Humanités Médicales

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Revue de synthèse : tome 134, 6 e série, n° 4, 2013, p. 553-569. DOI 10.1007/s11873-013-0238-3 COMPTES RENDUS HUMANITÉS MÉDICALES Marie GAILLE, dir., Philosophie de la médecine. Frontière, savoir, clinique (Textes clés de philosophie de la médecine, vol. 1), Paris, Vrin, 2011, 375 p. Tout comme les autres volumes de la collection « Textes clés de philosophie », le premier tome consacré à la philosophie de la médecine réunit un large panel de textes allant de l’Antiquité grecque à l’époque contemporaine, dont la plupart était déjà disponible en langue française, à l’exception de deux articles nouvellement traduits de l’anglais, l’un d’Austin Bradford Hill intitulé « La philosophie de l’essai clinique », l’autre de Richard M. Zaner, « Des voix tourmentées dans des chambres calmes ». Cette faible place réservée aux inédits ne nuit en rien à l’intérêt de l’entreprise, si courante dans le monde anglo-saxon et encore rare en France. Car le recueil ainsi constitué permet d’envisager les rapports entre philosophie et médecine sur le temps long et de faire apparaître certains traits saillants de leur histoire. Dans l’introduction, Marie Gaille rappelle les principaux enjeux de cette tradition, qui voit progressivement apparaître ce que nous appelons aujourd’hui « la philoso- phie de la médecine », approche qui se limite souvent à une réflexion bioéthique du philosophe sur la pratique médicale et qui se perd parfois dans un débat épisté- mologique avec les sciences sociales autour de la nécessité ou non d’une méthode empirique pour aborder le monde médical. Les liens entre les deux disciplines se montrent pourtant sous des espèces beaucoup plus variées dès que l’on agrandit la focale historique. Tant du point de vue de l’anthropologie philosophique que de l’épistémologie, l’ensemble des textes recueillis révèle, dans la lignée des travaux de Jackie Pigeaud, l’existence d’une tradition médico-philosophique séculaire. La question de l’homme y occupe une place centrale, depuis que médecins et philo- sophes tentent désespérément de dépasser le dualisme de l’âme et du corps, les uns et les autres revendiquant qui le privilège du corps, qui de l’âme, qui de l’homme dans sa totalité. Quant à l’épistémologie, Marie Gaille montre bien combien l’existence d’un savoir sur l’homme propre au médecin, non seulement théorique, mais aussi issu de la connaissance narrative des patients, prend une importance de plus en plus fondamentale au sein de la philosophie de la médecine.

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Revue de synthèse : tome 134, 6e série, n° 4, 2013, p. 553-569. DOI 10.1007/s11873-013-0238-3

COMPTES RENDUS

HUMANITÉS MÉDICALES

Marie Gaille, dir., Philosophie de la médecine. Frontière, savoir, clinique (Textes clés de philosophie de la médecine, vol. 1), Paris, Vrin, 2011, 375 p.

Tout comme les autres volumes de la collection « Textes clés de philosophie », le premier tome consacré à la philosophie de la médecine réunit un large panel de textes allant de l’Antiquité grecque à l’époque contemporaine, dont la plupart était déjà disponible en langue française, à l’exception de deux articles nouvellement traduits de l’anglais, l’un d’Austin Bradford Hill intitulé « La philosophie de l’essai clinique », l’autre de Richard M. Zaner, « Des voix tourmentées dans des chambres calmes ». Cette faible place réservée aux inédits ne nuit en rien à l’intérêt de l’entreprise, si courante dans le monde anglo-saxon et encore rare en France. Car le recueil ainsi constitué permet d’envisager les rapports entre philosophie et médecine sur le temps long et de faire apparaître certains traits saillants de leur histoire.

Dans l’introduction, Marie Gaille rappelle les principaux enjeux de cette tradition, qui voit progressivement apparaître ce que nous appelons aujourd’hui « la philoso-phie de la médecine », approche qui se limite souvent à une réflexion bioéthique du philosophe sur la pratique médicale et qui se perd parfois dans un débat épisté-mologique avec les sciences sociales autour de la nécessité ou non d’une méthode empirique pour aborder le monde médical. Les liens entre les deux disciplines se montrent pourtant sous des espèces beaucoup plus variées dès que l’on agrandit la focale historique. Tant du point de vue de l’anthropologie philosophique que de l’épistémologie, l’ensemble des textes recueillis révèle, dans la lignée des travaux de Jackie Pigeaud, l’existence d’une tradition médico-philosophique séculaire. La question de l’homme y occupe une place centrale, depuis que médecins et philo-sophes tentent désespérément de dépasser le dualisme de l’âme et du corps, les uns et les autres revendiquant qui le privilège du corps, qui de l’âme, qui de l’homme dans sa totalité. Quant à l’épistémologie, Marie Gaille montre bien combien l’existence d’un savoir sur l’homme propre au médecin, non seulement théorique, mais aussi issu de la connaissance narrative des patients, prend une importance de plus en plus fondamentale au sein de la philosophie de la médecine.

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La première partie de ce recueil est consacrée au passage d’une certaine rivalité intellectuelle entre médecine et philosophie à une séparation plus nette des domaines à partir de la Renaissance, notamment en raison du développement de l’anatomie. Pour autant, contre l’idée simpliste d’une spécialisation progressive des disciplines, qui serait en partie due à l’organisation des savoirs dans le monde académique, on peut constater que ce processus historique s’accompagne aussi d’une intégration croissante des savoirs médicaux dans le champ de la philosophie à l’époque moderne. Le premier texte, extrait des Tusculanes de Cicéron, atteste la volonté des philosophes de l’Antiquité de s’arroger le privilège du traitement des maladies de l’âme, jugées le plus souvent à partir d’un point de vue moral sur les passions, tandis que le second, tiré du traité Des passions de l’âme de Descartes, montre l’intérêt de la philosophie moderne pour le savoir médical, malgré l’affirmation de la suprématie de l’âme sur le corps. La situation change au xviiie siècle, comme en témoigne l’Essai sur les maladies de la tête de Kant qui est reproduit ici. La philosophie n’y est plus considérée comme une médecine de l’âme et Kant y défend l’idée d’une origine corporelle des affections psychiques. Le texte suivant, tiré des Rapports du physique et du moral de l’homme de Pierre Jean Georges Cabanis illustre cette évolution de manière édifiante. selon Cabanis, la philosophie devrait refondre son anthropologie à l’aune des découvertes médicales et l’appliquer partout, jusqu’aux questions morales et politiques : car « la connaissance physique de l’homme en est la base commune » (p. 114). Aussi Cabanis écrit-il : « Permettez-moi, citoyens, que je vous entretienne aujourd’hui de l’étude physique de l’homme avec celle des procédés de son intelligence ; de ceux du déve-loppement analogue de ses sentiments et de ses passions : rapports d’où il résulte que la physiologie, l’analyse des idées et la morale, ne sont que les trois branches d’une seule et même science, qui peut s’appeler, à juste titre, la science de l’homme » (p. 114). Mais ces trois branches de l’anthropologie sont en fait hiérarchisées, puisque l’idée affleure d’une physiologie morale, sociale et politique, qui connaîtra son heure de gloire sous la plume d’Auguste Comte. La voie était désormais ouverte vers l’anthropologie physique du xixe siècle. Michel Foucault vient clore cette première partie avec un extrait de son célèbre essai Maladie mentale et psychologie, qui illustre en quelque sorte la naissance de la philosophie de la médecine contemporaine, fondée sur un rapport d’extériorité totale entre les deux disciplines. Le philosophe doit désor-mais examiner de manière critique la construction sociale ou idéologique des représen-tations liées à la maladie et en particulier à la maladie mentale, dans une perspective non seulement éthique mais aussi politique.

La seconde partie du livre se tourne vers la question épistémologique et entend notamment défaire l’opinion selon laquelle la médecine n’affirmerait son statut de science certaine, fondée sur l’expérience, qu’à partir de l’époque moderne. D’une certaine manière, on trouve déjà cette idée dans le corpus hippocratique et surtout chez Galien, dont on pourra lire une partie de l’Esquisse empirique, puis à la Renaissance, notamment dans La Fabrique du corps humain de Vésale, qui constitue le second texte de cette partie. Mais cette section fait aussi apparaître une autre dimension de l’épisté-mologie médicale, celle de « l’humanisme médical » et, plus généralement, de la prise en compte de la relation de soin avec le patient dans la constitution du savoir médical. Car le patient, pris dans son individualité et compris comme sujet, correspond rarement

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au patient idéal de la science médicale et demande que l’on considère aussi son vécu et sa souffrance. Plus encore, le corps médical se demande comment choisir les patients pour les essais cliniques qui sont maintenant au fondement du savoir biomédical. On trouvera sur ces différentes questions des textes classiques de Claude Bernard (« Des obstacles philosophiques que rencontre la médecine expérimentale ») et de Ludwig Fleck (« Comment le concept actuel de syphilis s’est-il développé ? ») sur la constitution du savoir médical, ainsi qu’un article d’Austin Bradford Hill (« La philo-sophie de l’essai clinique ») consacré à la méthodologie de l’essai clinique. enfin, dans une très belle « Apologie de l’art médical », Hans-Georg Gadamer analyse le passage de la médecine ancienne comme technè à la médecine moderne comme pouvoir-faire, regrettant l’abandon du holisme et de l’antique notion d’équilibre. si la médecine ancienne souhaitait assurer sa scientificité, elle ne perdait pas pour autant de vue son caractère expérimental et précaire. et Gadamer plaide pour un retour d’une médecine certes scientifique, mais qui prendrait véritablement en compte l’individu malade et tout ce qui peut concourir à son bien-être.

La dernière partie de l’ouvrage approfondit l’idée d’une médecine entendue comme relation de soin et pratique sociale, non pas du point de vue de l’épistémologie ou de la méthode, mais du point de vue de la compréhension du phénomène de soin en tant que tel. elle invite donc le philosophe à sortir de son champ disciplinaire pour tirer béné-fice de l’histoire, de la psychologie, de la sociologie ou de l’anthropologie médicale. François Dagognet nous y invite dans son analyse de la cure d’air comme manifesta-tion de l’esprit romantique (« La cure d’air : essai sur l’histoire d’une idée en thérapeu-tique médicale ») et en montrant ainsi l’influence du contexte culturel sur les pratiques de soin. Mais le relativisme met en danger le discours médical. Montaigne illustre bien cela dans le célèbre chapitre « De l’expérience » qui est ici reproduit. Il met en effet son scepticisme au service d’une critique de la position de pouvoir des médecins dans la société du xvie siècle, en invitant dès lors le malade à prendre son mal en patience et de « laisser faire un peu à nature » (p. 293). sans aller dans ces extrêmes, l’intérêt d’une analyse des contextes culturels et sociaux paraît d’autant plus forte aujourd’hui que la pratique médicale dépasse la simple guérison des maladies et engage parfois des pratiques sociales nouvelles : il suffit de mentionner la procréation assistée ou la chirurgie esthétique pour s’en convaincre. Plutôt que de relativiser les pratiques médi-cales, la plupart des textes de cette troisième partie invitent à un changement d’attitude de la part du médecin. « L’idée médicale » de Karl Jaspers, répond en quelque sorte à Montaigne en imaginant ce que devrait être la posture du médecin face au patient sceptique ou au contraire anxieux de ne pas voir la science médicale répondre à ses attentes. Le penseur de l’existentialisme demande alors au médecin de faire plus que son simple exercice, d’accepter le sacerdoce et le dévouement total au malade, pour que ce dernier accepte le soin et que celui-ci soit efficace. Tout serait bon, en quelque sorte, pour soigner le malade. Le témoignage de Richard M. Zaner (« Des voix tour-mentées dans des chambres calmes ») montre encore un autre aspect de la thérapeu-tique en racontant ses interventions de philosophe dans une unité de soins intensifs et les effets inattendus de sa présence dans ce milieu hospitalier. Le volume se clôt par un bel entretien radiophonique de 1975 entre Georges Canguilhem et Henri Péquignot sur « le droit à la mort », qui débouche aussi sur la question des devoirs du médecin.

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Il se termine ainsi, dans la bouche de Canguilhem : « Je ne pense pas que nous ayons épuisé la question, mais nous avons au moins posé quelques problèmes. » Au fond cette phrase aurait pu être prononcé par tous les auteurs de cette anthologie et force est de constater que les problèmes soulevés depuis l’Antiquité grecque agitent encore notre société contemporaine.

Aurélien RobeRt

Fabrizio ameRini, Tommaso d’Aquino. Origine e fine della vita umana, Pise, edizioni eTs, 2009, 272 p.

Au sein de son œuvre immense, Thomas d’Aquin s’est beaucoup intéressé à l’embryologie et au statut de la vie humaine. Que ce soit dans ses traités théologi-ques ou dans ses commentaires aux textes scientifiques, notamment d’Aristote, il est, à plusieurs reprises, revenu sur le sujet, changeant parfois légèrement de position, mais en cherchant toujours à construire un système cohérent à la fois scientifiquement et philosophiquement. Pour cette raison, et notamment depuis la vague néo-thomiste de la fin du xixe siècle, il a été beaucoup utilisé, en particulier dans les débats contemporains autour de l’avortement, sa position étant parfois considérée comme proche de celle de l’Église catholique actuelle, parfois, au contraire, présentée comme son opposé.

C’est dans ce cadre que le livre de Fabrizio Amerini entend apporter une salutaire clarification, en revenant aux sources textuelles et en s’efforçant de reconstituer la pensée du maître. Cependant, l’auteur ne renonce pas pour autant à peser dans les débats actuels, et affirme d’emblée sa méthode et son objectif : rechercher, dans l’œuvre de ce dominicain du xiiie siècle, des éléments pour la bioéthique du temps présent, non pas en tentant une illusoire application concrète de concepts rendus obsolètes par le progrès des connaissances scientifiques, mais en analysant la cohérence interne de son système, et ce afin de mettre au jour les contradictions et les inconséquences non seule-ment de ceux qui tentent de l’utiliser dans le débat contemporain, mais aussi de tous ceux qui se heurtent aux problèmes philosophiques de la définition de l’embryon déjà rencontrés par Thomas.

une telle ambition pourrait paraître démesurée, voire vouée à l’échec. Pourtant, la rigueur et la prudence avec laquelle l’auteur étudie l’ensemble de la doctrine de Thomas démontrent l’intérêt de la démarche. Dans un premier temps, il propose une présentation claire et complète de tous les passages dans lesquels Thomas traite d’embryologie, en les reliant à leurs soubassements métaphysiques issus de la philoso-phie aristotélicienne. en effet, pour Thomas comme pour Aristote, l’homme est le fruit de la conjonction d’une forme et d’une matière, la première étant unique et indivisible. Il ne faut pourtant pas y voir un dualisme âme-corps : ni la forme substantielle de l’homme, c’est-à-dire son âme, ni la matière ne peuvent être séparées l’une de l’autre et continuer à être considérées comme humaines. Cela a une conséquence importante

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pour l’apparition de la vie : car si l’homme est la conjonction d’une matière orga-nisée et d’une forme humaine, on est en droit de se demander à partir de quel moment l’embryon peut être considéré comme un homme à part entière.

La réponse de Thomas d’Aquin à cette question et les problèmes qu’elle soulève occupe l’essentiel de l’ouvrage. Car le Dominicain est partisan de ce que l’on nomme aujourd’hui une « humanisation retardée » : pour lui, l’embryon possède dès la concep-tion une forme de vie et une âme, mais cette âme n’est que végétative, puisque l’être ainsi constitué n’a pas la capacité d’exercer les fonctions proprement humaines liées à l’intellect. Cette âme ou forme végétative est remplacée, à mesure que le corps commence à s’organiser, par une âme sensitive qui place l’embryon au niveau des animaux. enfin après une durée de 40 à 90 jours selon le sexe, le corps est disposé à recevoir, de l’extérieur, la forme humaine finale, l’âme rationnelle qui rend alors l’em-bryon pleinement humain. Le processus de génération humaine est donc pour Thomas d’Aquin fondamentalement discontinu : l’embryon traverse plusieurs phases succes-sives avant d’arriver à une forme définitive, humaine, à partir de laquelle son évolution devient une simple croissance, et non plus une génération au sens propre.

L’originalité de l’ouvrage de Fabrizio Amerini est de ne pas s’arrêter à cette claire et complète reconstitution du système de Thomas d’Aquin, puisque la seconde moitié du livre est consacrée aux critiques pouvant lui être apportées, ou lui ayant été réel-lement apportées. Amerini ne cherche pas à sauver à tout prix Thomas : au contraire, il s’efforce de trouver, dans d’autres passages de son œuvre, les réponses possibles à apporter aux objections, et tâche de préciser tous les points aveugles de la construction théorique. Par exemple, il s’interroge sur la difficulté de définir avec précision ce que Thomas désigne sous le terme de « vertu informative » contenue dans le sperme, qui n’est pas une âme au sens propre, mais possède en elle le pouvoir de donner la forme à la matière fournie par la mère. De même, il se pose une question fondamentale : si le processus de génération est fondamentalement discontinu, comment alors conserver l’idée d’une continuité entre l’embryon, le fœtus puis l’homme ? Les réponses à ces problèmes permettent de dégager une suggestion intéressante sur la continuité maté-rielle, située et dimensionnée, de l’embryon à l’homme.

Car, si cette méthode a un réel intérêt, c’est que les implications bioéthiques sur le statut de l’embryon sont actuellement au cœur d’un important débat théologico-moral dont l’auteur rappelle les enjeux. Il montre ainsi parfaitement que, selon le point de vue adopté, la notion « d’homme en puissance » attribuée à l’embryon est nécessairement sujette à des interprétations qui ne peuvent jamais être définitives. De fait, si Thomas d’Aquin qualifie l’embryon d’« humain », il ne le considère pas comme un homme et, dès lors, pense que l’avortement, quoique péché mortel moralement condamnable, ne peut être considéré comme aussi grave qu’un homicide. selon Amerini, la conception de Thomas ouvre même la voie à une instrumentalisation des embryons, selon, bien sûr, des critères stricts et déterminés.

On regrettera peut-être le caractère extrêmement internaliste de l’ouvrage : l’étude ne s’intéresse jamais aux débats contemporains de Thomas, à ses éventuels contra-dicteurs, et ne s’attarde pas sur le contexte théologique où sont traités les problèmes concernés. Ainsi, il ne semble pas anodin que beaucoup des textes mis en avant par l’auteur aient été produits par Thomas dans le cadre de controverses théologiques,

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comme celle de la résurrection des corps, ou de la nature humaine du Christ. Cela n’af-faiblit sans doute pas la reconstitution du système global du maître dominicain ; mais cela donne l’impression d’une philosophie quelque peu désincarnée, alors même que la pensée de Thomas d’Aquin a suscité de multiples débats dès son époque. néanmoins, il vaut sans doute mieux qu’il en soit ainsi, car l’ouvrage a de cette manière l’immense mérite de la cohérence : se présentant comme une étude véritablement philosophique, il emploie une méthode clairement énoncée et appliquée de bout en bout avec une grande rigueur – une attitude trop rare pour ne pas être saluée, et qui produit ici une étude importante pour qui s’intéresse à la doctrine du maître du xiiie siècle, mais aussi au débat contemporain sur le statut de l’embryon.

Joël ChandelieR

Laurence moulinieR‑bRoGi, L’Uroscopie au Moyen Âge. « Lire dans un verre la nature de l’homme », Paris, Honoré Champion, 2012, 253 p.

Combinant histoire culturelle, histoire des idées, histoire de la médecine, histoire de l’art et histoire sociale, L’Uroscopie au Moyen Âge. « Lire dans un verre la nature de l’homme », fournit un aperçu diversifié et décloisonné sur l’uroscopie, également dénommée jugement ou inspection des urines. Pratique médicale ancienne, l’uroscopie, qu’il convient de bien distinguer de l’urologie, consiste à examiner les urines d’un indi-vidu afin de connaître son état général, supposé déterminer les caractéristiques de ce liquide régulièrement rejeté par le corps. en effet, dès l’Antiquité, il fut considéré que les urines étaient issues de processus internes. Ainsi, l’examen des urines et de leur variabilité renseignerait sur la nature de l’Homme et sur le fonctionnement intime de chaque corps dans les contextes physiologique et pathologique.

La première partie « Aux origines d’une science des urines » aborde les conditions dans lesquelles cette science, qui se fonde sur la valeur sémiologique des urines, a véri-tablement émergé au Moyen Âge. sur la question de la sémiologie en général, l’exposé est dense et condensé, ce dont il ne faut guère s’étonner vu la brièveté de l’ouvrage et son sujet principal. Toutefois, l’auteur pose des jalons avec un esprit synthétique appréciable et fournit de judicieuses références permettant d’éventuels approfondis-sements. Dans un second temps, plusieurs notions de sémiologie sont réinvesties dans le cas de l’uroscopie. Dès la Haute Antiquité, celle-ci participait de la « prognose hippocratique » cherchant à connaître l’affection présente, son passé et son évolution prévisible, mais les urines n’étaient qu’un élément parmi d’autres dans la sémiologie antique, et Galien les considérait d’une valeur inférieure à celle du pouls. en revanche, l’uroscopie prit plus d’importance dans le monde grec de l’Antiquité tardive où des ouvrages lui furent proprement consacrés, parmi lesquels celui du médecin byzantin Théophile (viie siècle). sa traduction en Occident latin, associée à la traduction arabo- latine du livre sur les urines d’Isaac Israeli, constitua un tournant au xie siècle. Intégrés parmi les œuvres de base de l’enseignement médical, ces deux ouvrages permirent

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l’émergence d’une véritable science des urines en Occident latin. Cette dernière s’ins-crivait dans un cadre théorique structuré, lequel fut de plus en plus commenté et raffiné (parfois à l’excès), suscitant également de nombreux traités originaux. Ce faisant, l’uroscopie imprégna la pratique médicale, avec un élargissement de la supposée signi-fication des urines. Par ailleurs, fournissant au médecin la possibilité d’enseignements pronostiques, l’uroscopie établit un lien avec la prédiction d’où découlèrent de fortes implications sociales, surtout à l’époque médiévale, dès lors qu’en cas de pronostic funeste il importait de recevoir les derniers sacrements.

Les détails de mise en œuvre de l’examen uroscopique sont envisagés dans la deuxième partie « Pratique, éthique et esthétique de l’examen uroscopique » qui constitue une des originalités de l’ouvrage. L’auteur évoque successivement les normes instaurées précocement tant sur les qualités et dimensions de l’urinal, flacon destiné à recevoir le liquide, que sur le moment de recueil, le temps de décantation, les condi-tions d’examen visuel. sont également précisées les caractéristiques des urines que le médecin pouvait recueillir chez le patient visité ou à distance, de même que le statut de l’examen uroscopique. Car, si l’uroscopie se développa fortement, elle fut géné-ralement associée à la sphygmologie et à l’examen direct du patient afin d’affiner le diagnostic, d’éviter des erreurs volontairement ou involontairement induites par le patient. De plus, considérée comme nécessaire par le médecin comme élément intime de son image sociale, et par le patient comme moyen de vérifier les compétences du praticien, l’uroscopie en venait souvent à être mimée par des charlatans. L’implica-tion sociale de l’uroscopie est également démontrée par l’auteur grâce à l’évocation des liens unissant l’examen des urines aux questions relatives au sexe. en particulier, les urines étaient censées signaler la stérilité éventuelle d’un individu, l’état de gros-sesse d’une femme, la virginité ou la défloration, les relations sexuelles récentes, les maux propres à chaque sexe. enfin, par le fait de sa gestuelle, de l’importance accordée à la distinction fine des teintes des urines, l’uroscopie s’assortit d’aspects artistiques largement évoqués : le médecin examinant l’urinal, ou le malade soumettant le liquide furent abondamment représentés sur des supports très variables. Le référencement des œuvres, en particulier des enluminures, permettra ici aux historiens des arts d’admirer par eux-mêmes les représentations évoquées et ainsi de prolonger l’aperçu fourni par les illustrations proposées en fin de deuxième partie. L’élément artistique rejoint ici le social en tant que l’urinal devient intimement lié à la figure du médecin et symbole du corps malade dont les signes se dévoilent dans l’urine.

Dans la dernière partie, « L’emprise d’un signe », Laurence Moulinier-Brogi nous invite à suivre certaines conséquences du développement de l’uroscopie. nombreux furent les débats qu’a engendrés ou alimentés l’uroscopie, non seulement dans le domaine médical mais également parmi les philosophes et dans le cadre de l’enseig-nement scolastique. Développées à partir du xiie siècle, la plupart des questions débattues jusqu’au xve siècle furent introduites par la confrontation de la physique aristotélicienne et du galénisme réélaboré par les médecines alexandrine et arabe. Ces questions concernèrent particulièrement les rapports entre urines, humeurs corpo-relles et éléments, les propriétés de l’urine en relation avec sa nature matérielle, avec les chaleurs et fièvres censées influencer son aspect. Le développement de l’uroscopie eut aussi des incidences philologiques (translittérations, traductions,

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adaptations appliquées aux noms de couleurs employés en grec par Théophile) et une forte dimension culturelle (importance des questions sur les couleurs d’urines pour l’histoire des théories de la vision et des couleurs). enfin, l’auteur fournit les preuves du rôle joué par l’uroscopie dans la querelle des arts, portant notamment sur le statut de science de la médecine – les opposants à un tel statut soulignaient le caractère vil des urines et des autres rejets examinés par les médecins, tandis que les tenants de la dignité de la médecine et de son statut de science rappelaient que l’urologie est pourvue d’une théorie et que son objet, l’urine, ne saurait dévaloriser le médecin en tant qu’elle vient de l’Homme, créature noble.

Au final, c’est une somme riche et dense que nous propose Laurence Moulinier- Brogi. Le lecteur qui aura pris soin de lire les intentions de l’auteur en introduction ne pourra qu’apprécier la conformité du livre avec les buts initialement annoncés. Cet ouvrage parcourt de nombreuses dimensions de l’uroscopie, en quoi tient son originalité face à d’autres écrits n’abordant qu’un aspect de l’examen des urines. en particulier, l’auteur démontre que l’uroscopie fut perçue comme véritable moyen de « lire la nature de l’homme » durant le Moyen Âge. Anciennement inaccessible à un examen direct, l’intérieur du corps humain pouvait ainsi se découvrir par le biais d’un fluide formé par des processus internes et influencé par l’état corporel et les conditions de réalisation. Le médecin était donc supposé à même de connaître l’état de santé de ses patients, potentiellement la proximité de leur mort, certains détails de leur sexualité. De ces considérations découlèrent de nombreuses répercussions affec-tant entre autres le statut social du médecin et les rapports de force entre médecin et patient. en outre, l’uroscopie, par les débats qu’elle suscita, est dotée d’une histoire « au cœur de la dialectique entre intérieur et extérieur du corps, à l’intersection entre inanimé et animé, comme elle se situe à la pliure entre le vil et le noble » (p. 17) ainsi que le montre Laurence Moulinier-Brogi. De ce fait, l’auteur nous livre un ouvrage qui, de par ses dimensions modérées, ne peut approfondir tous les aspects, mais dans lequel elle a su choisir des aspects caractéristiques, les développer clairement tout en fournissant des références nombreuses relatives aux œuvres les plus directement en lien avec les dimensions évoquées au fil des trois parties. Pour la première fois, l’uroscopie, sujet fondamental sous de nombreux rapports, se voit ainsi consacrer un ouvrage qui en réalise une étude synthétique, base précieuse pour tout travail futur sur ce même sujet.

Laetitia loviConi

Hiro hiRai, Medical Humanism and Natural Philosophy. Renaissance Debates on Matter, Life and the Soul, Leiden/Boston, Brill, 2011, 227 p.

Avant la découverte de la division cellulaire et de l’ADn, l’explication de la géné-ration d’un être vivant, doté d’une âme, à partir de la semence des parents fut l’un des problèmes récurrents de l’histoire de l’embryologie. Comment la vie naît-elle de la

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matière apparemment inerte ? Ou, en termes moins modernes, comment l’âme arrive- t-elle dans le corps matériel ? Dans ce livre, Hiro Hirai tente d’éclairer quelques jalons de cette histoire en s’attachant aux débats sur les relations entre l’âme et le corps du point de vue de plusieurs médecins du xve au xviie siècle. Les six chapitres qui composent ce livre sont pour la plupart issus d’articles déjà parus que l’auteur a retravaillés pour l’occasion et auxquels il a joint une introduction et une conclusion, ainsi qu’une bibliographie. L’intérêt de voir ces études réunies dans un même volume tient principalement à l’unité thématique qui les lie entre elles, mais aussi au fait que les auteurs analysés se répondent, les plus récents critiquant les plus anciens jusqu’à arriver à d’importantes doxographies critiques au xviie siècle. Aussi, quoique Hiro Hirai ait décidé de suivre une progression chronologique en réunissant ces articles, partant de nicolò Leoniceno (1428-1524) pour arriver à Daniel sennert (1572-1637), le livre pourrait tout aussi bien se lire à rebours. en effet, Daniel sennert (chapitre 6) critique les positions de Fortunio Liceti (1577-1657) présentées dans le chapitre 5, celles de Jacob schegk (1511-1587) examinées dans le chapitre 3 et de Jean Fernel (1497-1558) exposées dans le chapitre 2, lequel se sert du traité de nicolò Leoniceno (chapitre 1). seul le cas de Cornelius Gemma (1535-1578) est un peu plus à la marge de ce débat qui traverse les siècles, quoique des thèses similaires aux siennes se retrouvent parfois remaniées dans les doxographies du xviie siècle.

La première étude est consacrée à nicolò Leoniceno, médecin à Ferrare au début du xvie siècle, connu à l’époque pour ses traductions de Galien. Auteur d’un très court traité De virtute formativa (6 folios dans l’édition de Venise de 1506), nicolò Leoniceno représenterait l’archétype de l’humanisme médical naissant, non seulement en raison de son rôle de traducteur du grec, mais aussi par l’usage extensif qu’il fait de commen-tateurs grecs d’Aristote comme simplicius ou Michèle d’Éphèse pour critiquer les positions d’auteurs médiévaux tels qu’Avicenne, Averroès ou Pietro d’Abano. Dans son traité De virtute formativa, nicolò Leoniceno entend établir la véritable orthodoxie aristotélicienne à propos de cette « puissance formative » censée expliquer, au sein de l’hylémorphisme d’Aristote, comment la matière contient en germe quelque chose de sa forme à venir. Alors que les auteurs médiévaux l’attribuaient, qui à une origine céleste, qui à Dieu lui-même, le médecin de Ferrare tente de montrer que l’on peut concevoir l’existence d’un véhicule de l’âme quasi-matériel, dans la structure même de la matière. Hormis son usage de nouvelles traductions du grec – mais il y eut de nombreuses traductions de Galien au Moyen Âge – les débats qui l’animent ne sont en rien différents de ceux de la philosophie et de la médecine scolastique avec lesquelles il débat. Comme en témoigne les sources qu’il utilise, pour les critiquer ou pour en endosser la thèse, son positionnement ne fait que prolonger certaines hypothèses envi-sagées dès le xiiie siècle en Occident.

Les choses changent légèrement au cours du xvie siècle, comme le montre le second chapitre consacré à Jean Fernel, célèbre médecin français du xvie siècle dont les œuvres ont influencé les savants de toute l’europe. Contrairement à nicolò Leoniceno, le traité Des causes cachées des choses de Jean Fernel a une coloration nettement plus néoplato-nicienne et chrétienne, puisqu’il fait intervenir l’âme du monde, instance intermédiaire entre Dieu et les créatures terrestres chère à Plotin, dans le processus de génération des animaux et de l’homme en particulier. Plus encore, il soutient une forme de dualisme

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de l’âme et du corps, faisant du corps le simple domicile de l’âme, les deux n’étant liés qu’à travers un esprit ou souffle (spiritus/pneuma), lui-même engendré par l’âme du monde. Autrement dit, si la matière peut devenir un être animé, c’est seulement par une volonté divine médiatisée par les instances inférieures qu’elle engendre elle-même. Ici encore, on s’étonne de ne pas trouver une discussion historique et philosophique plus serrée sur la réception des thèses d’Avicenne au xvie siècle, puisque le médecin persan, connu en latin à l’époque et encore commenté, utilisait un vocabulaire très proche de celui de Fernel et tentait, plus que quiconque, d’incorporer certaines idées platoniciennes et galéniques dans sa lecture d’Aristote, afin de proposer une forme originale de dualisme qui n’est pas sans rappeler celui de Fernel.

Les chapitres suivants montrent les raffinements successifs que subit l’idée selon laquelle le sperme contient déjà en lui la puissance de former un homme. Jacob schegk parle de vertu plastique (plastica) à propos de cette puissance séminale, qu’il considère comme une simple cause instrumentale de la génération. Cette capacité est plastique puisqu’elle ne détermine pas encore totalement l’être humain, mais permet de préparer le corps à recevoir une âme, laquelle viendra remplacer cette faculté préparatoire. notons, là encore, la similitude avec certaines thèses discutées dans le monde arabe et latin aux siècles précédents. Pour arriver à une réponse assez semblable – les formes sont engendrées à partir d’ébauches de forme dans la matière – Fortuno Liceti s’em-ploie à critiquer la position platonicienne de Marsile Ficin, qui faisait appel, comme Cornelius Gemma, à l’âme du monde des néoplatoniciens pour expliquer d’où prove-nait la forme de l’homme, si celle-ci n’est pas complètement issue de la matière.

Le dernier chapitre, consacré à Daniel sennert, est de loin le plus surprenant et le plus intéressant. Considéré aujourd’hui comme l’une des sources importantes de Robert Boyle et de Leibniz, il entend abandonner l’idée d’une intervention externe au développement de la matière dans l’engendrement des êtres humains. Dieu, dit-il, a peut-être inscrit dans le corps du premier homme la première âme humaine, mais la descendance d’Adam et eve s’explique de manière strictement horizontale. Les atomes des premiers parents se multiplient pour donner naissance aux nouvelles générations d’hommes sans intervention de Dieu ou d’entités intermédiaires. en ce sens, sennert anticipe les théories modernes de la génération. est-il pour autant matérialiste ? Aucune-ment. selon lui, il y a des atomes de matière et des atomes d’âme. Les âmes des nouveaux-nés ne sont pas infusées dans leur corps par une force extérieure, mais sont issues de la multiplication des âmes de leurs parents, ou plus précisément de leurs atomes d’âme ou atomes animés. C’est la configuration de ces atomes animés qui va rendre possible la vie. Ils peuvent ainsi exister partout dans la matière sans pour autant donner vie à un nouvel être ; il faut pour cela une configuration singulière qui est le fruit du processus de transformation de la matière.

Malgré le lien réel qui unit ces différents auteurs, l’appellation « humanisme médical » qui figure dans le titre de ce recueil reste difficile à saisir. Les auteurs étudiés évoluent certes dans des milieux humanistes et, pour certains d’entre eux au moins, sont à l’origine d’écrits que l’on serait en droit d’intégrer sous la bannière de l’humanisme ; cependant, tant leur langue – qui a peu en commun avec le nouveau latin des humanistes – que les sources qu’ils utilisent – Hippocrate et Galien, bien entendu, mais aussi Avicenne, Averroès, Albert le Grand, Thomas d’Aquin ou encore

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Pietro d’Abano – les rapprochent plutôt de la médecine scolastique médiévale que de l’humanisme renaissant, à part peut-être le cas un peu marginal de Cornelius Gemma, dont la lecture néoplatonicienne d’Hippocrate tranche un peu avec l’arrière-fond très aristotélicien de ses condisciples. Au fond, l’humanisme médical paraît se réduire à une double appartenance sociale, au milieu humaniste d’un côté et à celui des méde-cins de l’autre. Mais en quoi cela constitue-t-il une école ou à tout le moins une manière de penser ? Quels sont les critères utilisés pour parler à propos de chacun d’eux d’humanisme médical ? Hiro Hirai ne précise malheureusement pas vraiment le sens de cette étiquette. Ici ou là, l’auteur mentionne l’usage de nouvelles traductions du grec ou de commentateurs grecs néo-platoniciens, mais c’est là une pratique qu’ils partagent avec les médecins médiévaux, même si le nombre de textes disponibles en grec et en traduction latine a considérablement augmenté à la Renaissance. La simple disponibilité des textes n’a jamais constitué à elle seule une identité philosophique. nulle trace d’une méthode véritablement philologique ou de sources littéraires si chères aux humanistes, que l’on trouve par ailleurs chez d’autres médecins, notam-ment chez Vésale.

C’est pourtant la question de l’apport de cet « humanisme médical » à la philo-sophie naturelle de la Renaissance qui constitue la problématique centrale de l’ouvrage. en effet, selon Hiro Hirai, ces médecins humanistes auraient contribué à réorienter la philosophie vers des questions plus naturalistes (voir par exemple page 3). Il est clair que Daniel sennert participe à un tel élan naturaliste au xviie siècle, lorsqu’il propose de substituer aux explications traditionnelles de la génération une analyse atomiste de l’homme, corps et âme. Hiro Hirai a en outre raison de montrer que c’est sur fond d’un abandon progressif des modèles platoniciens, aristotéliciens et même galéniques, grâce aux critiques successives de ses prédécesseurs des xve et xvie siècles, que Daniel sennert a pu fonder une théorie atomiste de la génération qui mènera au matérialisme des siècles suivants. Mais les discussions antérieures qui mènent Daniel sennert à cette posture radicale semblent se situer dans la continuité parfaite des débats antiques et de médiévaux. en d’autres termes, l’exposé de Hiro Hirai montre que le véritable change-ment se situe à l’extrême pointe historique de l’étude, chez un auteur que l’on pourrait déjà qualifier de moderne à bien des égards. L’étiquette « humanisme médical » ne change rien à cette impression de long Moyen Âge qui ne quitte pas le lecteur au fur et à mesure qu’il avance dans les différents chapitres. Il aurait sans doute été salutaire d’insister sur cette continuité dans les débats sur la génération du xiiie au xviie siècle et de se ranger à l’avis de Paul Oskar Kristeller, lequel considérait que l’humanisme s’est développé essentiellement en marge de la philosophie et de la science qui progressent d’un pas continu dans les universités jusqu’à la modernité.

Chacune des six études est donc très intéressante en elle-même, mais pour les assem-bler dans un même ouvrage, il aurait peut-être fallu ajouter un supplément d’information sur la période intermédiaire entre la médecine antique et la Renaissance, ce qui aurait eu pour mérite de faire apparaître de manière encore plus frappante la rupture qui s’introduit progressivement à partir du xviie siècle dans le domaine de l’embryologie, mais aussi et plus généralement en ce qui concerne l’anthropologie philosophique.

Aurélien RobeRt

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simone de anGelis, Anthropologien : Genese und Konfiguration einer “Wissenschaft vom Menschen” in der Frühen Neuzeit, Berlin/new york, Walter de Gruyter, 2010, xi-479 p.

L’idée qu’il soit possible de rassembler dans une science unitaire et autonome l’ensemble des connaissance relatives à l’homme, à sa vie, ses mœurs, ses habitudes, ses amours et ses vices, mais aussi à sa constitution physique, aux éléments qui compo-sent son corps, à sa physiologie et à son anatomie, est tout sauf évidente. Preuve en serait déjà le fait que ce savoir n’a pas toujours existé : il a fallu des siècles pour constater son émergence et même aujourd’hui, les sciences humaines et sociales – les disciplines qui prétendraient avoir réalisé cet ancien idéal – sont hantées par l’impossi-bilité de démontrer leur légitimité et l’authenticité de leurs aspirations scientifiques.

Les obstacles qui s’opposent à ce projet épistémologique millénaire sont multiples et ils concernent tout d’abord la possibilité de leur propre objet : l’homme. Pour constituer une science de l’homme, il faudrait reconnaître dans l’homme un étant radicalement différent des tous les autres êtres de l’univers, et surtout lui accorder une autonomie à la fois ontologique et épistémologique : l’homme peut se constituer comme objet d’une science autonome seulement dans la mesure où il se qualifie comme un objet qui ne peut être connu que par lui-même, objet dont les conditions d’existence ne présup-posent aucun autre objet que lui-même. Dans le cas contraire, connaître l’homme signi-fierait connaître aussi et surtout d’autres objets et le savoir sur l’homme serait alors un amas confus et hétérogène de connaissances produites par d’autres disciplines.

Les doutes sur un tel projet ont toujours existé, bien avant les célèbres réflexions foucaldiennes dans Les Mots et les choses ; l’interdit de constituer l’homme en tant qu’objet d’une science séparée a précédé l’existence même de cette science. Car faire de l’homme la mesure (ontologique et épistémologique) de lui-meme signifie le constituer comme « mesure de toute chose », des divinités comme du monde physique, et se reconnaître dans ce que la philosophie, depuis son origine, a condamné comme sophistique.

L’ambiguïté et la complexité du projet d’un savoir total et autonome sur l’homme rendent très difficile l’écriture de son histoire. si l’on est habitué à considérer l’anthropologie comme un fruit de la modernité (mieux, à en faire son premier fruit), la plupart des érudits tend à dater son émergence au xviiie siècle, à l’époque des Lumières, lorsque l’homme devient l’horizon global de toute forme de connaissance et qu’il devient possible d’envisager un point de vue unique pour comprendre et expliquer les données psychologiques, anatomiques, médicales, mais aussi les phénomènes histo-riques, esthétiques et économiques. Pourtant, face à l’éparpillement actuel des sciences humaines et sociales, à leurs querelles constantes sur le droit de primauté qu’il faudrait reconnaître à l’une ou l’autre, mais aussi face à la difficulté croissante de justifier épis-témologiquement leur existence, il est délicat d’évaluer l’utilité de ce type de diagnostic historique : plutôt que de définir de façon globalisante une époque ou une période de l’histoire des savoirs, l’anthropologie serait alors une tendance constante, ou si l’on veut une tentation fréquente, qui a captivé les esprits de façon plus ou moins intense selon les époques, les contextes, les idiosyncrasies de tel ou tel personnage.

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si De Angelis revient sur cette question amplement débattue avec un livre d’éru-dition imposante et minutieuse, ce n’est pas pour proposer une simple Vordatierung de la genèse d’une science de l’homme : anticiper de quelques siècles la naissance de la Wissenschaft des Menschen n’aiderait pas à mieux comprendre la nature de ce savoir si ambigu. son projet est plus ambitieux : il s’agit surtout d’identifier le lieu de cette genèse et les acteurs épistémologiques principaux qui ont donné lieu aux diffé-rentes formes des savoirs anthropologiques modernes. D’après De Angelis (et c’est la première grande thèse du livre) « l’anthropologie du xviiie siècle ne fait que réagir à des problèmes qui s’étaient déjà constitués dans le débat sur l’immortalité de l’âme au xvie siècle » (p. 2). Ce sont donc d’une part la médicine et la psychologie qui ont donné lieu à la naissance d’une science de l’homme, et c’est la tradition des commentaires au De anima qui aurait livré la base d’une « forme scientifique de l’anthropologie » qui constituera le point de départ des développements enregistrés pendant le xviiie siècle. Le vrai enjeu est en effet la définition de l’unité entre corps et âme, entre vie physio-logique et vie morale. D’autre part (et c’est la deuxième grande thèse du livre), c’est la relation entre médecine et droit naturel (p. 350) qui aurait permis de constituer un discours fondamental et fondateur (Begründungsdiskours) sur l’homme.

Pour détailler et développer cette nouvelle « archéologie du savoir anthropo-logique dans la première modernité [Frühe Neuzeit] » (p. 12) De Angelis entame un complexe parcours en six étapes, en appliquant à l’histoire des idées (ou à l’histoire des sciences) une méthode qui semble tirée de la micro-histoire de Giovanni Levi et Carlo Ginzburg : il évite les lieux majeurs et les tournants plus fréquentés pour se plonger dans l’étude des textes d’auteurs mineurs ou des aspects négligés des auteurs plus clas-siques. C’est seulement ainsi, suppose-t-on, qu’on arrive à saisir ce que l’auteur nomme « les situations épistémiques » (p. 90, 137, 228, etc.) ; c’est ainsi, soupçonne-t-on, que le « laboratoire de la prémodernité » (Laboratorium der Vormoderne) trahit ses secrets. À travers l’exemple de Juan Luis Vives et de Philip Melanchthon, De Angelis montre, dans un premier chapitre, dans quelle mesure la pratique du commentaire universitaire du De anima a évolué, en intégrant non seulement une théorie des passions, et donc une éthique, mais aussi et surtout des données médicales de la tradition galénique et les recherches anatomiques plus récentes (le De humani corporis fabrica libri septem de Vésale). Dans l’œuvre melanchthonienne, c’est en outre la science de l’âme qui définit l’ordre des sciences et leur unité ; l’étude des œuvres de stigelius et de Magirus, fortement influencés par Melanchthon, permet à l’auteur de mesurer la diffusion de ce modèle.

Le deuxième chapitre est une enquête sur les transformations de l’aristotélisme de la Renaissance. Après un court résumé du débat classique sur la double position (méta-physique ou naturelle) de la scientia de anima dans le système des sciences à travers les exemples de Thomas de Vio, Chrysostome Javelli et Pietro Pomponazzi, simone De Angelis se concentre sur les commentaires (encore manuscrits) au De anima de Francesco Pendasio (ca. 1525-1623), professeur à Padoue et Bologne, pour comprendre la stratégie classique de la double interprétation (secundum theologos et secundum philosophos). Le chapitre se penche enfin sur les interactions entre les pratiques anato-miques et l’activité de commentaire au De anima (qu’il associe sous le titre, plutôt vague, de soziokulturelle Praktiken) qui constitueraient la vraie nouveauté du xvie siècle.

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Le troisième chapitre est une description de la « situation épistémique » de l’aristoté-lisme en Allemagne, et de sa dissolution interne (Gaukroger), à partir du débat entre Julius Caesar scaliger et Rudolph Goclenius jusqu’au dualisme de Otto Casmann, lequel, dans sa Psychologia anthropologica, sanctionne la fragmentation du système aristotélicien et la dissolution du regard unitaire sur l’homme ; l’étude du manuel de Gregor Horst (1612) le confirme. Le quatrième chapitre se concentre sur la pluralisa-tion des autorités et sur la stratégie de leur composition dans le discours médical produit à l’université de Padoue au xviie siècle, autour des concepts d’autopsie et d’auctoritas et à propos de la théorie du témoignage que cette confrontation permet de développer.

Le cinquième chapitre est une étude sur la réception du cartésianisme néerlandais inspiré par Jean Cocceius chez Pufendorf, qui s’en inspire pour sa pratique d’exégèse textuelle. Il s’agit de montrer, encore une fois, de quelle manière la médecine arrive à définir d’autres formes d’autorité et développe ce que De Angelis appelle des « reven-dications épistémologiques » (Wissensansprüche). Dans le dernier chapitre, à travers l’étude des écrits de Richard Cumberland et de l’anthropologie posthobbesienne (Platner), l’auteur décrit la constitution du droit naturel comme discipline qui produit et rend possible un savoir total sur l’homme dans son unité psycho-physique.

Il serait difficile de condenser dans l’espace de ces quelques pages le nombre impres-sionnant de résultats scientifiques rassemblés dans cet ouvrage. L’érudition de l’auteur est épatante, et De Angelis sait aussi s’engager dans une confrontation serrée avec les débats théoriques contemporains en histoire des sciences comme en anthropologie, jusqu’à Bruno Latour et Philippe Descola. Cependant, malgré la solidité de l’érudition et le fort élan théorique qui anime ce livre, le lecteur a du mal à apaiser ses doutes sur le sens général de l’entreprise. Il est tout d’abord difficile de comprendre les raisons du choix des textes et des contextes, d’un point de vue géographique, chronologique mais aussi historique. On a parfois l’impression que l’auteur a voulu rassembler des études très pointues et très précises sur des sujets très éloignés les uns des autres dans un cadre qui ne leur convient pas, et qui réveille surtout chez le lecteur des attentes qui ne sont malheureusement pas satisfaites. Le fait que dans l’archéologie d’une science de l’homme le néoplatonisme, dans toutes ses formes, soit presque entièrement négligé ne peut laisser de surprendre. non seulement il a très fortement influencé le savoir médical (il suffit de penser à van Helmont par exemple), mais il a développé un discours sur l’autonomie ontologique de l’homme, sur sa spécifique Stellung im Kosmos comme le dira scheler, sur sa dignitas (De Angelis y revient trop brièvement et juste pour lire la préface de Aicardo à une œuvre de Varolio). La naissance de la psychologie politique dans la prémodernité (Montaigne, les libertins, les moralistes, etc.), qui avait déjà produit une fusion des perspectives entre physiologie, morale et politique est tota-lement passée sous silence. en outre, bien que la comparaison des textes modernes avec leurs sources scolastiques sur des questions spécifiques soit toujours ponctuelle et éclairante, l’image de la division des savoirs au Moyen Âge présupposé par le livre et qui permet à son auteur de saisir la nouveauté des modernes est parfois trop sché-matique. Médecine, droit et « science de l’âme » communiquaient déjà au Moyen Âge et ce croisement avait déjà produit, bien avant la modernité, des discours anthropo-logiques complexes et pluriels. enfin, le rapport entre centre et périphérie, entre auteurs mineurs et personnages plus canoniques est décidemment trop déséquilibré : il est très

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difficile de comprendre pourquoi l’écriture d’une archéologie de la science de l’homme devrait s’arrêter plus longuement sur Casman, Pendasio, Cumberland ou Platner que sur Montaigne, Paracelse, van Helmont ou Hobbes.

emanuele CoCCia

Francis Wolff, Notre humanité. D’Aristote aux neurosciences, Paris, Fayard, 2010, 396 p.

Notre humanité : un titre fleurant l’hubris, suivi par un sous-titre qui fait penser à cette « rencontre fortuite sur une table de dissection d’une machine à coudre et d’un parapluie » évoquée par Lautréamont dans ses Chants de Maldoror – « D’Aristote aux neurosciences ». Prétendre traiter un si vaste sujet en moins de 400 pages, à travers ce qui s’annonce comme un rapprochement entre le fondateur de la physique et les déve-loppements scientifiques les plus contemporains, courrait le risque de la superficialité et de l’arbitraire si, comme il nous en avertit dès l’introduction, Francis Wolff enten-dait faire ici œuvre, non de philosophe, mais d’historien de la philosophie. Or c’est bien en philosophe que Francis Wolf décrit ici quatre figures de l’homme ainsi que les moments de la science et de la morale qui leur sont respectivement liés.

Wolff s’attache d’abord à caractériser ces figures, à commencer par celle d’Aristote. Composé de matière et de forme, tenant le milieu entre animaux et dieux, modèle de tous les êtres vivants et même de tous les êtres, qui, par suite, doivent être étudiés par analogie avec lui, l’homme est pour Aristote un « animal rationnel ». La contestation cartésienne de cette représentation consiste à penser l’homme comme union de l’âme et du corps. Or, cette philosophie du sujet, qui ouvre et domine la modernité en purgeant la nature de toute spontanéité et en la réduisant à un système combinant étendue et mouvement transmis en fonction de lois fixes connaissables par l’entendement pur, laisse sa place à son tour à la figure de l’homme « sujet assujetti » du grand moment des sciences humaines. Résolument antinaturalistes, ces dernières font de l’homme, irréductiblement social, nécessairement trompé sur son être et sur son action, un objet d’étude autonome à travers l’établissement de règles dont Wolff identifie l’aboutisse-ment au parachèvement du paradigme structuraliste. et c’est ainsi que le structuralisme, qu’il soit psycholinguistique, sociologique ou ethnologique, a dominé l’anthro-pologie jusqu’à ce qu’« un beau jour, à la fin du siècle dernier », l’« animal comme les autres » des sciences neuronales en éclipse l’indéfinissable figure, ou plutôt cherche à la dissoudre dans le tout du vivant, lui-même conçu d’après le modèle informatique.

L’homme comme « animal rationnel », l’homme comme « union de l’âme et du corps », l’homme comme « sujet assujetti » et l’homme « animal comme les autres » sont bien des « figures » de l’homme, dont Wolf s’attache ensuite à montrer qu’elles possèdent points communs et différences. C’est ainsi que l’essentialisme aristoté-licien peut être rapproché de l’essentialisme cartésien, en tant qu’ils établissent tous deux l’homme en position de sujet de la science, tandis que l’anti-essentialisme du

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structuralisme rejoint sur ce point l’anti-essentialisme des sciences cognitives, l’un et l’autre refusant de doter l’homme d’une nature assignable, et, partant, ouvrant la possibilité d’une science de l’homme au travers de procédures non spécifiques à sa connaissance exclusive. À l’inverse, en plaçant à distance le sujet connaissant de l’objet connu, les dualismes cartésien (âme versus corps) et structuraliste (culture versus nature) rendent possibles autrement et à leur manière la connaissance de leur objet. C’est ainsi également que le monisme aristotélicien, interdisant la séparation de la matière et de la forme, répond sur ce point au monisme du matérialisme contempo-rain, et présente, comme lui, les avantages du réductionnisme. À chacune des quatre figures de l’homme est liée une révolution scientifique, soit qu’une série de décou-vertes ait conduit à repenser l’homme, soit que la constitution d’une nouvelle anthro-pologie ait, à l’inverse, catalysé une nouvelle façon de pratiquer la science. C’est ainsi que l’anthropologie d’Aristote, en tant qu’elle fait de l’homme, composé de matière et de forme, le modèle de tout ce qui est connaissable, est au fondement des sciences de la nature, tandis que la physique mathématique de Descartes a besoin, pour sa fondation, d’une matière réductible à l’étendue et par conséquent d’être théoriquement purgée d’une âme désormais contenue dans les limites du cogito. C’est ainsi que les sciences humaines aboutissent peu à peu à l’idée éclatée d’un homme éparpillé, antinaturel, assujetti diversement, et sans qu’il le sache, à toutes les règles identifiées par le struc-turalisme, et que le développement des neurosciences a pour effet la réduction de l’homme à l’animalité computationnelle. Ainsi, aucune de ces quatre anthropologies, aboutissant respectivement à la connaissance de la nature sur le modèle de l’homme, à celle du corps radicalement distingué de la pensée, à celle de l’homme comme être de culture, à celle de l’homme comme appartenant à la nature, n’est évaluée par Wolff sous le regard de sa vérité, mais de sa validité épistémologique, chacune ayant ouvert le champ d’un développement scientifique à sa mesure.

C’est également sur le plan éthique que ces quatre anthropologies révèlent toute leur fertilité mais aussi leurs limites. s’il permet de donner une direction morale simple et claire à l’homme (accomplir sa nature d’être doué de logos) l’essentialisme aris-totélicien porte en lui les germes de la hiérarchisation des hommes en fonction de leur plus ou moins grande proximité avec le logos (raison ou langage ?), ce que les défenseurs de l’exploitation de la main d’œuvre indienne au moment de la conquête de l’Amérique du nord ont démontré en tirant leur argumentaire d’une certaine interpré-tation de la notion aristotélicienne d’esclave « par nature ». s’il permet de penser le corps en termes mécaniques et donc d’ouvrir à la médecine la voie sûre d’une science, le cartésianisme contient aussi le risque d’une négation de la spécificité du vivant, ravalé au rang de l’inanimé, taillable et corvéable à merci, chiens, chats mais aussi corps humains devenus corps parmi les corps. Quant au relativisme du structuralisme, il constitue la meilleure arme contre l’ethnocentrisme, mais pourrait bien aussi nourrir le déni, chez l’homme, conscience conçue comme obscurcie, de la capacité à choisir, et donc à se choisir lui-même, d’où la nécessité, pour lui, d’un maître, et possiblement de la dictature, seul moyen de le corriger. C’est enfin contre les dérives d’une morale abusivement tirée de « l’homme neuronal » que la critique wolffienne entend pour finir avertir. Le modèle naturaliste contemporain a parfois permis de traiter certaines pathologies et de contrer les tendances culpabilisatrices d’une certaine approche

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psychanalytique (dans le cas de l’autisme par exemple, c’est la mère qui parfois était incriminée). Mais ramener l’homme au jeu de ses fonctions biologiques, c’est aussi courir le risque de le déresponsabiliser. et c’est ainsi que le concept de « dangero-sité », défini comme une propension naturelle à faire le mal, et inscrit dans la propo-sition de loi de sûreté de 2008, pourrait conduire ni plus ni moins à « emprisonner des non-coupables ». Par ailleurs, toute doctrine déniant à l’homme une place de choix dans la nature menace l’universalisme humaniste en en sapant les fondements.

La superposition de ces quatre figures de l’homme, qui se sont succédé sans s’exclure, et continuent toute quatre de travailler la pensée et l’action contemporaines, permet d’en grossir les traits communs et à Wolff d’esquisser sa propre anthropologie. Penser, pour l’homme, ce n’est pas simplement pointer vaguement des états de chose, c’est aussi confronter ces croyances sur les choses, en saisir les causes, et enfin les articuler dans des systèmes appelés sciences. en sorte que l’homme est l’être qui pense à quatre niveaux : croyances vagues, jugements sur ces croyances, justification de ces jugements et enfin formulation des procédures universalisables de la justification, autre nom de la science. Du côté de l’éthique, l’homme n’est pas seulement un être éprou-vant des désirs mais aussi un être évaluant ces désirs. Cette capacité à évaluer ses désirs qu’on appelle couramment la volonté est elle-même surplombée, chez l’homme, par deux autres niveaux de désirs : l’un qui consiste à se demander si ces volontés sont bonnes ou mauvaises et l’autre qui évalue le bien-fondé du système adopté à l’aune d’une morale universelle. Wolff peut ainsi proposer deux définitions de l’homme : « être capable de connaissance scientifique » ou « être capable d’action morale ».

On peut s’interroger sur la limitation à quatre des anthropologies. Ainsi, la quasi- absence du monisme matérialiste des épicuriens, qu’ils soient antiques ou modernes, mériterait sans doute explication sous cette même plume qui a écrit un livre important à propos de leur atomisme (voir Francis Wolff, Logique de l’élément. Clinamen, Paris, Presses universitaires de France, 1981). Par ailleurs, il y a fort à parier que l’humanité ici décrite et étudiée ne soit que l’humanité occidentale. sur ce point, l’évocation finale de l’« Occident », à qui Wolff dénie le monopole de l’universalisme éthique, sonne un peu comme un regret tardif. Quelle est en effet l’anthropologie de la médecine chinoise ? Par quelle éthique l’action d’un Gandhi a-t-elle été portée ? Le livre n’en dit pas un mot.

Ce sont là deux questions plus que deux objections, et ce parmi tant d’autres que ce livre à la fois rigoureux et clair, érudit et élégant, soulève chez son lecteur parce qu’il assume le risque de la thèse et de la réfutation, avec pour effet ce plaisir vif que seules font naître les relations intimes avec les questions les plus hautes et les plus difficiles.

Matthieu nianGo