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  • RECHERCHES QUALITATIVES Hors Srie numro 15 pp. 55-59. DU SINGULIER LUNIVERSEL ISSN 1715-8702 - http://www.recherche-qualitative.qc.ca/Revue.html 2013 Association pour la recherche qualitative

    55

    La dfinition des critres de scientificit :

    un dbat philosophique et sociologique

    Mathieu Albert, Ph.D.

    Universit de Toronto Ontario, Canada

    Rsum

    La dfinition des critres de scientificit fait lobjet de dbat depuis toujours. Quest-ce que la science? Comment fait-on pour distinguer la science de la non-science? Existe-t-

    il des lments caractristiques de la dmarche scientifique? Quels sont les

    caractristiques de la dmarche scientifique en recherche qualitative? Cet essai explore

    ces questions en prsentant deux positions sur la scientificit : la position essentialiste,

    de nature essentiellement philosophique, et la position constructiviste telle que

    dveloppe en sociologie des sciences, et plus particulirement par Pierre Bourdieu.

    Cet essai, de porte gnrale, sapplique lensemble des domaines scientifiques, y compris au domaine de la recherche qualitative.

    Mots cls SCIENTIFICIT, VALUATION, PISTMOLOGIE, BOURDIEU, POPPER

    Introduction

    Le prsent essai porte sur les critres de scientificit. Dans un premier temps, je

    vais prsenter un aperu de la position essentialiste qui, depuis plusieurs

    dcennies, faonne le dbat philosophique autour des critres de scientificit.

    Dans un second temps, en me basant sur les travaux du sociologue Pierre

    Bourdieu, je vais montrer comment il est possible de dpasser la position

    essentialiste sans tomber dans le relativisme. Cette discussion, de porte

    gnrale, sapplique lensemble des domaines scientifiques, y compris le domaine de la recherche qualitative.

    Quelle essence pour la science?

    Les chercheurs dont la rflexion sur les critres de scientificit sinscrit dans une approche essentialiste tendent sinterroger sur les lments qui leurs yeux constituent lessence de la science. De faon simplifie on pourrait dire que la question laquelle ils tentent dapporter des rponses est la suivante : Quels sont les lments que doit comporter une pratique intellectuelle pour que

    celle-ci soit considre comme scientifique (Gieryn, 1995)?

    AdminTexte surlign

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    Lapproche essentialiste tente ainsi de distinguer la science de la non-science en misant sur des lments qui seraient intrinsques lactivit scientifique et qui la distinguerait irrductiblement des pratiques intellectuelles

    non-scientifiques. Selon cette approche, une pratique intellectuelle deviendrait

    scientifique partir du moment o elle respecterait certains critres ou

    certaines faons de faire reconnues par la communaut des chercheurs comme

    tant lgitimes. Ces critres ou faons de faire relveraient dabord et avant tout de la mthode. Lessence de la science rsiderait ainsi dans lusage adquat de la bonne mthode. Il sensuit que les dbats autour de la scientificit viennent sarticuler autour de questions mthodologiques.

    Pour le philosophe des sciences Karl Popper (1978), par exemple, une

    discipline ne peut revendiquer le statut de discipline scientifique que si elle

    produit des noncs falsifiables, donc des noncs susceptibles, sous forme

    dhypothses testables, dtre soumis lpreuve de lexprimentation. Ces noncs doivent bien entendu tre testables plus dune fois pour sassurer que les rsultats ne sont pas le fruit du hasard ou le produit de variables non

    contrles. Tout nonc, selon Popper, qui ne rpond pas au critre de la

    falsifiabilit ne peut donc tre considr comme scientifique. Ctait le cas des noncs issus du marxisme et de la psychanalyse que Popper jugeait tre des

    domaines de recherche non scientifiques. Il porterait probablement le mme

    jugement sur la recherche qualitative aujourdhui; celle-ci ne produisant pas des noncs falsifiables.

    Donc, dans lapproche essentialiste, le dbat sur les critres de scientificit se concentre sur le reprage des lments qui constituent lessence de lactivit scientifique. La science comporterait des lments qui la distingueraient irrductiblement des autres activits intellectuelles qui, elles,

    seraient non scientifiques. Parmi ces activits non scientifiques, au-del de la

    psychanalyse et du marxisme dj cibles par Popper, on pourrait retrouver la

    philosophie et la littrature. On pourrait galement y retrouver la recherche

    qualitative si on estime que seule la mthode exprimentale ou les essais

    randomiss sont susceptibles de gnrer des noncs scientifiques.

    Il convient dajouter que la rflexion sur la science sinscrivant dans une approche essentialiste nappartient pas en propre au domaine de la recherche exprimentale. Cette approche se manifeste galement, mais travers des

    modalits diffrentes, dans les discussions autour des proprits lgitimes de la

    recherche qualitative. On peut voir dans les nombreux handbooks sur la

    recherche qualitative une volont de dfinir les proprits lgitimes (et donc

    essentielles) de la recherche qualitative. Ces manuels servent autant enseigner

    les mthodes de base de la recherche qualitative aux chercheurs novices qu

  • ALBERT / La dfinition des critres de scientificit 57

    dfinir, de manire essentialiste, les lments constitutifs dune pratique lgitime de la recherche qualitative.

    Le point de vue de la sociologie des sciences

    Dans la perspective de la sociologie des sciences, la dfinition essentialiste des

    critres de scientificit peut galement tre vue comme une lutte pour le

    pouvoir dans le champ scientifique. Cest ce que des sociologues tels Tom Gieryn (1995) et Pierre Bourdieu ont tudi (2001). Cette lutte a lieu au sein de

    chacun des divers domaines scientifiques (la sociologie, les sciences politiques,

    la biologie, etc.), et entre les domaines (par exemple, lorsque des chercheurs

    biomdicaux tentent dimposer le modle exprimental comme le gold standard toutes les sciences).

    Ds linstant o un chercheur ou un groupe de chercheurs tentent de dfinir quels devraient tre les critres de scientificit dans leur domaine ou

    dans lensemble des domaines, ils participent la lutte pour la dfinition lgitime de la science, et ce, quils le veuillent non ou quils en soient conscients ou non. Ils participent cette lutte (inluctablement pourrait-on dire)

    parce quils sont dans un champ o plusieurs dfinitions concurrentes de la science, et donc de la scientificit, saffrontent pour acqurir une lgitimit. Ceux qui parviennent faire reconnaitre comme lgitime leurs pratiques

    scientifiques et critres de scientificit, donc les faire voir comme des critres

    universels, deviennent par ce fait mme des modles dexcellence. Ils acquirent ce que Bourdieu appelle lautorit scientifique. Bien que cette lutte prenne place au niveau symbolique, ses incidences sont matrielles. En effet,

    les chercheurs dont les critres lemportent sur ceux de leurs concurrents obtiennent accs aux ressources financires disponibles dans le champ :

    subventions de recherche, postes de professeur, locaux de recherche, etc. Ainsi,

    sous un certain point de vue il nest pas faux de dire que ltablissement de critres de scientificit est en mme temps ltablissement dun ordre politique et symbolique dans le champ scientifique.

    Lapport des sociologues des sciences au cours des dernires dcennies a t de montrer que les critres de scientificit en vigueur dans les divers

    domaines de recherche sont le rsultat dun construit social. Ils ont montr que ces critres nexistent pas en soi (contrairement la position essentialiste) et quils ne sont pas non plus le fruit de la pure dmonstration logique. Les travaux des chercheurs en sciences sociales ont mis en vidence que les critres

    de scientificit rsultent au moins partiellement de rapports de force entre des

    chercheurs ayant des conceptions divergentes de lexcellence scientifique.

    Mais est-ce que ceci veut dire que la science et la rigueur scientifique

    nexiste pas parce que au bout du compte tout nest que rapports de force et

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    construction sociale? Est-ce que ceci signifie, parce quil ny a pas dessence de la science qui existerait hors du social, que nous sommes rduits dire que

    tout se vaut et que tous les critres sont bons? ces questions difficiles

    Bourdieu apportent un certains nombres de pistes de rflexion qui

    mapparaissent intressantes.

    Pour Bourdieu, les critres de scientificit sont un enjeu de lutte

    constante entre les chercheurs (une excellente illustration de cette lutte peut

    tre vue dans le dbat entre Norman Denzin (2005) et Roberta Spalter-Roth

    (2005) autour de la valeur scientifique de la grounded theory en recherche

    qualitative). En cela, la position de Bourdieu nest pas diffrente de celles de plusieurs sociologues des sciences. Toutefois, ce qui distingue la position de

    Bourdieu, et qui lui permet dchapper au relativisme, tient au fait quil estime que les chercheurs se battent symboliquement entre eux avec des armes

    dune espce particulire et qui sont distinctives du champ scientifique. Ces armes , pour parler simplement, sont la rationalit, la logique,

    largumentation, la non contradiction, la rfutation, etc.

    Les membres de la communaut scientifique doivent, selon Bourdieu, se

    plier aux rgles du dialogue mthodique et de la critique gnralise. La

    logique du champ scientifique, ou, si lon veut, la culture du champ scientifique, fait en sorte que ceux qui en sont membres dveloppent un habitus

    particulier (cest--dire un ensemble de dispositions) qui les amnent sengager dans la lutte pour lautorit scientifique avec les seules armes agres dans le champ. Toutefois, tel que le prcise Bourdieu, laffrontement pour lautorit scientifique ne se transforment en dialogue rationnel entre les chercheurs que dans la mesure o le champ est assez autonome (donc dot de

    barrires lentre assez leves habituellement constitues par le diplme de Ph.D.) pour exclure limportation darmes non spcifiques, politiques ou conomiques par exemple, dans les luttes internes. Concrtement, ceci veut

    dire que les chercheurs ne seraient probablement pas susceptibles de mettre fin

    un dbat parce que lune des parties offrirait un somme dargent lautre. Il nest pas dans la logique du champ scientifique, lorsque celui-ci atteint une certaine autonomie, ni dans les dispositions de ses membres, de chercher

    acqurir une autorit scientifique en offrant des ressources financires ses

    adversaires. La victoire sur les concurrents sobtient par le recours la dmonstration. Il faudrait apporter des nuances ici et voir empiriquement

    comment cette concurrence soprationnalise dans les divers champs scientifiques, mais ceci va au-del des limites de cet article.

    Ainsi, pour Bourdieu il est possible de parler de critres de scientificit

    sans adopter ni une approche essentialiste ni une approche relativiste. Pour lui,

  • ALBERT / La dfinition des critres de scientificit 59

    bien que les critres de scientificit soient socialement construits, ils le sont

    travers une joute particulire (la science) qui met en action des acteurs

    scientifiquement arms et dont les changes (on le souhaite!) prennent place

    sur le registre la rationalit. En dautres termes, pour lui, les critres de scientificit se dveloppent (et probablement se raffinent) travers la

    concurrence pour lautorit scientifique dans laquelle sont engags les chercheurs et travers les dbats indissociables de cette concurrence. Ils se

    dfinissent ainsi travers un processus historique dans lequel la lutte pour la

    reconnaissance des pairs et lautorit scientifique jouent un rle cl.

    Bien que Bourdieu nait pas tudi le champ de la recherche qualitative, il me semble que les rflexions quil fait propos de la science de manire gnrale y trouvent une rsonance.

    Rfrences

    Bourdieu, P. (2001). Science de la science et rflexivit. Paris : Raison dagir.

    Denzin, N. K. (2005, Mai/Juin). Whose science is behind the science in

    qualitative methodology? Footnotes. American Sociological Association

    Newsletter. Repr http://www.asanet.org/footnotes/mayjun05/fn11.html.

    Gieryn, T. F. (1995). Boundaries of science. Dans S. Jasanoff, G. E. Markle,

    J. C. Petersen, & T. Pinch (ds), Handbook of science and technology

    studies (pp. 393-343). Thousand Oaks : Sage.

    Popper, K. (1978). La logique de la dcouverte scientifique. Paris : Payot.

    Spalter-Roth, R. (2005, Mars). Putting the science in qualitative methodology.

    Footnotes. American Sociological Association Newsletter. Repr

    http://www.asanet.org/footnotes/mar05/fn6.html.

    Mathieu Albert est professeur agrg au dpartement de psychiatrie et chercheur au

    Wilson Centre lUniversit de Toronto. Il a obtenu son doctorat en sociologie en 1999 de lUniversit de Montral. Ses travaux de recherche portent sur linterdisciplinarit, plus spcifiquement sur les rapports de force entre les communauts scientifiques en sant, et sur les stratgies dployes par les chercheurs

    en sciences sociales travaillant dans les facults de mdecine pour acqurir une

    lgitimit scientifique.