Hommage à Eliséo Véron : article de Jean-Maxence Granier dans la revue Effeuillage

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LA REVUE QUI MET LES MÉDIAS À NU PANORAMA RADIOS MUSICALES HOMMAGE À ELISEO VERÓN L'INVESTIGATION À LA TÉLÉVISION LE RECYCLAGE DE LA TÉLÉRÉALITÉ LES « MOOKS » LES INTERMÉDIAS SNAPCHAT LA FIGURE DE L'AMATEUR LE SILENCE À LA RADIO DOSSIER LES MIROIRS DE LA FICTION DOSSIER BI-MÉDIA SPORTS & MÉDIAS 3 JUIN 2014

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Il devait, dans un entretien croisé avec Jean-Maxence Granier, poser un regard nouveau sur les concepts fondateurs qu'il avait développés autour du "contrat de lecture". Rattrapé par la maladie, il n'aura pu mener ce projet à son terme. Jean-Maxence Granier livre alors ici un hommage à Eliséo Véron, dont les travaux ont changé notre perception des médias.

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LA REVUE QUI MET LES MÉDIAS À NU

PANORAMARADIOS MUSICALESHOMMAGE À ELISEO VERÓNL'INVESTIGATION À LA TÉLÉVISIONLE RECYCLAGE DE LA TÉLÉRÉALITÉLES « MOOKS »LES INTERMÉDIASSNAPCHATLA FIGURE DE L'AMATEURLE SILENCE À LA RADIO

DOSSIER

LES MIROIRSDE LA FICTIONDOSSIER BI-MÉDIA

SPORTS & MÉDIAS

3JUIN 2014

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HOMMAGE À ELISEO VERÓN

Eliseo Verón. Un nom désormais inscrit dans le marbre. Un beau nom, puissant, poé-

tique. Un demi-alexandrin pour un très grand intellectuel. La mort d'Eliseo Verón touche pro-fondément les Effeuilleurs. D'abord parce que l'équipe éditoriale a échangé avec lui dans ses derniers jours, pour préparer un entretien que notre revue s'honorait d'accueillir. Il s'agissait de revenir, dans un échange avec Jean-Maxence Granier, sur un des concepts qu'il a forgés, le contrat de lecture. Nous sollicitions son regard sur les transformations du jeu entre intention des médias, affichage de leurs prétentions et pratiques des lecteurs, téléspectateurs, audi-teurs, internautes  : comment continuer à être un média, à garder la main éditoriale, tout en donnant au destinataire des signes de partage du pouvoir ? La métaphore du « contrat » tient-elle encore quand la défiance des publics sourd à l'encontre des médias d'information et que les médias sociaux revendiquent la délégation des prises de décision aux utilisateurs ?

Bousculer le contrat de lecture, demander à son théoricien s'il faisait encore vraiment sens… C'était pour nous un effet rhétorique bien plus qu'une remise en question. C'était même tout le contraire d'un doute sur le bien-fondé et la pérennité du concept. C'était une manière d'en rappeler la lumineuse vivacité, les fulgurances, l'efficience et la portée. Un moyen de montrer combien la pensée d'Eliseo Verón nous aide à

comprendre les objets qui nous passionnent et que nous avons à cœur de manipuler, effeuiller, discuter. Car en réalité, peu d'auteurs ont si pro-fondément et si durablement marqué l'ensemble des personnes qui peuvent se réunir autour d'Ef-feuillage : enseignants, chercheurs, étudiants en sciences de l'information-communication et en sémiotique, professionnels de la communi-cation et des médias. Il a accompagné un bout de la vie de la plupart d'entre nous, quand ce n'est pas un parcours. Nous avons parcouru ses textes, ses mots ont parcouru les nôtres, acadé-miques, professionnels, estudiantins. Il est une figure intellectuelle à la fois majeure et chaleu-reusement accessible, compréhensible, éclai-rante. Nous sommes tous des familiers d'Eliseo. Ma thèse de doctorat s'est nourrie de certains de ses travaux, Jean-Maxence Granier raconte dans le texte ci-dessous combien son parcours intellectuel et professionnel s'est élaboré en rap-port avec lui, Lou Daum, co-rédactrice en chef, a exprimé à l'annonce de sa disparition le chagrin d'une étudiante dont les trois années de forma-tion au CELSA devaient beaucoup à cette figure tutélaire. Les Effeuilleurs lui rendent hommage et travaillent à l'élaboration d'un dossier consacré à ses travaux sur www.effeuillage-la-revue.fr.

valérie patrin-leclère, enseignant-chercheur au celsa, responsable du département médias et communication.

Au début des années  90, je jette aux orties mon froc de professeur de lettres et com-

mence une nouvelle carrière dans un cabinet d’études parisien, La Sorgem, qui s’employait à importer et à répandre dans le champ du marketing et de la communication les sciences humaines et particulièrement la sémiotique.Venu à la discipline par les études littéraires, la sémiotique s’appliquait pour moi d’abord aux textes nobles, à tel poème de Baudelaire, à telle nouvelle de Maupassant. Dans ce cabinet qui recyclait des normaliens et des agrégés en rupture de ban, le premier texte qu’on vous fai-sait lire (il en existait une pile de photocopies

à disposition), c’était celui d’Eliseo Verón sur le contrat de lecture1 . À l’époque, le métier des études, portant sur les discours publicitaires ou médiatiques se faisait (encore  ?) dans le cadre de préoccupations intellectuelles et théoriques dont Eliseo Verón était porteur. Il avait d'ail-leurs soutenu son doctorat en même temps qu'il était directeur d'études à La Sorgem. Je découvris alors qu’on pouvait mettre la même rigueur dans l’analyse de Marie-Claire, de Elle, dans celle du journal télévisé2 que dans celle des grands auteurs ; et qu’il existait une sé-miotique appliquée, qui, de Roland Barthes, conduisait à Georges Péninou, Jean-Marie

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Floch et Eliseo Verón. Cette sémiotique croisait avec brio l’analyse en production et l’analyse en réception, ajoutant au travail en chambre sur des corpus la question d’une grammaire de la reconnaissance, acquise à travers les études qualitatives. Cette transmission bien indirecte s’est continuée par la lecture d’autres ouvrages et d’autres articles et mon métier m’a conduit à mettre en œuvre le modèle du contrat de lecture pour de très nombreux médias.

Réfléchissant aux mutations digitales en cours, j’avais tenté récemment d’inscrire la notion de contrat de conversation3 dans la filiation de celle de contrat de lecture et tout naturellement nous était venue, avec l’équipe éditoriale d’Ef-feuillage, l’idée d’un échange avec Eliseo Verón. Seuls quelques mails ont traversé l’Atlantique pour organiser la rencontre. Bientôt c’est le mot de « maladie » qui a pris le pas sur les considéra-tions disciplinaires. Puis la nouvelle de sa dispa-rition nous est parvenue. L'échange et l'article ne seront pas finalisés. Mais les liens, intellec-tuels, indéfectibles, étaient tissés depuis long-temps.

Eliseo Verón est, me semble-il, un quadruple passeur.

Un passeur entre le continuent sud-américain et la France puisqu’il enseigna des deux côtés de l’Atlantique dans plusieurs universités, tra-duisit l’Anthropologie structurale de Lévi-Strauss dont il suivit l’enseignement et contribua très largement à l’introduction de la sémiotique en Argentine, avec entre autres la fondation de la revue Lenguajes. Cette position particulière entre deux langues, deux cultures, deux his-toires bien différentes (position quelquefois douloureuse) explique sans doute son attention particulière aux liens entre système politique, système culturel et système médiatique ainsi qu'aux questions qui ont été pour lui centrales, celles de l’idéologie et du pouvoir tels qu’ils s’inscrivent dans les discours.

Un passeur aussi entre des constructions théo-riques distinctes, continentales et américaines, qu’il a pris soin de réarticuler pour produire sa propre semiosis sociale4. Nourri initialement au structuralisme saussurien fondant la parousie du signe sur la différence qui fait système, il n’oublie pas que la vie des signes s’inscrit dans la vie sociale et trouve chez Peirce, avec la no-tion d’interprétant par exemple, une tiercité

qui permet de bâtir une articulation entre la production et la réception des discours à travers les identités sociales et les mondes construits de la socio-culture. Un passeur bien sûr entre la sémiotique et les sciences de la communica-tion. Hostile à une sémiotique fermée, de même qu’il s’est géographiquement situé entre deux mondes, le nouveau et l’ancien, il a su sans cesse articuler l’orientation sémiotique avec une so-ciologie de la communication, plus soucieux des passages que des frontières disciplinaires. Sensible au coup de force originel de la coupure saussurienne, pour la rigueur dont elle fut por-teuse, il ne l’oublie jamais pour toujours la dé-passer et l’intégrer aux questions du contexte, de l’intersubjectivité, et d’une discursivité so-ciale plus globale ouvrant donc naturellement à l’interdiscipline communicationnelle.

Un passeur enfin entre les approches théo-riques et les approches appliquées, qu’il a tou-jours considérées comme les temps distincts d’une démarche unique. Il a su travailler avec les journalistes, les marques ou les citoyens en réfléchissant à la communication politique, aux médias, aux discours propres à l’espace de la consommation. Et son travail de consultant ancré dans l’empirie s’est toujours accompagné d’un souci de théorisation pour bâtir cette « sé-miotique ouverte  » qu’il appelait de ses vœux, ne cédant jamais à l’illusion d’un corpus fermé sur lui-même et soulignant la continuité sociale essentielle de toute discursivité.

Les sémioticiens en France et en Amérique la-tine (re)diront sans doute bientôt leur dette. Les étudiants, les chercheurs, les enseignants, les professionnels de la communication et des médias qui, au CELSA, le lisent depuis peu ou depuis longtemps la disent ici, avec infiniment de respect et de tristesse.

jean-maxence granier, directeur de think-out, cabinet d'études et de conseil spécialisé dans les médias, les marques et les mutations numériques

1. «  L’Analyse du contrat de lecture  », Les médias : expériences et recherches actuelles, IREP, 1985.

2. « Il est là, il me voit, il me parle », Communications n°38, 1983.

3. « Du contrat de lecture au contrat de conversation », Communica-tion & langages n° 169, 2011, p.51-62.

4. La Sémiosis sociale  : fragments d'une théorie de la discursivité, co-écrit avec Jean-Jacques Boutaud, Presses universitaires de Vincennes, 1988.

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