Homme Jaune et femme Blanche

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HOMME JAUNE ET FEMME BLANCHE

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Homme Jaune et femme Blanche

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HOMME JAUNE ET FEMME BLANCHE

COLLECTIONAUTREMENT MÊMES

conçue et dirigée par Roger LittleProfesseur émérite de Trinity College Dublin,

Chevalier dans l'ordre national du mérite, Prix de l'Académie française,Grand Prix de la Francophonie en Irlande etc.

Cette collection présente en réédition des textes introuvables endehors des bibliothèques spécialisées, tombés dans le domainepublic et qui traitent, dans des écrits en tous genres normalementrédigés par un écrivain blanc, des Noirs ou, plus généralement, del'Autre. Exceptionnellement, avec le gracieux accord des ayantsdroit, elle accueille des textes protégés par copyright, voire inédits.Des textes étrangers traduits en français ne sont évidemment pasexclus. Il s'agit donc de mettre à la disposition du public un voletplutôt négligé du discours postcolonial (au sens large de ce terme:celui qui recouvre la période depuis l'installation des établisse-ments d'outre-mer). Le choix des textes se fait d'abord selon lesqualités intrinsèques et historiques de l'ouvrage, mais tient compteaussi de l'importance à lui accorder dans la perspective contem-poraine. Chaque volume est présenté par ùn spécialiste qui, tout enprivilégiant une optique humaniste, met en valeur l'intérêthistorique, sociologique, psychologique et littéraire du texte.

« Tout se passe dedans, les autres, c'est notre dedans extérieur,les autres, c'est la prolongation de notre intérieur.»

Sony Labou Tansi

Titres parus et en préparation:voir en fin de volume

Christiane Fournier

HOMME JAUNE ET FEMME BLANCHE

présentation de

Marie-Paule Ha

L'Harmattan

En couverture:l'Hôtel Métropole à Hanoi

au début du XXe siècle. D.R.

@ L'HARMATTAN, 2008

5-7, rue de l'École-Polytechnique; 75005 Parishttp://www.librairieharrnattan.com

harmattan [email protected]@wanadoo.fr

ISBN: 978-2-296-05456-1

EAN : 9782296054561

INTRODUCTION

par Marie-Paule Ha

Écrits récents dé Marie-Paule Ha

"On Sartre's Critique of Assimilation", Journal of RomanceStudies,6: 1&2 (2006), 49-60

"Nam et Sylvie: The Indochinese Butterfly Story", East AsianCulture & Modern Literature in Chinese. The InternationalJournal of Study on Modern Chinese Literature in East Asia 2(2006), 138-146

"La Femmefrançaise aux colonies: Promoting Colonial FemaleEmigration at the Turn of the Century", French ColonialHistory, 6 (2005), 205-224

"French Women and the Empire" in France and Indochina:Cultural Representations, éd. Jennifer Yee & Kathryn Robson.Lanham, MD : Lexington Books (2005), pp. 107-120

"Colonizing through French-Language Textbooks in Indochina",Bulletin of the Bibliographical Society of Australia and NewZealand, Special Issue: Books and Empire TextualProduction, Distribution and Consumption in Colonial andPostcolonial Countries, 28 : 1/2 (2004), 83-92

"Portrait of a Young Woman as a Coloniale", in Empire andCulture, éd. Martin Evans. London: Palgrave Macmillan,2004,pp.161-180

Figuring the East: Segalen, Malraux, Duras, and Barthes. NewYork: State University of New York Press, 2000

INTRODUCTION

Dans son étude sur la littérature coloniale, Eugène Pujarniscleestime que « la proportion des romans coloniaux qui prennentpour héros un blanc marié avec une jaune ou noire, estenviron de deux sur trois »1. Si les amours exotiques entrehommes blancs et femmes indigènes constituent un sujetprivilégié de la littérature coloniale, rares par contre sont lesœuvres qui mettent en scène les relations inverses, à savoircelles entre femmes blanches et « hommes de couleur». Unetelle pénurie ne doit guère surprendre étant donné que lespréjugés sexistes et raciaux (pour ne pas dire racistes) dessociétés coloniales toléraient beaucoup plus mal les «unionsmixtes inversées2» que les concubinages des Blancs avecleurs « petites épouses ». C'est dans le cadre d'un tel contextehistorique que le roman indochinois de Christiane Fournier,Homme jaune et femme blanche, histoire d'un mariagemanqué entre une jeune Française et un Vietnamie~ consti-tue un précieux témoignage sur les relations complexes entrecolonisateurs et colonisés, particulièrement dans leurs rap-ports sexuels.

Christiane Fournier et son œuvre

À notre connaissance il n'existe aucune étude pennettant dedisposer d'une biographie de Fournier. Nous savons qu'elleest née à Dieppe en 1899 et qu'après ses études de philo-sophie à Paris, elle se rendit aux États-Unis pour poursuivre

1 Eugène Pujarniscle, Philoxène ou de la littérature coloniale, Paris:Firmin-Didot, 1931, p. 106.

2Nous tenons cette expression de l'ouvrage de Jennifer Y00, Clichés de lafemme exotique. Un regard sur la littérature coloniale française entre1871 et 1914, Paris: L'Harmattan, 2000, p. 223.

une maîtrise en psychologie à l'Université Northwestern àEvanston, TItinois en 1919. Les deux années suivantes, elleenseignait à Western Reserve University à Cleveland, Ohio.À son retour en France en 1922, elle se présenta commecandidate à l'agrégation de philosophie. En 1927 elle semaria avec le commandant Léopold Pacaud. Dans les années1930 ils partaient pour l'Indochine où ils sont restés pendantcinq ans. Dans son compte rendu sur Homme jaune et femmeblanche daté de 1937, Étienne Boule nous apprend queFournier vivait à Saigon avec son mari et qu'elle avait fait unséjour antérieur au Tonkinl. Durant ses années indochinoisesFournier enseignait la philosophie, le français et l'anglais aulycée Chasseloup Laubat et au Lyceum Paul Doumer etservait comme secrétaire générale, puis directrice, de l' Al-liance française de Saigon.

À côté de ses activités d'enseignante, Fournier pour-suivait aussi une canière littémire et journalistique fortactive. Très tôt elle s'était déjà fait connaître en France pardivers romans. Durant son séjour en Indochine elle produisitplusieurs ouvrages à thème colonial tels que Le Miragetonkinois (1931), Homme jaune et femme blanche (1933), LeBébé colonial (1935), Hanoi escale du cœur (1937) tout encollaborant avec de nombreux périodiques et journauxmétropolitains et indochinois tels que la Revue hebdo-madaire, les Annales coloniales, Minerva, La Femme deFrance, Le Monde colonial illustré et Extrême-Asie. En 1936,elle fonda la Nouvelle Revue indochinoise (ci-après NRI),dont elle assuma la direction jusqu'en mars 1938, ainsi que lerôle de directrice littéraire. Outre ses fonctions administra-tives, Fournier publiait aussi dans la revue sous forme defeuilleton différents genres d'ouvrages: romans, pièces dethéâtre, pièces radiophoniques, histoires pour enfants, ainsique de nombreux essais critiques. En octobre 1938, elle se

1 Étienne Boule, «Le Professeur dans le roman contemporain », NouvelleRevue indochinoise, février 1937.

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retira de la direction de la NRIlors de son retour en France oùelle continuait ses activités d'écrivain, de reporter] et decritique littéraire jusqu'à son décès à Paris en 1980.

Malgré sa durée éphémère (1936-1940}, la NRI présenteune tentative intéressante de collaboration franco-vietna-mienne. Dès son premier numéro, la revue annonça auxlecteurs que sa mission principale était de promouvoir lacollabomtion culturelle entre Français et Vietnamiens:«Depuis le jour de sa naissance, souligna sa directrice, laNouvelle Revue indochinoise a tenté de lancer des pontsallant du rivage d'Occident à celui d'Extrême-Orienf ». Pourréaliser ce but, la revue recrutait parmi ses collaborateurs desintellectuels vietnamiens tels que Pham Van Ky, PhamQuynh, Nguyên Manh Toung, Nguyên Tiên Lang, NguyênDuc Giang, tous grands francophiles et produits de l'écolecoloniale. Le plus éminent d'entre eux fut l'ainé du groupe,Pham Quynh. Ce dernier entretenait des rapports fort pri-vilégiés avec l'administration coloniale qui lui confiait ladirection de Nam Phong, revue franco-vietnamienne fondéesous le patronage de Louis Marty, directeur des Affairespolitiques et de la Sûreté générale de la colonie. L'autremembre du groupe qui mérite une mention spéciale estNguyên Duc Giang qui fut non seulement un ancien élève deFournier, mais aussi son successeur à la tête de la NRI3. Vule milieu socio-économique de ses associés vietnamiens, il estclair que la collaboration franco-vietnamienne qu'envisageaitla NRI se limitait surtout à une très petite élite autochtonedont le rapport avec les Français restait assez ambigu. TIensera question ultérieurement dans le roman de Fournier.

1Fournier a rédigé plusieurs reportages documentaires à partir des années1950.

2 « Ponts (en manière d'adieu à l'Indochine) », La Nouvelle Revue indo-chinoise, p. 4547, (Février 1938), p. 45.

3 Voir la préface de Fournier aux Perspectives occidentales sur ['Indo-chine. Saigon: La Nouvelle Rewe indochinoise, 1935.

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Le couple mixte

Avant d'aborder la représentation littéraire des unionsinterraciales, nous proposons d'examiner brièvement lasituation des couples mixtes dans la réalité indochinoise.Durant la période de la conquête militaire la cohabitationentre militaires du corps expéditionnaire et femmes indigènesétait une pratique assez répandue. Selon un officier quiservait en Indochine en 1881 :

Il Y a ici des femmes avec des beaux yeux noirs qui seraientbeaux partout, même en France, et ce qui est charmant, c'estque pour une modique somme variant de 50 à 500 francs, tupeux les acheter et les épouser en toute propriété; ce qui estplus chatmant encore, c'est que lorsque vous faites mauvaisménage, tu peux la revendre et quelquefois à bénéfice1.

Cette façon d'acquérir une épouse «temporaire» a été aussimentionnée par Louis Peytral dans Silhouettes tonkinoises :«Au Tonkin, l'introduction d'une femme indigène dans lepersonnel domestique d'un Européen revêt généralement uncaractère matrimonial. L'intéressé n~obtient la femme de sonchoix que contre bons écus sonnants comptés à la famille2 ».

Si, pendant la période de pacification, ces cohabitationsétaient assez bien acceptées par la communauté blanche quicomptait surtout des militaires, elles commençaient à êtremoins bien tolérées à mesure que l"administration civiles'établissait dans toute l'Union indochinoise. Ce changementétait particulièrement marquant panni les administrateurs.Ainsi, dans une circulaire confidentielle datée de septembre1897, le procureur général de la Cochinchine et du Cam-bodge informait ses subordonnés hiérarchiques qu'il avait dû

1 Charles Meyer, Les Français en Indochine: 1860-1910, Paris:Hachette, 19%, p. 265.

2 Louis Peytral, 5'i/houettes tonldnoises. Paris: Berger-Levrault et Cie,1897, p. 80.

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prendre des mesures rigoureuses à l'égard d;'un certainmagistrat qui vivait publiquement en état de concubinageavec une femme indigène. Il trouvait tout à fait déplorablesces cohabitations irrégulières qui selon lui «dégradent lemagistrat, compromettent son autorité et son prestige - ce quiest pis encore - son honneur». TI terminait sa missive eninvitant ceux qui se trouvaient dans des situations similairesde «rompre immédiatement avec leurs habitudes». En 1901le résident supérieur du Cambodge écrivait au gouverneurgénéral Paul Doumer pour lui annoncer qu'il avait déplacé unfonctionnaire «pour le seul motif que sa vie privée étaitdevenue trop publique». Doumer lui-même s'est aussi ex-primé sur le sujet: «L'expérience a démontré que l'influencedes concubines indigènes est presque toujours funeste à laréputation des fonctionnaires qui les admettent dans l'intimitéde leur existencel ». Pour réduire les concubinages, l'Unioncoloniale française fonda en 1897 la Société française d'émi-gration des femmes dont la mission était de faciliter lesmariages entre Françaises et colons2.

Par rapport au nombre de ménages entre hommes blancs etfemmes indigènes, les unions mixtes inversées étaient rares.La plupart des relations entre Françaises et Vietnamiens senouaient en France où ceux-ci avaient été envoyés pourparticiper, comme tirailleurs ou ouvriers, à la défense na-tionale durant la première guerre mondiale. D'autres s'yrendaient plus tard comme étudiants. Mais ces alliancesétaient fort mal vues par le gouvernement français qui prenaittoutes sortes de mesures pour les enrayer.

Dans un rapport confidentiel daté de 1917 adressé auprocureur général, le garde des sceaux exposait les problèmes

1 Cette cotTespondancese trouve au Centre des archives d'outre-mer, àAix-en-Provence.

2Pour plus de renseignements, voir notre article « French Women and theEmpire » dans Françe and Indochina: Cultural Representations, 00.Jennifer Yee and Kathryn Robson. Lanham, MD : Lexington Books(2005), pp. 107-120.

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que pourraient causer ces unions mixtes inversées nonseulement aux individus concernés mais aussi à la nation. Defait, sur le plan politique, on pensait que ces alliances nepouvaient que porter atteinte au prestige de la France dans lesmilieux indigènes. Quant aux Françaises qui s'engageaientdans ces unions~ elles risqueraient d'essuyer de grandsdéboires car, prétendait-on, la plupart des Indochinois étaientdéjà mariés dans leur village; leur conjointe française nepourrait être que «femme de second rang». Et même si lefutur mari était encore célibataire, la loi de son pays luipermettrait de prendre des concubines. À ces inconvénients,s'ajoutaient des arguments d'ordre financier. En effet, on étaitpersuadé que les salaires qu'allaient percevoir les Indochinoisde retour ne permettraient pas à leur épouse française demener une vie décente à l'européenne.

En conclusion, le garde des sceaux ordonna à tous lesmaires des communes concernées par ces mariages mixtesd'avertir les intéressées des dangers encourus. Au cas oùcelles-ci persisteraient dans leur dessein, une enquête seraitdiligentée sur leur fiancé dans son village d'origine. Lesrenseignements obtenus devraient être communiqués à lajeune femme et à ses parents. On espérait ainsi persuader cesderniers d'empêcher leur fille d'épouser un indigène et partirpour la coloniel.

Pour des raisons d'ordre idéologique et politique, lesalliances mixtes inversées paraissaient encore plus gênantesaux yeux des administrateurs que les concubinages, d'autantplus qu'à la différence des concubinages dépourvus d'unstatut légal et dont la durée se limitait au temps du séjourcolonial du partenaire français, les alliances mixtes inverséesétaient dans la plupart des cas des unions officielles en-gageant les lois françaises et vietnamiennes. Si l'administra-tion cherchait à décourager les unions interraciales, le thèmedes amours exotiques occupait par contre une place pré-

1 Ces documents se trouvent au Centre des archives d'outre-mer.

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pondérante dans les romans coloniaux. Dans les pages sui-vantes, nous allons examiner comment les couples mixtessont représentés dans les textes littéraires.

La Jaune et le blanc

Dans son compte rendu, Boule présente Homme jaune etfemme blanche comme le pendant de La Jaune et le blanc deJean Marquet. Selon lui, tous les deux racontent une mêmehistoire: la trahison du conjoint de race blanche par }?autre.Tout en reconnaissant une certaine ressemblance entre lesdeux ouvrages surtout au niveau de l'intrigue, il est de notreavis qu'ils abordent les problèmes des rapports entrecroisésde races et de sexes à partir de perspectives différentes. Pourapprécier leurs divergences, il s'avère utile de soulignerquelques grands thèmes des récits des «petites épouses}}dont fait partie le roman de Marquet.

La Jaune et le blanc met en scène les mésaventures d'uncolon français en Indochine dont la vie se trouve psycholo-giquement et financièrement ruinée par ses deux petitesépouses qui le trompent avec leurs amants indigènes. Dans lalittérature coloniale, les histoires des Eves asiatiques, davan-tage connues sous le vocable exotique de « congaïs »l, volantet dupant leurs maris français sont bien nombreuses. Cesrécits nous livrent souvent des portraits peu flatteurs de cesfemmes à qui l'on attribue les traits les plus contradictoires:

1 Le mot «congaï» ou «congai» est une transcription du mot viêt-namien qui signifie jeune fille. Mais le terme a acquis un sens péjoratifdans la littérature coloniale où il désigne soit des servantes) soit desconcubines indigènes des Français. Pour une étude sociologique de cepersonnage, voir l'article de Nguyên Xuân Tuê, «Congai : une race defemmesannamites,produitde la colonisation»Indochine: &fletslittéraires. Plurial3, Presses Universitaires de Rennes, 1992, pp. 69-77.

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elles sont tout à la fois perverses=, fourbes, vénales=,pares-seuses, dévouées, soumises, dociles, naïves, et infantiles 1.

Malgré leurs personnalités si peu attrayantes, ces congatscontinuent néanmoins à être très recherchées par les colo-niaux tant dans l'imaginaire romanesque que dans la vieréelle comme en témoigne le grand nombre d'enfants eura-siens dans les orphelinats pour métis en Indochine. La raisonle plus souvent évoquée pour expliquer la « popularité» descongaïs est le manque de femmes blanches aux colonies.Dans l'absence de compagnes plus dignes, les Français, nousdit-on, se voient obligés de recourir aux petites épousescomme remède ersatz contre cette «bête mal-faisante»qu'est le «cafard colonial». Pour résoudre ce problèmed'encongayement, certains prônent, comme nous l'avonsnoté, une plus forte émigration des Françaises aux colonies.Mais cette proposition a été vivement contestée par nombrede vieux coloniaux qui considéraient les femmes blanchescomme une nouvelle source d~embarras. Tel est du moinsl'avis de Pierre Mille, qui prétend qu'il était impossible à unEuropéen de trouver le bonheur conjugal avec une Blancheune fois qu'il a vécu avec des «petites épouses)} qui luivouaient une soumission si entière. Car en tant que personne« civilisée », la Française refuserait de se soumettre à1'homme et s'attendrait à mener le même genre de vie auxcolonies qu'en France2.

Quelle que soit l'opinion qu'on se fait de l'attrait descongaïs sur l'homme blanc, critiques et apologistes sont

1 Nous n'allons pas nous tarder sur les stéréotypes de la congaï qui ontdéjà été traités de façon exhaustive par maints critiques. Voir parexemple Eugène Pujarniscle:t Philoxène:t Henri Copi~ L'Indochinedans la littératllre jrœlçaise des années vingt à 1954: exotisme etaltérité, Paris: L'Harmatt~ 1996, et Jennifer Y00, Clichés de lafemme exotique.

2 Pierre MiIIe, «Le Décivilisé ou la violence des "petites épouses"»,Nouvelles littéraires, artistiques et scientifiques, 29 décembre 1928, p.117.

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d'accord pour penser que tout Européen encongayé court lerisque de «décivilisation». D'après Mille, il n'est pasd'agent de décivilisation plus redoutable que la petite épousequi, par sa docilité même, entraîne son compagnon blancdans l'engrenage de l'indigénation. En effe~ la littératurecoloniale abonde de ces personnages masculins décivilisés.Un cas classique d'encongayé ayant effectué en entier leparcours décivilisant est le commissaire Raffin Su-su, pro-tagoniste éponyme du récit de Jean Ajalbert, qui se met às'indigéner peu après son mariage avec la pou sao Si Khaml.Sous l'influence de l'entourage de celle-ci, Raffin « ne quittaplus le logis, achevant d'apprendre le laotien, et ne se noUf-rissant plus que de riz, de bananes et de cocos: même, il se fittatouer au-dessus de la cheville gauche le signe en losangebleu qui met en fuite les mauvais génies des eaux2». Ilatteignit l'étape finale de sa déchéance en consentant à pra-tiquer la polygamie. Vers la fin du récit, lors de son retour enFrance pour revoir sa sœur, le commissaire est devenudécivilisé à un tel degré qu'il n'anive plus à se réadapter à lavie métropolitaine et succombe peu de temps après sonanivée à Paris.

Même pour ceux qui arrivent à survivre à leur retour à lacivilisation, la situation n'est pas moins sombre. Tel est lesort de M. Huot dans Sao Kéo ou le bonheur immobile dePierre Billotey. Ancien homme d'affaires qui avait passéplusieurs années en Indochine où il avait amassé une énormefortune, Huot prit sa retraite en France où il vivait coupé dumonde, seul avec son domestique vietnamien et son jeuneassistant Lucien. Peu avant sa mort il confia à ce dernier lacause de son grand malheur :

]Pou sao signifie jeune fille en laotien.

2Jean Ajalbert, Raffin Su-su suivi de Sao Van Di, Paris: Kailash, 1995, p.43.

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Voyez-VOUS. à. ce qui peut arriver de plus terrible à un hommec'est de rencontrer tout à coup un bonheur inespéré, extra-ordinaire. On s'arrange toujours pour le perdre, et l'on passe lereste de ses jours à le regretter. Désormais, on n'a plus de joie,plus même de désirs: on est comme un mort qui au fond de satombe se souviendrait d'avoir VécUl.

Ce bonheur parfait, il l'avait connu auprès de Sao-Kéo, sapetite épouse laotienne, qu'il avait quittée lors de sa rentrée àla métropole et dont le souvenir le tourmentait comme le« makoui })2jusqu'à la fin de sa vie.

Si l'on tient compte de la rhétorique officielle dont separent les conquêtes coloniales, le thème de la décivilisationdes Blancs par leurs concubines indigènes pourrait paraîtresingulièrement contradictoire. En effet, quoi de plus para-doxal de la part des conquérants, qui d'une part se proclamentagents civilisateurs des peuples colonisés et d'autre part sedisent menacés de décivilisation par ceux mêmes qu'ils sontvenus civiliser. Ce paradoxe pourrait s'expliquer en partie parles perturbations morales et sociales que suscite la civilisationmoderne dans le monde occidental de la fin du siècle.Certains réagissent à ce nouveau «mal du siècle» en setournant vers des sociétés dites « primitives» dont lesreprésentantes les plus facilement abordables pour leshommes étaient les petites épouses. Ces dernières auraient eula bonne fortune, selon les amateurs du « primitivisme », degarder intacte une féminité « au naturel » que leurs consœursblanches ont malheureusement gâchée sous l'effet de lamodernité. Tel est le raisonnement que tient Éraste pourexpliquer sa préférencepour l'Eve asiatiquedans Philoxène :

I Pierre Billotey, Sao Kéo ou le bonheur immobile, Paris : Kailasb, 1999,p. 36.

2Le « makoui» ou « ma-cui» est l'explication que le domestique vietna-mien donne pour la souffrance de son maître. C'est un démonpernicieux qui tounnente les hommes.

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Chez la femme indigène la féminité est beaucoup plus visible,beaucoup plus accessible~ Elle n'est pas surchargée de ceséléments parasites qu'y ajoute la civilisation. En amour, je suisun simple, un Daif: J'aime la fennne, ]a femme nue - j'emploiece mot surtout au figuré.Or, l'Occidentale me présente un typetrop habillé, à tous les points de vue. Elle dissimule trop saféminité... Elle est beaucoup plus dame que femme, et la damechez elle fait tort à la femme.

À partir de ces critères notre cicérone en matière d'amoursexotiques établit un palmarès de féminité avec en tête laMoïesse suivie de la Laotienne, la Cambodgienne, l'Anna-mite et, en dernier lieu, l'Européennel.

Ce recours à la femme comme lieu de médiation pourgérer la crise de l'identité masculine en face de la modernitéconstitue le drame du roman de George Groslier :Le Retour àl'argile. Le protagoniste Claude Rollin a été envoyé auCambodge comme chef ingénieur pour construire un pont,symbole du progrès technologique de l'Occident. Après un ande séjour durant lequel il apprend à connaître le peuplecambodgien et leur culture, Claude est amené petit à petit àremettre en question beaucoup des valeurs occidentales quilui paraissent de plus en plus artificielles et aliénantes et às'interroger sur le bien-fondé de la mission civilisatrice:

Parce qu'il voit autour de lui tant de fécondité, la paix dupeuple, la bienveillance des doctrines, des mœurs simples, unecivilisation immobile et satisfaite, il se demande dans uneinquiétude progressive si notre progrès ne lui apparaîtrait pas,vu d'ici, comme une influence détestable2.

I PhiJoxène, pp. 116-117. Le Moï (ou la Moïesse) est le terme que lesFrançais utilisaient pour parler des populations réputées « sauvages»de la Haute Région en Indochine tandis que le mot « Annamite» vientde l'Annam, ancien nom du Vietnam.

2 George Groslier, Le Retour à l'argile, Paris: KaiIash, 1994, p. 51.

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Son insatisfaction croissante avec la civilisation modernes'accompagne aussi de son désenchantement progressif avecsa femme Raymonde, bourgeoise mondaine qui vit son séjourau Cambodge comme un exil malheureux. Aux yeux deClaude, Raymonde est à la fois représentante et victime de lacivilisation moderne qui lui fait perdre les vertus fémininesqu'il trouve intactes chez Kâmlang sa maîtresse Cambodgien-ne. Auprès de cette dernière Claude prétend redevenir un« vrai» homme:

elle m'augmente en me traitant comme un maître absolu, Ellesert réellement ma virilité. Dans sa vie infiniment vide, jedemeure sa seule aètivité... Entre ses mains où ma liberté resteentière. Je m~abandonne à l'immense soulagement de ne pasfeindre, de n'avoir rien à défendre, rien à promettrel.

Le roman finit par le divorce de Claude d'avec Raymonde,décision qui symbolise son reniement définitif du mondeoccidental, et son enracinement à la société cambodgiennescellé par l'annonce de la grossesse de Kâmlang.

Homme jaune et femme blanche

Nous avons vu que dans la majorité des récits des amoursexotiques, le rapport interracial est représenté principalementà travers le prisme des exigences et aspirations du personnagemasculin. Sa compagne indigène n~ a souvent droit à la paroleque pour dire ce que son seigneur blanc veut entendre2. Parcontre, dans les ouvrages qui traitent des unions mixtesinversées, la relation du couple s'avère beaucoup plus

I Ibid., p.l 09.2 Pour une analyse de la parole de la femme indigène, voir Jennifer Yee~

«Trahison et traduction: les relations entre f'homme blanc et lafemme exotique à travers la parole de la "conga t' dans quelquesromans de l'Indochine française (1886-1911)) dans L'Exotisme auféminin. Les Camets de l'exotisme. Paris : Kailas~ 2000, pp. 159-176.

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complexe, étant donné que les questions de race s'y entre-croisent avec celles du sexe et de la classe. Car à la différencedes congaïs dont la plupart étaient issues des couches socialesmarginalisées, durant les années 1930 les Vietnamiens quiépousaient des Occidentales étaient souvent des « retour deFrance» et faisaient partie d'un milieu social aisé.

Dans la littérature indochinoise comme dans la vie réelle~les histoires d'alliances entre Françaises et Vietnamiens sontpeu nombreuses. À part le roman de Fournier, on peut citer leBà-Dâm d'Albert de Teneuille et Truong Dinh Tri (1930),« Aux assises» de Nguyen Manh Tuong (1937), Heou-Tâmde Hoang Xuan Nhi (1942), Nam et Sylvie de Pham DuyKhiem (1957)1, Des Femmes assises çà et là de Pham VanKy (1964). Homme jaune et femme blanche et Bà-Dâm sontles deux seuls romans dont l'action se déroule au Vietnamtandis que les autres situent l'aventure amoureuse de leurspersonnages à la métropole où les préjugés de race étaientsupposés moins intransigeants qu'aux colonies.

Cette différence de penser les relations interraciales entreFrançais métropolitains et Français des colonies a été avancéepar le narrateur protagoniste de Nam et Sylvie comme unargument contre la thèse «anti-jaune» du roman Elleblanche et Lui jaune d'Éliane Tournier, allusion à peinedéguisée à Fournier et son livre. Selon Nam,

1Pham Duy Khiem, Nam et Sylvie, Paris: Librairie Plon, 1957. Le romanparaissait sous le nom de plume de Nam Kim. Pour une étude critiquede ce roman, voir Jack Yeager, The Vietnamese Novel in French: ALiterary Response 10 Colonialism. Hanover:t NH : University of NewEngland Press, 1987 ; Karl Britto, Disorientation: France, Vietnam,and the Ambivalence of Interculturality., Hong Kong: Hong KongUniversity Press, 2004 ; et notre «Nam el Sylvie: The IndochineseButterfly Story », East Asian Culture & Modern Literature in Chinese.The International Journal of Study on Modem Chinese Literature inEast Asia, 2 (2006) : 138-146.

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Elle blanche et Lui jaune, l'ouvrage d'Éliane Tournier, étaittendancieux et injuste pour les hommes jaunes. En réalité, siune union de ce genre devait forcément échouer, c'était surtoutparce qu'elle se heurtait aux préjugés et à la politique desFrançais de là-bas; les coutumes de nos ancêtres et les défautsréels ou supposés de notre race ne pouvaient jouer qu'un rôlesecondairel.

TI est intéressant que dans sa critique des détracteurs desunions mixtes inversées, le personnage porte-parole de Pham.Duy Khiem s'en prenne uniquement à Fournier et à sonroman alors que Bà-Dâm, qui avait pam trois ans avantHomme jaune et femme blanche, traite le même sujet quecelui-ci. Dans les deux cas, la cause apparente de l'échec del'alliance interraciale est attribuée au conflit entre les cou-tumes ancestrales de la famille du conjoint indigène et leshabitudes et valeurs occidentales de l'épouse française.

Une raison possible pour laquelle Fournier a été viséevient du fait qu'elle s'est souvent exprimée au sujet desrelations entre Françaises et Vietnamiens. Dans un articleintitulé « Hommes jaunes et femmes blanches », elle met engarde une jeune Française qui s'apprête à suivre son fiancévietnamien en Indochine contre les problèmes qu'elle rencon-trerait là-bas avec sa belle-famille, les us et coutumes locaux.,et la communauté blanche2. Quelques années plus tard, ellemène une enquête sur le mariage franco-annamite auprès desadhérents de la NRJ. Panni les avis de ceux-ci, nous retenonscelui très révélateur de Nguyên Tiên-Lang :

Le cas de la femme annamite mariée à un Français est beaucoupplus facile à résoudre, semble...t-il; la femme peut se donner àl'être aimé totalement dans l'oubli de tou~ dans l'effacementcomplet des sentiments familiaux ou nationaux. C'est pour

1Pham Duy Khiem, Nam et Sylvie~ p. 27.

2 Cet article a été repris dans Perspectives occidentales .WlTl'Indochine,pp.79-89.

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