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1 III. Comment des représentations appartenant au domaine scientifique peuvent-elles soutenir le point de vue raciste, ségrégationniste, et pourquoi les explications scientifiques, rationnelles ne parviennent pas à lutter efficacement contre cette interprétation de la réalité humaine ? Grande est notre faute, si la misère de nos pauvres découle non pas des lois naturelles, mais de nos institutions.” C. Darwin Voyage d’un naturaliste autour du monde Introduction. Nous pouvons dire, sans grand risque d’erreur, que nous, les enfants de l’Occident, sommes les héritiers, de fait, d’une culture et d’une histoire ethnocentriques et même racistes sur de nombreux points. Cela dit, toutes les cultures et civilisations partagent ce type d’héritage. Mais parce que nous sommes des enfants de l’Occident, notre travail portera sur des données essentiellement occidentales. A toutes les époques, l’esclavage et le colonialisme, par exemple, sont intrinsèquement liés à des représentations selon lesquelles l’autre n’est pas ou pas vraiment humain ou est moins intelligent, moins ingénieux que “moi/nous”, etc. On cherchera, et l’on trouvera, des critères de distinction inégalitaire : morphologiques, intellectuels, techniques, religieux, etc. On décrétera que le volume crânien est un indicateur d’intelligence. On dira que l’écriture est un signe d’historicité. On affirmera que le développement technologique est une marque de supériorité. On prétendra que sa religion est la seule vraie, les autres n’étant que des idolâtries, de telle sorte qu’il faudra convertir les infidèles, pour leur bien, assurément, et s’ils ne voient pas leur bien, on les torturera, massacrera... encore pour leur bien, assurément. Ces pratiques sont fréquentes dans l’histoire humaine mais on omet souvent de préciser que les critères d’évaluation permettant de juger tels ou tels groupes humains sont édictés par ceux-là mêmes qui attendent un résultat flatteur, préétabli, conforme à leur désir. Il ne s’agit pas, ce serait absurde, de présenter l’Occident comme coupable, impur, etc. Premièrement parce que ces jugements n’apportent rien à la réflexion, deuxièmement parce que tous les peuples, dans leur histoire, ont agi

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III. Comment des représentations appartenant au domaine scientifique

peuvent-elles soutenir le point de vue raciste, ségrégationniste, et pourquoi

les explications scientifiques, rationnelles ne parviennent pas à lutter

efficacement contre cette interprétation de la réalité humaine ?

“Grande est notre faute, si la misère de nos pauvres découle non pas des lois

naturelles, mais de nos institutions.” C. Darwin Voyage d’un naturaliste autour

du monde

Introduction.

Nous pouvons dire, sans grand risque d’erreur, que nous, les enfants de

l’Occident, sommes les héritiers, de fait, d’une culture et d’une histoire

ethnocentriques et même racistes sur de nombreux points. Cela dit, toutes les

cultures et civilisations partagent ce type d’héritage. Mais parce que nous

sommes des enfants de l’Occident, notre travail portera sur des données

essentiellement occidentales.

A toutes les époques, l’esclavage et le colonialisme, par exemple, sont

intrinsèquement liés à des représentations selon lesquelles l’autre n’est pas ou

pas vraiment humain ou est moins intelligent, moins ingénieux que

“moi/nous”, etc. On cherchera, et l’on trouvera, des critères de distinction

inégalitaire : morphologiques, intellectuels, techniques, religieux, etc. On

décrétera que le volume crânien est un indicateur d’intelligence. On dira que

l’écriture est un signe d’historicité. On affirmera que le développement

technologique est une marque de supériorité. On prétendra que sa religion est

la seule vraie, les autres n’étant que des idolâtries, de telle sorte qu’il faudra

convertir les infidèles, pour leur bien, assurément, et s’ils ne voient pas leur

bien, on les torturera, massacrera... encore pour leur bien, assurément.

Ces pratiques sont fréquentes dans l’histoire humaine mais on omet souvent

de préciser que les critères d’évaluation permettant de juger tels ou tels

groupes humains sont édictés par ceux-là mêmes qui attendent un résultat

flatteur, préétabli, conforme à leur désir.

Il ne s’agit pas, ce serait absurde, de présenter l’Occident comme coupable,

impur, etc. Premièrement parce que ces jugements n’apportent rien à la

réflexion, deuxièmement parce que tous les peuples, dans leur histoire, ont agi

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de manière condamnable, et troisièmement parce que des enfants de

l’Occident ont eux-mêmes pâti de ce type d’évaluations et de pratiques.

Il importe donc d’essayer de comprendre - et comme le dit Spinoza, ne pas se

lamenter, ne pas railler mais comprendre - pourquoi la représentation de

l’autre - étranger ou pas - est-elle si souvent associée à l’affirmation -

consciente ou non - de son infériorité prétendument naturelle et définitive,

légitimée par des arguments pseudo-scientifiques.

Et parce que nous sommes des enfants de l’Occident, notre responsabilité

nous conduit à réfléchir sur ces caractéristiques de notre civilisation.

Ainsi donc, comment des représentations appartenant au domaine scientifique

peuvent-elles soutenir le point de vue raciste, ségrégationniste, et pourquoi les

explications scientifiques, rationnelles ne parviennent pas à lutter

efficacement contre une telle lecture fallacieuse de la réalité humaine ?

Afin de traiter ces difficultés, nous procéderons, comme pour les deux thèmes

précédents (qui nous sont utiles pour ce dernier), par détours, en travaillant les

questions suivantes :

- Que peuvent nous enseigner certains exemples historiques de rapport,

conscients ou non, entre des représentations dites scientifiques et le point de

vue raciste, ségrégationniste ?

- Quels peuvent être les soubassements de ce point de vue fallacieux ?

- Pourquoi les explications scientifiques, rationnelles ne parviennent pas à

lutter efficacement contre cette représentation insoutenable ?

(*) Levi-Strauss Race et Histoire “ La notion d’humanité, englobant, sans

distinction de race ou de civilisation, toutes les formes de l’espèce humaine,

est d’apparition fort tardive et d’expansion limitée. Là même où elle semble

avoir atteint son plus haut développement, il n’est nullement certain -

l’histoire récente le prouve - qu’elle soit établie à l’abri des équivoques ou des

régressions. Mais, pour de vastes fractions de l’espèce humaine et pendant des

dizaines de millénaires, cette notion paraît être totalement absente.

L’humanité cesse aux frontières de la tribu, du groupe linguistique, parfois

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même du village ; à tel point qu’un grand nombre de populations dites

primitives se désignent d’un nom qui signifie “les hommes” (ou parfois -

dirons-nous avec plus de discrétion - les “bons”, les “excellents”, les

“complets”) impliquant ainsi que les autres tribus, groupes ou villages ne

participent pas des vertus - ou même de la nature - humaines, mais sont tout

au plus composés de “mauvais”, de “méchants”, de “singes de terre” ou

“d’œufs de pou”. On va souvent priver l’étranger de ce dernier degré de réalité

en en faisant un “fantôme” ou une “apparition”. Ainsi se réalisent de curieuses

situations où deux interlocuteurs se donnent cruellement la réplique. Dans les

Grandes Antilles, quelques années après la découverte de l’Amérique, pendant

que les Espagnols envoyaient des commissions d’enquête pour rechercher si

les indigènes possédaient ou non une âme, ces derniers s’employaient à

immerger des Blancs afin de vérifier par une surveillance prolongée si leur

cadavre était, ou non, sujet à la putréfaction.”

(**) Pétré-Grenouilleau Olivier Les traites négrières Essai d’histoire globale.

“La dévalorisation du Noir servit donc, objectivement, à légitimer son statut

d’esclave. Mais il fallait en outre justifier le moyen par lequel il pouvait devenir

esclave, c’est-à-dire la guerre pourvoyeuse en captifs. Pour cela, on fit appel à

plusieurs sources. Certains philosophes arabes s’en référèrent à Aristote. Ainsi,

au Xe siècle, al-Farabi indique, dans sa liste des guerres justes, celles dont

l’objectif est d’asservir ceux pour qui “le statut le meilleur et le plus

avantageux au monde est de servir et d’être esclave”. Mais on fit également

appel à des justifications de nature religieuse, et notamment à la fameuse

malédiction de Cham. Selon la Genèse (IX, 20-27) Noé travaillait une vigne. Un

jour il but le vin et s’enivra. L’un de ses fils, Cham, se serait alors moqué de lui,

à la différence des autres frères, Sem et Japhet. Lorsque Noé fut au courant, il

maudit Canaan, le plus jeune des fils de Cham, déclarant qu’il “sera pour ses

frères l’esclave des esclaves”. En Europe, au Moyen Age, nombreux furent les

commentateurs de cette histoire à y voir l’origine de l’esclavage.” (page 31 et

suivantes)

Darwin Voyage à bord du Beagle “Ceux qui considèrent le propriétaire de

l’esclave avec tendresse et l’esclave avec froideur, n’ont sans doute jamais

essayé de s’imaginer à la place de ce dernier ; quelle sombre perspective, sans

le moindre espoir de changement ! Représentez-vous la menace, toujours

suspendue au-dessus de votre tête, que votre femme et vos petits-enfants (...)

vous soient arrachés et vendus comme des bêtes au premier enchérisseur

venu ! Et ces actes sont commis et excusés par des hommes qui prétendent

aimer leur prochain comme eux-mêmes, qui croient en Dieu, et qui prient pour

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que Sa volonté soit faite sur la terre ! Cela fait bouillir le sang, mais aussi frémir

le cœur, de penser que nous autres, Anglais, avons été coupables à ce point,

comme le sont encore nos descendants américains, malgré toutes leurs

fanfaronnades sur la liberté.”

(***) Gould La Mal-Mesure de l’homme “En 1927, Olivier Wendell Homes Jr.

prononça la décision de la Cour suprême qui, dans l’affaire Buck/Bell

confirmait la loi de l’Etat de Virginie sur la stérilisation. Carrie Buck, jeune mère

d’un enfant prétendument débile, avait obtenu un âge mental de neuf ans sur

l’échelle métrique Standfort-Binet. La mère de Carrie Buck, qui avait alors

cinquante-deux ans, avait présenté aux tests un âge mental de sept ans.

Holmes écrivit : Nous avons plus d’une fois que la collectivité peut, pour le bien

de tous, demander à ses meilleurs citoyens de faire don de leur vie. Il serait

étrange qu’elle ne puisse pas demander à ceux qui déjà sapent la force de l’Etat

de consentir à ces sacrifices bien moindres. [...] Trois générations d’imbéciles,

cela suffit. (...) La loi que Holmes entérina avait été appliquée de 1924 à 1972.

Cf. un article paru dans le Washington Post du 23 février 1980 : “Plus de 7 500

personnes stérilisées en Virginie”. Les opérations avaient été effectuées dans

des établissements psychiatriques, principalement sur des hommes et des

femmes de race blanche considérés comme faibles d’esprit et antisociaux,

notamment “des mères célibataires, des prostituées, des petits délinquants et

des enfants présentant des problèmes disciplinaires”.

Avertissement : La position philosophique n’est pas une position de savoir.

C’est une position de réflexion, de méthode sceptique : il s’agit de mettre en

doute les représentations communément admises, de les évaluer à l’aune de

certains concepts faisant eux-mêmes l’objet d’analyse.

***

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I. Que peuvent nous enseigner certains exemples historiques de rapport,

conscients ou non, entre des représentations dites scientifiques et le point de

vue raciste, ségrégationniste ?

“C’est une chance, pour un savant, que de ne pas apercevoir les faits qui le

gêneraient pour avoir raison.” Jean Rostand (Biologiste)

Le terme de racisme est formé vers 1902, à partir du mot race (subdivision de

l’espèce zoologique, elle-même divisée en sous-races ou variétés, constituée

par des individus réunissant des caractères communs héréditaires). Ce vocable

fait manifestement référence à trois idées : 1. Il y a des races. 2. Il y a une

hiérarchie entre les races. 3. Il faut préserver la pureté - absence de

mélange/de croisement - de la race supérieure.

Le point 1 ne suffit pas à lui seul pour fonder le racisme (Nous préciserons

cette idée capitale plus loin). C’est le point 2 qui l’établit. Le 3 n’étant que la

conséquence du 2.

Kahn Axel Et l’Homme dans tout ça ? “On appelle race l’ensemble des individus

d’une même espèce qui sont réunis par des caractères communs héréditaires.

Le racisme est la théorie de la hiérarchie des races humaines, théorie qui

établit en général la nécessité de préserver la pureté d’une race supérieure de

tout croisement et conclut à son droit de dominer les autres.”

Certaines formes de racisme vont jusqu’à décréter qu’il y a une “race”

humaine et d’autres groupes d’êtres qui ressemblent certes quelque peu aux

hommes mais ne sont pas des hommes en réalité.

On peut, de là, repérer deux expressions du racisme :

- la première affirmant que l’autre est inférieur tout en faisant partie de

l’espèce humaine. Il est alors considéré comme un “sauvage”. La solution

résidera dans une domination civilisatrice de ce dernier.

- La seconde affirmant que l’autre est non seulement ontologiquement

étranger à l’humanité mais de plus impur, de telle sorte que toute proximité

est une souillure : la solution résidera dans l’extermination purificatrice de cet

étranger ontologiquement nuisible à l’humanité.

Cela ne signifie pas qu’avant 1902 le racisme n’existait pas : il n’était pas

théorisé avec précision, en se référant à des données prétendument

scientifiques. Ce qui a été essentiellement fait par Gobineau (1816-1882) avec

la publication en 1856 de l’Essai sur l’inégalité des races humaines. Celui-ci fait

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l’éloge de la race aryenne(*) et prévoit la décadence de LA civilisation résultant

du croisement des races, du mélange des sangs. [(*) Arya (adj. sanscrit “fidèle,

noble”. Populations de langues indo-européennes d’Iran et de l’Inde du Nord,

et qui n’implique aucune race particulière. On en a tiré l’adjectif aryen, qui fut

utilisé à des fins politiques pour qualifier des caractéristiques raciales

imaginaires. Robert 2]

Kahn Axel Et l’Homme dans tout ça ? “Le racisme tel qu’on le connaît

aujourd’hui s’est structuré en idéologie à partir de la fin du XVIIIe siècle, c’est-

à-dire, pour paraphraser Georges Canguilhem(*), en une croyance lorgnant du

côté d’une science pour s’en arroger le prestige. Le racisme a un fondement

qui n’est pas issu des progrès de la biologie. Tout débute par des préjugés, et

lorsque le racisme aura été débarrassé de ses oripeaux scientifiques, on peut

craindre que ceux-ci ne persistent, autrement difficiles à combattre.” (*)

Idéologie et rationalité dans l’histoire des sciences de la vie.

Gould S. J. La Mal-Mesure de l’homme “(Catégories aussi dépourvue de

signification biologique que le sont celles de “Blancs” et de “Noirs”) Et

cependant, je ne peux jamais prononcer une conférence sur la diversité

humaine sans m’attirer quelque variante de cette question, dans la période

suivant mon exposé où la parole est à la salle. Mais si l’on m’interroge ainsi sur

les “aptitudes sportives” respectives des différentes “races”, c’est, je crois,

parce que cela sert de substitut plus acceptable à une autre question qui

préoccupe réellement les gens de bonne volonté (et ceux de mauvaise, mais

pour d’autres raisons).

Dans l’ancien temps, lorsque le racisme s’étalait ouvertement, on n’avait pas

de tels scrupules. Lorsque le grand-père du racisme scientifique moderne, le

comte Joseph Arthur de Gobineau, posa une question du même genre sur la

nature des différences, supposées innées et définitives, entre les groupes

raciaux, il ne mâcha pas ses mots. Le chapitre de conclusion du “Livre premier”

de son ouvrage le plus important, Essai sur l’inégalité des races humaines,

s’intitule : “Caractéristiques morales et intellectuelles des trois grandes

variétés.” Voici un extrait : “L’idée d’une inégalité native, originelle, tranchée

et permanente entre les diverses races, est, dans le monde, une des opinions

les plus anciennement répandues et adoptées (...) A l’exception de ce qui s’est

passé dans nos temps les plus modernes, cette notion a servi de base à

presque toutes les théories gouvernementales. Pas de peuple, grand ou petit,

qui n’ait débuté par en faire sa première maxime d’Etat. Le système des castes,

des noblesses, celui des aristocrates (...) n’ont pas d’autre origine. (...) Avec

cette doctrine concordent la répulsion pour l’étranger et la supériorité que

chaque nation s’adjuge à l’égard de ses voisines.”

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On peut aisément résumer la thèse fondamentale de Gobineau : le destin des

civilisations est largement déterminé par la composition raciale, leur déclin et

leur chute étant généralement attribuables à l’altération des races pures par le

métissage. (...) Les races blanches (et surtout les sous-groupes supérieurs des

Aryens) pourraient garder leur position dominante, espérait Gobineau, à la

seule condition qu’elles se gardent de trop se métisser avec les races

intellectuellement et moralement inférieures, les Jaunes et les Noirs. (...)

Cependant, Gobineau avait besoin de preuves pour soutenir ses affirmations.

C’est pourquoi, dans le dernier chapitre de son ouvrage, Gobineau définit la

démarche qui pourrait fournir les données d’observations nécessaires à

soutenir ses conceptions racistes. Il commence par nous expliquer comment il

ne faut pas s’y prendre. Il est inutile de décrire les piètres aptitudes de tel ou

tel individu dans les “races inférieures”, car une telle stratégie est utilisable à

rebours par les égalitaristes, qui peuvent signaler d’éventuels exploits au sein

des groupes ethniques de bas niveau général. Gobineau commence son

dernier chapitre en écrivant : “Selon mon analyse, les diverses branches de la

famille humaine se distinguent donc par des différences permanentes et

inextirpables, à la fois sur le plan moral et physique. Elles sont inégales dans

leurs capacités intellectuelles, dans la beauté des types, et dans le domaine de

la force physique.” (...) “La variété mélanienne est la plus humble et gît au bas

de l’échelle. Le caractère d’animalité empreint dans la forme de son bassin lui

impose sa destinée, dès l’instant de sa conception (...). Le front étroit et fuyant

du nègre semble signaler des capacités de raisonnement inférieures.” (Pour

plus de précisions, voir page 393 et suivantes)

Ces propos font songer aux soi-disant arguments scientifiques contemporains

énoncés par certains de manière sournoise et selon lesquels ce n’est pas un

hasard si les meilleurs sportifs sont des Noirs, etc. Cela est dû à des

caractéristiques naturelles (on n’ose pas dire animales, mais on le pense très

fort ; raciales, bien sûr, mais on n’ose pas le dire, alors on affirme que c’est

“scientifiquement prouvé”. Argument d’autorité. Les performances

intellectuelles, nobles, réellement humaines, étant réservées aux Blancs, bien

sûr). Cela dit, cet exemple montre combien on peut faire dire ce que l’on

désire, secrètement ou non, à un constat. Car il semble que les Noirs ont “en

moyenne un plus grand nombre de globules rouges que les Blancs”, comme le

souligne Axel Kahn dans le livre intitulé L’avenir n’est pas écrit. “Tout cela n’est

que l’expression de la diversité humaine, que nous reconnaissons par

différents traits.” Ce qui est fallacieux, c’est de tirer de cet élément peu décisif

une conclusion générale et dogmatique. Car, comme le souligne Gérard

Lambert (Médecin, journaliste) dans son livre intitulé La légende des gènes :

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“En matière de ségrégation, la singularité génétique des êtres pose un

problème inédit dans la mesure où il n’existe pas un génome humain mais

autant de versions distinctes que d’hommes sur terre, exceptions faites des

vrais jumeaux. (...) L’analyse du génome fournit au mieux des indications

généalogiques mais en aucun cas elle permet de classer les groupes humains

selon des caractéristiques ou des aptitudes particulières. Dans l’avenir, cette

traçabilité deviendra, du fait du brassage des populations, de plus en plus

difficile à établir.”

Cette représentation raciste s’applique à des peuples, mais s’étend, dans sa

logique, à des groupes humains considérés comme inférieurs : les classes

populaires, les handicapés, les femmes, même s’il ne s’agit pas, au sens strict,

de racisme mais de ségrégation. Le point commun de ces représentations

différentes réside dans l’idée selon laquelle ces êtres sont par nature (ou par

erreur de la nature) - ou par décision divine - des êtres inférieurs. L’idée

implicite essentielle est la suivante : l’autre - parce qu’il n’est pas le même que

moi/que nous, est, par nature/par définition, inférieur. La non-identité (ne pas

être pareil) implique l’inégalité. (Argument spécieux. Nous montrerons plus

loin en quoi.) Je suis/nous sommes donc l’étalon de mesure de la valeur de

l’autre, c’est-à-dire, soit un modèle naturel (inégalités biologiques) résultant

du hasard ; soit un modèle par élection (divine), ce qui est plus flatteur et plus

légitime. Il ne reste plus alors qu’à découvrir/mettre au point des critères

d’évaluation afin de confirmer cette croyance. Il n’y a là, bien sûr, aucune

démarche scientifique, rationnelle.

Ces représentations imaginaires, flatteuses pour ceux qui les énoncent,

humiliantes pour ceux qui les subissent, ont trouvé de réels renforts dans

certaines explications pseudo-scientifiques, justifiant, avant ou après-coup, des

lectures et des actes racistes, consciemment ou non.

Il y a là un élément très important à pointer permettant de distinguer une

démarche réellement scientifique d’une démarche prétendument scientifique.

La méthode scientifique est intrinsèquement liée au doute, à l’hypothèse, à

l’incertitude (cf. texte de Poincaré in thème 1 Evolution/Créationnisme p 27)

de telle sorte que toute proposition est soumise à la critique commune, à la

réfutabilité (Popper). Le résultat n’est pas connu d’avance : la science est une

recherche à la fois méthodique et tâtonnante.

Par contre, dès lors que le résultat prédétermine l’activité de recherche, il ne

s’agit plus de science. Autrement dit, un préjugé raciste, ségrégationniste,

conscient ou non, pourra conditionner un travail, des critères d’évaluation et

un résultat prévu d’avance, consciemment ou non. La démarche est alors au

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service du résultat escompté, résultat exprimant le préjugé raciste,

ségrégationniste, toujours flatteur pour celui qui le pose.

Nous allons repérer dans les documents suivants des exemples de telles

procédures, conscientes ou non, surtout inconscientes, et c’est en cela qu’ils

sont très intéressants, sur plusieurs plans.

Jared Diamond Biologiste de l’évolution et physiologiste. De l’inégalité parmi

les sociétés Essai sur l’homme et l’environnement dans l’histoire :

“L’explication la plus courante consiste probablement à supposer, de manière

explicite ou implicite, des différences biologiques parmi les peuples. Après

1500, lorsque les explorateurs européens ont pris conscience de l’existence de

grandes différences entre les populations en matière de techniques et

d’organisations politiques, ils ont postulé que ces différences tenaient à des

capacités innées différentes. Avec l’essor de la théorie darwinienne, les

explications ont été refondues en termes de sélection naturelle et d’évolution.

Sur le plan des techniques, les populations primitives étaient considérées

comme les vestiges de l’évolution de l’humanité depuis ses ancêtres

simiesques. L’éviction de ces populations par les colons des sociétés

industrialisées illustrait la survie des plus aptes. Avec l’essor ultérieur de la

génétique, les explications ont été une fois encore refondues en termes

génétiques, les Européens étant jugés(*) génétiquement plus intelligents que

les Africains et, a fortiori, que les Aborigènes d’Australie. [(*) Par eux-mêmes,

bien sûr, et selon leurs critères, point essentiel souvent occulté, et non par une

fictive parole absolue édictant une vérité éternelle comme cela est

fréquemment sous-entendu derrière l’objectivité affichée du discours

scientifique. Mais la science peut-elle énoncer un discours absolu ?]

De nos jours, divers segments de la société occidentale répudient

publiquement le racisme. Beaucoup d’Occidentaux (la plupart peut-être) n’en

continuent pas moins à accepter en privé ou de manière inconsciente les

explications racistes. (...)

Les spécialistes de psychologie cognitive ont beaucoup étudié les différences

de QI entre populations d’origines géographiques différentes mais habitant

désormais le même pays. En particulier, de nombreux psychologues américains

blancs essaient depuis des décennies de démontrer que les Noirs américains

d’origine africaine sont naturellement moins intelligents que les Blancs

américains d’origine européenne. (...) [cf. The Bell Curve de J Herrnstein et de

C. Murray dont S. J. Gould fait une critique très précise dans son livre La Mal-

Mesure de l’homme p 379 et suivantes.]

Tant que nous ne disposerons pas d’une explication convaincante, détaillée et

acceptée de la configuration de l’histoire, la plupart des gens continueront à se

dire que l’explication biologique et raciste est, somme toute, la bonne.”

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Gould, Paléontologue, La Mal-Mesure de l’homme : “Au cours de l’histoire, on

a utilisé les appels à la raison ou à la nature de l’univers pour entériner les

hiérarchies et justifier leur caractère inévitable. L’éventail des justifications

fondées sur la nature recouvre un grand nombre de possibilités : ce sont, par

exemple, des analogies élaborées entre, d’une part ceux qui détiennent le

pouvoir et toutes les classes hiérarchisées qui leur sont subordonnées et, de

l’autre, la Terre, centre du monde de l’astronomie de Ptolémée(*), et un

ensemble ordonné de corps célestes gravitant autour d’elle ; ou bien des

références à l’ordre universel, à la “grande chaîne des êtres vivants”, longue

série linéaire allant de l’amibe à Dieu, en passant, près de son sommet, par une

suite progressive de races et de classes humaines.”

(*) Le système prévalant au début de la Renaissance était celui de Ptolémée,

astronome de l’école d’Alexandrie du IIe siècle ap. J. C. Son œuvre l’Almageste,

constitue une somme des connaissances astronomiques de l’Antiquité. On y

trouve les observations les plus précises qui puissent être faites à l’œil nu sur

les 1022 étoiles et les 8 planètes connues à l’époque. Sa cosmologie repose sur

des propositions qui relèvent de l’évidence visuelle : le ciel est une vaste

sphère fermée sur laquelle sont fixées les étoiles (les “fixes”) ; la Terre est une

sphère ; en effet, le Soleil ne se lève et ne se couche pas à la même heure pour

tous les habitants, et, sur mer, les sommets des montagnes apparaissent avant

leur base ; la Terre occupe le centre des cieux, sinon on verrait plus d’étoiles

d’un côté des cieux que de l’autre ; la Terre est immobile : elle n’est animée ni

d’un mouvement rectiligne (sinon elle s’éloignerait du centre du monde), ni

d’un mouvement de rotation (sinon les objets s’envoleraient par la force

centrifuge, et les oiseaux n’auraient pas à battre des ailes pour voler vers

l’ouest) ; tout mouvement céleste est un mouvement circulaire uniforme, etc.

Ce système est corrélé par des textes sacrés comme la Bible et paraît

satisfaisant au Moyen-Age. cf. Histoire des méthodes scientifiques de Jean-

Marie Nicolle.

Voici quelques exemples de positions d’hommes politiques, de scientifiques,

de philosophes :

B. Franklin, (1706-1790), Homme politique, bien qu’estimant l’infériorité des

Noirs comme purement culturelle et parfaitement susceptible d’être corrigée,

exprima l’espoir de voir l’Amérique devenir un domaine de Blancs que ne

viendrait souiller aucun mélange de couleurs moins plaisantes : Je souhaiterais

que leur nombre en soit augmenté. Et au moment où nous sommes en train, si

j’ose dire, de récurer notre planète, en déboisant l’Amérique et en permettant à

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ce côté de notre globe de refléter une lumière plus vive aux yeux des habitants

de Mars ou de Vénus, pourquoi devrions-nous (...) assombrir son peuple ?

Pourquoi accroître le nombre de fils d’Afrique en les implantant en Amérique,

alors même que s’ouvre devant nous une occasion fort propice, en excluant les

Noirs et les basanés, d’encourager le développement des Blancs et des Rouges

si beaux ? Observations sur l’accroissement de l’humanité, 1751.

Th. Jefferson (1743-1826), Ecrivain politique, juriste et troisième Président des

Etats-Unis : Je suis donc amené à penser, mais ce n’est là qu’un sentiment, que

les Noirs qu’ils forment une race distincte ou qu’ils aient subi une séparation

due au temps et aux circonstances, sont inférieurs aux Blancs quant au corps et

à l’esprit.

Lincoln (1809-1865), Homme politique américain: Il existe entre les Noirs et les

Blancs une différence physique qui, je le crois, empêchera toujours les deux

races de vivre en termes d’égalité sociale et politique. Dans la mesure où elles

ne peuvent pas vivre ainsi, alors même qu’elles restent ensemble effectivement,

l’une doit être supérieure à l’autre, et comme n’importe qui d’autre je suis

partisan d’attribuer cette position supérieure à la race blanche.

Il serait naïf de notre part de railler ces propos car, comme le souligne

Nietzsche, nul ne ment autant que l’homme indigné ; il s’agit de comprendre

afin d’être plus vigilants au sujet de nos propres préjugés. Et S. J. Gould

souligne ici : “Avant d’évaluer l’influence de la science sur l’idée de race aux

XVIIIe et XIXe siècles, il nous faut d’abord prendre conscience de

l’environnement culturel d’une société [ici américaine] dont les dirigeants et

les intellectuels ne doutaient en rien de la réalité du classement racial. (...) Je

ne cite pas ces déclarations [de B. Franklin, Th. Jefferson et Lincoln] pour

ressortir de vieux cadavres des placards. Au contraire, je fais appel aux

hommes qui ont à juste titre mérité notre respect le plus profond pour bien

montrer que les dirigeants blancs des nations occidentales aux XVIIIe et XIXe

siècles ne mettaient pas en question la réalité du classement racial. Dans ces

circonstances, l’assentiment général donné par les hommes de science à cette

classification traditionnelle est venu d’une croyance partagée par tous et non

de données recueillies pour résoudre une question à l’issue indécise. En un

curieux mécanisme où l’effet devenait la cause, ces déclarations étaient

interprétées comme renforçant de manière indépendante le contexte

politique.

Tous les savants les plus importants se sont conformés aux conventions

sociales. Dans la première définition formelle des races humaines en termes de

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12

taxonomie moderne, Linné a mêlé les traits de caractère à l’anatomie (Systema

natura, 1758). L’Homo sapiens afer (Le Noir africain), écrivit-il, est “guidé par la

fantaisie” ; l’Homo sapiens europaeus est “guidé par les coutumes”. Des

femmes africaines, il dit : “Feminis sine pudoris ; mammae lactantes prolixae”

(“Femmes sans pudeur, seins produisant du lait à profusion”). Les hommes,

ajouta-t-il, sont indolents et s’enduisent de graisse.”

Il est aisé de montrer qu’il n’y a là aucun propos à caractère scientifique.

Cependant, ces affirmations étaient énoncées comme relevant de la science

alors qu’il s’agit de jugements de valeur, de préjugés, de représentations

imaginaires, affectives. Nous sommes des héritiers de ces représentations

énoncées par “la science” dans une démarche de mutuelle confirmation avec

l’opinion commune (la doxa) : celle-ci provoque une ambiance mentale

commune, pourrait-on dire, rendant possible de tels propos chez des savants

qui, par leurs discours pseudo-scientifiques, confirment cette opinion

commune chargée d’affects inconscients, et ainsi de suite : chaque discours

justifiant l’autre et produisant au bout du compte un seul discours, en cercle,

chargé de préjugés racistes, ségrégationnistes.

“Les plus grands naturalistes du XIXe siècle ne tenaient pas les Noirs en haute

estime. Cuvier parlait des indigènes africains comme de “la plus dégradée (1

page 7) des races humaines, dont les formes s’approchent le plus de la brute,

et dont l’intelligence ne s’est élevée nulle part au point d’arriver à un

gouvernement régulier”. En 1812, Darwin parla du temps à venir où l’écart

séparant l’homme du singe s’accroîtra par l’extinction prévisible des

intermédiaires comme les chimpanzés et les Hottentots. Wallace, qui

découvrit avec Darwin la sélection naturelle, pensait que tous les peuples

disposaient de facultés mentales innées quasi égales et c’est cette croyance

qui l’amena à abandonner la sélection naturelle et à recourir à l’idée de

création divine pour expliquer l’apparition de l’esprit humain. La sélection

naturelle ne peut, selon Wallace, élaborer des organes que pour l’usage

immédiat des animaux qui les possèdent. Le cerveau des sauvages est en

puissance égal au nôtre. Mais ils ne l’utilisent pas totalement, comme le

montre le caractère grossier et inférieur de leur culture. Les sauvages actuels

étant très proches de nos ancêtres humains, notre cerveau a dû développer

ses capacités les plus hautes longtemps avant que nous les mettions à

l’épreuve.”

David Hume (1711-1776), philosophe, était partisan tout à la fois de la création

séparée(*) et de l’infériorité innée des races non blanches : J’incline à penser

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que les nègres, et en général toutes les autres espèces d’hommes (car il y en a

quatre ou cinq sortes différentes) sont naturellement inférieurs aux Blancs. Il

n’y eut jamais une nation civilisée d’une couleur de peau autre que blanche, (...)

Aucun industriel ingénieux parmi eux, pas d’arts, pas de sciences.”

(*) Avant l’apparition de la théorie de l’Evolution - De l’Origine des espèces

Darwin 1859. cf. Thème 1 : Théorie de l’évolution et Créationnisme -, le

classement racial se justifiait selon deux modalités. L’une soutenait l’unité

biblique de tous les peuples dans la création d’Adam et Eve : le monogénisme.

Depuis la perfection de l’Eden, les races ont poursuivi un processus de

dégénérescence et se sont altérées à des degrés divers, les Blancs ayant subi la

dégradation la plus faible, les Noirs la plus importante. L’autre renonçait aux

allégories bibliques et voyait dans les races humaines des espèces biologiques

distinctes, les descendants d’Adam multiples. En tant que représentants d’une

autre forme de vie, les Noirs ne devaient plus nécessairement participer à

“l’égalité de l’homme” : le polygénisme.

La craniométrie : “Morton avait une hypothèse à mettre à l’épreuve selon

laquelle on pouvait établir une classification objective des races en se fondant

sur les caractères physiques du cerveau et en particulier sur sa taille. Ce grand

collecteur de données, qui devint polygéniste, s’intéressa surtout aux

indigènes américains. Morton entreprit de classer les races selon la taille

moyenne de leur cerveau et publia trois ouvrages. Ses travaux furent

réimprimés à de multiples reprises au cours du XIXe siècle comme des données

irréfutables sur la valeur mentale des races humaines : Blancs, Indiens, Noirs.

Parmi les Blancs : Teutons et Anglo-Saxons, Juifs, Hindous. Le statut social et la

position de pouvoir occupée par chacun étaient, dans l’Amérique de Morton,

le reflet fidèle de la valeur biologique. Morton avait fourni de pures données

objectives, tirées de la plus grande collection de crânes dans le monde. J’ai

passé (S. J. Gould) plusieurs semaines de l’été 1977 à étudier les données de

Morton : les résumés sont un ramassis d’astuces et de tripotages de chiffres

dont le seul but est de confirmer des convictions préalables. Cependant - et

c’est là l’aspect le plus étonnant de cette affaire - je n’y ai repéré aucune

preuve évidente de supercherie volontaire ; en vérité si Morton avait été

malhonnête, il n’aurait jamais publié ses données d’une manière si franche. La

tromperie volontaire est probablement rare dans le domaine scientifique. Elle

n’est pas très intéressante, car elle ne nous apprend rien sur la nature de

l’activité scientifique. La prédominance du trucage inconscient amène une

conclusion générale sur le contexte social dans lequel s’élabore la science. Car

si les savants peuvent en toute honnêteté s’illusionner comme Morton le fit,

c’est que l’on peut trouver des préjugés partout, même dans les méthodes de

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mensuration des ossements et dans les additions de chiffres. [Voir page 89 et

suivantes pour davantage de précisions Le polygénisme et la craniométrie aux

Etats-Unis avant Darwin.]

“La deuxième moitié du XIXe siècle ne fut pas seulement l’ère de l’Evolution en

anthropologie ; une autre tendance s’empara des sciences humaines : l’attrait

des chiffres, la croyance en des mesures rigoureuses qui garantiraient une

précision irréfutable et pourraient marquer une transition entre des

suppositions subjectives et une science véritable. L’évolution et la

quantification formèrent une alliance impie ; en un sens, leur union forgea la

première théorie élaborée du racisme “scientifique” - si nous entendons le mot

“science” comme beaucoup l’entendent à tort : comme une thèse s’appuyant

apparemment sur une foison de chiffres. Les sommités de la craniométrie

n’étaient pas des idéologues politiques conscients. Ils se considéraient comme

des serviteurs de leurs chiffres, comme des apôtres de l’objectivité. Et se

faisant, ils confirmèrent tous les préjugés habituels confortant la position des

hommes blancs de sexe masculin [On pourrait dire les WASP White Anglo-

Saxon Protestants] et selon lesquels les Noirs, les femmes et les pauvres

devaient leur rôle subalterne aux durs préceptes de la nature.

La science est enracinée dans l’interprétation créatrice. Les chiffres ont un

pouvoir de suggestion, de crainte et de réfutation ; en eux-mêmes ils ne

précisent pas la teneur des théories scientifiques. Celles-ci sont élaborées

après interprétation des chiffres, mais ceux qui les interprètent sont souvent

prisonniers de leur raisonnement. Ils croient en leur propre objectivité et ne

parviennent pas à percevoir le préjugé qui les incite à choisir une

interprétation parmi toutes celles qui pourraient également être compatibles

avec les chiffres qu’ils ont relevés.”

Autrement dit, il serait erroné de notre part de croire que le travail scientifique

est affranchi de toutes représentations imaginaires, irrationnelles et assuré

d’une objectivité indubitable. La véritable démarche scientifique, rationnelle,

est laborieuse, elle consiste à lutter en soi et à l’intérieur même de son travail

contre ses propres représentations imaginaires, magiques, superstitieuses en

acceptant l’idée qu’il est impossible de se défaire totalement de ses penchants

et que la science n’est pas étrangère, bien au contraire, au travail

d’interprétation, comme de nombreuses autres démarches de recherche. La

science est une lutte toujours inachevée contre nos propres préjugés qui

entravent le progrès de notre connaissance en constituant ce que Bachelard

appelle des “obstacles épistémologiques” (Cf. pour plus de précisions : La

formation de l’esprit scientifique).

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D’autre part, il est erroné de croire - comme le montre Gould - que le chiffre

est la garantie de la rationalité, de l’objectivité. Car les chiffres, à l’état brut,

n’ont aucun sens, c’est l’interprétation qui donne sens et l’interprétation

procède du travail de la subjectivité humaine.

L’exemple de Paul Broca (1824-1880 - Fondateur de la Société

anthropologique de Paris en 1859) permet de montrer qu’il “utilisait les

chiffres non pas pour faire naître de nouvelles théories mais pour illustrer des

conclusions a priori. Devrons-nous pour autant croire que la science

d’aujourd’hui est différente simplement parce que nous partageons le

contexte culturel de la plupart des hommes de science en exercice et

prendrons-nous l’influence de cet environnement pour la vérité objective ?

Broca fut un savant exemplaire ; personne n’a jamais pris autant de soin

méticuleux pour obtenir des chiffres exacts. De quel droit, et pour quelle autre

raison que nos propres partis pris, pouvons-nous dénoncer les préjugés du

maître de la craniologie ? Broca pensait que la taille du cerveau avait un

rapport (*) avec le degré d’intelligence : En moyenne la masse de l’encéphale

est plus considérable chez l’adulte que chez le vieillard, chez l’homme que chez

la femme, chez les hommes éminents que chez les hommes médiocres, et chez

les races supérieures que chez les races inférieures. (...) Toutes choses égales

par ailleurs, il y a un rapport remarquable (*) entre le développement de

l’intelligence et le volume du cerveau. (1861) Cinq ans plus tard, dans un article

d’encyclopédie sur l’anthropologie, Broca affirme ceci : Ainsi l’obliquité et la

saillie de la face, constituant ce qu’on appelle le prognathisme, la couleur plus

ou moins noire de la peau, l’état laineux de la chevelure et l’infériorité

intellectuelle et sociale, sont fréquemment associés, tandis qu’une peau plus ou

moins blanche, une chevelure lisse, un visage orthognathe sont l’apanage le

plus ordinaire des peuples les plus élevés dans la série humaine. (...) Jamais un

peuple à la peau noire, aux cheveux laineux et au visage prognathe, n’a pu

s’élever spontanément jusqu’à la civilisation. (1866) Broca regrettait que la

nature ait élaboré un tel système. Mais qu’y pouvait-il ? Les faits sont les faits.”

S. J. Gould. (*) “La corrélation, rappelle Gould, évalue la tendance qu’a une

mesure de varier de concert avec une autre. Au cours de la croissance d’un

enfant par exemple, ses bras et ses jambes s’allongent ; cette tendance

commune à changer dans la même direction s’appelle une corrélation positive.

Tous les organes du corps ne présentent pas de corrélations positives

semblables pendant la croissance. (...) Mais de peur qu’on ne s’imagine trop

facilement que la corrélation représente une méthode magique pour déceler

de façon non équivoque la cause des phénomènes liés entre eux, regardons la

liaison entre mon âge et le prix de l’essence pendant ces dix dernières années.

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La corrélation est presque parfaite, mais personne ne s’aviserait d’y voir une

cause commune. Le fait de la corrélation n’implique rien sur la cause. (...) La

très grande majorité des corrélations dans notre monde sont, sans doute, non

causale. (...) L’hypothèse selon laquelle corrélation équivaut à cause est

probablement l’une des deux ou trois erreurs les plus répandues et les plus

graves du raisonnement humain.”

Or, il ne s’agit pas de “faits objectivement constatés” (Quel peut être le sens

d’une telle formule communément admise ?) par Broca, mais d’interprétations

provoquées par des préjugés ignorés de leur auteur et cependant présents en

son esprit et projetés à son insu sur la représentation de faits. Cela montre

combien nous pouvons, au niveau de la conscience et sur le plan intellectuel,

croire sincèrement que nous avons telle ou telle idée - généreuse - alors que

simultanément nos actes manifestent l’exact contraire. La duplicité n’est pas

ici mensonge, elle est le signe d’une foncière ignorance d’une grande part de

l’activité de notre esprit, chargé de préjugés inconscients hérités et répétés à

notre insu. Ce constat est-il accablant ? Non, car nous pouvons nous entraider,

par la critique mutuelle que l’on pourrait dire bienveillante, à repérer nos

opinions fausses.

“Broca croyait en toute sincérité, je pense (S. J. Gould), que les faits étaient

son unique contrainte et que sa confirmation des classifications traditionnelles

reposait sur la précision de ses mesures, sur le soin qu’il apportait à la mise au

point de procédés reproductibles. J’ai passé un mois entier à lire les principaux

écrits de Broca en m’intéressant tout particulièrement à ses procédés

statistiques. Je me suis aperçu que, dans ses méthodes, il suivait un schéma

précis consistant à franchir l’espace séparant les faits de la conclusion en

utilisant l’itinéraire habituel, mais en sens inverse. Les conclusions arrivaient

d’abord et, dans celles-ci, Broca partageait l’opinion de la plupart des hommes

blancs occupant le devant de la scène à son époque, à savoir qu’eux-mêmes

étaient au sommet par un heureux hasard de la nature et qu’on trouvait au-

dessous d’eux les Noirs, les femmes et les pauvres. Les faits qu’il rapportait

étaient dignes de foi (contrairement à ceux de Morton), mais il les recueillait

de manière sélective puis les manipulait inconsciemment au service de

conclusions arrêtées a priori. Broca utilisait les faits comme des illustrations et

non comme des documents auxquels ils étaient soumis. (Pour plus de

précisions voir page 120 et suivantes.)

Plus tard, il fut sur le point de renoncer à son critère principal, la taille du

cerveau, car dans ce domaine certains peuples jaunes inférieurs obtenaient

d’excellents résultats.

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La taille du cerveau de nombreux criminels fut une source perpétuelle de

contrariété pour les craniométriciens et les criminologistes. Comment se

faisait-il que des corps non réclamés, des cadavres abandonnés à la charge de

l’Etat, dépassent la crème de la société ?”

“Franz Josef Gall est l’un des fondateurs de la phrénologie, la “science” qui

prétendait juger les diverses facultés mentales d’après la taille des zones du

cerveau.

On avait attribué à des zones spécifiques du cerveau et du crâne un statut

précis. La plupart des critères peuvent se réduire à une seule formule : le

meilleur est à l’avant. Les gens supérieurs devraient avoir plus à l’avant, moins

à l’arrière. “

Un point est à souligner : notre représentation imaginaire de l’espace n’est pas

neutre : les notions de haut, de bas, d’avant, d’arrière et même de gauche (la

sinistra), de droite sont chargées d’affects inconscients tenaces. Il en est de

même de notre représentation imaginaire du temps associant au passé l’idée

d’infériorité et au présent/futur l’idée de progrès, de telle sorte que nous

sommes nécessairement supérieurs à nos ancêtres, etc. Ces représentations

imaginaires se retrouvent par exemple dans une vulgarisation erronée de la

théorie de l’Evolution confondue avec l’idée de progrès au point qu’Homo

sapiens est interprété (par lui-même) comme le sommet de la chaîne des êtres

vivants : image fausse et contraire à la théorie de l’Evolution (la notion

d’évolution a une acception totalement neutre : il n’y a aucune idée de

progression ou de régression mais seulement de variations aléatoires au point

que la formule communément admise de “survie du plus apte” est inadéquate

puisqu’elle laisse supposer implicitement qu’il y aurait quelque atout ou mérite

chez tel ou tel être vivant. Or tel vivant dit “plus apte” dans tel milieu ne

pourrait survivre en un autre milieu. La théorie de l’Evolution a un concept

majeur, celui de contingence, sans nier l’idée de nécessité). Notre

interprétation immédiate du monde, et par suite notre rapport au monde, est

en grande partie déterminée par des repères imaginaires comme

inférieur/supérieur. Les Stoïciens avaient déjà souligné cette donnée, en

parlant d’autre chose : c’est la représentation que nous nous faisons des

choses qui nous affectent et non les choses elles-mêmes. cf. Epictète Manuel

“Ce qui trouble les humains, ce ne sont pas les événements, mais seulement

l’opinion souvent fausse qu’ils en ont” Chapitre I. De même, Spinoza a montré

la puissance du désir dans notre rapport au monde en pointant combien nous

ne désirons pas un objet parce qu’il est bon mais le décrétons bon parce que

nous le désirons. Ethique III Prop. IX Sc.

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“Broca accepta la classification des groupes humains proposée par Gratiolet

en “races frontales” (Blancs dotés de lobes antérieur et frontal développés au

plus haut point), “races pariétales” (Mongols aux lobes pariétaux

particulièrement proéminents) et “races occipitales” (Noirs chez qui l’arrière

prédomine). Argument favori de Gratiolet : les fontanelles se ferment plus tôt

dans les races inférieures, bloquant ainsi le cerveau dans une gangue rigide et

limitant les effets de toute éducation ultérieure.

Broca avait décrit plusieurs crânes appartenant aux plus anciennes populations

d’Homo sapiens, du type Cro-Magnon, et avait découvert que leur capacité

crânienne dépassait celle des Français contemporains. Par bonheur cependant,

leurs fontanelles antérieures se fermaient les premières, ce qui prouvait,

d’après Broca, que ces ancêtres étaient inférieurs.

Un savant suédois, Anders Retzius, popularisa l’indice céphalique et bâti sur

ces bases une théorie de la civilisation. Il pensait qu’à l’âge de pierre, les

peuples d’Europe étaient brachycéphales (arrondis), et qu’à l’âge de bronze,

des éléments dolichocéphales (longs), Indo-Européens ou Aryens, envahirent

progressivement le continent et remplacèrent les habitants originels plus

primitifs.

La plupart des Français, dont Broca lui-même, étaient brachycéphales. Broca

démontra la fausseté de cette version alors en vigueur en découvrant des

dolichocéphales à la fois parmi des crânes de l’âge de pierre et au sein des

survivants actuels des souches “primitives”.”

On pourrait évoquer l’exemple, étudié par Gould, du “trou occipital” (page

135) : “plus élevé était la race, plus avancé était le trou occipital. Or, si l’on ne

se fonde que sur le crâne seul, le trou occipital des Noirs se trouve plus en

avant... Alors les critères changèrent...”. Ou encore les travaux sur le cerveau

des femmes (page 137). Et enfin (page 142), l’exemple de Maria Montessori

qui a écrit un Traité sur l’anthropologie pédagogique (1913). “Elle mesurait

dans des écoles la circonférence de la tête des enfants et en concluait que ceux

qui avaient une grosse tête étaient promis à l’avenir le plus brillant. Mais elle

réfutait les thèses de Broca sur les femmes...” Elle aurait sans doute été

offusquée par un point de l’affirmation de l’anthropologue allemand Huschke,

en 1854 : “Le cerveau du Noir possède une moelle épinière du même type que

celle que l’on trouve chez les enfants et les femmes et, allant plus loin,

s’approche du type de cerveau que l’on trouve chez les singes supérieurs”.

“La théorie de l’évolution remplaça le créationnisme qui avait été à la base de

l’intense controverse entre les monogénistes et les polygénistes, mais les deux

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partis s’en accommodèrent fort bien, car cela fournissait un meilleur

fondement rationnel à leur racisme commun. Les monogénistes continuèrent à

établir une hiérarchie linéaire des races selon leur valeur mentale et morale ;

les polygénistes admettaient à présent l’existence d’une ascendance commune

qui se perdait dans les brumes préhistoriques, mais affirmaient que les races

avaient été séparées depuis si longtemps que des différences héréditaires

majeures étaient apparues dans les domaines du talent et de l’intelligence.

G. Stocking, historien de l’anthropologie (1973) : “les tensions intellectuelles

de ce conflit furent réduites après 1859 par un évolutionnisme au sens large

qui était tout à la fois monogéniste et raciste, qui affirmait l’unité humaine

tout en reléguant le sauvage à peau noire dans un statut très voisin de celui du

singe.”

“Le concept d’évolution a transformé la pensée humaine au cours du XIXe

siècle, poursuit Gould. Presque toutes les questions des sciences de la vie

furent reformulées à la lumière de cette notion nouvelle. Aucune idée ne fut

plus largement diffusée. On en usa et on en abusa, (cf. le “darwinisme

social”(Cf. Notes 1 et a, b, c p. 14), par exemple, qui servit à justifier le

caractère inévitable de la pauvreté). Mais d’autres arguments quantitatifs

apparurent, retombées plus directes encore de la théorie de l’évolution. Par

exemple, la justification évolutionniste de la classification des groupes qui

connut le plus large succès, la thèse de la récapitulation ou bien l’hypothèse

spécifique de la pensée évolutionniste qui affirme la nature biologique du

comportement criminel, l’anthropologie criminelle de Lombroso (selon lequel

“Le nez du criminel est souvent aquilin ; les sourcils sont broussailleux, etc. Cf.

Gould p 162 : “Lombroso élaborait pratiquement toutes ses thèses de manière

à ce qu’elles soient vérifiées(*) dans tous les cas, ce qui eut pour effet de les

rendre vides de sens du point de vue scientifique. Cf. La réflexion de K. Popper

sur la réfutabilité en science, Thème 1 page 22). Ces deux théories reposaient

sur la même méthode quantitative et prétendument évolutionniste, la

recherche des signes de morphologie simienne chez les groupes jugés

indésirables” (Pour plus de précisions voir page 150 et suivantes).

(*) Il y a là quelque analogie avec ce que l’on appelle le Vérificationnisme à

opposer au falsificationnisme de K. Popper montrant qu’on peut établir

expérimentalement la fausseté d’une hypothèse, alors qu’il n’est pas possible

d’en établir la vérité, dans les sciences empiriques/expérimentales, du fait de

l’induction. Lorsque l’hypothèse a passé avec succès un contrôle qui aurait pu

la “falsifier”, il est préférable de parler de corroboration, jusqu’à preuve du

contraire et dans l’état actuel de nos connaissances, plutôt que de vérification.

Cf. La Préface pour le Traité du vide de Pascal.

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S. J. Gould : “Tout comme la mesure des dimensions crâniennes a représenté

la méthode grossière et guère satisfaisante (de son propre aveu) du racisme

scientifique, la technique plus raffinée des tests mentaux - consistant à

mesurer le subtil intérieur, pour ainsi dire, plutôt que l’extérieur direct - a

constitué, au XXe siècle, le fondement des théories sur l’inégalité humaine.”

Mesure de l’intelligence et théorie de l’hérédité du QI : “En 1904 Alfred Binet

(1857-1911), directeur du laboratoire de psychologie de la Sorbonne, a reçu

mission du ministère de l’Education nationale français de mettre au point une

technique permettant d’identifier les enfants de l’école primaire dont les

difficultés à suivre les cours normaux laissaient penser qu’ils avaient besoin

d’un enseignement adapté. Binet adopta une démarche purement pratique. Le

psychologue nia explicitement que le QI mesurait (*) une caractéristique

biologique interne pouvant être appelée “intelligence générale”. Avant tout, il

pensait que ce trait complexe aux multiples facettes, appelé intelligence, ne

pouvait pas s’exprimer par un seul chiffe, à partir duquel on pouvait classer les

enfants selon une hiérarchie linéaire. Il écrivit en 1905 : Cette échelle (métrique

de l’intelligence) ne permet pas à proprement parler la mesure de l’intelligence

- car les qualités intellectuelles ne se superposent pas comme des longueurs,

elles ne sont pas superposables. En outre, Binet craignait que les enseignants

n’interprètent la note de QI comme reflétant une grandeur innée et

rigidement fixée, au lieu de la considérer comme une jauge permettant

d’identifier les écoliers ayant besoin d’aide particulière. Invoquant l’affaire qui

secouait alors l’opinion publique en France, il écrivit : Il est vraiment trop facile

de découvrir les signes d’arriération chez un individu quand on est prévenu.(**)

Autant opérer comme ces graphologues qui, du temps où l’on croyait Dreyfus

coupable, découvraient dans son écriture les signes d’un traître et d’un espion.

(Pour plus de précisions voir page 183 et suivantes) (** Il s’agit ici de

“prévention” dans le sens de préjugé). Binet se refusa à dégager la signification

du chiffre qu’il attribuait à chaque enfant. L’intelligence est trop complexe

pour qu’un seul nombre puisse la définir. Ce chiffre n’est qu’une moyenne de

plusieurs tests, non une entité en lui-même. Mais comme le souligne J.S. Mill

“Les hommes ont toujours montré une forte tendance à croire que tout ce qui

a reçu un nom doit être une entité ou un être ayant une existence propre.

Quand ils n’ont pu trouver aucune entité réelle répondant à ce nom, ils n’ont

pas, pour autant, supposé qu’aucune n’existe, mais ont imaginé qu’il s’agissait

de quelque chose de particulièrement abscons et mystérieux.” [(*) A. Jacquard

L’avenir n’est pas écrit. “Pour l’intelligence (...) nous avons déjà dit combien

l’idée de “mesure” de l’intelligence nous paraissait absurde ; a fortiori lorsqu’il

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s’agit de comparer des peuples entre eux. Nous ne pouvons mesurer

l’intelligence, parce qu’il ne s’agit aucunement d’un objet.]

L’interprétation innéiste et antimélioriste de sa démarche, que Binet avait

prévue d’avance et dénoncée à l’avance, est devenue dominante. Ce

retournement - l’établissement de la théorie héréditariste du QI - s’est produit

en Amérique par H.H. Goddard et L. M. Terman qui adaptèrent le test de QI

aux Etats-Unis, sous la forme du test appelé Stanford-Binet.

Goddard : “Dit de la façon la plus carrée, notre thèse est que le déterminant

majeur des conduites humaines est un processus mental unitaire que nous

appelons intelligence ; que ce dernier est conditionné par un mécanisme

nerveux qui est inné ; que le degré d’efficacité pouvant être atteint par ce

mécanisme nerveux, ainsi que le niveau mental ou intellectuel correspondant

chez chaque individu, est déterminé par le type de chromosomes dont ce

dernier a été doté lors de sa conception ; que le niveau de l’intelligence n’est

que peu affecté par les influences rencontrées ultérieurement, à l’exception

des sérieux accidents susceptibles de détruire des parties de mécanisme

nerveux sous-jacent.”

“Les réticences de Binet étaient aussi d’ordre social. Il redoutait

particulièrement que cet instrument, si l’on en faisait une entité, puisse être

perverti et utilisé comme une étiquette indélébile, plutôt que comme un guide

permettant de sélectionner les enfants ayant besoin d’aide. Il s’inquiétait que

des maîtres d’école au “zèle exagéré” puissent se servir du QI comme d’une

excuse commode. (...) Mais Binet était certain d’une chose : quelle que soit la

cause des faibles résultats obtenus en classe, le but de son échelle était de

détecter afin d’apporter de l’aide et des améliorations, non de cataloguer pour

imposer des limitations.

La différence entre les héréditaristes stricts et leurs adversaires ne repose pas,

comme certaines présentations caricaturales le laisseraient accroire, sur le fait

que les résultats obtenus par un enfant seraient entièrement innés ou

totalement fonction du milieu et de l’acquis. Les différences sont plus une

matière de politique sociale et de pratiques éducatives. Les héréditaristes

considèrent leurs mesures de l’intelligence comme des jalons marquant des

limites innées et permanentes. Les enfants qui ont été étiquetés devraient être

triés, soumis à une formation adaptée à leur hérédité et dirigés vers des

professions s’accordant à leurs possibilités biologiques. (...) Comment

pouvons-nous aider un enfant si nous commençons par le déclarer inapte par

sa biologie ? Binet : “(...) l’enfant qui perd en classe le goût du travail risque

fort de ne pas l’acquérir au sortir de l’école.”

L’héréditarisme est caractérisé par le déterminisme biologique et la

réification(*) de l’intelligence.” (*) “chosification”

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Toutes ces représentations laissent supposer un certain acharnement à vouloir

faire croire qu’il manque, par nature, à l’autre, quelque chose.

“Goddard entreprit son travail au cours du premier accès d’exaltation qui

accueillit la découverte de Mendel (1822-1884) et des premiers fondements

de l’hérédité (cf. Thème 1 : Théorie de l’évolution/Créationnisme). On sait

maintenant que pratiquement tous les caractères les plus importants de notre

corps sont élaborés par l’interaction de nombreux gènes entre eux et avec le

milieu extérieur. A cette époque des toutes premières connaissances

génétiques, de nombreux biologistes croyaient naïvement que tous les traits

humains se comportaient comme la couleur, la taille ou les rides des pois de

Mendel ; ils étaient persuadés que même les organes les plus complexes du

corps étaient dus à l’action d’un seul gène et que les variations de l’anatomie

ou du comportement résultaient de la forme dominante ou récessive de ces

gènes.” [Nous travaillerons ces points au cours du Thème 4, portant sur les

questions épistémologiques, économiques, politiques et éthiques liées à ce

que l’on appelle les OGM.]

Ces représentations erronées justifiaient les projets de limitation de “la

reproduction des débiles”.

“Les raisons du retour périodique du déterminisme biologique sont

sociopolitiques, et guère difficiles à apercevoir : les périodes au cours

desquelles réapparaît le déterminisme biologique recouvrent celles des replis

politiques (particulièrement lorsqu’on appelle à une réduction des dépenses

de l’Etat en faveur des programmes sociaux), ou celles durant lesquelles les

élites dominantes sont saisies par la peur, face aux sérieux troubles sociaux

engendrés par les groupes désavantagés, lesquels peuvent même menacer de

conquérir le pouvoir. Lorsque se manifeste la possibilité du changement social,

la théorie biodéterministe de l’intelligence offre un argument précieux à ces

élites en leur permettant d’affirmer que l’ordre établi, dans lequel certains

figurent au sommet, et d’autres, en bas, correspond exactement à la

répartition en classes des êtres humains en fonction de leurs capacités

intellectuelles innées et inchangeables. Pourquoi dépenser de l’énergie et des

subsides pour essayer d’élever le QI, de toute façon imperméable à

l’amélioration de races ou de classes sociales se trouvant au bas de l’échelle

sociale ? Ne vaut-il pas mieux accepter le triste diktat de la nature et faire des

économies substantielles sur le budget de l’Etat ? (...) (cf. la critique de The Bell

Curve déployée par Gould in La Mal-Mesure de l’homme)

Page 23: III. Comment des représentations appartenant au domaine ... · III. Comment des représentations appartenant au domaine scientifique peuvent-elles soutenir le point de vue raciste,

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Le déterminisme biologique : selon cette doctrine, les normes de

comportement des groupes humains et les différences économiques et

sociales entre eux - en premier lieu les races, les classes et les sexes - sont

issues de distinctions héritées, innées, et la société, en ce sens, est bien un

exact reflet de la biologie. La Mal-Mesure de l’homme présente, dans une

perspective historique, un des thèmes principaux du déterminisme biologique :

l’estimation de la valeur des individus et des groupes par la mesure de

l’intelligence en tant qu’entité séparée et quantifiable. Deux sources

principales de données sont venues tour à tour étayer cette argumentation : la

craniométrie et certains modes d’utilisation des tests psychologiques. (...)

Les déterministes se sont souvent servi du prestige de la science (*) comme

d’une connaissance objective, libre de toute influence sociale et politique. Ils

se sont décrits eux-mêmes comme des propagateurs de la pure vérité et ont

présenté leurs adversaires comme des idéologues à la sensiblerie déplacée et

des utopistes prenant leurs désirs pour des réalités. Louis Agassiz (1850) en

défendant sa thèse qui fait des Noirs une race séparée, écrivait : “Les

naturalistes ont le droit de considérer les questions que posent les rapports

physiques des hommes comme de simples questions scientifiques et de les

étudier sans référence à la politique ou à la religion”. Carl C. Brigham (1923),

préconisant le refoulement des immigrants de l’Europe du Sud et de l’Est ayant

obtenu de faibles résultats aux prétendus tests d’intelligence innée, déclara :

“Les mesures qui devraient être prises pour préserver ou augmenter notre

présente capacité intellectuelle doivent être bien évidemment dictées par la

science et non par des considérations politiques”. (...)”

(*) Il s’agit là d’un argument d’autorité ; ce qui est contraire à la démarche

scientifique comme le montre Pascal dans La Préface pour le Traité du vide.

Il est à noter que c’est justement l’élément nié dans ces propos - la conviction

politique - qui est déterminant.

“Une illusion : la réification, c’est-à-dire notre tendance à transformer les

concepts abstraits en entités (du latin res, “chose”). Nous reconnaissons

l’importance de l’esprit dans nos vies et souhaitons en connaître les

caractéristiques de manière à opérer parmi les individus les divisions et les

distinctions que nous impose notre système politique et culturel. Nous

donnons alors le nom d’intelligence à cet ensemble merveilleusement

complexe de facultés humaines. Ce symbole commode est alors réifié et

acquiert son statut équivoque de chose unitaire. Une fois l’intelligence

devenue entité, les processus classiques de la science imposent pratiquement

qu’on lui cherche une localisation et un substrat physique.

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Une erreur : la classification, c’est-à-dire notre propension à ordonner les

valeurs complexes selon une échelle graduelle de valeurs ascendantes. Le

progrès et le gradualisme comptent parmi les notions ayant exercé une

influence profonde sur la pensée occidentale.

Mais la classification exige un critère permettant d’attribuer à tous les

individus un statut dans une série unique. Et quel meilleur critère qu’un chiffre

objectif ?

Le point commun de ces deux erreurs a donc été la quantification, à savoir en

l’occurrence la mesure de l’intelligence à l’aide d’un seul chiffre pour chaque

personne. Il s’agit là d’une illusion née du désir d’assigner une valeur chiffrée à

des quantités complexes.

Ce livre La Mal-Mesure de l’homme traite donc du concept d’intelligence

considérée comme une entité unique, de sa localisation à l’intérieur du

cerveau, de sa quantification en un seul chiffre pour chaque individu et de

l’utilisation que l’on a faite de ces chiffres pour établir une classification sur

une seule échelle de valeurs, d’où il ressort invariablement que l’infériorité des

groupes opprimés et désavantagés - races, classes ou sexes - est innée et qu’ils

méritent leur statut.

Les arguments justifiant la classification ont différé au cours des deux derniers

siècles. Au XIXe, c’est la craniologie qui tenait le premier rang des sciences

numériques du déterminisme biologique.

Ce que la craniométrie était au XIXe siècle, les tests d’intelligence le devinrent

au XXe, lorsqu’ils admettent comme postulat que l’intelligence (ou au moins

une part prédominante de celle-ci) est une chose unique, innée, héréditaire et

mesurable.

Le déterminisme biologique est, dans son essence même, une théorie des

limites. Il considère le statut actuel des groupes comme la mesure de ce qu’ils

devraient et doivent être (même si quelques rares individus parviennent à

s’élever grâce à d’heureuses circonstances biologiques).” S. J. Gould

Ces représentations de l’autre montrent ceci : l’autre est évalué en fonction de

critères présentés comme objectifs car chiffrés mais élaborés et choisis par

celui qui se pose en juge de l’autre, au nom de la science, en fonction du

résultat attendu inconsciemment et d’une certaine représentation

inconsciente de l’humain, de l’intelligence, etc. C’est donc, à la base, une

option subjective ignorée qui détermine un prétendu résultat annoncé comme

scientifique car quantitatif. La subjectivité est irréductible car nous sommes

des êtres pensants, parlants, imaginants, désirants. Nul esprit ne peut se

désubjectiviser. Le discours scientifique ne peut donc, rationnellement et

raisonnablement, se poser en discours absolu.

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Un dernier exemple : “Cuvier évoquait une femme Hottentote en concluant

qu’elle avait des caractères d’animalité : une façon de “saillir ses lèvres”, etc.

Le corps humain, comme le souligne Gould, peut être mesuré de mille

manières distinctes. Tout chercheur convaincu a priori de l’infériorité d’un

groupe peut choisir un échantillonnage restreint de mesures pour illustrer les

affinités de ces personnes avec les singes. Ce procédé fonctionnerait tout aussi

bien pour les Blancs. Mais nul n’a jamais tenté de l’employer de la sorte. Les

Blancs, à titre d’exemple, ont des lèvres minces - particularité anatomique

qu’ils partagent avec les chimpanzés - alors que la plupart des Africains ont des

lèvres plus épaisses, donc... plus “humaines”.”

Que peuvent donc nous enseigner ces exemples historiques de rapport,

surtout inconscients, entre des représentations dites scientifiques et le point

de vue raciste, ségrégationniste ?

- D’adord, le prestige du discours scientifique ou prétendu tel présenté et

accepté comme garant de la vérité pure i.e. objective comme si “l’esprit

scientifique” pouvait s’abstraire de toutes déterminations inconscientes,

affectives, irrationnelles et de préjugés sociaux, politiques,

racistes/ségrégationnistes. Ce prestige rend le discours

raciste/ségrégationniste extrêmement tenace parce qu’il bénéficie, à tort bien

sûr, de la caution scientifique fonctionnant là sur le mode de l’argument

d’autorité.

- Ensuite, le prestige superstitieux des chiffres. Gould insiste sur ce point : “La

mystique de la science fait de ceux-ci le critère ultime de l’objectivité. (...) Voilà

ce que Léonce Manouvrier, la brebis galeuse non déterministe du troupeau de

Broca, et excellent statisticien écrivit des données de Broca sur la petite taille

du cerveau des femmes : Les femmes faisaient valoir leurs illustrations et leurs

diplômes. Elles invoquaient aussi des autorités philosophiques. Mais on leur

opposait des chiffres que ni Condorcet, ni Stuart Mill, ni Emile de Girardin

n’avaient connus. Ces chiffres tombaient comme des coups de massue sur les

pauvres femmes, accompagnés de commentaires et de sarcasmes plus féroces

que les plus misogynes imprécations de certains Pères de l’Eglise. Des

théologiens s’étaient demandé si la femme avait une âme. Des savants furent

bien près, un certain nombre de siècles plus tard, de lui refuser une intelligence

humaine.

Et Gould de conclure : “Si, comme je pense l’avoir montré, les données

quantitatives subissent l’influence des contraintes culturelles comme tout

autre aspect de la science, elles ne peuvent pas, pour elles seules, revendiquer

le droit de la vérité finale.”

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- Mais aussi, la représentation flatteuse de ces affirmations. Nous avons pu en

effet constater que le discours énoncé, prétendument fondé sur une étude

objective des faits, était toujours conforme aux intérêts, plus ou moins

conscients, de la personne le soutenant. De telle sorte qu’une femme pourra

défendre une soi-disant position scientifique à connotation raciste mais

récusera cette même position lorsqu’elle soutient une affirmation sexiste.

- Et puis la force de nos préjugés, que nous ignorons - sinon ils ne seraient pas

des préjugés mais des erreurs rectifiées - que l’on pourrait intituler l’ignorance

dogmatique consistant à croire que l’on sait et que l’on dit vrai justement

parce que l’on ignore que l’on ignore certains préjugés inconscients. Cf. Ce que

nous dit Platon dans l’Apologie de Socrate. Cf. Gould (p 59) : “Dans la plupart

des cas exposés dans ce livre, on peut être quasiment assuré que les

préventions [i.e. préjugés] ont agi à l’insu des savants eux-mêmes, persuadés

qu’ils étaient de poursuivre une vérité sans tâche.” (Et page 65 etc.)

- Et enfin, les intérêts économiques et politiques des classes dominantes qui se

voient justifiés par de prétendues preuves scientifiques. Un point est à noter, à

savoir l’incessant travail de justification - en invoquant la science et/ou la

religion, les deux alibis préférés - de la part de tous ceux qui, dans l’histoire,

ont dominé les autres. Comme s’ils avaient un besoin crucial de se justifier.

Mais au regard de quelle instance leur donnant mauvaise conscience ? Les

opprimés ? Peut-être pas, car ils sont souvent eux-mêmes persuadés, plus ou

moins consciemment, de la véracité d’une telle représentation. Une instance

Autre ? Fort probablement. Un tel besoin de justification, par la science et/ou

la religion, montre que le discours ségrégationniste/raciste est fragile et que

ses défenseurs ne doivent pas, eux-mêmes, être fort convaincus par ce

discours pour avoir besoin de déployer tant de “preuves”.

Comme le souligne Descartes : “pas de précipitation, pas de prévention” i.e. de

préjugés. Conseil aisé à comprendre et à admettre mais très difficile à

appliquer tant notre esprit est “vieux de ses préjugés” (G. Bachelard), tant les

représentations archaïques sont puissantes en notre esprit. Aucun de nous

n’est immunisé - par quelle magie le serait-il ? - contre les représentations

imaginaires archaïques qui se déploient en son esprit à son insu.

Ces exemples nous montrent que même de bonne foi, même en ayant une

formation scientifique, un esprit peut, à son insu, déployer des représentations

plus ou moins racistes. Pourquoi ?

Que des représentations consciemment et officiellement racistes sous-tendent

des recherches faussement scientifiques n’est pas surprenant : c’est très grave,

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mais ce n’est pas étonnant car la fin justifiant, pour certains, les moyens, ceux-

ci n’hésiteront pas à utiliser le masque de la science, et/ou de la religion, pour

prétendre justifier leur domination, au nom de la raison scientifique, et/ou de

Dieu, en persuadant, par des procédés sophistiques, fallacieux, certaines

personnes, flattées par ce discours leur faisant croire qu’elles sont supérieures

à d’autres - c’est-à-dire des élues de la Nature (?) ou d’un prétendu Dieu - et

qu’elles agissent dans leur intérêt alors qu’elles agissent contre leur intérêt

véritable et dans le seul intérêt de leur idole.

Mais que des représentations insidieusement racistes sous-tendent, à l’insu de

leur défenseur, des recherches scientifiques est plus inquiétant. Comment

comprendre une telle position de l’esprit. Peut-on être raciste à son insu ?

[NOTES : 1. Herbert Spencer (1820-1903) défend une théorie de l’évolution qui

lui est propre. Il envisage l’évolution dans une vaste synthèse, qui s’étend des

espèces végétales et animales aux sociétés humaines. Une “loi” domine sa

conception, la “loi” de Baer “Le développement de tout organisme consiste en

un changement de l’homogène vers l’hétérogène” tirée de l’observation du

développement de l’embryon, que Spencer étend à l’évolution des espèces et

à l’organisation sociale. De même que l’embryon passe de formes primaires à

des formes complexes, les sociétés passent des formes primitives à des formes

complexes et différenciées. [Nous avons là un exemple, fâcheux, d’abstraction

et d’extrapolation : à partir d’une donnée (le développement de l’embryon)

isolée/abstraite d’une totalité complexe et appliquée/extrapolée à d’autres

domaines, Spencer prétend énoncer une représentation universelle. Nous

avons aussi une vague illustration du raisonnement par analogie. cf. Thème 2 :

Humain/Animal]. Concernant les causes de cette évolution, pour les espèces

vivantes, Spencer est lamarckien : il croit à l’hérédité des caractères acquis [Ce

qui rend possible l’idée d’un déterminisme biologique]. A propos des sociétés

humaines, le mécanisme principal d’évolution est fondé sur la compétition

entre individus et “la survie du plus apte”. [Ce qui permet de justifier le

maintien des inégalités sociales, reflet fidèle des inégalités naturelles,

“inextirpables” dirait Gobineau. Mais pour accepter une telle représentation

de la société humaine il faut démontrer deux points, liés : 1. que l’humain n’est

qu’un animal (cf. thème 2 : Humain/Animal) ; 2. qu’il n’y a aucune différence

mais au contraire une identité totale entre les sociétés, les lois humaines et le

milieu naturel.] Cette idée, Spencer ne l’emprunte pas à Darwin. C’est plutôt

l’inverse qui s’est produit. Dans la cinquième édition de l’Origine des espèces,

Darwin introduit la formule de la “survie du plus apte”, qu’il tient de Spencer.

[Formule ambiguë, comme cela a été signalé plus haut. Il en est de même de la

formule suivante, qui peut avoir des connotations anthropomorphiques et

finalistes : la “sélection naturelle”, élaborée par Darwin à partir de celle utilisée

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par les éleveurs : “sélection artificielle”. Mais Darwin s’est expliqué sur ce point

en soulignant combien il avait conscience de l’insuffisante rigueur scientifique

de ces formules, qu’il ne faut pas admettre à la lettre.]

Spencer : “Les traits du caractère intellectuel du sauvage (...) se retrouvent

chez l’enfant des civilisés.”

A la fin du XIXe siècle, l’idée d’évolution s’est imposée dans les sciences du

vivant comme en anthropologie. L’évolution est vue comme un processus très

général où des organismes vivants (végétaux, animaux, sociétés humaines,

cultures, issus d’une origine commune, se développent et se différencient par

ramifications successives. L’évolution, c’est le passage du simple au complexe,

de l’inférieur au supérieur, du chaos à l’ordre, de l’organique au spirituel, des

animaux à l’homme, des sociétés sauvages au monde civilisé. [Une telle

représentation, plus imaginaire que rationnelle, a des présupposés obscurs :

en quoi une société humaine est-elle un “organisme vivant” ? La notion

d’évolution n’est-elle pas, à tort, confondue avec celle de progrès, de finalité ?

N’y a-t-il pas une idée, en rien manifeste, que l’écoulement du temps est

facteur de progrès ? En d’autres termes, n’y a-t-il pas une croyance cachée en

une finalité elle-même dissimulée ? D’autre part, n’est-il pas erroné et

réducteur de penser les sociétés humaines sur le mode exclusif de la biologie ?

Autrement dit, le souci, tout à fait louable, de rationalité, ne conduit-il pas à

son contraire dans ce que l’on appelle la sociobiologie, ou certaines de ses

dérives (voir note a) ?

En anthropologie, l’évolutionnisme social et humain va connaître une destinée

très différente. Dans les années 40, au moment où la théorie synthétique de

l’évolution (cf. thème 1 : Evolution/Créationnisme) s’impose en biologie,

l’évolutionnisme connaît un déclin brutal dans les sciences humaines. Les

variantes du darwinisme social (eugénisme (note b), anthropologie physique),

aux relents racistes, subissent un profond discrédit. L’idée selon laquelle les

sociétés évolueraient des “races inférieures” aux “races supérieures”, ou des

peuples “primitifs” aux sociétés “civilisées”, selon une marche continue et

irrévocable, est assimilée peu à peu à une vision colonialiste et impérialiste de

l’histoire. [Nous retrouvons là la confusion pointée en thème 2 :

Humain/Animal entre différence et inégalité liée à une représentation magique

de l’écoulement du temps interprété comme un nécessaire facteur de progrès

au point qu’au nom de ce que Cournot appelle “la religion du progrès” tout est

permis (cf. Thème 1 : Evolution/Créationnisme page 31). Ce n’est que dans les

années 70, avec le développement de l’éthologie humaine, de la sociobiologie

(note c), de l’écologie humaine, puis à partir des années 80, d’une psychologie

évolutionniste que réapparaissent des tentatives visant à ancrer l’humain et le

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social dans le monde vivant. in Sciences humaines n°119 août-septembre

2001.

Note a. Sociobiologie : “Depuis sa naissance officielle, en 1975, l’année où

Edward O. Wilson, professeur à l’Université de Harvard, lui consacra un grand

livre controversé, la sociobiologie hante la pensée biologique contemporaine.

Son fondateur parle de cette discipline comme “étant l’étude systématique de

la base biologique de tout comportement social”. (...) “L’une des fonctions de

la sociobiologie consiste donc à reformuler les fondements des sciences

sociales de manière à permettre leur inclusion dans la Synthèse Moderne. Il

reste à voir s’il sera possible de “biologiser” les sciences sociales de manière

satisfaisante”. (...) La sociobiologie se considère donc comme une branche du

darwinisme, revue par la théorie synthétique de l’évolution et s’appuyant

notamment sur l’éthologie comparée - la science du comportement animal et

humain - et la génétique des populations.” (...) Les darwinistes sociaux (note

c), les néo-darwinistes et certains généticiens et biologistes spécialistes de

l’évolution ont postulé l’extension du darwinisme à la société humaine.” Denis

Buican Le darwinisme et les évolutionnismes

Quels sont les présupposés de base de la sociobiologie ? J. P. Gasc in La misère

de la sociobiologie “Se fondant sur l’étude du comportement des animaux

sauvages et sur l’étude, beaucoup plus conjecturale, de la base génétique de

ce comportement, il est affirmé que tout individu est entièrement déterminé

dans son comportement comme dans sa morphologie. Dans la mesure où

l’homme est un animal, il existe donc une “nature humaine” qui s’exprime

diversement dans chaque individu sans qu’aucune influence extragénétique

puisse en modifier la trajectoire.” (Pour plus de précisions, voir page 54 et

suivantes)(Cf. Thème 2 Humain/Animal).

Note b. Eugénisme : Terme inventé en 1883 par Francis Galton (1822-1911)

qui préconisa une réglementation des mariages et du nombre d’enfants par

famille en fonction des dons héréditaires des parents. “Le glas du vieil

eugénisme a sonné aux Etats-Unis davantage à cause de l’usage particulier

qu’Hitler fit des arguments en vogue sur la stérilisation et la purification de la

race que par les progrès réalisés dans nos connaissances sur la génétique.” Cf.

Gould La Mal-Mesure de l’homme

A. Forel Homme et Fourmi. Comparaison de la société des fourmis à celle de

l’Homme. Programme humain praticable 1923. Dans sa brochure, A. Forel

justifie son eugénisme radical et révèle qu’il a lui-même fait procéder à des

castrations, aboutissement ultime d’une pensée soumise à la culture scientiste

si prégnante à la fin du XIXe siècle et au “darwinisme social” qui nourrira une

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sociobiologie ouvertement fasciste. Extraits : “Il n’existe pas d’antithèse entre

la “nature” et la “civilisation”. Toute cette dernière s’est élevée chez l’homme

sur une base naturelle, sur la croissance de notre cerveau et de ses fonctions.

Tout ce qui est artificiel chez nous, correspond à une surélévation graduelle

des bases naturelles héréditaires. Nous n’avons qu’une chose de plus à faire :

découvrir les parasites nocifs de la civilisation et les détruire à mesure. La

nature héréditaire s’en est chargée elle-même dans les anciens temps, en

faisant promptement disparaître les individus incapables par sélection

naturelle, pour conserver les meilleurs. (...) apprenons à faire une bonne et

utile sélection artificielle et rationnelle eugénique. Pour cela, songeons aux

moyens de multiplier les meilleurs, ainsi que de stériliser les incapables et les

nuisibles. C’est donc un devoir social sacré (...) Sous le titre de Pourquoi, quand

et comment doit-on interner des personnes dans des asiles d’aliénés, j’avais

écrit dans le rapport de la Société zurichoise pour le patronage des aliénés,

certaines idées qui, aujourd’hui, sont devenues fort actuelles. J’écrivais (...) :

“Je ne veux ici mentionner sans résoudre la question de savoir s’il ne serait pas

meilleur et plus humain d’anéantir, par une mort sans douleur, les exemplaires

les plus épouvantables du cerveau humain, tant criminels qu’aliénés. Il en est

de même de la question d’empêcher la reproduction de ces individus.” in Si les

lions pouvaient parler Essais sur la condition animale ainsi que La pensée

hiérarchique et l’évolution.

Note c. “Darwinisme social” : Gould : “L’expression “darwinisme social” est

souvent employée pour désigner n’importe quelle sorte d’explication des

différences entre les êtres humains sur des bases de biologie évolutive, mais sa

signification se rapportait, à l’origine, à une théorie particulière de la

structuration de la société industrielle en différentes classes, en vertu de

laquelle, notamment, il existait une classe inférieure de pauvres en

permanence, composée de personnes héréditairement sous-douées et

condamnées inévitablement à ce destin pour cette raison biologique. (...)The

Bell Curve ne contient aucun argument nouveau, ni ne présente aucune preuve

irrésistible pour étayer son social-darwinisme (...).” Critique de The Belle Curve

de Herrnstein et Murray in La Mal-Mesure de l’homme.

P. Tort : “ La théorie de Darwin aura (...) de nombreux partisans, moins pour ce

qu’elle apporte de nouveautés comprises, que parce qu’elle semble prête à

s’accorder aux idéologies concurrentialistes qui constituent l’air que respire cet

hémi-siècle. Elle rencontrera, sur son chemin, une résistance décroissante à

mesure que s’affermira une autre révolution, industrielle et libérale celle-là,

accomplie dans l’univers de la production, des pratiques sociales et des

relations de marché, et mobilisant des conceptions apparemment analogues.

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(...) Les entrepreneurs industriels avaient besoin d’une théorie naturaliste du

progrès, des rapports de production, de l’individualisme dynamique et du

triomphe des meilleurs. Les philosophes économistes du XVIIIe siècle,

l’embryologie de von Baer, la thermodynamique, et, plus globalement encore,

l’évolutionnisme biologico-sociologique de Spencer apporteront ces

ingrédients. C’est Spencer qui, par son “système de philosophie synthétique”,

première “sociobiologie” constituée de l’Occident libéral, fournira la matrice

idéologique des suivantes. Le darwinisme et, en particulier, la théorie de la

sélection naturelle y joue un rôle opportuniste et déformé. Mais la nouveauté

scientifique qu’ils renferment est exploitée par ceux qui ne retiennent de

Darwin, pour justifier leurs choix moraux et politiques, que les thèmes de

“survie” ou de “triomphe des plus aptes”, et de l’élimination corrélative des

“moins aptes”, confondus avec les moins méritants. Autrement dit sa

réduction par Spencer. C’est à travers ces idées-là que le monde entier, à des

rares exceptions, reçu le darwinisme. Après 1860, on isola les thèmes de la

compétition, de la concurrence vitale et de la lutte pour la vie, du triomphe ou

de la survie des plus aptes, de la transmission cumulative des avantages, de

l’élimination des moins aptes, et on les appliqua sans aucune hésitation à la

société humaine. Des penseurs de tous bords s’y laisseront prendre : des

libéraux, pour lesquels le “darwinisme social” donne un fondement naturel à la

loi du marché, jusqu’à Marx qui, dans un revirement critique, attribuera dès

1862 la même intention plus ou moins consciente à Darwin, avant d’être suivi

dans son interprétation par Engels. Tous pensent effectivement que le

“darwinisme social” a été inventé par Darwin et se trompent. (...) Pour Darwin,

en effet, l’évolution intellectuelle humaine s’accompagne d’une diminution des

activités instinctives en général, (...) C’est ce que j’ai appelé l’effet réversif de

l’évolution : de l’animal à l’Homme, l’évolution ne connaît pas de rupture mais

une torsion, qui renverse l’hégémonie des principes de la lutte individuelle

pour l’existence et de la survivance du plus apte, et intègre les valeurs de la

civilisation sans pour autant quitter le cadre du continuisme matérialiste. (...)

En France, la philosophie universitaire consacre Spencer comme le

représentant central de l’évolutionnisme, fût-ce pour le critiquer à l’occasion.

Au cœur de tous ces débats d’autant plus acharnés que leurs acteurs sont

accrochés aux mêmes erreurs de méthode (systématisation analogique,

arbitraire des exemples, découpage opportuniste des séquences de

phénomènes, fragmentation des logiques, émiettement des citations), Darwin

est absent, ou n’est qu’un emblème.” Darwinisme social : la méprise in Si les

lions pouvaient parler Essais sur la condition animale ainsi que La pensée

hiérarchique et l’évolution.]

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II. Quels peuvent être les soubassements du point de vue raciste,

ségrégationniste ?

On peut penser que la détermination essentielle de la posture raciste,

ségrégationniste (consciente ou non) - selon laquelle, d’une manière ou d’une

autre, l’autre est inférieur c’est-à-dire plus ou moins étranger à, en deçà de

l’humanité (qu’il s’agisse de race ou d’autre chose, la logique est similaire) -

réside dans les points suivants, parmi d’autres (économiques, politiques) : un

impérieux désir de se croire supérieur à l’autre, associé à :

- une peur de l’autre - séquelle probable d’un passé infantile qui ne passe peut-

être pas, ou trop peu - cet autre dont on ne sait ce qu’il pense et désire, dont

les actes à notre égard peuvent être imprévisibles voire dangereux.

- Une autre peur d’un autre cette fois-ci en soi. La peur de “la bête”

intime/étrangère, la peur du pulsionnel en soi, plus ou moins soupçonné

comme potentiellement dévastateur, que l’on préfère projeter sur l’autre,

servant alors d’écran, de bouc-émissaire. On attribue ainsi à l’autre ce qui est

en soi et que l’on refuse de reconnaître, on le dénonce alors en l’autre pour

mieux se persuader que l’on en est exempt, on le combat en l’autre jusqu’à

vouloir l’éradiquer, (Cf. Thème 2 Humain/Animal). On dira que ceux des “races

inférieures”, ou bien les classes populaires, ou encore les femmes, et à

certaines périodes de l’histoire, les malades mentaux, sont des êtres

“sauvages”, “barbares”, déterminés par des forces animales, difficiles à

dompter, etc.

- Un désir, probablement vestige de ce même passé, de se croire le meilleur

pour compenser un sentiment enfantin d’infériorité et pour se croire le

préféré... des grands. Il faut se sentir très petit pour être animé par un

impérieux désir de se croire plus grand, plus fort, plus intelligent que l’autre,

en un mot se croire supérieur. Celui qui serait sûr de lui n’éprouverait pas ce

tenace désir d’avoir autour de lui des êtres inférieurs afin d’asseoir sa

prétendue supériorité, il pourrait vivre dans un monde d’égaux (à ne pas

confondre avec des “identiques”. D’autre part, un monde d’égaux n’exclut ni

l’autorité, ni la hiérarchie. Nous verrons ces points en conclusion).

- Un désir, inconscient, de se placer en bonne posture face à une instance

Autre transcendant le monde, et de se présenter à elle comme un être

supérieur aux autres et méritant par suite une place d’exception : celle d’élu.

- Et probablement un amour infantile de soi, “de son chez soi”, conduisant à un

certain rejet de l’autre, et au pire à de la haine, toujours destructrice.

Page 33: III. Comment des représentations appartenant au domaine ... · III. Comment des représentations appartenant au domaine scientifique peuvent-elles soutenir le point de vue raciste,

33

La position ségrégationniste, raciste, stricte ou élargie, distingue toujours

moi/nous et les autres, sur le mode supérieur/inférieur ; et ce moi/nous se

place en étalon de mesure, modèle à partir duquel il va jauger les autres et les

exclure de l’humanité, partiellement ou totalement, en les déclarant : pas tout

à fait ou pas du tout humain. Mais il est aisé de montrer que c’est toujours à

partir de lui - au nom de quoi ? - ou de critères qu’il a établis en fonction du

résultat escompté - justifier sa prétendue position d’exception - qu’il énonce

son propos circulaire : J’établis une échelle d’évaluation qui me permettra de

conclure que tel et tel ne sont pas conformes aux critères, pour ensuite

conclure qu’ils ne sont pas conformes aux critères. Les personnes subissant

elles-mêmes cette procédure peuvent l’infliger à d’autres ; cela leur permettra

de se sentir ainsi, quand même, supérieures à d’autres, etc.

Peut-être pouvons-nous dire aussi que la position raciste, ségrégationniste

veut “le même” tout en le refusant et refuse “l’autre” tout en le désirant. Et

c’est peut-être là l’une des difficultés majeures.

Cette position veut “le même” en ce sens que l’individu

raciste/ségrégationniste rejette tout ce qui lui est autre, étranger, différent

comme étant l’incarnation de l’infériorité, de la souillure dont il faut se laver

soit en le “civilisant”, c’est-à-dire en réalité en le ramenant à soi-même (LE

modèle de civilisation), soit en l’exterminant dans sa radicale insupportable

altérité.

Revenir au même, à soi, dans les deux cas, par des procédés différents. Mais

simultanément, cette position conduit le raciste/ségrégationniste à craindre

voire refuser que l’autre devienne le même - ce qui d’ailleurs est impossible du

fait de la singularité de chacun et de chaque peuple, etc. - au point d’avoir

besoin qu’il reste autre. Car enfin, si l’autre devient le même, par rapport à qui

pourra alors se situer la prétendue supériorité du raciste/ségrégationniste se

retrouvant entouré d’égaux, plus que cela d’identiques/mêmes (ce qui est

impossible) ? Si donc l’autre “sauvage”, “barbare” est “civilisé” - c’est-à-dire

ramené à soi-même présenté comme LE modèle -, il faudra conserver des

marques distinctives inégalitaires, c’est-à-dire préserver une altérité

nécessairement inégalitaire pour l’individu raciste/ségrégationniste

(confondant à tort différence et inégalité car incapable de penser la différence

autrement qu’en terme d’inégalité, parce qu’il en a psychiquement

farouchement besoin pour se distinguer, se poser, s’affirmer - en niant

l’autre.). Le raciste/ségrégationniste désire donc que l’autre reste autre (pour

lui autre = inférieur), tout en lui reprochant d’être autre (= pas le même). Et

c’est peut-être dans ce reproche que se localise sa jouissance. Adresser

inlassablement ce reproche à l’autre afin de justifier (toujours devant les

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autres et l’Autre) et de savourer sa haine, sa domination, et les humiliations

infligées à l’autre. Et si l’entreprise d’extermination parvenait à supprimer tous

“les autres” - ce qui est impossible - au point qu’il n’y en ait plus, la population

restante faite des “mêmes purs” se retrouverait sans “autres” pour se croire

supérieure. A qui en effet pourrait-elle se mesurer, s’il n’y a plus d’autres, en

fixant des critères en sa faveur, pour se prétendre ontologiquement supérieure

(aux autres devant l’Autre) ? Alors, probablement comme dans la fiction

évoquée plus loin, d’aucuns trouveraient, à l’intérieur de cette population de

“mêmes”, des “autres” pas si “purs” qu’ils le prétendent, et une nouvelle

altérité nécessairement inégalitaire (puisque la représentation

raciste/ségrégationniste est enfermée dans son incapacité à penser l’altérité/la

différence autrement que sur le mode de l’inégalité) naîtrait, désirée et haïe,

dans cette jouissance mortifère.

On peut noter par là que celui qui hait est fondamentalement attaché à l’objet

de sa haine et que la position raciste, ségrégationniste est intenable sans les

autres et l’Autre : les autres pour se croire supérieurs à eux et l’Autre pour se

montrer à lui comme supérieur aux autres afin de s’en croire l’élu.

Le raciste/ségrégationniste a besoin de l’autre pour se situer, mais de manière

négative et même négatrice : c’est son travail de négation/destruction de

l’autre qui l’affirme, mais son travail ne peut avoir de fin, comme celui de

Sisyphe, car s’il parvenait réellement à nier/détruire l’autre, il ne pourrait plus

s’afficher supérieur. Le raciste/ségrégationniste est prisonnier de son

incapacité à penser l’altérité autrement qu’en terme d’inégalité. Il fait le

contresens tenace chez nous tous, et mortifère, qui consiste à confondre

identique et égal, différent et inégal. Or, l’autre humain n’est et ne peut

être/devenir identique, il peut, par contre, être reconnu comme égal et

différent. Le racisme/ségrégationnisme n’est alors plus possible.

Dautre part, comme on le souligne souvent, la posture raciste/ségrégationniste

est fort probablement l’expression d’une ignorance de l’autre, une peur de

l’inconnu, de l’étrange étranger, etc. Mais c’est certainement, avant tout et

surtout, une ignorance de soi, d’une part de soi hantée par les préjugés

chargés d’affects inconscients, mêlée à un refus d’une part de soi, par peur,

par haine de cette partie de soi faisant l’objet d’un farouche déni (le corps

animal, pulsionnel, odorant, désirant interprété comme une bassesse, alors

que l’intellect est un signe d’élévation. Cf. Thème 2 Humain/Animal). Le Noir,

l’Ouvrier, la Femme, le Fou, l’Esclave, etc. sont, d’une manière ou d’une autre,

assimilés à l’Animal imaginé, présenté comme un être obscur, inintelligent,

Page 35: III. Comment des représentations appartenant au domaine ... · III. Comment des représentations appartenant au domaine scientifique peuvent-elles soutenir le point de vue raciste,

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instinctif, sans initiative, grossier, sale, sauvage, indomptable, “incivilisable”,

imprévisible, étranger au logos (On se demandera s’ils ont une âme, puis,

n’osant plus s’exprimer ainsi, on parlera d’insuffisante intelligence, et d’une

manière plus édulcorée encore, plus “correcte politiquement”, on parlera

d’insuffisante logique, etc.). Alors, s’il s’agit d’une “sale bête”, il faut

l’éradiquer, sinon, on peut essayer de la domestiquer, avec plus ou moins de

paternalisme et une certaine indulgence condescendante pour cet être

inférieur qui “n’a pas été gâté par la Nature” - ou Dieu (et l’on cherchera, et

trouvera, des passages dans l’Ancien Testament ou en un autre texte religieux,

justifiant ce point de vue) -. On voit là qu’il n’y a aucun argument rationnel,

scientifique, mais seulement des représentations imaginaires chargées

d’affects et de préjugés inconscients s’exprimant, à l’insu de celui qui les

énonce, dans certains de ses actes, choix, propos : on rejettera le noir,

inquiétant, le bas, vil, l’arrière, en retard, la gauche, sinistre, etc., sans se

rendre compte qu’on l’a présenté tel pour mieux l’exclure de l’humanité

effective, pour mieux l’inclure dans la catégorie des êtres que l’on peut

exploiter sans scrupules, à titre d’objet utilitaire ou de distraction.

La reconnaissance effective de l’égale dignité de tous les êtres humains aurait

des conséquences incommensurables sur les plans éthiques, politiques,

économiques. Comme le précise Kant, en parlant d’autre chose, nous ne

serions alors pas seulement cultivés, civilisés mais, et c’est l’essentiel,

moralisés. Cf. Idée d’une Histoire universelle du point de vue cosmopolitique.

Cette posture raciste/ségrégationniste est probablement implantée dans des

facteurs relevant essentiellement de notre infantilisme si difficile à dépasser si

nous n’y prenons garde. Mais pour accorder à cette position archaïque des

atours intellectuellement recevables par d’autres et par l’Autre, d’aucuns

peuvent veiller à produire de prétendues justifications scientifiques. Cela dit,

on pourrait penser que les progrès dans les connaissances actuelles autant sur

le plan des sciences de la nature que des sciences humaines permettent

d’élaborer un argumentaire convaincant contre toutes les formes de racisme.

Et pourtant, ce n’est pas le cas. Pourquoi ?

Une fiction peut illustrer ce problème : si un groupe d’individus racistes

parvenait à produire des clones (Cf. Thème 5) d’eux-mêmes, on pourrait

penser, à première vue, qu’il n’y aurait plus de racisme possible puisque les

clones seraient les copies “des purs”. Mais rien n’est certain, car ces individus

racistes/ségrégationnistes pourraient développer à l’égard de leurs clones une

forme de racisme/ségrégationnisme : nous sommes les originaux/les

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modèles/les purs (la “race supérieure”), vous n’êtes que des copies, donc des

êtres de seconde zone. Etes-vous d’ailleurs des humains ? N’êtes-vous pas

plutôt nos créatures ? Et puis nous savons que le clone n’est pas la copie

conforme de “l’original”, il y a toujours quelques différences dues aux erreurs

lors de la duplication...

Un dernier document, extrait de l’ouvrage de G. Lambert La légende des

gènes, illustre ces difficultés p. 62 : “ (...) la dangerosité des illusions

scientifiques lorsqu’elles se chargent de régler les problèmes sociaux. Le mot

eugénisme est inventé en 1883 par F. Galton dans le sens de “bien né”. (...) En

1904, il définit plus précisément cette notion comme “l’étude des facteurs

socialement contrôlables qui peuvent élever ou abaisser les qualités raciales

des générations futures, aussi bien physiquement que mentalement”. (...) En

1869 il publie Hereditary Genius, un ouvrage dans lequel il expose ses travaux

sur le degré de liaison entre les variations individuelles du niveau d’intelligence

et conclut que cette dernière peut être transmise d’une génération à l’autre.

(...) Galton est persuadé que la sélection naturelle n’opère plus dans nos

sociétés et que, faute d’un combat salutaire pour la vie, le genre humain se

dégrade. Cette idée de dégénérescence se retrouve de façon constante dans

toutes les thèses eugénistes. Elle s’inscrit dans le contexte de la révolution

industrielle avec son lot de misère, (...). Elle correspond par ailleurs à une

tentative de transposition de la théorie de l’évolution à la sphère sociale, ce

qui ne signifie pas pour autant que Charles Darwin adhérait aux thèses de son

cousin (...). La réduction de l’être humain à la valeur de son héritage biologique

constitue la clef de voûte de l’eugénisme. En d’autres termes, l’efficacité

supposée des stérilisations ou de l’élimination radicale des individus déviants

pour améliorer la qualité d’une société repose d’abord sur une foi aveugle

dans le déterminisme génétique. (...) En Europe l’idéologie de Galton trouve

une audience attentive. En 1912, le premier congrès international sur

l’eugénisme est organisé à Londres. On note parmi les vice-présidents la

présence de W. Churchill qui avait secrètement proposé, deux ans auparavant,

la stérilisation de 100 000 handicapés mentaux. Dans les années 30 H. Müller,

l’ancien collaborateur de Morgan, travaille dans un laboratoire soviétique où il

berce l’espoir de convaincre Staline d’adopter son plan de politique eugéniste.

(...) Des législations eugénistes sont adoptées en Suisse (1928), au Danemark

(1929), en Allemagne (1933), en Suède et en Norvège (1934), en Finlande

(1935) et en Estonie (1936). En 1933, le prix Nobel de médecine est remis à

Morgan (absent à la cérémonie) par le Dr. F. Henschen, qui déclare : “sans vos

travaux la génétique humaine moderne et l’eugénisme seraient

inenvisageables ; l’eugénisme reste sans doute un objectif d’avenir”. C’est

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dans l’Allemagne nazie que les événements vont prendre la tournure la plus

dramatique : loi du 14 juillet 1933 qui recense les malades passibles de

stérilisation forcée. Elle est globalement calquée sur ce qui est déjà fait aux

Etats-Unis et dans d’autres pays d’Europe. Entre 1933 et 1945 elle a fait 350

000 à 400 000 victimes. En août 1939, Hitler préconise l’opération T4 qui

autorise l’extermination des malades mentaux. (...) [On peut découvrir le beau

livre de Christa Wolf Trame d’enfance]

En 1963, un an après avoir reçu le prix Nobel, F. Crick (1916-2004), l’un des

découvreurs de la molécule d’ADN, déclare : “Aucun enfant nouveau-né ne

devrait être reconnu humain avant d’avoir passé un certain nombre de tests

portant sur sa dotation génétique ; s’il ne réussit pas ces tests, il perd son droit

à la vie”. (...)

Ils attribuent à la science une mission qui n’est pas la sienne, celle de régler

des problèmes de société, des comportements humains profondément

enracinés dans leurs dimensions psychologique, culturelle, sociale et

politique.” (Voir Thème 2 Humain/Animal)

Supposition pessimiste : n’y a-t-il pas toujours des raisons (fausses) d’être

raciste ? Ces fausses raisons relèvent-elles de l’erreur ?

III. Pourquoi les explications scientifiques et rationnelles ne parviennent pas

à lutter efficacement contre ce point de vue raciste, ségrégationniste ?

Quelles sont les explications scientifiques, rationnelles, permettant de montrer

que l’interprétation raciste/ségrégationniste est fausse ? En quoi ces

arguments scientifiques ne sont pas, en réalité, efficaces contre le discours

raciste ?

Quelques exemples :

S. J. Gould Darwin et les grandes énigmes de la vie “La taxonomie est l’étude

des classifications. Nous appliquons des règles taxonomiques rigoureuses à

toutes les formes de vie, mais, quand nous arrivons à [notre] espèce, nous

éprouvons tout d’un coup de sérieuses difficultés. On divise généralement

notre espèce en races. Et, suivant les règles de la taxonomie, toute subdivision

d’une espèce est une sous-espèce. Les races humaines sont donc des sous-

espèces de l’Homo sapiens. Au cours des dix dernières années [édition 1977],

l’habitude de diviser les espèces en sous-espèces a été progressivement

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abandonnée, dans bien des domaines, à mesure que l’introduction de

techniques quantitatives faisait naître de nouvelles méthodes de recherche sur

les variations géographiques à l’intérieur des espèces. (...) J’affirme que la

classification raciale de l’Homo sapiens constitue une approche démodée de la

différenciation à l’intérieur d’une même espèce. En d’autres termes, je rejette

la division des êtres humains en races au même titre que je préfère ne pas

distinguer de nombreuses sous-espèces chez les escargots d’Inde occidentale

qui sont l’objet de mes recherches personnelles.

On a déjà réfuté de nombreuses fois la classification raciale, (...) Pourtant, ces

idées n’ont pas été acceptées, parce que la pratique taxonomique d’il y a dix

ans favorisait encore la distinction en sous-espèces. (...) Les variations

géographiques vont de soi, pas les races. On ne peut pas nier que l’Homo

sapiens soit une espèce très différenciée, et personne ne contestera que la

couleur de la peau soit le signe le plus visible de ces variations. Mais la

variabilité n’entraîne pas automatiquement la division en races.

Les espèces occupent une place déterminée dans la hiérarchie taxonomique.

Dans le cadre de la biologie, chaque espèce représente une unité “réelle” dans

la nature. Elle se définit en fonction de sa place, “population d’organismes se

reproduisant, ou susceptibles de se reproduire, en circuit fermé et partageant

le même type de gènes”. Au-dessus de l’espèce, on rencontre une

classification quelque peu arbitraire. Il arrive que le genre de l’un soit la famille

de l’autre. (...) Au-dessous de l’espèce, il n’y a que la sous-espèce. Dans

Systematics and the Origin of species (1942), Ernest Mayr a défini cette

catégorie : “La sous-espèce, ou race géographique, est une subdivision

géographique de l’espèce distincte génétiquement et taxonomiquement, des

autres subdivisions de l’espèce.” Il faut remplir deux conditions : 1. une sous-

espèce doit être identifiable par les caractéristiques de sa morphologie, de sa

physiologie ou de son comportement, c’est-à-dire qu’elle doit être

“taxonomiquement” (donc, génétiquement) distincte des autres sous-espèces ;

2. une sous-espèce doit occuper une partie du territoire local d’une espèce.

La sous-espèce diffère des autres catégories taxonomiques sur deux points

fondamentaux : 1. ses limites ne sont ni fixes ni définies, car le représentant

d’une sous-espèce peut se reproduire avec un représentant de toutes les sous-

espèces de son espèce ; 2. cette catégorie n’est pas nécessaire. Tout

organisme doit appartenir à une espèce, toute espèce doit appartenir à un

genre, tout genre à une famille, et ainsi de suite. Mais il n’est pas nécessaire de

diviser les espèces en sous-espèces. La sous-espèce est une catégorie de

convenance. Elle n’est utilisée que lorsque nous croyons qu’elle peut nous

aider à comprendre la variabilité en divisant les espèces en groupes délimités

géographiquement. De nombreux biologistes pensent actuellement qu’il est

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non seulement incorrect, mais aussi dangereux de plaquer une nomenclature

formelle sur les systèmes dynamiques de variabilité que l’on observe dans la

nature.” (Voir page 253 et suivantes)

Axel Kahn Et l’Homme dans tout ça ? “Le concept scientifique de race

n’apparaît qu’au XVIIIe siècle. Il est déjà perceptible au milieu du siècle sous la

plume de Linné, dont la classification systématique des êtres vivants s’étend

aux hommes rangés en six catégories, qui deviendront des races : les

“Monstrueux” (c’est-à-dire les personnes malformées que Linné assimile à une

race à part entière), les Hommes sauvages, les Africains, les Européens, les

Américains et les Asiatiques.”

“Les races humaines n’existent pas, au sens que l’on donne au mot “race”

lorsque l’on parle de races animales. Un épagneul breton et un berger

allemand appartiennent, par exemple, à deux races différentes qui obéissent

peu ou prou aux trois caractéristiques définissant, par ailleurs, les variétés

végétales : distinction, homogénéité, stabilité. (...) Rien de tout cela ne

s’applique aux populations humaines. Par exemple, c’est une augmentation

continue de la pigmentation cutanée que l’on observe du Nord au Sud (...).

Certains ont proposé que la sélection des peaux claires dans les régions les

moins ensoleillées a permis d’améliorer la synthèse cutanée de la vitamine D,

facteur antirachitique essentiel, normalement stimulée par la lumière.”

Albert Jacquard et A. Kahn L’avenir n’est pas écrit “Notre patrimoine

génétique humain est à 98,4 % identique à celui du chimpanzé, en tout cas

pour ce qui concerne les régions “codantes”, c’est-à-dire celles où sont situés

les gènes qui codent les protéines. Evidemment, dans les régions non géniques

- ce que nous appelons l’ADN poubelle (ou junk DNA) (*), nous sommes très

différents, les chimpanzés et nous. Mais, dans ces régions là, deux hommes le

sont également. C’est d’ailleurs parce que le junk DNA se révèle variable d’un

individu à l’autre que nous pouvons réaliser les empreintes génétiques (...) Par

contre, si nous considérons nos gènes à proprement parler, qui remplissent

tous une fonction biologique, tous les hommes se révèlent alors à 9 999 pour

10 000 identiques. (...) Le génome étant combinatoire nous ne sommes donc

pas biologiquement identiques. (...) La diversité génétique se révèle plus

importante au sein d’un même groupe ethnique qu’entre la moyenne de deux

ethnies distinctes. (*Le junk DNA, précise Kahn, représente 98 % de l’ADN, les

gènes n’occupent donc qu’une infime partie de la double hélice. Les séquences

répétitives semblent s’être répétées de manière égoïste, sans aucune utilité.

50 % de tout l’ADN humain ne sert à rien (...). Or, comme l’évolution élimine

seulement ce qui est nuisible, elle n’a pas éliminé ces séquences... En outre, il

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n’est pas dit que de telles séquences soient totalement inutiles : il semble que

leur présence, en des points précis du génome, ait créé des conditions

favorables à l’expression de certains gènes. Remarque de Jacques Testart

OGM, quels risques ? : “L’ADN est surtout composé de parties apparemment

non codantes (les “introns”, un peu vite taxés "d'ADN poubelle” parce qu’ils ne

serviraient à rien).) [Cf. Thème 4]

La recherche de races dans l’espèce humaine est inefficace. La raison en est

simple : seule une longue évolution peut permettre qu’un groupe se sépare

d’un autre, et fonde une race à part entière. Pour qu’un groupe se sépare

d’une population donnée, il faut qu’il s’isole durant un nombre de générations

équivalant à l’effectif total du groupe. (...) Nous pourrions dire, à ce moment-

là, qu’il s’agit d’une race distincte ; mais elle ne serait ni meilleure ni moins

bonne que le reste de la population humaine : elle serait juste un peu

différente. Il doit s’agir d’un isolement absolu ; il suffit d’un minuscule petit

apport extérieur pour que tout soit remis en cause. C’est la raison pour

laquelle une telle configuration de séparation absolue, sur des centaines de

générations, ne se rencontre pas. Cela étant, dans l’histoire de l’humanité, il se

peut très bien que des races aient existé. Il y a vingt mille ans, les habitants

d’une zone retirée ont pu rester suffisamment isolés pour former une race ;

mais comme les populations ont des échanges de gènes, d’éventuelles races

de ce type ont disparu.

Oublions les gènes de couleur de la peau, lesquels sont globalement liés au

niveau de production de la mélanine, et imaginons plutôt que nous ayons tous

une grosse lettre gravée sur le front indiquant notre groupe sanguin. Moi

j’aurais un B, vous un A ; si bien que d’éventuelles “races” seraient définies en

fonction de cette lettre. (...) Quelques gènes se manifestent, effectivement,

tels que les gènes de la paupière (les Chinois ont des paupières différentes des

nôtres) ; ou bien les gènes de la couleur de la peau : ce sont des

caractéristiques qui nous sautent aux yeux, mais elles sont finalement de peu

d’importance. Et je (A. Jacquard) ne vois pas pourquoi nous marquerions de

l’intérêt pour ces quelques gènes “visibles”.”

On peut noter, après la lecture de ces documents, trois points :

1. Il est vain et dangereux de s’acharner à montrer qu’il n’y a pas de races

humaines car ce travail admet implicitement le discours raciste selon lequel s’il

y a des races alors il y a inégalité entre les races. Même s’il y avait des races

humaines le racisme ne serait pas pour autant légitime car il confond de

manière irrationnelle différences (les variations naturelles) et inégalités. Si les

Néandertaliens - appartenant probablement à une autre espèce que la nôtre -

existaient, que faudrait-il conclure ?

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Autrement dit, l’existence ou non de races et même d’espèces ne constitue en

rien un argument pour ou contre le racisme... Ce ne sont pas les races qui font

problème, c’est le discours raciste. Et la science n’a pas d’argument valable

contre ce discours parce que ce n’est pas un discours scientifique.

Kahn : “Fonder l’antiracisme sur l’inexistence des races humaines

biologiquement distinctes revient à reconnaître que si jamais elles existaient

alors le racisme serait légitime !”

2. D’autre part, aucun argument scientifique ne convaincra le

raciste/ségrégationniste de son “erreur” car les progrès scientifiques sur ces

données montrent que le discours raciste opère un déplacement des

arguments pseudo-scientifiques vers les notions de culture, de différences

jusqu’à conclure qu’il est impossible de s’entendre tant nous sommes

différents, qu’il faut vivre séparément, chacun dans sa culture. Il n’y a parfois

même plus de référence explicite à une quelconque inégalité raciale, il y a une

insistance tenace sur les notions de différence, d’altérité radicale,

d’incommunicabilité : “chacun chez soi”. Et ce parce que nos cultures, nos

civilisations et surtout nos religions seraient incompatibles...

3. Enfin, certaines campagnes de lutte contre le racisme laissent penser

qu’elles sont déterminées par un présupposé plus ou moins conscient que l’on

pourrait énoncer ainsi : la personne déployant une interprétation

raciste/ségrégationniste est dans l’ignorance et l’erreur. Si elle avait accès à

des connaissances rationnelles et des explications scientifiques elle ne serait

plus raciste/ségrégationniste car elle pourrait alors repérer le caractère

indéfendable de son propos.

Or, un double constat s’impose : premièrement, les connaissances

scientifiques et les argumentations rationnelles montrant que l’interprétation

raciste/ségrégationniste est irrecevable sont nombreuses et pourtant cette

représentation est tenace ; deuxièmement, les exemples étudiés ci-dessus

précisent à quel point les chercheurs dans le domaine scientifique, même de

bonne foi, peuvent véhiculer à leur insu cette représentation au point de la

justifier par de prétendus arguments scientifiques.

Il est donc notable que les explications rationnelles, scientifiques ne peuvent

convaincre le sujet raciste/ségrégationniste de son erreur. Parce que ce n’est

pas une erreur. On pourrait dire en effet qu’une erreur résulte d’une privation

de connaissance, d’un dysfonctionnement dans le raisonnement pour

différentes raisons (inattention, ignorance de certains paramètres, etc.) et ce

de manière involontaire chez le sujet qui cherche le vrai.

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Mais dans la position raciste/ségrégationniste, de quoi peut-il s’agir, dans la

mesure où le sujet “ne veut rien savoir” ? Autrement dit, même face aux plus

forts arguments, la position raciste/ségrégationniste demeure. C’est pourquoi

l’on peut parler non pas d’erreur mais d’une certaine forme d’illusion (de déni)

exprimant un désir. Le désir farouche de se croire supérieur, le plaisir sadique

d’humilier l’autre. Face à ce désir de domination humiliante de l’autre, la

connaissance rationnelle, la vérité ne peuvent rien. Elles ne sont opératoires

que lorsqu’il s’agit de corriger une erreur car dans ce cas le sujet veut le vrai.

Mais lorsque le sujet ne veut pas le vrai mais désire une satisfaction provenant

du sentiment, même illusoire, d’être supérieur, la vérité n’a aucun pouvoir. Le

mensonge à soi est plus fort.

Ce constat n’est pessimiste qu’en apparence. Il souligne surtout ceci : notre

désir, intime et cependant surtout inconscient, peut nous conduire à accepter

ou soutenir des idées qui ne sont en rien défendables d’un point de vue

rationnel mais qui flattent certaines de nos représentations. Nous sommes

sensibles à tout discours nous présentant comme les meilleurs, les plus

intelligents, etc. Toute ambition scientifique, rationnelle doit être

éminemment vigilante sur ce point. Sans doute devons-nous nous rappeler la

formule de Socrate : “Connais-toi toi-même” et la réflexion de Platon sur la

sophistique, cette sorte de “cuisine” qui est opératoire à deux conditions :

l’ignorance de l’auditoire dans le domaine concerné et son désir d’être “flatté”.

Gorgias 462

Si ce constat n’est pessimiste qu’en apparence c’est parce qu’il permet de

repérer ceci : certes, face à une personne farouchement raciste ou

ségrégationniste aucun argument scientifique, rationnel n’est efficace car son

désir est trop fort, la personne aura toujours recours à un “oui mais” lui

permettant incessamment de se dérober ; par contre, le repérage de ces

représentations en chaque humain et le déploiement d’un discours

fondamentalement égalitaire c’est-à-dire affirmant de manière claire l’égale

dignité de chacun, auprès des enfants, peuvent être opératoires.

Et, comme cela a été pointé plus haut, une telle position éthique, la seule

rationnelle, aurait des conséquences politiques, économiques et écologiques, à

l’échelle planétaire, incommensurables. Il faudrait, par exemple, mettre en

place des financements permettant une réelle “égalité des chances”, accepter

d’acheter de nombreux produits plus chers, de ne plus installer certaines

industries polluantes dans certains pays ou encore de ne plus déverser nos

déchets dans ces pays, etc. Tout cela sera déclaré utopique par ceux-là mêmes

qui bénéficient de la position confortable “d’élus”. (On peut lire, pour plus de

précisions, les travaux de Jean Ziegler, rapporteur spécial des Nations Unies

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pour le droit à l’alimentation, L’Empire de la honte, Les nouveaux maîtres du

monde).

Nous pouvons dire que l’organisation mondiale actuelle reste

fondamentalement ségrégationniste et raciste. Nous pouvons supposer que la

représentation raciste, ségrégationniste permet de justifier cette organisation

mondiale, de manière sous-jacente. Car enfin, si l’autre - proche ou lointain -

était réellement reconnu dans son égale dignité, nombre de faits seraient

absolument insupportables alors qu’ils sont admis.

Cela dit, nous pouvons constater une double faiblesse dans cette position

raciste/ségrégationniste : premièrement, ce n’est qu’en s’adressant à/en

parlant d’un humain que le discours raciste s’acharne à essayer de montrer

qu’il n’en est pas un, montrant par là qu’il en est un (le raciste ne va pas

s’obstiner à montrer qu’une chose ou un animal n’est pas humain) ;

secondement, ce discours manifeste un étrange et permanent besoin de

justifications (pseudo-religieuses/pseudo-scientifiques) face aux autres, à

l’Autre, comme s’il savait combien il est intenable.

Alors, faut-il renoncer à lutter contre les représentations racistes ?

Certainement pas. Dabord parce qu’elles sont rationnellement indéfendables,

éthiquement insoutenables et ensuite parce que ce serait un “argument

paresseux” (Leibniz) que de conclure, à partir de ce constat partiel, qu’il n’y a

rien à faire. Il y a autre chose à faire. Et peut-être que la ligne droite n’est pas

le plus court, ni le meilleur chemin en ces matières.

En parvenant à déterminer pourquoi les explications rationnelles ne sont pas

opératoires on peut déjà déterminer ce qui est inutile de faire, pour essayer de

préciser ce qu’on pourrait faire.

En guise de conclusion...

John Stuart Mill “De tous les stratagèmes utilisés pour éviter de prendre en

considération l’influence que la société et la morale exercent sur l’esprit

humain, le plus lâche est celui qui attribue la diversité des comportements et

des personnalités à des différences naturelles innées”. Cela revient à rendre

“la nature complice du crime d’inégalité politique” pourrait compléter

Condorcet.

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Il semble donc erroné de rechercher des arguments scientifiques contre le

racisme, il n’est par contre pas vain d’étudier Homo sapiens, sans pour autant

l’identifier à l’Humain : du point de vue de la théorie de l’Evolution, des

sciences de la nature, nous nous étudions en tant qu’Homo sapiens, c’est-à-

dire être vivant, animal, mammifère, etc. Mais la connaissance d’Homo sapiens

ne peut saturer le discours sur l’Humain, objet d’étude des sciences humaines.

C’est pourquoi la sociobiologie, par exemple, paraît, d’emblée, insuffisante ;

c’est pourquoi aussi toute référence exclusive au déterminisme

biologique/génétique se révèle insatisfaisante (cf. Thème 2 Humain/Animal et

Thème 4 sur les OGM). D’autre part, étudier Homo sapiens d’un point de vue

scientifique, selon la théorie de l’Evolution par exemple, c’est ne faire

intervenir aucun jugement de valeur dans la mesure où de ce point de vue

Homo sapiens est analysé comme tout autre animal, or, dans la nature, il n’y a

pas de valeurs, il n’y a que des êtres vivants (d’un point de vue biologique), et

c’est notre imagination, notre affectivité qui projettent sur le vivant des

jugements de valeurs : le lion, roi des animaux, le renard, rusé, etc. Mais dans

la nature, seuls des êtres singuliers existent et, de ce point de vue, un lion n’est

pas toujours le plus fort... quelques virus peuvent le terrasser, etc. Enfin, les

progrès dans la connaissance scientifique, même s’ils apportent de sérieux

arguments contre toute forme de racisme, de ségrégationnisme ne permettent

pas de lutter efficacement contre le discours raciste qui opère alors un

déplacement : on ne parlera plus “d’inégalités raciales”, on parlera de

“cultures différentes” incompatibles, nécessairement vouées au “choc des

civilisations”.

Kahn “La biologie n’a aucunement la capacité de déterminer, encore moins de

prouver quelles sont les bases de la morale. Elle n’a pas non plus la possibilité

d’apporter un fondement scientifique à la conviction philosophique de l’égale

dignité des êtres.”

Une chose est sûre, nous sommes tous animés par des représentations

erronées, fallacieuses, par des préjugés, inconscients. Voilà pourquoi la

méthode sceptique, appliquée à ses propres opinions, est une obligation

salutaire toujours inachevée. C’est ce que nous rappelle Bachelard (1884-

1962) : “La science, dans son besoin d’achèvement comme dans son principe,

s’oppose absolument à l’opinion. S’il lui arrive, sur un point particulier, de

légitimer l’opinion, c’est pour d’autres raisons que celles qui fondent l’opinion ;

de sorte que l’opinion a, en droit*, toujours tort. L’opinion pense mal ; elle ne

pense pas (...) Elle est le premier obstacle à surmonter.” (* Par définition,

pourrait-on dire.)

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Il nous reste donc à réfléchir sur le concept d’égalité et plus précisément

“d’égale dignité humaine” de chacun d’entre nous. (cf. texte de Kant sur le

respect, en conclusion du thème 1 : Evolution/Créationnisme.)

La notion d’égalité est souvent, à tort, confondue avec celle

d’identité/mêmeté. Or affirmer que les humains sont égaux ce n’est pas dire

qu’ils sont pareils, ce n’est pas nier leurs différences (notre singularité est

manifeste, nos différences sont évidentes) ; ce n’est même pas nier les notions

de hiérarchie, d’autorité, etc. Affirmer que les humains sont égaux c’est poser

l’idée - la seule défendable - que chacun de nous n’est pas plus, pas moins un

humain qu’un autre, que si je suis humain alors l’autre l’est, et s’il l’est, je le

suis, car nous sommes semblables. Aucun de nous n’est plus ou moins Humain

(comment mesurer l’Humanité - le degré d’Humanité - d’une personne ? Sur

quelle balance pourrait-on peser l’Humanité de chacun d’entre nous ?!) : on

est humain ou on ne l’est pas (en ce cas on est minéral, végétal, animal, chose,

etc. c’est-à-dire non pas un être inférieur mais une réalité autre que la réalité

humaine. Seule mon imagination peut me conduire à croire, stupidement, que

je suis supérieur(e) à un caillou, une plante, un éléphant, une table... Nous

sommes incomparables, incommensurables c’est-à-dire sans commune

mesure. Donc toute comparaison est vaine).

De quel droit un humain peut-il prétendre qu’un autre ne l’est pas, pas assez,

etc. ? Aucun. Il n’y a aucun argument. Le signe le plus manifeste déjà signalé

est le suivant : ce n’est qu’au sujet d’un humain que je peux m’acharner à

tenter de montrer qu’il n’en est pas un ; donc il en est un. Ma tentative de

négation se solde par une affirmation. Et au nom de quoi ? Ceux qui contestent

l’égale dignité de chaque humain cherchent caution auprès d’une instance

Autre : Dieu, la Nature, la Science, etc. Mais ce ne sont que des alibis.

Parce qu’on n’ose plus parler comme nos Anciens le faisaient en disant que les

Noirs, les femmes, les esclaves, etc. n’ont pas d’âme, qu’ils sont hors Logos ; on

dira, de manière plus convenue, qu’ils sont moins intelligents, ou qu’ils n’ont

pas la même intelligence (retour voilé de l’âme), ou qu’ils sont moins

“logiques” (retour caché du logos). On dira la même chose, autrement, avec

une référence plus ou moins dissimulée à l’animalité (nécessairement

négative, cf. Thème 2 Humain/Animal).

Cela dit, poser l’idée d’égale dignité humaine de chacun d’entre nous, ce n’est

en rien nier, comme d’aucuns le prétendent - en justifiant par là leur refus

(suspect ?) du concept d’égalité - les différences et les rapports hiérarchiques

d’autorité (à ne pas confondre avec les rapports de domination) : les

différences de sexes, de peuples, par exemple, (c’est le concept d’identité qui

exclut l’idée de différences ; le concept d’égalité au contraire l’inclut) ; les

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rapports hiérarchiques déterminés par la responsabilité accordant autorité sur

l’autre : les parents, les professeurs, les chefs d’établissement, etc. ne sont pas

ontologiquement supérieurs aux enfants, élèves, enseignants, etc. mais leur

fonction leur impose des responsabilités leur donnant autorité sur... On peut

donc être des égaux du fait de l’égale dignité de chacun tout en étant dans un

rapport hiérarchique d’autorité, celle-ci étant liée à la responsabilité du sujet

du fait de sa fonction. Plus on a de responsabilités et plus on a d’autorité. Et

c’est cette autorité, légitime, due à la fonction officiellement établie et

reconnue, qui assure de bonnes relations entre les personnes, toutes

assujetties/soumises (mises sous), selon leur spécificité, aux règles (règlement

intérieur), à la Loi.

Il est certain que si l’idée d’égalité est confondue avec celle d’identité il n’y a

plus alors de différences de statuts possibles : le mirage/le délire de l’identité

s’exprimerait dans l’indistinction, l’absence de limites entre homme/femme,

animal/humain, objet/sujet, etc. Une telle absurdité ne mérite pas qu’on s’y

attarde mais seulement qu’on la pointe.

La reconnaissance de l’égale dignité de chacun d’entre nous exige que l’on

accepte de renoncer à une pitoyable et flatteuse illusion qui consiste, d’une

manière ou d’une autre, à se croire supérieur, mais cette reconnaissance est

dans notre intérêt véritable sur le plan éthique, politique, économique et

désormais écologique.

Mais voulons-nous notre intérêt véritable, voulons-nous vivre bien, ensemble,

voulons-nous la paix (qui n’est pas à confondre, souligne Spinoza, avec

“l’absence de conflits” c’est-à-dire “le désert”) ? C’est une autre question.

Ce travail, tout comme le Thème 2 Humain/Animal, et plus encore le Thème 5

Clonage humain, permet de souligner ceci : il est impossible et immoral de

(prétendre) définir l’humain/un humain. Impossible car l’humain n’est pas une

chose dont on pourrait faire l’inventaire des propriétés mais un sujet du désir

pouvant advenir à son désir ; immoral car ce serait prétendre pouvoir le

connaître (comme on peut connaître une chose) et le figer dans une définition

se révélant être la négation même de sa liberté de sujet du désir capable de

s’inventer, autant qu’il est possible pour un être de la finitude, nécessairement

assujetti à la Loi que le fait humain (Cf. Atelier philo prochain : La Loi).

Ecoutons Jean Ziegler : “Chaque jour, sur la planète, environ 100 000

personnes meurent de faim ou des suites immédiates de la faim. (1) 826

millions de personnes sont actuellement chroniquement et gravement sous

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alimentées ; 34 millions d’entre elles vivent dans les pays économiquement

développés du Nord ; le plus grand nombre, 515 millions, vivent en Asie où

elles représentent 24 % de la population totale. Mais si l’on considère la

proportion des victimes, c’est l’Afrique subsaharienne qui paie le plus lourd

tribut : 186 millions d’êtres humains y sont en permanence gravement sous-

alimentés, soit 34 % de la population totale de la région. La plupart d’entre eux

souffrent de ce que la FAO appelle la “faim extrême”, leur ration journalière se

situant en moyenne à 300 calories au-dessous du régime de la survie dans des

conditions supportables. (...) La destruction de millions d’être humains par la

faim s’effectue dans une sorte de normalité glacée, tous les jours, et sur une

planète débordant de richesses. (...) La faim persistante et la sous-alimentation

chronique sont faites de main d’homme. Elles sont dues à l’ordre meurtrier du

monde.” Les nouveaux maîtres du monde Préface.

(1) Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO),

World Food Report 2000, Rome, 2001.

Il ne s’agit surtout pas, à la lecture de ce passage, de se laisser accabler par un

sentiment de culpabilité, passion triste paralysante, il s’agit de comprendre

pour agir mieux.

***

Thème 4 : Que sont les organismes dits génétiquement modifiés ou OGM ?

Résultent-ils d’un franchissement de “la barrière des espèces” ? Cette barrière

est-elle objective ou conventionnelle ? Ce franchissement constitue-t-il un

danger ? En quoi les partisans des OGM et leurs opposants expriment un

certain rapport à la Nature et une certaine représentation de la Science ? De

quels enjeux économiques, politiques et éthiques peut-il s’agir ?

Mme Perroud, professeure de philosophie