Ian Hacking, Especes Naturelles

download Ian Hacking, Especes Naturelles

of 20

Transcript of Ian Hacking, Especes Naturelles

  • 1 Espces naturelles 1

    1 ESPCES NATURELLES

    Il est assez ais de dbattre de la classification une fois qu'on est lanc.

    Ce qui est redoutable, cest le commencement. Alors pourquoi ne pas partir du

    commencement dun autre ? Aristote a probablement commenc son

    enseignement par louvrage que nous appelons aujourd'hui les Catgories.

    Jimagine quil a cherch tre aussi simple et direct que possible, et que son

    public le comprenait tout fait bien. Lennui, cest quaprs quelques temps,

    ses lecteurs se sont disperss. Son commentateur Simplicius observait, il y a

    quelques quinze sicles vers 530 que les savants qui avaient trait avant lui

    du texte dAristote avaient quatre vues distinctes concernant la signification

    des dix catgories distingues par le matre. Ce dbat sest poursuivi depuis

    parmi les exgtes, en des termes peu prs inchangs. Nous ne pouvons donc

    pas commencer avec Aristote parce quil nous faudrait alors dfinir ce quil

    entendait par catgorie , ce qui attirerait sur nos paules les regards

    critiques de deux millnaires drudits. Lide reste sduisante. Jexpliquerai

    plus tard dans ce cours peut-tre ans la neuvime confrence en quoi il me

  • 1 Espces naturelles 2

    semble quelle rejoint des tentatives rcentes en sciences cognitives. Mais ce

    ne semble pas tre la bonne piste pour commencer.

    Alors pourquoi ne pas commencer par un classique du vingtime sicle,

    tel que le splendide article de Quine, Natural Kinds (1969), traduit par Jean

    Largeault sous le titre Espces naturelles (1977). De mme quAristote

    commenait par un thme quil pensait accessible ses disciples sans trop de

    formation, de mme Quine pensait quil allait de soi que ses lecteurs

    comprendraient plus ou moins ce quest une espce naturelle. Pourquoi ne pas

    suivre ses traces, et nous mettre au travail avec des mots et des matriaux dj

    tout fabriqus ?

    Parce que ce que Quine prenait comme allant de soi est norme. Cest

    vident mme pour ces deux mots espce et naturelle . Le concept de

    nature a toujours t source de dispute, aussi loin quon puisse remonter dans

    la pense occidentale. Il a souvent eu des connotations idologiques, mais sil

    est une constante travers les sicles, cest que la nature a toujours signifi

    quelque chose de bon. Quand les nudistes ont voulu lgitimer leur pratique

  • 1 Espces naturelles 3

    face un monde prude, ils ont appel leur mode de vie naturisme. Quand un

    agriculteur pratiquant la culture biologique vous dit que ses pommes de terre

    sont naturelles, la diffrence des varits gntiquement modifies, ce quil

    dit, cest que ses pommes de terre sont bonnes manger, tandis que les

    varits gntiquement modifies sont nuisibles pour vous ou pour

    lenvironnement, ou pour le pool gntique, et ainsi de suite. Lagriculteur est

    engag dans une bataille qui relve de la guerre contre la globalisation. Mme

    Quine, lorsquil crivait sur les espces naturelles, le faisait dans une tradition

    qui entendait distinguer un type despce particulirement important. La

    plupart des philosophes qui crivent sur les espces naturelles ont tendance

    considrer lide mme de nature comme transparente, alors quelle

    mapparat extraordinairement charge de valeur.

    La nature sera examine lors du prochain confrence, le 24 janvier, mais

    il est ais de montrer maintenant que naturel , dans espce naturelle ,

    connote une valeur. Beaucoup dautres qualificatifs ont t employs dans le

    mme registre, notamment vritable , fort , important , dlite ,

  • 1 Espces naturelles 4

    pur . Chaque qualificatif parat neutre en lui-mme, mais il suffit quon les

    enchane ainsi pour que la valeur ressorte. Cest comme si les auteurs

    recherchaient ttons un type despce possdant une valeur suprieure.

    Naturel nest pas neutre. Par nature, on a dsign des choses

    diffrentes selon les poques, et indiqu des valeurs diffrentes. Cest toujours

    le cas. Le mot espce soulve galement des questions. Il a un sens dans la

    logique aristotlicienne du genre et de lespce, et un sens quelque peu

    diffrent en biologie systmatique.

    La logique doit plus au philosophe no-platonicien Porphyre (c. 233-304)

    qu Aristote. Porphyre a crit une brve Introduction (aux Catgories

    dAristote) intitule Isagoge lintention du fils dun Romain riche et

    puissant. Par les hasards de lhistorie, ce petit texte est devenu un outil des

    professeurs de gnration gnration. Des sicles dcoliers, pour ne rien

    dire des quelques colires arrogantes qui ont voulu venir bout des penses

    les plus profondes de lhumanit, se sont battus avec les cinq universaux .

    Ces quinque voces devenus finalement, en dsespoir de cause, ce que les

  • 1 Espces naturelles 5

    tudiants appelaient grossirement les cinq noms : le genre, lespce, la

    diffrence, le propre et laccident.

    En biologie systmatique, lespce a un rle diffrent. Elle dnote une

    classification de bas niveau l o il existe une hirarchie de taxa incluant

    rgne, phylum, famille, classe, genre, espce, sous-espce. Les principes

    fondamentaux de la classification biologique font lobjet de controverses

    incessantes. Dans lcole lance par Michael Ghiselin, qui a pour champion

    David Hull, figure prminente de la philosophie de la biologie, lespce nest

    pas du toute pense en termes de classification. La plupart des autres coles de

    pense pensent plutt les espces comme des ensembles de choses vivantes.

    Les ensembles ont des membres : lespce humaine est un ensemble. Vous et

    moi sommes membres de lespce humaine. Cependant, lespce, aux yeux de

    Ghiselin et Hull, nest pas un ensemble ou un groupe de choses vivantes. Ils

    prtendent que chaque espce est une chose individuelle. Des choses nont pas

    de membres. Donc les espces nont pas de membres. Vous et moi ne sommes

    pas membres de lespce humaine. Ces choses, les espces sont des entits

  • 1 Espces naturelles 6

    individuelles qui se modifient avec le temps. Au mieux vous et moi sommes

    des parties de lespce humaine. La systmatique, comme on lappelle,

    provoque ce jour des vives controverses. Vives ? Presque violentes.

    Il nest mme pas certain que nous dussions suivre Jean Largeault et

    traduire Natural Kinds par espces naturelles . Pourquoi pas genres

    naturels ? La terminologie de Quine est apparue en Anglais en 1840. Elle

    drivait dun problme de taxonomie. Quelles sont les classifications des tres

    vivants qui se trouvent dans la nature, et lesquelles sont de pures commodits

    introduites par le botaniste et le zoologiste afin dorganiser lincroyable

    profusion des varits que lon observe dans le vivant ? A lpoque dAristote,

    la classification concernait les plantes de lcosystme dj fort riche de lEst

    mditerranen. Ctait une entreprise raisonnable dessayer dintgrer toute

    espce dtre vivant dans un arbre taxonomique. Mais ds lors que les grands

    navigateurs portugais eurent ouvert la voie au dveloppement des voyages

    ocaniques, lEurope sest conquis des empires, et sest vue submerge de

    spcimens venus du monde entier. Linn nous a donn son systme, qui est

  • 1 Espces naturelles 7

    toujours en vigueur, auquel Adanson a oppos une mthode rivale de

    classification. Quelle classification reprsentait la nature telle quelle est ?

    Laquelle tait artificielle, uvre de botanistes sefforant dimposer la

    nature un ordre accessible lesprit humain ? Linn commena par les termes

    scolastiques de genre et despce. Survint alors lide que les espces sont

    peut-tre naturelles, mais que les genres, ou quelque autre taxon suprieur, tel

    que la famille, pourraient tre artificiels. Mais la question pressante restait de

    savoir quels genres sont naturels et lesquels sont artificiels. Et que signifie le

    mot naturel dans cette question ?

    La controverse qui rgnait en botanique allait bientt atteindre le monde

    des insectes. (Darwin avait rapport assez de coloptres pour occuper les

    taxinomistes pendant cinquante ans). Elle se propagea la philosophie.

    Antoine-Augustin Cournot (1801-1877), mathmaticien et conomiste, nest

    que rarement cit aujourdhui comme philosophe. Cest pourtant bien un trait

    dpistmologie quil a publi, cinquante ans : lEssai sur les fondements de

    nos connaissances et sur les caractres de la critique philosophique. Ni

  • 1 Espces naturelles 8

    rationaliste ni empiriste, ni raliste ni idaliste, il avait une vision

    profondment naturaliste de la connaissance conue comme une partie de la

    relation entre lhomme et le monde. On pourrait penser que je cherche en

    faire un prcurseur de l pistmologie naturalise de Quine : pas du tout.

    Les philosophes forms au dbut du dix-neuvime sicle et possdant un

    bagage de scientifique, ou au moins un intrt scientifique solide, taient tous,

    sur des modes diffrents, des naturalistes non dogmatiques, des

    philosophes dsireux de dcrire la nature, y compris la nature humaine. Ce

    nest pas par son naturalisme que Cournot semble en avance sur son temps,

    mais par sa conception des trois principes fondamentaux qui sous-tendent la

    fois lexistence et la pense : ordre, hasard et probabilit. Il fut un participant

    trs actif de ce que jai appel The Taming of Chance, la domestication du

    hasard. Ce qui nous intresse ici, ce ne sont pas ses innovations, mais ses

    remarques assez superficielles sur la classification et sa distinction entre

    genres naturels et genres artificiels. Cournot ne parlait pas despces naturelles

    pour une raison trs simple : on tenait pour acquis son poque que les

  • 1 Espces naturelles 9

    espces se trouvaient dans la nature. Quant aux autres taxa suprieurs, les

    genres, les trouvait-on galement dans la nature ou avaient-ils t imposs

    artificiellement par les savants ?

    Il est significatif que bien que lide de classifications naturelles soit

    issue des sciences de la vie, aucun des grands philosophes qui ont trait des

    genres naturels ntait familier de la biologie. Putnam ? Kripke ? Quine ?

    Russell ? John Stuart Mill ? Non. Ils sont logiciens. Pas davantage Cournot,

    conomiste, mathmaticien et auteur dune profonde philosophie des

    probabilits. Il propose un exemple clair et distincte dun groupe artificiel,

    oppos un groupe naturel. Il est tir de son domaine de prdilection,

    lastronomie.

    On sait que les astronomes ont group les toiles par constellations,

    soit aprs de vieilles traditions mythologiques, soit par imitation, ou

    dans le but de commodit pratique, bien ou mal entendue, pour la

    portion de la sphre toile, inconnue lantiquit classique. Voil des

    groupes manifestement artificiels, o les objets individuels se trouvent

  • 1 Espces naturelles 10

    associs, non selon leurs vrais rapports de grandeurs, de distances ou

    de proprits physiques, mais parce quils se trouvent fortuitement

    notre gard sur les prolongements de rayons visuels peu inclins les

    uns sur les autres. Supposons maintenant quon observe au tlescope,

    comme la fait Herschell (sic), certains espaces trs petits de la sphre

    cleste, espaces bien isols et bien distincts, o des toiles du mme

    ordre de grandeur (ou plutt de petitesse) apparente se trouvent

    accumules par myriades : on nhsitera pas admettre que ces toiles

    forment autant de groupes naturels (Essai, 200)

    Cournot parlait ici de William Herschel (1738-1822), astronome britannique

    dorigine allemand, fondateur de lastronomie stellaire. Il a catalogu 2 500

    nbuleuse, et cest les nbuleuses extragalactiques qui soccupe Cournot.

    Jaurais plaisir citer davantage de ces pages, et je le ferai de temps

    autres dans le sminaire du lundi, 22 janvier. (Dans les sminaires nous

    examinerons quelques crivains que je cite dans ses confrences du mardi,

    presque dans la manire des explications des textes.) Nous avons l une

  • 1 Espces naturelles 11

    dmonstration parfaite du pouvoir idologique du naturel . Lessence de la

    nature se trouve dans les proprits physiques . Aucun de ceux auxquels

    Cournot sassocie ne contesterait que les groupes de Herschel ce quon

    appelle maintenant les nbuleuses sont naturels et que les constellations des

    anciens sont artificielles. Les Grecs ont trouv les constellations parmi les

    donnes de la nature, mais cela est contraire la vision rationaliste des

    physiciens du dix-neuvime sicle. Cependant, je dois passer maintenant la

    biologie, au sujet de laquelle Cournot crit :

    Les types gnriques et les classifications des naturalistes donnent lieu

    des remarques parfaitement analogues. Un genre est naturel, lorsque

    les espces du genre ont tant de ressemblances entre elles, et par

    comparaison diffrent tellement des espces qui appartiennent aux

    genres les plus voisins

    La suite du texte tablit une comparaison avec les probabilits, le jeu fortuit

    des causes. Nous avons l toutes les ides qui constituent le cur dun genre

    naturel, cause et ressemblance, puisque Cournot crit galement

  • 1 Espces naturelles 12

    Il faut quil y ait eu un lien de solidarit entre les causes, quelles

    quelles soient, qui ont constitu les espces

    Ressemblance et causalit : telles ont t les notions centrales des genres

    naturels depuis le commencement, dans la tradition anglaise tout autant que

    dans la franaise. Cournot et-il t reconnu et accept de son temps comme le

    penseur rellement profond quil tait, nous eussions pu poursuivre la thorie

    des classifications naturelles en franais. Mais il devait en tre autrement,

    aussi ai-je recours la tradition anglaise des genres naturels. Elle a exactement

    les mmes racines que celle de Cournot, mais a emprunt des chemins

    diffrents. Lorsque le terme technique kind a t introduit pour la premire

    fois, ctait la fois en rapport avec des groupes naturels parmi les tres

    vivants et aussi par opposition aux mots latins genus et species. On voit le

    problme. On pourrait traduire natural kind par genre naturel ou bien,

    comme Largeault, par espce naturelle . Mais kind servait originellement

    dsigner quelque chose de diffrent par rapport genre (genus) ou

    espce (species) !

  • 1 Espces naturelles 13

    Comment en est-on arriv l ? Le mot kind, un mot anglais ancien et

    ordinaire, a t employ dans un sens nouveau et technique par deux

    personnages remarquables, tous deux anglais. Lun dentre eux, John Stuart

    Mill, est trs connu pour sa philosophie politique, son utilitarisme, sa dfense

    passionne des droits des femmes, et par dessus tout pour son essai immortel,

    De la libert. Il a publi galement un Systme de logique en 1843. Il na pas

    cess de le rviser, au fil de huit ditions successives. Cest dans ce livre quil

    nous a donn lusage technique du mot kind. Le second personnage, William

    Whewell, est tomb dans loubli sauf pour les historiens de la vie intellectuelle

    de la priode victorienne ou pour les tudiants en philosophie des sciences.

    Pourtant, il a exerc une grande influence son poque. Jen dirai plus sur ces

    deux hommes dans des cours venir, mais pour lheure, intressons-nous

    ces questions de mots.

    Cest en 1840 que Whewell a publi une uvre monumentale o il

    employait le mot kind dans une acception assez particulire. Il avait achev la

    rdaction de cinq volumes encyclopdiques dhistoire et de philosophie des

  • 1 Espces naturelles 14

    sciences inductives. Son entreprise tait analogue celle, contemporaine, du

    Cours de philosophie positive dAuguste Comte, ceci prs que Whewell tait

    beaucoup dgards un kantien et pas du tout un positiviste. Trois ans plus

    tard, John Stuart Mill, qui dtestait probablement la philosophie de Whewell

    et avait des affinits avec bon nombre des ambitions dAuguste Comte, fit un

    emploi technique du mot kind dans son grand livre intitul Systme de logique,

    reprenant lusage quavait fait Whewell de ce terme. Il y a l un paralllisme

    singulier. Whewell et Cournot, assez conservateur, en forment la premire

    partie, et les radicaux Comte et Mill la seconde. Mais les deux parties, un

    moment donn, se rapprochent et convergent vers cette ide despce

    naturelle, abstraite du seul contexte biologique, et transforme en un

    instrument philosophique. Comme je vais lexpliquer, ce phnomne n'tait

    pas accidentel, mais il tait li des dveloppements qui staient produits au

    sein des sciences elles-mmes.

    Mill tait trs conscient de ce quil faisait, parce quil rencontrait de

    srieuses difficults dans son grand projet dtude des principes de la preuve

  • 1 Espces naturelles 15

    et des mthodes de la recherche scientifique (pour citer le sous-titre du

    Systme). Il eut alors une nouvelle ide. Il la dsigna comme real Kind , qui

    laidait rsoudre son problme. Son enthousiasme tait tel quil parcourut

    son manuscrit pour insrer un K majuscule devant kind, pour crire real Kind.

    De cet usage est ne une tradition qui a eu cours en philosophie des sciences

    de langue anglaise depuis 1843 et qui est encore en vigueur aujourd'hui, bien

    quen 1866 real Kind ait t remplac par natural kind par la logicien et

    thoricien des probabilits, John Venn. Des auteurs aussi importants que

    Bertrand Russell, W. V. Quine, Hilary Putnam et Saul Kripke ont contribu a

    lvolution de cette tradition. On peut observe que tous les six Mill, Venn,

    Russell, Quine, Putnam, et Kripke sont entre autres choses des logiciens.

    Mill a dlibrment formul sa thorie des real Kinds en partie pour

    remplacer la thorie aristotlicienne du genre et de lespce, qui continuait

    tre enseigne dans tous les manuels courants du dbut du dix-neuvime

    sicle. La doctrine scolastique tait prsente comme dfinitive dans le plus

    important des nouveaux ouvrages de logique de lpoque : les lments de

  • 1 Espces naturelles 16

    logique. Ctait luvre de Richard Whateley, archevque anglican de Dublin

    qui exerait alors une autorit assez imposante en logique, en religion, en

    thologie et en politique. Mill lui-mme a rdig une analyse dtaille de ce

    livre une dcennie avant la publication du Systme de logique.

    Il est assez ais, disais-je, danalyser la classification une fois quon a

    commenc. Mais bien entendu, il ny a pas de commencement : on commence

    toujours au milieu, in media res. Nanmoins, une suite de confrences doit

    avoir un dbut, et je voudrais commencer par mexpliquer au sujet de ce

    milieu si difficile localiser qui me sert de point de dpart. Cournot tait un

    bon point de dpart, Mill en est un meilleur encore, puisque cest chez Mill

    que la tradition strictement philosophique des espces naturelles trouve son

    origine.

    Lorsque Aristote a tabli sa liste bien connue des dix catgories, il a

    donn aussitt deux ou trois exemples de chacune. Tous les bons philosophes

    en font autant. Mill a commenc par deux exemples des Kinds toujours en

    usage : le cheval et le phosphore. Le cheval est un animal. Le phosphore est

  • 1 Espces naturelles 17

    un minral ; en fait, cest un lment, P, de nombre atomique 15. Mill a donn

    un troisime exemple, blanc, la couleur blanche. Plus tard, il a introduit une

    dfinition expliquant que cheval et phosphore taient des real Kinds, ce qui

    nest pas le cas de blanc, mais nous allons diffrer lexplication de cette

    distinction jusquau quatrime confrence de ce cours.

    La tradition que Mill a mise en place continue se servir prcisment de

    ces trois types dexemples. Les chevaux sont des individus ; les grammairiens

    disent que cheval est un nom de comte. On comte des chevaux, un, deux,

    trois Le phosphore est une substance ; les grammairiens disent que

    phosphore est un nom de masse. Et ladjectif blanc dsigne une

    qualit, une couleur. Ainsi nous avons trois types despces : (1) des espces

    regroupant des individus tels que chevaux, (2) des espces qui sont des

    substances tels que le phosphore, et (3) des espces qui sont des qualits tels

    que blanc. Il est trs frappant que toute la tradition issue de Mill emploie des

    exemples de ces trois types. Quine utilise dabord jaune et Kripke continue

    recourir cet exemple. Russell aimait chat, Kripke aime tigre, deux

  • 1 Espces naturelles 18

    quivalents flins du cheval. Quant aux substances telles que le phosphore,

    tous les auteurs rcents prennent leau comme exemple. Cette tradition a

    donn naissance un grand nombre de thories, mais elle garde une

    remarquable uniformit dans les exemples quelle emploie. On en vient se

    demander si, pour utiliser une tournure de Wittgenstein, il ny a pas un rgime

    un peu trop maigre pour les exemples.

    Les exemples de Mill taient parfaits pour son propos. Les chevaux sont

    diffrents des autres animaux et encore plus diffrents dautres sortes de

    choses. Le phosphore est diffrent des autres minraux, et encore plus

    diffrent dautres substances. Le blanc est diffrent dautres couleurs, et plus

    diffrent encore dautres qualits. La conviction fondamentale de Mill tait

    que des diffrences telles que celles-ci,

    are made by nature ... while the recognition of those differences as

    grounds for classification and of naming, is ... the act of man (Systme,

    I, p. 123).

    Pour traduire littralement, ces differences,

  • 1 Espces naturelles 19

    sont luvre de la nature... tandis que reconnatre ces diffrences

    comme des fondements permettant de classer et de nommer, cest ...

    lacte de lhomme.

    Voici donc notre premier point fixe, le commencement. Il y a des diffrences

    entre des chevaux et des tigres, entre le phosphore et leau, entre blanc et

    jaune, qui sont cre par nature. Reconnatre ces diffrences, cest luvre des

    tres humains, ou des socits humaines. Mill ne parle de toutes les

    diffrences entre, par exemple, blanc et jaune, mais de certaines diffrences.

    Nous trouvons quil a beaucoup dire sur ces certaines diffrences, mais ici

    nous devons penser seulement notre petit point dappui.

    Je nignore pas les jeux de mots entre dfrence et diffrence, et nous

    pourrions les reprendre mme en traduisant Mill. Le point fixe auquel je men

    remets est celui de Mill, cest--dire la diffrence. Ce pivot arrive avant tout

    tentative pour expliquer lide despce naturelle ou de genre naturels, avant,

    par exemple, lattention prte par Cournot la ressemblance. Cest le premier

    point dappui dans notre analyse de la classification.

  • 1 Espces naturelles 20

    En parlant de point fixe, je ne veux pas dire que la chose est claire. Je ne

    veux pas mme affirmer quil y aurait un sens dfini dans lequel elle serait

    certainement vraie. Escaladant la paroi dune falaise, lalpiniste doit enfoncer

    un piton qui sera son premier point fixe, en sachant bien quil pourrait ne pas

    tre parfaitement assur, et quil se pourrait quil faille le remplacer. Une fois

    parvenu au sommet, on oubliera peut-tre le piton douteux, on labandonnera

    au temps et aux lments qui le feront disparatre. Ou alors, on pourrait

    vouloir le rutiliser, en le vrifiant avec la vigilance du grimpeur qui sait que

    sa vie dpend du fait quil se sera assur quil est bien fix, au moins pour un

    moment. (Seule une hte inconsidre peut conduire jeter lchelle aussitt

    arriv au sommet ou, dans le cas le plus clbre, le cas de Ludwig

    Wittgenstein et son Tractatus Logico-Philosophicus des montagnards trs

    lents, mais finalement trop confiants, agissent ainsi leur pril, et se voient

    contraints de retourner pour chercher.)