle et, pluslargement,unedettedesa lignéeKhalé-KhaléàcelledesJahanora.Commeledébiteurn’étaitjamaisvenueffacersonardoise,lefaitquejepuissegagnermavie, aujourd’hui, et lui apportermon aide, sans rancune, est considéré par lesloupscommel’ultimescandale,quand,moi,jesuisseulementraviedetrouver,nonpasunpère,c’esttroptard,maisunesorted’amiquej’apprendsàdécouvrir.Inouïpourundresseurdevoir sonânessedéterminer, seule, ladirectionde sacourse!Étantsapropriété,jesuissupposéelelaisserdéciderdemonexistenceet de qui en tire bénéfice, sans quoimes choix sont forcément erronés, voire

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coupables. Quand je donne quelque chose à Niodior à quelqu’un, pour leshabitantsoupourlelutteurlorsqu’ilvientmevoir,Tontontyranvoitrouge,ditque j’achète lesgens,quecen’estquede la stupidevanité.Or, jepenseavoirassez trimé dans ma vie pour donner avec lucidité, à bon escient. Mais larhétorique ne varie pas : Comment donc, leur fardeau de fille illégitime, leurchose dont personne ne voulait, qui semet à faire la généreuse pour le tout-venant ! suffoquent les dresseurs de l’âne récalcitrant.D’ailleurs,même si lesgensnevoulaientpasdemoiavant, j’aimeraisbienquecelachange,avantmamort.Tonton tyranoublieque, sipersonnenevoulaitdemoi, luinonplus, et,d’ailleurs, ilyenabeaucoupqui,mêmes’ilsnevoulaientpasdemoi, euxaumoins,nem’ontpasautantmalmenéequelui.Lelutteur,parexemple,endehorsdel’absenced’unpère,évidemmentterriblepourn’importequelenfant,jen’aipasautrechoseàluireprocher.Mêmes’ilfuttotalementirresponsable,lepeudefois où je l’ai vu, j’ai été marquée par sa gentillesse et nos échangesd’aujourd’hui confirment sa douceur. L’argent n’achète de la délicatesse àpersonne, c’est sa nature, il a toujours été artiste, avec cette liberté presqueinsouciante, qui marginalise ceux qui n’ont pas assez de haine en eux pourcultiverlesacrimonies.Plusjeledécouvre,plusjemedisquejetienscertaineschosesdelui,aumoinscerefusviscéraldessituationsconflictuelles.C’est,envérité,cequil’aéloignédeNkotoetdesloupsquilacernaient,c’estaussicequim’a toujours donné des ailes pour quitter mes grands-parents, malgré leurimmenseamour,et fuir l’angoissepermanentequ’onmefaisaitvivredans leurentourage.Unjour,Tontontyran,quejenevoyaismêmeplus,secrutmalindenarguer le lutteur, qu’il avait croisé à Dakar : Tu vois, ta fille s’en sort bienmaintenant,maistun’aurasriend’elle,tun’asrienfaitpourelle,ellenetedoitrien!Commesijeluidevaisplusàlui!Alorsquejen’aijamaisreçudesapartrienquemonlabeurdedomestiquesoussontoitn’auraitpuracheter,puisqu’ilm’utilisaitgratuitement,quandlesfamillesétrangèresmerémunéraient.Depuismesdouzeansetdemi,monpremierétédebonneàtoutfaireenGambie–où,àcetteépoquedesdaddycama, jevidaismêmelestinettesrudimentairesdemespatrons–tantd’autressuivirentauSénégal, jusqu’aubac.Ilétaitaucourantetne bougeait pas le petit doigt. Au moment où il dégoisait son illégitimevengeance, il ignoraitquele lutteuretmoiavionsrenouélecontactdepuisdesannées.L’invectivé, pas du tout étonné par une telle provocation, rigola et luidit:Mafilleestformidable,nitoinimoinelaméritons,ellemefaitl’honneurdemevoirquandellevientaupaysetfaitpourmoideschosesquejen’auraisjamaisimaginéesdesapart,ellen’ayantaucunedettemoraleàmonégard!Le

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lutteur,lui,aumoins,al’honnêtetédereconnaîtreavoirmanquéàsondevoirdepère et se contentede l’attentionqu’onveutbien lui accorder, sans s’avilir enstupides revendications.C’est bien grâce à nous si elle est devenue ce qu’elleest, avait continué à l’accabler Tonton tyran, nous l’avons protégée, jusqu’àmaintenant, avait-il oséajouter, sansdouteparceque jen’étaispas làpour luifaire avaler son orgueilmal placé. Car, comment pouvait-il prétendrem’avoirprotégée,quandj’aipassémonadolescenceàbourlingueràtraversleSénégaletlaGambie,enquêtedepitance,à faire labêtedesommedansd’innombrablesfoyers bien moins nantis que le sien, pour gagner de quoi survivre dans leschambrespourriesque j’occupaispourmesétudes?Direqu’ilm’aprotégée !Avait-ildoncsciemmentoubliécommentilm’avaitlâchementabandonnéeàmadétresse,alorsque j’étaiscollégienneàFoundiougne,âgéeseulementde treizeans?Ilyétaitvenupoursontravail.Unjour,ayantétévictimed’unetentativedeviol, laveille,dansmafamilled’accueil, jem’étaisprécipitée, tôt lematin,chercher secours auprès de lui.Comme ce n’était pas la première tentative, lacrainte de la récidivem’avait poussée à solliciter son aide, espérant qu’il iraitmorigéner lecoupable,m’extrairedecette familleetme trouver fissaunautrehébergement.Mais à peine avais-je entamé mon récit qu’il me colla les plusretentissantesbaffesdetoutemavie,puisdescoupsdebotte,mereprochantden’être qu’une sale menteuse, une hypocrite qui venait ternir l’image de meshôtesauprèsdelui.Culbutéeparsesférocescoupsdepied,m’écroulantsoussesgifleschaquefoisquejemerelevais,jequittailacourenrampant.Poussiéreuseet couverte d’égratignures, jeme rendis au collège, le nez pissant le sang, leslèvreset lesarcadessourcilièresenfléescommedesbeignetsdemil.Ilm’avaittraitéepirequeceluiquiavaitessayédemevioler.Àl’époque,jemecouchaistoujours avec un short en jean en dessous de mon pagne, et mon agresseur,malgré sa débauche de violence, n’avait pas réussi à satisfaire sa prédatricelibido.Cettemanière de porter un short en jean sousmes vêtements, avec uncordon fermement attaché à la ceinture, c’était une idée de ma grand-mère,quandjepartaissijeune,etcelam’asauvéeplusieursfois,dansd’autresfamillesd’accueil ou dans des maisons où j’étais employée pendant l’été. Après cettehistoiredeFoundiougne,jen’aiplusjamaiseuconfianceenTontontyran.Sonaileautoritairemeprivaitdemapartd’oxygènemaisnemeprotégeaitderien.En2001,alorsqu’iltentaitdem’imposerunrapprochement,encouragéeparmagrand-mère, je me dis qu’il fallait vider le passif, essayer de repartir sur demeilleures bases. Aussi, lors d’une discussion téléphonique, croyant que nouspourrions enfin parler en adultes responsables, j’évoquai le sujet, espérant un

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regret, une consolation, qui, même tardive, est toujours bienvenue. Nouvelledéception:Tun’esqu’unementeuse!Etpuis,jenesuispastonexutoire,c’estlepassé,tunem’emmerdesplusjamaisavecça!hurla-t-il,avantdem’insultercopieusement.Aveclui, ilfauttoujoursfairecommesiderienn’étaitetavalerlesgodillotsqu’ilvousenfoncedanslagorge,sansclaquerlalangue.Lecoupdefil dura environ une heure, où il ne fit que m’agonir, je l’écoutaisrespectueusement,puis,sansmelaisserm’exprimerdavantage, ilmeraccrochaaunez.Jepeuxtebannir,sansmoituneserasrien!répéta-t-il.Lepeudetempsoùj’avaispuplacerquelquesmots,jeluiavaisdittrèscalmement:Tonton,tunem’entendrasplusjamais,tupeuxdoncvivretranquille,c’estmagrand-mèrequitenaitàcequenousayonsunsemblantderelation,mais,moi,jen’enpeuxplusetjen’enveuxpluspourlerestedemavie.Certainsneveuxdesafemme,quiétaientchezluietquiontassistéàsacolère,ensontencorehorrifiés,puisqu’ilsenontmêmeparléàNiodior.AmeraprèsnotrecoupdefiletsarencontreaveclelutteuràDakar,Tontontyran,depassageàNiodior,ditàmagrand-mèrequej’étaisunehypocritecachottière.Ladoyenneluitinttête,luiaffirmaquec’étaitparfaitement normal que je veuilleme rapprocher enfin de celui dont je portetoutdemêmelenom.J’étaisenvacancesauvillage,aumêmemoment,auboutd’une semaine, Tonton tyran repartit, sans m’avoir adressé la parole. J’enremerciai le ciel, jen’avais loupéquedes tombereauxd’injures.Maisn’est-cepaslégitime,mêmepouruneenfantillégitime,devouloirmieuxconnaîtreceluiàquiondoitlamoitiédesesgènes?Tontontyranpourra-t-ilreconnaîtreunjourla situation cornélienne qui a été la mienne, depuis que je suis née, toujoursdéchiréeentredeuxfamilles,entredeuxbrasdemer,entredeuxloyautés,entremesdésirsetlavolontédesadultes?

Tonton tyran revendique, aujourd’hui, une reconnaissance que je ne peuxluiaccorder.L’idéequ’iladesaplacedansmavieétantentotalecontradictionavec ce que je retiens de lui, l’adoration qu’il exige de ma part seraitparfaitement illégitime. Sauf à considérer que ce que ses parents ont fait pourmoi était amputé à son héritage, je ne lui dois que de l’inquiétude. À bien yregarder,reconnaîtreundélitestplusévidentquereconnaîtreunêtrehumainousespropreserreurs.Jen’aimepasceverbe,ilatoujoursquelquechosed’unaveuextorquéetvasouventdepaireavec lanégation.Car, sinepas reconnaîtreundélit peut sauver, ne pas reconnaître un être humain peut le détruire ouempoisonnersavie.

Si je reconnaissais la Courtevue, à quoi cela m’engagerait-il ? Déjà, jedevraisêtretrèsattentive,enarrivant,afind’éviterdelaconfondreaveclabelle-

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sœurdeMarie-Odile.Maiscommentallais-jefaire?Nepasprononcerdenomtropvite serait judicieux, carune confusionme ridiculiserait tout envexant ladamedeCourtevue,quisedisaitraviedemerevoir.Jelareconnaîtrais,maisoui,jelareconnaîtrais,metranquillisai-je,mêmesijesavaismescapacitéslimitéesen matière de géographie sociale. Tant de visages, tant de noms à retenir et,souvent, pour si peude choses partagées ensemble.Tuneme reconnaispas?s’écrient certains, indignés, comme si l’on avait une raison supérieure de leuroctroyer une place particulière dans un cerveau où des milliers d’opérationsnécessairesànotresurviepeinentàtenir.Onn’estdéjàpassûrdesavoirquionest, alors quelle certitude croit-on tenir en consignant des noms dans unregistre?

Après avoir sorti la petite robe noire sélectionnée, jememis à cirermeschaussures. Je brossais, briquais, frictionnais. Le battement discontinu demespaupières rythmait lesmouvements demes bras, qui n’étaient pas les seuls às’agiter.Quelquechosebouillonnaitenmoietmenaçaitdesoulevermoncrâne.De toutes mes forces je frottais, m’acharnais sur mes escarpins, comme pourlisserlesvaguesdepenséesquimesubmergeaientetravageaienttout.

—Etcommentlareconnaîtras-tu?s’enquitlaPetite,envraitisonnier.—Jen’en sais rienmoi !Qu’on la coiffed’unbonnet phrygienpourme

faciliterlatâche!Bonsangdebondieudesaletésdechaussures!Marredececirage à la noix qui colle partout ! Et ce bout de talon qui s’écaille ! Allez,basta!

—Faisdoucement,tuvastecasserunongle!miaulalaPetite,moqueuse.Avectouteslesmanucuresquetutepaies,çaaussi,c’estpourjoueràlagrandefille. Eh bien, tu pourras les montrer, ce soir, tes jolis ongles ! Marie-Odile,l’esthéticienne,lestrouveraparfaits!persifla-t-elle.

Jemelaissaichoirsurleparquet,exténuée,scrutantuninstantlachaussureendommagée,jerâlaiderechef.

— Ras-le-bol ! Que je fasse doucement ou pas, il y a toujours uneégratignuremalplacée.Onbrique,onlisse,rienn’yfait.Mêmenoschaussuresontdescicatricesimpossiblesàmasquer.Etl’onvoudraitquenouscamouflionslesnôtres!Personnenedemandeauxgueulescasséesd’êtredesmiss!Personnenedemandeauxculs-de-jattedetraverserlarueencourant!Etl’onnousimposelestravauxd’Hercule,sansnousdonnersaforce!

Une petite fringale me souleva et me conduisit à la cuisine. Pain decampagne, beurre demi-sel, un menu convenable à toute heure. Les tartinesprêtes, je me ravisai et ravalai ma salive. Maintenant que j’avais signé mon

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décret intime,que jem’étais résolueàme rendreàcedîner, jedevaisprendretouteslesdispositionsnécessaires.Arriverleventrevideenétaitune,afind’êtrecapabled’ingérer,sanstropdedifficulté,laquantitédenourrituresuffisantepourrassurerlamaîtressedemaisonquantàsesqualitésculinaires.Cettestratégiemepermettrait également de retarder l’instant où je devrais tout vomir, car jevomiraisjusqu’àlapremièrefeuilledesalade,dèsmonretour.Cemomentdelapurge, je ne le voulais pas, ne le provoquais pas, j’en souffraismême,mais ils’imposait àmoi, aussi brutal qu’une crise d’épilepsie, au retour des repas audomicile des autres. Alors je le gérais du mieux que je pouvais. Comme lesincontinents urinaires, c’était à l’instant où je franchissais le seuil de monappartementquelanausée,habilementrefrénéetoutelasoirée,rompaitenfinsesdiguesetm’obligeaitàgravir,quatreàquatre, lesmarches.Àgenouxdans lestoilettes,jepayaissontributàlaviesociale.Si,pourbeaucoup,uneinvitationàdînerestlapromessed’unplaisirgastronomique,pourmoicen’estsouventqueleprésaged’uneformeparticulièredegastro-entérite.

—Foutu dîner ! lançai-je, revenant au salon sansmes tartines. Pourquoiexigerdequelqu’unqu’il segave,quand lavieplantedes troncsd’arbredansl’estomac?Mange!Mange!disent lesgens,conscientsde leurgénérosité,etl’invités’étouffed’unegratitudedecirconstance.Dessaynètesquiferaientrire,sil’onn’yperdaitpassabonnehumeur.Lagentillesseestparfoisabsentelàoùl’onlarevendique.Mange,mange,montre-moicombientum’aimes,combientuesreconnaissant!Ras-le-bolde l’extorsiondesentiments!Sans liberté,aucunamourn’estsupportable.

À 19 h 00, malgré l’épuisement, j’étais habillée, maquillée et mêmelégèrement aspergée de Pleasures, un parfumqui sentait la pointe d’ironie, auregard de ma journée. Sac en main, je tournai en rond, vérifiant tout ce quipouvait me retarder encore quelques minutes, avant de trouver le courage desortir.

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XXIV

Danslarue,jemarchaiscommemarchentceuxquineveulentpasarriveràdestination. Bifurquant au hasard, je regardais les promeneurs et les gensagglutinésaux terrassesdescafés.Certains sirotaientundernierverre,préludeauxsavoureuxdînersmitonnésdansquelquerestaurantducoin.J’auraisvoulum’arrêter,boireunjusdefruitfrais,dégusterunesaladepérigourdine,savourerune tarteauxpommes tièdeavecunebouledeglacevanille, conclureavecunbon expresso et m’en retourner chez moi, sans craindre la nausée. Maisj’avançais,résignée,pendantquemonimaginationmejouaitdestours,alternantlavisiondemesmetspréférésetlesscènesconcrètesdel’effervescenceurbaine.Soudain,jetressaillis:déjà,lespremierssignesdelanauséesemanifestaient.Jeme ressaisis, appuyant plus fermement mes pas au sol, comme on plante desrivets.Toutenmarchant,j’ouvrismonsac,prisunchewing-gum,quejememisàmâchernerveusement.Pendantuninstant,jemeconcentraisurlarésonancedemes talons,désireused’escamotermonhoquet.Lepavéclaquaitsousmespas,mesmâchoires subissaientune cadencede robot,mais lebourdonnementd’unmarteau-piqueur n’aurait pas suffi à étouffer la clameur dont je souhaitaismedétourner:àl’étroitdansmaboîtecrânienne,unpetitdiablecognait,culbutait,discourait.Jenesavaisplussic’étaitlaPetitequisedéchaînaitensingeantmonexpressionousic’étaitmoiquiimitaislesrévoltesdelaPetitepourexprimerlamienne.

—Qu’onmeserve,jesuisprête!Monventren’estpasunventre,c’estlacale d’un bateau fait pour supporter la houle.Qu’onme serve, je suis prête !Monventren’estpasunventre,c’estl’outred’unbergerpeuhl,quisetendsouslepoidsdulaitsansjamaissefendre.Qu’onmeserveencore!Monventren’estpasunventre,c’estunepeau tannée,couvertedecendres,quidanse laforlanepourattiserlesbraisesd’uneforgemystérieuse.Servez-moi!Etsurtout,n’ôtezpaslefeudelacuisson!Jesuislaforgeardenteoùprendcorpslafillequevousvoulezque je sois.Servez-moi ! Jevaisbouffer jusqu’à ladernière tranchedevotre volonté. Le courage, ce n’est pas le fait de supporter, mais d’arriver àaccepter la raisonpour laquelleon supporte.Lesenfants finissent toujoursparaccepterlessuppositoires,puisquec’estpourleurbien.Servez-moi!Unelouche

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d’amour, une darne de tyrannie, je vais tout gober, si c’est là le prix de votreamitié.Servez-moi !Cesoir, jeporte lapansedupython royal, jepeuxavalerunegazelle etmettre des semaines à la digérer, sansgeindre.Qu’onme serveencore!Etsijen’étouffepasàvotretable,monfoietiendrajusqu’àNoëletjevous l’offrirai pour épargner un canard.Servez-moi !Tout le plaisir sera pourvous. S’il s’agissait dumien, j’aurais préféré la simplicité d’un restaurant auxconvenancesasphyxiantesdevotredemeure.Servez-moi !Et sivousm’aimezvraiment, servez-moi, jusqu’à ce que mort s’ensuive, afin de m’épargner lecalvaire d’un prochain dîner chez vous. Alors, servez-vous ! Je suis la dindefarcie devosdésirs !Servez-vous !Mon cœur,mon foie,ma joie,ma liberté,preneztout!Jenegarderien,mêmepasleregretd’avoiracceptévotredîner.

Dèsquelepetitmonstrecessadefulminer,jem’arrêtaidevantunevitrine,laissantcourirunregardsurlesmarchandisesexposées,sansvraimentlesvoir.Monespritavaitprisdel’avancesurmespasetsepréfiguraitdéjàlasoirée.

Àtable,lamaîtressedemaison,quiignoraittoutdecemonologuedupetitdiable,serviraitcopieusement,insisteraitetserviraitencore.Ladameneligotaitpas,nefouettaitpersonne,c’étaitsonsourireexpressifetlesdoucesinjonctionsdesonépouxquiannihilaienttouterésistance.Jemedisaisquejeseraimalvuede toute façon : refuserobstinément laportionsupplémentairemeferaitpasserpourunepoupéesuperficielle,préférantbafouerlagénérositédeseshôtespourpréserver sa ligne. M’incliner et tout engloutir stoïquement me feraitinversement passer pour une incarnation de Gargantua, une gloutonne sansmanières. J’imaginais lesdiscussionsdu lendemain,où l’onnemanqueraitpasdedaubersurmoncoupdefourchette.Onneditriend’unbonhommecapabled’ingurgiter des montagnes de nourriture, mais on se formalise souventlorsqu’unedamemontreunsolideappétit.Alors,ledéfautqu’onmecollerait,jepréférai le choisir moi-même : lorsque je jugerai utile de fixer ma limite, jemettraimamaindevantmonassiettepoursignifierclairementàlacuisinièrequeje ne souhaite pasme lancer dans unenouvelle versiondeLaGrandeBouffe.«Merci.Nonvraiment,merci.Merci, j’enaiassez»dirai-je,courtoise,faisantuneffortsurhumain,afindenepas laissersortir lepetitdiablequi trépigneraitdanssaboîteenhurlant.

— Lâche-moi, ça suffit, espèce de tortionnaire ! Il y a tant de façonsd’assassiner:unedague,unecorde,unflingue,unmotaffûtédehaineoubienuneinnocenteassiette,dissimuléesousunecouched’amourpourmieuxoccire.Lesmortslentessontlesplusdouloureuses,dit-on.Nemegavezpas,flinguez-moi!

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Croisantmon regard sur la vitrine, j’eus un rictus.Dégoûtée parmon airéprouvé, je tournai mon attention ailleurs, pendant un court instant, puisreconsidérai mon reflet : quelque chose de ce visage me semblait totalementétranger.Quepourraientbieny liremeshôtes?Certainementpas la jubilationd’uneinvitéequiauraitattenduleurdînerdansl’impatience.Mais,comblésparleurvolontéexaucée,sansdouteminauderaient-ils,hypocrites:Ah,tuasbonnemine, Salie, tu es ravissante ! Et comment répondre à quelqu’un qui vouscomplimente,quandsespropresyeuxlecontredisent?Remercier,danscescas-là, signe une complicité dans le mensonge. Pourtant, contraint par lesapparences, on ne peut que s’incliner, telle une Amazone désarmée. Lacourtoisie tient parfois de la pratique sadomasochiste, le plaisir érotique enmoins.Hélas !Difficilede survivre à toute cetteviolencehorsdes champsdebataille. Parfois, hissant des drapeaux blancs entre nos lèvres, nous ne faisonsque couvrir les petites laideurs des relations humaines. On songe si peu à ladimension perverse latente dans certaines actions altruistes. La posture dubienfaiteur, lorsqu’elle n’est pas accompagnée d’une conscience qui relativisenotreimportancedansledestind’autrui,seconfondtrèsviteavecl’emprisedudespote.Ilfaudraitpouvoirsedireenpermanence:Jeparticipe,àmahauteur,àlaviedesautres,uneviequ’ilsauraientmenée,detoutefaçon,avecousansmoi.Ainsi, le don serait plus léger pour son bénéficiaire et grandirait mieux sonauteur,carceuxquitiennentl’amourenlaisserègnentsurunmoindreterrainqueceuxquilelaissentcroîtreentouteliberté.Ilesttoujoursplusaisé,plussainetplusvalorisantd’embrasserunebellequi s’offre librement ;unevéritéque lesvioleurs finissent par comprendre quand ils se heurtent aux barreaux de leurdésirunilatéral.Danslecommercedeshumanités, toutevolontés’exerçantauxdépensd’uneautrepratiqueunactedeprédation.Ilyadesmanièresdenourrirl’amitié qui s’apparentent à la pêche au harpon. Remplir l’autre, sans tenircomptedesesenvies,c’estparfoisunemanièred’occupersonêtretoutentier,delepréempter.

Devant la boutique où je m’étais arrêtée, je consultai furtivement montéléphone portable pourme faire une idée de l’heure. Il était déjà 19 h 25 et,mêmesijen’étaisplusqu’àquelquesencabluresdelamaisondeMarie-Odile,ildevenaiturgentdeforcerlepas.Jelançaiundernierregardàmonreflet,passaiunemainravaudeusedansmescheveux,ajustaimonécharpe,prêteàpoursuivremon chemin.Mais, à cet instant précis, une vive douleur dans la poitrinemecoupalesouffle.Jevacillai,appuyailesdeuxmainssurlavitrine,maisuneforceirrésistiblem’attiraausol.Ma tête,une toupie,pasassez rapidepoursuivre la

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rotation accélérée de la Terre. Les pieds au sec, j’avais le mal de mer. Unimpitoyablerouetagitaittoutcequientraitdansmonchampdevision.Jefermailesyeux,serrailespoingssifortqu’untremblementmeparcourutdelatêteauxpieds.Jem’écroulai.

— Madame, ça ne va pas ? Madame, vous m’entendez ? répétait unepassantequis’étaitaussitôtpenchéesurmoi.

Jepercevaissavoixcommedansunrêve.Voyantquejeneréagissaispas,lasecouristeprovidentiellecriaà l’intentiondesquelquescurieuxqui s’étaientrapprochés.

—Appelezlespompiers!Vite,uneambulance!Dans le véhicule qui se dirigeait vers l’hôpital, un homme me tenait la

main,tapotaitmesjouesettentaitvainementdesefaireentendre,malgrélebruitdelasirène.Jel’entendaisdeloin,toujourscommedansunrêve,maistantquejeneréagissaispas,ilinsistait,pleindesollicitude.

— Madame ? Ouvrez les yeux ! Madame, restez avec nous. Vousm’entendez?Ouvrezlesyeux…

Maisjegardaislespaupièrescloses.Dansmavision,untrounoir,avecdesspirales lumineuses, tournoyait devant moi et j’avais l’impression que sij’ouvraislesyeux,j’allaistomberdedans.Plustard,lorsquejerouvrisenfinlesyeux,dansunechambreauxmursblancimmaculé,jebondissurlelit,enbicheapeurée.Jemecroyaisencoredevantlavitrineetnecomprenaispaspourquoinicomment je m’étais retrouvée là. Tout en me défendant contre l’armée deblousesblanchesquis’affairaitautourdemoi,j’interrogeaiàbrûle-pourpoint:

— Mais que me faites-vous ? Laissez-moi ! Mais que se passe-t-il ?Pourquoisuis-jeici?

—Nevousinquiétezpas,madame,rassurauneféedeslieux.L’homme,quisemblaitêtrelemédecin,desserrasontensiomètreetjerepris

possessiondemonbras.Devantmaminetourmentée,uneinfirmières’assitsurlereborddulit,mesaisitlamainetmeracontal’étapedemapropreviequejevenais demanquer. Puis lemédecin d’enchaîner les questions pendant qu’uneautreinfirmière,deboutfaceaulit,notaitlesréponses.

—Avez-vousunproblèmeparticulierdesanté?—Non.—Êtes-voussoustraitementmédicamenteux?—Non,puisquejevousdisquejenesuispasmalade.—Pasdeproblèmesdedrogue?—Maisnon!

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—Undébutdegrossesse?—Non.—Enêtes-voussûre?—Oui.—Sivousavezundoute,onpeutfaireuntestparprudence…—Maisjevousdisquecen’estpasça!J’aiperduconnaissance,jen’aipas

perdulatête,jesaisencorecequisepassedansmesjupons!—D’accord,d’accord,nevousénervezpas.Jesuisobligéderespecter le

protocole, vous comprenez ? Bon, à votre avis, qu’est-ce qui a bien pu sepasser?Pourquoivousêtes-vousévanouie?

— Je n’en sais rien,moi ! Il faut croire que j’étais sur la lune et je suistombéedanslespommes!

Lesinfirmièrescommencèrentàrire,maisunregarddumédecinleurrenditleursérieux.

—Bon,apparemment,vousn’avezriendeméchant,rassuralemédecin.Avantdequitter lapièce, il laissaquelquesinstructionsquejen’avaispas

pu entendre à l’une des infirmières. Celle-ci, magnanime, essaya ensuite dem’expliquerleschosespluscalmement.

—Maispourquoivousénervez-vous?Voussavez,c’estunsimplecontrôlederoutine,quenoussommesobligésd’effectuerpourvotrebien…

—Oui,c’estça,pourmonbien…Saufquej’aiundînerà19h30et,là,jevaisêtreenretard.

—Désoléepourvotredîner,madame,maisnousdevonsvousgardercesoiren observation. Voici votre sac ; d’ailleurs, votre téléphone portable n’a pasarrêté de sonner. Si vous souhaitez appeler quelqu’un… Sinon, vous pouveznousdonnerunnuméroetnousallonsprévenirvotrefamille.

—Mafamille?murmurai-je,dansunsouriremoqueur.Non,merci,jevaisappelermoi-même.

—D’accord,jevouslaisse,àtoutàl’heure.Jecomprenaisbien:l’infirmièrefaisaitdesonmieux,maislasalegamine

vautrée en moi mourait d’envie de tirer la langue à ces professionnels, quiportaientsibienlablouseduconformismeetnecessaientd’égrenerdesponcifssociologiques. Est-ce que j’étais enceinte ? Est-ce qu’on pouvait prévenir mafamille?Etbla-bla-bla…Commesitoutcelaallaitdesoi.Toutescesévidencesqui réduisent l’acuité du regard et font passer les cas particuliers pour desanomalies.Enfinseule,j’écoutaimesmessagestéléphoniques,oùl’onentendaitl’irritation aller crescendo, d’un appel à l’autre. Sans attendre, je composai le

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numérodeleuruniqueexpéditrice,cellequim’avaitinvitéeàdîner.—Allô,oui!Salie?Ehbendisdonc,cen’estpastroptôt!—Désolée,Marie-Odile,pourmonrappeltardif…—Ah, ça, pour être tardif, on ne fait pas mieux ! Il est tout de même

20h30,jet’avaispourtantdit19h30.As-tubienreçumesmessages?—Oui,jeviensdelesécouteràl’instant,j’aieuunpépinetjen’aipaspu

terappelerplustôt…— Bon, m’interrompit-elle, déçue. Comme je te le disais dans mes

messages,mabelle-sœuretsonmarisontarrivésfatigués,levoyage,disent-ils.EtmacopinedeCourtevuealaissésesenfantsàlamaisonavecunebaby-sitter;pasquestionpourellenonplusdetropprolongerlasoirée.Commetun’arrivaistoujourspas,j’aidûservir…

—Jesuisdésolée,Marie-Odile,j’allaisvenir,mais…—Mais il fallait me prévenir, au moins ! Bon, je retourne à table, mes

invitésm’attendent.Sylvianes’étaitmêmedonnélapeinedet’apporterquelquesgélulespourtesinsomnies,maisbon.Disonsquecen’estquepartieremise.Aurevoir.

Je raccrochai, bouche bée, sans avoir pu expliquer la raison de monabsence.D’abordcontrariée,unmomentderéflexionmerenditlesourire:avecsa mauvaise humeur évidente, Marie-Odile hésiterait longtemps avant de meréinviter.Cette tranquillité enperspectivemeprocuraune intense sensationdesoulagement. Et puis, rien à cirer des gélules de Sylviane, qui, dans sonmarketing sans subtilité, faisait tout son possible pour recruter une cliente. Jen’avaisjamaisriendemandéàcetteobscurethérapeute,maisMarie-Odiles’étaitpermisedeluidéblatérertoutcequ’ellesavaitdemoi.J’avaisbeauluidirequecesveilléesfaisaientpartiedelabanalitédemavie,puisquej’écrislanuit,elles’obstinaità lesconsidérercommelapreuveévidented’unprofondmal-êtreettenait absolument à leur trouver remède, encore pour mon bien. Sur mon litd’hôpital, je me remémorais la détermination queMarie-Odile avait déployéepour m’imposer son invitation ; c’est acculée, à l’extrême limite de marésistance, que j’avais fini par accepter. Plutôt que la condamner, je medemandaismaintenantd’oùvenaitl’impossibilitédecettefemmeàadmettreunrefus,àrévisersesattentesvis-à-visd’autrui.N’ayantaucunélémentderéponse,je songeais à mes propres convulsions intérieures. Cette invitation avaitoccasionnéunvéritablechambardementdansmatête.Combiendefoisavais-jemoi-mêmetentédecontrôlerleschoses,sansyparvenir?Ladameinvitaitpeut-êtrecommeonposedesjointuressurdesbéances.Quipouvaitluienvouloir?

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Toute la vie ne consiste qu’à cela. Prenant conscience de cette probabilité,j’éprouvai une indulgente tendresse à l’égard de tous ceux qui, malgré mesrebuffades, persistaient à m’incommoder par l’insistance de leurs diversessollicitations, laplupartconduisantà leurdomicile,quand je redoute le simplefaitdedevoirsortirdechezmoi.J’imaginaiaussitôtlademeuredeMarie-Odile,visualisai la tablée :machaisevidequ’onavaitdûécarter, lescouvertsretirés,lesassiettesrepositionnéespourfermerlehiatuscrééparmonabsence,leregretmeserralecœur.

—Pardon,marmonnai-je, certes, je n’étais pas ravie devenir,mais je nevoulaispastefaireça,pascommeça,pardon.

Àcet instant, laPetitesurgitdenullepartetm’assénasadiatribedansunricanementdesorcière.

—Pardon?Etpuisquoiencore?Monavis,situcontinuescommeça,jetevoisbiendemanderpardonàtoncercueild’avoiràsupportertonpoids.Aulieudeteflageller,regardeleschosestellesqu’ellessont!ImagineunpeulaMarie-Odile, en train de faire profiter tout le monde de son humeur massacrante.Imagine-la,pluspréoccupéeparlaréussitedesarecettequeparl’étatdesantéde ses invités. T’a-t-elle demandé ce qui t’a retenue ? Pardon ? Ha ha ha !Détrompe-toi,cen’estpas laculpabilitéqui t’écrase,mais lavanité !Cen’estpas taprésencequi était importante,mais ledîner en tantque tel.Pauvre fillenaïve!Tun’avaisqu’unmodesterôledansladistributiondufilmdeMadame.Tonabsencenechangera rienà lacouleurde sanuit.Alors, soisgentilleavectoi-mêmeetaccorde-toi l’absolution. Imagine, surtout,quesi tuétaismortecesoir,ellen’enauraitpasmoinsservisondîneràl’heureprévue!

Jememordisleslèvres,grâceàlaclaquedelaPetite,unesoudaineluciditém’ôtamonrestedeculpabilité:touteprésencedontonpeutsepassersanspeineestunencombrementinutile.Danslaréactiondecettefemme,quin’avaitmêmepasjugénécessairedes’enquérirdelaraisondemonabsence,jenevoyaispasl’amitiéàpréserver.

—Alors,maintenantquetuasratésondîner,interrogealaPetite,crois-tuqu’elle va te laisser tomber, comme certains qui te reprochent de ne pas allermangerchezeux?

— Je n’en sais rien. Puisque je n’ai pas loupé son rendez-vousvolontairement, j’ai la conscience tranquille,mais si elle préfère rompre notrerelation,jeneluienvoudraispas.Siallermangerchezelleest laconditiondesonamitié,jenesuispascellequ’illuifaut,donc,jecomprendrai.

—Alorstuserasmalheureuse?

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—Pasdu tout, je reste sereine.Depuis la bâtardequ’on indexait, rejetaitpar-ci par-là, j’ai grandi et je ne demande plus à personne de bien vouloirm’admettre,sicequejesuisneluiplaîtpas.Sijeneconvienspasàquelqu’un,ilestlibred’allertrouversonbonheurailleurs.Jemènesimplementmaviecommeje l’entendset, surtout,comme jepeux.Et, siquelqu’unchercheàacheterdespoires, jenepeuxpas luienvouloirdenepasprendremespommes.Nousnepartagerons pas lamême tarte, c’est tout,mais chacun aura son dessert à songoût, il n’y a donc pas de quoi semettre les nerfs en pelote. Et puis, je n’aijamais aimé les chamailleries entre copines. Pas d’anxiété inutile, quand oncherche lapaix intérieure, levraicombatest intellectuelet spirituel, il se livrecontresoi-même.

RésolueànepasrappelerMarie-Odiledesitôt,monsilencenecomporteraitcependantaucuneamertume.Àquoibon?C’estépuisantetçanechangejamaisrien à la situation, lorsqu’il y a incompréhension.Et puis, quand les émotionsnégativesremontent,lavraiebatailleestintime,elleselivrepourlasurviedelapartpositiveennous.Quandilneresteplusqu’àmontrerlesgriffes,ilsuffitdecomprendrequ’ilnesertàriendegémirparmilesloupspourpassersonchemin.Au lieu de gaspiller de l’énergie en affrontement, on peut donc se retirerpaisiblement,souffrir,sedésoler,hibernerletempsdedigérersesdéceptionsetreprendresanavigation,sansrienexigerdepersonne.Accusationsetreprochesn’atténuent aucune déception, ils peuventmême l’aggraver, lorsque l’intéressén’y est pas sensible.On peut traverser lesmalentendus comme on affronte lahoule,peuimportedequelcôtévientlevent,ils’agitdegarderlabarre,coûtequecoûte,afind’éviterlenaufrage.Àl’instardesvieshumaines,chaqueamitiéasaproprelongévité.Ilnesertàriendeforcerlequadrigequandleschevauxneregardentpasdanslamêmedirection.Certes,lesdifférentsrejetsquimarquentla vie des enfants illégitimes, abandonnés ou ayant connu la marginalisation,peuventfaired’euxdesgensassoiffésd’amour,maislorsquelavielesconfronteà un rejet supplémentaire, ils savent que le désert n’effraie que ceux qui ledécouvrent.Ayanttropconnuladouleurdeséconduits,ilsapprennentàréduirelasollicitationd’autruiauminimum,carhabituésàresteràlalisière.

Pourquoi ne m’as-tu pas dis que… ? Tu ne me demandes jamais rien !s’indignaitMarie-Odile, lorsqu’elle avait le sentiment que son concours auraitétéutiledanstelleoutellechosedontjem’étaisoccupéesanselle.Etj’ignoraistoujours quoi répondre, puisque j’agissais ainsi uniquement par habitude.Nonpasquejen’aiepasbesoindemessemblables,simplement,ayantpassémavieàmedébrouillersouventdanslasolitude,jesaisqueleschosespourlesquellesles

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genscroient leursecoursnécessairenesontpas toujours les fardeauxquinouspèsentleplus.Lesmanqueslespluscuisantsnesontpasmatérielsetlesautresn’ypeuventpasgrand-chose.D’ailleurs,mêmepourcequiestdumatériel,onpeut sepasserdebeaucoupde chosesque tantdegens croient essentielles, aupoint d’aller les quémander chez d’autres, lorsqu’ils ne les possèdent pas. Cemanque de sollicitation, que me reprochait Marie-Odile, va de paire avec unsouci d’autonomie qui date de ma jeunesse chaotique. Cependant, il me faitparfois perdre des amis auxquels je tiens, mais qui se sentent inutiles, ne sedoutantpasàquelpointjecrainsl’idéemêmedelesincommoder.QuandMarie-Odilepointaituntropd’orgueilouunmanquedeconfianceenelle,j’encaissaislecoup,medisantquec’étaitmoinscompliquéquecequ’elle imaginait.Nousignorionsencoretropdechosesl’unedel’autre.Or,onnepeutjamaisvraimentcomprendrequelqu’untantqu’onneconnaîtpasunminimumsonenfance,carsice terreau ne détermine pas tout de l’adulte, il en explique une partie nonnégligeable. La vie d’un enfant dit illégitime, c’est prends le moins de placepossible,onfinitparintégrercettedouloureusemiseàl’écartetonseconstruiten développant ses propresmécanismes de résistance : vous ne voulez pas demoi,soit,moinonplus,jen’aipasbesoindevous.Rejeté,ons’adapteainsiàcequelasociétérenvoie,c’est-à-direladifficulté,voirel’impossibleadhérence.Decefait,mêmelorsqueladonnechange,ongardecettepudeur,cettedistance,jedirais même cette peur panique d’empiéter sur le terrain d’autrui, un telempiétement étant définitivement associé à l’humiliation qui s’ensuivait jadis.Depuismonenfance,entoutescirconstances,aulieudemefaufilerlàoùl’onnevoulait pasdemoi, jeme suis toujours éloignée, allantmebattrebecetonglepour trouvermoi-mêmemapetitemais légitimeplace,et jenerevendiquequecelle-là,quinedépendnidunomd’unpèrenidelalignéed’unemère.

Vusousl’angledela libertédont ilestporteur, l’abandonestunechance,car il permet d’affirmer quel humain on fait de soi-même, hors du projet desautres.Cela,onleréalisequandonn’estplusl’enfantquipleureetfantasmesesparents. Adulte, on ne se fiche pas de leur absence, loin de là, la franchisecommandemêmede reconnaîtrequ’uncertainmanquedemeurepour toujours.Mais, grandir, c’est apprendre à les regarder sous le prisme de leur simplecondition humaine. Après, on se dit qu’ils n’auraient peut-être pas été aussihéroïquesquenousl’imaginions,petits,pournousoffriruneexistencemeilleurequecellequenousparvenonsàbricolerparnous-mêmes.Enplusdel’obligationd’affronter la vie sans intercesseurs, l’absence des parents laisse l’urgenced’entreprendre sa propre réalité, de l’expérimenter et d’éprouver son propre

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potentiel humain. Ce qui n’est rien d’autre qu’un précoce apprentissage de laliberté et la découverte duprix de l’autonomie.Donc, qui a su renoncer à sesparentssaitrenonceràtoutautre,carilsaitquelorsqu’unelarmeperle,s’iln’yapersonnepourl’essuyer,ellefinitparsécherquandmême.Danslaviesociale,ilpeutdonccéderauplaisirdurelationnel,maisn’oublierajamaisquecomptersursoi-même est toujours le plus fiable des recours. Cette lucidité comporteévidemmentuneformed’insécurité,maisquandonalecouragedel’accepter,onpeut entretenir des relations honnêtes et intègres, dépourvues de calcul, carl’espoir de compter sur quelqu’un plus tard ne fera jamais lécher les bottes.L’illusionquenousavonsdecequelesunsoulesautrespourraientfaireoupaspournousest à l’originedebiendesdépendances, ainsiquedesavilissementsqui vont avec. D’autre part, l’idée que les gens se font de la place qu’ilsoccupentdanslavied’autruijustifieparfoisleurcomportement,raisonnableoupas.Oserrelativisercetteplace,luirendresajustemesure,c’estparfoisprendrele risque de perdre une relation, car trop de gens se surestiment et personnen’aime savoir qu’on peut se passer de lui. Pourtant, il faut admettre cettedernièreidéepourreconnaîtreàl’autresalibertéets’enaccorderunesoi-même.Les enfants abandonnés, eux, grandissent en mesurant combien ils sontfacultatifs dans la vie de ceux qui ont choisi de les ignorer, de ce fait, leurdispositionpsychologiquedesurvie favorise la réciproque :onsepassed’eux,doncilsapprennentàsepasserdeceuxquisepassentd’eux.Ceconstat,aulieud’être vecteur d’amertume ou d’angoisse, peut asseoir une positionphilosophique, une manière d’être humble face à l’autre, d’admettre notreimpuissance,quantàcequ’ilpeutdonnerourefuserdelui-même.Etpuisquelesparentssontcensésreprésenterlesrelationslesplusimportantesd’unevie,ceuxquiontdûvivresanssavent,plusquequiconque,qu’onnepeutretenirpersonnecontresongré.Ilspeuventdoncselier,toutengardantunevraieindépendance,ledétachementétantuneéventualitéadmised’avance.Autrementdit,silesgenssont là,s’ilsveulentbiendenous,c’estbien,sinon, tantpis.Sachantbienqueleurproximitédépenddeleurbonvouloir,quelquesoit l’amourquenousleurportons,ils’agitderestertoujoursprêtàsavourerlepleincommeàsupporterlevide.Or,danslaréalité,quandlesgensréalisentquevouspourriezparfaitementvouspasserd’eux,ça les fait fuir, car ils sevoientprivésde toutescespetitesdépendances,cesdiversesemprisesquilesrassurent,quantàlasoliditédulienet la nécessité de leur présence. C’est sans doute pourquoiMarie-Odile jetaitsanscessesonfiletépervierautourdemoi,aulieudemelaissermerapprocherd’elleàmonrythme.Or, j’auraispréférécontinuernotre relationdemonplein

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gré, et non à cause des laisses qu’elle me tissait avec acharnement et qui nepouvaientquemefairefuir.

Tenant à ma liberté et redoutant, par-dessus tout, l’idée d’encombrer lesautres,jenem’approchequedeceuxquiveulentbiendemoi,àconditionqu’ilsne veuillent pas faire de moi leur marionnette. La liberté, c’est aussi uneautonomied’action,unelutteafindenepasêtretributairedesémotionsd’autruietdelaisser,ainsi,laréactivitéannihilerleraisonnement,l’analyseréfléchiedechaquesituation.Pourquoiirais-jereprochersonattitudeàMarie-Odile?Çalagêneraitetnemeconsoleraitderien.Nousn’étionspasenphase,c’esttout,celan’empêcherait aucune d’entre nous de poursuivre sa route. J’allais gérer lesévénements de la seule manière qui pouvait me permettre de progresser.Lorsqu’unesituationneconvientpasetqu’onn’aplusaucuncontrôledessus,ilreste toujours lapossibilitéd’agir sur soi-même,afind’apprendreàvivreaveclesgenstelsqu’ilssont,sansselaisserdétruire.Onnepeutobligerpersonneàfairepreuvededélicatesse,maisonpeutfixerlalimitedesonendurance,disaitmongrand-père.Après le tristeconstatque jevenaisde faireconcernantnotreamitié,j’effaçailesmessagesdel’impatienteetm’allongeai,presquejoyeuse.

—Bondébarras!lançalaPetite.Etjenedisrienpourlacontredire.Chargée d’un plateau-repas, l’infirmière fut surprise d’être accueillie par

unebienmeilleuremine.—Alors,çavamieux?—Beaucoupmieux!répondis-je.—Restaurez-vouset, surtout, reposez-vousbienaprès.Demain,s’iln’ya

rienàsignaler,nousvouslibéreronsdanslamatinée.Ce soir-là, dans ma chambre blanche, je savourai l’insipide dîner de

l’hôpital,quimeparutunfestin.Monplateausurlesgenoux,jemangeais,sansme soucier de gastronomie. L’angoisse qui pesait surmon estomac durant lesjoursprécédentss’étaitenvolée,me laissantungouffreque j’auraispu remplirsans dommage de n’importe quel bourratif. Sous la lumière blafarde, manourriture se rehaussait d’étranges couleurs, mais je n’y prêtais pas plusd’attention, tous mes sens convergeaient vers ma bouche. Une bouche quihappait,malaxaittoutcequ’onluiprésentait,avecunerégularitéd’automate.Jen’étais pas affamée, c’est la vie quime dévorait tout entière, exigeant demoiplusquedelanourriture.J’avalai ladernièrebouchéedemondessert,surprised’avoirdéjàtoutingurgité.Morfale,va!memoquai-je,enposantleplateausurlatable,avantdem’allongeravecunsourire.Aurais-jesibiendînéchezMarie-

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Odile ? Plus de nausée ! Je savais que je ne vomirai pas, car aucune volontéétrangère n’avait précédé mon repas dans mon estomac. Certes, la faim et laqualité des mets suscitent l’appétit, mais celui-ci ne peut être dissocié de cesentimentd’aiseindispensableàtoutebombance.Personneneserégalehorsdupactesecretquilielespapillesàl’esprit.Cesoir-là,dansmachambred’hôpitalquiempestait lecamphre, jem’endormis,sereine.LaPetitesetint tranquilleetrienneperturbamanuit.

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XXV

Lavierecouvresonharmonie,quandl’auroreéclaireleshumeursenmêmetempsquel’horizon.Soudain,unepiste,sansroncesnifauves,sedégagedelanuitets’ouvre,aussiaccueillantequ’unepageblanche.

Lelendemain,dansmachambred’hôpital,jereçuslavisitedel’infirmièredumatinavecunsourireplusavenantqu’unesimpleexigencedepolitesse.Lasoignantes’enréjouit,m’interrogeademanièrepurementformellequantàmonétat de santé etm’annonça que plus rien neme retenait dans l’établissement.Soucieusedemefairepardonnermonhumeursalinedelaveilleetmedoutantbienqueladameavaittoutapprisparsescollègues,jeluiracontaisuccinctementmonétrangebaladeterminéesurunecivière.

—Onenreçoitparfois,ici,desgenssurprisparunmalaiseenville;riendegravepourlaplupart.Vousavezpeut-êtrefaitunehypoglycémie,dit-elle.

—Oui,peut-être,admis-je,entamantmonpetit-déjeuner.Pendant que mon interlocutrice remplissait un formulaire, je pensais à

touteslestartinesquej’avaisabandonnéesdansmacuisine.Elleavaitsansdouteraisonpour l’hypoglycémie :endehorsducafé,du théetdubissap, jen’avaisrien avalé depuis le vendredi soir jusqu’àmon dîner du samedi à l’hôpital, àmoins que l’excès de café n’ait produit surmoi un effet secondaire que je nesoupçonnaispasencore.

Lorsqu’elleachevadecomplétersondocument,nouséchangeâmesd’autresbanalités. Très attentive, je notai quelques points communs : nous n’habitionspastrèsloinl’unedel’autre,peut-êtrequenousnousétionsmêmedéjàcroiséesquelquepart.Lacuriositémetaraudait,maisilmesemblaplussagedenepasensavoirdavantage.

— Bon, je vous laisse terminer tranquillement votre petit-déjeuner. Jereviendraiprendrevotretensionavantvotredépart.Vousavezl’aird’allerbien,mais…

—Maisleprotocole!plaisantai-je.—Ehoui!Alors,àtoutàl’heure.Nouséclatâmesderireetl’infirmières’éclipsa.Laconversationprenaitune

tournuretrèsagréable,lesaccointancesaffleuraient,maisj’étaisraviedesavoir

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mon départ imminent. Mieux valait écourter le bavardage, partir vite, meprémunirainsid’uneéventuelleinvitation,éviterdereplongerbêtementdanslesaffres qui m’avaient conduite jusqu’à cet hôpital. Je n’avais rien contre lesamitiés,maisrestaispersuadéequ’ilenexistedessalutairesetdesnocives,quejedevaisencoreapprendreàdistinguer.Lorsquejesaurailefaire,jeseraipeut-êtreassezgrandepourmelier,sanscettecrainteexcessivequim’assailledèsquejeflaireunpossibleattachement.

J’étais prête à quitter les lieux, lorsque l’infirmière revint avec sontensiomètre.Mais,saisiesoudaind’undoute, jem’étaismiseàfarfouillerdanslesdraps,toutenmarmonnant:

—Mondoudou,maisoùestmondoudou?L’infirmièreavaitcertainementfrappé,maisoccupéeàfureter,jenel’avais

pas entendue entrer. Interloquée par le spectacle incongru qui s’offrait à elle,surtoutayantperçumespropos,ellen’avaitpuseretenirets’étaitempresséederelever.

—Undoudou ?Vous cherchez votre doudou ?Vous en aviez un, hier, àvotrearrivée?Meditespasque…quevousenavezencoreunchezvous!

Surprise, je m’écartai immédiatement du lit. Le temps de surmonter magêne,jeregardaisparlafenêtre,tournantledosàladame.Jen’avaispasdutoutappréciésamanièredes’appesantirsurleencore,nil’expressionahuriedesonvisage lorsqu’elle avait prononcé doudou, comme si elle avait découvert unedamedesoixante-dixanssuçantsonpouce.Oùvaunmondecapabledejugerlatendressecaduqueoumaladive?Peut-êtrequemonattitudeprésentaitdequois’étonner,mais lesadeptesde lanormalitéontcette fâcheusemaniede traquertoute originalité et leurs réactions sont parfois aussi déroutantes que lescomportements qu’ils indexent.Cette réflexion, je la disséquai, la ramifiai, enempruntai les dédales mentalement, mais préférai n’en rien dire. L’infirmièrel’ignorait,mais,alorsquejecommençaisàlatrouversympathique,ellevenaitderéveillermaméfiance.

— Encore une qui attend de toi une attitude déterminée ! commenta laPetite.Ellejugetoncomportementanormalpourtonâge,commesilavied’uneadulte était trop étroite pour contenir un simple doudou. Laisse-la penser cequ’elleveut,tondoudouestàlamaison.

—Ettoi,laisse-moitranquille!Toutça,c’estdetafaute.—Pardon?s’enquitl’infirmière.Leregardperdu,trèsloindelafenêtreoùj’étaisaccoudée,jeruminais.Je

n’auraisjamaisdûatterrirdanscethôpital,silavieétaitaussisouplequ’unepâte

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àmodeler,silesucredesbonbonsnedonnaitpasdecarie,silamerquirafraîchitetnourritnenoyaitpas,silabeautédumontBlancnesepayaitpasd’avalanchesmortelles,sileveloursdupaindesingenebrûlaitpaslapeau,sietsi…Bref,jen’aurais jamais dû arriver dans cet hôpital, si un événement, anodin pour lamajorité des humains,mais ingérable pourmoi, n’était venu chamboulermesémotionsetruinermasérénité.

—Unepetitefillemepoursuit,meharcèle,m’assiège;aprèstantd’annéesdelutte,jenepeuxtoujoursriencontresesassauts;parfois,croyantagiràmaguise, je découvre avec stupeur que je ne fais que succomber à ses humeurs :grandirsembleimpossible!

—Pardon?répétal’infirmière.Tout en arrangeant distraitement ma coiffure, j’avais prononcé ces mots,

pendant que mon regard, dissocié de mon corps prisonnier des murs blancs,scrutaitlesarbresdujardin.Enréalité,lorsquej’avaisparlé,lesyeuxrivéssurlacour,cefutparinadvertance:j’avaissimplementréfléchiàvoixhaute,commeonrespireparlabouche,sansyprêterattention.Mesparolesnes’adressaientàpersonne d’autre qu’à moi-même. Certes, quelques minutes auparavant, onm’avaitposéunequestion,maisaprèsunlongsilencedecrypte,moninquisitricen’espérait plus aucune réponse.D’ailleurs, sa question n’en était pas vraimentune,plutôtunebruyanteexpressiondesaperplexité.

Comme je l’avais oubliée un moment, elle toussota dans mon dos, merappelant ainsi qu’ellem’attendait. J’eus d’abord un rictus de regret, puismeretournaiavecunsourireconfus,commepoureffacercequejevenaisdediredel’espritdemaseuleauditrice.Ellehaussaunsourcilinterrogateur,toutenagitantsonjouetdegrandefille,cetensiomètrequidonnaitunairsérieuxàlapetitefilledevenuel’infirmièredesesjeuxd’antan.Cettepenséem’arrachaunrirequejeréprimaiaussitôt.L’infirmièrehaussasonautresourcil,jeluitendismonbrasetrestaifigéeuninstant.Ellemepritlatension,puisdéclarad’untonquisevoulaitléger,maistropchargédesous-entendupourl’être:

—Parfait!Rienàsignalerdececôté-là.Flairantundiagnosticsupplémentaireetn’ayantaucuneenviedem’attarder

danslessenteursd’éther,jem’emparaidemonsacsurlelit.Prêteàdéguerpir,jelançai,guillerette:

—Bon,allez,c’estparti!Encoremerci,madame,bonnejournée!Joignant le geste à la parole, je jetai un dernier regard dans la pièce,

m’assurai n’avoir rien omis et me dirigeai vers la porte. D’un pas décidé, jelongeai un premier couloir, puis un deuxième, escortée par la soignante.

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Pourquoi me suit-elle ? m’interrogeai-je. Je chassai aussitôt cette question, latrouvant stupide : la dame avait sans doute autre chose à faire et n’allait pastarderàbifurquer.Maiscene futpas lecas. J’allais franchir le seuildugrandhalld’entréequandellem’arrêtanet.

—Attendez…Dubitative,jepivotaiverselle.Aveclatouchedesaintetéqueluiconférait

sa blouse blanche, elle posa sur moi un regard plein de commisération puis,adoptantce tondoucereuxsiparticulieraupersonnelmédical,ellemefitcettesuggestion:

—Cettepetitefillequivouspoursuit,commevousdites,euh…Vousavezpeut-êtrebesoind’enparleràquelqu’un,un…euh,unpsychologue?Nousenavons dans l’équipe, si vous patientiez un petit moment, je pourrais vousarrangerça.

—C’esttrèsaimableàvous,madame,maisnon,merci!—Vraiment?Celavousferaitdubien,non?—Jevousassure,madame,cen’estpaslapeine,merci.—Voussavez,lesgenshésitenttoujoursquandonleurproposedevoirun

psymais,croyez-moi,çapeutvraimentaider.—Oh,certainement!Maisnevousinquiétezpaspourmoi,çavabien.—Bon,commevousvoulez.Maissivouschangezd’avis,n’hésitezpasà

venirnousvoir.Onnesaitjamais…—Merci,aurevoir,lacoupai-je,m’enallantaupasdecourse.Je savaisque, jamaisaugrand jamais, jene reviendraience lieudemon

pleingré,surtoutpaspourdemanderunrendez-vousavecunpsy-quelque-chose.Denosjours,mêmepourunrhumedesfoinsonvousproposeunpsy.Danslejardindel’hôpital,jerespiraiprofondément.Ilfaisaittrèsbeau,jem’assissurunbanc, offrismon visage au soleil et prêtai l’oreille au chant des oiseaux. Toutallait merveilleusement bien. Aucune raison de me laisser embarquer dans leplan nurserymental de la dame en blouse blanche, non, vraiment aucune,meconfortai-je.Pourunefois,laPetitesemblaitassagie.

Dans le jardin, quelques visiteurs faisaient les cent pas en compagnie deleursmalades.Detempsentemps,uneblouseblanche,conscientedel’urgencedesamission, traversait lapelousecommeunfantôme.C’étaitunematinéededimanche, il n’y avait pas tropdemonde,mais jeprésumaisque la foule iraitcroissant. Ravie du calme qui régnait encore, je m’allongeai sur mon banc,contentedeprofiterdubelair,avantderentrerchezmoi.Madétentenedurapasbien longtemps. Au bout d’un moment, mon esprit se détourna du chant des

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oiseauxetsemitàdéroulerlefildesévénementsquim’avaientmenéejusqu’àcetendroit,oùl’onseretrouvetoujoursmalgrésoi.Couchéesurlebanc,latêtesurmon sac, lesmains croisées sur le ventre, les jambes légèrement repliées,j’essayaisdecomprendrel’engrenagequim’avaitentraînéejusqu’àcethôpital.Pendant unmoment,mon regard caressa le feuillage des arbres, puis, commecela perturbait ma concentration, je fermai les yeux. Méditation ? Non,navigation, sans carte ni boussole, sur l’océan de l’existence, où l’apnée n’estjamaisexclue.Réfléchir,c’esttoujourslarguerlesamarres,lesillagequimèneàsoiestpluslongquelecanaldeSuez.Jeplongeaitoutentièredansmespenséesetmelaissaiporterparlescourants.

Lorsque l’infirmièreétait revenueà lacharge, insistantpourmecollerunrendez-vous avec un psychologue, je n’aspirais qu’à garder au calme le petitdiable tapi enmoi. J’avais considéré la fuite absolument urgente, croyant quepartir sur-le-champ m’éviterait de faire des confidences à un inconnu etm’épargnerait la tempête émotionnelle qui s’ensuivrait. Malheureusement, lasimplepropositiondecetteprofessionnelleavaitsuffiàdéclencherenmoiunehoulecontrelaquellejedevaisbatailler.Immobilesurlebanc,jem’étaislaisséeemporterdanslevoilierdemonesprit.Ballottée,éreintéepardesbourrasquesdesouvenirs,jedérivaisentraînéeparunepetitefille,medemandantpourquoielleseplaisaitàmefairevisiter,malgrémoi,descriquesdemaviequejenecroyaisplusdevoirfréquenter.

Quand je rouvris enfin les yeux, mon banc se fondait dans le décor, lecrépusculedisputait au jour la couret les arbres.Surprisepar lesombreset lafraîcheur du soir naissant, je me frottai les yeux, avant de me redresserpéniblement. La rigidité de ma couchette de fortune semblait transférée dansmon dos. Après m’être longuement étirée, j’empoignai mon sac et le serraicontre moi. Je m’apprêtais à quitter le banc, quand un couple passa à mahauteur;unboutdeleurconversationmeparvint,lafemmeseplaignait:

— Encore deux semaines, je sais bien, le docteur me l’a dit, mais jevoudraisquandmêmesortirplustôt.Cetendroitestsinistre,jefaisdesterreursnocturnesetpuismonchienmemanquetellement…

— En voilà une autre qui a besoin de son doudou, spécula la Petite,espiègle,meglissantainsilapuceàl’oreille.

Au lieu de partir, je restai encore unmoment, pensive. Lorsqu’un adultes’exprime,ceuxquiontl’ouïefinepeuventpercevoirlavoixdel’enfantqu’ilaété.Àl’allured’unedame,unregardacérépeutperceràjourlafilletted’antan.Mais finesse et sagacité étant parmi les choses du monde les moins bien

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réparties,cequ’ilfautvraimentvoirouentendrenes’offrequ’àcertainsd’entrenous. L’évidence cache toujours en elle un mystère à déchiffrer. D’ailleurs,lorsque nous croyons percevoir unemême réalité, les interprétations diffèrent.Ainsi, les paysages ne disent que ce qu’on veut bien leur faire dire : unemontagne,spirituellepourlesuns,s’avèreterrifiantepourlesautresetlamerquimefascinedemeureinabordablepourcertains.

Avec de telles idées fortement ancrées, je me considérais comme ladoublured’unêtrequisecachaitmalicieusementauxautresetmetracassaitensecret.AveccetteindomptablePetite,quiinterfèredanstoutcequimeconcerne,jemedemandaissouventquimesinterlocuteurspercevaientenmoi.Mais,àuneépoqueoùl’onassigneàlamédecineetàlachimielagestiondetouteagitationintérieure, jemegardaisbiendeconfiermesquestionnements,parpeurdemevoirattribuerun troublepsychiatrique : schizophrénie,bipolarité, troublede lapersonnalité, etc. Lesmots-tiroirs nemanqueraient pas.D’audacieux apprentissorciers s’empresseraient de me proposer une recette pharmaceutique, moinscurative qu’une tarte aux pommes, mais aux conséquences nettement plusnocives.D’ailleurs,conscientedeladifficultédudialogue,dansunesociétéoùlemétalangagepsycontaminetoutdiscours,jetenaismesnerfsaussifermementqu’on bride un cheval fou.D’instinct, je limitais les discussions aux banalitésd’usage.Si cette conduite était difficile àmaintenir dans une relation amicale,elleconvenaitparfaitementdanslecadredutravail.Aujourd’hui,dansl’universprofessionnel,des relationshumainesà l’électrocardiogrammeplat longentdesrailsparallèles,menanttousàdesobjectifspurementéconomiques.Alors,pourla compagnie et les confidences, j’estimais que la présence dema peluche envalait bien d’autres. Et puis, à défaut de compréhension, de tendresse, chacuns’accommodedeseséboulementsémotionnelsetfaitsonnettoyagedeprintempsàsamanière.Ainsi,aprèsl’âgedelacandeuretdesespoirsfaciles,quandvientcemomentoùl’enfantseprendrudementpourunadulte,onapprendàaffrontersapluieintérieureenconfectionnantsonpropreparapluie.Qu’onaitunepeaudepachyderme ou pas, les intempéries n’épargnent personne ! J’aurais volontiersprolongéencoremaméditationsurlebanc,sanscetteinterpellation.

— Vous, encore ici ? Écoutez, venez avec moi, je crois que vous avezvraimentbesoind’aide.

Jereconnusl’infirmière,maisaulieudem’agacerdesaprésence,jebondisavecmon sac, la fixai droit dans les yeux et lui balançai une tirade ponctuéed’éclatsderire.

—Jen’aibesoind’aucuneaide.Oui,madame, j’aiundoudouchezmoi!

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Ehoui,encoreàmonâge!Unepetitefillemepoursuit,meharcèle,m’assiège;aprèstantd’annéesdelutte,jenepeuxtoujoursriencontresesassauts;parfois,croyantagiràmaguise,jedécouvreavecstupeurquejenefaisquesuccomberàseshumeurs :grandirsemble impossible !MaiscettePetiteenmoi, laissez-la-moi ! Pour elle, je chante et danse : Yo sólo quiero caminar ! Et tada-tada-tadadan!

Pendant que je rythmais, rigolais, sautillais, reculais, l’infirmière, sidérée,encore plus convaincue de la nécessité de me faire soigner, me regardaitm’éloigner.Sondiagnostic luisemblaitmaintenantévident :Cettefille,devait-ellesedire,n’apasungraindanslatête,maisunecouléedeboue.Alorsqu’elles’étonnaitencore,figéesousl’ombred’unplatane,jedisparus,accompagnéeparlesderniers rayonsde soleil etvirevoltantd’une légèreté toutenouvelle. Jenemanquais pas d’opinion au sujet de l’infirmière. Certes, on apprécie que leshumainssoientcapablesd’attentionpour leurssemblables,mais l’obsessiondecettebonnefemme,toutcommeMarie-OdileetSylviane,àm’imposerdessoinscommençaitsérieusementàm’interroger.Etsilamaladen’étaitpascellequ’oncroyait?Danslarue,jehâtailepas,craignantdesubiruninternementd’office,uneprised’otageorchestréeparunenévroséede l’altruisme,quiconfond tout,enagissantcommesisonmétierd’infirmièreluiconféraitunrôledetutricesurlerestedelapopulation.J’avançais,balançaisgaiementmonsac,tandisquemestalonsdansaientlafoliasurlebitume.Soudain,mafouléeetmessautillementsm’amusèrent : jefilais, fuyais,m’échappaiscommeunegaminepriseenfaute.Cetteidéemefitsourire,maisnechangearienàmacadence.

—Sic’estunegamine,ehbien,c’estunegamine!clamai-je,dansunéclatderire,sansmesoucierdespassants.

—Tuvois, nous nous entendonsbienquand tu veux ! constata laPetite,raviedesesentirpleinementacceptée.

Pourunefois,jenefisrienpourlaréprimer.Jesavaismabesacepleinedemauvais souvenirs, des tragédies d’enfance et des masques lugubres donts’affublait, parfois, cette Petite, qui apparaissait dans ma vie de manièreinopinée. Les rares fois où j’avais essayé d’en parler, il se trouvait toujoursquelqu’un pour me museler d’un mot en vogue : la résilience ! Alors,j’interrogeais:larésilienceest-elleuneréfutationouunerésignation?Lesdeuxsemblent bien illusoires, car ni la négation de ce qui fut ni l’attitude del’opossum, qui simule la mort pour survivre, ne favorisent la révolteconstructive, cette lucidité active quimet en branle le processus salvateur. Larésilience,quecertainsprennentpourunantalgiquemiracle,n’estqu’unefaçon

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deseboucherlenez,orlapertedel’odoratnesedécrètepas,pire,ellen’éliminepaslesrelentsdupassé.Onnerésiliepaslesmalheursdenotrehistoirecommeon résilie un contrat léonin. Je ne niais aucun des souvenirs douloureux de laPetite.Jeneprétendaispasnonpluslestransformerenstrapontin,encoremoinsencouronnedelaurier.Ilsconstituaientsimplementlalignededéfioù,lutteuseniominka,j’enfilaisgaloukalé,monngimb,matenuedecombatpouraffronterlaréalité.Répareruneâmeblesséeparlepassé,c’estselanceràlaconquêtedelavie,celademandeunevéritableimpulsion.Lesimb,ladansedulionconquérant,s’exécutedansunedébauchedevolontéetd’énergie.MêmelecajoleurtamadeAssaneThiam,quirythmemameetaccompagnelevénérabledéhanchementdesanciens,demande,plusquede lasouplesse,unpasrésolupourunmbalakhdecaractère. Alors, quand on me dit résilience, je réponds que, même en lamalaxantavecunetonned’optimisme,onneferajamaisdelabouedesgalettesdeblé.Uneblessurenelaissequ’unedouleurqui,avecletemps,nedevientriend’autrequ’unecicatrice,c’est-à-direlesouvenird’unedouleur.Or,sesouvenir,c’est re-sentir, réitérer la sensation, revivre ce qui fait mémoire et qu’aucunevolonténepeutdissoudre.

Après des années de lutte, j’avais décidé d’accepter la Petite avec samémoire névralgique. Mais je savais que cette Petite, si elle m’importunaitparfoisavecsescauchemars,elleavaitégalementlagénérositédejeterdansmoncieldesrêvesd’enfant,autantd’étoilesquiéclairentmesnuitsd’adulte.Alors,jememettaisquelquesfoisàtanguer,sanspourautantsombrer,carmêmeaufonddu blues, la Petite me retrouvait toujours et me montrait l’étoile du berger.Quand lessouvenirsme torpillaient, ses rêvesgonflaientaussitôtmesvoilesetpropulsaient résolumentmabarque.Soudain, saprésencecomblait lesbéancesde tous les abandons et consolait de toutes les solitudes. Sans elle, il memanqueraitlaforcedetraverserlanuitpourvoirlalumièremauvedel’aurore.Sans elle, ilmemanquerait du souffle pour gonfler les voiles de chaque jour.Tant que je porterai en moi cette Petite, qu’il me semble impossible de fairegrandir,l’apprentissagenepeutquecontinuer,lesillageaussi.

Ce jour-là, en m’éloignant de l’hôpital, je m’éloignais de bien d’autreschoses, car jevenaisde signerunnouveaucontrat intime.Mavie,qu’elle soitjugée normale ou pas, c’était désormais une robe que j’endosserais sanscomplexe.J’avaisprislarésolutiondefairedéfinitivementlapaixaveclaPetiteet de ne plus jamais me faufiler dans un moule de circonstance, conçu pard’autres.

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Épilogue

Ce soir-là, je rentrai chez moi, munie d’une joyeuse conviction quirayonnaitdansmesyeux.Avantdemeconcocterunsavoureuxdîneraupoisson,jem’offris une pause : pas une paresse d’apathique,mais un vraimoment dedétente,commejen’enavaispaseudepuislongtemps.Dèsmonarrivée,jemisdelamusique,dansaijusqu’àl’épuisement,puismefisunthévertauxfruitsdela passion. Tout en sirotant mon infusion parfumée, j’écoutais la musique etbattais la mesure, pendant que mon esprit voltigeait, papillonnait, dansait leflamencoavecmanouvellecertitude.

Cen’est pasvivrequi est difficile,mais le processuspar lequel onpassepouraccepterdevivre,avectoutcequ’onporteensoi.Carils’agit,sanscesse,de tirerunêtredesdécombresdupassépour le remettreen route. Intersectionentrehieretaujourd’hui,onestàlafoislebouletetlaforcequidoitlepropulser.Sansmaîtriserlaphysiquequantique,onsedoutebienqu’àlatraction,lesforceséquivalentes se neutralisent.Alors, pour les inévitables chutes et rechutes, lesautrespeuventsoutenirounon,onn’enretireraqueconsolationourésignation.On gravit les montagnes avec son propre souffle, c’est cela qui procure lasatisfactionattenduedel’ascension.Lesenfantsdomptentleurterreuretgoûtentau plaisir de la marche, quand ils ne s’accrochent plus à personne. Grandir,deveniradulte,c’estpeut-êtreadmettrelesvacillationsdecetenfantennousetconsidérerl’instinctdesurviecommelesupportdessupports,lepharequibrilledansl’océandesdoutes,lemâtsurlequelhisserlabannièredesderniersespoirs.L’instinctdesurvieestcetteflamme,donnéeàtous,quechacunpeutalimenterduboisàsaportée.Cependant,dépourvudesaileshydrophobesdespapillons,onselaisseparfoissurprendreparlapluiedublues,quigâchel’envoletcolleausol. Ces jours de grand péril, quand la ressource vitale s’amenuise, à défautd’une carapace de tortue, on peut adopter la tactique des crabes violets, quicourent et s’engouffrent dans leurs trous pour échapper à l’appétit desbécasseaux.Onpeutmanquerd’amisoudefamille,parfois,onmanquedejoie,de courage ou d’entrain, il arrive même qu’on accumule plusieurs de cescarences,maislapireperte,c’estcellequiôtelegoûtdevivre.Tantquepersistel’envie, l’horizon reste une toile qui invite à peindre ses rêves. Vivre, c’est

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répondreàcetappel.Je m’appelle Salie, les rétines brûlées à scruter la vie, je voudrais

m’endormir,maisjenepeuxm’empêcherd’écouterlesangesdelamémoirequichuchotent la nuit, me rappellent notre vie d’antan et m’encouragent àpoursuivre ma route. Une petite fille m’accompagne et m’apprend à vivre.Quand jem’essouffle, à chanterYo sólo quiero caminar, elleme prend par lamain et m’explique sa méthode de marche : debout, en quête d’équilibre, ontente,obstinément,d’affermirsonpas.Etparcequ’onnepeutqu’avancer,mêmesuant, soufflant, serrant les dents, chacun traverse les saisons de la vie à saproprecadence,mêmeentitubant:tada-tada-tadadan!

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PrologueChapitreIChapitreIIChapitreIIIChapitreIVChapitreVChapitreVIChapitreVIIChapitreVIIIChapitreIXChapitreXChapitreXIChapitreXIIChapitreXIIIChapitreXIVChapitreXVChapitreXVIChapitreXVIIChapitreXVIIIChapitreXIXChapitreXXChapitreXXIChapitreXXIIChapitreXXIIIChapitreXXIVChapitreXXVÉpilogue