HORS-S ÉRIEN°4-2015-1 0 MÉMOIRE VÉRITÉ

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Présence française en Indochine HORS-SÉRIE N° 4-2015-10 ASSOCIATION DE SOUTIEN À L’ARMÉE FRANÇAISE MÉMOIRE et VÉRITÉ Photo T.Goisque Comme le pont Paul Doumer, témoin de la présence française en Indochine, où se presse la foule vietnamienne aujourd'hui, ce numéro de Mémoire et vérité refuse l'oubli d'une épopée d'un siècle et affirme que « les mots sont plus forts que le silence ».

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Présence française en Indochine

HORS-SÉRIE N° 4-2015-10 €

ASSOCIATION DE SOUTIEN À L’ARMÉE FRANÇAISE

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Comme le pont Paul Doumer, témoin de la présence françaiseen Indochine, où se presse la foule vietnamienne aujourd'hui, cenuméro de Mémoire et vérité refuse l'oubli d'une épopée d'unsiècle et affirme que « les mots sont plus forts que le silence ».

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S O M M A I R EPRÉSENCE FRANÇAISE EN INDOCHINE / HORS-SERIE 2015

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Indochine : une passionnanteépopée françaiseHenri Pinard Legry

Sans rancune et sans regretGilbert Robinet

L’Indochine et la France (1858-1956)Guy Simon

Un siècle de présence françaiseGuy Simon

Francis Garnier : un érudit ouvertet généreux, mais d’abordun audacieux patrioteFrançois Torrès

La pacification du haut Tonkin de1892 à 1897 à travers deux grandsdestins : Gallieni et LyauteyMichel Martin et Pierre de Veyrac

Voyage au Laos en 1897 Paul Doumer

Les officiers bâtisseursFrance Indochine

L’Indochine dans la Grande GuerreMaurice Rives

La nuit rouge de Yên Bay(9-10 février 1930) Maurice Rives

Le 9 mars 1945, jour de naissancede la guerre d’IndochinePhilippe Grandjean

Les supplétifs dans la guerred’Indochine Michel David

Les formations Indochinoises deCao Bang dans la tourmente de laroute coloniale numéro 4André Hautefeuille

La femme du sergent DonAndré Hautefeuille

Psychanalyse de l’armée de l’Unionfrançaise Lucien Bodard

Des chars dans la cuvetteHenri Préaud

Des chinois sur la routeprovinciale 41 Pierre Caubel

Merci Toubib ! Gilbert Robinet

Signer ou mourir Yves de Sesmaisons

L’art de la négociation Louis Maître

France - Indochine : une histoired’amour Philippe de Maleissye

Que reste-t-il de nos amours ?...Paul Rignac

APPENDICES

La plaine des Jarres

Principales dates relatives àla présence française en Indochine

Quelques chiffres concernant lecorps expéditionnaire français enExtrême-Orient

Glossaire

Liste des auteurs

Bibliographie

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DIÊN BIÊN PHU

DES CHARS DANS LA CUVETTE

Opposant 15 000 combattants côté français assiégés par 50 000 Viêt-Minh puis-samment équipés, armés et soutenus par la Chine, la bataille de Diên Biên Phuest le combat le plus intense mené par l’armée française depuis la fin de la se-conde guerre mondiale.

À 300 kilomètres de notre ter-ritoire contrôlé (le delta duTonkin), s’y déroulent, pen-dant 57 jours et 57 nuits, descombats acharnés sous le feupermanent, précis et redouta-ble d’une artillerie ennemie in-visible et donc invulnérable(aucun des 24 canons de 105 mmviets ne sera détruit par laconjonction des B-26, de lachasse ou de la contre batteriede nos canons de 105 et155mm …)

L’Arme blindée cavalerie al’honneur de participer à cettebataille avec un petit escadronde marche aux ordres du capi-taine Hervouët. Cet escadroncomprend un peloton du régi-ment d’infanterie coloniale duMaroc (RICM) commandé par l’adjudant-chef Carette et deux pelotons venant du3e escadron du 1er chasseurs (1er RCC),commandés par le lieutenant HenryPréaud et le maréchal des logis-chefGuntz. De décembre 1953 à la mi-janvier1954, dix chars M24 neufs furent trans-portés démontés par voie aérienne et re-montés sur place.Le capitaine Hervouët et les deux pelo-

tons Carette et Guntz s’installent à la po-sition centrale, tandis que le pelotonPréaud, seul à être commandé par un of-ficier (jeune lieutenant de 3 mois degrade !) est détaché au centre de résis-tance « Isabelle » situé à 5 kilomètres ausud, aux ordres directs du lieutenant-co-lonel Lalande. L’une des raisons de cechoix est l’importance capitale que revêtla position de ce point d’appui (PA) « Isa-

Position des unités vietminh à Diên Biên Phu

xxDivision

IIIRégiment

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DIÊN BIÊN PHU

belle » qui comporte l’un des deuxgroupes d’artillerie de 105 mm situé àbonne distance pour être en mesure d’ap-puyer les PA de la position centrale.

L’attaque massive et brutale est déclen-chée le 13 mars au soir, appuyée par desfeux d’artillerie intenses, précis et meur-triers sur l’ensemble de notre dispositif.Pendant les combats acharnés et quoti-diens (jours et nuits) qui vont durer deuxmois, l’escadron est engagé sans relâche,en général peloton par peloton, parfois endeux pelotons groupés et, une fois, l’es-cadron au complet. Participant à toutesles contre-attaques de jour comme denuit, les chars, qui appuient au plus prèsles unités d’infanterie, sont des cibles pri-vilégiées pour l’artillerie viet-minh, desmortiers et des très nombreux lance-ro-quettes antichars. Ils subissent des dégâtsimportants. C’est ainsi que, du 13 mars au5 avril, l’escadron compte 10 tués et 13blessés dont 9 chefs de char sur 10, aux-quels s’ajoutent encore de nombreux bles-sés du 6 avril au 7 mai1.

Le 5 avril, le sous-lieutenant Mengelle estparachuté et prend le commandement di-rect des chars encore disponibles, mis-sion qu’il assume en entraîneurd’hommes exceptionnel.

Le 7 mai, le général de Castries ordonnede cesser le feu à 17 heures 30, mais in-terdit tout drapeau blanc. Les équipagesdes chars encore en état de combattre lesrendent inutilisables.

À « Isabelle », après la destruction des3 chars encore disponibles, le colonel La-lande décide une sortie de nuit. Le lieu-tenant Préaud, avec 10 de ses hommesencore valides, est inclus dans le dispo-sitif de la 11e compagnie du 3e bataillondu 3e régiment étranger d’infanterie (3/3REI). Après une difficile et aléatoire ex-filtration à travers le dispositif viet-minh,vers le sud, en direction du Laos, le lieu-tenant Préaud et 3 de ses hommes sontcapturés au bout de 48 heures, mais les6 hommes restant parviendront, au boutde plusieurs semaines, à rejoindre les ma-quis laotiens au prix de redoutables diffi-cultés. De la position centrale, seuls le

Des hommes du 6e bataillonde parachutistes coloniaux à Diên Biên Phu

1/ Au 1er mars, l’escadron comptait 68 hommes :

51 du 1er RCC et 17 du RICM. Les effectifs

étaient de 76 hommes le 13 mars, puis de 95

(en comptant les pertes précédentes) après le

parachutage de 19 volontaires.

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DIÊN BIÊN PHU

maréchal des logis-chef Willer et le maré-chal des logis Ney s’évaderont aprèsquelques jours de captivité et réussiront,eux aussi, début juin, épuisés mais vi-vants, à rejoindre les maquis pro-français.

L’escadron dépendant, pour son ravitail-lement en carburant et obus de 75 mm,initialement du pont aérien puis, aprèsquelques jours, uniquement des parachu-tages, a dû s’adapter aux conditionsuniques de cette bataille. La topographiede la vallée de Diên Biên Phu, dominéede trois côtés par des crêtes couvertes deforêts, permettait aux observateurs enne-mis de voir en permanence, de jour, tousles chars et de les accompagner en mou-vement par des concentrations de tirs

d’artillerie très précis.L’appui de l’infanteriepar la chasse (armée del’Air ou Aéronavale) futtrès réduit en raison d’unpotentiel sur zone de 5 à10 minutes et les bombar-diers B-26 très insuffi-sants ont été des ciblesfaciles pour une DCA re-doutable. Aussi, les seulsappuis directs et perma-nents des 10 bataillonsd’infanterie furent les 10chars, grâce à leur puis-sance de feu, leur mobilitéet leur disponibilité im-médiate.

Pour assurer la durée desinterventions, au cours

desquelles chaque char vidait ses soutesde sa dotation de 49 obus de 75 mm, il futdécidé très rapidement de remplacer lecopilote du char par une deuxième dota-tion de 49 obus. Les copilotes étaientdonc ainsi à l’abri et se trouvaient alorsdisponibles pour remplacer les pilotestués ou blessés. Le matraquage de l’artil-lerie viet-minh, même sur les PA et en de-hors des attaques, a conduit les équipagesà vivre dans leur char, jour et nuit, en rai-son de la fragilité des abris construits àbase de bambou, faute de bois. Le pleindes chars en carburant, fait à partir de jer-ricans, et en obus prenait beaucoup detemps et ont causé beaucoup de blesséspar l’artillerie et les mortiers adverses.Aussi, pour embarquer les 2x49 obus, le

Les centurions de Diên Biên Phu en particulierle lieutenant-colonel Langlais et le commandant Bigeard

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char se positionnait au-dessus d’une tran-chée et le plein se faisait par le troud’homme.Malgré l’impossibilité d’évacuer les bles-sés quatre jours après le début de la ba-taille du fait de l’interruption du pontaérien, signifiant par ailleurs que celle-ciétait alors virtuellement perdue et qu’ilne restait comme seule issue à chacund’être tué ou fait prisonnier, et en dépitde la fatigue et de la tension, les combat-tants français comme vietnamiens ontmené un combat acharné, bien que dés-espéré, pendant encore 50 jours.

Au cours de ces deux mois de combatsintenses et ininterrompus, l’escadron demarche 1er RCC et RICM, seul représen-tant de l’Arme blindée cavalerie à DiênBiên Phu, a su gagner l’estime et la recon-naissance des unités de toutes les autresarmes au prix de pertes sévères. Sur les

95 militaires qui, au total, en ont fait par-tie, 50 sont morts : 17 au combat sur les50 hommes d’équipage des 10 chars, 4 encaptivité et 29 Vietnamiens prisonniersmais jamais libérés. Ont donc survécu45 personnes soit : 9 évadés le soir du ces-sez-le-feu (dont 6 sur les 10 hommes dupeloton Préaud) et 36 libérés après 700 ki-lomètres à pied et 4 mois de captivité.

Le capitaine Hervouët commandant l’escadron de chars

Le général Cogny et le colonel de Castries

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DIÊN BIÊN PHU

Le capitaine Yves Hervouët, après un pre-mier séjour en Indochine, était aide decamp du maréchal Juin à Rabat quand ils’est porté volontaire pour repartir, à unmoment où la situation devenait de plusen plus difficile. À peine arrivé au Tonkinau 1er chasseurs, il prit le commandementde l’escadron destiné à Diên Biên Phu.

Blessé deux fois dans son char Conti, cetofficier d’élite a été fait prisonnier et estmort d’épuisement le 10 juillet, au coursde la « longue marche » vers le « campnuméro 1 ».

Henri PREAUD

Le volcan sous la neige

« Après sa victoire à Diên Biên Phu, Vo Nguyen Giap se ren-dit sur le champ de bataille. La terre était noire de sang, descartouches et des étuis d’obus jonchaient le sol ; des cadavresétaient là, grouillant de mouches jaunes. Dans un réduit,parmi des papiers disséminés sur le sol, il y avait une lettre dugénéral de Castries pour sa femme. Giap, ancien professeurd’histoire, considéra qu’il fallait la garder pour les archivesdu Vietnam libre […]Les préparatifs pour la victoire avaient été longs. Le général Giap se souvenait deson héros, Bonaparte, dont il dessinait les plans de bataille quand il était au lycéeà Hué. Il avait retenu l’un de ses principes : ‘‘Si une chèvre peut passer, un hommepeut passer. Si un homme peut passer, alors un bataillon peut le faire.’’ 55 000hommes passèrent. Ils furent ravitaillés par 260 000 coolies et 20 000 bicy-clettes.[…] Et il se séparait rarement du livre de Lawrence d’Arabie « Les sept pi-liers de la sagesse ». […]Giap écrivait dans un parfait français. C’était un lettré ; il était licencié en droit etécrivait des poésies. Il était soigné de sa personne, passait ses troupes en revuedans un costume blanc et portait une cravate club. Pourtant on percevait la hainedans son regard quand on évoquait la mort de sa première épouse du fait des Fran-çais1. Et ces derniers l’appelaient parfois ‘‘Le volcan sous la neige’’.

The Economist du 12 octobre 2013 à l’occasion du décès de

Vo Nguyen Giap survenu le 4 octobre à l’âge de 102 ans.

1/ « En 1939, sa femme est arrêtée. Condamnée aux travaux forcés par la Cour martiale de

Hanoi, elle mourra peu après en prison, suivie par sa sœur qui sera guillotinée à Saïgon. Ces

drames familiaux sont à l’origine de la haine que Giap portera désormais aux Français. » Pierre

Darcourt sur le site 24heuresinfo le 16 octobre 2013.

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DES CHINOIS SUR LA ROUTE PROVINCIALE 41

On a beaucoup écrit aussi sur les erreurs de jugement d'un haut commande-ment peu créatif, embourbé depuis des années avec des moyens insuffisantsface à une guerre révolutionnaire. L’une de ces erreurs de jugement a été lacertitude absolue de l’évidente incapacité pour le Vietminh d'acheminer sur lesite de Diên-Biên-Phu un corps de bataille complet, avec ses matériels lourdset toute la logistique correspondante.

La seule voie d’accès emprun-tait la RP 41, l'ancienne « RouteProvinciale 41 », l'équivalentd'un chemin vicinal de nos cam-pagnes françaises sur plus de 400kilomètres ! Cette route traver-sait tout le Haut Tonkin, au mi-lieu de puissants massifsmontagneux entrecoupés par lesprofondes vallées du FleuveRouge, de la Rivière Noire et dela Song-Ma. Il était donc évi-dent, aux yeux de ce haut com-mandement, que le moindredéplacement sur ce chemin vici-nal serait immédiatement décelépar nos avions de reconnaissanceet immédiatement « traité » comme il sedevait par nos B-261, Invader2 et autresPrivateer3. Les chasseurs Bearcat ou Hell-cat, venus du Delta ou déjà déployés sur

le site, ne feraient ensuite qu’une bouchéedes morceaux restants. De toute façon, ons’assurerait du traitement préalable systé-matique de tous les « points sensibles »de la route, ces zones de virages en lacetsabrupts, s'enchaînant sur des kilomètresau-dessus d’à-pics impressionnants. Lamoindre attaque sur l'un de ces points nemanquerait pas d’interdire la route pourdes semaines, sinon des mois.Et pourtant, c’est effectivement un corpsde bataille de 50 000 combattants que les

À Diên Biên Phu avant le décollage

1/ Le Martin B-26 Marauder est un bombardier

moyen américain.

2/ Le A-26 Invader est un bombardier léger bi-

moteur conçu par Douglas, aux États-Unis

3/ Le Consolidated PB4Y Privateer est un avion

quadrimoteur de patrouille maritime dérivé du

B-24 Liberator.

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LA CHINE ALLIÉE DU VIETMINH

Viets ont réussi à acheminer... On citeaussi le chiffre de 30 000 hommes sup-plémentaires pour assurer leur logistiquedirecte et enfin celui de 75 0004 coolies,hommes, femmes et enfants qui consti-tuaient la fourmilière grouillante chargéedes transports de base et des réparationsde la route. Le matériel convoyé sur cemince cordon ombilical : des canons de105, des mortiers, des armes antiaé-riennes jusqu’au 37 mm, et toutes lesmunitions en abondance... Enfin, pournourrir tout ce petit monde, quelques

20 tonnes de riz par jour !Les circonstances m’ont per-mis de voir et de compren-dre comment ceux-ci avaientréussi cette performance :acheminer tout un corps debataille, son matériel lourd,faire vivre quelques deuxcent mille personnes dans lajungle de la Haute Régionpendant plus de trois moisau nez et à la barbe du corpsexpéditionnaire français !

Ces circonstances ? Un obusde 37 mm dans le moteurdroit du B-26 que je pilotaisau-dessus de la cuvette, à latombée de la nuit du 26 avril1954, pour justement atta-

quer le site supposé d'une batterie deDCA. Mon avion a été touché juste aprèsle largage de mes bombes... Je peux doncespérer que celles-ci ont atteint les ca-nonniers qui m’ont descendu ! Il faut sa-voir se contenter d'un peu d'espoir. Aprèsavoir réussi à évacuer l’appareil en para-chute, une évacuation réputée « aléatoire »d'après la notice du B-26, je me suis doncretrouvé au sol, en pleine brousse dans lanuit.

Au petit jour, je retrouve mon navigateur,le lieutenant Baujard, et ensemble nousprenons la piste espérant rejoindre la co-lonne française que nous savions remon-ter du Laos... Nous étions dans ledénuement le plus complet, la trousse desurvie étant restée dans l’avion ! Un peu

Armement d'un Bearcat F8F1 a Dien Bien Phu

4/ Les chiffres donnés ici sont ceux les plus

communément admis. On en trouve d’autres

très largement supérieurs qui peuvent conduire

à un total de plus de 250 000 hommes (combat-

tants, logisticiens, coolies).

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LA CHINE ALLIÉE DU VIETMINH

confiants cependant car les officiers derenseignement nous avaient toujours as-surés de la fidélité des paysans Méos.Ceux-ci ne manqueraient donc pas denous accueillir et de nous cornaquer versla liberté...

Las ! Les premiers que nous avons ren-contrés nous ont immédiatement saisis etgarrottés. Notre captivité commençait.Après avoir partagé, une ou deux nuits, lavie préhistorique de ces tribus antiques,celles-ci nous ont amenés en trois joursde marche forcée dans la montagne, lesbras liés derrière le dos au niveau descoudes, sur les arrières Viets de la ba-taille, dans une zone que nous avons puidentifier par la suite comme étant les en-virons de Muong-Phan, à quelque vingtkilomètres à l’est de Diên-Biên-Phu.

Ce fut là notre première surprise : sous lecouvert de la forêt, un caravansérail ini-maginable, grouillant d'hommes, defemmes et même d’enfants ! Comment unetelle densité de population, si proche ducamp retranché, avait-elle pu échapper àtoutes nos missions de reconnaissance ? Là,fort heureusement, les bodoïs (les soldatsviets) nous ont protégés de la foule, sinonnous aurions vite été transformés en char-pie !

Alors que nous étions attachés à un arbre,des gosses venaient renifler sous notrenez pour voir à quoi ressemblaient descriminels de guerre, suppôts de l’impé-rialisme, du colonialisme et du capita-lisme. Un souvenir curieux me vint

bizarrement à l’esprit, celui de MonsieurFenouillard. Créé par Christophe, l’ancê-tre des auteurs de bandes dessinées, Mon-sieur Fenouillard était prisonnier desIndiens sioux avec sa famille, et, lui aussi,attaché à un arbre, victime de la curiositéet de la dérision de ses geôliers au milieud’une foule étrange qui ressemblait tout àfait à celle qui nous entourait !Comment cette foule compacte avait-ellepu ainsi échapper à nos reconnaissances ?Nous avons vite appris toutes les astuceset précautions des Viets dans les moin-dres détails, en matière de camouflage etde discrétion. Un premier exemple : pourfaire vivre et nourrir tout ce monde, il fal-lait bien faire cuire le riz, seul alimentdisponible... Les feux indispensables àcette cuisson devaient être alimentés avecdu bois sec le jour, pour éviter toutefumée capable de traverser la haute futaietropicale qui camouflait aisément la lueurdes foyers. Au contraire, la nuit, un boishumide évitait une lueur trop intense etdans l'épaisse obscurité de la nuit et de lamousson aucune fumée ne risquait de dé-voiler la présence de tout ce monde.

Mais c'est dans la longue marche vers lecamp numéro 1, à quelques 500 km deDiên-Biên-Phu, sur cette RP 41, que nousconnaissions par cœur, vue du ciel, quenous sommes allés de surprises en sur-prises. Tout le long de la route, c'était en-core une foule considérable, fourmilièregrouillante, qui se déplaçait dans un va-et-vient permanent toutes les nuits.Hommes et femmes chargés comme desbaudets ou poussant les fameux « vélos

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LA CHINE ALLIÉE DU VIETMINH

de charge » avec quelques 100 kg de riz,n'interrompaient leur marche que pourlaisser passer les convois de camions Mo-lotova. Tout cela dans la nuit ? Oui, maisune nuit éclairée de mille et mille torchesde bambou que tous tenait allumées touten trottinant de ce pas typique des coo-lies avec leur balancier. Une véritable fée-rie nocturne ! Par endroits, sur le versantde la montagne, c'étaient des kilomètreset des kilomètres de cet interminable ser-pent lumineux que l’on pouvait embras-ser d'un seul coup d'œil. Les processionsde Lourdes se trouvaient reléguées loinderrière malgré leurs milliers de cierges !Comment nos reconnaissances n’avaient-elles rien vu ? Les Viets, manifestement,avaient mis sur pied un réseau d'alerte ef-ficace tout au long du cordon ombilical.

Un réseau téléphonique relayé par unestructure humaine originale, parfaitementréglée : ainsi, chaque nuit, à un instant ouà un autre, une rumeur montait le long dela route et, venant de l’est, s'amplifiait ra-pidement : « To Baï !... To Baï ! ». Unavion, un avion ! Clameur poussée et ré-pétée à l'unisson.

Immédiatement, toutes les torches s’étei-gnaient simultanément, les camions s’ar-rêtaient et éteignaient leur phares à demimasqués, plus la moindre cigarette n’étaittolérée ! La rumeur se déplaçait d’est enouest, plus vite qu’un avion. En effet,quelques minutes plus tard, le lointainronronnement d’un avion commençait àse faire entendre et enfin c’était le vrom-bissement des moteurs qui arrivait au-

dessus d’une immensitéobscure. C’était, nous le sa-vions, le Privateer qui faisaitsa reconnaissance de nuit.Dans deux heures, il seraitrentré à sa base, à Cat-Bi.L’équipage rédigerait briève-ment son compte-rendu :RAS ! (rien à signaler).

En fin de nuit, tout lemonde quittait la route etallait rejoindre, par des che-minements tortueux, unemplacement défini, sous lecouvert de la forêt ou dansun village abandonné, à en-viron quatre ou cinq kilo-mètres à l’écart.Dans nos missions, nousEn approche de Dien Bien Phu

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avions souvent eu comme objectifs descoins de bois écartés de la RP 41, ou desvillages abandonnés susceptibles de rece-voir des dépôts de riz ou de matériels. Enfait, semble-t-il, seuls les hommes étaientréellement éloignés de la route. Le riz etles matériels restaient stockés, bien ca-mouflés, à proximité immédiate de laroute. J’ai le souvenir précis d'un im-mense champ de barils d'essence, stockésau bord même de la route, dans unegrande courbe juste après le passage de laRivière Noire à Ta-Khoa. Les barils, dis-posés debout à touche-touche étaient re-couverts d’herbe et de branchages bien

verts, manifestement remplacés avecsoins tous les deux jours ! Que n'aurais-je pas donné pour pouvoir transmettre cerenseignement à Cat-Bi !

Le bac de Ta-Khoa, était un de nos objec-tifs de prédilection ! Nous avons pu le dé-couvrir : plusieurs immenses bargesmétalliques halées par de solides câblesd’acier, d’une rive à l’autre, à travers lecourant rapide de la Rivière Noire. Com-ment n’avions-nous pas réussi à les dé-truire ? C’est parce que, en fin de nuit, cesbarges étaient éloignées du site, plusieurskilomètres en aval, et là aussi soigneuse-

Encore des avions à Dien Bien Phu

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ment camouflées. Le jour, seul subsistaitun sol déjà labouré par nos bombes etvide de tout occupant !

Au passage, nous avons pu retrouver tousles fameux points sensibles, ces « cou-pures de route », sur lesquels nous avionsdéversé des tonnes de bombes. Mercure,Melchior ou autres Méphisto5. Là, la four-milière humaine entrait en agitationbrownienne, hommes et femmes char-riaient pierres et terre pour réparer les dé-gâts de la veille... Pas de bulldozer, non,simplement des milliers de paniers aubout des balanciers, avec chacun ses dixou quinze kilos de caillasse ou de terre !Aux endroits où la nature du sol étaitmoins favorable et où l’on ne disposaitpas suffisamment de pierres pour refaire

la route, celle-ci était « habillée » d'undouble chemin de rondins de bois, de lalongueur et la grosseur d'un bras, écartésles uns des autres de la largeur de la voied’un camion. La pluie de la mousson ren-dait particulièrement glissants ces railsfrêles et instables. Les camions Molotovas’engageaient pourtant dessus à grandrenfort de coups d'accélérateur et de dé-rapages mal contrôlés.

À l’un de ces points sensibles, les bodoïsnous ont fait accélérer le pas : « Maolen!Maolen ! » Vite ! Vite ! Nous avons eu l’ex-plication de leurs injonctions : des spé-cialistes, en contrebas de la route, étaienten train de récupérer et de neutraliser unebombe non explosée. Il y avait un risquenon négligeable de la voir éclater d’unmoment à l’autre !À une ou deux reprises, nous avons pu5/ Noms de code des points sensibles.

Evacuation sanitaire a Dien Bien Phu.

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voir, en effet, des corps de bombes aban-donnés au bord de la route, vidés de leurexplosif, des bombes de 500 livres dontles culots avaient été manifestementsciés à la main ! Une manière simple dese débarrasser des fusées « long-retard »,piégées et réputées inviolables, dontces bombes étaient équipées. Ces fusées« long-retard » devaient, en principe, ex-ploser au bout de délais définis : 24, 36 ou48 heures. Les Viets connaissaient sûre-ment ces détails. Ils connaissaient ainsi letemps dont ils disposaient pour accom-plir leur tâche périlleuse. L’inquiétude vi-sible de nos bodoïs montrait cependantque plus d’un d’entre eux avaient dû voirleur travail brutalement interrompu parune explosion inattendue !Pendant des nuits et des nuits, les kilo-mètres se sont ainsi succédé. Commepour bien respecter le Manuel d'emploide l’Infanterie, toutes les cinquante mi-nutes une pause de dix minutes était ri-

goureusement observée. Il n’y avait d'au-tres arrêts que ceux imposés par le pas-sage d'un convoi de camions.

Aux environs de Na-San ou Son-La, l’unde ces convois a attiré particulièrementnotre attention : nous avons pu reconnaî-tre ces canons de 37 mm anti-aériens trac-tés par les Molotova à qui nous devions,Baujard et moi, notre présence sur cette« Route Provinciale numéro 41 ». Les ser-vants de ces pièces accompagnaient leurmatériel à pied, en trottinant. Leur mor-phologie et la couleur claire de la peaun’étaient pas celles des Vietnamiens...Nous avions été abattus par des soldatschinois !

Pierre CAUBELExtrait d’un témoignage paru dans « Le Piège »

(revue trimestrielle des anciens élèves de

l’école de l’Air) n° 176, de mars 2004

« Quand notre convoi de prisonniers traverse un village, que ce soit de jour ou denuit, un détachement de l’escorte part en avant pour rassembler les habitants.Massés de chaque côté de la piste, ils doivent nous insulter, nous couvrir de cra-chats et d’ordures tandis que les autres Viets de l’escorte font mollement semblantde nous protéger. Un jour où les villageois sont particulièrement agressifs, ungamin se rue vers moi, hurle comme un possédé, me donne quelques légères bour-rades et me glisse un objet dans la main. C’est un petit paquet, enveloppé dans unepage de cahier d’écolier, qui contient une grosse pincée de tabac. Nous avons fuméce tabac roulé dans le papier d’écolier. »

Yves CHABRIER

Sergent au 1er bataillon parachutiste colonial. Capturé à Diên Biên Phu le 7 mai 1954.

Interné au camp 75. Libéré le 20 août 1954.

Un geste d’humanité

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MERCI TOUBIB !

MERCI TOUBIB !1

Lorsque Diên Biên Phu tombe, le 7 mai 1954, la garnison française compte5 000 blessés (près d’un homme sur deux !), dont 3 500 grièvement atteints.Les antennes chirurgicales et les infirmeries de bataillon, envahies par la boue,abritent des centaines d’amputés, de blessés du ventre, de la tête ou du thorax,de victimes de fractures multiples. Certains croupissent depuis près de deuxmois dans d’étroits boyaux à l’odeur pestilentielle. Faute de place, il a fallurenvoyer des unijambistes et des manchots ! Ces hommes ont été soignés avecune abnégation sans limite par une poignée de jeunes médecins2.

Les polyblessés ou les polytraumatisés re-présentent 60 % des blessés de Diên BiênPhu. Leurs lésions sont principalementengendrées par les munitions d’artillerie(canons et mortiers), par les mines et lesgrenades. Les blessés par balles représen-tent 20 % des pertes, et ceux par projec-tiles d’artillerie, 65 %. Ces statistiquesrappellent celles notées au cours de lacampagne de France en 1944-45. De nom-breux combattants sont soignés, voireopérés, deux ou plusieurs fois. Enfin, par-fois, des blessés légers décèdent au coursde leur prise en charge, du fait de leurépuisement extrême causé par le manquede sommeil, les carences alimentaires etl’intensité des combats.

L’activité du chirurgien d’antenne se di-vise en trois phases : trier, réanimer, éva-cuer. L’acte opératoire doit resterexceptionnel et est réservé aux urgencesabsolues. Le triage détermine l’état despatients, les gestes de réanimation à en-treprendre, et les patients nécessitant ungeste salvateur. À Diên Biên Phu, le typetrès particulier de combat a entraîné de

profondes modifications dans le fonc-tionnement des antennes chirurgicales,les blessés arrivant par vagues entières etengorgeant les abris de l’antenne centrale,puis ceux des antennes chirurgicales pa-rachutistes (ACP). L’afflux massif de poly-blessés, de choqués, la volonté de traiterle plus grand nombre et l’absence demoyens d’évacuation ont amené chirur-giens et médecins à prendre des décisionsdouloureuses.

Pendant leur première nuit sur Eliane 1,les deux compagnies du 2/1er RCP3

comptent neuf tués et quatre disparus. Le11 avril, au lever du jour, les blessés sontbrancardés et, arrivé à l’antenne du doc-teur Grauwin4, Boullier reçoit « la plus

1/ Titre emprunté au livre des docteurs Thuriès,

Hantz et Aulong paru aux éditions Italiques en

2004.

2/ Ibid. : quatrième de couverture.

3/ 2e bataillon du 1er régiment de chasseurs pa-

rachutistes.

4/ Paul Grauwin, médecin commandant, chef

de l’antenne chirurgicale mobile numéro 29.

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mauvaise nouvelle de sa vie ». Après unenuit passée sur le terrain, le danger degangrène gazeuse est sérieux et Grauwinse prononce pour l’amputation des deuxjambes.« Devant mon refus obstiné d’être am-puté, raconte Boullier, Grauwin me remitentre les mains du docteur Gindrey5.Comme moi ancien enfant de troupe,Gindrey allait tout faire pour me tirer delà. Il était vraiment débordé et je me de-mandais à quel moment il pouvait dormir ;mais il m’opéra, débrida les plaies, ré-duisit les fractures ouvertes et me plaçales jambes dans ce qu’il appelait des at-telles de Kramer. Je suis resté ainsi pen-dant une quinzaine de jours et, quandtout danger de gangrène fut écarté, je fusplâtré et transféré dans un ancien abri duGCMA6 […] »7

À partir du 27 mars, plus aucun avionn’atterrit dans la cuvette ni n’en décolle.Il n’y a donc plus aucune évacuation sa-

nitaire possible. Lesblessés débordent desabris et antennes insuf-fisants et s’accumulentdans les tranchées, aumilieu des combattantsdans des conditions ef-froyables. Le colonelLanglais8 est bouleversé.Dans son « rapport »d’après libération, il in-sistera sur le « surcroîtde malheur » engendrépar la surpopulationdes infirmeries et des

antennes : « Les blessés ont été le drameabsolu de cette bataille. Si on m’avait de-mandé :‘‘Qu’est-ce que vous préférez ? Evacuerles blessés ou recevoir un bataillon para-chutiste en renfort ? », J’aurais demandél’évacuation des blessés9. »

Le matin, dans les brouillards finissant,des brancardiers et des volontaires éva-cuent les blessés, non pas sur l’arrière, caril n’y a pas d’arrière, mais sur l’infirme-

Salle d’operation à Diên Biên Phu

5/ Jacques Gindrey, médecin lieutenant, chef de

l’antenne chirurgicale mobile numéro 44.

6/ Groupement de commandos mixtes aéropor-

tés.

7/ Les hommes de Diên Biên Phu de Roger

Bruge, Editions Perrin, 1999.

8/ Pierre Langlais a été promu colonel le 15

mars. Il commande le 2e groupement aéroporté,

c'est-à-dire l’ensemble des parachutistes de la

cuvette.

9/ Ibid.

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MERCI TOUBIB !

rie ou l’antenne la plus proche quand cene sont pas les blessés eux-mêmes qui setraînent jusqu’ à l’entrée de l’abri. Lisonsle médecin capitaine Hantz10: « C’était unlong défilé de brancards ou, à califour-chon sur le dos de camarades de combatvalides, tous ces blessés cahotés et gé-missants dans cette course vers l’antenneà travers les cratères boueux, des éclate-ments d’obus et des chicanes de tran-chées à demi éboulées[…] On plongeaitdans l’entrée de l’antenne alors que se dé-

chaînait l’artillerie ennemie ;un matin, un obus détruisitle groupe électrogène et cefut dans une obscuritéquasi complète que débutale triage. Le raccordementsur le groupe des transmis-sions exposa un spectaclehallucinant : une quaran-taine de blessés à demi nusgisaient sur leurs brancardsposés à terre, dans la boue,une vingtaine d’autresmoins atteints se bouscu-laient encore à l’entrée ; ilss’accroupissaient le longdes parois et ils atten-daient11… »

Lorsque le général de Castries, le 4 mai,vient visiter les deux antennes 29 et 44qui regroupent une vingtaine d’abris ar-chicombles, le lieutenant Gindrey ne peutse présenter à lui, car il est sous la lu-mière crue du scyalitique, incisant, ré-duisant, débridant, sciant pour sauver cequi reste de vie dans les corps mutilés quilui sont amenés. Dans le seul moisd’avril, ces deux antennes qui se complè-tent ont reçu 636 blessés ; 201 d’entre euxont été opérés et 78 sont décédés, parfoismême avant d’avoir été opérés, soit parcequ’ils ont trop attendus, soit parce que lagravité de leurs blessures ne laissaientaucun espoir. Mais les docteurs Grauwinet Gindrey ne font pas exception. Chez ledocteur Vidal12, on a enregistré 269 en-trants, 166 opérés et 39 décès, et chez ledocteur Résillot13, 265 entrants, 199 in-

Le medecin-lieutenant Gindrey

10/ Ernest Hantz, chef de l’antenne chirurgicale

numéro 5 larguée sur Diên Biên Phu le 8 avril.

11/ Ibid.

12/ Jean Vidal, médecin lieutenant, chef de

l’antenne chirurgicale parachutiste numéro 6.

13/ Louis Résillot, médecin lieutenant, chef de

l’antenne chirurgicale parachutiste numéro 3.

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terventions et 27 décès. Au 29 avril, lenombre des blessés pris en charge dansl’ensemble des formations sanitairess’élève à 908. Comment les « toubibs »tiennent-ils le coup ? Jacques Gindrey quidisposait, au fond de son antenne abri,d’un spartiate lit de camp pour dormir,quand il avait encore le loisir de le faire,l’a cédé depuis longtemps pour hébergerun blessé. Quand il n’en peut plus, il s’ac-croupit, le dos adossé à la paroi en terrede sa galerie et il somnole, cinq à dix mi-nutes. Comment a-t-il tenu ? Il n’a jamaisrépondu à cette question que je lui aipourtant plusieurs fois posée.

Les soins postopératoires sont adminis-trés dans les abris des antennes chirurgi-cales puis dans les abris réquisitionnésautour du PC selon les possibilités. Lesblessés les plus graves restent à l’infirme-rie et les plus légers retournent se battreauprès de leurs bataillons d’origine où ilssont pris en charge par les médecins despoints d’appui. De nom-breux blessés ont été soignésdeux ou plusieurs fois par lepersonnel des antennes. Lessoins comportent la toilette,la réfection des pansements,l’alimentation, l’injection demorphine, de mélange dé-connectant14, de sang ou deplasma, et surtout le tempspassé à réconforter les bles-sés. La durée des traite-ments et les posologiessont déterminées en fonc-tion des possibilités d’ap-

provisionnement, des corvées d’eau et deramassage des colis qui deviennent deplus en plus risquées. Le ravitaillementdevient difficile, malgré les parachutagesnombreux, car la taille du périmètre delargage se rétrécit avec l’évolution descombats et une grande partie des colistombe au milieu des lignes adverses.

Le 7 mai 1954, quand l’ordre de cessez-le-feu est donné, 2 156 blessés ont ététraités et 1 154 interventions chirurgi-cales pratiquées, avec un taux de morta-lité global de 2,9 %. Ces résultats sont letémoin de la prouesse réalisée par le per-sonnel du Service de santé à Diên BiênPhu, malgré les circonstances de la ba-taille, les conditions climatiques et la pro-miscuité. L’arrêt des évacuationssanitaires a été le phénomène majeur en-

Le medecin-lieutenant de Carfort

14/ Déconnexion : technique pharmacologique

limitant les réactions du système nerveux,

même sans perte de conscience continue.

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traînant l’adaptation de la chaîne de se-cours et les changements de tactique sa-nitaire. Les progrès dans la réanimationdu choc traumatique ont été rendus pos-sibles grâce à l’utilisation de la transfu-sion sanguine, de l’utilisation desantibiotiques et de la technique de dé-connexion neurovégétative15. Mais c’estsurtout à l’abnégation, au professionna-lisme et à l’humanité dont ont fait preuveles médecins, les chirurgiens et tout lepersonnel paramédical du camp retran-ché pendant ces heures difficiles que sont

dus les excellents résultatsobtenus dans les soins.

Pourtant le calvaire que futl’agonie du camp retranché,au cours de 57 jours de ba-taille, est immédiatementsuivi de l’horreur de la cap-tivité qui conduit les prison-nier du Vietminh « au-delàde l’enfer16. » En effet, dansle domaine médical, si lesmédecins disposaient, dansla cuvette, de moyens ré-duits, ils sont désormaiscomplètement démunis.

Lors de la marche vers lescamps, le docteur Vidal

constate que la première cause de morta-lité est la dysenterie. Le service de santévietminh refuse de soigner les malades etil n’est pas possible aux médecins fran-çais de lutter efficacement contre la ma-ladie sans savon pour se laver les mains,sans ciseaux pour se couper les ongles etsans aucun moyen de lutter contre lesmouches.

Quant aux conditions sanitaires dans lescamps, voici ce qu’écrit le lieutenant deSolène : « Au camp numéro 1, la maladieest la hantise. Un malade, sans fond desanté, sans médicaments, s’attendait aupire. Le service sanitaire consistait en unevisite médicale passée le matin par desmédecins français devenus infirmiers etpar des infirmiers viets transformés endocteurs en médecine17. »

Le medecin-commandant Grauwin

15/ Idem : utilisation de neuroleptiques ou

d’antalgiques pour provoquer une anesthésie

générale sans anesthésiques.

16/ Titre de l’un des chapitres du livre de Ge-

neviève de Galard, Une femme à Diên Biên Phu,

Editions, Les Arènes, 2003.

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MERCI TOUBIB !

Pourtant, dans les camps d’officiers où setrouvaient des médecins militaires fran-çais car eux-mêmes officiers, tous recon-naissent que leur présence parmi eux,leur donnant conseils et règles d’hygiène,à défaut de médicaments dont ils ne dis-posaient pas, a été déterminant pour leursurvie. La mortalité chez les sous-officierset militaires du rang qui ne disposaientpas de ces médecins a été beaucoup plusélevée. Jusqu’au bout, et même sansaucun moyen, ces médecins ont méritéqu’on leur dise : « Merci Toubib ! »

Au-delà de l’engagement sans compterdes médecins, infirmiers et brancardiers-

secouristes, c’est l’émergence d’un Ser-vice de santé adapté, souple et efficacequi s’est construit en Indochine et quenous retrouvons aujourd’hui sur les dif-férents théâtres d’opérations extérieurs oùles postes de secours et les antennes chi-rurgicales sont encore la composante debase du soutien santé des forces projetées.Diên Biên Phu a démontré, en outre, l’im-portance vitale de disposer, en perma-nence, de couloirs aériens et terrestresd’évacuation, surtout en cas d’afflux mas-sif de blessés et de moyens de soin dis-ponibles devenus insuffisants. C’est cetteobligation, aujourd’hui respectée, qui per-met, après prise en charge et traitementdu blessé sur place, de l’évacuer au plusvite sur les hôpitaux d’infrastructure de

la Métropole.

Les sacrifices de nos anciens ontéclairé notre présent.

En hommage au docteurJacques Gindrey, que l’auteurs’enorgueillit d’avoir pour ami,ainsi qu’à ses confrères Le Da-many, médecin-chef du camp,Paul Grauwin, Ernest Hantz,Louis Résillot et Jean Vidal, pa-trons des antennes chirurgi-cales à la chute de Diên BiênPhu, sans oublier tous les méde-cins des bataillons et l’ensembledes infirmiers et brancardiers-secouristes.

Gilbert ROBINET

17/ Ibid.

L’une des dernières évacuations de Diên Biên Phu

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SIGNER OU MOURIR

SIGNER OU MOURIRLes camps de prisonniers du Viêt-Minh

Le lieutenant Yves de Sesmaisons, après trois blessures, est capturé par le Viet-Minh lors de la bataille de Vinh Yen, le 17 janvier 1951. Il est soigné dans unhôpital, puis est conduit de camp en camp où il partage le quotidien effroya-ble des soldats et des sous-officiers prisonniers. Dans un livre intitulé Prisonsde bambous1, il a décrit sans complaisance le traitement odieux et inhumaininfligé à ces captifs. Ce livre est un véritable document qui relate ce qu’a été leparoxysme de la perversité à travers un système destiné à déshumaniser ceuxqu’il broyait. Le texte ci-après est un condensé du livre repris par son auteursous la forme d’une étude synthétique de ce système.

Implantation et natureLes camps sont implantésdans les zones difficiles d’ac-cès, la plupart du temps insa-lubres, là où les possibilitésd’incursion des forces fran-çaises étaient faibles en rai-son de l’éloignement. On en adécompté cent trente environ.Les plus importants se trou-vent au Tonkin, non loin de lafrontière chinoise, dans lebassin de la Rivière Claire(Song Lô). Certains reçoiventle nom d’« hôpital », d’autressont des installations vo-lantes. Ces camps regroupentdes prisonniers de guerre detoutes races et nationalitésayant appartenu aux arméesfrançaises, des otages civilsenlevés au cours du conflit (hommes, femmes et enfants) et parfois aussi des dé-

serteurs.Certains prisonniers sont incarcérés pro-visoirement dans des prisons civiles ré-

En quatre mois, les centurions ont maigri

1/ Yves de Sesmaisons, Prisons de bambous,

Editions Economica, 2011.

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SIGNER OU MOURIR

INDOCHINE / SPÉCIAL 2015 105

servées uniquement à des détenus viet-namiens, hommes ou femmes. C’est le casde la prison du Yen Thé, installée dansun village en dur au nord de Bac Ninh.D’autres connaissent les prisons civilesmixtes réservées à la fois aux Vietna-miens, hommes et femmes, et aux tu binh(prisonniers de guerre). C’est le cas du pé-nitencier situé à trente kilomètres au nordde la ville de Thaï Nguyên. Les condi-tions de vie y sont particulièrement sé-vères pour le petit noyau de captifs quis’y trouvent en juillet 1951 : 33 % y meu-rent en un mois ! Il en est de même à laprison de Tuyên Quang où cohabitent desdétenus vietnamiens et des militairesfrançais.

La plupart des autres camps se ressem-blent. Ce sont de miséreux villages depaillotes de bambou couvertes de feuillesde latanier, construits et entretenus parles prisonniers eux-mêmes. Ils sont ins-tallés, sans clôture, sur une colline, sousla végétation, à l’abri des vues aériennes,non loin d’une rivière qui assure l’ali-mentation en eau, « la toilette », et l’éva-cuation des égouts qui en polluaient lecours en aval.Le cantonnement comprend tous les bâ-timents nécessaires à la vie de la collecti-vité : les dortoirs, vastes hangars ouvertsà tous les vents, sous lesquels sont instal-lés deux bat-flancs de caï phen (lattis debambous) séparés par un couloir. Là dor-ment, entassés les uns contre les autres,se réchauffant et se passant mutuellementles poux et toutes les maladies, les pri-sonniers privés de moustiquaires et de cou-

vertures, les pieds nus et sales. On trouveensuite les cuisines, « l’infirmerie » (véri-table mouroir, où expirent des hommessquelettiques), le cimetière situé non loinde là, à la lisière de la forêt, la prison oùsont enfermés les récalcitrants et lespunis. Celle-ci peut être remplacée parune cage à buffles installée sous une mai-son à pilotis où habitent des paysans. Lesupplicié y est attaché à un poteau. Il ysouffre de l’odeur des bouses et des in-supportables piqûres des myriades demaringouins, puces volantes attirées parles buffles. Parfois, à bout de souffranceset devenu fou, il meurt.Notons aussi les casernements des senti-nelles, la maison de la « Direction », lemagasin aux vivres. Au centre du dispo-sitif se trouve la place réservée aux ras-semblements, disposant d'une estrade etde bancs rudimentaires destinées aux dé-tenus.

Dans un endroit retiré ont été creusées leslatrines où grouillent des millions d’asti-cots qui donnent naissance à des multi-tudes de mouches vecteurs de toutes lesmaladies, véritable « pont aérien » entrece lieu et les cuisines.

Vie quotidienneLes conditions de vie se caractérisent parla précarité absolue et l'absence de tout cequi est nécessaire à la survie d’un Euro-péen : hygiène, savon, rasoir, lessive, vê-tements de rechange, moustiquaire,couvertures. La vermine se multipliedans les caï phen des dortoirs : poux, pu-naises, puces. Les carences alimentaires,

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SIGNER OU MOURIR

la dénutrition, la nourriture très insuffi-sante en quantité et qualité, tout concourtà créer un état sanitaire déplorable. Lapromiscuité fait le jeu de toutes les conta-gions : les maladies se répandent commedes traînées de poudre.

La plupart du temps, le camp ne possèdeni médecin, ni médicaments. Or, Giapl’avait écrit lui-même : « La brousse pour-rit les Européens. » Ceux-ci ne peuventsurvivre longtemps sous ce climat tropi-cal chaud et humide, envahi de mous-tiques porteurs du paludisme, sans unemédication constante préventive et cura-tive. Celle-ci n’existe pas. L'état sanitaireest donc déplorable, et la mortalité trèsélevée. Les maladies se multiplient : ic-

tère, hépatite, typhus, béri-béri, dysenterie amibienneengendrée par l’eau polluée,paludisme souvent perni-cieux et donc mortel inoculépar les anophèles, gale infectéeet purulente, dartres anna-mites, spirochétose provoquéepar l’urine des rats qui pullu-lent dans les charpentes despaillotes et dans le cimetièreoù ils dévorent les cadavrespeu ou mal enterrés. Les ma-lades en sont réduits aux re-mèdes de « bonnes femmes » :amidon de l'eau de cuisson duriz dite « petite soupe », tisanesde goyave, charbon de boispilé, son récupéré après mou-lage du paddy (riz non décor-tiqué) et qui, contenant des

vitamines, permet de lutter contre le bé-ribéri. Il a un goût de poussière.

Implantée à l'écart, véritable antichambrede la mort, l’infirmerie se trouve non loindu cimetière. C'est une morgue où achè-vent de mourir les malheureux qu'on yamène à toute extrémité, squelettiques,inondés par leurs excréments, dans uneodeur fétide. Les fourmis rouges font unva-et-vient constant dans les narines desmoribonds dont les rats tentent déjà dedévorer les extrémités. Nul ne veut s'ylaisser transporter, car tous savent qu'onen ressort uniquement en direction du ci-metière. Impuissants, incapables de leurporter secours, les camarades ne peuventque les assister en les réconfortant. Par-

À sa libération, le lieutenant-colonel Chartona toujours sa pipe

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SIGNER OU MOURIR

fois, l’un d’eux meurt sur le bat-flanc, aumilieu de ses camarades de dortoir, aprèsune courte agonie.Les inhumations ont lieu sans cercueil nilinceul. Le cadavre est apporté roulé dansune vieille natte et, après avoir été dé-pouillé, par les survivants qui en ont tropbesoin, de ses vêtements souillés. Le trou,peu profond du fait de la faiblesse desfossoyeurs, a été creusé par les moinsépuisés. S’il s'agit d'un musulman, lecorps est couché sur le côté, la face tour-née vers la Mecque, c’est-à-dire vers lenord-ouest. Faute d’officiant, aucun culten’est pratiqué.

Tout cela contribue à « clochardiser » ra-pidement les captifs qui, hâves, barbus,crasseux et décharnés, errent sans joie etsans courage dans ce village où tout leurest hostile. Découragés, certains refusentde se lever et de se laver, renonçant à lut-ter pour survivre. Celui qui reste couchémeurt rapidement. La désespéranceguette tout le monde.

Emploi du tempsLes journées s’écoulent interminables, lesnuits aussi. L’absence de moyens d'éclai-rage impose à tous de se coucher « avecles poules », après le repas du soir, àmoins qu’il y ait une « veillée » auprèsd’un feu de camp. Dans ce cas, il va falloiralors rester attentif et, tout en grelottant,entendre des discours oiseux jusqu’à uneheure avancée de la nuit. Ensuite celle-civa être troublée par le râle des mourants,la toux de nombreux dormeurs, le froid,le feulement des tigres qui chassent dans

la forêt voisine, le bruit fait par un ca-marade saisi d’un besoin pressant quis’éloigne à tâtons accompagné par lesimprécations de la sentinelle qu’il a dé-rangée.Le réveil est sonné par le « gong » qui im-pose le premier rassemblement pour lecomptage des détenus et la distributiondes corvées. Il n’y a pas de petit déjeuner.Les corvées sont distribuées par un pri-sonnier responsable : nettoyage, ramas-sage des ordures, préparation des repas,ravitaillement en riz et en bois.

La nourriture est distribuée deux fois parjour, généralement dans un désordre in-descriptible. Elle est constituée d’uneboule de riz peu ou pas assaisonnée, carle sel et les « condiments » manquentcruellement. Parfois s'y ajoutent unesoupe de liserons d'eau ou un petit peude viande. Les captifs peuvent avoir unlopin de terre à cultiver, à leurs temps li-bres, pour améliorer l’ordinaire. D'autresessaient d’élever une volaille nourrieavec des déchets récupérés çà et là. Lesoeufs sont une denrée très rare. Chaquefois que possible, les prisonniers chapar-dent du manioc dans les champs voisinsou des poissons dans les mares. Ils ont unimpérieux et double devoir : voler poursurvivre et ne pas se faire prendre. Les us-tensiles de cuisine sont rudimentaires : cesont des « touques » constituées de vieuxfûts de fuel coupés en deux. Les prison-niers doivent fabriquer des instrumentsde fortune en bambou : bols, cuillers,louches, qui, faute de savon, deviennentdes nids à microbes. Ils utilisent aussi de

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SIGNER OU MOURIR

vieux casques ou d’antiques boîtes deconserve. Dans cette pénurie généralisée,le moindre objet, un bout de ficelle parexemple, a une valeur inestimable. Beau-coup d’entre eux lassés du riz sont frap-pés d’inappétence. D’autres, à bout decourage et de force, renoncent à lutter etse laissent mourir en quelques jours. Cer-tains, apparemment pleins de vie, suc-combent subitement sans aucun signeannonciateur.

Les ravitaillements en riz sont particuliè-rement éprouvants. Ils concernent lesplus valides car il leur faut marcher lon-guement avec une charge de vingt à trentekilos sur le dos. Souvent, celle-ci estconstituée d’un pantalon de toile passéautour du cou dont les jambes ont éténouées et remplies de riz. Quand le com-missaire politique veut faire disparaîtreun réfractaire, il le désigne pour ce genrede transport, surtout s’il le sent affaibli.Parfois, l’intéressé décède en route. Àl’évidence, il n’a subi aucune brutalitéphysique !

Les cours politiques sont dispensésl’après-midi, lors de séances intermina-bles où l’on discute de façon oiseuse detout et de rien. Il faut à tout prix y parti-ciper et s’intéresser au sujet, en prenantla parole et en posant des questions defaçon à animer la discussion. Les sujetssont choisis par le commissaire politiqueet concernent la plupart du temps lesthèmes grandiloquents : le socialisme, lecapitalisme, le colonialisme, le droit despeuples à disposer d’eux-mêmes. Au

cours de ces séances sont rédigés, discu-tés, améliorés et affinés les manifestes quiseront soumis à la signature de tous, puisaffichés dans un local commun et parfoisdiffusés par la radio du Viêt-Minh.

Très souvent le soir, la nuit tombée en rai-son du danger aérien, a lieu une veilléeinspirée des méthodes répandues en In-dochine par les chantiers de jeunesse deVichy. À l’ordre du jour on trouve soitl’étude d'un thème, soit le commentaired’un événement, soit tout autre sujet re-tenu suivant les circonstances par le com-missaire politique. Quand le commissairepolitique estime atteint l’effet recherchéet trop fatigué l'auditoire devenuamorphe, il donne le signal de la fin de laréunion, autorisant les participants gre-lottants de froid et accablés de sommeil àrejoindre leurs paillotes. Pour eux com-mence alors une nouvelle nuit de cau-chemars et de frissons, sous la piqûre despunaises attirées par la chaleur de corpsenchevêtrés, et celle des moustiques enété.

Ainsi, au cours de journées interminablesse déroule la vie au camp, dans la déses-pérance, triste, sombre, morne, chacun sedemandant s’il en sortira un jour avantque la mort ne le rattrape, regardant le so-leil se coucher derrière les montagnes, làoù se trouve son pays qu’il pense ne ja-mais revoir.

Le lavage de cerveau2

Le lavage de cerveau a pour but d’amenerles prisonniers à épouser la cause qu'ils

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SIGNER OU MOURIR

étaient venus combattre, de les engagerdans la lutte pour la paix et le rapatrie-ment du Corps Expéditionnaire des Elé-ments Français d’Extrême Orient(CEFEO), de les convertir au commu-nisme et de les convaincre de la justecause du Vietnam.Les libérations inconditionnelles visenttrois objectifs : « inoculer » des convertisdevenus pacifistes dans les rangs duCEFEO pour amoindrir sa combativité,donner au Viêt- Minh magna-nime une dimension internatio-nale en prouvant sonhumanisme et se débarrasserdes bouches inutiles.

Les méthodes sont héritées desexpériences nazies, soviétiques,chinoises et fascistes qui avaientmis en pratique les techniquesde conditionnement, de mani-pulation et d’endoctrinementdes masses. Citons : la coupuretotale avec le milieu initialcréant l’isolement absolu, l’abo-lition des grades et des réfé-rences morales ou sociales, ladélation érigée en règle et consi-dérée comme un devoir, la répé-tition incessante des arguments etslogans, la critique et l’autocritique, la

mauvaise conscience éveillée chez tous,le mirage de la libération, l’idéal du dé-passement des normes et le chantage à lamort, chacun sachant son espérance devie limitée. Les slogans sont ceux, bienéculés, des partis communistes sovié-tique et français : la sale guerre, l’impé-rialisme sanguinaire, le colonialismeexploiteur, avide et perfide, le capita-lisme égoïste, le socialisme généreux, ledroit des peuples à disposer d'eux-

mêmes. Tout ce rituel donne naissance àune phraséologie conventionnelle parfoiscocasse résultant de la formation primairedes can bôs3 et de leur piètre connais-sance du français. Elle est inspirée desthèmes chers à l’Humanité, le journal duparti communiste français.L’ensemble de ces actions est animé parle can bô. Il vit journellement auprès des

Quel traitement lui avez-vous fait subir ?

2/ Le lavage de cerveau a fait l’objet, de la part

du général Yves de Sesmaisons, d’un plus long

développement (60 pages) publié dans le livre

de l’ANAPI, Les soldats perdus, Indo Editions,

2009.

3/ Can bô : commissaire politique.

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SIGNER OU MOURIR

prisonniers, les connaît, les note, susciteleur engagement dans la lutte, écoute lesdélateurs, manipule ses agents, isole lesnouveaux arrivants pour les empêcher derépandre de « fausses nouvelles ». Cadrede contact, il conduit la « rééducation ».Parfois lui est adjoint un transfuge fran-çais. Ce fut le cas de Boudarel4, présentau camp n°113 de février 1953 à janvier1954. Ses capacités d’action étaient im-menses. Il jugeait, en effet, de la maturité

socialiste des détenus, et, par conséquent,

de leur aptitude à une éventuelle libéra-tion, dont dépendaient leurs ultimeschances de survie. Sans avoir à les bruta-liser, il avait ainsi sur eux le pouvoir devie ou de mort. Ses qualités intellec-tuelles et pédagogiques certaines le ren-daient apte à cette sélection.

Les légionnaires sont souvent traités àpart et « condamnés » au rapatriementvers l’Europe communiste de l’Est, par la

voie dite démocratique, c’est-à-dire laChine. Ils la redoutent car ils saventqu’une fois parvenus dans leurs pays, ilsseront emprisonnés pour avoir trahi lecamp socialiste. Les soldats originairesdes pays d’Afrique reçoivent souvent uneformation particulière destinée à les im-pliquer dans les futures luttes de libéra-tion des pays colonisés et asservis. Quantaux ralliés à la cause de la paix, qu’ils

4/ Boudarel Georges (1926-2003). Universitaire

et militant communiste français. Reconnu et dé-

noncé par Jean-Jacques Beucler, ancien secré-

taire d’État aux anciens combattants et ancien

prisonnier au camp numéro 1, lors d’un col-

loque organisé au Sénat, en 1991. Il fit l’objet

d’une plainte pour crime contre l’humanité re-

jetée au titre de la loi d’amnistie de 1966.

La libération

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SIGNER OU MOURIR

soient de véritables déserteurs (3 000 en-viron) ou de malheureux prisonniersayant accepté le statut de ralliés, et bienque croyant ainsi améliorer leur sort, ilsconnaissent une mortalité identique à lanôtre.

Les chances de succès d’une éventuelleévasion sont quasiment nulles, les risquesimmenses, et les conséquences d’unéchec redoutables. Les distances, l’épui-

sement physique, l’environnement hos-tile (jungle et population), la menaceconstante des can bôs, la délation am-biante, tout dissuade le prisonnier de ten-ter l'aventure. De courageux camaradess’y risquent cependant ; bien peu réussis-sent. Repris, plusieurs sont fusillés, d’au-tres subissent d’affreux sévices pourl’exemple. Beaucoup de tu binh se rési-gnent donc, la mort dans l’âme, à entrer

dans le jeu de la libération incondition-nelle qui est accordée avec parcimonie.Combien ne peuvent attendre cetteéchéance et meurent entre temps !

La mise en conditionElle s’opère en quelques semaines sous lahoulette haineuse du can bô qui attise lesrivalités et distille savamment les infor-mations venues de l'extérieur, dont lescaptifs sont totalement coupés. La réédu-

cation journalière, permanente et lanci-nante exploite l’épuisement physique etpsychologique des détenus. La délation,la suspicion, le dénigrement et la trahisondeviennent la règle qui isole le captif ausein même de la collectivité qu'il senthostile.La mort apparaît rapidement comme unemenace palpable, évidente, permanente,inséparable compagne. Elle est l’un des

de morts-vivants

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SIGNER OU MOURIR

plus puissants leviers de l’endoctrine-ment. Le tu binh ressemble à un hommequi se noie. Or le « bienveillant » can bôlui tend justement une main secourable :qui ne la saisirait ? Une libération incon-ditionnelle est possible pour ceux quisauront se montrer coopératifs. Le miragede la libération apparaît et se transformeen hallucination. Le prisonnier devientréceptif pour sortir de cet enfer qui risquede l’engloutir. Sans en avoir conscience,il devient un stakhanoviste du combatpour la paix. Il a compris qu’il lui faut si-gner pour ne pas mourir. Le can bô agagné.

L'endoctrinementLes conditions de la bonne volonté et dela réceptivité étant réalisées, le commis-saire politique peut entreprendre son tra-vail « salutaire ». Il commence par lacréation du « comité de paix et de rapa-triement », composé de « délégués » éluspar le peuple. À leur tour, ceux-ci élisentun secrétaire (terme typiquementmarxiste), chargé de l’animation de la viedu camp et de la liaison avec la « Direc-tion ». Celle-ci organise les cours poli-tiques, non obligatoires mais auxquels ilserait suicidaire de ne pas participer,puisque l’enjeu, à terme, est l’inscriptionsur la fameuse liste des futurs libérés,dont on parle sans cesse.

Des manifestes sont rédigés à la suited’interminables et oiseuses discussions.Chacun doit apporter sa pierre. Nul n'esttenu de les émarger, mais malheur à celuiqui s'abstiendrait de le faire. Il faut signer

ou mourir. De plus, si ces textes parvien-nent en Occident, ils seront un moyen dedonner des nouvelles aux familles, et detenter d’améliorer la situation des déte-nus qui auront ainsi témoigné de leurbonne volonté. Évidemment, à Hanoï, ilsfont froncer les sourcils des états-majorsqui ignorent les conditions de vie dansles camps.

Ainsi, durant des mois, vont se succédercours politiques journaliers, veillées noc-turnes, fêtes de toutes sortes, séances decritique et d’autocritique, sessions du tri-bunal du peuple, campagnes diverses,travaux de rédaction des aveux « sponta-nés » des atrocités commises ou inven-tées.

Les campagnesD’inspiration chinoise, inventées par Maoet basées sur des thèmes d'intérêt général,elles visent à secouer la torpeur qui gagneles esprits angoissés et les corps épuisés,et à susciter des actions collectives : pro-preté, hygiène, éradication des poux, joieet gaieté, jardinage, extermination desmouches porteuses de maladies. C’estune façon de manipuler la masse et d’exa-cerber les tensions et rivalités. S'y sur-passer peut devenir un atout pourl’avenir, mais aussi un moyen de gaspillerses faibles forces.

Autocritique et critiqueL’autocritique est un chef-d'oeuvre de cy-nisme et d’oppression morale, imaginépar des penseurs marxistes de génie ayantatteint le sommet du machiavélisme. Cha-

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SIGNER OU MOURIR

cun doit être coupable puisqu’il est pri-sonnier. Donc il doit le reconnaître en fai-sant son autocritique, c’est-à-dire enavouant ses fautes en public et, conscientdu tort causé à la collectivité, demander àcelle-ci de décider pour lui d’un justechâtiment. Ce dernier arrêté, le magna-nime can bô le modère pour manifester laclémence du président Hô Chi Minh et dupeuple. Le fautif exprime alors sa recon-naissance, son repentir et son désir des’amender et de se racheter.

La critique, elle, obéit à un processus dif-férent et s’apparente à la délation pure etsimple. Toute personne ayant eu connais-sance d’une faute ou d’un manquementse doit de les dénoncer publiquement, àdéfaut de quoi elle en devient complice.La sanction du peuple, cette fois, est plussévère, puisque le coupable n’a pas avouéspontanément en faisant son autocritique.Ainsi les détenus se surveillent mutuel-lement, se murent dans leur solitude, nepeuvent se confier à personne. La réédu-cation devient l'oeuvre de tous, et chacunse fait le gardien et le moniteur de ses ca-marades, son obéissance étant le fruit dela délation soigneusement entretenue parles dirigeants du camp.

Le tribunal du peupleTout fait anodin, toute peccadille sont mon-tés en épingle et transformés en événe-ments majeurs et graves. La « Direction »en a eu connaissance par ses indicateurs oupar le rapport spontané et louable d’un dé-tenu. Alerté et vigilant, le « peuple » estrassemblé aussitôt et se constitue en tri-

bunal pour juger le fautif sous la respon-sabilité du comité de paix. Il n'y a pasd’avocat, seulement un procureur : lecan bô. Dans son réquisitoire, il accusela collectivité d’être responsable dumanquement pour n’avoir pas su main-tenir le coupable dans le droit chemin.Celui-ci fait alors son autocritique et ré-clame une juste sanction. Après en avoirdiscuté, puis une fois écoutés les accu-sateurs, dont la virulence témoigne deleur souci de se faire bien voir, le peuplevote à mains levées sous l'oeil vigilantdu can bô.

L'élection des futurs libérésL’imminence d’une libération déclencheun processus machiavélique visant à tes-ter la maturité politique des captifs et àépurer la liste en préparation, naturelle-ment tenue secrète.

Tous les prisonniers sont invités à faire,par écrit, la confession de leurs crimes deguerre et des atrocités commises en leurprésence. Chacun suivant son degré de« maturité socialiste » et son souci de sefaire remarquer s’évertue à les décrire deson mieux.Peu après, au cours d'un meeting dit des« aveux spontanés », sont lues par le co-mité les meilleures copies et proclamésles héros de cette compétition dans le re-pentir.

Puis, au cours d’un rassemblement solen-nel regroupant la totalité de l’effectif ducamp, détenus et autorités, le can bô an-nonce, devant les prisonniers haletants,

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SIGNER OU MOURIR

la décision du président Hô de rendre àleurs familles les plus méritants combat-tants de la paix qui vont être désignés parun vote libre et démocratique de l’assem-blée. Il donne alors lecture d'une liste denoms, s’arrêtant après chacun pour re-cueillir l’avis du peuple. À chaque appeltous les bras se lèvent. Naturellement,aucun malade ne se trouve sur la liste, carla route va être longue et il y a lieu de ca-cher aux yeux de l’opinion internationalel’état sanitaire déplorable de la popula-tion carcérale. Sitôt sa lecture terminée,le can bô proclame : « Je prends acte devotre sage décision. »

Le calendrier se déroule de façon impla-cable : annonce d’une libération et d’élec-tions libres pour en désigner lesbénéficiaires, séance des aveux spontanéspermettant à la « Direction » de tester lamaturité socialiste de ceux qu’elle envi-sage de libérer, journée de jeûne expia-toire lui donnant la possibilité de mesurerla bonne volonté de tous, et, finalement,élections. Les prisonniers sont eux-mêmes les jouets, les victimes et les com-plices de ce système d’oppressionpsychologique qui les étouffe.

La marche vers la libertéLa marche vers la liberté, une dizaine dejours environ, est jalonnée de « fêtesd’amitié organisées spontanément par lespopulations accueillantes» des villagestraversés.La veille de l’arrivée aux lignes fran-çaises, le can bô annonce soudainementqu’un prisonnier ayant commis une faute

va devoir être jugé par le peuple qui auraà décider de la sanction à lui infliger.Pour ces hommes épuisés qui sontpresque arrivés au but après des mois dedouble jeu et de dissimulation, il n’y amême pas de dilemme, l’instinct de sur-vie commande !

Puisque le vote est public et se fait à mainlevée, une seule sanction s’impose : le re-tour au camp du fautif, pour y expier sonforfait et surtout y parfaire son éducationsocialiste, c’est-à-dire, la plupart dutemps, pour y mourir. La condamnationest donc unanime et sans appel, et, be-noîtement, le commissaire proclame sim-plement : « Je prends acte de votre sagedécision. »

La libération, les réprouvésTout au long du conflit eurent lieu desconvois de libération aux noms évoca-teurs : « Henri Martin », « RaymondeDienne » etc. Ainsi se présentèrent auxpostes français des groupes d’individushâves, crasseux, décharnés, véritables« zombies », parlant un langage absconsinconnu du CEFEO. N’appréciant pas leproblème à sa juste mesure, mais redou-tant la contagion, le commandementn’ouvrit pas les bras à ces hommes coura-geux. Il les traita en suspects, en réprou-vés. On les isola dans des centres derepos chargés de les « désintoxiquer », oùils furent soumis aux enquêtes pointil-leuses de la Sécurité militaire.Quant aux familles, il revint aux rescapésde les informer de la mort des multiplesdisparus et, pour sauvegarder leur moral,

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115INDOCHINE / SPÉCIAL 2015

SIGNER OU MOURIR

de les tromper sur leurs conditions réellesde vie. Une fois encore, il fallait mentir ;l’horreur et l'indicible ne se racontent pas.

ConclusionEn réaction à l’oppression, il importait dejouer le jeu pour ne pas mourir avantd’avoir recouvré la liberté. Certes, ceuxqui tentèrent l’évasion traditionnelle sontdignes d’éloges, mais bien peu réussirent.Que penser des libérations incondition-nelles ? Seuls ceux qui en ont connu lesconditions peuvent en juger. Fuir cemonde kafkaïen fut non seulement un im-périeux devoir militaire, mais aussi unenécessité vitale. Le choix du combat pourla paix en fut le moyen. Il nécessita unlong aggiornamento car il ne correspon-dait en rien à notre éthique traditionnelle.La mortalité très importante incita les

plus réfractaires à ouvrir les yeux et à ex-ploiter au mieux les failles d'un systèmehideux et inédit qui les oppressait.

Partout les prisonniers firent la mêmeanalyse. Il fallait signer ou mourir, c'étaitl’unique dilemme. Nous étions au fondd’un puits, la voie était sans joie et sanschoix. Le chemin à emprunter était ma-laisé, tortueux, très risqué et aléatoire dufait de la délation permanente et des fai-bles chances de survie. La plupart s’y en-gagèrent, bien peu parvinrent au but.Ceux-là n’avaient pas trahi ; ils avaientsimplement sauvé leur vie en exploitantau mieux les circonstances et les faillesd’un système concentrationnaire quiavait tenté de les étouffer.

Yves de SESMAISONS

ANAPIAssociation fédérale nationale des anciens prisonniers-internés-déportés

d’Indochine.

L’ANAPI a été créée en 1985. Elle s’est restructurée en 2014 en ANAPI-Fédérale.Elle a pour objet :- de regrouper au niveau national les Amicales, avec ou sans personnalité morale,représentant au niveau régional les anciens prisonniers-interné-déportés ayant étédétenus dans les camps du Viet Minh, les camps japonais, chinois et/ou dans lesautres camps de prisonniers ayant existé en Asie, pendant la période compriseentre 1945 et 1954 ;- de développer la solidarité et de mieux faire connaître les souffrances et lesconditions d’internement endurées par les prisonniers français dans ces camps ;- de préserver la mémoire de ceux qui sont morts en captivité ;- de préserver leurs intérêts moraux et matériels et ceux de leurs ayants droit.L’ANAPI mène aussi des actions sociales concrètes au Vietnam où, par exemple,elle a été le maître d’œuvre de la construction de sept écoles.www.anapi.asso.fr

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MÉMOIREetVÉRITÉLES PARAS FRANÇAIS, UN SIÈCLE D’HISTOIRE

HORS-SÉRIE N°7-2018-10 €

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Page 34: HORS-S ÉRIEN°4-2015-1 0 MÉMOIRE VÉRITÉ

LES PARACHUTISTES FRANÇAIS4

SOMMAIRELES PARACHUTISTES FRANÇAIS, UN SIÈCLE D’HISTOIRE

Un siècle de parachutisme militaireJacques LECHEVALLIER................................P6

La prière du para........................................... P14

LES PIONNIERS 1915-1945

Aérostiers et parachutesJean-François NICLOUX.....................................P16

Les parachutistes français dans laGrande GuerreMarie-Catherine et Paul VILLATOUX.............P19

Création du parachutisme militairefrançais Claude SEILLIER.............................. P22

Les parachutistes SAS de la Francelibre Patrick CHAMPENOIS............................P26

Georges Bergé, un homme hors ducommun Anne et Jill BERGE........................P33

L’INDOCHINE 1945-1954

Octobre 1950, les paras sur la RC 4Pierre MONTAGNON...........................................P36

Le groupement de commandos mixtesaéroportés : des paras très « spéciaux »Michel DAVID........................................................P44

L’épopée de Tu Lé .......................................P49

Opération sur Tu LéGuy LEONETTI......................................................P50

Hirondelle, l’opération aéroportée surLang Son Michel DAVID.................................P53

Opération Hirondelle, sur Lang Son,lettre du lieutenant Le Boudec à samère Lucien Le BOUDEC................................P56

Le service de Santé des TAP à DiênBiên Phu Jean RENAULT.................. .............P62

L’ALGÉRIE 1954-1962

Sauter en AlgériePierre MONTAGNON.............................................P70

Les paras, pionniers de l’opérationhéliportée Pierre ZAMMIT.......................... ...P71

Un nouveau vecteur opérationnel : leDIH Pierre MONTAGNON............................. ...P74

La bataille d’Alger ou les paras dans laville Michel KLEN.............. ................................. ...P77

Père Louis Delarue........................................ P81

Héliportages d’assaut en AlgériePierre MONTAGNON...........................................P82

Le capitaine Serge BeaumontPromotion de Saint-Cyr.....................................P85

Portrait d’un sous-officier para :Ziemski ZbrignievPierre MONTAGNON...........................................P87

Les fusiliers commandos de l’AirClaude SEILLIER.............. .......................................P90

LES OPEX DEPUIS 1956

1956 : Suez, succès militaire, échecpolitiqueJacques LECHEVALLIER......................................P94

1961 : Bizerte, l’opération CharrueFrançois CANN........................ .............................P96

Un engagement méconnu : la 6e

compagnie parachutiste d’infanterie deMarine au Tchad Alain GOSSET..............P105

Page 35: HORS-S ÉRIEN°4-2015-1 0 MÉMOIRE VÉRITÉ

LES PARACHUTISTES FRANÇAIS 5

1977 : OpérationMazurka, « il faut sauverKolwezi ! » Michel FRANCESCHI................P109

1978 : Opération Bonite, pourrait-onrefaire Kolwezi aujourd’hui ?Bruno DARY..........................................................P114

1989 : mission humanitaire aéroterrestredu 8e RPIMa dans le TénéréRaymond KUNTZMANN.....................................P121

1994 : Sarajevo, les appelés du 9e

régiment de chasseurs parachutistesBernard OBERTO.......... .....................................P127

1994 : Rwanda, opération Amaryllis àKigali Henri PONCET........................ ...............P130

LES PARACHUTISTES AU SEIN DESARMÉES

Les avions utilisés pour le parachutismemilitaire français depuis les années 1930Alain BEVILLARD.......................................... ........P136

Livraison par airRobert TRAVAILLOT.........................................P140

Juin 1992 : création du COSMaurice LE PAGE.................................................P151

Marins et parachutistesSylvain LEULIET............. ........................................P155

Le renouveau des fusiliers commandosde l’Air depuis 1965Claude SEILLIER..................................................P161

Le savoir faire aéroporté : une capacitéindispensable pour le GIGNÉtat-major GIGN................................................P164

11e Choc : du BCAP au 11e RPCFNAP........................................................................P166

L’ESPRIT PARA

L’esprit parachutisteJean SALVAN..........................................................P172

Paras start up : le laboratoire du 13e

régiment de dragons parachutistesGeorges LEBEL.................................................. P176

Les chuteurs opérationnelsPatrick CHAMPENOIS.......................................P177

Les liens du sang Henri PONCET..............P180

Service militaire au 6e régiment deparachutistes d’infanterie de MarinePierre OLHAGARAY..............................................P182

Caporal appelé au 6e RPIMaPatrice OURNAC.................................................P183

Appelé au « 6 »Thibault de MONTBRIAL.................................P184

La 11e brigade parachutiste aujourd’huiPatrick COLLET......................................................P185

« L’Entraide est la mémoire et laconscience des troupes aéroportées »Yves JACOPS.........................................................P190

Servir toute notre vie l’idéal de nos vingtans Anne-Marie QUENETTE.............................P193

ANNEXES

Lexique...................................................................P194Biographies.........................................................P196Bibliographie.....................................................P202

Partenaires.......................................................P204FNAPUNPLes Gueules CasséesLa Fédération Maginot.Les Ailes Brisées

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L’INDOCHINE 1945-1954

LES PARACHUTISTES FRANÇAIS62

Les 20 et 21 novembre 1953 dans le cadre de

l’opération « Castor », les groupements aéro-

portés (GAP) n°1 et n°2 ont été largués sur Diên

Biên Phu avec l’antenne chirurgicale parachu-

tiste (ACP) n°1 et ont investi le site.

L’installation du camp et la veillée d’armes

GAP 1

6e BPC : médecin-lieutenant Rivier

II/1er RCP : médecin-lieutenant Jourdan

1er BPC : médecin-lieutenant Staub

GAP 2

1er BEP : médecin-lieutenant Rondy

8e BPC : médecin-lieutenant de Carfort

5e BPVN : médecin-lieutenant Rouault

ACP 1

médecin-lieutenant Rougerie

Le premier mort de la plus importante OAP de

la guerre d’Indochine a été le médecin-capi-

taine Raymond, médecin-chef des TAP de l’In-

dochine Nord, tué sur le coup après le saut en

portant secours à un blessé. Tous les jeunes

médecins-lieutenants des bataillons paras ont

cruellement ressenti pendant la bataille la perte

de cette figure du service de santé au Tonkin qui

les avait formés et qu’ils considéraient comme

leur grand frère.

Après remise en état de la piste d’aviation, les dé-

fenses s’organisèrent à la hâte dans le camp re-

tranché, véritable ruche où s’activaient 10 000

combattants transformés en terrassiers.

Le 20/12/53, l’ACP 1 a été relevée par l’ACM 29

(médecin-lieutenant Thuries puis médecin-

commandant Grauwin) qui ne disposait que de

42 lits d’hospitalisation et de 7 lits de réanima-

tion. Elle a été doublée fin février 54 par l’ACM

44 (médecin-lieutenant Gindrey) pour consti-

tuer à elles deux l’antenne centrale du camp. La

direction opérationnelle de l’ensemble du dis-

positif santé a été confiée au médecin-capi-

taine Le Damany médecin-chef du GM9 qui

était le médecin d’active le plus ancien du

camp retranché, le médecin-commandant

Grauwin étant sous contrat.

Le service de Santé des TAP à Diên Biên Phu

En octobre 1953, n’ayant pu infiltrer sa division 320 dans le delta, Giap a décidé de reporter son

effort sur le Laos. Fort du succès de Na San remporté un an plus tôt, le général Navarre a dé-

cidé de barrer la route à Giap en installant une nouvelle base aéroterrestre à Diên Biên Phu sur

la route de Louang-Prabang.

ECPAD/DanielCamus

1953. Diên Biên Phu. Evacuation sanitaire des premiers blessés par hélicoptère Sikorsky

Page 37: HORS-S ÉRIEN°4-2015-1 0 MÉMOIRE VÉRITÉ

L’INDOCHINE 1945-1954

LES PARACHUTISTES FRANÇAIS 63

Début mars 54, à la veille de la bataille, la gar-

nison de Diên Biên Phu comptait 10 871

hommes avec deux bataillons paras en réserve

(le 8e Choc et le 1er BEP), les autres ayant été

relevés par des troupes aérotransportées. À ce

moment, les médecins de bataillon avaient eu

le temps et les moyens d’organiser une infir-

merie comprenant une salle d’accueil, une salle

de soins et des lits d’hospitalisation. Ceux pa-

rachutés plus tard devront s’installer dans des

abris improvisés.

Faisant office de postes de secours, ces infir-

meries étaient enterrées mais sommairement

protégées. Aussi, la plupart résistèrent mal à la

puissance de feu des canons viets qui a été une

surprise. Seule l’infirmerie du 1er BEP a résisté

jusqu’à la fin de la bataille. En effet, son méde-

cin-chef, le médecin-lieutenant Rondy, ancien

de la 2e DB pendant la campagne de France, di-

rigea lui-même les travaux de construction de

son infirmerie. Celle-ci, grâce au savoir-faire

des sapeurs de la Légion, tint bon face au ma-

traquage de l’artillerie viet.

Le médecin de bataillon

Relevé par les brancardiers et les infirmiers

d’unité, le blessé était pris en charge à l’infir-

merie de bataillon où le médecin, après l’avoir

examiné, lui dispensait les premiers soins et

établissait la fiche médicale de l’avant pour

l’orienter vers une formation chirurgicale.

Le plus urgent pour le médecin de bataillon

était de repérer les blessés en danger de mort

imminente et de tenter de les sauver par

quelques gestes rapides et efficaces :

- aveugler la plaie béante d’un thorax soufflant ;

- maîtriser une grosse hémorragie artérielle par

un garrot ou une compression ;

- appareiller sommairement un fracas de mem-

bre, source de choc intense.

Dans tous les cas, soulager la douleur avec la

morphine, rassurer, et ramener le calme dans le

confort relatif d’un brancard.

En raison de l’afflux massif de blessés dès le

début de la bataille et de l’impossibilité de les

extraire de la cuvette après le 27 mars, les mé-

decins de bataillon ont dû réaliser sur place de

très nombreux actes chirurgicaux : amputa-

tions distales ; parages ; incisions d’abcès ;

voire trachéotomies. D’autre part, dès leur ré-

ECPAD/DanielCamus

Evacuation d'un partisan thaï blessé, perfusion dans le bras, lors de l'opération « Castor »

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L’INDOCHINE 1945-1954

LES PARACHUTISTES FRANÇAIS64

veil, les blessés opérés dans les antennes

étaient rendus aux médecins de leur bataillon

qui ont assuré les soins post-opératoires dans

les boyaux voisins du poste de secours, parfois

au milieu des combattants dans les pires condi-

tions d’inconfort et d’insécurité.

Le poumon de Diên Biên Phu

La piste d’aviation était le poumon du camp re-

tranché. En effet, chaque homme avait besoin

chaque jour d’un ravitaillement de 9 kg, soit

pour une garnison de 10 000 hommes, une li-

vraison quotidienne de 100 tonnes venant d’Ha-

noï. Dans l’autre sens, cette piste était le point de

départ incontournable des blessés à évacuer.

Supprimer la piste, c’était asphyxier le camp.

Giap l’avait bien compris en faisant de cette

piste la cible privilégiée de son artillerie (à l’abri

des coups de la nôtre) et en opposant le feu de

sa DCA au ravitaillement par parachutages. Les

tentatives d’aération et de reconnaissance me-

nées jusqu’en février autour de la cuvette ayant

échoué, les points d’appui ont été étranglés par

un réseau de tranchées de plus en plus serré.

Le colonel de Castries avait parfaitement ré-

sumé la situation de ce piège mortel par la for-

mule : « Diên Biên Phu, c’est Verdun sans la

Voie Sacrée ».

La bataille

Il ne peut être question ici de retracer dans le

détail l’histoire de la bataille qui sera abordée

seulement dans l’optique du soutien santé ap-

porté aux combattants. Le 13 mars, au début

de l’offensive sur Béatrice, le service de santé

de la garnison comptait 13 médecins répartis

dans les 11 bataillons et dans les deux ACM de

l’antenne centrale. L’ACP 5 du médecin-lieute-

nant Hantz était prépositionnée à 150 km de

Diên Biên Phu, à Muong-Saï avec 7 hélicoptères

pour assurer le relais d’évacuation sur Hanoï.

Face à l’afflux des 150 blessés des premiers

combats, l’ACP 3 du médecin-lieutenant Ré-

sillot parachutée le 16 mars en même temps

que le 6e BPC a été affectée au point d’appui

(PA) d’Isabelle.

ECPAD/DanielCamus

Le médecin-lieutenant Gindrey, opérant un homme blessé à l'abdomen

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L’INDOCHINE 1945-1954

LES PARACHUTISTES FRANÇAIS 65

Le lendemain, a eu lieu le largage de l’ACP 6 du

médecin-lieutenant Vidal installée près de Do-

minique.

Le même jour, l’artillerie viet a détruit la seule

installation radiologique du camp et a atteint

un abri mal protégé de l’antenne centrale, tuant

9 blessés opérés.

Après remise en état provisoire de la piste, une

noria de DC 3 sanitaires à croix rouge est par-

venue malgré les obus et même de nuit à éva-

cuer vers Hanoï 224 blessés jusqu’au 27 mars.

En même temps, les hélicoptères basés à

Muong-Saï ont réussi à enlever 101 blessés vers

l’ACP 5. Le 27 mars, l’un d’eux s’est écrasé lors

d’une tentative de vol de nuit.

Le 28 mars, le dernier Dakota qui a pu se poser

a été détruit, si bien que son équipage a été

bloqué au sol avec les défenseurs. C’est ainsi

que la convoyeuse de l’Air, Geneviève de Ga-

lard, a partagé le sort des combattants et des

blessés qu’elle a soignés à l’antenne centrale

jusqu’à la fin.

À partir de cette date, les évacuations sanitaires

aériennes ont été définitivement suspendues.

Dans ces conditions, au fil des attaques et des

contre-attaques et malgré le parachutage du

II/1er RCP (médecin-lieutenant Jourdan) et du

2e BEP (médecin-lieutenant Madeleine), le pé-

rimètre de la base aéroterrestre s’est réduit et

le ravitaillement par aérolargage est devenu

aléatoire sur des DZ de plus en plus petites.

L’ACP 5

Dans la nuit du 11 au 12 avril, l’ACP 5 ramenée

de Muong-Saï sur HanoÏ le 7 avril est larguée

sur le centre de résistance avec le médecin-ca-

pitaine Hantz, nouvellement nommé et atteint

d’une hépatite.

Il raconte : « Les 300 kms séparant Hanoï de

Diên Biên Phu sont franchis en une heure et

demie. À 2000 mètres d’altitude, l’avion

amorce sa descente en spirale au-dessus de la

cuvette. Quand nous arrivons entre 500 et 200

mètres au-dessus du sol, nous avons l’impres-

sion de frôler les collines ceinturant la cuvette.

Puis, le Dakota plonge dans l’axe de la DZ bali-

sée par des plots lumineux constitués de bidons

disposés en T et remplis de sable et d’huile en-

flammée… ».

Après deux passages sous le feu de la DCA,

l’ACP 5 a été larguée d’une hauteur de 150 mè-

tres. « L’arrivée au sol est impressionnante.

Nous sommes accueillis par un violent tir de

barrage d’artillerie, les uns tombant sur les bar-

belés, les autres dans les tranchées ou sur les

quelques véhicules enfouis dans leurs alvéoles.

Miraculeusement, aucun de mes infirmiers n’est

blessé… ».

Après avoir miraculeusement rassemblé la to-

talité de son matériel, l’ACP 5 s’est installée à

proximité de l’antenne centrale dans un boyau

couvert de rondins. Trois heures après son arri-

vée, l’équipe avait démarré le triage et préparé

les premières opérations qui s’enchaînèrent

sans arrêt pendant un mois.

L’anesthésie sans possibilité d’intubation, ni

oxygène, se faisait au penthotal relayé à l’éther

par l’antique masque d’Ombredanne. Dans ces

conditions, le blessé à la limite du réveil, bou-

geait souvent et l’équipe opératoire devait se

battre pour maintenir le membre opéré avant le

séchage du plâtre ou pour vaincre la poussée ab-

dominale au moment de la fermeture de la paroi

aux fils de bronze. L’acte opératoire qui était le

plus rapide possible reposait sur des techniques

bien rodées : parage très large des plaies sans su-

ture ; pas de prothèse vasculaire, ni de matériel

d’ostéosynthèse, ni de fixateur externe.

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L’INDOCHINE 1945-1954

LES PARACHUTISTES FRANÇAIS66

En d’autres lieux, les extrêmes urgences n’au-

raient pas eu le temps d’arriver au chirurgien.

Mais à Diên Biên Phu, les postes de secours et

les antennes étant placées au cœur de la ba-

taille, les délais de transport étaient raccourcis

de telle sorte que certains grands blessés ont

pu être sauvés comme des plaies thoraciques

asphyxiantes rapidement colmatées et drai-

nées, comme des plaies artérielles ligaturées à

la volée, ou comme des membres déchiquetés

amputés directement.

Malgré la perte de nombreux colis arrivés chez

les Viets, le ravitaillement sanitaire parachuté de-

puis Hanoï a répondu aux besoins jusqu’à la

chute du camp, notamment en sang. En cas d’af-

flux massif de blessés, il fallait tenter de sauver

ceux qui pouvaient l’être. C’est alors que le triage

imposait au chirurgien des choix terribles par la

décision de mettre de côté les « urgences dé-

passées » comme les crâniens comateux, les

grands polyblessés au-delà de toute ressource

thérapeutique que l’on accompagnait

jusqu’à la fin en atténuant leurs souf-

frances par la morphine.

Cinq aumôniers, dont le pasteur Tis-

sot parachuté avec le 6e BPC, étaient

là pendant la bataille. Ils ont participé

aux soins et assisté les mourants en

conservant sur eux en permanence

des hosties consacrées. Prisonniers à

la chute du camp, ils ont été séparés

des officiers et des médecins par les

Viets qui les assimilaient à des com-

missaires politiques.

Depuis début mars, deux BMC ont

fonctionné dans la garnison. Le 13

mars lorsque la bataille a éclaté, les

prostituées se sont transformées en

« infirmières ». Elles soulageaient

comme elles le pouvaient les souffrances des

blessés en faisant leur toilette ou en donnant

leur main et leur sourire aux mourants. Le mé-

decin-commandant Grauwin a déclaré à leur

propos :

« Ces filles étaient des soldats. De vrais soldats.

Elles se sont conduites de façon remarquable.

Tous mes blessés étaient à l’abri dans mes ins-

tallations souterraines. Il fallait les soigner, il fal-

lait qu’ils pissent et le reste, qu’ils fassent un

peu de toilette. Ce sont ces femmes, ces petites

prostituées transformées en «anges de miséri-

corde» qui ont permis à mes blessés de suppor-

ter leurs misères. Elles les ont fait manger, boire,

espérer contre toute espérance ». Les derniers

jours, elles ont pris les armes contre les Vietminh

et, après avoir été capturées, elles ont refusé de

cracher sur le drapeau français. Les Vietminh les

ont abattues d’une balle dans la nuque…

Les derniers jours

Dans les derniers jours de la bataille, 300 volon-

ECPAD/DanielCamus

Le parachutiste Kerkerian transporte l'un des tués du 6e BPC

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L’INDOCHINE 1945-1954

LES PARACHUTISTES FRANÇAIS 67

taires ont fait leur premier saut dans la fournaise

de la cuvette et 383 paras du 1er BPC avec le mé-

decin-lieutenant Staub ont été largués sur le ré-

duit central, la veille de la chute du camp.

Le 2 mai, l’ACP 6 du médecin-lieutenant Vidal,

sur le point de tomber aux mains des Viets,

s’est repliée sur l’ACP 5 du médecin-capitaine

Hantz. Les deux chirurgiens ont ainsi opéré en-

semble jusqu’à l’arrêt des combats le 7 mai

1954 à 17h30.

Tombé le 8 mai à 1 h 00, le PA Isabelle au sud

de la cuvette était soutenu par l‘ACP 3 du mé-

decin-lieutenant Résillot. Il a été le seul méde-

cin du camp qui a pu sauvegarder et

transmettre les archives de sa formation (re-

gistre des entrées ; comptes-rendus opéra-

toires ; etc.) en les cachant dans l’oreiller d’un

de ses blessés rapatrié sur Hanoï.

Quand les canons se sont tus

Contemplant le camp dévasté devenu silen-

cieux, le médecin-capitaine Hantz raconte :

« Là, c’est le spectacle effarant de milliers de

blessés ramenés à la surface hors de leurs trous

infects, parqués maintenant sous des toiles de

parachute peu efficaces contre les tornades de

la mousson. Totalement privés de soins, avec

des pansements devenus purulents et des plâ-

tres pourris où grouillent des asticots, gisent

des amputés sans béquilles, des plaies béantes

sans pansements, des opérés de l’abdomen vo-

missant et souillés d’excréments. Tous, déchar-

nés, affamés, en guenilles, attendent une

hypothétique évacuation vers Hanoï au nom de

la « clémence humanitaire » du président Ho-

Chi-Minh. »

Il a fallu attendre plusieurs semaines, au prix de

négociations laborieuses et de marchandages

sordides, pour que 858 grands blessés soient

libérés et évacués en hélicoptères sur Hanoï via

Louang-Prabang. Les 3 850 autres blessés ont

été jugés valides par les commissaires poli-

tiques et ont rejoint la misérable cohorte des

10 998 prisonniers dont 7 708 sont morts en

captivité.

De l’enfer au bagne : la longue marche

Séparés par races et par grades, les 10 998 pri-

sonniers vont quitter la vallée par vagues suc-

cessives en seulement une dizaine de jours.

Parmi eux, avec les quelques 200 officiers sub-

alternes, marchent 16 médecins, dont 6 des 7

médecins des bataillons paras, et les 3 chirur-

giens des ACP.

Les ACP d’Indochine : 27 sauts opérationnels

de 1947 à 1954

Confronté à la dispersion des effectifs sur un

terrain difficile grand comme deux fois la

France, à l’infrastructure hospitalière clairse-

mée, le service de Santé du CEFEO a inventé

et développé avec la 3e dimension deux

moyens nouveaux pour sauvegarder la conti-

nuité de la chaîne d’évacuation des blessés de-

puis les postes de secours des bataillons

jusqu’aux formations de traitement de l’arrière.

D’une part, la création en 1947 de la version pa-

rachutable des antennes chirurgicales de

l’avant était destinée à trier et à conditionner

les blessés sur place de façon à allonger les dé-

lais pré-opératoires pour permettre leur éva-

cuation ; d’autre part, l’hélicoptère apparu

timidement en 1950, a pris son essor à partir de

1952, ce qui a permis de s’affranchir des pistes

d’atterrissage de fortune.

D’un effectif initial de 8 personnels augmenté

jusqu’à 12, l’ACP était commandée par un jeune

chirurgien, assisté d’un infirmier-major et d’une

équipe d’infirmiers (aide-opératoire, anesthé-

siste, instrumentiste, stérilisateur, panseurs).

Au-delà de la spécialité de chacun, la polyva-

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L’INDOCHINE 1945-1954

LES PARACHUTISTES FRANÇAIS68

lence d’emploi était la règle. Conjuguée au

saut, cette spécificité donnait un esprit

d’équipe très fort à cette petite formation qui,

en marge du règlement, a même compté plu-

sieurs infirmières parachutées en opérations.

La plupart des chirurgiens d’antenne, volon-

taires pour cette affectation, étaient des mé-

decins-lieutenants frais émoulus des écoles

d’application. Après quelques mois d’aguerris-

sement en unités de combat, ils recevaient une

formation chirurgicale intensive de trois mois

dans leur hôpital de rattachement à Saïgon ou

à Hanoï.

Avec une dotation de 1 200 kg répartie en 30

colis, l’ACP d’Indochine était une formation rus-

tique sans équipement radiologique, ni maté-

riel de laboratoire. Aérotransportée dans deux

DC3 et déployée en 3 heures, son autonomie

de fonctionnement de 48 heures lui permettait

de trier 80 blessés dont 20 graves à ranimer et

éventuellement à opérer.

Bien qu’étant avant tout une formation de

triage, son concepteur, le médecin-colonel

Chippaux, avait prévu qu’en cas de rupture de

la chaîne d’évacuation, l’ACP deviendrait par la

force des choses une formation de traitement,

mettant en œuvre une chirurgie d’urgence par-

fois radicale pour sauver la vie du blessé.

Ainsi, en Indochine, à la manière du baron Lar-

rey sur les champs de bataille de l’Empire, des

amputations de nécessité étaient parfois inévi-

tables afin que, faute d’évacuation, le blessé ne

meure pas de choc hémorragique ou de com-

plication septique.

Le bilan des pertes santé de la bataille de Diên

Biên Phu

Sur plus de 15 000 combattants de l’Union

française, on a compté 3 000 morts au combat

et disparus, 3 500 blessés graves traités dans

les antennes et 1 500 blessés légers traités par

les médecins de bataillon.

Pendant la bataille, 326 blessés ont été évacués

par DC 3 et 101 par hélicoptère. 858 l’ont été

après la bataille.

Jean RENAULT

Médecin en chef (er)

ECPAD/DanielCamus

Un important détachement du 8e bataillonde parachutistes de choc est sortide la cuvette de Diên Biên Phu le1er février pour exécuter un coupde main sur des positions tenuespar le Vietminh à 5 km au nord

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