Histoire populaire des États-Unis - Howard ZINN

780
Howard Zinn Une histoire populaire des États-Unis De 1492 à nos jours Traduit de l'anglais par Frédéric Cotton

description

Une histoire populaire des États-Unis De 1492 à nos jours

Transcript of Histoire populaire des États-Unis - Howard ZINN

Howard Zinn Une histoire populaire des tats-UnisDe 1492

nos jours

Traduit de l'anglais par Frdric Cotton

Cha pitre 1 Ch ristophe Col o m b, l es Ind i en s et l e p rogrs de l ' human i t

sur le rivage, puis nagrent jusqu' cet trange et imposant navire

RAPPS D'TONNEMENT, les Arawaks - femmes et hommes aux F corps hls et nus - abandonnrent leurs villages pour se rendre

afin de mieux l'observer. Lorsque finalement Christophe Colomb et son quipage se rendirent terre, avec leurs pes et leur drle de parler, les Arawaks s'empressrent de les accueillir en leur offrant eau, nourriture et prsents. Colomb crit plus tard dans son jour nal de bord:

Ils [

. .

. ] nous ont apport des perroquets, des pelotes

de coton, des lances et bien d'autres choses qu'ils changeaient contre des perles de verre et des grelots. Ils changeaient volontiers tout ce qu'ils possdaient. [ .. .

] Ils taient bien charpents, le corps.

solide et les traits agrables. [ . . ] Ils ne portent pas d'armes et ne semblent pas les connatre car, comme je leur montrai une pe, ils la saisirent en toute innocence par la lame et se couprent. Ils ne connaissent pas l'acier. Leurs lances sont en bambou. [ feraient d'excellents domestiques.. .

. ] Ils

[

.

.

.

]

Avec seulement cinquante

hommes, nous pourrions les soumettre tous et leur faire faire tout

ce que nous voulons.

Ces Arawaks des les de l'archipel des Bahamas ressemblaient fort

aux indignes du continent dont les observateurs europens ne ces seront de souligner le remarquable sens de l'hospitalit et du par tage, valeurs peu l'honneur, en revanche, dans l'Europe de la Renaissance, alors domine par la religion des papes, le gouverne ment des rois et la soif de richesses. Caractres propres la civili sation occidentale comme son premier missaire dans les Amriques : Christophe Colomb. Colomb lui-mme n'crit-il pas:

Aussitt arriv aux Indes, sur la premire le que je rencontrai, je

6

' AU COMMENCEMENT TAU'.NT LA CONQUTE, l. ESCLAVAGE

ET LA MORT

me saisis par la force de quelques indignes afin qu'ils me rensei gnent et me donnent des prcisions sur tout ce qu'on pouvait trouver aux alentours ? L'information qui intresse Colomb au premier chef se rsume la question suivante: olt est l'or? Il avait en effet persuad le roi et la reine d'Espagne de financer une expdition vers les terres situes de l'autre ct de l'Atlantique et les richesses qu'il comptait y trouver - c'est--dire l'or et les pices des Indes et de l'Asie. Comme tout individu cultiv de ce temps, Colomb sait que la Terre est ronde et qu'il est possible de naviguer vers l'ouest pour rejoindre l'Extrme-Orient. LEspagne venait peine d'achever l'unification de son territoire et de rejoindre.le groupe des tats-nations modernes que formaient la France, l'Angleterre et le Portugal. La population espagnole, constitue en grande partie de paysans pauvres, travaillait cette semble mais possdait 95 poque pour une noblesse qui ne reprsentait gue 2 % de l'en % des terres. Voue l'Eglise catholique, l'Espagne avait expuls Juifs et Maures de son territoire et, comme les autres tats du monde moderne, elle convoitait l'or, ce mtal en passe de devenir le nouvel talon de la richesse, plus dsirable encore que la terre elle-mme puisqu'il permettait de tout acheter. On pensait en trouver coup sr en Asie, ainsi que des pices et de la soie, puisque Marco Polo et d'autres en avaient rapport de leurs expditions lointaines quelques sicles plus tt. Mais les Turcs ayant conquis Constantinople et la Mditerrane orientale et impos, en consquence, leur contrle sur les itinraires terrestres menant l'Asie, il devenait ncessaire d'ouvrir une voie maritime. Les marins portugais avaient choisi d'entreprendre le contourne ment de l'Afrique par le sud quand l'Espagne dcida de parier sur la longue traverse d'un ocan inconnu. En retour de l'or et des pices qu'il ramnerait, les monarques espagnols promirent Colomb 10

% des profits, le titre de gouver

neur gnral des les et terres fermes dcouvrir, et celui, glorieux - cr pour l'occasion -, d'amiral de la mer Ocane. D'abord clerc chez un ngociant gnois et tisserand ses heures (son pre tait un tisserand renomm), Christophe Colomb passait dsormais pour un marin expriment. [expdition se composait de trois voi liers dont le plus grand, la Santa Maria, avait prs de trente mtres de long et un quipage de trente-neuf hommes. En ralit, s'imaginant le monde plus petit qu'il ne l'est rel lement, Colomb n'aurait jamais atteint l'Asie, qui se situait des milliers de kilomtres de la position indique par ses calculs. S'il n'avait t particulirement chanceux, il aurait err travers les

1

-

CHRISTOPHE COLOMB, LES INDIENS ET LE PROGRS DE L'HUMANIT

7

immensits maritimes. Pourtant, peu prs au quart de la distance relle, entre l'Europe et l'Asie, il rencontra une terre inconnue, non rpertorie: les Amriques. Cela se passait au dbut du mois d'octobre 1492, trente-trois jours aprs que l'expdition eut quin les les Canaries, au large de la cte africaine. Dj, ob avait pu voir flotter des branches et des morceaux de bois la surface de l'ocan et voler des groupes d'oiseaux: signes annonciateurs d'une terre proche. Enfin, le 12 octobre, un marin nomm Rodrigo, ayant vu la lumire de l'aube se reflter sur du sable blanc, signala la terre. H s'agissait d'une le de l'archipel des Bahamas, dans la mer des Carabes. Le premier homme qui apercevrait une terre tait sup pos recevoir une rente perptuelle de 10 000 maravdis. Rodrigo ne reut jamais cet argent. Christophe Colomb prtendit qu'il avait lui-mme aperu une lumire la veille et empocha la rcompense. Ainsi, l'approche du rivage, les Europens furent-ils rejoints par les Indiens arawaks venus les accueillir la nage. Ces Arawaks vivaient dans des communauts villageoises et pratiquaient un mode de culture assez raffin du mas, de l'igname et du manioc. Ils savaient filer et tisser mais ne connaissaient pas le cheval et n'uti lisaient pas d'animaux pour le labour. Bien qu'ignorant l'acier, ils portaient nanmoins de petits bijoux en or aux oreilles. Ce dtail allait avoir d'normes consquences: Colomb retint quelques Arawaks bord de son navire et insista pour qu'ils le conduisent jusqu' la source de cet or. Il navigua alors jusqu' l'ac tuelle Cuba, puis jusqu' Hispaniola (Hati et Rpublique domi nicaine). L, des traces d'or au fond des rivires et un masque en or prsent Christophe Colomb par un chef local inspirrent de folles visions aux Europens. Hispaniola, l'pave de la Santa Maria, choue, fournit Colomb de quoi difier un fortin qui sera la toute premire base militaire europenne de l'hmisphre occidental. Il le baptisa La Navidad (Nativit) et y laissa trente-neuf membres de l'expdition avec pour mission de dcouvrir et d'entreposer l'or. Il fit de nou veaux prisonniers indignes qu'il embarqua bord des deux navires restants. un certain point de l'le, Christophe Colomb s'en prit des Indiens qui refusaient de lui procurer autant d'arcs et de flches que son quipage et lui-mme en souhaitaient. Au cours du combat, deux Indiens reurent des coups d'pe et en moururent. La Nifia et la Pinta reprirent ensuite la mer destination des Aores et de l'Espagne. Lorsque le climat se fit plus rigoureux, les Indiens captifs dcdrent les uns aprs les autres. Le rapport que Christophe Colomb fit la cour de Madrid est parfaitement extravagant. Il prtendait avoir atteint l'Asie (en fait,

8

AU COMMENCEMENT TAlENT LA CONQUTE, L'ESCLAVAGE ET LA MORT

Cuba) et une autre le au large des ctes chinoises (Hispaniola). Ses descriptions sont un mlange de faits et de fiction: Hispaniola est un pur miracle. Montagnes et collines, plaines et pturages y sont aussi magnifiques que fertiles. [ . ] Les havres sont incroya blement srs et il existe de nombreuses rivires, dont la plupart reclent de l'or. [. . ] On y trouve aussi moult pices et d'impres sionnants filons d'or et de divers mtaux. D'aprs Colomb, les Indiens taient si nafs et si peu attachs leurs biens que quiconque ne l'a pas vu de ses yeux ne peut le croire. Lorsque vous leur demandez quelque chose qu'ils possdent, ils ne disent jamais non. Bien au contraire, ils se proposent de le partager avec tout le monde . Pour finir, il rclamait une aide accrue de leurs Majests, en retour de quoi il leur rapporterait de son prochain voyage autant d'or qu'ils en auront besoin [ ] et autant d'esclaves qu'ils en exigeront . Puis, dans un lan de ferveur religieuse, il poursuivait: C'est ainsi que le Dieu ternel, notre Seigneur, apporte la russite ceux qui suivent Sa voie malgr les obstacles apparents. Sur la foi du rapport exalt et des promesses abusives de Chris tophe Colomb, la seconde expdition runissait dix-sept bti ments et plus de douze cents hommes. L'objectif en tait parfaitement clair: ramener des esclaves et de l'or. Les Espagnols allrent d'le en le dans la mer des Carabes pour y capturer des Indiens. Leurs vritables intentions devenant rapidement vi dentes, ils trouvaient de plus en plus de villages dserts par leurs habitants. HaIti, les marins laisss Fort Navidad avaient t tus par les Indiens aprs qu'ils eurent sillonn l'le par petits groupes la recherche de l'or et dans l'intention d'enlever femmes et enfants dont ils faisaient leurs esclaves - pour le travail comme pour satisfaire leurs apptits sexuels. Colomb envoya expdition sur expdition l'intrieur de l'le. Ce n'tait dcidment pas le paradis de l'or mais il fallait absolu ment expdier en Espagne une cargaison d'un quelconque intrt. En 1495, les Espagnols organisrent une grande chasse l'esclave et rassemblrent mille cinq cents Arawaks - hommes, femmes et enfants - qu'ils parqurent dans des enclos sous la surveillance d'hommes et de chiens. Les Europens slectionnrent les cinq cents meilleurs spcimens , qu'ils embarqurent sur leurs navires. Deux cents d'entre eux moururent durant la traverse. Les survi vants furent, ds leur arrive en Espagne, mis en vente comme esclaves par l'archidiacre du voisinage qui remarqua que, bien qu'ils fussent aussi nus qu'au jour de leur naissance , ils n'en semblaient pas plus embarrasss que des btes Colomb, pour sa part,. . . . . . H.

1

-

CHRISTOPHE COLOMB, LES INDIENS ET LE PROGRS DE L'HUMANIT

9

souhaitait expdier, au nom de la Sainte Trinit, autant d'esclaves qu'il [pourrait] s'en vendre . Mais trop d'esclaves mouraient en captivit. Aussi Colomb, dsesprant de pouvoir reverser des dividendes aux promoteurs de l'expdition, se sentait-il tenu d'honorer sa promesse de remplir d'or les cales de ses navires. Dans la province hatienne de Cicao, o lui et ses hommes pensaient trouver de l'or en abondance, ils obligrent tous les individus de quatorze ans et plus collecter chaque trimestre une quantit dtermine d'or. Les Indiens qui remplissaient ce contrat recevaient un jeton de cuivre qu'ils devaient suspendre leur cou. Tout Indien surpris sans ce talisman avait les mains tranches et tait saign blanc. La tche qui leur tait assigne tant impossible, tout l'or des environs se rsumant quelques paillettes dans le lit des ruisseaux, ils s'enfuyaient rgulirement. Les Espagnols lanaient alors les chiens leurs trousses et les excutaient. Les Arawaks tentrent bien de runir une arme pour rsister mais ils avaient en face d'eux des Espagnols cheval et en armure, arms de fusils et d'pes. Lorsque les Europens faisaient des pri sonniers, ils les pendaient ou les envoyaient au bcher immdia tement. Les suicides au poison de manioc se multiplirent au sein de la communaut arawak. On assassinait les enfants pour les soustraire aux Espagnols. Dans de telles conditions, deux annes suffirent pour que meurtres, mutilations fatales et suicides rdui sissent de moiti la population indienne (environ deux cent cinquante mille personnes) d'HaIti. Lorsqu'il devint vident que l'le ne recelait pas d'or, les Indiens furent mis en esclavage sur de gigantesques proprits, plus connues par la suite sous le nom de encomiendas. Exploits l'ex trme, ils y mouraient par milliers. En 1515, il ne restait plus que quinze mille Indiens, et cinq cents seulement en 1550. Un rapport dat de 1650 affirme que tous les Arawaks et leurs descendants ont disparu Hati. La source principale - et, sur bien des points, unique - de ren seignements sur ce qu'il se passait dans les les aprs l'arrive de Christophe Colomb est le tmoignage de Bartolom de Las Casas qui, jeune prtre, participa la conqute de Cuba. Il possda lui mme quelque temps une plantation sur laquelle il faisait travailler des esclaves indiens, mais il l'abandonna par la suite pour se faire l'un des plus ardents critiques de la cruaut espagnole. Las Casas, qui avait retranscrit le journal de Colomb, commena vers l'ge de cinquante ans une monumentale Histoire gnrale des Indes, dans

10

AU COMMENCEMENT TAlENT LA CONQUTE, L'ESCLAVAGE ET LA MORT

laquelle il dcrit les Indiens. Particulirement agiles, dit-il, ils pou vaient galement nager - les femmes en particulier - sur de longues distances. S'ils n'taient pas exactement pacifiques - les tribus se combattaient, en effet, de temps en temps -, les pertes humaines restaient peu importantes. En outre, ils ne se battaient que pour des motifs personnels et non sur ordre de leurs chefs ou de leurs rois. La manire dont les femmes indiennes taient traites ne pou vait que surprendre les Espagnols. Las Casas rend ainsi compte des rapports entre les sexes : Les lois du mariage sont inexistantes : les hommes aussi bien que les femmes choisissent et quittent libre ment leurs compagnons ou compagnes sans rancur, sans jalou sie et sans colre. Ils se reproduisent en abondance. Les femmes enceintes travaillent j usqu' la dernire minute et mettent leurs enfants au monde presque sans douleurs. Ds le lendemain, elles se baignent dans la rivire et en ressortent aussi propres et bien portantes qu'avant l'accouchement. Si elles se lassent de leurs com pagnons, elles provoquent elles-mmes un avortement l'aide d'herbes aux proprits abortives et dissimulent les parties hon teuses de leur anatomie sous des feuilles ou des vtements de coton. Nanmoins, dans l'ensemble, les Indiens et les Indiennes ragis sent aussi peu la nudit des corps que nous ragissons la vue des mains ou du visage d'un homme. Toujours selon Las Casas, les Indiens n'avaient pas de religion, ou du moins pas de temples. Ils vivaient dans de grands btiments communs de forme conique, pouvant abriter quelque six cents personnes la fois [ . ] faits de bois fort solide et couverts d'un toit de palmes. [ . . ] I ls apprcient les plumes colores des oiseaux, les perles tailles dans les artes de poissons et les pierres vertes et blanches dont ils ornent leurs oreilles et leurs lvres. En revanche, ils n'accordent aucune valeur particulire l'or ou toute autre chose prcieuse. Ils igno rent tout des pratiques commerciales et ne vendent ni n'achtent rien. Ils comptent exclusivement sur leur environnement naturel pour subvenir leurs besoins; ils sont extrmement gnreux concernant ce qu'ils possdent et, par l mme, convoitent les biens d'autrui en attendant de lui le mme degr de libralit. Dans le second volume de son Histoire gnrale des Indes, Las Casas (il avait d'abord propos de remplacer les Indiens par des esclaves noirs, considrant qu'ils taient plus rsistants et qu'ils sur vivraient plus facilement, mais revint plus tard sur ce jugement en observant les effets dsastreux de l'esclavage sur les Noirs) tmoigne du traitement inflig aux Indiens par les Espagnols. Ce rcit est unique et mrite qu'on le cite longuement: D ' innombrables. . .

1

-

CHIUSTOPHE COLOMB, LES INDIENS ET LE PROGRS DE L'HU1vlANIT

11

tmoignages [ . ] prouvent le temprament pacifique et doux des indignes. [ ...] Pourtant, notre activit n'a consist qu' les exasprer, les piller, les tuer, les mutiler et les dtruire. Peu surprenant, ds lors, qu'ils essaient de tuer l'un des ntres de temps autre. [ ] [amiral [Colomb], il est vrai, tait ce sujet aussi aveugle que ses successeurs et si anxieux de satisfaire le roi qu'il commit des crimes irrparables contre les Indiens. Las Casas nous raconte encore comment les Espagnols deve naient chaque jour plus vaniteux et, aprs quelque temps, refu saient mme de marcher sur la moindre distance. Lorsqu'ils taient presss, ils se dplaaient dos d'Indien ou bien ils se faisaient transporter dans des hamacs par des Indiens qui devaient courir en se relayant. Dans ce cas, ils se faisaient aussi accompa gner d'Indiens portant de grandes feuilles de palmier pour les pro tger du soleil et pour les venter. ) La matrise totale engendrant la plus totale cruaut, les Espa gnols ne se gnaient pas pour passer des dizaines ou des ving taines d'Indiens par le ru de l'pe ou pour tester le tranchant de leurs lames sur eux. ) Las Casas raconte aussi comment deux de ces soi-disant chrtiens, ayant rencontr deux jeunes Indiens avec des perroquets, s'emparrent des perroquets et par pur caprice dcapitrent les deux garons . Les tentatives de raction de la part des Indiens chourent toutes. Enfin, continue Las Casas, ils suaient sang et eau dans les mines ou autres travaux forcs, dans un silence dsespr, n'ayant nulle me au monde vers qui se tourner pour obtenir de l'aide . Il dcrit galement ce travail dans les mines: Les montagnes sont fouilles, de la base au sommet et du sommet la base, un millier de fois. Ils piochent, cassent les rochers, dplacent les pierres et transportent les gravats sur leur dos pour les laver dans les rivires. Ceux qui lavent l'or demeurent dans l'eau en permanence et leur dos perptuellement courb achve de les briser. En outre, lorsque l'eau envahit les galeries, la tche la plus harassante de toutes consiste coper et la rejeter l'extrieur. Aprs six ou huit mois de travail dans les mines (laps de temps requis pour que chaque quipe puisse extraire suffisamment d'of pour le faire fondre), un tiers des hommes taient morts. Pendant que les hommes taient envoys au loin dans les mines, les femmes restaient travailler le sol, confrontes l'pouvantable tche de piocher la terre pour prparer de nouveaux terrains desti ns la culture du manioc. Les maris et les femmes ne se retrouvaient que tous les huit ou dix mois et taient alors si harasss et dprims [ ] qu'ils cessrent. . . . . . . .

12

INTIl'S IDOLOGIQUES DE L'HISTORIEN

de procrer. Quant aux nouveaux-ns, ils mouraient trs rapide ment car leurs mres, affames et accables de travail, n'avaient plus de lait pour les nourrir. C'est ainsi que lorsque j'tais Cuba sept mille enfants moururent en trois mois setement. Certaines mres, au dsespoir, noyaient mme leurs bbs. [ .. . ] En bref, les maris mouraient dans les mines, les femmes mouraient au travail et les enfants mouraient faute de lait maternel. [ ... ] Rapidement, cette terre qui avait t si belle, si prometteuse et si fertile [ . . . ] se trouva dpeuple. [...] J'ai vu de mes yeux tous ces actes si contraires la nature humaine et j'en tremble au moment que j'cris. Las Casas nous dit encore qu' son arrive Hispaniola, en 1 508, soixante mille personnes habitaient cette le, Indiens compris. Trois millions d'individus ont donc t victimes de la guerre, de l'esclavage et du travail dans les mines, entre 1494 et 1 508. Qui, parmi les gnrations futures, pourra croire pareille chose? Moi mme, qui cris ceci en en ayant t le tmoin oculaire, j'en suis presque incapable ). C'est ainsi qu'a commenc, il y a cinq cents ans, l'histoire de l'invasion europenne des territoires indiens aux Amriques. Au commencement, donc, taient la conqute, l'esclavage et la mort, selon Las Casas - et cela mme si certaines donnes sont un peu exagres: y avait-il effectivement trois millions d'Indiens, comme il le prtend, ou moins d'un million, selon certains historiens, ou huit millions, selon certains autres? Pourtant, en croire les manuels d'histoire fournis aux lves amricains, tout commence par une pope hroque - nulle mention des bains de sang - et nous clbrons aujourd'hui encore le Columbus Day. Aprs l'cole primaire et le collge, on ne trouve que quelques rares traces de cet aspect des choses. Samuel Eliot Morison, pro fesseur d'histoire Harvard et minent spcialiste de Christophe Colomb, est l'auteur d'une monumentale biographie. Marin lui mme, il reconstitua le trajet de Colomb travers l'Atlantique. Dans son Christopher Columbus, Mariner, crit en 1954, il affirme au sujet de l'esclavage et des massacres: La politique de cruaut initie par Colomb et poursuivie par ses successeurs conduisit un gnocide total. Une seule page, perdue au milieu d'une gigantesque pope. Dans les dernires lignes de son livre, Morison rsume ainsi sa vision de Christophe Colomb: Il avait ses dfauts et ses failles, mais il s'agis sait, dans une trs large mesure, des dfauts inhrents aux qualits qui firent de lui un grand homme - sa volont de fer, sa foi immense en Dieu et en sa propre mission de propagateur de la parole divine dans les pays du del des mers, sa persvrance obstine malgr

1

-

CHRISTOPHE COLOMB, LES INDIENS ET LE PROGRS DE L'HUMANIT

13

l'oubli, la pauvret et le dcouragement. Mais on ne peut mettre de bmol ou relativiser la plus formidable et la plus fondamentale de ses qualits: son formidable sens de la navigation.

On peut mentir hontment propos du pass. On peut aussi omettre les faits qui conduiraient des conclusions inacceptables. Morison ne fait ni l'un ni l'autre. Il refuse de mentir au sujet de Christophe Colomb et de taire les massacres. Au contraire, il use pour les qualifier du terme le plus violent qui soit:

gnocide

.

Pourtant, i l fait autre chose: il n e mentionne qu'en passant l a vrit e t retourne vite ce qui l'intresse l e plus. Le mensonge avr ou l'omission discrte risquent l'un et l'autre d'tre dnoncs et donc de dresser le lecteur contre l'auteur. Exposer les faits, en revanche, tout en les noyant dans un ocan d'informations, revient dire au lecteur avec une sorte d'indiffrence contagieuse:

Bien

sr, des massacres furent commis, mais l n'est pas l'essentiel, et tout cela ne doit pas peser dans notre jugement final ni avoir aucune influence sur nos engagements. )) [historien ne peut pas ne pas insister sur certains vnements au dtriment des autres. C'est pour lui aussi naturel que pour le car tographe qui, afin de prodire un document utile dans la pratique, doit d'abord aplanir et distordre la forme du globe avant de slec tionner dans la masse impressionnante des donnes gographiques les lments indispensables tel ou tel usage particulier d'une carte. Je ne discute pas le travail ncessaire de slection, de simplifica tion et de mise en valeur des faits, aussi incontournable pour l'his torien que pour le cartographe. Nanmoins, si la dformation du cartographe est d'ordre technique et rpond aux besoins communs de tous ceux qui utilisent des cartes, celle de l'historien est non seu lement technique, mais galement idologique. Elle s'inscrit dans un univers o divers intrts s'affrontent. Ainsi, tout accent mis sur tel ou tel vnement sert (que l'historien en soit ou non conscient) des intrts particuliers d'ordres conomique, politique, racial, national ou sexuel. En outre, au contraire des objectifs techniques du cartographe, les intrts idologiques de l'historien sont souvent implicites. En histoire, le travail est prsent comme si tous les lecteurs d'ouvrages historiques partageaient un intrt commun que l'historien servi rait au mieux de ses capacits. Il ne s'agit pas d'une manipulation dlibre: l'historien a t form dans une socit o l'enseigne ment et le savoir sont prsents comme des notions techniques par excellence et non comme des outils de lutte entre classes sociales, races ou nations.

INTRlhs IDOLOGIQUES DE L'HISTORIE?\'

Mettre l'accent sur l'hrosme de Christophe Colomb et de ses successeurs en tant que navigateurs et dcouvreurs, en voquant en passant le gnocide qu'ils ont perptr, n'est pas une ncessit tech nique mais un choix idologique. Et ce choix sert - involontaire ment justifier ce qui a t fait. Je ne prtends pas qu'il faille, en faisant l'histoire, accuser, juger et condamner Christophe Colomb par contumace. Il est trop tard pour cette leon de morale, aussi scolaire qu'inutile. Ce qu'il faut en revanche condamner, c'est la facilit avec laquelle on assume ces atrocits comme tant le prix, certes regrettable mais nces saire, payer pour assurer le progrs de l'humanit: Hiroshima et le Vietnam pour sauver la civilisation occidentale, Kronstadt et la Hongrie pour sauver le socialisme, la prolifration nuclaire pour sauver tout le monde. Nous avons appris fondre ces atrocits dans la masse des faits comme nous enfouissons dans le sol nos contai ners de dchets radioactifs. Bref, nous avons appris leur accorder exactement autant de place que celle qu'ils occupent dans les cours et les manuels d'histoire prescrits et crits par les professeurs. Appli qu avec une apparente objectivit par les universitaires, ce relati visme moral nous parat plus acceptable que s'il l'tait par des politiciens au cours de confrences de presse. C'est pourquoi il est d'autant plus dangereux. Le traitement des hros (Colomb) comme celui de leurs victimes (les Arawaks), ainsi que l'acceptation tranquille de l'ide selon laquelle la conqute et le meurtre vont dans le sens du progrs humain, ne sont que des aspects particuliers de cette approche par ticulire de l'histoire, travers laquelle le pass nous est transmis exclusivement du point de vue des gouvernants, des conqurants, des diplomates et des dirigeants. Comme si, l'image de Chris tophe Colomb, ils mritaient une admiration universelle, ou comme si les Pres Fondateurs 1, ou Jackson, Lincoln, Wilson, Roo sevelt, Kennedy et autres minents membres du Congrs et juges clbres de la Cour suprme incarnaient rellement la nation tout entire; comme s'il existait rellement une entit appele Il tats Unis . Une nation, certes sujette des conflits et querelles occa sionnels, mais qui n'en constituerait pas moins, au fond, un groupe d'individus partageant des intrts communs. Cet intrt natio nal , cens exister rellement et s'incarner aussi bien dans la Constitution, l'expansion territoriale, les lois votes par le Congrs, les dcisions des cours de justice, que dans le dveloppement du capitalisme et la culture de l'ducation et des mdias de masse.-

1. Inspirateurs et rdacteurs de la Constitution amricaine. Les plus clbres sont George Washington, Thomas Jefferson, Alexander Hamilton, James Madison et J ohn Jay.

1 - CHRISTOPHE COLOMB, LES INDIENS ET LE PROGRS DE L HUMANIT'

15

Lhistoire est la mmoire des tats , crivait Henry Kissinger dans A World Restored, son premier livre, dans lequel il s'attachait faire l'histoire du xx sicle europen du point de vue des diri geants autrichiens et britanniques tout en passant la trappe les millions d'individus qui avaient eu souffrir de leurs politiques. Selon lui, la paix qui caractrisait l'Europe avant la Rvolution franaise fut restaure par l'activit diplomatique d'une poi gne de dirigeants nationaux. Pourtant, pour les ouvriers anglais, les paysans franais, les gens de couleur en Asie et en Afrique, les femmes et les enfants partout dans le monde except dans les classes sociales les plus favorises, il s'agissait d'un monde de conqutes, de violences, de famine et d'exploitation. Un monde plus dsintgr que restaur.

Le point de vue qui est le mien, en crivant cette histoire des tats-Unis, est bien diffrent: la mmoire des tats n'est rsolu ment pas la ntre. Les nations ne sont pas des communauts et ne l'ont jamais t. Lhistoire de n'importe quel pays, prsente comme une histoire de famille, dissimule les plus pres conflits d'intrts (qui parfois clatent au grand jour et sont le plus souvent rprims) entre les conqurants et les populations soumises, les matres et les esclaves, les capitalistes et les travailleurs, les dominants et les domins, qu'ils le soient pour des raisons de race ou de sexe. Dans un monde aussi conflictuel, o victimes et bourreaux s'affrontent, il est, comme le disait Albert Camus, du devoir des intellecntels de ne pas se ranger aux cts des bourreaux. Ainsi, puisque le choix de certains vnements et l'importance qui leur est accorde signalent invitablement le parti pris de l'his torien, je prfre tenter de dire l'histoire de la dcouverte de l'Am rique du point de vue des Arawaks, l'histoire de la Constitution du point de vue des esclaves, celle d'Andrew Jackson vue par les Che rokees, la guerre de Scession par les Irlandais de New York, celle contre le Mexique par les dserteurs de l'arme de Scott, l'essor industriel travers le regard d'une jeune femme des ateliers textiles de Lowell, la guerre hispano-amricaine travers celui des Cubains, la conqute des Philippines telle qu'en tmoignent les soldats noirs de Lus6n, l'ge d'or par les fermiers du Sud, la Premire Guerre mondiale par les socialistes et la suivante par les pacifistes, le New Deal par les Noirs de Harlem, l'imprialisme amricain de l'aprs guerre par les pons d'Amrique latine, etc. Tout cela, bien sr, si tant est que quiconque - et quels que soient les effons qu'il y consacre - puisse effectivement voir l'histoire en pousant le point de vue des autres.

16

CORTS ET LES AZTQUES, PIZARRO ET LES INCAS

Il n'est pas dans mon propos de me lamenter sur les victimes et de stigmatiser les bourreaux. Les larmes et la colre, lorsqu'elles ont pour objet les vnements du pass, ne peuvent que nuire la combativit qu'exige le prsent. En outre, les frontires ne sont pas toujours clairement dlimites. Sur le long terme, r oppresseur est aussi une victime. Sur le court terme (et jusqu'ici, semble-t-il, l'his toire de l'humanit n'a jamais t qu'une question de court terme), les victimes elles-mmes, exaspres et inspires par la culture qui les opprime, se retournent contre d'autres victimes. C'est pourquoi, tant donn la complexit du problme, ce livre se montrera radicalement sceptique l'gard des gouvernements et de leurs tentatives de piger, par le biais de la culture et de la politique, les gens ordinaires dans la gigantesque toile de la com munaut nationale cense tendre la satisfaction des intrts communs. ]' essaierai, en outre, de ne pas minimiser les violences que les victimes se font subir les unes aux autres, embarques comme elles le sont dans la grande galre du systme. Si je ne sou haite pas les idaliser, je me souviens nanmoins (le paraphrasant un peu brutalement) d'un propos que j'ai lu quelque part: La plainte du pauvre n'est pas toujours juste, mais si vous ne l'enten dez pas vous ne saurez jamais ce qu'est vraiment la justice. Je n'entends pas inventer des victoires au bnfice des mouvements populaires. Cependant, si crire l'histoire se rduisait dresser la liste des checs passs, l'historien ne serait plus que le collaborateur d'un cycle infini de dfaites. Une histoire qui se veut crative et souhaite envisager un futur possible sans pour autant trahir le pass devrait, selon moi, ouvrir de nouvelles possibilits en exhumant ces pisodes du pass laisss dans l'ombre et au cours desquels, mme si ce fut trop brivement, les individus ont su faire preuve de leur capacit rsister, s'unir et parfois mme l'emporter. Je suppose - ou j'es pre - que notre avenir sera plus l'image de ces brefs moments de solidarit qu' celle des guerres interminables. Voil, en toute honntet, ce que sera mon approche de l'histoire des tats-Unis. Le lecteur devait la connatre avant de poursuivre sa lecture. Ce que Christophe Colomb fit subir aux Arawaks, Corts le fit subir galement aux Aztques du Mexique, Pizarro aux Incas du Prou et les colons anglais de V irginie et du Massachusetts aux Powhatans et aux Pequots. La civilisation aztque du Mexique tait le fruit de l'hritage des cultures maya, zapotque et toltque. Elle avait construit de gigantesques difices l'aide d'outils en pierre, avait dvelopp un

1

-

CHRISTOPHE COLOMB, LES INDIENS ET LE

PROGRS DE L\IUMANIT

17

systme d'criture et possdait un clerg organis. Elle pratiquait aussi le meurtre rituel de milliers de personnes en sacrifices aux dieux. Cette cruaut des Aztques, nanmoins, n'allait pas sans une certaine ingnuit. Ainsi, lorsqu'une armada espagnole fit son appa rition Veracruz, et qu'un homme blanc, portant barbe et mont sur lm trange animal (le cheval), dbarqua couvert d'acier, on pensa qu'il s'agissait du lgendaire homme-dieu aztque disparu trois sicles plus tt en promettant de revenir - le mythique Quetzalc6atl. Aussi les Aztques le reurent-ils avec une munificente hospitalit. Mais ce n'tait qu'Hernan Corts, arrivant d'Espagne la tte d'une expdition finance par les marchands et les propritaires fonciers et bnie par les serviteurs de Dieu avec une seule ide en tte: trouver de l'or. Pour l'empereur aztque, Montezuma, il devait cependant demeurer un lger doute quant l'identit de ce Quetzalc6atl. En effet, il envoya au-devant de Corts des centaines de messagers porteurs de fabuleux trsors (objets d'or et d'argent d'une fantastique beaut) mais galement chargs de le prier de s'en retourner d'o il venait. Quelques annes plus tard, le peintre Drer a su dcrire ce qu'il avait vu de ces trsors rapports en Espagne: un soleil d'or et une lune d'argent d'une valeur inestimable. Corts commena alors sa marche de mort, se rendant de ville en ville, usant de stratagmes, dressant les Aztques les uns contre les autres, assassinant avec ce caractre dlibr qui signe une stra tgie - celle qui consiste paralyser la volont d'une population en la terrorisant l'extrme. Ainsi, Cholulu, il invita les chefs de la nation cholula venir dans son camp pour parlementer. Lorsqu'ils arrivrent, accompagns d'une suite compose d'un millier de ser viteurs dsarms, les quelques Espagnols de Corts, posts autour du camp avec leurs canons, leurs arbaltes et monts sur leurs che vaux, les massacrrent jusqu'au dernier. Ensuite, ils mirent la ville sac et reprirent leur chemin. Cette chevauche meurtrire prit fin Mexico. Montezuma tait mort et la civilisation aztque, anan tie, tomba aux mains des Espagnols. On trouve tout cela dans les rcits des Espagnols eux-mmes. Au Prou, un autre conquistador espagnoL Pizarro, usa des mmes moyens pour parvenir aux mmes fins: la soif d'or, d'es claves et de produits agricoles des jeunes tats capitalistes d'Eu rope, la ncessit de rembourser les actionnaires et les investisseurs des expditions, de financer les bureaucraties monarchiques en pleine expansion et d'encourager la croissance des nouvelles co nomies fondes sur l'argent qui mergeaient du fodalisme, pour participer ce que Karl Marx appellera plus tard l'accumulation primitive du capital ). Il s'agit l des dbuts violents d'un systme

18

INSTALUTION DES ANGLAIS EN VIRGINIE

intgr de technologies, d'affaires, de politiques et de cultures qui devait dominer le monde au cours des cinq sicles suivants. Dans les colonies 1 anglaises d'Amrique du Nord, comme dans les Bahamas de Colomb, la dmonstration eut lieu trs tt. En 1585, alors qu'il n'y avait pas encore d'implantation anglaise permanente en Virginie, Richard Grenville et ses sept navires y accostrent. Les Indiens qu'il y rencontra se montrrent hospitaliers. Pourtant, quand l'un d'eux s'avisa de drober une petite tasse en argent, Grenville pilla et incendia le village. La ville de ]amestown fut difie sur le territoire d'une confd ration indienne conduite par le chef Powhatan. Celui-ci assista, impassible, l'installation de la colonie anglaise sur les terres de son peuple et n'attaqua pas les colons. Au cours de l'hiver 16IO, ces derniers connurent le temps de la famine , et certains d'entre eux coururent chez les Indiens qui pouvaient au moins les nour rir. Lorsque l't revint, le gouverneur de la colonie fit demander Powhatan de restituer les fugitifs. Le chef indien, selon les propres rcits des Anglais, n'exprima en rponse cette demande que des propos pleins d'arrogance et de mpris . Un groupe de soldats fut alors charg de prendre une revanche . Ils attaqurent un vil lage, turent une quinzaine d'Indiens, brlrent les habitations et saccagrent les cultures de mas. Ensuite ils se saisirent de la reine de la tribu et de ses enfants, les firent monter dans leurs embarca tions et, pour finir, jetrent les enfants par-dessus bord en leur faisant sauter la cervelle tandis qu'ils taient dans l'eau . Enfin, la reine fut emmene et poignarde. Douze ans plus tard, effrays de voir se multiplier les colonies anglaises, les Indiens dcidrent, semble-t-il, de s'en dbarrasser une fois pour toutes. Ils massacrrent trois cent quarante-sept per sonnes - hommes, femmes et enfants. Ce fut alors la guerre totale. Incapables de rduire les Indiens en esclavage ou de vivre en bonne entente avec eux, les Anglais dcidrent de les exterminer. Edmund Morgan crit dans son histoire des premires annes de la Virginie (Am erican Slavery, Am erican Freedom ) : Comme les Indiens connaissaient parfaitement les forts et taient, dans ces conditions, pratiquement impossibles poursuivre, il fut dcid de simuler des intentions pacifiques; de les laisser s'installer tran quillement quelque part et planter leur mas o ils le souhaitaient, puis de leur tomber dessus juste avant la rcolte, d'en tuer autant que possible et de brler les cultures. [ . ] Deux ou trois ans aprs . .

1. Dans les premiers temps de la prsence britannique en Amrique du Nord, le terme de {( colonie (indiffremment plantation ou co/ony) dsigne simplement une implan tation de population, et non encore une unit administrative.

1

-

' CHRISTOPHE COLOMB, LES INDIENS ET LE. PROGRS DE L HUMAN1T

19

le massacre, les Anglais avaient eu l'occasion de venger plus d'une fois leurs morts. En 1 607, premire anne de la prsence des Blancs en Virginie, Powhatan avait adress John Smith une supplique qui se rvle rait prophtique. On peut douter de l'authenticit de ce texte, mais il s'apparente tant d'autres dclarations indiennes qu'il est sans doute assez proche, sinon de la lettre, du moins de l'esprit de cette premire supplique: J'ai vu mourir deux gnrations de mon peuple. [ ...] Je connais, mieux que n'impone quel homme vivant dans mon pays, la diffrence entre la paix et la guerre. prsent je suis vieux et je vais mourir bientt. Ce sont mes frres, Opitcha pan, Opechancanough et Catatough, qui hriteront de mon auto rit, puis viendront mes deux surs, puis mes deux filles. Je leur souhaite d'en savoir autant que moi et que votre affection envers eux puisse tre de mme nature que celle que je vous pone. Pour quoi prendriez-vous par la force ce que vous pouvez obtenir sim plement par l'amiti? Pourquoi nous dtruiriez-vous, nous qui vous nourrissons? Que pouvez-vous obtenir par la guerre? Nous pouvons cacher nos provisions et nous enfuir dans les bois. Alors vous mourrez pour avoir injustement trait vos amis. Pourquoi nous en vouloir? Nous sommes sans armes et dsireux de vous donner ce que vous voulez si vous nous le demandez amicalement. Je ne suis pas stupide au point d'ignorer qu'il est prfrable de man ger de bons repas, de dormir confortablement, de vivre tran quillement avec mes femmes et mes enfnts, de rire et vivre en bonne entente avec les Anglais, d'obtenir d'eux leur cuivre et leurs haches plutt que de toujours les fuir, dormir dans le froid des forts, me nourrir de glands, de racines et autres salets, et tre si souvent pourchass que je ne puis plus ni dormir ni manger. Dans cette guerre, mes hommes doivent toujours tre sur le qui-vive et lorsqu'une brindille craque ils se mettent hurler: "C'est le capi taine Smith!" C'est ainsi que je vais finir ma misrable vie. Dpo sez vos fusils et vos pes, causes de notre msentente, ou vous pourriez bin mourir de la mme manire. Lorsque les Pres Plerins 1 arrivrent en Nouvelle-Angleterre, ils ne trouvrent pas eux non plus une terre dserte mais une contre peuple d'Indiens. John Winthrop, le gouverneur de la colonie de la Baie du Massachusetts, prtexta pour justifier son occupation des

1. L'expression Pilgrims Fathers rfre aux cent deux puritai ns anglais qui dbar qurent du Mayflower en 1620. Par extension, elle englobe galement les autres puri tains qui allaient dbarquer dans les annes suivantes et fonder des villes comme Salem, Boston, Plymouth, etc.

20

AFFRONTEMENTS ENTRE PUIUTAINS ET INDIENS

territoires indiens que la terre tait juridiquement vacante . Les Indiens, prtendait-il, n'avaient pas soumis la terre et, en cons quence, n'avaient qu'un droit naturel sur elle et non un droit rel . Et le droit naturel n'avait aucune existence lgale. Les Puritains en appelaient aussi la Bible et en particulier au psaume 2,8 : Demande-moi, et je te donnerai les nations pour hritage et les extrmits de la terre pour possession. En outre, pour justifier la prise de possession par la force, ils voquaient l'ptre aux Romains 13,2 : Quiconque s'oppose l'autorit s'est dress contre la volont de Dieu. Celui-l sera jug et condamn. Les Puritains respectaient une trve toute relative avec les Pequots, qui occupaient ce qui constitue aujourd'hui le sud du Connecticut et du Rhode Island. Ils ne souhaitaient pas moins s'en dbarrasser et occuper leurs terres. En outre, ils semblaient bien dcids imposer leur domination sur les colons de cette rgion du Connecticut. En 1636, le meurtre d'un ngociant blanc, fauteur de troubles et kidnappeur d'Indiens avr, fournit une excuse excel lente au dclenchement d'une guerre contre les Pequots. Une expdition punitive quitta Boston pour attaquer les Indiens narragansetts de Block Island, que l'on prenait pour des Pequots. Selon le gouverneur Winthrop, ces hommes avaient reu l'ordre de tuer les habitants mles de Block Island, mais d'pargner les femmes et les enfants, que l'on vacuerait. lis devaient prendre pos session de l'le et, de l, se rendre chez les Pequots pour exiger que soient livrs les assassins du capitaine Stone et de quelques autres Anglais, ainsi qu'une certaine quantit de wampum [monnaie indienne faite de colliers utilise galement par les colons] en guise de ddommagement. En outre, certains de leurs enfants devaient tre livrs en otages. En cas de refus, ils taient autoriss s'en saisir par la force . Les Anglais dbarqurent sur Block Island et turent en effet quelques Indiens, mais les autres se rfugirent dans les forts, et les troupes anglaises allrent d'un village dsert l'autre, dtruisant les rcoltes. Puis il retournrent sur le continent et pillrent les vil lages pequots installs sur la cte, en dtruisant l aussi les rcoltes. Lun des officiers de cette expdition dcrit les Indiens pequots qu'ils rencontraient en ces termes: Les Indiens qui nous observaient accouraient en nombre sur le rivage en criant: "Bienvenue, Anglais, bienvenue. Que venez-vous faire ici ?" Ils n'imaginaient pas que nous tions en guerre et nous accueillaient chaleureusement. C 'est ainsi que commena la guerre contre les Pequots. On mas sacra des deux cts. Les Anglais mirent en place une stratgie dj

1

-

CHRISTOPHE COLOMB, LES INDIENS ET LE PROGRS DE L'HUMANIT

21

utilise par Corts et largement reprise plus tard, au xx" sicle: agressions dlibres sur les populations civiles dans l'objectif de terroriser l'ennemi. C'est ainsi que l'ethno-historien Francis Jen nings interprte l'attaque du capitaine John Mason contre un vil lage pequot de la Mystic River, prs de la sonde de Long Island: Mason proposa d'viter l'affrontement direct avec les guerriers pequots afin de ne pas mettre en avant ses troupes trop peu aguer ries et trop peu fiables. Le combat, en tant que tel, n'tait pas son objectif premier. Ce n'tait qu'un moyen parmi d'autres de saper l'ardeur combative de l'ennemi. Le massacre permettant d'obte nir le mme rsultat en prenant moins de risques, Mason opta pour le massacre. Les Anglais mirent donc le feu aux wigwams du village. Selon leurs propres tmoignages, le capitaine avait aussi dit qu'il fallait les brler. Ds qu'on entrait dans les wigwams, [ . ] il fallait jeter les torches sur les couvertures dont ils se couvraient et mettre le feu aux wigwams . William Bradford, dans son History ofthe Plymouth Plantation, rdige peu aprs les faits, dcrit ainsi le raid de Mason sur le village pequot : Ceux qui chapprent au feu prirent taills en pices ou passs au fil de l'pe. Ils furent rapidement disperss et seul un petit nombre russit s'chapper. On a parl de quatre cents morts rien que ce jour-l. C'tait un spectacle horrible que de les voir se tordre dans les flammes et tout ce sang rpandu sur le sol. Tout aussi horrible tait la puanteur qui se dgageait de cet endroit. Mais la victoire semblait comme un doux sacrifice Dieu, qu'ils remercirent d'avoir uvr si merveilleusement pour eux et de leur avoir ainsi livr leurs ennemis, permettant une rapide vic toire sur un si vaillant et si excrable ennemi. S'il faut en croire un thologien puritain, le Dr Cotton Mather, il est probable que nous avons envoy ce jour pas moins de six cents mes pequots en enfer. La guerre se poursuivait. Les tribus indiennes, dresses les unes contre les autres, ne semblrent jamais en mesure de s'unir pour combattre les Anglais. Toujours selon Jennings : La terreur rgnait chez les Indiens, mais avec le temps ils en mditrent les fondements. Ils tirrent trois leons de cette guerre. La premire: que les serments les plus solennels des Anglais seraient viols sitt que l'intrt entrerait en conflit avec les promesses. La deuxime: que les Anglais en guerre taient impitoyables et sans aucun scru pule. La dernire: que les armes indiennes n'taient d'aucune uti lit face aux armes europennes. Ces leons, les Indiens ne les oublirent pas. . .

22

AFFRONTEMENTS ENTRE PURlT AlNS ET INDIENS

Une note du livre de Virgil Vogel, This Land Wtts Ours (1972) , nous apprend que, officiellement, il ne reste plus aujourd'hui que vingt et un Pequots au Connecticut . Quarante ans aprs la guerre contre les Pequots, les Puritains et les Indiens recommencrent s'affronter. Cette fois..:ci. c'tait au tour des Wampanoags, sur la rive sud de la baie du Massachusetts, de se trouver en travers du chemin. Ces Indiens commenaient, en outre, vendre quelques-unes de leurs terres des individus n'appartenant pas la colonie de la Baie du Massachusetts. Leur chef, Massasoit, tait mort et son fils Wamsutta avait t tu par les Anglais. Le frre de Wamsutta, Metacom (que les Anglais allaient surnommer plus tard le roi Philippe ), devint chef son tour. Les Anglais trouvrent un prtexte (un meurtre qu'ils attri burent Metacom lui-mme) pour entamer une guerre de conqute contre les Wampanoags. Il s'agissait bien sr de se saisir de leurs terres. Les Angl ais taient clairement les agresseurs mais ils prtendaient agir pour prvenir des agressions futures. D'aprs Roger Williams, plus attentif aux Indiens que bien d'autres com mentateurs, tout homme un peu conscient ou prudent crie la face du monde que sa guerre est avant tout dfensive ) . Jennings affirme que cette guerre rpondait avant tout au dsir des lites puritaines. LAnglais plus modeste n'en voulait pas et refu sait bien souvent de combattre. On peut tre certain que les Indiens ne la souhaitaient pas non plus mais rpondaient au mas sacre par le massacre. Lorsque tout fut fini, en 1676, les Anglais l'emportaient mais ils avaient pay bien cher leur victoire. Quelque six cents Blancs avaient perdu la vie et trois mille Indiens taient galement morts, dont Metacom lui-mme. Pourtant, les raids indiens se poursuivirent. Pendant quelque temps, les Anglais usrent de stratgies moins violentes, puis en revinrent finalement l'extermination. La popu lation indienne qui vivait au nord du Mexique l'arrive de Chris tophe Colomb et qui comptait une dizaine de millions d'individus fut finalement rduite moins d'un million. Un nombre incalcu l able d'Indiens furent victimes de maladies introduites par les Blancs. Un Hollandais parcourant la Nouvelle-Hollande crit en 1656 que les Indiens [ . . ] affirment qu'avant l'arrive des chr tiens, et avant que la variole ne se propage chez eux, ils taient dix fois plus nombreux qu'aujourd'hui. Cette maladie a ananti leur population, dont les neuf diximes ont disparu . En 1642, lorsque les Anglais s'installrent pour la premire fois Marths Vineyard, les Wampanoags qui y vivaient taient peut-tre au nombre de trois mille. Cette le ne connut pas la guerre, mais en 1764 on n'y.

1

-

CHRISTOPHE COLOMB, LES INDIENS ET LE PROGRS DE L'HUJv1ANlT

23

comptait plus que trois cent treize Indiens. De mme, en 1662, la population indienne de Block Island se montait environ mille deux cents ou mille cinq cents individus ; en 1774, ils n'taient plus que cinquante et un. L'invasion de l'Amrique du Nord par les Anglais, leur brutalit et les massacres d'Indiens trouvaient leur origine dans cette force imprieuse, caractristique des civilisations f ondes sur la proprit prive. Une force moralement ambigu. Pour les Europens, le besoi n d' espace et de terres tait bien rel . Mais, dans une telle situation de ncessit et dans cette priode barbare obsde par l'ide de comptition, ce besoin parfaitement h umain tourna au massacre gnralis. Roger Williams affirmait qu'il s'agissait

d'un

apptit dprav pour les objets les plus vains, rves et fantmes de cette vie passagre. Une soif de terres, les terres de ces rgions sau vages, comme si les hommes taient rellement dans le plus grand danger et se trouvaient confronts l'extraordinaire ncessit de s'approprier de vastes tendues de terre. Un peu l'image de mis rables marins, affams et mourant de soif aprs une traverse incroyablement longue et mouvemente. C'est l une des idoles de la Nouvelle-Angleterre, que le seul Dieu rel et ternel dtruira et anantira.

Ces bains de sang et cette duplicit - que l'on observe de Christophe Colomb Corts, de Pizarro aux Puritains - taient ils rellement ncessaires pour permettre l'humanit de passer de l'tat sauvage la civilisation ? Morison a-t-il eu raison d'voquer, en passant, l'histoire du gnocide dans son histoire plus large du progrs humain ? On peut, bien sr, rpondre ces questions par l'affirmative - un peu comme Staline le fit propos des paysans qu'il faisait assassiner pour assurer le progrs industriel de l'Union sovitique ; ou comme Churchill, justifiant les bombardements de Dresde et de Hambourg ; ou bien encore Truman s'exprimant sur Hiroshima. Mais, finalement, peut-on en j uger sereinement quand les bnfices et les pertes de ces massacres ne peuvent tre mis en regard puisque ces pertes, j ustement, sont soit passes sous silence soit trop rapidement voques ? Ce rapide constat ( . . . .

VI - LES

OPPRIMES DOMESTIQUES

-------

143

Pour cela, il allait falloir surmonter un grand nombre d'obstacles. L' un des crivains les plus populaires du milieu du XiX" sicle, le rvrend John Todd - il prvenait les jeunes garons contre les dan gers de la masturbation, qui \( dtriore gravement le cerveau -, crivait au sujet des nouvelles modes vestimentaires : Certaines femmes ont tent de devenir moiti des hommes en portant les robes Bloomer. Je puis vous dire en un mot pourquoi cela ne se pourra pas. Pour la simple raison que la femme, pare et drape dans sa robe, est belle. Elle marche avec grce. [ . . . ] Lorsqu'elles essaient de courir, le charme s'envole. Enlevez-leur leurs robes et fai tes-leur porter ces pantalons qui dvoilent leurs membres, et grce et mystre disparaissent. Dans les annes 1830, une circulaire pastorale rdige par l'As sociation gnrale des ministres du culte du Massachusetts ordon nait aux officiants d'interdire la femme de s'exprimer en chaire : Lorsqu'elle prend la place et le ton d'un homme [ . . . ] , nous nous mettons nous-mmes en position de dfense vis--vis d'elle. Sarah Grimk, la sur d'Angelina, crivit en rponse cette cir culaire une srie d'articles runis sous le titre de Lettres sur la condition fminine et sur l'galit entre les sexes . Pendant la premire partie de ma vie, crit-elle, j 'ai volu dans le monde papillonnant de la socit mondaine. Les femmes de ce milieu, je suis oblige de le dire, la fois par observation et par exprience, ont reu une ducation tristement dficiente. On leur apprend considrer le mariage comme la seule chose indispensable, la voie unique vers l'excellence. Sarah Grimk affi rmait galement : Je ne demande aucune faveur particulire pour mon sexe. Je n'abandonnerai pas notre revendication d'galit. Tout ce que je demande nos frres, c'est qu'ils lvent le pied de dessus nos ttes et qu'ils nous permettent de nous tenir debout sur la terre que Dieu nous a, nous aussi, confie. [ . . . ] Il est parfaitement clair mes yeux que tout ce qu'un homme a moralement le droit de faire, la femme y est galement autorise. Si l'criture de Sarah tait puissante, Angelina tait une oratrice inspire. Il lui arriva de discourir six nuits de suite la Boston Opera House. un compagnon abolitionniste bien intentionn qui lui conseillait de ne pas trop mettre en avant le sujet de l'ga lit sexuelle tant il exasprait les esprits et ne pouvait que faire du tort la campagne en faveur de l'abolition de l'esclavage, Ange lina rpondit : Nous ne pouvons soutenir l'abolition de toute notre volont que si nous cartons les obstacles qui se dressent sur notre route. [ . . . ] Si nous abandonnons le droit de parler cette anne, il nous faudra faire de mme pour le droit de ptitionner

1 44

CONVERGENCE

DhS

MOUVEMEKTS F MINISTE ET AND-ESCLA VAGISTE

l'an prochain et pour le droit d'crire l'anne suivante, etc. Que pourra faire la femme, ds lors, pour apporter son secours aux esclaves si elle se trouve elle-mme genoux et rduite au silence par l'homme ? Angelina fut la premire femme s'exprimer, en 1838, devant un comit de la lgislature du Massachusetts pour dfendre les pti tions sur l'abolition. Elle raconta plus tard qu'elle tait prs de s'vanouir tant [ses] sentiments taient violents . Son discours attira une foule nombreuse et un reprsentant de Salem proposa qu' un comit soit constitu pour examiner les fondations du btiment accueillant le Parlement du Massachusetts afin de dterminer s'il pourrait supporter un autre discours de mademoiselle Grimk . S'exprimer sur des questions diverses prparait donc s'exprimer sur la condition fminine elle-mme. En 1843, Dorothea Dix fit un discours devant la mme Lgislature pour tmoigner de ce qu'elle avait vu dans les prisons et les hospices de la rgion de Boston. Je dis ce que j'ai vu. Aussi pnible et choquant que cela puisse tre. [ . . . ] J'en profite, chers messieurs, pour attirer brivement votre attention sur l'tat actuel des personnes dmentes qui sont dtenues dans nos tablissements, en cage, dans des rduits, des caves, des tables ou bien encore des enclos, enchanes, nues, battues coups de verge ou fouettes pour mieux obtenir leur obissance. Frances Wright tait crivain et fondatrice d'une communaut utopiste. migre d'cosse en 1824 et fervente militante anti-escla vagiste, favorable au contrle des naissances et la libert sexuelle, elle exigeait un enseignement gratuit pour tous les enfants de plus de dew( ans dans le cadre d'coles publiques finances par les tats. Elle exprimait aux tats-Unis ce que le socialiste utopiste Charles Fourier avait dj dit en France, savoir que le progrs de la civi lisation reposait sur celui de la femme. Frances Wright crivait donc : Je prtends que, jusqu' ce que la femme assume dans la socit la place que le bon sens aussi bien que les bons sentiments lui assignent, l'humanit ne fera que des progrs misrables. [ . . . ] Les hommes s'lveront ou tomberont toujours en mme temps que l'autre sexe. [ . . . ] Ne les laissons pas imaginer qu'ils savent quoi que ce soit des plaisirs que les relations avec l'autre sexe peuvent offrir tant qu'ils n'auront pas connu la communion des esprits et des curs. Tant qu'ils n'apporteront pas dans cette relation toute l'affection, tout le talent, toute la confiance, toute la dlicatesse et tout le respect dont ils sont capables. Tant que la domination ne sera pas radique chez l'un au mme titre que la peur et la sou mission chez l'autre, et que le droit naturel ne sera pas restaur chez tous deux - c'est--dire l'galit.

VI

-

LES OPPRIMES DOMESTIQUES

Les femmes se sont normment investies dans les ligues anti esclavagistes partout travers le pays, runissant des milliers de ptitions adresses au Congrs. Dans A Century ofStruggle, Elea nor Flexner crit : Aujourd'hui, d'innombrables documents des Archives nationales de Washington apportent le tmoignage de ce travail harassant et anonyme. Les ptitions sont jaunies par le temps et tombent en poussire. Colles les unes aux autres, page page, couvertes de taches d'encre, elles prsentent des signatures irrgulires et parfois ratures par ceux qui pensaient craintivement qu'il valait mieux ne pas faire ce geste audacieux. [ ] Elles por tent galement le sigle des socits fminines an ti-esclavagistes qui s'tendaient de la Nouvelle-Angleterre l'Ohio. Au cours de ce chapitre, on a souvent prsent le mouvement des femmes en faveur de leurs propres droits l'galit comme allant de pair avec le mouvement anti-esdavagiste. En 1840, une Convention mondiale contre l'esclavage se runit Londres. Aprs un dbat houleux, il fut dcid d'en exclure les femmes, qui furent nanmoins autorises assister aux runions, dissimules derrire un rideau. Les femmes investirent donc silencieusement la galerie en signe de protestation et William Lloyd Garrison, un abolition n iste qui combattait galement pour les droits des femmes, vint prendre place leurs cts. C'est cette poque qu'Elizabeth Cady Stanton rencontra, entre autres, Lucretia Mott et commena jeter les bases de la premire Convention pour les droits de la femme. Cela se droulait Seneca Falls (tat de New York) , o vivait Elizabeth Cady Stanton, mre de famille et matresse de maison rvolte contre sa condition. Elle dclarait : Une femme n'est rien. Une pouse est tout. Elle cri vit galement plus tard : Je comprends aujourd'hui parfaitement les difficults pratiques auxquelles les femmes sont confrontes dans l'isolement de leur foyer et leur incapacit s'panouir plei nement quand, pour tous contacts, elles n'ont, tout au long de leur vie, que la domesticit et les enfants. [ . . ] Le mcontentement gnral que je ressentais en songeant au rle des femmes en tant qu'pouses, mres, matresses de maison, gouvernantes et guides spirituels ; le chaos dans lequel tout sombre si elle n'y p rte pas attention et l'aspect inquiet et las de la majorit des femmes m'em plissaient du vif sentiment qu'il fallait prendre des mesures effec tives pour remdier aux maux de la socit en gnral et ceux des femmes en particulier. Mon exprience lors de la Convention mondiale contre l'esclavage, tout ce que j'avais lu sur le statut lgal des femmes et l'oppression que je constatais partout ne cessaient pas de hanter mon esprit. [ . ] Je ne savais quoi faire ni par o. . .

.

. .

LA P RE.\HRE CONVENTION POUR LES DROITS DE LA

FEMME

commencer - ma seule ide fut de tenir une assemble afin de protester et de discuter de tous ces problmes. Une annonce fut publie dans le Seneca County Courier, convo q uant une assemble afin de discuter des droits de la femme les 19 et 20 j uillet 1840. Trois cents femmes et quelques hommes s'y rendirent. Une dclaration de principes fut signe la fin de la runion par soixante-huit femmes et trente-deux hommes. Elle reprenait les termes mmes et la rhtorique de la Dclaration d'indpendance : Lorsque, dans le cours des vnements humains, une fraction de la fanlille humaine se voit dans la ncessit d'assu mer, parmi les peuples de la terre, une position diffrente de celle qu'elle avait occupe jusqu'alors [ . . ] . Nous tenons ces vrits pour videntes par elles-mmes : que tous les hommes et les femmes nais sent gaux ; que le Cratem les a dots de certains droits inalinables, parmi lesquels la vie, la libert et la recherche du bonheur. [ ] [histoire de l'humanit est une histoire d'injustices et d'usurpations faites la femme par l'homme, ayant toutes pour direct objet de lui imposer une tyrannie absolue. Afin de le prouver, il suffit de soumettre les faits au jugement d'un monde impartial. Vient alors une liste de griefs : absence de droit de vote, de droits concernant les salaires ou les biens, de droits en cas de divorce ; pas d'galit des chances devant l'emploi ; exclusion des collges ; et, pour finir, une dclaration accusant l'homme d'avoir fait en sorte de dtruire, par tous les moyens possibles, [la] confiance [de la femme] en ses propres capacits, de minimiser le respect qu'elle pouvait se porter elle-mme et de faire qu'elle souhaite continuer de mener une vie abjecte et dpendante ". Puis, nouveau, une srie de rsolutions parmi lesquelles : Toutes lois qui empcheraient les femmes d'occuper telle situation dans la socit que sa conscience lui indiquera, ou la placeraient dans une situation d'infriorit vis--vis de l'homme, sont contraires aux grands prceptes de la nature et n'ont, en consquence, aucune autorit sur elle. Toute une srie de conventions fministes eurent lieu en diff rents endroits du pays aprs celle de Seneca Falls. Au cours de l'une d'entre elles, en 1851, une vieille femme noire, ne esclave New York, grande, mince, portant une robe grise et un turban blanc, coutait attentivement quelques hommes blancs qui dominaient les dbats. Il s'agissait de Sojourner Truth. Elle se leva pour expri mer la fois l'indignation de sa race et celle de son sexe : Cet homme l-bas dit que les femmes ont besoin qu'on les aide mon ter dans leurs attelages, qu'on leur vite de marcher dans les salets. [ . . . ] 1'vloi, personne ne m'aide j amais monter dans un attelage,. . . .

VI

-

LES OPPRIMES DONIESTIQUES

1 47

ni n'essaie de m'viter de marcher dans la boue, ni ne me donne la meilleure place. Pourtant, ne suis-je pas une femme ? Regardez mon bras ! J'ai labour, plant, engrang, et aucun homme ne me surpasse cela ! Pourtant, ne suis-je pas une femme ? Je peux tra vailler et manger autant qu'un homme, quand c'est possible, et porter le fouet aussi bien que lui. Pourtant, ne suis-je pas une femme ? J'ai eu treize enfants, dont la plupart ont t vendus comme esclaves, et lorsque je m'effondrais en larmes en pensant eux, personne, except J sus, ne m'entendait ! Pourtant, ne suis-je pas une femme ? C'est ainsi que les femmes, dans les annes 1830-1850, commen crent rsister ceux qui voulaient les garder dans la sphre domestique . Elles participrent des mouvements de toutes sortes, pour les prisonniers, les malades mentaux, les esclaves noirs, etc. , ainsi que pour leurs propres droits. Au beau milieu de ces mouvements explosrent alors - sur l'impulsion du gouvernement et avec l'autorit de l'argent une qute de terres supplmentaires et une volont irrpressible d'expansion nationale.

Cha p i tre V I I

Auss l o n gtem ps que l 'herbe poussera et que cou leront les rivires

I dans cette socit rgie par les S hommes blancs les plus fortuns, le groupe domin le plusLES FEMMES

FORMAIENT,

intime et le plus proche de la sphre domestique (inscrit, de fait,

dans la sphre domestique), les Indiens, eux, composaient le groupe le plus externe, le plus tranger cette socit. A la fois ncessaireset proches, les femmes subissaient moins la violence des hommes que leur paternalisme. Les Indiens, en revanche, dont on ne pou vait rien faire et qui reprsentaient mme un obstacle, taient les vic times de la force brutale des Blancs, mme si le discours paternaliste prcdait bien souvent l'incendie des villages. C'est ainsi que le dplacement des Indiens euphmisme alors en usage - permit l'installation de populations blanches sur les terres situes entre les Appalaches et le Mississippi, pour le coton au Sud, les crales au Nord, et, plus gnralement, pour favoriser l'expansion, l'immigration, la construction de canaux, de lignes de chemins de fer, l'dification de nouvelles villes d'un empire conti nental gigantesque qui s'tendrait jusqu'au Pacitlque. Le COLlt en vies humaines ne peut tre estim avec prcision. Quant aux souf frances, elles sont purement et simplement incommensurables. La plupart des manuels d'histoire destins aux enfants passent d'ailleurs rapidement sur tout cela. Ce sont les statistiques qui racontent le mieux cette histoi re. Nous en trouvons dans Fathe-rs and Children de Michael Rogin. En 1790, il Y avait environ trois millions neuf cent mille Amri cains, dom la majeure partie vivait moins de quatre-vingts kilo mtres de l'ocan Atlantique. En 1830, ils taient treize millions. En 1840, quatre millions cinq cent mille personnes avaient dj-

LE

\'

nF.pLACEMENT

).

DES IN DIENS

franchi les Appalaches pour rejoindre la valle du Mississippi gigantesque territoire travers par les affluents du Mississippi arri vant aussi bien de l'est que de l'ouest. En 1820, cent vingt mille Indiens vivaient l'est du Mississippi. En 1844 ils n'taient plus que trente m. i lle. La plupart avaient t contraints de se dplacer vers l'ouest. La notion de contrainte ne peut nanmoins pas rendre compte de ce qu'il s'tait rellement pass. Au cours de la guerre d'Indpendance, presque toutes les nations indiennes de quelque importance avaient combattu aux cts des Britanniques qui, une fois la paix conclue , rentrrent chez eux. Mais les Indiens taient chez eux et ils continurent de lutter pour dfendre leurs terres contre les Amricains de la Frontire en menant des oprations de rsistance parfaitement dsespres. Les milices de Washington, affaiblies par la guerre, ne parvenaient pas les contenir. Devant les droutes rptes des avant-gardes am ricaines, Washington entama une politique de conciliation. Son secrtaire la Guerre, Henry Knox, reconnaissait que les Indiens, tant les premiers occupants, jouissent du droit du sol . En 1791, son secrtaire d'tat, Thomas Jefferson, affirmait quant lui qu'on ne devait pas se confronter aux Indiens lorsqu'ils vivaient l'int rieur d'un tat et que le gouvernement devrait expulser les colons blancs qui tentaient de s'infIltrer sur leurs territoires. Mais, mesure que les Blancs progressaient vers l'ouest, la pres sion se fit de plus en plus forte sur le gouvernement fdraL En 1800, quand Jefferson fut lu prsident, il y avait dj sept cent mille colons blancs l'ouest des Appalaches. Au Nord, ils pn trrent en Ohio, dans l'Illinois et dans l'Indiana, et au Sud, en Ala bama et au Mississippi. On y comptait cette poque huit Blancs pour un Indien . Jefferson organisait dj l'expulsion future des Creeks et des Cherokees de Gorgie. Sous le gouverneur William Henry Harrison, les agressions l'encontre des Indiens s'accrurent dans le lrritoire de l'Indiana. En 1803, lorsque Jefferson doubla la superficie de la nation am ricaine en achetant la Louisiane la France - repoussant ainsi la Frontire, des Appalaches jusqu'aux montagnes Rocheuses, travers le Mississippi -, il imaginait que les Indiens pourraient s'y instal ler. Il proposa donc au Congrs d'encourager les Indiens s'tablir sur des lopins de terre moins vastes pour s'y livrer l'levage et l'agriculture. En outre, pensait-il, il fallait galement les inciter commercer avec les Blancs et contracter des dettes qu'ils rem bourseraient par la vente de lopins de terres. Deux mesures sem blent absolument indispensables. D'abord encourager [les Indiens] abandonner la chasse. [ . . . ] Puis multiplier les comptoirs de

VIl -

.,

AUSSI LONGTEMPS QUE L'HERBE POUSSERA .

),

1 51

commerce sur leurs territoires, [ . . . ] les vouant ainsi l'agriculture, l'artisanat et la civilisation. Ce discours de Jefferson est d'une importance cruciale. Le dpla cement des Indiens tait ncessaire pour permettre l'ouverture de vastes territoires l'agriculture, au commerce, aux marchs, l'ar gent, bref au dveloppement d'une conomie capitaliste moderne. La terre tait au cur de ce processus. Aprs la Rvolution, de vastes tendues furent donc acquises par de riches spculateurs fon ciers, parmi lesquels George Washington et Patrick Henry eux mmes. En Caroline du Nord, des terres particulirement riches appartenant aux Indiens chickasaws furent mises en vente bien que les Chickasaws eussent t parmi les rares tribus indiennes avoir combattu aux cts des rvolutionnaires. De surcrot, il existait un trait qui leur garantissait la proprit de leurs terres. John Donel son, un arpenteur de l'tat, russit tout de mme s'en octroyer quelque 8 000 hectares prs de l'actuelle Chattanooga. En 1795, son gendre, Andrew Jackson, ne fit pas moins de vingt-deux voyages aux environs de Nashville en vue d'acqurir des terres. Cet Andrew Jackson, spculateur foncier, ngociant et marchand d'esclaves, tait surtout le plus farouche adversaire des Indiens que l 'histoire de la toute j eune Amrique et jamais connu. Il devint un vritable hros au cours de la guerre de 1812, qui ne fut pas quoi qu'en disent les manuels d'histoire - un simple rflexe de sur vie de la part de la jelme nation face l'agressivit des Anglais, mais une vritable guerre d'expansion vers la Floride. le Canada et les territoires indiens. Tecumseh, un chef shawnee et orateur remarquable, tenta de coaliser les Indiens contre l'invasion des Blancs : La seule et unique faon pour les Hommes Rouges de contenir et de stopper le mal est de s'unir pour revendiquer un droit commun et qui table possder la terre, comme cela tait l'origine et devrait encore tre. Car la terre n'a jamais t divise et appartient tous pour l'usage de chacun. Nul n'aura le droit de la vendre, pas mme son frre rouge, et encore moins aux Blancs, qui veulent tout et n'abandonneront pas. Furieux de la cession d'une vaste tendue de terre par certains Indiens qui s'taient laisss influencer, Tecumseh organisa en I8n un regroupement de cinq mille Indiens sur les rives de la Tallapoosa River (Alabama) au cours duquel il fit cette dclaration : Que prisse la race blanche. Ils ont pris vos terres ; ils corrompent vos femmes ; ils pitinent les cendres de vos morts. Nous devons les reconduire chez eux par la piste du sang.

1 52

]ACKSO", : ESCLAVAGISTE, EXTERMINATEUR n' I NDlE"'S ET HROS NATIONAL

Les Creeks, qui occupaient la majeure partie de la Gorgie, de l'Alabama et du Mississippi, restaient nanmoins diviss. Les uns, pour vivre en paix, souhaitaient adopter la civilisation des Blancs. Les autres, appels Btons-Rouges, dfendaient leurs terres et leur culture. En 1813, ils massacrrent deux cent cinquante personnes Fort Mims. En reprsailles, les troupes de Jackson incendirent un village creek, ruant hommes, femmes et enfants. Jackson eut alors recours une stratgie de rcompenses en terres et en butin : Si un groupe de Creeks ou de Cherokees amis, ou mme des Blancs, s'emparent de biens appartenant aux Btons-Rouges , ces biens appartiennent ceux qui les ont pris. Les hommes que Jackson commandait n'taient pas tous trs enthousiastes l'ide de combattre. Il y eut des mutineries. Les sol dats taient affams ; leur temps de service tait bien souvent arriv son terme ; ils taient puiss et dsiraient rentrer chez eux. Jack son crivait sa femme au sujet de ces hommes autrefois coura geux et patriotes [ . . . ] qui [sombraient] dans la plainte, les gmissements, la sdition et la mutinerie . Lorsqu'un jeune soldat de dix-sept ans qui avait refus de tire la vaisselle et menac son suprieur avec un fusil fut condamn mort, Jackson refusa de commuer sa peine et ordonna son excution. Puis il s'loigna hors de porte des dtonations du peloton d'excution. C'est en 1814, au cours de la bataille de Horseshoe Bend contre un millier de Creeks, que Jackson devint un hros national. Cette bataille fit prs de huit cents morts parmi les Indiens et un petit nombre seulement du ct amricain. Les attaques frontales des troupes blanches avaient pourtant chou plusieurs reprises contre les Creeks. Ce sont les Cherokees, qui accompagnaient Jackson aprs qu'on leur eut promis l'amiti du gouvernement s'ils se joi gnaient cette guerre, qui traversrent la rivire la nage, prirent les Creeks revers et gagnrent la bataille pour Jackson. Quand la guerre cessa, Jackson et ses amis commencrent ache ter les terres confisques aux Creeks. Jackson lui-mme fut charg de la ngociation et concocta un trait qui confisquait la moiti du territoire de la nation creek. Rogin affirme qu'il s'agissait de la plus importante cession de terres indiennes au sud du territoire amricain . Le trait confisquait aussi bien les terres des allis creeks de Jackson que celles des Creeks qui l'avaient combattu. Lorsque Big Warrior, le chef des Creeks allis, protesta, Jackson lui rpon dit : Les tats- Unis auraient t soutenus par le Grand Esprit mme s'ils avaient confisqu toutes les terres de votre nation. [ . . . ] coutez, la vrit c'est que l'ensemble des chefs et des guerriers creeks ne respectent pas la puissance des tats-Unis. Ils pensaient

VII

-

AUSSI LONGTEMl'S QUE L'HERBE POUSSERA

" ------

1 53

que nous tions une nation insignifiante et que les Britanniques nous craseraient. [ . . . ] Ils taient gras d'avoir mang trop de bisons. Ils avaient besoin d'une punition. [ .. ] Dans ce genre de cas, nous saignons nos ennemis pour qu'ils reviennent la raison. Selon Rogin, Jackson a conquis "le meilleur du territoire creek", qui devait assurer la prosprit du Sud-Ouest amricain 1 . Il avait fourni l'empire du coton, en plein essor, u n vaste e t riche territoire . Ce trait de 1814 avec les Creeks inaugurait quelque cl10se de nou veau et de primordial. Il accordait aux Indiens des droits individuels de proprit foncire, les distinguant les uns des autres, disloquant la proprit commune de la terre, donnant des terres aux uns et abandonnant les autres dans le plus grand dnuement. Bref, il introduisait cet esprit de comptition et d'intrigues caractristique de l'esprit capitaliste occidental. De 1814 1824, par une srie de traits signs avec les Indiens du Sud, les Blancs s'approprirent les trois quarts de l'Alabama et de la Floride, un tiers du Tennessee, un cinquime de la Gorgie et du Mississippi ainsi que certaines rgions du Kentucky et de la Caroline du Nord. Jackson joua un rle majeur dans la ratification de ces traits. Selon Rogin, ses parents et amis se virent confier des postes de premier plan : officiers du bureau des Affaires indiennes, ngociants, responsables de l'application des traits, contrleurs et spculateurs fonciers . Jackson lui-mme a expliqu comment ces traits taient labo rs : Nous nous adressions d'emble aux passions dominantes et dcisives des Indiens - c'est--dire l'avarice ou la peur. Il encou rageait les Blancs s'installer sur les territoires des Indiens puis annonait ces derniers que le gouvernement ne pouvait pas expul ser les nouveaux venus. Il valait mieux ds lors renoncer ces ter rains plutt que risquer d'tre massacrs. Jackson pratiquait la corruption grande chelle , nous dit Rogin. Ces traits et ces saisies de terres jetrent les bases de l'empire du coton : les plantations esclavagistes. chaque fois qu'un trait tait sign qui expulsait les Creeks d'une rgion vers une autre et leur promettait la scurit sur leurs nouvelles terres, les Blancs venaient s'y installer galement et les Creeks devaient alors signer un nou veau trait qui garantissait de nouveau leur scurit ailleurs en change de nouvelles terres. Ce travail de Jackson permit d'tendre les installations de popu lation blanche jusqu' la frontire avec la Floride espagnole. L,.

1 . Le Sud-Ouest des tats-Unis de l'poque, dont la Frontire correspond approximati vement au Mississippi.

1 54

TRAITs IvlENSONGEUS ET SAJSIES POUR

ACCAPAnEU LA

TERRE

elles se heurtrent aux communauts d'Indiens sminoles que des rfugis btons-rouges avaient rejoints et que les agents britan niques soutenaient dans leur rsistance aux Amricains. Comme d'habitude, des colons blancs s'installrent sur les terres des Indiens. Ces derniers les attaqurent. Des crimes atroces furent commis dans les deux camps. Lorsque des villages refusaient de livrer des individus accuss d'avoir assassin des Blancs, Jackson ordonnait leur destruction complte. Autre provocation de la part de Sminoles : des esclaves noirs en fuite trouvaient rgulirement refuge chez eux. Les Sminoles eux mmes achetaient ou capturaient frquemment des esclaves noirs, mais leur mo de d'esclavage s'apparentait davantage l'esclavage africain qu' celui des plantations de coton. Les esclaves vivaient d'ordinaire dans leurs propres villages et leurs enfants taient sou vent affranchis. Les mariages mixtes n'tant pas rares, il y eut assez rapidement des villages indiens population mtisse. Les pro pritaires esclavagistes du Sud s'en scandalisaient d'autant plus qu'ils voyaient l une vritable tentation pour leurs propres esclaves avides de libert. Jackson commena donc lancer des raids sur la Floride espa gnole sous prtexte qu'elle servait de sanctuaire aux esclaves en fuite et aux bandes d'Indiens insoumis. Selon lui, la Floride tait abso lument ncessaire la scurit des tats-Unis : prambule classique toutes les guerres de conqute. Ainsi commena, en 1818, la guerre contre les Sminoles, qui allait conduire l'acquisition de la Flo ride par les tats-Unis. Les cartes scolaires mentionnent 1' acqui sition de la Floride en 1819 . Cette acquisition fut, en ralit, le rsultat d'une vritable campagne militaire mene par Andrew Jackson de l'autre ct de la Frontire amricaine. Il y incendia les villages sminoles et s'empara des places fortes espagnoles. I.;Es pagne fut finalement d'aller vers J'ouest. Mais s'ils choisissaient de rester, ils devraient se soumettre aux lois des tats qui niaient leurs droits, tant tribaux qu'individuels, et faisaient d'eux les victimes d'un perptuel acharnement et de l'invasion permanente des colons blancs convoitant leurs terres. S'ils partaient, en revanche, le gou vernement fdral leur apporterait un soutien financier et leur pro mettait des terres sur l'autre rive du Mississippi. Jackson fit lire par l'un des officiers chargs de ngocier avec les Choctaws et les Che rokees la dclaration suivante : Dites mes entnt rouges, les Choc taws, ainsi qu' mes autres enfants, les Chickasaws, de b ien comprendre ceci : mes enfants blancs du Mississippi ont tendu leur loi sur leur pays. [ . . . ] Dites-leur que, l oil ils sont, leur Pre ne peut pas les protger des lois de l'tat du Mississippi. [ . . . ] Le gouverne ment fdral sera oblig de soutenir les tats dans l'exercice de leurs prrogatives. Dites aux chefs et aux guerriers que je suis leur ami ; que je souhaite me conduire en ami , mais qu'ils doivent, en quit tant les tats du Mississippi et de l'Alabama et en s'installant sur les terres que je leur offre, me permettre de les aider. L, une fois qu'ils sont sortis des frontires des tats existants et en possession de leurs propres terres - dont ils pourront jouir aussi longtemps que l'herbe poussera et que couleront les rivires -, je les protge, les protgerai et resterai leur ami et leur Pre. Lexpression aussi longtemps que l'herbe poussera et que coule ront les rivires devait rsonner amrement dans les mmoires de nombreuses gnrations d'Indiens. Un Gr d'origine indienne, vt ran du Vietnam, tmoignant un jour non seulement des horreurs de la guerre mais aussi des mauvais traitements qu'il y avait endurs en tant qu'Indien, rappela cette promesse avant d'clater en sanglots. En 1829, lorsque Jackson devint prsident, on venait de dcou vrir de l'or sur le territoire cherokee de Gorgie. Des milliers de Blancs envahirent et ravagrent les proprits indiennes, allguant certains droits. Jackson ordonna aux troupes fdrales de les expulser mais, dans le mme temps, interdit aux I ndiens comme aux Blancs de p rospecter l'or. Ensuite, il retira les troupes. Les Blancs revinrent et Jackson dclara qu'il ne pouvait contrecarrer les autorits de l'tat de Gorgie.

1 60

ii

ALLEZ VOUS METTRE UN l'EU PLUS LOIN , VOUS TES TROP PRS

Les envahisseurs blancs se saisirent des terres et des troupeaux, forcrent les Indiens signer des baux, rourent de coups ceux qui protestaient, vendirent de l'alcool pour affaiblir les rsistances et turent le gibier dont ils avaient besoin pour se nourrir. Faire porter toute la responsabilit sur la foule des Blancs serait cependant pas ser sous silence, selon Rogin, le rle essentiel des intrts finan ciers des planteurs et des dcisions politiques prises par le gouvernement . La faim, le whisky et les agressions miHtaires enclenchrent un processus de dsintgration des tribus. La violence entre Indiens s'accrut dramatiquement. Les traits mensongers ou signs sous la pression fragmentrent les terres collectives des Creeks, Choctaws et autres Chickasaws en autant de petites proprits individuelles, la merci des entrepre neurs, des spculateurs fonciers et des politiciens. Les Chickasaws vendirent individuellement leurs terres un trs bon prix et s'en allrent vers l'ouest sans trop subir de violences. Les Creeks et les Choctaws, en revanche, s'installrent sur leurs parcelles indivi duelles o un grand nombre d'entre eux furent escroqus par les spculateurs fonciers. Aux dires mmes du prsident d'une banque gorgienne, par ailleurs actionnaire d'une compagnie foncire, le vol [tait] l'ordre du jour . Les Indiens en appelrent Washington. Lewis Cass leur fit rpondre que les citoyens amricains taient disposs acheter et les Indiens vendre. [ . . . ] Les dispositions prises en consquence pour le paiement de ces ventes semblent chapper l'autorit du gouvernement. [ . ] La conduite imprvoyante de l'Indien ne peut pas tre sujette rglementation. [ . . ] S'ils jettent cet argent par les fennes, ce qu'ils font bien trop souvent, c'est profondment regret table, certes, mais il s'agit d'un droit que leur confre le trait . Les Creeks, dessaisis de leur terre, court d'argent et de nourri ture, refusrent de partir vers l'ouest. Affams, certains lancrent des raids contre les fermes des Blancs tandis que la milice gor gienne et les colons blancs attaquaient les campements indiens. C'est ainsi que dbuta la seconde guerre contre les Creeks. Un jour nal d'Alabama qui soutenait la cause indienne affirma que la guerre contre les Creeks est une vaste fumisterie. Il 5' agit, au fond, d'un plan diabolique conu par des hommes cupides pour emp cher une race ignorante de jouir de ses justes droits et la priver des maigres revenus qu'on lui a concds >l . Un Creek plus que centenaire nomm Speckled Snake ragit en ces termes la politique de dplacement mise en uvre par Jack son : Frres, j 'ai entendu bien des discours de notre Grand-Pre blanc. Quand il est arriv d'au-del des grandes eaux, il n'tait. . .

' VII - Cc AUSSI LONGTEMPS QUE L HERBE POUSSERA

qu'un petit homme [ . . . ] , un tout petit homme. Ses jambes lui fai saient mal d'avoir t assis si longtemps dans son grand bateau et il mendiait un peu d'aide pour lui allumer son feu. [ . . . ] Mais quand l'homme blanc se fut rchauff au feu des Indiens et nourri de leur bouillie de mas, il devint trs grand. En un seul pas il enjambait les montagnes et ses pieds couvraient les plaines et les valles. Ses mains se saisissaient des mers de l'est et de l'ouest tan dis que sa tte reposait sur la lune. Alors il devint notre Grand Pre. Il aimait ses enfants rouges et leur disait : "Allez vous mettre un peu plus loi n de crainte que je ne vous crase. " Frres, j 'ai entendu bien des discours de notre Grand-Pre, et ils commencent et se finissent toujours ainsi : ''Allez vous mettre un peu plus loin, vous tes trop prs." Dans son livre The Disinherited, Dale Van Every rsume ce que le dplacement signifiait pour les Indiens. Dans la longue histoire des mfaits de l'homme, l'exil a tir des cris d'angoisse bien des peuples. Nanmoins, il n'a jamais eu d'effets plus terribles que sur les Indiens de l'Est amricain. [Indien tait particulirement rcep tif r aspect sensoriel du moindre lment naturel de son envi ronnement. Il vivait l'air libre. Il connaissait tous les marais, toutes les clairires, toutes les collines, rochers, torrents, ruisseaux, comme seul un chasseur peut le faire. Il n'a jamais jug le principe de la proprit prive de la terre plus raisonnable que celui de la proprit prive de l'air, mais il aimait cette terre avec une motion plus profonde que celle de n'importe quel propritaire. Il se consi drait ki-mme comme lui appartenant, au mme titre que les rochers et les arbres, les mammifres et les oiseaux. Sa patrie, c'tait la terre sacre, sanctifie comme dpositaire des restes de ses anctres et sanctuaire naturel de sa religion. Il pensait que les cas cades et les crtes, les nuages et les brumes, les vallons et les prai ries taient habits par des myriades d'esprits avec lesquels il communiquait quotidiennement. Il appartenait cette contre de forts, de lacs et de ruisseaux battue par la pluie et laquelle il tait li par les coutumes de ses aeux et ses p ropres aspirations spiri tuelles. M ais il en fut expuls vers les plaines rases et arides de l'Ouest lointain. Une rgion dsole, universellement connue alors sous le nom de Grand Dsert amricain. Selon Van Every, dans les annes 1820, juste avant que Jackson n'accde la prsidence et aprs la guerre contre les Creeks, les Indiens du Sud et les Blancs s'taient souvent installs proximit les uns des autres et vivaient plutt pacifiquement dans un envi ronnement naturel qui semblait suffire subvenir aux besoins de tous. Ils commenaient partager des problmes communs. Une

162

LES CHEROKEES, ENTRE .:. ANARCHISME PRIMITIF

,>

ET

"

AMRICANISATION ;.

certaine familiarit se dveloppait ; les Blancs taient autoriss visiter les communauts indiennes et les Indiens taient souvent reus chez les B l ancs. Des individus vivant sur la Frontire. tels Davy Crockett et Sam Houston, taient issus de cet environne ment et nombre d'entre eux. l'inverse de Jackson. devinrent des amis fidles des Indiens. Les pressions qui conduisirent au dplacement ne furent pas le fait, Van Every insiste sur ce point, de ces Blancs pauvres de la Frontire qui voisinaient avec les Indiens. Elles accompagnrent en ralit l'industrialisation et le commerce. la croissance dmo graphique, l'essor du chemin de fer et des villes, la hausse de la valeur de la terre et la cupidit des hommes d'affaires. Les leaders des partis politiques et les spculateurs fonciers manipulaient l'agi tation grandissante. [ . . . ] La presse et la religion excitaient la fr nsie. Cette frnsie devait entraner la mort ou l'exil pour les Indiens, l'enrichissement pour les spculateurs fonciers. et un pou voir accru pour les politiciens. Quant au Blanc pauvre de la Fron tire, il n'tait q u'un pion, utilis dans les premiers engagements violents et sacrifi ensuite. Les Cherokees avaient dj volontairement migr vers l'ouest trois reprises pour rejoindre les magnifiques rgions boises de ]' Arkansas, mais presque immdiatement ils se trouvrent l aussi cerns et envahis par les colons, les chasseurs et les trappeurs blancs. Ces Cherokees de l'Ouest durent alors se dplacer encore plus l'ouest mais, cette fois. vers des terres arides, trop peu fer tiles pour intresser les Blancs. Le trait sign en 1828 entre ces populations indiennes et le gouvernement fdral stipule qu'il s'agit d' un territoire permanent [ . . ] qui. les tats-Unis le promettent solennellement, sera et restera leur pour toujours . Un mensonge de plus, videmment. La situation lamentable des Cherokees de l'Ouest fut bientt connue des trois quarts des Cherokees rests sur leurs terres. l'est, olt ils subissaient la pression des Blancs qui souhaitaient leur dpart. Cerns par neuf cent mille Blancs, les dix-sept mille Cherokees de Gorgie, du Tennessee et de l'Alabama dcidrent que la survie passait par une adaptation la socit des Blancs. Ils se firent fer miers, forgerons, charpentiers, maons et mme propritaires. Un recensement de 1826 fait tat de vingt-deux mille ttes de btail, sept mille six cents chevaux, quarante-six mille porcs, sept cent vingt-six mtiers tisser, deux mille quatre cent quatre-vingt-huit rouets, cent soixante-douze chariots, deux mille neuf cent quarante trois charrues, dix scieries, trente et un moulins grains. soixante deux forges, huit machines filer le coton et dix-huit coles. .

VlI

-

" AtiSSI LONGTEMPS QUE

POUSSERA ,. ----- ----

L'HERBE

La langue cherokee - profondment potique, mtaphorique, merveilleusement expressive et scande par la danse, le spectacle et les rituels - reposait depuis toujours sur le mlange de l'oral et du gestuel. Sequoyah, le chef des Cherokees, inventa une langue crite que des milliers d'entre eux apprirent. Le tout jeune conseil lgis latif des Cherokees vota l'acquisition d'une presse d'imprimerie et, le 21 fvrier 1828, parut le premier exemplaire du Cherokee Phoenix. imprim la fois en anglais et en cherokee. Les Cherokees n'avaient jamais eu, comme la plupart des tribus indiennes, de gouvernement institu. Selon Van Every : Le prin cipe fondateur du gouvernement indien avait toujours t le rejet de tout gouvernement. La libert de l'individu tait considre par pratiquement tous les Indiens au nord du Mexique comme un attribut infiniment plus prcieux que les devoirs de l'individu l'gard de sa communaut ou de sa nation. Cette attitude de type anarchiste induisait tous leurs com