Histoire Française

242

description

Politique française

Transcript of Histoire Française

Page 1: Histoire Française
Page 2: Histoire Française
Page 3: Histoire Française

OuvragepubliésousladirectiondeJean-LucBarré

©ÉditionsRobertLaffont,S.A.,Paris,2012ISBN:978-2-221-12981-4

Encouverture:©ChamussyetSichov/SipaPressetE.Bernaux/GammaRapho

Page 4: Histoire Française

Introduction

JesuiscontemporaindeMickey.Jean-MarieLEPEN

OncroyaitLePenderrièrenous,aubordde l’abîme.Àdroite,onse frottait lesmains.Unrusé filsdeHongrois avait réussi un improbable hold-up électoral. Ainsi, il suffisait de parler comme Le Pen pourtrompersesélecteurs.Quen’yavait-onpenséplustôt?Lamoraleyperdaitmaisladémocratieygagnait.Àgauche,lesréactionsfurentdiverses.Pourlesuns,SarkozyétaitlenouveaunomdeLePenetonnegagnaitrien au change. Pour les autres, la marginalisation du Front national devait permettre à la gauche derecouvrer son identité. Droite contre gauche, rien de tel pour remuscler la vie politique. Ici aussi, ladémocratiel’emportaitetnousconsolaitdelacrise.

Cinq années tout au plus ont suffi à balayer toutes ces illusions. Le Pen est, dit-on, le diable de laRépublique 2. Par un paradoxe dont peu de gens ont pris conscience, la marginalisation de Le Pen,parfaitementréussieparsesadversaires,l’ainstalléaucentredujeupolitique,ettoutindiquequelachoseestbienpartiepourdurer.Lepostlepénismeapeut-êtreplusd’avenirqueLePenlui-mêmedansnoslivresd’histoire.Leseffetsd’uneillusionnesontpastoujoursuneillusion.

En2013, cela fera trente ansque Jean-MarieLePenpolarise le débat démocratique et cedeplusieursmanières.

Ilya,biensûr, leplusapparent, lephénomèneélectoral,quel’onpeutrésumerd’unephraselaconiquemaisincontestable:depuisqueleFrontnational«congèle»entre10et20%del’électoratlorsdechaquescrutin, les partis de gouvernement sont condamnés à gouverner en étant minoritaires. Droite et gauchevivent un véritable cauchemar électoral. La première est dans l’impasse : si elle s’empare des thèmeslepénistes, son flanc centriste sedétached’elle et conquérir lamajorité devient impossible.La seconde avisiblementperdu lepeupledanscette affaire enabandonnant auFNses thématiquesdeprédilection.Enrégime de croisière, la gauche ne peut espérer l’emporter qu’à la faveur de triangulaires. Le scrutinmajoritaire était censé protéger le pays de ce que beaucoup d’éditorialistes ont vite pris l’habitude dequalifierdepopulisme.Ilsembleavoircontribuéàfairesonlit.Dénuésdetouteresponsabilitédepuistrenteans(àl’exceptiondequelquesmunicipalités),leséluslepénistespeuventarborerunetuniqueimmaculée:enles écartant dupouvoir exécutif, le « front républicain » qui régit implicitement notre vie politique a, enquelquesorte,innocentéleFrontnational.

PlusgraveestsansdoutelefaitqueLePenafiniparpolariseraussiledébatd’idées.Ildénonçait,voicitrente ans, les ravages prévisibles d’une immigration non régulée. Il alertait le peuple sur lamontée despérils dans les villes. Plus récemment et souvent avant les autres, il s’est emparé du thème de lamondialisation qui allait détruire l’industrie et la souveraineté de la France. Chaque fois, les bonnesconsciences s’indignaient. Les immigrés quels que soient leurs comportements et les conditions de leurarrivée, ne pouvaient qu’être utiles et bienvenus. L’insécurité, un sentiment imaginaire. Quant à lamondialisationrebaptisée«ouverture»,ellepermettaitauxvraisdéshérités–ceuxduSud–desortirdelapauvreté.Pasencorelebonheurabsolu,maisdéjàlereculdelamisère.Cettetraditiondedénégations’estsolidement installée à gauche. Jusqu’à l’été 2012 où le député écologiste Jean-Vincent Placé accuse leministre du Redressement productif Arnaud Montebourg de flirter dangereusement avec les thèmesfrontistessousprétextequ’il amis en cause le choix, par leConseil régional d’Île-de-France, d’un sous-traitant projetant d’installer une plateforme téléphonique au Maroc. Plus préoccupant pour notre vieintellectuelle,touteréflexionsurladiabolisationetseseffetsdanslepeuple,toutdouteportésurlastratégiedel’antifascismemilitantvouesonémetteurauxgémoniesdela«lepénisationdesesprits»oudu«crypto-lepénisme ». De Paul Yonnet à Laurent Bouvet en passant par Jean-Marie Domenach, combiend’intellectuelsontétéainsibrûlésaubûcherdesvanitésantifascistes?

Maisqu’importentlessoubresautsd’undébatintellectuelinquiétant.Pourlecitoyendotéd’unpeudebonsens,lestroissujetsagitésparLePen–immigration,insécurité,mondialisation–sontaujourd’huiaucœurdu débat démocratique. Sommes-nous donc tous lepénisés ?Certains le pensent et entendent « entrer enrésistance».LaFrancepétainisteoufascistepeutencoresecouerquelquesconsciencesquiviventdans lepassé.LacampagnelégislativedeJean-LucMélenchonàHénin-Beaumontaétélesymboledececombatdérisoireetcontre-productifdontMarineLePenestsortievictorieuse(quoiquebattueausecondtour)sanstropd’efforts3.

Pourlesautres,ilconvientdereprendretoutàzéro.Etd’aborddecomprendrequiestexactementLePen.

Page 5: Histoire Française

Orcen’estpasenfréquentantleslibrairiesquel’onpeutespéreryparvenir.Carladiabolisationquiaétéconstruiteautourdupersonnagevoisineavecunautismebibliographique :parmi lescentainesd’ouvragesconsacrésaulepénismeouàLePenlui-même,iln’yaaucunemesure;laraisonmêmesembleavoirdésertécette production pléthorique et hémiplégique. D’un côté, une dizaine d’ouvrages hagiographiques, engénéralcommandésparleFrontnational,etréservésàsesélecteurs,sansqu’aucundesesdétracteursn’oses’aventureràleslireetàlescritiquer.Del’autre,descentainesdelivresetdebrochuresàcharge,portésparde bonnes intentionsmais dont on peine à trouver lamoindre trace de curiosité et de bonne foi. À uneexception près : l’excellente biographie des journalistes Christian Lionet et Gilles Bresson 4, publiée en1994,lorsqu’ilsétaientjournalistesàLibération,voiciprèsdevingtans5.Surprise:alorsqueleurjournals’estmontré le champion toutes catégoriesde l’antilepénisme leplusmilitant, leur livre respecte tous lescodesdelabiographie«àl’américaine».Lefactuelyrègneenmaître,unesérénitédebonaloilaissantlelecteur libre de se forger son propre jugement. Le livre, profondément contradictoire avec l’esprit dediabolisationquidominaitàl’époquedesapublication,aétélargementignoré.

Autreraisonderemettrel’ouvragesurlemétier:en1993,dateàlaquelles’estarrêtéel’enquêtedeLionetetBresson,latrajectoireLePenétaitloind’êtreterminée.Ilnousasembléqu’unpointd’étapes’imposaitaumomentoùlefondateurdulepénismes’apprêteàprendreuneretraitequ’ilatoujourstenueenhorreurmaisquelescirconstancessemblentbienluiimposercettefois.

Notrepointdedépartaétéonnepeutplussimple.DétacherLePendesoripeauxidéologiquesdontonl’affublegénéralement.L’abordercommeunsujetd’enquêtebanal,sansapriori.Lacuriositédevaitguiderlabiographie,quitteàdonnerparfois l’impressiondecéderàune formed’empathie,cequiest inévitabledanscegenred’exercice.Onenquêterasurlesprémices,lesorigines,leshautsetlesbasdesonparcoursenappliquantàlalettrelesprincipesdumétier:relevédesfaitsleplusprécispossible,recueildetémoignages,analyseetrestitutiondescontradictions,conflitsetincertitudesapparus.

Cette méthode imposait de prendre langue avec le sujet principal de l’étude, ce qu’il a accepté sansbarguigner.Autotal,unebonnedouzained’entretiens,unevingtained’heuresd’enregistrements.Pourtoutdire,unrécitplutôtqu’undialogue.Jean-MarieLePens’esttoujoursmontrétrèsaffable.Lesrendez-vousétaient faciles à obtenir. Il s’est toujoursmontré fort disponible durant les entretiens, s’excusant lorsqu’ildevait répondre au téléphone, écoutant les questions avec une bonne volonté évidente. Les premiersentretienssesontdéroulésenprésenced’AlainVizier,ledirecteurdelacommunicationduFrontnational,quil’assistedepuis1986.Lerendez-vousétaitchaquefoisfixéenfindematinée.Sonmagnétophoneétaitplacéàcôtédunôtre,souvenirsansdoutedequelquesprocèsperduslorsd’entretienslitigieux.PuisJean-MarieLePennousa reçusàMontretout,sans laprésencede tiers, leplussouventenfinde journée.Lesentretienssesontétirésenlongueur.L’absencedetémoinetdemagnétophonede«contrôle»pouvaitêtreprisepourunemarquedeconfiance.Celan’ajamaisempêchéLePenderestersurunecertaineréserveetdecontrôlerparfaitementsonpropos.

Nousn’avons jamais réussi àmettreLePen réellement endifficulté durant ces entretiens.Nous avonspourtantmis un point d’honneur à l’interroger sur la plupart des scandales qui ontmarqué son parcourspolitique.Maislorsqu’unequestionlegêne,ilnie,démentoudéclareneplussesouvenir,avantdereprendrelefildesonrécit.Onpeineàlerameneràcequifâche,cequipeutsecomprendre.Malgrésonâgeavancé,lefondateurduFrontnationaltientrelativementàjourunecomptabilitédetoutcequiaétérévéléouécritsur lui. Dans ce tas d’écrits et d’images, il se fait un malin plaisir de sélectionner ce qui fut le pluscaricatural,afindes’enfaireunehabilecarapace.Poursedéfendreouseprotégerl’hommesenourritdelamauvaise foi qu’il a suscitée. Il en tire même avantage : s’il est attaqué avec tant de hargne et deprécipitation,c’estbienqu’ilestdangereuxpourtousles«profiteursdelaRépublique».

LePenalterneentrebanalitéetpureté.Tantôtilsedéfendenrappelantqueles«donneursdeleçons»nesont pas plus vertueux que lui. Il adore ainsi montrer que ses têtes de Turcs – Poujade hier, Chiracaujourd’hui–méritent toutautantque luid’êtrediaboliséspourcequ’ilsontditdesArabesoudesJuifs.Tantôtilsetientàl’écartdesesennemis:ilestleseul,àsesyeux,ànepasavoirtrahisesidéespourunplatdelentilles.Oubliantqueladiabolisationqu’ildénonceaeul’insigneméritedeledispenser,enapparenceaumoins,detoutcompromispoursatisfairesesappétits.

LeplusintéressantdanslerécitdeLePenaétél’évocationdesonhistoirepersonnelle.Plusons’éloignaitdelapolitique,plusilsemblaitôterlebouclierdontilseprotègepouraffronterlesjournalistes.Lesseulesquestionsquiledésarçonnentunpeusontcellesquiconcernentlapsychologieoul’inconscient.Ilfutsurprisqu’onl’interrogeâtsur laraisonpour laquelle ilaétéunfilsunique,oubiensursesvéritablessentimentspour samère. Nous avons cru toucher en lui un nœud essentiel en lui demandant si le fil rouge de sesconvictions ne résidait pas dans une tendresse spécifique à l’égard des « vaincus de l’histoire ». Il aapprouvécommes’ildécouvraitunevérité.Plustard,envisionnantunecassettevidéodepropagande,nousavonsdécouvertquecetteaffectionfaisaitpartiedesaprofessiondefoidès1984.Caramba,encoreraté...

Nousavonsévité,toutaulongdel’ouvrage,dedicteraulecteurcequ’ildevaitpenser,toutensoulignant,

Page 6: Histoire Française

parmoments, les épisodes qui nous ont paru significatifs de cette histoire française qui, peu à peu, s’estreconstituée sous nos yeux. Le Pen n’est pas seulement un homme avec ses talents et ses défauts. Il estbeaucoupmoinsqu’onnelecroitsousl’influenced’uneidéologiedontils’esttoujoursméfié.Ilestsurtoutuneconstruction,unmonumentérigépeuàpeuaucentredenotreviepolitique,unpieddenezauxbonnesmanièresdenotredémocratie.Ondécouvriraainsidanslespagesquisuiventcommentlesunsetlesautres–FrançoisMitterrand,BernardTapie,SOSRacisme,EdouardBalladur,JacquesChirac,NicolasSarkozyetd’autresencore–ontparfaitementsuintégrerdansleurjeupolitiquelacarteLePenqu’ilsavaientprissoindemieuxdiaboliser,cettehabiletéallantparfoisjusqu’àladuplicitélaplusmanœuvrière.

Aufond,laforceetlafaiblessedeLePenontétéd’allerau-devantdurôlequetousceux-làentendaientluifairejouer.Ils’estdonné,avecunplaisirdeplusenplusmanifeste,aupersonnagedudiablequ’onluiaattribué. La manœuvre l’a privé de toute responsabilité politique.Mais elle lui a octroyé un patrimoinepolitiquequ’ilaputransmettreavecmoinsdedifficultésqu’onpouvaitl’imaginer.

1.PatrickBuisson,LePen,Intervalles,1984(vidéo).2.C’estlenomd’undocumentairequiluiaétéconsacrésurFrance2en2011.3.Troquantsatuniquedesénateurrépublicaincontrelapanopliedelagauchemoralehâtivementenfilée,ilestalléchercherlepeupled’Hénin-Beaumont. Lequel l’a renvoyé très vite à ses études européennes : proclamer que tous les immigrés dumonde sont les bienvenus dans unterritoirequiflirteavecles30%dechômeursétaitplusqueceux-cinepouvaiententendre.4.LePen,Biographie,Seuil,1994.5.LesouvragesdeClaudeAskolovitch(VoyageauboutdelaFrance.LeFrontnationaltelqu’ilest,Grasset,1999)etdeChristianDuplan(Monvillageà l’heuredeLePen,Seuil,2003) sontpassionnantset souvent libérésde toutpréjugé idéologique.Mais ils concernentdavantage lesmilitantsetlesélecteursfrontistesqueleurleader.

Page 7: Histoire Française

1.

LesauvageondeLaTrinité

Hommelibre,toujours,tuchériraslamer!BAUDELAIRE

LaBretagneestaufrontondelalégendeLePentellequ’ill’alui-mêmefaçonnée.Ilaimelerappeler,sonpatronymeestunmotbreton,quisignifie«chef».Cettetraductionestsouventavancéecommelapreuveétymologiquedesondestin:LePennepouvaitpasêtreunsous-fifreavecunnompareil.IlévoqueaussiLaTrinité-sur-Meroùilagardélamaisondesesancêtres.Onlesurnomme«leMenhir1»,soncaractèreest,forcément,«granitique»,etilestévidemmenttêtucommeunemuleduMorbihan.Lephysiquecostaud,lablondeurdescheveux,lespullsmarinsdescampagnesélectorales(commecelledudeuxièmetourde2002,imaginéeparsafilleYann)donnentlatouchefinaleautableau.LePenest100%breton–garanti.

Ilestvraiquesil’onseréfèreàsesorigines,JeanLePen–ilneseferaappelerJean-Mariequebienplustard – est breton plutôt deux fois qu’une. Par son père, petit patron pêcheur, seul maître à bord de LaPersévérance,lui-mêmenéd’unpèreappartenantàlamêmecorporation.Etunedeuxièmefoisparsamère,Anne-MarieHervé,filledepaysansélevéedanslepetithameaudeKerdaniel,quidépenddelacommunedeLocmariaquer,unebourgadesituéedel’autrecôtédel’estuaire.DesgénéalogistesamateursontconvaincuLePenquel’onretrouvelatracedesesancêtres,touspaysans,jusqu’auXVIIesiècle2.Lepatronymeapparaîtpour lapremière foisdans les recensementsen1901 :Pierre-MarieLePen,patronmarin-pêcheurde sonétat,néàPersquen,unepetitecommuneduMorbihan,situéeàl’intérieurdesterres,prèsdeGuéméné-sur-Scorff,estlegrand-pèredeJean-MarieLePen.

Aujourd’huiencore,lesprochesdufondateurduFrontnational–safilleMarine,sonex-épousePierrette–insistentsurlefaitquelaBretagneseraitsasecondepatrie,etellefigureenbonneplacedanslespremièrespages des deux albums consacrés à la vie du leader 3. Qu’il y ait conservé la maison familiale et denombreuxamisaccréditeencorecequiestprésentécommeuneévidence.

Dansl’universmentaldeJean-MarieLePen,ilexistecependantdeuxBretagne:celledesonpèreetcelledesamèrequil’amisaumondele20juin1928.Unbébépourlepoidsdedeux,6kilostoutbienpesé...Samère–«unegrandefortefemme,abrupte,bigote,bretonne,trèsbretonne»,sesouvientPierretteLalanne4–parlaitl’idiomeduMorbihan,tandisquesonmari,quiavaitembarquésuruncap-hornieràl’âgedetreizeans,secontentait,commesonfilsJean,dequelqueslocutionsdebreton.Aujourd’huiencore,celui-citientàdistinguerlaBretagnedelacôte,oùl’onmangedupoisson–cequi«embellitlesenfants»,dit-il–decelledesterres,oùl’onsecontentedepatatesetquiressembleàl’universdécritparPierre-JackezHéliasdansLeCheval d’orgueil 5. La première Bretagne, maritime, ouvre sur les grands horizons, le commerceinternational, l’Angleterre voisine, et, au-delà, l’outre-mer – tout ce qui fera rêver le petit Jean : «ÀLaTrinité,ilyavaittout»,seremémore-t-ildansunsourireunpeusongeur.Uneusine,lesbateauxquifontcommerceavecl’Angleterre–«onimportaitducharbonetonexportaitdespoteauxdemine»–,leportdepêche,l’ostréiculturepuisqueLaTrinitéest«leberceaudel’huîtreplate».LejeuneJeanassisteàl’arrivéedespremierstouristesdanslesannées1930:«Unmilieufamilialbourgeois,desvillas,desjeunessesquiseretrouvent chaque été et qui finissent par provoquer des mariages... Je me souviens qu’à la maison onentreposaitlesmatérielsdebateauduFrançois-Marie,lebateaud’undéputédel’Oisequivenaitlàpoursesvacances6.»

LePenperçoitdonccetteBretagnedelamercommepluscosmopolite,paysanneetmaritime,marquéeparl’interférencedesdeuxmondes.Parceque,dit-il,«ladevisedeLaTrinité,c’est“Surterreetsurmer”,Arondoar7.Monpèreetmongrand-pèresontmarins,maislafamilleestd’originepaysanne.Quiplusest,monpays,LaTrinité-sur-Mer,estunerégiondanslaquellelameretlaterres’interpénètrent.Leséquipagesdesardinierssontsouventconstituéspardespaysans.C’estunepêchequidurecinqmois.Alorsondisait:“Lespaysansembauchentàlasardine.”»

Page 8: Histoire Française

LasecondeBretagnedeLePenestcelledelamisère,duconfinementetd’unebigoterieprofonde.Quandilévoquelaterrebretonne,Jean-MarieLePentrahitdessentimentsmêlés.VuedeSaint-Cloud,oumêmedeParis où il emménage dès l’âge de dix-huit ans, en 1946, la Bretagne lui rappelle des souvenirs plutôtpénibles. Il parle de lamer avec amour,mais la vie dans les terres lui arrachedes grimaces : les prièresquotidiennesdesamère;lelavoircommecalvairematernel;lesfemmesquicancanentenbattantlelinge.«Deslanguesdepute»,sesouvient-il8,mâchoirestenduespourévoquercequiluisemblaitêtrel’empiredescomméragesetdel’espritdeclocher.Chaquehommequipassedanslarueprincipalenonloindulavoirfaitl’objet de réflexions sarcastiques.D’où vient-il ?Trompe-t-il sa bergère ?A-t-il bu plus que de raison ?Aucunedesmatronesneserisquaitàunehypothèsebienveillante.ÀentendreLePenracontercesscènes,leregard un peu triste, on sent des visages fermés et des femmes inaptes à la compassion. Et peut-être unmatériaupsychologiqueconstitutifdesolidespréventionscontrelegenreféminin.

L’enfance du petit Jean est un long face-à-face avec sa mère, un quotidien aimant mais ombrageux.Pendantquesonpèreestaulargetoutd’abord,puisaprèslamortdecelui-ci.LejeuneJean,orphelinàl’âgedequatorzeans, en1942devient,de fait, chefde famille. Il s’en targueaujourd’hui, racontantvolontierscomment,pendantlaguerre,ilaconservé,malgrél’avisdesamère,desarmespêchéesparsonpère9lorsdeson travail enmer.Entre unemère tournée versDieu et un père absent puis disparu enmer, l’autorité amanquédansl’éducationdujeuneLePen.Ildevradonclachercherhorsdugironfamilial.

Ilyaaussicetteincroyablehistoirede«divorceàlabretonne»vécueparsongrand-pèrepaternel,Pierre-Marie,issud’unefamilledequinzeenfantsetanalphabètecommesonépouse.Cepetitpatrondepêchefaitla campagnedeMadagascarpendant laGrandeGuerre, alorsqu’il avaitdéjàeffectué sept ansde servicemilitaire.Unemauvaisepioche,ausenslittéraldumoins,puisqu’encetemps-làontiraitausortladuréedesonservice:trois,cinqouseptans.Quandlaguerrecommenceen1914,ilestànouveaumobilisé.Personnenel’informequesesseptansdeserviceetsaprogéniture–cinqenfants–pourraientledispenserderisquersapeauàl’autreboutdumonde.Maisilaétéconvoqué:ilenconclutqu’ildevaityaller,etilestparti.Cen’est qu’en 1917 que, parcourant son dossier, un lieutenant lui expliquera qu’il n’aurait pas dû êtremobilisé...

Né sous une bonne étoile, Pierre-Marie est rentré sain et sauf à La Trinité. Il a échappé aux ballesallemandes...maispasàlamèredesesenfants.Àlamaison,commedanstouteslesfamillesbretonnes,legrand-pèredeJean-MarieLePensetientàcarreau.L’écrivainbretonPierre-JackezHéliasévoque lesiendanscestermes:«Mongrand-pèrepremierm’aapprisdestasdechosespropresàmefaciliterlavie.Enparticulierquedansnotrepays,dumoinsdanslesmaisonsbientenues,lesfemmesarriventtoujours,enfinde compte, à diriger tout le ménage, même quand elles font semblant, humblement, d’obéir au chef defamille,mais seulement enpublic10. » Lamère bretonne est une sorte deministre de l’alimentation, del’éducationetdesloisirs,maisaussidesfinances.QuandPierre-MarieLePenrentrebredouilledelapêche–«l’mauvaistempss’al’vé»–satrèspeutendreépouseluiannonce:«Yapointàmangerpourçuiqu’apointpêché11.»Etsonmarin’aquedeuxsolutions,sortiretboiresonchagrinaubistrot,oubiensecoucherle ventre vide.Mais elle fait tout pour que sonmari s’en tienne à la seconde option.C’est ainsi qu’étaitpréservée l’épargne du ménage : la grand-mère économisait l’argent en réservant les piécettes pour lequotidien,tandisqu’ellemettaitlesbilletsdecôté,dansunecachette.Unjourquesafemmeestabsente,legrand-pèretrouveletrésorplanquédanssaboîtedecouture.80000francs,qu’ilatôtfaitderemplacerpardescoupuresd’Ouest-Éclair,lequotidienbreton,ancêtred’Ouest-France.Legrand-pèrefêtel’événementetplace l’argentenempruntsd’Étatmarocains.«ÇaadûmepayerunesoiréeauQuartier latin lorsque j’aihérité ! » raconte aujourd’hui Jean-Marie Le Pen 12, tout en manifestant néanmoins bien davantage detendresse pour son grand-père que pour sa grand-mère. Laquelle ne prend pas le larcin de sonmari à larigolade:aprèsavoirdécouvertlepotauxroses(lescoupuresd’Ouest-Éclair),elleneluiditplusunmot,mêmelorsquesabru,lamèredeJean-MarieLePen,lasupplierad’allervoirsonhommeavantqu’«ilnepasse ». Jusqu’à la mort de celui-ci, le couple ne s’adressa plus la parole, tout en vivant des dizainesd’annéessouslemêmetoit,l’unàdroite,l’autreàgauche13.Pierre-MarievendsonbateauàJean,lepèredeJean-Marie,cequioccasionneencoredesjalousiesfamiliales,etinspireraàcedernierunméprissouverainpourlesmauvaiseslangues–méprisquinel’ajamaisquitté.

Jean-MarieLePenavécudeuxenfances.Lapremière,sansêtrebourgeoise,estagréable,jusqu’àlamortdesonpère.Certes,lesoldelamaisondeLaTrinitéestenterrebattue,maissapetiteenfancesembleavoirlaisséunetracerelativementdoucedanssamémoire.Ilestlepremierdesaclasseàporterdessouliersencuiràl’école14.Ilreçoitdesjouets–unjeudeconstruction,untrainmécanique–quandsescopainsd’écoledoiventsecontenterd’uneorangeàNoël.Ducoup,ilsviennentjouerchezlui,etc’estluiquimènelapetitebande.Sespremièreslectures,lesbandesdessinées,Bicot,PimPamPoum,Mickey,n’étaientpasfréquentesdans les foyers les plus pauvres. Jean-Marie Le Pen a gardé précieusement quelques ouvrages de lacollection « Nelson », une maison d’édition populaire, vestige presque unique de son enfance, avec la

Page 9: Histoire Française

maison familiale. Alexandre Dumas, Victor Hugo, Honoré de Balzac, HectorMalot, Pierre Loti, ErnestRenan... Jean-Marie, enfant, bénéficie aussi de l’attentionde songrand-père qui l’initie aux secrets de lapêcheaumaquereau.Àneufans,onl’emmèneàParispourl’Expositioncolonialede1937.Sespremièreslecturesstimulentd’ailleursenluiunimaginairetrèsmaritime.IldévoreL’ÎleautrésordeStevensonetsepassionnepourleshistoiresdepirates,JackleRouge,BarbeNoire15.Cerelatifconfortfamilials’expliqueparlefaitquelepèredeJean-MarieLePenpossèdeunbateaumotoriséquiluipermetd’allerchercherlepoissonaularge,dechangerdetypedepêcheetmêmed’envendreleproduitàplusieurscriées.

Au cours préparatoire, Jean-Marie est inscrit à l’école catholique du village. Ce choix n’en est pasvraimentunpourlarégion.Etpoursamère,lareligionestuneactivitéquotidienneetunepenséedetouslesinstants.Mais,unbeaujourde1936,lepetitLePen,âgédehuitans,annoncetoutdegoàsonpèrequ’ilsouhaitepasserde l’école« libre»(lacatho)à l’école«républicaine».Laisser les«blancs»pour les«rouges».Laïcitéprécoce?Révoltecontrelegoupillon?Non,Jean-Mariesouhaitesimplementrejoindreunpetitcopain.Curieusement,lemotifdutransfertsuffitàluiobtenirgaindecause,preuvesupplémentairedudéficit d’autorité qui accompagne l’enfance de Jean-Marie Le Pen.À première vue, ce transfert pourraitsemblerétonnantdansunerégionoùl’écolelaïquedemeurecelledu«diable»etoù«l’écolecatholiquerecrutelamajoritédesenfantsdemarins,d’agriculteursetdenotables16».Enréalité,LaTrinitéetCarnacsontdesexceptionsdansuneprovinceoùbeaucoupd’écolespubliquesontdûêtreimposéesdeforceàlafinduXIXesiècle17.Selonl’historienXavierDubois,si laguerredesécolesn’apaseulieuàCarnacetàLaTrinité, c’est en raison de la couverture incomplète du territoire par le réseau catholique : les habitantsapprécientdumêmecoup les effortsde l’État pour faciliter la scolarisationde leurs enfants.Par ailleurs,danscebourg,lamairieetl’églisesemblententretenirdebonnesrelations.

Manifestement,lafigurepaternellemarquelejeuneLePenetluimanque:sonpèreestenmeretlelaisseentrelesmainsdesamère...Ilgarderadeluilesouvenirmythiqued’unautodidactequiatoutfaitpoursoninstruction,puispoursaréussitesociale.Cepèreabsent,pèredévouéetchéri,luiapprendàlirelejournaldèsl’âgedecinqans,et,pluslibéralquesonépoque,lelaissechangerd’écoleàsaguise.Quandils’agiraducollège,rienneseratropbeaupoursonfilsunique.

Carvoicisansdoutelapremièremarqueimportantedesonexistence:Jean-MarieLePenestunenfantunique.Onimagineaisémentquesesparentsonttentédeluidonnerunfrèreouunesœur,mêmes’ilestnéàunmomentoùlaFrancedouted’elle-mêmeaupointderendrelesfamillesprudentes.Quandonl’interrogeaujourd’huiàcesujet,Jean-MarieLePenresteunpeuinterloqué,songeur.A-t-illui-mêmeréfléchiunjouràcettequestion?Oubiensonsilencetémoigne-t-ildesontrouble?

SonpèreJeanLePen souhaitait lemeilleur pour ce fils unique, sur lequel semobilise tout son amourpaternel.Doté d’un simple certificat d’études, il entend faire de son fils « un gars des grandes écoles ».Mieux, un officier de la Marine. Il lui faut préparer et réussir le concours de l’École navale. Son pèrel’inscritdoncen1939àVannes,aucollègeSaint-François-Xavier,établissementplutôthuppé,réputéentoutcasauseindelabourgeoisielocale.Surtout,uncollègejésuite18.Jean-MarieLePenreconnaîtàsonpèrelasagesse de ne pas s’estimer capable d’éduquer seul un garçon turbulent qu’il faut emmener le plus loinpossible.JeanLePenauraitchoisi,enquelquesorte,de«déléguer»sonautoritéauxjésuites.L’uniforme,dontsonfilssesouvientencore,adel’allure:«doublereversboutonnéd’or,colofficierserréenvelours».

À Vannes, dans cette immense bâtisse en forme de quadrilatère fixée au cœur de la ville, comme laplupart des collèges jésuites, dont certains blocs datent de la fin duXVIIe siècle et étaient une partie del’anciencouventdesUrsulines,lefilsLePensemblesesoumettreàuneformed’autorité,pourlapremièrefois–etpresqueladernière–desonexistence.«Jen’aiacceptéd’êtredirigé,avance-t-il,quedansdeuxinstitutions, les jésuites et la Légion. Parce que dans les deux cas il s’y exerçait des hiérarchies dont laqualitéestindiscutable.»Lesjésuitesontlaréputationd’imposerunedisciplinedefer19.DanslesarchivesdelaCompagniedeJésus,ons’enréfèrebeaucoupàunecitationdel’Ecclésiaste:«Épargnerlefouetàsonenfant,c’estlehaïr20.»Lavéritédel’éducationjésuiteestcependantsansdouteailleurs.Toutd’abord,laCompagnie a banni les châtiments corporels à la suite d’un scandale qui a éclaboussé l’un de sesétablissementsen186821.Au-delà de cet épisode, le typed’enseignement dispensépar laCompagniedeJésus n’est pas à dominante disciplinaire,mais idéologique, ou plutôt spirituelle : il s’agit avant tout deregagnerlesâmesséduitesparleprotestantismeetderedonnerunesolideformationchrétienneauxfuturesélites.Paradoxalement,laCompagnien’hésitepasàs’inspirerdel’humanismeprotestantpouratteindresonbut.JeanLacouture,quiestunpeuplusâgéqueLePenetaluiaussiétudiédansuncollègejésuite,parlejolimentde l’« incitationpersuasive»à laquelle lesenfantssontsoumis. Ilcite la formuleduphilosopheaméricainJohnDewey,souventcitédanslestextesdesjésuites,pourrésumerl’espritdeséducateurs:«Quefaut-ilconnaîtrepourenseignerlelatinàJohn?–Lelatinbiensûr.–Non,John.»Pourinstruire,lemaîtredoitdoncavanttouttenircomptedelapsychologiedel’enfant.C’estduPiagetavantl’heure.

Lorsque Jean-MarieLePen évoque les conditions difficiles de son passage à Saint-François-Xavier, il

Page 10: Histoire Française

pensesurtoutàlanourriture,trèsdéficienteàcausedel’Occupation.Lemaître,entoutcas,nesemblepassacralisé dans l’éducation jésuite. Jean Lacouture cite une anecdote qui témoigne de ce libéralisme : «C’étaituneannéeoùBeaumarchaisétaitauprogrammedescandidatsaubac.L’undenous,pour faire lefier,lance,parodiantFigaro:“Auxvertusqu’onexigedesélèves,combiendeprofesseursseraientdignesdel’être?”Abasourdi,l’hommeàlasoutaneregardel’insolent–etpartd’unbonrire.C’étaitgagné.»LePenconfirme:«C’étaitunmonderigoureuxmaisquis’appliquaitàlui-mêmelarigueurexigéedesélèves22.»

Les points forts de la pédagogie des jésuites semblent conçus pour faciliter ce que sera le parcourspolitique de Jean-Marie Le Pen. Rhétorique, art oratoire, formation théâtrale, sans parler de la culturephysiqueetdesviréesenmer,lecocktailéducatifdeSaint-François-Xavier,telqu’ilapparaîtdèslafinduXIXe siècledansunouvrage rédigéparunancienélève23, semble s’écarterd’uneautorité tropbrutale :«L’éducateur intelligent ne doit négliger aucun moyen, même les plus détournés, ayant toujours présentdevantlesyeuxlesagepréceptedeFénelon:“Ilfautpréparerleplaisirparletravailetdélasserdutravailparleplaisir.”»Lemême,plusloin,citeLaFontaine:«Lemondeestvieux,dit-on,jelecrois:cependantillefautamuserencorecommeunenfant.»

Malgrélesrigueursdel’Occupation,lavieàSaint-François-Xavierestrythméeparlesfêtes,religieusesounon.«Toutestoccasionàcélébrations»,notel’abbéAugéquiyofficieaujourd’hui24.CelleduRoidesroisfaitpenseraumodedescrutinàdeuxtoursdelaVeRépublique.Lorsdupremier,lafèvedésigneunroipourchaquetablée.Puis,touslesroissontréunisdevantundeuxièmegâteaupourdésignerleRoidesrois...Ilyaaussi lesconcoursdejeux, inspirésdesJeuxolympiques, lesreprésentationsthéâtralesouvertesauxparentsetaupublic,etc.

LequotidienàSaint-François-Xavierestdur–«leverà6h30enhiver,à5h30enété»,serappelleLePen –, surtout pour qui aime bien, comme lui, les grasses matinées.Mais Le Pen semble davantage enrespecter lesenseignantsauxquels il aeuà faire lorsdesonparcours scolaireetuniversitaireultérieur. Iln’estpasinintéressantdesaisirl’espritdel’enseignementjésuite,quiprivilégielaméthodesurlescontenus.Dans les « luttes allégoriques » et les concertationes, exercices pratiqués depuis le XVIe siècle dans lesétablissements jésuites, on entraîne les élèves à défendre une cause et la cause adverse, Gaulois contreRomainsetviceversa,parexemple.Lesacadémiesqui rassemblentunpetitnombred’élèvesdesclassessupérieurespermettentd’approfondirdessujetshistoriques.Ellesdonnentlieuàdes«séancesacadémiques» ou à des soirées littéraires où sont débattus des sujets parfois complexes – l’existence de Dieu et ledarwinisme–ouspécialisés(l’avènementdeFerdinandII,lesiègedeRhodes,etc.).

Lesrécitsd’époquetémoignentégalementdelavolonté,trèspolitique,d’affranchirl’enseignementjésuitedusoupçondetrahisonnationaledéveloppécontreeuxparlesrévolutionnaires.Lorsd’unecérémoniedefind’année,unancienélèveducollèges’emportecontrecesaccusations:«Notreéducationantifrançaise!...MaisleséchosdecettesalleretentissentencoredesacclamationsenthousiastesquiontcentfoisaccueillilenomsacrédelaFrancedanscessolennitéslittérairesoùnousaimionsàcélébrerlespluspuresdenosgloiresnationales.Éducationantifrançaise!...cellequi,aujourdelasanglanteépreuve,jetaitsurtousleschampsdebataille ces légions de braves et ces phalanges demartyrs dont les noms resteront à jamais l’honneur denotresiècleet l’orgueildececollège–etqui,dufondde leur tombe,mesemblentse leverpours’unirànousdansuneprotestation commune25. »Les archives deXavier, la revue du collège, témoignent de lapersistancedecepatriotismesincèrebienqu’ostentatoire.Ons’ydonneducourageen1939:«Laguerreseradure,carlesAllemandssontformidablementarmés,etconnaissentleurmétier.Deplus,leurarméesecompose surtout de jeunes, fanatiques audernier degré.Prionsdoncpour limiter les dégâts et travaillonspourconsoliderl’avenirquiseracequelesjeunesenferont26.»DanslamêmerevueXavier,onseféliciteencore,en1940,decequelepassageàl’heured’étéenpleinhiveraescamotéleprintemps,cequigênera«l’offensive»de«MM.lesnazis».L’expressionfaussementrespectueusetémoigned’uneironiecertaine.

Finalement,l’éducationdeJean-MarieLePenaététoutentièremarquéeparlaguerre.Ouverturesurlemonde, pédagogiemoderne, plaisir de la rhétorique, patriotisme. Le conflit de 14-18 avait, il le rappellevolontiersaujourd’hui,décimé250000BretonsetplusdutiersdelapopulationmâledeLaTrinité,honorépar le monument aux morts. Pierre-Marie Le Pen, qui ne rentre qu’en 1917, raconte à son petit-fils denombreux épisodes du conflit. Le père, qui appartenait à l’Union nationale des combattants (UNC), lapremièreassociationd’ancienscombattants,etlegrand-pèreLePenemmenaientlepetitauxcérémoniesdesmorts de l’entre-deux-guerres, à Muzillac. Près de 15 000 personnes assistaient à l’événement quiimpressionnait le petit garçon. Il y avait aussi les nombreuxmutilés qui exhibaient au quotidien la facecruelledescombats.

Faudrait-il chercher, comme cela a été écrit, dans l’appartenance de Pierre-Marie Le Pen à l’UNC –associationfondéeparGeorgesClemenceau–l’ancragedelafamilleàl’extrêmedroite?Rienn’estmoinssûr. La caractérisation de l’UNC, qui rassemble 900 000 adhérents dans les années 1930, fait l’objet decontroversesparmileshistoriens.Ladiscussionestd’autantplusvivequelesnazisontbrûlélesarchivesde

Page 11: Histoire Française

l’organisationpendant laguerre. «Si l’UNCs’estdistinguéeenparticipant auxmanifestationsdes liguesdanslesannées1930,noteXavierDubois,ellen’apascherché,commelesautresorganisations,àrenverserlegouvernementen1934.»L’historienajoutequel’orientationdel’UNCavariéselonlesrégionsdurantlaSecondeGuerremondiale et que la fédération duMorbihan était dirigée par le député deVannesErnestPezet, l’un des fondateurs du Parti démocrate populaire, qui est entré très tôt en Résistance. Enfin,l’interdiction de l’association en 1940 n’incline guère à la ranger dans la catégorie des mouvementspétainistes,mêmesilemaréchalvainqueurdeVerdunyaforcémentbénéficiéd’uneauraparticulière.

Le 17 juin 1940, Jean Le Pen est mobilisé dans la Marine à Lorient où son épouse et son filsl’accompagnent.Enpleinedébâcle.«Ilfautsereprésentercequec’étaitspectaculaire,surtoutpourdesgensquin’avaientpasd’imagesdeguerredanslatête,puisque,naturellement,iln’yavaitpasdetélévision:onvoyaitd’immensescolonnesdefuméeparcequelesFrançaisavaientmislefeuauxréservesdefuelavantdepartir.»

Sur le chemin du retour vers La Trinité, entre Ploemel et Carnac, Jean-Marie et samère croisent unefemme qui les invite à écouter chez elle le discours dumaréchal Pétain. C’est le fameux discours de ladébâcle:lenouveauprésidentduConseilyannoncequelaFrancerenonceaucombatcontrel’Allemagneetlasignaturedel’armisticequisurviendracinqjoursplustard.CesouvenirresteramarquédanslamémoiredeJean-MarieLePen,mêmes’ilneserappelleguèrelecontenududiscoursdePétain:«Voussavez,danscesmoments-là, la vie privée prend le dessus.Onvenait de quitter notre père.Onne savait pas si on lereverrait et quand. Dans des pays qui ne sont généralement qu’effleurés par les grandes secousses, cesévénements sont extraordinaires au senspremierdu terme.»Laguerre lui enlève sonpère, revenuà sonmétierdemarin-pêcheur,aucoursd’unenuitd’août1942.Lebateaudecelui-cisautesuruneminede500kilos.JeanLePententedesurvivreens’accrochantavecl’undesesdeuxmatelotsàdesdébris.Mais,aupetitmatin, ilestemportéparunevagueplusfortequelesautres27.Quelquesheuresplus tard,un soldatallemandvientannonceràsafamillelamortducapitainedeLaPersévéranceetdel’undesesmatelots.Ledeuxièmematelot,PaulLeGovic,aréussiàsurvivre.LePen,quiestalorsâgédequatorzeans,sesouvientdumotdesamère:«Tuvois,petit,pournous,laguerreestfinie.»Ellesetrompait.Entoutcaspoursonfils.

Jean-Marie Le Pen devient pupille de la nation, statut qu’il revendiquera toute sa vie comme lamanifestation d’un patriotisme ontologique : comment rejeter la nation qui vous recueille dans ses brasgénéreuxaprès lenaufragedevotrepère28?Lefilsuniqueentamesadeuxièmeenfance, infinimentpluspénible. Samère reçoit une petite pension de veuve,mais elle doit effectuer des travaux de couture. LecollègeSaint-François-Xavierladispensedepayerlesfraisd’étudesdesonfils.Cederniertravailledur–ilciteaujourd’huiencoredesversfrançaisoulatinsqu’il luifallaitapprendreparcœur–etobtientdebonsrésultats scolaires : une série de « a 29 » et six premiers prix sur douze, plutôt dans les matièresfondamentales.

Mais ildoitquitter lecollègeaucoursdel’été1943,parcequel’Occupantréquisitionneunepartiedessalles. Le nombre des internes passe en effet de 292 à 80, et le jeune Le Pen ne fait pas partie des «prioritaires». Impossiblepour samèrede lui louerunechambreenville, c’est au-dessusde sesmoyens.L’annéescolaire1943-1944levoitdoncentrerensecondeàl’internatdulycéeconfessionnelSaint-LouisàLorient.Le lycée a été transféré en février1943 sur l’îledeBerder. Il ne supportepas cenouveaucadrescolaire.Orphelin,levoiciàprésentabandonnéparlecollègequ’ilaimaitetquil’aéveilléausavoir.

Tropgrand,tropfort,troptouchéparl’injusticequiluiestfaitepourseplieràcettenouvelleinstitution.Lesentimentd’êtredevenuunhommechangesonétatd’esprit.Ilsemueenunélèverévolté,réfractaireàtouteautorité,encetrublionqu’ilestresté.Ladisciplinedesprêtresdudiocèse,moinssubtilequecelledesjésuites,l’insupporte,commelesimplefaitdedevoirsemettreenrang.Ilserévèleêtreunélèveplusqueturbulent,agité,quin’hésitepasàdéfierl’autoritéd’unsurveillantensoutane.Leprincipal,quinesaitpascomment se débarrasser de lui, le convoque un matin et lui tend un piège cruel : « Mon cher enfant,préparez-vous à être courageux, lui déclare-t-il.AppelezDieu àvotre secours...Monenfant, je suis dansl’obligationdevousdonnerlaplusmauvaisedesnouvelles.Vousn’avezplusdemaman.Votremamanestmorte30.»Unanàpeineaprèsladisparitiondesonpère,Jean-MarieLePens’imagineorphelindemère.Ilsautesursonvéloetlalourdeportedulycéeserefermederrièrelui.ArrivéàLaTrinité,iltrouvesamèreentraindefairelavaisselle.Leciel,c’estlecasdeledire,luitombesurlatête.Commentceshommesdefoiont-ilspuuserd’unetelleméthode,affoleretaccablerainsil’adolescentpourseséparerdelui,auméprisdela compassion la plus élémentaire ? Lorsqu’un ecclésiastique du lycée fait le voyage de La Trinité pourexpliquerlegesteinouïcommisparlerévérendpère,Anne-MarieLePen,pourtantconfiteendévotion,quiprie le matin à l’église et l’après-midi au cimetière, chaque jour que Dieu fait, le met à la portepromptement. Quant à son fils, on devine que l’incident n’est pas de nature à entretenir son assiduité àl’église.Samère, pourtant acariâtre, ne lui fait aucun reproche.Son fils s’inscrit au lycéedeVannes, unétablissementpublic.Mais le–mauvais–pliestpris :Jean-MarieLePenestdevenuunélèvedésormais

Page 12: Histoire Française

indomptable.Succombantauxcharmesd’unejeuneenseignantedevingt-cinqansdontillorgnelesjambespendant les cours, il trouve le moyen de chercher querelle à son petit ami, surveillant dans le lycée !L’affaireestentendue,ilpeutd’oresetdéjàdireadieuauxclassesprépa,àl’ÉcolenavaleetaurêvepaterneldeMarine nationale. Aujourd’hui encore, Jean-Marie Le Pen cherche à se consoler de cette blessure del’adolescence en rappelant son niveaumédiocre enmathématiques, qui lui aurait de toute façon barré laroutedelaMarine.

LejeuneLePenestcondamnéàémigrer.L’amourdelaBretagnen’empêchepasquel’ons’enémancipe.BiendesBretonsontéprouvécetteambivalence:l’arrachementn’effacepasl’attachementetlecœurdelaBretagne vit à Paris autant qu’àQuimper.Aux environs de la capitale, il trouve un lycée et une familled’accueil, celle deMarie-Claude Ledoux, rencontrée àVannes, dont il est amoureux, et qui vit à Saint-Germain-en-Laye.Sesparents luidénichentunechambrechezunecertaineMlleCerf.Le lycéedeSaint-Germain-en-Laye est celui de la dernière chance. Il y débarque en terminale au mois d’avril 1945. Unsurveillantgénéralleprendsoussaprotection,luienjoignantdenepasvenirencoursplutôtqued’ysemerlechahut.Onl’autorisemêmeàfumerdanslacour,etJean-Marieserappelleencoreceprivilègeavecunsoupçonde tendressedans lesyeux. Ilpasse sonbac sansgloireparticulière.Le soirdes résultats, il fêtel’événement auMoulin-Rouge avec un condisciple juif, Gérard Silvain. Les deux garçons y rencontrentdeuxjeunesfemmesetfinissentlanuitenleurcompagnieruedelaGlacière.Àcinqheures,laconciergelesréveille:lesdeuxmarismitronsétantsurlepointderentrer,ilconvenaitdedéguerpirauplusvite...

Unbaclittéraireenpoche,LePendoitdoncrevoirsesprojetsd’études:lavoieroyaledesgrandesécolesluiétantinterdite,ils’inscritàlafacultédedroitdeParis.

LePenn’apasseulementunaveniràreconstruire.Enquelquesannées,ledoublesocledesonéducation–l’Égliseet la famille– s’est largement écroulé.En raisonde ladisparitionde sonpèred’abord,qui avaitrenoncéà faire lui-même l’éducationde son fils,maisn’en restait pasmoinsunpointde référence.Pourl’adolescentLePenattiréparlesgrandsespacesetl’aventure,lavisiondesamèreentraindetravailleràsamachineàcoudredansl’encabluredelafenêtre,estuneimageapaisante,maisquidonneplutôtenviedefuirla demeure familiale.Lepère incarnait l’ailleurs, l’aventure, lamer, le savoir.Lamère incarnait unpôlemoinschérissable,faitduquotidien,debanalitéetdebigoterie.

Jean-MarieLePennes’estpas,commeilarrivesouventpourdesorphelinsdanssasituation,choisidespèresdesubstitution,nidanssafamillenimêmechezlesjésuites.Iln’estpas,desurcroît,orphelinquedesonpère.Laguerreaempêchélesjésuitesdeparacheversonéducation.Ellel’aaussiécartédesondestinprogramméd’officierdelaMarinegrâceauquelilauraitréalisél’idéalpaternelqu’ils’étaitapproprié.Ilestdevenuunsauvageonsanstuteur,sansfeuillederoute,sansidéal,sansappartenanceniprojetdevie.C’estunenfant-roisanssurmoi,commeonl’aditdeNicolasSarkozy31.Désormais,c’estsonbonplaisirquivarégnersursonexistence.Pourlemeilleuretpourlepire.

1.SelonJean-MarieLePen,c’estSergedeBeketch(1946-2007),unactivistebienconnudanslesmilieuxd’extrêmedroite,qui,lepremier,luiatrouvécesurnom.2.Entretiendu9décembre2011.3.L’AlbumLePen,lesFrançaisàl’Élysée,sousladirectiondePatrickBuissonetd’AlainRenault,Serp,1988;LePen, sous ladirectiondeYannLePenetNicolasGauthier,ObjectifFrance,2002.4.Entretiendu22mai2011.5.Pocket,coll.«Terrehumaine»,1982.6.Entretiendu9décembre2011.7.Entretiendu28août2011.8.Entretiendu29décembre2010.9.Lorsqu’ildevrarépondredanslespolémiquessurgiesdanslafouléedesesdéclarationsprovocatricessurlaSecondeGuerremondiale,LePenaffirmeraqueladétentiond’armes,interditeparl’occupantetquipeutentraînerunecondamnationàmort,faisaitdesonpèreetdelui-mêmeunrésistantdefait.10.LeChevald’orgueil,op.cit.,p117.11.Entretiendenovembre2010.12.Id.13.Lescartesd’alimentationdelaguerrefontapparaîtredeuxadresses:Pierre-MariehabiteraitruedelaJantandisquesonépouserésidaitruedelaGare,àLaTrinité-sur-Mer.14.JeanMarcilly,LePensansbandeau,JacquesGrancher,1984,p.88.15.Jean-MarieLePenévoqueseslecturesdanslesentretiensdenovembreetdécembre2010.VoiraussiLePensansbandeau,op.cit.,p.93.16.L’historienXavierDuboisnousautilementrenseignésurcepoint,commesurcequel’onpeutsavoirdelavieàLaTrinitédanslesannées1930.17.XavierDuboisciteainsilecasde«Brandérion,petitecommuneaunorddeLorient,danslaquellelemairedécidedefermerl’écolepubliqueencettemêmeannée1936:l’établissementn’aplusaccueilliaucunélèvedepuis...plusdedixans».18.FrançoisXavierarejointen1528IgnacedeLoyoladanssonséjourparisien,oùilseprépareàfonderlaCompagniedeJésus.Cf.FrançoisLebrunetÉlisabethAntébi,LesJésuitesoulagloiredeDieu,Stock,1990.19.C’est,parexemple,l’interprétationqu’enlivrentGillesBressonetChristianLionetdansleurbiographie,LePen,biographie,op.cit.,1994,p.16.20.CitéparJeanLacouture,Jésuites,unemultibiographie,Seuil,coll.«Points»,2007,tome2,p.388.21.Ils’agitducollègedeTivoliàBordeaux.Cf.Jésuites,unemultibiographie,op.cit.,p.388.Parlasuite,lerèglementintérieurdistribuéauxprofesseursdececollègementionnel’interdictionabsoluedefrapperlesélèves.CitéégalementparJeanLacouture,id.,p.399.22.Entretiendenovembre2010.

Page 13: Histoire Française

23.FernandButel,LaViede collège chez les jésuites. Souvenirs d’unancien élève,Sociétégénéralede librairiecatholique,Paris-Bruxelles,1882.24.Nousleremercionspourlavisitedel’établissementqu’ilaéclairéedesesconnaissances.25.FernandButel,LaViedecollègechezlesjésuites.Souvenirsd’unancienélève,op.cit.26.AlbertGuillou,Xavier,Noël1941,ArchivesmunicipalesdeVannes,p.41.27.Dansleurlivre,MarineLePen(Grasset,2011),CarolineFourestetFiammettaVennerécriventquelepèredeJean-MarieLePendisposaitd’unAusweispournourrirlesofficiersallemands.PourGillesBressonetChristianLionet(LePen,biographie,op.cit.), l’originedelaminesurlaquelleasautélebateaudupèreLePenestinconnue,maislasortieenmerdupèrecorrespondaitbienàunecommandedel’hôtelLeRouzic,quihébergeaitdesofficiersallemands.Maisaumomentoùl’OccupantrègneenmaîtredanscettepartiedelaFrance, lefaitne témoignepasforcémentd’uncomportementcollaborationniste.28.Lerécitdecetaccidentdemerest trèsbiendétaillédanslabiographie,plutôtcomplaisante,deRogerMauge,ancienjournalistedeParisMatch,LaVéritésurJean-MarieLePen,Famot-FranceEmpire,1988.29.Lanotationducollègejésuitevade«a»,lameilleuremention,à«io»,prochedurenvoi,enpassantpar«ae»,«e»,«ei»,«i».30.DialoguerapportéparJeanMarcillydansLePensansbandeau,op.cit.,p.103-104.Jean-MarieLePenl’aconfirmélorsdenosentretiens.31.Cf.labiographiedeFranz-OlivierGiesbert,M.lePrésident.Scènesdelaviepolitique2005-2011,Flammarion,2011.

Page 14: Histoire Française

2.

LaCorpo

Toutecommunionestbaséesurdesmalentendus.AndréMALRAUX

Noussommesenmai1982.LeFrontnationalestencoreuntoutpetitparti.Jean-MarieLePenaobtenumoinsde1%lorsdel’électionprésidentiellede1974.Auxélectionslégislativesde1981,lescoredesonparti n’est que de 0,18% 1. En toute logique, les médias ignorent ce qui leur apparaît alors comme ungroupuscule sans influence.Mécontentdusilencequientoure lecongrèsde sonparti, Jean-MarieLePenprendsaplusbelleplumeetécritauprésidentdelaRépublique,FrançoisMitterrand.Cederniern’a-t-ilpaspromis,dans sonprogramme,d’instillerunedosedeproportionnelleau scrutin législatif ?Nes’est-ilpasengagéàrespecterledroitdesminorités?LePenluidemandedoncdefaireensortequeleFrontnationalpuisse s’exprimer dans les médias. Mais, bon connaisseur du fonctionnement réel de la République, iln’expédie pas sa missive par la poste. Il demande à voir Guy Penne, conseiller élyséen aux Affairesafricaines.Lequel le reçoit le 29mai 1982 et transmettra la lettre de lamain à lamain auPrésident.Cedernier,commeonleverraplusloin2,passeralaconsigneauxprésidentsdeschaînesdetélévision,toutespubliques,etLePenpourradevenirunebêtedescènetélévisuelle.

PourquoiGuyPenne?Pourquois’enremettreàunhommequenisafonctionnisonengagementpolitiqueneprédisposaitàunetellemissiondebonsoffices?Laréponsetientenquatremots:laCorpodedroit.GuyPennen’avaitpasétéétudiantendroitmaisenchirurgiedentaire,etilavaitétélereprésentantdelaCorpoidoine. Iln’étaitd’ailleurspassocialisteà l’époquemaisplutôtàdroite,dumoinsdans lesouvenirdeLePen.

Quoi qu’il en soit,GuyPenne avait bien connu celui qui présida, de 1949 à 1951, à la destinée de laCorpo de droit au sein de l’UNEF.Notons qu’après-guerre le syndicat n’est pas de gauche. Il rassembletouteslestendancespolitiquesetau-delà:avec25000syndiqués,l’organisationregroupeplusde20%desétudiants.

Onpeutledire,laCorpodedroitafabriquél’hommepublicJean-MarieLePen.AuseindelaCorpoelle-même,commeàtraverslesfonctionsqu’iloccupaàl’UNEF,ilrencontredenombreusespersonnalitésqu’ilseraamenéàrecroiseràl’avenir:VincentAuriol,présidentdelaRépublique3 ;descommunistescommeClaudeQuin, futur patron de laRATP, des socialistes commeAndréLabarrère, étudiant en histoire à laSorbonneetfuturdéputé-mairedePau,MichelRocard,l’avocatHenriLeclerc,lefuturbâtonnierdeLyonPaulBouchet;desgaullistescommeBernardPons,JeanTibéri,PaulAnselin,mairedePloërmelde1977à2008,ÉmileAugust, futuréluparisienRPR;des indépendantsdedroite,commeJacquesDominati, futuréluUDFchiraquienquitenteradefacilitersesliensavecladroitedegouvernementouleprofesseurJean-Claude Casanova, le futur fondateur de la revue Commentaire ; mais aussi d’autres intellectuels, dontEmmanuelLeRoyLadurie,communiste,lechrétienprogressisteJacquesJulliardetAnnieKriegel(AnnieBesseàl’époque);desroyalistescommeGilbertComte,quideviendrajournalisteauMondeoubienJean-MarcVaraut,futurténordubarreau.«C’estunedescaractéristiquesdelaCorpo:onresteamistoutelavie4»,assureaujourd’huiJean-MarieLePen.

Voilàpourquoi,aprèsavoirhéritédelapropriétédeMontretout,en1976,ilinvitera,quelquesannéesplustard,touslesanciensdelaCorpoàunefêteenleurhonneur.SelonÉmileAugust5,ilyavaitbeaucoupdemonde...

Cecarnetmondainestd’autantmieuxrempliquelafacultédedroitdeParisaccueilleseulementquelquescentainesd’étudiants.C’estunesortedevillage,chacunseconnaîtetlecontexte,trèsparticulier,del’après-guerre, a tout pour faciliter les liens entre tous ses membres. Le peu de ressources des étudiants, lesproblèmesderationnementsemêlentàlajoied’unepaixretrouvéeetaudésird’oublieretdeprofiterd’uneexistencenouvelle.Toutesavie,Jean-MarieLePensauramobiliserlessouvenirs,tendresouamusés,quecette commune affiliation a laissés dans lamémoire des étudiants de l’époque. La 5ACED, c’est-à-dire

Page 15: Histoire Française

l’Associationdesanciensetamisde l’Associationcorporativedesétudiantsendroit6, est créée en1947.Elleréunitlesadhérentsetleursconjointstouslesmois–touslestrimestresdepuisquelquesannées–dansun restaurant duQuartier latin,Chez Berthe, rue Racine, puis dans d’autres établissements parisiens. Saraisond’êtreprimordialeouaffichéeestdeperpétuerlatraditiondeschansonsestudiantines7.

Plusieursbiographes8ontcherchéàdécelerdansl’adolescenceetlajeunessedeLePenunpremierindicedesesengagementsàveniroudeseserrementsfuturs,etàcomprendreenparticulierpourquoiLePens’estengagéàl’extrêmedroite.Laréponseestmoinsaiséequ’iln’yparaît.Sesdeuxbiographeslesplussûrsetles plus précis, les journalistes de Libération Gilles Bresson et Christian Lionet 9, font état de deuxengagementsparfaitementcontradictoiresdanssajeunesse.Ilsontainsirévélélasympathie«passive»queLe Pen éprouva pour les idées communistes, puis sa proximité avec l’Action française manifestée àl’occasion de quelques ventes à la criée qui s’étaient suivies de bagarres au Quartier latin. Le Pen nereconnaîtnil’unnil’autre.Selonl’undesescongénères,historienamateurdumouvementétudiantquinousagrandementaidéspourcechapitre–toutensouhaitantpréserversonanonymat10–,labrèveempathiedeLePenpour lescommunistes se limite surtout à leurgenredevie :«Marinauxmanièreset aucostumeéloignésdetoutmodèlebourgeois,ilnesereconnaissaitpassolidairedespossédantsetsesentaitdeplain-piedavecunprolétaire.»

Enréalité,lejeuneLePenn’estsansdoutepasaussipolitiséquesonparcoursultérieurpourraitlelaisserpenser. Nous savons que sa formation intellectuelle, chez les jésuites, a été abrégée par la guerre, et saconditiond’orphelinenpleinâgepubèreaparticipéàcontrarier savocationdemarin.Lescirconstances,c’est-à-direlaguerre,etsonpropretempérament,tropfougueux,l’ontdoncécartédecettetrajectoirerêvée.Il revient sur tout cela aujourd’hui encore avec une once d’amertume dans la voix : « Quelle peut êtrel’ambitiond’unpetitgarçonfilsdepatronpêcheurbreton?Officierdemarine.Parcequec’estlenecplusultra11.»

LejeuneLePendoitseréinventerundestinquandilarriveàlafacultédedroitdeParis.Toutevocationluiestdésormaisétrangère.«Lafacdedroit,c’estbonàtout,bonàrien»,dirasoncomparseAlainJamet12qu’ilrencontrequelquesannéesplustard.LePenleconfirme:c’estpardéfautqu’ils’inscritendroit.

Jean-MarieLePenestunétudiantsansattachesàParis.Pasdefamille,pasderelations,sinonlesparentsde sapetite amiedeSaint-Germain-en-Laye,Marie-ClaudeLedoux. Il trouveun logement chezunvieuxmonsieur,au9,ruedelaTour,dansleXVIearrondissement,prèsduTrocadéro.IldéménageassezvitedansleXVearrondissementdeParis,VillaPoirier:ilypartageundeux-troispiècesavecTanneguydeLiffiac13.LepropriétaireestunanciendéputédeVendée,VictorRochereau,dontlefils,Henri,deviendraministredel’AgriculturedugénéraldeGaulle14.Leloyerestassezmodeste.

C’estuntract,sesouvientLePen,quil’amèneàadhéreràlaCorpodedroit.Ildevientviteun«comitard». Son président Jacques Vignardou, futur avocat, lui confie la propagande, et tout particulièrement larédactionenchefdujournalLaBasoche.

Méfions-nous des interprétations opérées après coup.LaCorpo de droit a son côté «Assas15 » avantl’heure,quifleurebonl’extrémismeultradroitier.Cequiest justesansêtretoutàfaitexact.Quandonluipose la question, Le Pen dit de la Corpo qu’elle est « une association apolitique et aconfessionnelled’extrême droite », en ponctuant la formule d’un rire sonore. Il n’en reste pas moins vrai que la vieestudiantinedel’époquen’aqu’unlointainrapportaveccequ’elleestdevenue,depuisquel’enseignementuniversitaire s’est massifié. Avec 123 000 étudiants, le monde universitaire de 1947 constitue unecommunauté humaine très restreinte au sein de laquelle le statut social est sans doute plus déterminantencorequel’idéologie.Lesétudiantsformentl’élitedelanation,programméepourprendrelerelaisdelagénération de la Résistance. Quant à la Corpo de droit proprement dite, elle est d’origine relativementrécentepuisqu’ellen’aétéfondéequ’en1934.

Depuis ledébutdusiècle, lesanimateursdumouvementétudiantsesontefforcésdesoustrairece typed’associationàlamalédictionquiremonteàCharlesX16:touteorganisationestudiantine,quin’apasunbutreligieuxou caritatif, est interdite. La première association étudiante laïque n’apparaît qu’en 1902. «Lesassociations étudiantes étaient anticléricales sous Napoléon III, rappelle Jean-Paul Delbègue 17. Ellesannonçaient l’idéal de la IIIe République. Les associations étudiantes s’appelaient alors “générales”, paropposition aux associations “religieuses”. » L’UNEF est fondée en 1904. L’Association générale desétudiants de Paris (qui regroupait, entre autres, les étudiants en droit) a disparu à la suite de scandalesfinanciersdanslesannées1920.Sondernierprésident,JeanLespagnol,avaitdûserésoudreàladissoudre.Lalégendelemontreconduisantunecharrettechargéedes livresetdumobilierde ladéfunteassociation.C’est lui qui fonde l’Association corporativedes étudiants endroit en1934.Deuxdécenniesplus tard, iladouberaLePen,notammentpoursonsensdel’organisation–qualitéqueLePennemanifesteraguèreparla suite–,car longtempscelui-ci fut la référencede laCorpo.On l’adit réactionnaire,voirepétainiste.«Lespagnol, poursuit Jean-Paul Delbègue, n’a jamais été engagé à droite. Il appartenait à une famille de

Page 16: Histoire Française

patriotes,mêmes’ilconsidérait,commebeaucoupdegens,quePétainétaitungrandchefdeguerreetqu’ilafaitcequ’ilapuen39-45.Iln’ajamaisétéunmilitantpolitiqueàproprementparler.Ilétaitmêmeassezremontécontrelagestiondesassociationsétudiantesparladroite.Ilétaitsurtoutanticommuniste.»

En même temps, le contexte de l’après-guerre contribue fortement à « droitiser » la Corpo de droit.L’euphoriedelaLibérationn’aguèreduré.LedépartdugénéraldeGaulledugouvernementen1946,puisceluidescommunistesontouvertunepérioded’incertitudespolitiquesdominéeparlaguerrefroide,laquelleravivelafrayeurdelabourgeoisiefrançaisesousl’Occupation: lapeurqu’àladominationnaziesuccèdeuneemprisecommuniste,quis’étenddéjàsurtoutl’estdel’Europe.Cettepeurestd’autantplusprégnanteenFrancequeleParticommunisteyjouitd’ungrandprestigedepuislaLibérationetqu’ilobtientplusde25%dessuffragesjusqu’en1958.Ilseprésentecommelepartides75000fusillés,tandisquel’imaged’unepartiedeladroite,etmêmedelagauchetraditionnelle,aététernieparlacollaboration.

La lutteanticommuniste structure laCorpodedroit.Sesanimateurs sontprêtsà toutpourendécoudreavec le PCF. «Les communistes, raconte Jean-MarieLe Pen18, faisaient la loi.Quand je suis arrivé auQuartierlatin,touteslescorposétaiententrelesmainsdescommunistes.LaCorpodedroitaétélapremièreàs’enlibérer.»

LePenest-ilalorsroyalistecommeonl’aprétendu?C’estpeuprobable.Certes,illuiestarrivédevendrelejournaldesmonarchistes,maisPaulAnselin,militantgaullisteduRPFàl’époque,racontequ’ilaaussiprotégédesventesdejournauxd’extrêmegaucheauQuartierlatin19.«Nousétionstroiscostauds,LePen,ÉmileAugustetmoi,onprotégeaitl’expressionetlesventesdejournauxdesmilitantsgaullistes,maisaussides royalistesoudes trotskistes.En réalité, se rappelle-t-il, lescommunistes tenaient leQuartier latin.LePCFdominaitàNormalesup,maisaussienlettres,oùilétaitalliéaveclaJeunesseétudiantechrétienne.»Lesgaullistesn’ontpas lamajorité à eux seuls au seinde laCorpo.D’où le choix tactiquede leur chef,JacquesDominati:passeruneallianceavecLePen.Uneoptioncurieuse:lepartigaullistecompte,selonPaulAnselin,unecentainedemembres,alorsqueLePenet les siensne rassemblent toutauplusqu’unedizained’étudiants,«souventdescopainsdelaCBSS,laConfrériedesboit-sans-soif20».Maisilfallait,semble-t-il,unindépendantpourréaliseruneunionanticommunisteacceptablepartous.LePenseracelui-là. C’est Jacques Vignardou qui l’intronise. Le Pen nous dira de lui qu’« il lui a tout appris 21 ». OrVignardoun’étaitpas, luinonplus,ungrandpolitique.La traditionvoulaitque l’ondésignâtdesprochespoursiégeraucomitédelaCorpo.Parmilescomitards,NorbertCastellane,unroyaliste,futurprésidentdelaCorpo,etMarcGuldé.Undrôledepersonnage,cedernier.ClaudeChabrolracontequeGuldé,quiadoraitsedéguiserennazi, luiainspiréundespersonnagesdesonfilm,LesCousins22, incarnépar Jean-ClaudeBrialy.Certainsanciensde laCorpoévoquent l’antisémitismedeGuldé.Cequin’empêchaitpasqu’il fûtl’amantofficieldeReineBouchara,amiedeLePenquiportaitlenomd’unegrandefamillejuivequiavaitfaitfortunedanslestextilesparisiensdel’époque.Commentairelaconiquedecedernier:«Oui,ben,chacunavaitsesopinions,hein.Ilétaitunpeuplusâgéquenous.Ilavaittroisouquatreansdeplusquenous.Cequiestbeaucoupàcemoment-là23.»

Selon un autre membre de la Corpo, Chabrol a romancé le personnage de Guldé, car il eût étéinconcevablequ’unétudiantdel’associationsedéguisâtenofficierallemand.Guldéétaitsurtoutconnupourdirigerlacérémoniedes«culssecs»:«Unelonguechanson,accompagnéedegestescollectifs,suivieduvidageduverre,avantunderniercoupletrapidepourconclure.Ilreproduisaitainsilagestuelledesétudiantsliégeois, que connurent les anciens de la Corpo dans les années 1930 ; l’un des échanges rituels de cessoiréesétait“Asvéyou...toré”(“As-tuvuletaureau?”).L’hymneofficieldelaCorpodedroitdeParisétaitcopié,musiqueetparoles,surlachansontraditionnelledesétudiantsliégeois.Cequis’expliqueparl’âgedeGuldé,plusvieuxquelagénérationLePendequelquesannées24.»

Lesdeuxautrescomitards,ÉmileAugustetPaulAnselin,auquelLePenconfielapropagande,sont,quantà eux, membres du RPF. « Jacques Dominati, se souvient Paul Anselin 25, m’avait envoyé faire del’“entrisme”àlaCorpopourlecompteduRPF.Maisonn’estpasfacilementunclandestinàdix-huitans.LePenavitecomprisquej’étaisgaulliste.Cequinenousapasempêchésd’êtreamis.»

Tous s’accordent à reconnaître son ascendant sur ces premiers « lepénistes ».On boit ses paroles, oncherchesonregard,onsebousculepourgagnersonamitié.Anne-MarieAubertinThieblemontleconfirmeàsa façon : « C’était quelqu’un qui savait parler et qui cultivait un côté charismatique. Sa capacité deséductions’exerçaitdavantagesurleshommesquesurlesfemmes26.»RobertPertuzio,quifutprésidentdelaCorpoentre1938et194227, tient déjàLePen pour une forte personnalité28, et il n’est pas le seul àévoquerlecharismedecejeunechefauprèsdesétudiantsquilesuivent.

PaulAnselinaunevisionpluspolitiquedupersonnage,lejugeant«maréchaliste».Ilsesouvientd’avoirtentéd’attirerLePenauRPF,etdel’avoirentraîné,àceteffet,àuneséancedeformationdupartigaulliste:«LaséanceétaitaniméeparTorrès29,quiavaitorganisécejour-làunejouterhétorique.LePenestdésignécomme l’avocat de Pétain. Il réussit si bien que Torrèsme dit à la fin : “Ce type-là ne joue pas, il est

Page 17: Histoire Française

vraimentpourPétain.”»Ilestvraique,commepourbeaucoupd’enfantséduquéssousl’Occupation,l’universmentaldujeuneLe

PenestaussiambiguquelaFrancedel’époque.D’uncôté,lejougallemandestrejeté;del’autre,ungrandnombredeFrançaisontcruàlafabledu«glaive»deGaulleetdu«bouclier»Pétain30.LePen,instruitparsongrand-pèredeladuretédelaguerrede1914-1918,serappellequelapopularitédePétainreposaitsursaréputationd’«humaniste»manifestéelorsqu’ilavaitélargiles«perms»dessoldats«pourleurpermettredemangerchaud31».Autreélémentsignificatif:durantsonenfanceetsonadolescence,LePenadmiraitleshéros français qui s’étaient battus contre « l’ennemi héréditaire, l’Angleterre », tels Jeanne d’Arc ouSurcouf.DanssonromanautobiographiqueUnpetitParisien32,DominiqueJamet,bienqueplusjeunequeLe Pen, raconte avoir été lui-même marqué par la collection de petits livres éducatifs diffusée par legouvernementdeVichyconsacrés,outreàJeanned’Arc,àDuGuesclin,Dupleix,Cambronne,MontcalmouJeanBart,ayanttousencommund’avoirguerroyécontrelesAnglais.Plusqueparunengagementpolitiquedéterminé, la formation du jeune Le Pen a été marquée par cette propagande anglophobe. Aujourd’huiencore,Jean-MarieLePenévoquelabatailledeMersel-Kébir33commeuncoupdepoignarddesAnglais.Ilest,parailleurs,révulséparlespectaclepeuexemplairedesrésistantsdelavingt-cinquièmeheuredansson village du Morbihan. « Je n’étais pas très gaulliste, confirme-t-il aujourd’hui. Je n’étais pas pétrid’admirationdevantl’épurationetlamanièredontlegénéraldeGaulles’estconduitaprèslaguerre.»

Hormisunanticommunismederigueur, toutcelanesuffitpasàconstituerunfondsidéologique:«Onn’aimait pas les cocos, se souvient Émile August. Mais, apprenant qu’on avait attaqué des étudiants degauche–parmilesquelslefrèredeSimoneSignoret–,LePenm’adit:“August,onnefaitpasdepolitiqueàlaCorpo”,etilm’amisunblâme.Onnediscutaitpaspolitiqueaveclui34.»Unautreancienconfirme:«LePensesituaitquelquepartentrelescommunistesetlesgaullistes.C’étaitunindépendantdedroite.Ilnesebagarraitpaspourdesidées35.»

Enfait,illeprouveraparlasuiteàdemultiplesreprises,LePenestavanttoutunmeneurd’hommes.Ilnedisposepasd’unedoctrinesolidementétablie,mêmes’ilesttraverséparuncertainnombred’idéesdedroiteàlamode.Iltémoignedéjàunattachementmanifesteàl’Empire,quilemobilisechaque21février,jouroùles communistes organisent des manifestations anti-impérialistes. Mais il devient vite viscéralementanticommuniste.Anne-MarieAubertinThieblemontlivreuneanecdoteàcesujet:«Ilétaitpolitiquementtrès tolérantengénéral,explique-t-elle.Saufavec lescommunistes.Unjour, jesuisvenueavecde jeunescommunistes.Ilm’avaitdit:“T’asvucequetum’asamenécommeétudiants?

—Ilssontsympas.—Oui,maiscesontdescocos!”»Sonengagementsyndicallepousseàdéfendrel’octroidesboursescontreceluid’unprésalaireétudiant,

revendicationdelagaucheàcetteépoque.Autregrandebataille,menée,cettefois-ci,auseindel’UNEF:celledusiègedel’Unioninternationale

desétudiants(UIE),sorted’ONUestudiantine.LessyndicalistesdedroiteproposentParis,ceuxdegauchedéfendentl’idéedel’installeràPrague,capitaledecetteTchécoslovaquierécemmentpousséesouslejougsoviétique.LePenetladroiteperdentlapartie.CeseraPrague.PaulBouchet,lyonnaisetétudiantendroit,représentaitlagaucheestudiantineauseindel’UNEF.C’estluiquiaélaborélachartedeGrenobleadoptéeen 1947. Il ne considère pas ceLePen d’alors commeun fasciste,mais plutôt commeun jeune hommenostalgique qui ne comprend pas les enjeux de l’époque : « Le Pen ne voyait pas que la France n’avaitaucunechanced’obtenir le siègede l’UIE, compte tenuduprestigede l’URSSetde laGrande-BretagnedanslaluttecontreHitler36.»

Mais la Corpo, c’est avant tout un lieu, un grand appartement, au 179, rue Saint-Jacques, où sesanimateurspassentleplusclairdeleurtemps.Aujourd’huiencore,Jean-MarieLePenaffirmequ’elleatoutdesuiteconstituépourluiunefamilledesubstitution.LaCorpoalaissédessouvenirsplutôtattendrisparmises anciensmembres. «L’ambiance était excellente, témoigneAnne-MarieAubertinThieblemont37. Il yavait des jeux de cartes le soir. Piano, danses. Chabrol jouait. Et surtout, on parlait beaucoup. C’étaitconvivial.Onnetravaillaitpasénormémentsurplace.Onbossaitplutôtcheznous.»LaCorpodedroitestainsiundrôledecarrefour,quilaissetransparaîtreuneformedemétissagesocial.Lesboursiersdeprovinceycôtoientquelquesjeunesbourgeoisesdel’Ouestparisien.«C’étaituncurieuxmélangedeboursiersetdejeunesfillesdebonnefamille,ajouteAnne-MarieAubertinThieblemont.Ilstouchaientleurbourse,ilsnoussortaientaurestaurant.Etcommeilsavaientdilapidéleurbourseavantlafindumois,onleurapportaitdesprovisions.»

Cetteconfrontationamarqué la sensibilitédesunsetdesautres.Anne-MarieAubertinThieblemont sesouvient d’un appartement très ancien, jamais rénové et sale, « ignoblemême».Jean-PaulDelbègue, unanciendelaCorpodevenul’historienamateurdumondeestudiantindecetteépoque,racontequeLePensefaisait remarquer par son « volontarisme hygiéniste » en organisant un tour de balai parmi les quinze

Page 18: Histoire Française

comitards.LafacdedroitoffreàJean-MarieLePensonpremierterraindechassesamoureuses.Surcepoint,amis

comme ennemis politiques sont unanimes : c’est un beau gosse, un dragueur impénitent. Comme entémoignelelivredephotoshagiographiquediffuséparleFrontnationalen2001.Ilpasseégalementpourundandy. La légende le signale même comme le premier importateur français du duffle-coat, qu’il avaitdénichéàPlymouthenAngleterre38.Anne-MarieAubertinThieblemontsesouvientd’un«beauparleur»qui « savait s’yprendre avec les étudiantes.Contrairement aux autres garçonsqui ne savaient parler qued’eux-mêmes, Jeans’intéressait àelles. Ilmanifestaitbeaucoupdegentillesse,debienveillance,d’écoute.Ellestombaientsoussoncharme39.»Àl’époque,lagentfémininesediviseendeuxcatégories:«cellesquicouchent » et les autres. « Nos conversations étaient très libres. Il était très dragueur. Plusieurs demescopinesont succombé. Il était tendre et volage.Unedemes amies était tombée très amoureusede lui. Ilm’avaitdit:“Elleveutêtrelaseule,c’estseulementmapréférée...Uneseulefemme,jenepeuxpas...”»Ses copains attestent son « côté coureur ». PaulAnselin affirme qu’il avait « plusieurs filles à la fois ».CertainsévoquentunerivalitéàcesujetentreJean-MarieLePenetJacquesPeyrat,lefuturmairedeNice.Cedernierlereconnaîtd’ailleurssanssefaireprier:«LePenosaittout.Ilavaitunculotmonstre.J’étaisbeaucoupplustimide.Lafillem’impressionnait.Ilmedoublaitsouventsurlepoteau40.»

LePennesevantepastropdecepassédejolicœur,mêmes’ilneleniepasaujourd’hui.Ilassureavoirégaré ses souvenirs de conquêtes dans le tréfonds de samémoire. Il dément toutefois une légendequi ledécritdescendantleBoul’Mich’etproposant«labotte»àchaquejoliefemmecroisée:«C’étaitungarçonégyptien,trèsbeau,d’ailleurs,quifaisaitça,rectifie-t-il.Ildisait:mêmesiuneseuleacceptesurvingt,c’estdéjàénorme...»Uneautresourceattribuesessuccèsfémininsàsescapacités«techniques»:àuneépoqueoù les contraceptifsmasculins sont encore peu diffusés, Jean-Marie Le Pen se serait bâti une réputationd’amant«sûr»–encesensqu’untelamantestcapabled’éviteràsapartenaireunegrossessenondésirée...

Privilégiés parce que très minoritaires dans leur génération à poursuivre des études supérieures, lesétudiantssubissaientnéanmoinsdesconditionsdevieéprouvantes,surtoutceuxquivenaientdeprovince.«Il était dans le besoin,moi aussi», rapporte ÉmileAugust.Alain Jamet se souvient des « fromages trèsavancés»qu’ils allaientparfois seprocureraucoinde la rue :« Ils étaientpourrismais trois foismoinschers...Lecamembertcoulaitetlesverssautaientenfaisantdubruitdansleroquefort.»MichelRocardlereconnaîtluiaussi:«Lestempsétaientdurs.Ilyavaitencoredesticketsderationnement.Ilfaisaitfroid,onétaitpauvres.Iln’yavaitpasassezderestaurantsuniversitaires41.»Jean-MarieLePendisposaitd’autantmoinsdemoyensfinanciersque,peumotivéparsesétudes,ilavaitdûredoublerdeuxfois,cequiluiavaitfaitperdreautomatiquementsabourse.LeBretondutalorstravailler,cequilerendaitencoremoinsassiduaux cours. Plus tard il tira parti de ce parcours inconfortable pour s’efforcer de peaufiner son imaged’hommedupeuplesortidurangparsonseulmérite.Jean-MarieLePenrevendiqueainsid’avoirexercélesmétiersdemineur,depêcheur,demétreurd’appartement.PaulAnselinserappelleavoirportédesquartiersdeviandeauxHallesaveclui,etmêmeavoirréalisédesenquêtesmarketingpourlespremierscabinetsdesondages.

L’atmosphèredanscemilieuétudiantd’après-guerren’enrestaitpasmoinsjoyeuse.«Lesfilles,plaisanteaujourd’huiLePen,c’estencorecequicoûtaitlemoinscher.»Laguerreetlessacrificesdel’Occupationquiontmarquéleuradolescenceincitaientcesétudiantsàprofiterdelapaix,etdoncdelaviequis’offraitàeux.Surl’unedesesphotosofficiellessélectionnées42,onvoitLePenbrandirunecapoteremplied’eau,entouré d’une demi-douzaine de joyeux drilles. Ce n’est pas seulement de la propagande : la droiteestudiantine passe pour « bambocharde ». Chanlot, un étudiant antillais de gauche, qui appartenait à lacommissionsyndicaledelaCorpo,leconcèdefacilement:«Évidemment,sinousgagnonslesélections[delaCorpo]contrevous,avectouslesjécistes43qu’ilyadansnotrecamponn’auraplusledroitdechanteràlaCorpo:“Lepape,ilétaitbienàRome,ilétaitbiendansunboxon44!”»Les«surbooms»étaientassezfréquentes.«C’étaitunebandedejoyeuxluronsquemamèrejugeaitdrôlesetbrillantsmaisinfréquentables»,sesouvientAnne-MarieAubertinThieblemont.Ces«drôles»semoquentfacilementdes«puceaux»etdes « saintes-nitouches » d’une gauche parée de toutes les vertus. Michel Rocard oppose d’ailleursvolontiersunegauchesoucieusedes intérêtsétudiantsàunedroitequalifiéede«paillarde».Pour lui, lesactivités de la Corpo sous le magistère de Le Pen se limitaient à l’organisation de banquets et à ladistribution45deplacesgratuitesdecabaret.Précisiond’AlainJamet:«Onyfaisaitdelafiguration.Lescabaretsdestrip-teaseetautresavaientbesoindedeuxoutroisétudiants,depréférenceencouple,vers20ou21heures,de façonàceque lespremiersclientsnedébarquentpasdansunesallevide.Onbuvaitdumousseux, qui était gratuit, et on assistait au spectacle.Mais nous avions pour consigne de ne pas troptoucher aux entraîneuses46. On faisait de la politique ou du syndicalisme en rigolant. » Il ajoute : « Lesamedi,ondégageait,onpartaitenguindaille47.»

Jean-Marie Le Pen n’aime guère évoquer ces bordées qui l’ont fait passer pour un soudard au vin

Page 19: Histoire Française

mauvais.Sefondantsurlesrapportsdepolicedel’époque,GillesBressonetChristianLionetdressentunelisteéloquentede ses tribulationsdans lesbarsduQuartier latinetdecequi s’ensuivit :deux séjoursaucommissariatSaint-Georges,dansleIXearrondissementdeParis,suiteàunebagarre,notammentavecunemployéducabaretLeChasseur ;une interpellation le6novembre1948à5h30, à la suited’uneautrebagarre, suivied’uneplaintepouroutrage à agents, coups et blessures ; une altercation avecunchasseurd’un autre cabaret, Le Tambourin, rue duMaine ; une troisième au café Le Couderc, le 25mars 1950.ClaudeChabrol,citéparlesmêmesauteurs,évoqueunproblèmedumêmegenreàPigalle48.IlyaaussilascènehomériqueduMoulindelaGalette,en1952,aucoursdelaquelleLePendescelleunlavabopoursedéfendrecontrecinqousixagresseurs.DeuxbagarresavecdesArabessontévoquées.LePenlesréfuteetminimisecequiluiapparaîtaujourd’huicommedesemportementsdejeunesse.Ilreconnaît,commeClaudeMouret,aujourd’huidécédé,lerapportedanslabiographiedeBressonetLionet49,avoir«coudé»sursonépauleunesériedepoteauxdesensinterdit.«Bond’accord,admet-il,certainesscènessontvéridiques.Onaeudesbagarres,mettonsmêmequ’onenaiteudixenquatreans.Celafaitdeuxcentssemaines,unebagarretouteslesvingtsemaines,donctouslestroismois.»LePencherche-t-ilàminimiserdesemportementsquicadrentmal avec l’imagequ’il entenddonner de lui-mêmeaujourd’hui ?Sansdoute,mais plus le tempspasse,plusildevientdifficiledefairelapartdeschoses.Danslesouvenirdel’indispensableAnne-MarieAubertinThieblemont,LePen«buvaitpasmal.Àl’époqueonn’étaitpasunhommesionnebuvaitpas.Ilavaitunebonnedescente.C’étaitunbeaublond,facilementcoléreux,susceptible.S’ils’estimaitattaquéoutrahi,ilpiquaitdesrages.Onentendaitdescrisetdeshurlements.Maisjen’aiassistéqu’àuneseulebagarre50.»Cequineveutpasdirequ’iln’yeneutpasd’autres...

Le Pen affirme que La Bolée, où l’on rapporte ses interpellations grossières 51, était un bistrot de «chansonsdecul».Ilrattacheraitpresquecequiseditsurluiàuneaffairedeclassesociale,commeilseditdanslascolastiquemarxiste:«Desbordées,iln’yavaitpasd’autresplaisirsqueça.Justeaprèslaguerre,onétaitdelaCBSS[Confrériedesboit-sans-soif],dontfaisaitaussipartieChaban-Delmas,d’ailleurs.Ilyavaitàcemoment-là,auQuartierLatinetdanstouteslesuniversités,desconfrériesbachiquesdecestyle.C’étaituneculture.L’arméefrançaiseapprenaitàlajeunesseàboireenluifournissantundemi-litredevinrougepar jouretunpaquetdecigarettes.Pouraméliorer lesproductionsduTarn.[...]Nousnousrattachionsunpeu à la tradition “murgérienne52”. Évidemment les fils de grands bourgeois allaient dans les surprises-parties,emmenaientleurbouteilledewhisky,maisnous,pauvresbougresquiétionspauvrescommeJob,onbuvaitduvinrouge,onfaisaitdesconcoursdeculsec.Onfaisaitdesconneries,quoi,voilà!»

Etsurtout,il jugequelesjournalistesquil’ontdépeintcommeunsoudardimpénitentpassentàcôtéduvéritable état d’esprit de l’après-guerre : «Cequ’ils ne comprennent pas, c’est quepour les étudiants del’époque,fairedesconneriesétaitunemanièredes’évaderunpeu.Noussortionsdelaguerre,c’étaitunesortededéfoulement.Cequenepeuventpascomprendrelespetits-bourgeoisd’aujourd’hui,surtoutquandilssontdegauche.»

LePenréfuteaussilaconnotationfascisante,qu’iljugecaricaturale,delatenuedelaCorpotellequ’elleestdépeintedanslabiographiedesdeuxjournalistesdeLibération,«lafaluchevisséesurlecrâneetlatogegrenatavecherminesurlesépaules53»:«Nousnemettionsnosfaluchesquedanslessoirées,commeçaetentrenous,précise-t-il.Ilétaitrarissimequ’onsepromènedanslarueavecelles.»Surcepoint,Jean-PaulDelbègue lui donne plutôt raison. L’interprétation politique attribuée à la faluche lui semble être uneextrapolationabusive.

Il n’est pas le seul.Effet du temps ou défaut demémoire, plusieurs anciens, de laCorpo ou non, trèséloignésduFrontnational,onttendance,toutcommeLePen,àminimisersesexcèsetàlescontextualiser:«Àcetteépoque,ditPaulBouchet,lefolkloreétudiantétaitvolontiersmoqueurparrapportàlareligion.ÀLyon, on pendait aux réverbères des curés en carton sur le pont de la Guillotière. C’était l’ambiancecarabins, “Je vais confesser les bigotes à Fourvière”, disait-on pour dire “aller aux putes”. On allait seconfesserfinsoûls.Onchantait“Lecuréd’Saint-Sulpiceavaitlachaude-pisse”.UnelecturepostérieurefaitdeLePenunprovocateurextrémiste.Cette image,quicontribueàsadiabolisation,permetàunecertainegauched’enfaire,dèscetteépoque,unpariadelaRépublique54.»PaulAnselinsemontreluiaussiplutôtindulgent,contrairementauxproposqu’ilatenusdanslabiographiedeBressonetLionet:«LePenbuveuretfêtard?Non,iln’avaitpasbeaucoupd’argent,ilnepouvaitpassortirtouslessoirs55.»QuantàÉmileAugust,quiaffirmeavoirbattuLePenauconcoursdes«culsec»delaCBSS,àlaquelleilsappartenaienttousdeux,ilnesauraitjeterlapierreàsoncompagnondebringue.

LesarticlesoubiographiesconsacrésàLePenontsoulignélacontradictionentresonallianceavecles«cathos tradi » dans les années 1980, lesquels constituaient l’une des tendances les plus visibles duFrontnational,etplusieursépisodesmanifestantchezluiunanticléricalismepastoujourssubtil.L’imaged’unLePenbraillant«Àbaslacalotte»auQuartierlatinestsouventbrandiecontreluiparsesadversaires.ClaudeChabrolraconte:«LaCorpoétaittrèsanticatho.CequimefascinedanslaviedeJean,c’estqu’ilaréussià

Page 20: Histoire Française

s’emparer de la clientèle de tout ce qu’il haïssait 56. » Jean-Paul Delbègue est moins affirmatif : « J’aientendupleindegens chanter “Àbas la calotte” à gorgedéployée alors qu’ils allaient à l’église tous lesdimanches.Ils’agitenfaitd’unechansonfolkloriqueapparueenBelgiqueàl’instigationdesétudiantsdel’UniversitélibredeBruxellesquis’opposaientàceuxdelacathodeLouvain57.»LePen,biensûr,rejointcetteinterprétation:«Onchantait“L’Internationale”,“Maréchalnousvoilà”,l’hymnedela2eDBet“Àbaslacalotte”.C’étaitlechantdesétudiantsbruxellois.OrilexistaitunetrèsgrandeproximitéentrelesBelgesfrancophones et les Français.Bruxelles était section d’honneur de l’UNEF : “Ils en auront des coups depoingsurlagueule,ilsenaurontautantqu’ilsenvoudront,chantaientlesBruxellois.Àbaslacalotte,àbaslacalotte,àbaslescalotins58.”»

Ilyaaussil’épisoded’Aix-les-Bains59,oùsedéroulelecongrèsdel’UNEFenavril1951.Aprèsunenuitdebeuverie,LePenpénètrefinsoûldansl’égliseNotre-Damepeuavant8heuresdumatin,enpleinoffice.Iltitubeenremontantversl’autelettendlalanguepourcommunier.L’abbéDidierluirefusel’hostie.Àlafinde lamesse, leprésidentde laCorpodedroit l’accostepour l’insulter, avantd’être interpelléparuneescouadedepoliciersappeléeàlarescousseparunfidèlechoqué.OnemmèneLePenaucommissariat,oùilmenaceencorelespoliciersenseprévalantd’unstatut–imaginaire–deneveudeMauricePetsche,alorsministredesFinances.Aprèsavoirfaitminedefrapperlespoliciers,ilestdéféréauparquetdeChambéry.Une fois dessoûlé, il présente ses excuses aux policiers devant le procureur de la République. Il faudra,écriventsesbiographesConanetGaetner,l’interventiondeRenéMayer,ministredelaJusticepourqueleprésidentduConseil,HenriQueuille,fasseensortequel’onpassel’éponge:LePenrisquaitd’êtrefrappéd’une interdiction d’exercer lemétier d’avocat s’il avait écopé d’un casier judiciaire. L’une des fiches –intitulée«Esquissedebiographie»–réaliséessurJean-MarieLePenparlesRenseignementsgénérauxàlafindesannées1980confirmel’informationavecunegrandeprécision,citantladateàlaquellel’affaireaétéclassée:le20juillet1951.

Cet incident a-t-il coûté àLePen la présidence de laCorpodedroit puisqu’il passe lamain àClaudeMoureten1951?LePendémentcela,dumoinspartiellement60.Iln’yapaseudeplainteducuré,cequiestvrai. Ilnesesouvientpasque l’affairesoit remontée jusqu’augouvernement, toutenadmettantqu’uncamarade ait pu le défendre grâce à ses relations personnelles. Paul Anselin évoque, quant à lui,l’interventiond’unfilsdeprocureur.LePendémentaussiqueceminiscandaleluiaitimposéderenonceràla présidence de la Corpo. Il affirme toutefois avoir proposé sa démission aux comitards – « parce quel’affaireavait faituncertainbruit»–qui l’auraientrefusée.Ensuite, ilapassé lerelaisàMouret«parcequ’on ne peut pas rester président de la Corpo toute sa vie ». Il accepte toutefois de rester présidentd’honneur.Lesnouveauxétudiantsquiarriventendroit,commeJean-ClaudeCasanovaouJacquesJulliard,serappellentl’avoirtrouvésurplaceàleurarrivée.

Si l’interventionensafaveurdemembresdugouvernementestdifficileàcontester, ilestpeuprobableque, dans le climat assez anticlérical de l’époque, ses gesticulations de fin de beuverie aient choqué lesmilieuxétudiantsaupointdeluiimposerlebannissement.

PourJean-PaulDelbègue,sadémissions’expliqued’uneautrefaçon.Jusqu’alors,LePenpouvaitespérerquesonexpérienceàlatêtedelaCorpodedroitluipermettraitdeglanerdesresponsabilitésnationalesauseindel’UNEF.Le17mars1951,ilprendlatêted’unejournéedegrèveetdemanifestationspourdéfendrela toute jeune Sécurité sociale étudiante (instaurée en 1948) que le syndicat estimemenacée par le pland’austérité dugouvernementPleven.Pour la première fois, le nomdeLePen figuredansune éditionduMonde61,etdansunrôleplutôtmodéré.

Aprèslecongrèsd’Aix-les-Bains,LePencomprendqu’ilnepourraréalisersonambition.D’abordparcequ’il est « trop à droite », selon PaulAnselin : la gauche non communiste,minoritaire dans l’immédiataprès-guerre, reprend l’avantage ensuite avec la montée de l’anticolonialisme et la radicalisation desassociationsd’étudiantschrétiens.Ducoup, legenred’alliancequ’ilconduitdanslecadredelaCorpodedroit ne peut être reproduite à l’échelon national. Conclusion de Jean-Paul Delbègue : « Président del’UNEF,celapouvaitl’intéresser,maisnonunpostedesecondrangquiluiauraitimposédesresponsabilitésdegestionquinelepassionnaientpas62.»

DernièreaccusationportéecontrelejeuneLePen,celled’avoirétéuntricheuràlaCorpodedroit.MichelRocarddénoncelefaitqueLePenaurait«truandé»saréélectionàlaCorpodedroitenajoutantunpaquetdebulletins remplispar lescomitardsàsasolde.Cetépisodedesavieestudiantinene figurepasdans labiographiepersonnelledel’ancienPremierministredeFrançoisMitterrand,peut-êtreparcequ’ilauraitétéobligéd’évoquerunépisodepeuglorieux:MichelRocardaétéeneffetinscritsixfoisenfacendroit,oùilaété«collé»autantdefoisàl’issuedesapremièreannée!Latricheabieneulieu,maisilsemblebienqueLePenn’yaitpasparticipédirectement:l’affairedescartestrafiquées,quiabeletbienexisté,nesesituepaslorsdel’assembléegénéralede1951,ladernièrequiaitéluLePen.PaulAnselinaffirmes’ensouvenirparfaitement:«NousétionstroisRPFetunMRPàfairepartiedescomitards:ÉmileAugust,JeanLesuisse

Page 21: Histoire Française

(MRP),ClaudePoutieretmoi.Àmidi,nousréalisonsquenousallonsêtrebattusparnotreopposition,quin’estpasencoredirigéeparRocard.L’und’entrenous–jecroisquecedevaitêtrePoutier,maisnonLePen–suggèrealorsdeprofiterdesstatutsdelaCorpo,quiprévoientlapossibilitédefaireadhérergratuitementdes étudiants sans le sou, pour confectionner des fausses cartes en recopiant des noms d’étudiants nonadhérentsdel’UNEFmaisinscritsendroit.Jemerendsrapidementàl’Institutdegéographiepourfabriquercesfaussescartesquivontnouspermettred’augmenternosprocurations63.»Lorsdel’AG,cesprocurationssontcontestées,cequiprovoqueune«motionpréjudicielle».LalisteLePenobtientunecourtemajoritédequatrevoix,quiluipermetensuitedereconduiresonleaderàlatêtedelaCorpo.Lesminoritairescontestentlescrutinetladirectiondel’UNEFcassel’élection.Pourconforterleurmajorité,lescomitardsl’élargissentalorsauMRPdeClaudeMouret.C’estainsiqueladroiteconserveralaCorpodedroit.

Quoiqu’ilensoit,en1952,JeanLePenn’estplusqueprésidentd’honneurdelaCorpo.Ilsongeenfinàsa vie professionnelle. Il finit par réussir sa licence de droit en 1952, mais les carrières juridiques nel’attirentpas.

CommentsereprésenteralorsavecleplusdefidélitélejeuneLePen?Est-ildéjàlemilitantd’extrêmedroite décrit par certains des responsables estudiantins oumilitants de gauche ?A-t-il vraiment droitisé,commeilsl’affirmeront,l’associationétudiante?Enréalité,l’histoiredesonparcourstellequenousavonspulareconstituerlaisseplutôtpenserl’inverse:adoubépardesanciensplusposés,etplusintellectuelsquelui–LespagnoletVignardou–,ilapeut-êtreétéimprégnéparuneidéologiecorporatistespontanémentdedroitemaispasextrémiste.QuandLePenarriveàParis,l’extrêmedroitefrançaiseestenlambeaux.Leseulgroupeconsistantestceluid’Actionfrançaise,etsonleaderestudiantinGilbertComteneprétendpasl’avoirconvaincuderejoindresesrangs,mêmes’ildéclarel’avoirentraînédansquelquesréunionsdeformation64.Commeils’estrenduàcellesduRPF:JacquesDominatireconnaîtlui-mêmeavoireudumalàcernersesconvictions65.Ellessontcependant incontestablementdedroite,anticommunistesetantigaullistes,sibienqu’onleurattribueparfoisunetonalité«maréchaliste».S’ilnemanifestepasréellement,àcemoment-là,de sympathies pour la collaboration,LePen a été révulsé, commeon l’a vu, par l’épuration et l’allianceentre communistes et gaullistes aux lendemains de la Libération. Ce qui ne l’empêche pas de diriger laCorpoaveccesderniers,nidecompterplusieursd’entreeux–ÉmileAugust,PaulAnselin–parmisesamis.On ne décèle pas de traces, dans ses réflexions ou ses souvenirs, de lecturesmaurrassiennes, ni d’autresthéoriciens d’extrême droite, comme il a été prétendu. On peine également à trouver des témoignagesirréfutablesd’antisémitismeouderacisme,commeledisentplusieursanciensdelaCorpo,quellequesoitleurorientationpolitiquepersonnelle66.Sacultureestpluslittérairequepolitique.LejeuneLePenestunaventurierfrustré,quirêvaitdelaMarineetdel’Outre-Meràuneépoqueoùl’Empirejouissaitd’unprestigeen déclin.Mais cela suffit d’autantmoins à le rattacher à l’extrêmedroite collaborationniste67 que c’estgrâceà l’EmpirequedeGaulleapumenersonépopéeetcommencer la reconquête68.Labataillecontrel’Union internationale des étudiants lui permet d’ailleurs de refonder cette passion de l’Empire et de lagéopolitiquedanslecombatsyndicalcontrelagauche.

LapulsiondeviedujeuneLePenlepousse,onl’avu,davantageverslesfillesetla«déconnade».Enfindecompte,cen’estpasàl’extrêmedroite,maisdansl’arméequelejeuneJeanLePens’engageausortirdelafac.Commes’ilcherchaitencoreàéchapperàlapolitique.

1.Moyennenationale.2.Voirlechapitre12,«Mitterrand-LePen».3.Voirlechapitre3,«Chefdebande».4.Entretiendu23février2011.

5.Entretiendu1erfévrier2011.6.ElleregroupeprincipalementlesanciensprésidentsdelaCorpo.7.LePen:«C’estassezrigolodevoirdesprocureursetprocureusesdelaRépubliquechanter:“Ah,rentretapinedansleculqu’onenfinisse,ahrentretapinedansl’culqu’onn’enparleplus.”»8.CitonsnotammentGillesBressonetChristianLionet,LePen,biographie,op.cit.,etlejournalisteRomainRossodeL’Express.9.LePen,biographie,op.cit.10.Qu’ilensoiticivivementremercié.Sadiscrétionsefondesursondésirderesterlibreetsavolontédenefroisseraucundesescamaradesdel’époque.11.Entretiendedécembre2010.12.Entretiendejanvier2011.13.Devenupar la suite traducteur international,«Tann»,comme l’appelaient sesamis,aeffectué le reportagesur labased’oùestpartie lapremièreexpéditionsurlaLunedesastronautesaméricains.14.PierrePéanfutuntempsmembredesoncabinet,chargéd’estimerlesincidencesdelaconstructiondutunnelsouslaManchesurl’agriculturefrançaise.15.Cettefacdedroitparisiennes’estfaitconnaîtrecommeunbastiondumouvementOccidentdanslesannées1960,puisd’Ordrenouveaudanslesannées1970,quiontgénérémoultbagarresaveclesétudiantsdegaucheduQuartierlatin.16.LesindicationsquisuiventnousontétéfourniesparJean-PaulDelbègue,unanciendelaCorpo,etRobiMorder,universitairespécialistedel’histoiredesmouvementsétudiants.Qu’ilsensoienticiremerciés.17.Entretiendu17février2011.18.Entretiendu17mars2011.

Page 22: Histoire Française

19.Entretiendu21avril2011.20. Une association étudiante folklorique. Le pendant féminin s’intitulait « Les Dames de la dalle en pente ». Elle était animée par ReineBouchara,grandeamiedeJean-MarieLePen.21.Entretiendu22février2011.22.LedeuxièmelongmétragedeChabrol,sortien1959.23.Entretiendu17mars2011.24.LemêmetémoinaassistéauxobsèquesdeGuldé,auxquellesétaitprésentJean-MarieLePen;ilprécisequ’ilaappriscejour-làqueGuldés’étaitfaitfranc-maçonparlasuite.25.Entretiendu21avril2011.26.Entretiendu22février2011.27.Selonlui,laCorpoaparticipéàlamanifestationétudianteàPariscontrel’occupantdu11novembre1940.28.Entretiendu11avril2011.29.AnimateurlocalduRPF.30.BeaucoupdeFrançaispensaientjusqu’en1941-1942qu’ilexistaitunedivisiondutravailentrelecollaborateurPétainquilesprotégeaitaujourlejour,etlerésistantdeGaulle,quipréparaitl’avenirdupaysetpréservaitsonindépendance.31.Entretiendu20juin2011.32.DominiqueJamet,UnpetitParisien,J’ailu,2001,p.162.33.Le3juillet1940,lamarineanglaiseattaqueuneescadredelamarinefrançaisedanscepetitportsituéprèsd’Oran.Labataillefait1380morts. Le Royaume-Uni craignait que la flotte française, restée seule à se battre contre l’Allemagne nazie, tombe auxmains d’Hitler aprèsl’armisticedelaFranceavecl’Allemagne.LePenoubliederappelerquelesdirigeantsanglaisontsuggéréaucommandementfrançaisdelesrallieroudesesaborder.

34.Entretiendu1erfévrier2011.35.Entretiendu5janvier2011.

36.Entretiendu1eravril2011.37.Entretiendu21février2011.38.EntretienavecLePenenfévrier2011.39.Entretiendu4mai2011.40.Entretiendu11mai2011.41.Entretiendu9novembre2011.42.AlbumdephotosLePen,éditéparleFrontnationalen2001pourlacampagneprésidentielle.43.AdhérentsdelaJEC,Jeunesseétudiantechrétienne.44.CitéparJean-PaulDelbègue,quiprécised’ailleursletitredelachansonévoquée:«Carolinelaputain».45.Entretiendu9décembre2010.46.Entretiendu12janvier2011.47.L’expressionestd’originebelge.Elleestutiliséepourdésignerdesactivitésfestivesestudiantinesdontlepointcommunestlaconsommationdebièreetleschantspaillards.48.Onretrouvelestroisincidentsdansl’enquêted’ÉricConanetGillesGaetner,«QuiestvraimentJean-MarieLePen?»,L’Expressdu12mars1992.49.LePen,biographie,op.cit.,p.47.50.Entretiendu22février2011.51.LePen,biographie,op.cit.,p.49.52.HenryMurgerestl’auteurdeScènesdelaviedebohème(1847-1851),piècepuisromandanslesquelsildécritlamisèreartisteetestudiantinedetoussesamis,appartenantaucercledesbuveursd’eau,fautedemieux...53.Id.,p.46.

54.Entretiendu1eravril2011.55.Entretiendu21avril2011.56.LePen,biographie,op.cit.,p.41.57.Entretiendu3mai2011.L’UniversitélibredeBruxelles(ULB)étaittrèsantireligieuse.Sesétudiantss’opposaientàceux,flamingants,deLeuwen-Louvain,lacatho.58.Entretiendu17mars2011.59.RapportéparÉricConanetGillesGaetner,art.cit.,L’Expressdu12mars1992,etparGillesBressonetChristianLionet,LePen,biographie,op.cit.,p.70.60.Entretiendu23février2011.61.Éditiondu17mars1951:«Toutefois,unecentainedejeunesgensréussissentàdéborderleserviced’ordreetcoururentverslaplaceSaint-Germain-des-Prés. Ils retrouvèrent là quelque cent cinquante de leurs camarades sortant des cafés voisins. Ce petit groupe gagna le Palais-Bourbonvers17heures.Arrivéslà,quelques-uns,montéssurunevoiture,haranguèrentlafoule.Mais,grâceauxrecommandationsqu’adressaàlafouledesescamarades,M.LePen,présidentdel’associationdesétudiantsdedroit,aucunincidentneseproduisit.»62.Entretiendu4mai2011.63.Entretiensdu21avriletdu4mai2011.64.GillesBressonetChristianLionet,LePen,biographie,op.cit.,p.52-53.65.Id.,p.54.66.CitonsnotammentPaulAnselin,ÉmileAugust,Anne-MarieAubertinThieblemont,PaulBouchet,Jean-PaulDelbègue,AlainJamet,JacquesJulliard,RobertPertuzioauxquelslaquestionaétéposéedirectement.Ilestvraiquelescontemporainsdel’époquesefontrares.67.DanssonouvrageUnparadoxefrançais(AlbinMichel,2008),l’historienisraélienSimonEpsteindémontrequebiendesantisémitesetdesmilitantsd’extrêmedroitede l’avant-guerresesontengagésdans larésistance tandisquebeaucoupd’antiracistesdegauchesontdevenusdesantisémitesmilitantsdurantl’Occupation.68.Dèsle18juin1940,legénéraldeGaulleaffirmait:«[...]LaFrancen’estpasseule.ElleaunvasteEmpirederrièreelle!».Lesralliementsdescoloniesontcommencédès1940etBrazzavilleestdevenuelacapitaledelaFrancelibre.

Page 23: Histoire Française

3.

Chefdebande

Onnaîtchef,onneledevientpas.Cetteidéefaitpartiedupatrimoinecultureldeladroite,légitimisteouextrême,etelleamêmetendanceàs’imposeràgauche.AuFrontnationalcommedanslafamilleLePen,onal’étoffed’unchefouonnel’apas,etunchefnesauraitavoirunautredestinqueceluideleader.Et,onl’avu,l’étymologiedesonnom–LePensignifiant«chef»enbreton–participedesaproprelégende.

D’emblée,sescompagnonslesplusfidèlesmettentenavantlecharismedeJean-MarieLePen.Lesplusanciensnesontpaslesderniersàentretenirlemythe.CondiscipledeLePenaucollège,AlainJego,notairede son état, tient à rappeler qu’« il s’imposait naturellement comme un patron dans la plupart de nosentreprises1»,mêmes’ilnes’agissaitalorsquedefairerégnerl’ordreautourd’unetablederéfectoireou,aucontraire, d’imposer la solidaritédans le chahut. « Il avait uneâmedechefdebande», ajouteAndréDaniel;unautredesescondisciplesnote,enrevanche,quesoncôtécaractérielpassaitmalàLaTrinité:«Ilétait ce que l’on appelait à l’époque un gommeux, unm’as-tu-vu sur tous les plans et n’avait pas bonnepresseàLaTrinité-sur-Mer,oùl’onn’appréciaitpasbeaucoupsoncôtéchienfou2.»

Alain Jamet affirme avoir éprouvé, dès leur première rencontre, la certitude que Le Pen deviendraitprésident de la République 3. Il n’avait alors que dix-sept ans. Jamet n’est pas le seul. Quiconque veutdiscuter avec Jean-Marie Le Pen éprouve les pires difficultés pour le contredire ou pour l’interrompre,comme le vérifieront ensuite nombre de journalistes. Sa présence est d’emblée physique,massive : il enimpose. Sa parole, fluide, suscite plutôt une écoute passive. Mis en confiance, le Menhir, comme onl’appelleraauFrontnational,devientfacilementséducteur,enjôleuretpeutmêmesemontrertrèsdrôle.Ilsaitcommentcharmersesinterlocuteurs.C’estunconteur.Maisilsaitaussicommentlesterroriser.

La colère, l’autoritarisme, le capricemême font partie intégrante du personnage. Sa première épouse,Pierrette,sesouvientencored’engueuladesépouvantablesentresonjeunemarietsamère4àLaTrinité-sur-Mer,pourdesquestionsd’ordredomestiqueleplussouvent.AlainVizier,attachédepressepuisdirecteurdela communication du FN depuis 1986, patient observateur de Le Pen au quotidien, a fréquemment faitl’expériencedesescolères.Ellesrelèventparfoisdelafutilitécommelorsque,devenuunevedettedupetitécran au moment de la première percée électorale du Front national dans les années 1980, il peste unejournée entière contre un rendez-vousmanqué avec une télévision. L’enjeu n’était pourtant pas essentielpuisqu’ils’agissaitdedémontrersontalentde...véliplanchiste.LePenetJean-MarieLeChevalliers’étaientdonné rendez-vous avec Pierrette qui connaissait toutes les plages autour de La Trinité. Pierrette étaitchargée d’emmener les journalistes. Les deux hommes se positionnent devant la plage. Personne. Ilsattendent.Enfait,Pierrettes’esttrompéedeplage.LePenentreentranse,fouderage.«C’estlaseulefoisoù je l’aivudansunétatpareil, raconteJean-MarieLeChevallier5. Il estdevenublanc,granitique. Il seraidit.Ilnepeutplusdireunmot,ilestcommebloqué.»

Danslalégendelepéniste,lechefaforcémentvocationàdevenirsuprême.Chef,chefd’Étatetpèredupeuple.Staline–ouNapoléon–enfutun,«petit»parlataille.LePendotéparlanatured’unphysiquedecatcheur deviendrait forcément un « grand » chef, le sauveur de la France. Le vrai, pas comme cet «imposteur»deDeGaulle.TouslesenquêteursquiontétabliunvraicontactaveclesgensduFront–qu’ils’agisse de Claude Askolovitch 6 ou de Christian Duplan 7 – ont éprouvé l’idéalisation absolue dontbénéficieLePenauprèsde labase.Cette ferveurunpeucandide tient sansdouteàcequ’onappelle soncharisme,unmotbiencommodequandonnesaitpluscommentexpliquerl’ascendantqu’exerceunhommesursescontemporains.

Mais la réalité est différente. Le Pen est, certes, un chef. Il se vit comme tel, et il a, effectivement,davantagecommandéquelui-mêmen’areçud’ordres.Ilapumanifester,àdesmoments,uncertainsensdel’État ou, du moins, de l’intérêt pour la nation. Mais sa véritable psychologie est celle d’un vaincu del’histoire,commelelaissedevinersonattirance,jamaisdémentie,pourlesthéoriesdudéclin.Etledéroulédesonexistencelemontredavantagecommeunchefdebandequecommeunpossiblechefd’État.

Chefdebande.Unrôlequisiedbienauxfilsuniques,expliqueensubstancePierretteLalannelorsque,aujourd’hui,elleselaisseunpeualleràévoquersonex-mari.Sesmeilleuresannéesàellefurentcellesdela

Page 24: Histoire Française

traverséedudésert,lorsqueLePenn’étaitplusle«MinouDrouet»delapolitique8française,surnomquel’ondonnaauplusjeunedéputééluauxélectionslégislativesdejanvier1956,quandiln’étaitpasencorelechefduFrontnational,maisdéputépoujadiste.

Lesannéesdel’insuccèspolitiquenefurentpascellesdudésespoirnimêmedudésarroi.PourJean-MarieLePen,sabandeétaitunebouéedesauvetage.Qu’ilramenaitfréquemmentàlamaison.Ilfallaitenhâtebricolerunplatdepâtesouuneomelette,carlamaisonn’avaitguèredemoyens,cedontLePensesouciaitcomme d’une guigne. Il entonnait ses chansons jusqu’au bout de la nuit, il suivait sa fantaisie quecontrariaient rarement sespotes. Jeunepèrede famille,LePen était déjàun chefde clan expérimenté. Ilavaiteusapremièrebandeaucollège.Cellede laCorpoaduréplus longtempsetpeudecomitards l’ontquittépar la suite.Aujourd’hui,LePen s’accordeplutôt lucidement le statutde« fédérateur», agrégeantgaullistes,conservateursetroyalistesdel’Actionfrançaise,queseulepouvaitunirl’actionanticommuniste.Lechefdebandeestd’abordàl’écoutedesespropresdésirs,maisilsaitaussilesfairepartager.

Aucroisementdupatriotismeetdel’aventure,sonexpéditionenHollandefaitpartiedumythe.Unephotoretracel’épopéedansL’AlbumLePen9publié 1988parPatrickBuisson, ancien journaliste deMinute etfuturconseillerdeNicolasSarkozy:onlevoitentouréd’unetrentainedejeunestypesbottésetgantés.Noussommesen1953,etlesPays-Basdoiventfairefaceàdeterriblesinondations.Danslanuitdu31janvierau1erfévrier,desventsd’uneforceinouïeontprovoquéunesoudaineélévationduniveaudelamerlelongdela côte, au sud-ouest du pays. Le raz-de-marée provoque la mort de 1 800 personnes. L’inondation arecouvertd’eaudemer160000hectares,adétruitdesbâtiments,aravagél’élevageetl’agriculture.

Le Pen est presque un jeune notable. Sa position de président de la Corpo lui a permis de faireconnaissance avec le monde de la politique. On l’a reçu, par exemple, auministère de l’Éducation. Aulendemainde la catastrophe, il appelle carrémentVincentAuriol, président de laRépublique, afin de luiexposersonidée:emmenerungrouped’étudiantsparisienspouraiderlesHollandaisàdéblayeretévacuerl’eaudemer,avectouslesbénévolesdéjàarrivéssurplace.Auriolluiprometd’enparlerauministredelaDéfenseRenéPleven.Etcommentunetelleinitiativepourrait-elledéplaireauministre?LePendemandeàPleven de leur fournir le matériel et de payer le voyage. Celui-ci accepte. Les copains de Le Pen sontbluffés.Legarsestgonflé.Ildevientleurmeneurincontesté.JacquesPeyratfaitpartiedel’expédition.Pourluiaussi,LePenest lepatron. Il l’acroisé lorsd’unebagarreauQuartier latin :«Ungarsenduffle-coatmarronàlatêteéclatée,l’arcadesourcilièreouverte,sesouvient-il10.Jemesuisretrouvéàcôtédeluiunmoment.Jenemerappellepluspourquoi.Jecroisqu’ils’agissaitdeplacesréservéesauxétudiantsafricainsdanslescitésU.Lesétudiantsdegauchecriaient:“Lefascismenepasserapas.”Lesautres“ÀMoscou!”

«LePenmedit:“Quies-tutoi?—Jesuisétudiantendroit.—IlfautqueturejoigneslaCorpo.”Enquelquesmots,ilavaitprisl’ascendantsurmoi.C’étaitunvraichef.»EtlorsquePeyratvoituneafficheproposantauxétudiantsd’alleraider lesHollandais, ilestcontentde

retrouver Le Pen au milieu de la foule qui fait la queue dans les sous-sols de la faculté du Panthéon.Parachutiste et secouriste : sonCV séduit Le Pen, qui le recrute. Les étudiants partent de la gare Saint-Lazare.

Surplace,lesconditionssonttrèsdures.IlfaitunfroidglacialetlescompagnonsdeLePensontsous-équipés.Ilsrentrentdufrontdemerà17heures lesoirets’emmitouflentdansdescouvertures.Peyratsesouvientd’avoirentourésespiedsdejournauxpourseprotégerdufroid.Lanourritureestpeuabondanteetl’hygièneinexistante.LescompagnonsdeLePenserappellentencorecommentcelui-cis’estdémenépourleurobtenirl’accèsauxdouchesducampaméricain,puisquelquessupplémentsdenourriture.Leséjoursetermine par trois journées libres, tous frais payés par le gouvernement hollandais, àAmsterdam.DraguedanslescitésU,plusbeuveries...LePennesecontentaitpasdemenersestroupessurlefrontdemer.«Ilréglaitlesconflitsentrenous,serappellePeyrat.Ilcommandaitàsafaçon,trèsphysique.Certainsétaientterrorisés, d’autres non, et il m’est arrivé de regimber. Jean-Marie Le Pen a une façon de commanderparticulière,ilfonctionnesurunmodetrèsaffectif.ÀlaCorpo,enHollandeetplustardàl’ENSOA(Écolenationale des sous-officiers d’active), puis en Indochine 11, je l’ai toujours vu diriger les hommes de lamêmefaçon.»

En Hollande, les étudiants sont accueillis comme des libérateurs. Ils sont en battle dress, portent desrangers.Toutcelapréfigurel’engagementmilitaire,l’aventure,lescolonies.

LorsqueLePendécrocherasonengagementdanslaLégionpourpartirenIndochine,iltiendraàemmenerdeuxdesescamaradesavecluiaucampdeformationdeSaint-Maxent:PeyratetPetit.SelonAlainJamet,l’idéedesebattreenIndochineavaitgerméauseindecepetitgroupedecopains,unedizainedetypes.Maisseulstroisd’entreeuxirontjusqu’auboutdeleuridée,rejointsbientôtparLuceMillet,mèred’unefillettebaptisée«Yann»–lafutureYannPiat,députéeduVaraudébutdesannées1990.

Noussommesen1954etladéfaitedelaFranceàDiênBiênPhun’entraînepaslacessationimmédiate

Page 25: Histoire Française

descombatsquisepoursuiventdurantsixsemaines.AncienrésistantetdéportéàBuchenwald,HélieDenoixdeSaintMarcavoulutémoignerdecequeleséjourdeLePenetdePeyratn’apasétéquetouristiqueenIndochine:«Àl’évidence,surleplanhistorique,LePenetPeyratparticipentauderniermoisdelaguerred’Indochine.Ilsneparticipentpasàdegrandesbatailles,niàdesaccrochagessanglantsethéroïques,maiscertainesballesquinousontsiffléauxoreillesauraientpufaired’euxlesderniers“mortspourlaFrance”enIndochine.»Enrevanche, l’ex-capitainenecachepassesdifficultésavecLePen :«LePenétaituncas.D’abord c’était une espèce de nature bouillonnante, explosive, ayant une idée tous les matins, trèsimaginatif,cequinecorrespondaitpasforcémentau typemêmedusous-lieutenantde laLégion,quidoitêtreungarçondiscipliné,acceptantdesemoulerdansdesstructuresassezrigides.EtavecLePen,çan’apastoujoursétéfacileparcequ’ildébordaitrapidementlecadrestrictdanslequels’inscrivaitsontravaildechefdesection.Ildiscutait.Cen’étaitpasagaçant,maisonn’yétaitpashabitués.Ilmélangeaitparfoislesconversations strictement techniques et militaires, que nous avions avec nos subordonnés, avec desconsidérationsstratégico-économico-géographico-planétairesquinecorrespondaientpasforcément,pasdutout d’ailleurs, à un travail plus terre à terre. » Et Hélie Denoix de SaintMarc de préciser ce que l’onattendaitdelui :«Onatrentehommessousnosordres,voilàcommentonlesorganise,cequ’ilfautleurapprendre,voilàlamission,ilnefautpasdéborder,savoiràquelmomentouvrirlefeu,arrêter.LePen,çabrassait,çathéorisait12...»

Aprèslacessationdéfinitivedescombats,cettemêmeannée1954,onrecaseLePenetPeyratauserviced’informationsdesarméestandisquel’engagementdePetitluipermetdepartirenAlgérie.LePenetPeyrattravaillent pourCaravelle, le journal interne. Le Pen s’initie aux joies de la rédaction et surtout de ladocumentationsurl’actualitépolitique.Ildoitopérerchaquesemaineunesélectiond’articlesdiffuséedeuxfois parmois sous le titre «Lupour vous».Certains extraits sont ensuite intégrés au journalCaravelle,mensuel,dontlepremiernuméroaparuenseptembre1945;letitresedéfinitcomme«lejournalduCorpsexpéditionnaire d’Extrême-Orient, chargé d’informer et de distraire les volontaires qui embarquent pourl’Indochine».LesarchivesdeCaravelletémoignentd’uneassezgrandequalitééditoriale.Peyrats’occupe,lui, du volet culturel de la publication : on y trouve des papiers sur Jean-Paul Sartre ou les surréalistes,l’échodesinterventionspubliquesdepersonnalitéscommelejeuneValéryGiscardd’Estaing,AlbertCamusouAndréMalraux.L’esprit des articles est très apolitique et fait penser auxbulletinsd’actualité diffusésdanslescinémasdesannées1950et1960:curiosité,ouverturesurlemonde,croyanceauprogrès.

LavieàSaigonn’étaitpaslebagne.«ÀCaravelle,nousétionsnosproprespatrons,raconteLePen.Onavaitunejeep,onarrivaitaumesspourprendrelepetitdéjeunerà9h30alorsquelesgénérauxsortaientdetableetnousregardaientensedisant:“Qu’est-cequec’estquecesmerdeux?”Onn’enavaitrienàfaire13.»

Avant leur retour en France, Jean-Marie Le Pen, LuceMillet et Jacques Peyrat organisent une fiesta.L’esprittoujourscarabin,ilsdécidentdefaitimprimerunfaire-partmortuaire:

Luce-MarieMilletJean-MarieLePen

Jacques-NoëlPeyrat

ontladouleurdevousfairepartdeleurdépartpourl’Europe,etvousconvientàlacérémoniefunèbre

quisedérouleraaucabaretMacabane(rueci-devantTabord).Lalevéedesverresauralieuà17heures.

Àlasortiedel’épisodeindochinois,LePenaprisgoûtàsapropreindépendance.HélieDenoixdeSaint

Marc luipropose,ainsiqu’àJacquesPeyrat, de rejoindre les services secrets, comme il estd’usagede lefairepourtouslesengagésbacheliers–«Vousallezquitterl’armée,maisvouspouvezcontinueràservirlaFrance.»LePendéclinel’invitation,contrairementàPeyrat.L’explicationqu’ilnousdonneaujourd’huidesonrefusvautcequ’ellevaut:«J’aitoujoursrefuséd’obéirauxhiérarchiessecrètes.C’estpourquoijen’airejointnil’OASnilafranc-maçonnerie14.»Ellemontreentoutcasque,mêmeaprèssonpassagesouslesdrapeaux, il a gardé son esprit frondeur. En fait, le jeune Le Pen s’est pris de passion pour la politiquefrançaisedurantsonséjourindochinois.Etiln’apasl’intentiondelavivrepluslongtempsparprocuration.Lorsqu’ilquitteJacquesPeyratsurlequaidelagaredeNice,auretourd’Indochine,etquesoncompliceluidemandecequ’ilcomptefaire,illuirépondsanshésiter:«Delapolitique.»Ilauraitpuajouter:avecmabande.CarsiPeyratn’enfaitplusprovisoirementpartie,LePenretrouveàParisquelquesaficionados.

PierrePoujadeestsansdouteaujourd’huimoinsconnuquel’adjectif–poujadiste–auqueliladonnésonnom. Ce terme est devenu péjoratif, désignant des esprits vindicatifs, étriqués, corporatistes, de petitsboutiquiers,des«beaufs»...L’histoiredel’hommeestmoinsunivoque.Contraintd’abandonnersesétudesàlamortdesonpère,PierrePoujadeaexercédiversmétiersavantd’entrerauPartipopulairefrançaisde

Page 26: Histoire Française

JacquesDoriot,puisunmouvementdejeunessevichyssois.IlrejointlaRésistanceen1942etsertcommeaviateurdansl’arméedelibérationnationale.

Après la guerre, Poujade devient libraire-papetier. Son nom défraye la chronique lorsque, en 1953, ils’opposephysiquement,auxcôtésdequelquescommerçants,àuncontrôlefiscalàSaint-Céré,petitevilleduSud-Ouestoùilrésideavecsonépouse.Cetincidentestlepointdedépartdesonmouvement,l’Uniondedéfense des commerçants et artisans (UDCA), qui se transforme bientôt en une force syndicalo-politiqueimportantedanslesannées1950,aupointderéussiràfaireélireunecinquantainededéputésauParlementenjanvier1956.

LePenestrevenuenFranceavantlatenuedecesélectionslégislatives.Etmêmes’ils’estintéresséauxarticles relatifsaumouvementdepetitscommerçants, iln’anullement l’idéede le rejoindreenarrivantàParis. En réalité, Le Pen concocte, avec quelques compagnons de route, le projet d’une candidatureindépendanteauxprochainesélections législativesde janvier1956. Ilyaautourde luiunmédecin,Jean-MauriceDemarquet,ancienbéretrougequialuiaussifaitl’«Indo»audébutdesannées1950;JeanDides,policierquivientd’êtredémisdesonpostedecommissairedepoliceàlasuitedel’affairedesfuitesde195415.LePenretrouveaussiAlainJamet,ainsiqueRolandGuezetJeanBourdier,deuxdesesmeilleursamis16.Autotal,leurgroupen’excèdepasunevingtainede«gaillards».

Jean-ClaudeCasanova,àl’époquejeuneétudiantprochedesindépendantsetpaysans,sesouvientd’uneréuniondebistrotaucoursdelaquelleLePenaexposésonprojet17:seprésenterentantqu’indépendantsdans trois circonscriptions parisiennes. Le Pen se souvient d’avoir bénéficié à cemoment clé d’une aidefinancièrenonnégligeable18delapartdedeuxanciensmilitairesfrançaisqu’ilavaitcôtoyésenIndochine.Lapetiteamiedel’undesmembresdugroupeaunpèrequivenddespeinturesdedécorationmurale.C’estainsiquelesParisiensvontdécouvrir,àl’automne1955,lenomdeLePeninscritsurlachausséeenlettresde trois mètres de long, sans savoir s’il s’agit d’une nouvelle marque de lessive ou de cidre breton.Aujourd’hui, Jean-Marie Le Pen semoque de sa naïveté de débutant. Ses convictions tournaient surtoutautourdesaffairescolonialesetdurefusdudéclinnational,unesortederésidudesdébatsd’avant-guerre.Peyratsesouvientàcesujetd’unediscussionaumess,enIndochine,aprèslacapitulationdelaFrance.LePenprétendaitqu’aprèsavoircédéenIndochine,laFranceabandonneraitl’Algérie.Leproposfaisaitrirelesofficiers:l’Algérie,c’étaitlaFrance,etlestroupesfrançaisesstationnéesenAllemagneauraientvitefaitdecirconscrirelarébellionalgériennequiavaitbeletbiencommencéen1954,àlaToussaint,pourêtreprécis.Le Pen anticipe parfaitement, lui, ce qui va se passer en Algérie, où la France se retirera après avoirremportéunevictoiremilitaire.Luciditépolitiqueoupessimismedécliniste?En tout cas, sonexpérienceindochinoiseaconvaincuLePendes’engagerpourladéfensedecequ’ilrestedel’Empirefrançais.

C’estd’ailleursgrâceàunerelationindochinoisequeLePenfinitparrejoindrelemouvementpoujadiste:RogerDelpey19.Cedernierprésideauxdestinéesde l’Associationdesanciensd’Indochine.Audébutdumoisd’octobre1955,LePenluirendvisiteausiègedumouvement,55,ruedeNaples.Illuiexpliquequ’ilacontracté« levirus»de l’actionpolitiqueet luidemandede l’aiderà financersacampagneélectoraleauQuartierlatin.Delpeycommenceparprendreenchargel’impressiond’unesériedetracts.Maisverslafindecemêmemoisd’octobre,uneautreopportunité seprofile :AndréGodin, députéRPFduNord, inviteDelpey à déjeuner. Surprise, Pierre Poujade est là, ainsi que Serge Jeanneret, un ancien de l’Actionfrançaise.EntreDelpeyetPoujade,c’estlecoupdefoudreetledéjeunerseprolongetarddansl’après-midi.Sibienquequelquessemainesplustard,le1erdécembre,après ladissolutionde l’Assembléenationaleetl’annoncedeladatedesélectionslégislatives,le2janvier1956,PoujaderappelleDelpey:«J’aidécidédeprésenterdescandidatsauxlégislatives.Trouvez-moiunedizainede“battants”parmivosgarsd’Indochine.Ilsmeserontutilesaumilieudemesmarchandsdesaucisson.»

Simultanément, Le Pen revient voir Delpey : la perspective des législatives a aiguisé son ambitionpolitique, et il lui annonce son intention de présenter des candidats à Paris. Après avoir souligné lesinconvénientsdesonprojet,sonisolementetsonmanquedemoyens,DelpeyluiproposedesejoindreaumouvementdePoujade.«Jenesuispaspoujadiste»,luirépondLePen.RéactiondeDelpey:«Cen’estpasnécessaire.Ilyauntrainquipasse.Tumontesàbordouturestessurlequai.C’estouiouc’estnon?»

ÉclatderiredeLePenquiacceptelaproposition.LesurlendemainestorganiséundéjeunerauZimmer,brasseriedelaplaceduChâteletàParis.Auparavant,Jean-MauriceDemarquetarejointlesdeuxhommesetproposedesoumettreégalementsacandidature.

Ducoup, les trois retrouvent lecouplePoujadeauZimmer.Brouillépar la suite avecPoujade et plutôtenclinausecret,RogerDelpeys’estbiengardéde faireconnaître le rôlequ’il jouadans l’intégrationdespremierslepénistesdanslemouvementpoujadiste.

Poursereprésentercequ’ontétélarencontreetl’allianceentrePoujadeetLePen,undétours’imposeparunromandeJulesRomains,LesHommesdebonnevolonté.Naissancedelabande20.Lerécitsesitueauxmargesdesclassesmoyennesaisées.Lechef–uncertainNodiard–réunitungrouped’affidésaunomd’une

Page 27: Histoire Française

idée : un pacte de sang entre quelques hommes déterminés est parfois plus efficace qu’une somme deconvictionspourforcerlecoursdel’histoire:«Àquoibon,ditNodiard,uneassociationdemillepersonnes,à laquellechaquemembren’apporte riendesa force réelle?Dixhommesdécidés,qui fontblocde leursressourcesetdeleurspossibilités,représententunpotentielbiensupérieur...»CeNodiarddonneunebonneidéedequiestLePenen1956,unhommeaimantéparl’actionbienplusqueparlesidées21 :«Nodiardétaittrèsagacé,écritJulesRomains.Lemaldontonavaitréussiàsepréserverdepuisledébut,lebavardageàn’enplusfinirsurlesprincipes,leprogramme,surlesrèglesderecrutement,surl’attributiondesfonctionsetdignités,toutecetteimitationpuériledecequ’ons’étaitjuréd’abattre,allaitdoncinfectercepetitgroupesi peu de temps après sa naissance, l’habituer à trouver sa raison d’être, son assouvissement, dans lacontemplationdechimèresverbales,l’échangedediscours,lesrites,lesvanités.»

Revenons-enàlaréunionduZimmer.LePenenfaitunrécitquiparaîtassezréaliste:«JedisàPoujade:aprèstoutvousdéfendezvotrecorporation.Puisquenoussommesdansunpaysoùily

aautantde féodalitésquedesecteurs,pourquoipasune féodalité supplémentairedescommerçantsetdesartisans?Ceseraittoutàfaitlégitime.

« Poujade répond : “Oui, mais vous savez, moi je ne suis pas seulement syndicaliste. J’ai des idéespolitiques,jesuisunpatriote.Desgenscommevous,jelesverraistrèsbienavecmoi.

—Oui,maisj’aimeraissincèrementsavoirquivousécouteetcommentvotrediscoursestaccueilli.—JeparleàBloisdansquatrejours,jevousinvite”,medit-il.«Ilfautnoter,c’esttrèsimportant,poursuitLePen,quel’UDCAétaitunepuissanteorganisation,avec

400000abonnéspourchacunde sesdeux journaux ;une fédérationcommecellede l’Hérault comprendalors15000adhérents.Iln’yavaitpasquedescommerçantsetdesartisans,maisaussidesPME,danscettemouvancedestinéeàluttercontrel’arrivéedesgrandessurfaces,larationalisationdeladistributionprônéepardeshommespolitiquescommeMendèsFrance.PoujadeétaitaussilecorrespondantdansleLotdePaixet Liberté, un mouvement subventionné par les Américains anticommunistes et dirigé par le maire deMantes,unradicaldunomdeJean-PaulDavid22.»

LePenetPoujade,unealliancenouéeaunomdel’anticommunisme?Sansdoute,maiscerécitdeLePengommelesrelations,plusambiguësqu’ilnelesprésente,entrePierrePoujadeetlemouvementcommuniste.Car, à l’origine,Poujade s’est appuyé sur les communistes pour lancer sonmouvement dans leLot et leCantal, entre autres. À Clermont-Ferrand, l’UDCA noue des liens avec la Confédération générale ducommerce et de l’industrie, d’obédience communiste. À Paris, elle s’appuie sur des mouvementscommunisantsparmilesmarchandsdepoisson,lesépiciersetlesartisans23.DansleMidi,laprogressiondel’UDCAs’effectueavecl’appuidecesmêmescommunistes.Deleurcôté,leParticommunisteet laCGTsoutiennent lesactionsde l’UDCA.Ladirectioncommunistey faitmêmeadhérercertainsdesespropresmilitants.L’Humanitésoutientlagrandejournéedefermeturedesboutiquesle23juin1954:«Lesartisansetpetitscommerçantspeuventêtresûrsdel’appuiduParticommunistefrançais,desesorganisationsetdesesélus,carladéfensedeleursrevendicationsnesontaucunementencontradictionaveclesintérêtsdelaclasse ouvrière 24. » Le lendemain, rendant compte du meeting du Vél’ d’Hiv organisé par Poujade, lequotidienmentionnelefaitquecedernierasalué«lestravailleursenluttepourleurbifteck».Enjanvier1955,legroupecommunisteàl’Assembléenationalerépondfavorablementauquestionnairedel’UDCA.Enmars,lesdéputéscommunistesselancentàleurtourdansdeviolentesdiatribesantifiscales.LesdirigeantsduPCF seront ensuitedeplus enplusgênéspar le discours antiparlementairedePierrePoujade.Mais ilfaudraattendreoctobre1955pourvoirL’HumanitéetladirectionduPartidénoncerofficiellementPoujadedansunéditorialsignéWaldeckRochet25.OnpourraitpresquedirequePoujades’estséparédeWaldeckRochetpoursejeterdanslesbrasdeLePen.Maisc’estplutôtl’inversequisepasse.PourJean-MarieLePen,lapropositiondePoujadeestuneoccasioninespéréed’entrerenpolitiqueparlagrandeporte.

Il faut reconnaîtreauchefdebandeLePenune intuitionétonnante.SelonLeMonde,« leministèredel’Intérieurn’accorderaitque850000voixaumouvementpoujadiste26».L’historienStanleyHoffmannestformel sur ce point : « Aucun des grands journaux d’information, aucun des journalistes ayant suivi lacampagne,aucunobservateursérieuxn’avaitprévulesdeuxmillionsetdemidevoix–2483000voix,soit9,2%desinscrits–quiallaientdonnerauxpoujadistes52députés.Aucunsondaged’opinion,aucunrapportduministèredel’Intérieur–lesrapportsdespréfetsontpourtantuneréputationenviable–n’avaitpermisdesoupçonnerl’ampleurdelavaguepoujadiste27.»LePen,lui,croitdurcommefersonnouveaumentor,quilui-même le prend un peu pour un fils adoptif, quand, plusieurs semaines avant l’élection, il évalue lesscoresdel’UDCAenfonctiondunombred’adhérentsaumouvement.PoujadeconfiealorsàLePenetàsescopainslamissiondecréeretdedévelopperl’Uniondedéfensedelajeunessefrançaise.

LePenetDemarquetserendentàBloispourtesterlediscoursdePoujade.Ilsyemmènentleurspetitesamies – Le Pen est accompagné de LuceMillet, Demarquet d’une jeune Irlandaise – pour « avoir leursentiment28».LePenestimpressionné:unefouleimmense,«unevéritableinfanteriepopulaire»,raconte-

Page 28: Histoire Française

t-il,lesaccueille.«Aveclesclassesmoyennesdevant,lesartisans-commerçantsetlespaysans.Poujadefaitundiscoursfleuri.C’estunbonorateur,quisaitadmirablementbienenchaînersesphrases.Maisilsaitaussisemontrerexaltant.Unhommesympathique,jeune,bellegueule,souriant.Bref,unepêcheextraordinaire.»Le Pen et Demarquet sont enthousiastes. Ils retrouvent Poujade au bistrot, en sueur, avec une nouvellechemise.L’accordestscellédevantunebière.EtPoujadeproposeàLePendeparlerenvedetteaméricaine,àRennes,quelquesjoursplustard.QuandLePengrimpesurl’estrade,ilya12000personnesdevantlui.Ilnetremblepas.Iln’amêmepaspréparéréellementsondiscours.

L’allianceprendforme.LePenetDemarquetsontpromusrespectivementprésidentetvice-présidentdel’organisationdejeunessepoujadiste,crééeexnihilo.Leursacolytesoccupentdespostesimportants.AlainJametetsonfrèredeviennentjournalistesàFraternitéfrançaise,lejournaldumouvement.

LePen etDemarquet bénéficient d’un coup de chance inouïe.Quand le bureau de l’UDCAchoisit deprésenterdescandidatsauxélectionslégislativesanticipées,ils’agitde«faireuncoupd’éclat»enprofitantdu système de proportionnelle intégrale. Mais les mentalités sont très antiparlementaires au sein dumouvement.Ducoup, ilestdécidéqu’aucunmembredeladirectionneseracandidat.PoujadeproposelacirconscriptionparisiennedelarivegaucheàLePenetcelleduFinistèreàDemarquet,quivientd’ymenercampagne en mars 1955, au cours d’une élection partielle, sous l’étiquette du Rassemblement nationalqu’anime Jean-Louis Tixier-Vignancour 29. Ironie de l’histoire, le militant qui tient la permanence decampagnedeLePenestunancienapparatchikde laCGTduBâtimentetduPCF.Jean-PierreReveau etDominiqueChabocherejoignentLePendurantlacampagnepourdevenirdesfidèlesentrelesfidèles.Onlesretrouvera à ses côtés pour soutenirTixier-Vignancour à l’élection présidentielle de 1965, puis au Frontnational.

Onpourraits’étonnerdeladécision–légère?–dePierrePoujadedechoisircommecandidatsdesjeunesgensqu’ilneconnaissaitquedepuisquelquesjours.Enréalité,lepapetierdeSaint-Céréconnaîtsestroupes.La décision du bureau de ne présenter aucune personne issue de ses rangs a incité les responsablesdépartementaux de l’UDCA à adopter la même attitude, par une sorte d’effet de cour. Il sait que, parprudence,beaucoupd’entreeuxrefusentdemettre leurcommerceendangerparunengagementpolitiqueforcémentmalvud’unepartiedeleurclientèle.Poujadesaitaussiquelescommerçantsetartisansnesontguèrerodéspourtenirlediscoursd’uncandidatauxlégislatives.LaplaceestdonclibrepourunLePenetunDemarquet.D’autantquelacampagnenepeutsecantonneràlaluttecontrele«fiscalisme».

«Lacampagnes’estpolitiséeavecl’arrivéedeLePen,sesouvientAlainJamet30.Chacunapportaitcequimanquaità l’autre.»Autrementdit,Poujadereprésente les troupes, lesélecteurset lesmoyens,etLePenlajeunessecultivée,leculotetunevisiondeschosespluspolitique.«Aurisquedesevoirreprocher,par certains commerçants et artisansmécontents, que l’on s’intéressait plus à l’Algérie qu’aux raids despolyvalents31dansleursboutiques»,ajouteJamet.PoujadediraqueLePenetlessiens,c’était«ledrapeaufrançaissurletiroir-caisse».

L’alliance,entoutcas,serévèleefficace:le2janvier1956,2483000Françaisapportentdoncleursvoixauxcandidatspoujadistes,soit11,6%desvoix.LePenrecueilledesoncôté37748voixdanslepremiersecteurdelaSeine,quiregroupecinqarrondissementsparisiens32.Ilsetrouveainsipropulsé,àvingt-septans, chef de file d’un groupe parlementaire ! C’est lui qui prononce le premier discours d’un députépoujadiste,le25janvier1956,aprèsl’ouverturedelasessionparlementairesouslaprésidencedusocialisteAndréLeTroquer.Sespremièresinterviewsparaissentdanslapresse.DansRivarol,ilfustigelerèglementquivoudraitlesinstaller,luietsescollègues,surlesbancsdedroite:«Nousn’avonspasl’intentiondenouslaisser cataloguer à droite ou à gauche, déclare-t-il. Nous siégerons à laMontagne,même s’il nous fautapporter des pliants33. »C’est l’une des dernières fois que l’on parle de JeanLe Pen. Le 31 janvier, leJournalofficielmentionnesonnouveauprénom:Jean-Marie.Pierrettesesouvientdel’avoirconvaincudechangerdeprénom.

Après les élections, les relations se tendent entre Poujade et son « fils spirituel ». Le Pen et ses amisreprochentàleurmentorderestersilencieuxsurl’Algériealorsqu’ilbénéficiesurplaced’uneauracertaineetquesonépouseestd’originepied-noire.LePenveutaussipolitiserdavantagelemouvement,luidonnercequ’il appelle«une structurepolitique» centralisée.«À l’époque, se souvientLePen, lePCFétait lemodèleabsoludel’efficacitéenpolitique.Jecherchaisàm’eninspirerpouranimerlemouvement.Maisiln’étaitpasfaciledepasserdusyndicalismeauléninisme34...»Ilestàcemoment-là influencéparAndréDufraisse,ditTontonPanzer35,unanciendoriotistedelapremièreépoquequi l’initieaux«techniques»d’organisationapprisesdanslecampstalinien.

Bref,LePenfaitadopterleprojetderéformedel’organisationparleConseilnationaldumouvement.Lesnouveauxstatutsvisentàfusionnercequel’onappelaitalorslesunionsparallèles:lesdiversgroupementsd’artisans, de boulangers, de commerces de bouche, d’agriculteurs, d’industriels, etc. Cela déplaîtsouverainement au patron et surtout à son épouse, qui perçoit ici une forme de rivalité entre les deux

Page 29: Histoire Française

hommes.Ellecraintquesonmarin’aitcommisuneerreurfataleenlaissantentrerLePenauParlementàlatête d’un groupe de cinquante-deux députés. « J’ai dit à mon mari, racontera-t-elle à Gilles Bresson etChristianLionet:LePentueraitpèreetmèrepourarriver.Parambition.C’étaitmonimpressionetjen’aipaschangédepuis36.»

LePen,devenuplusmédiatique,estaussidevenuunesortedeleaderconcurrentauseindumouvement.SelonLePen,c’estbienMmePoujadequimontesonmaricontrelui, l’accusantmêmed’antisémitisme.«Cen’estpasmoiqu’onappelaitPoujadolphe37!»rappelleaujourd’huileleaderfrontiste.

Poujaderipostedonceninterdisantauxparlementairesélussursonnomdedirigeruneunionparallèle.LadécisionvisedirectementLePenetDemarquet.Enfait,ladivergenceentrelesdeuxhommesneportepasquesurl’organisation.PoujadeatoujoursmanifestésonattachementàlaRépubliqueetilsouhaitemaintenirsonmouvementendehorsdesclivagespolitiques.LePen,lui,songedéjààstructurerladroitenationalisteauseind’ungrandparti.

À l’été 1956, le Parlement décide d’envoyer le contingent en Algérie où se tiennent déjà 140 000hommes.LePen etDemarquet, qui ont approuvé cette disposition, décident de s’engager pour sixmois.Après tout, ils ont été frustrésd’uneguerre en Indochine.Etpuis, leurpopularité au seinde l’UDCAnerepose-t-elle pas sur leur image de para et d’aventurier patriote ? Le Pen et Demarquet vont informerPoujadedeleurdécision.LePennousracontelascène.«C’estDemarquetquiparle.Évoquantledifférendqui les oppose sur la question algérienne, Demarquet dit à Poujade : “Nous allons en Algérie tenir lespromessesquetuasfaitesetquetun’aspastenues.Nousneferonspasétatdenosdivergences.Sinousnerevenonspas,l’affaireestclassée;sinousrevenons,nousréétudieronslaquestion.Mais,enattendant,noust’interdisonsdeteservirdenotreengagementpourlapropagandedumouvement38.”»

Or,enjanvier1957,Poujaderomptlepacteendécidant,sansdoutesousl’influencedesonépouse,deseprésenter à une élection législative partielle à Paris. Il a déjà été échaudé par le refus de cinq députéspoujadistesemmenésparJeanDidesdevotercontrel’interventionmilitairefranco-anglaisedanslacriseducanaldeSuez.LePenetDemarquet sont furieux :Paris est leur territoire.Enoutre,Poujade n’a aucunechancederemporteruneélectionpartielle,quinesedéroulepasàlaproportionnelle.

LePenlesait.Débarquantd’Alger,ilrendpubliquessesdivergencesaveclechefdel’UDCA.IlaffirmequePoujaderéuniramoinsde20000suffragessursonnom.Defait,Poujaden’enauraque19000.Malgrédeux«Vél’d’Hiv»remplis,l’équivalentdedeuxBercyd’aujourd’hui:leproblèmeestquecesmeetingstonitruantsmobilisentdesgensdetouteslesprovinces,etnondesélecteursparisiens.LorsdeladeuxièmeréunionduVél’d’Hiv,Jean-MauriceDemarquetdécide–sansdouteaprèsundébutdesoiréebienarrosé–d’aller«réglersoncompteautraître».Lascèneparaîtincroyable,carleparachutistealecorpsengrandepartie plâtré, depuis le cou jusqu’aux cuisses, ce qui n’est pas un atout pour en découdre.Le voici doncvociférantdanslestravées,LePenàsescôtés,unpeueffrayéparlaprésenceautourd’euxdemilliersdepoujadistesdéchaînésvenussoutenirleurleader.Parmilesrésolutionsdel’UDCAavantlescrutinde1956,n’était-il pas promis la potence aux députés qui trahiraient le mouvement 39 ? Selon Le Pen qui rigoleaujourd’huidelascène,luietDemarquetontétésauvésparleserviced’ordredel’UDCA,auseinduquelilsdisposaientdequelquesamitiés.LesmastardsenquestionentourentDemarquet de façon à lui éviter toutcontactaveclafoule.

Jean-MarieLePena-t-ilchangédedimensionparlasuite?L’imageduchefdebandesembleavoirbienrésisté à l’épreuve du temps,même si Le Pen a réussi, dans les années 1980, ce petitmiracle politiqued’avoir su, à l’inverse de tous ses prédécesseurs, du général Boulanger à Jean-Louis Tixier-Vignancour,unifierlaquasi-totalitédescourantsdeladroitenationalistefrançaise,desnationalistes-révolutionnairesauxcatholiques traditionalistes, en passant par les païens, les nazillons et les simples combattants del’anticommunisme.AprèsavoirmanifestésatrèsgrandedifficultéàêtrelenumérodeuxdePierrePoujade,puisdeJean-LouisTixier-Vignancour,ilnes’estjamaismontrécapabledecohabiterdurablementavecundauphin,mêmequandcederniers’avéraitfortdocile.Trèspeuintéresséparlesquestionsd’organisation,LePen les a successivement déléguées à Jean-Pierre Stirbois, BrunoMégret, Carl Lang, Bruno Gollnisch.Aucun n’a trouvé grâce à ses yeux, et il a toujours fini par regrouper sa bande en période de crise pouréliminer chacund’entre eux.La libertéd’actionde sesdauphinsprésumés s’est toujours fracassée surundînerdelepénistesplanifiantleurmarginalisationpolitique,mêmequandilneregroupaitqu’unepoignéedesesfidèles,commecefutlecaslorsdu«pu-putsch»deMégret,en1999.

1.L’albumLePen,lesFrançaisàl’Élysée,op.cit.2.CitéparLesDossiersduCanardenchaîné,«LePen,levrai»,1992,p.7et8.3.Entretiendu12janvier2011.4.Entretiendu12mai2011.5.Entretienmai2011.6.VoyageauboutdelaFrance,op.cit.7.Monvillageàl’heuredeLePen,op.cit.

Page 30: Histoire Française

8.MinouDrouetaétééditéeàl’âgedeneufansparleséditionsJulliardetlancéecommeunejeunepoétesseprodige.Lapublicationdesestextesavaitsuscitéunepolémique,certainssoupçonnantsamèredelesavoirécritsàlaplacedesafille.9.Op.cit.10.Entretiendu11mai2011.11.Id.12.VoiràcesujetLePen,parGillesBressonetChristianLionel,op.cit.,p.91-96.13.Entretiendu18juin2011.14.Id.15. JeanDides avait accusé faussement FrançoisMitterrand, alorsministre de l’Intérieur, d’avoir communiqué des documents concernant laDéfensenationaleaudirigeantcommunisteJacquesDuclos.16.CestroisnomssontcitésparJean-MarieLePenlui-même.17.Entretiendu16décembre2010.SelonJean-ClaudeCasanova,LePendevaitêtreintégréàlalistedesindépendantsdeParisemmenéeparÉdouardFrédéric-Dupont.LePen,lui,affirmequeleprojetétaitdefaireunelisteindépendantedetouslespartis.18.Danssonsouvenir,lasommeatteignait400000anciensfrancs.19.LerécitquisuitestnotammentbasésurlesarchivesprivéesdeRogerDelpey.Jean-MarieLePenareconnusonrôledanssarencontreavecPierrePoujade.20.Flammarion,1946.21.C’estJean-ClaudeCasanovaquinousasuggéréceparallèleéclairant.Qu’ilensoiticiremercié.22.Entretiendu18juin2011.23.VoirCahiersdelaFondationnationaledessciencespolitiques,n°81,coordonnéparStanleyHoffmann,LibrairieArmandColin,1956,p.38-39.24.L’Humanitédu5juillet1954,citéparlen°81desCahiersdelaFondationnationaledessciencespolitiques,op.cit.,p.350.

25. « Poujade dans la voie de l’aventure », L’Humanité,1er octobre 1955, cité dans Les Cahiers de la Fondation nationale des sciencespolitiques,op.cit.,p.354.26.LeMonde,18-19décembre1955.27.CahiersdelaFondationnationaledessciencespolitiques,n°81,op.cit.,p.189.28.EntretienavecJean-MarieLePendu20juin2011.29.Après avoirmilité auxCamelots du roi de l’Action française, puis auxCroix-de-feu et auParti populaire français deDoriot, Jean-LouisTixier-VignancourparticipeaugouvernementdeVichyjusqu’en1941.Ilfondeen1953sonpropreparti,leRassemblementnational.30.Entretiendu12janvier2011.31.Ils’agitdunomparlequellescommerçantsdésignaientlescontrôleursdufisc.

32.LesVe,VIe,VIIe,XIIIeetXVearrondissements.33.Rivaroldu19janvier1956:«Laréformefiscalenenousfaitpasoublierlesproblèmesdel’Unionfrançaise»,nousassureJeanLePen.34.Entretiendu27août2011.35.Cf.LePen,biographie,op.cit.,p.136etsuiv.36.Id.,p.144.37.L’insulteaexisté,maiselleétait,selonPierreDescaves,lefaitdescommunistesaprèsquePoujades’estéloignéd’eux.38.Id.39.Aussiétrangequecelapuissenousparaîtreaujourd’hui,lesdéputéspoujadistesdevaienteneffetsignerunengagementdecettenature,lesexposantàlapendaisonencasdetrahison.Aulendemaindeleurélection,unephotographiedesdéputésportanttousunnœudcoulantautourducoutémoignedecetterésolution.

Page 31: Histoire Française

4.

LePenetlatorture

Lui,sonmanteaudemensongesestsouventdoublédevérités.GérardGUÉGAN,Fontenoynereviendraplus

La diabolisation de Jean-Marie Le Pen s’appuie sur les deux derniers grands conflits dans lesquels laFrances’esttrouvéeimpliquée:laguerrede1939-1945etcelled’Algérie.MaistandisquesonjugementestencausepourlaSecondeGuerremondiale,c’estsoncomportementquiestincriminés’agissantdel’Algérie.

Lemardi 12 février 1985,Libération fait paraître un numéro spécial dont lamanchette est publiée enlettres de six centimètres de hauteur : « TORTURÉS PAR LE PEN ». Le sous-titre annonce « cinqtémoignagesaccablantspourunhommepolitiquequiatoujoursniélesfaits».Àl’intérieurduquotidien,ledossier, un cahier de huit pages intitulé « LE PEN 57-84 – LA QUESTION », s’accompagne d’uneprésentation tout à fait exceptionnelle. La publication du scoop de Libération provoque une émotionconsidérable. Beaucoup de revues de presse reprennent lamanchette en question. La plupart desmédiasaudiovisuelsenfontl’ouverturedeleursjournauxd’information.LaventedeLibérationcrèvesonplafonddeverreavec75000exemplairessurParis-surface,soit35000deplusqu’uneventeordinaire1.

En réalité, ce n’est pas la première fois que sont lancées de telles accusations contre lui. En 1957,Résistancealgérienne2 publie un article accusant Le Pen d’avoir pratiqué la torture. Cettemême année,l’écrivainPierre-HenriSimonrapportedansLeMonde3 les propos tenus par Jean-MarieLePen et Jean-MauriceDemarquetlorsd’undînerd’uneassociation,lesAmisdudroit.AînédeLePendecinqans,engagédansl’Arméedelibérationen1944,puismédecinmilitaire,DemarquetaétélongtempslemeilleuramideLePen,qu’ilasuivienIndochinepuis,onl’avu,dansl’aventurePoujadeetenAlgérie.Pierre-HenriSimonrésumelesdéclarationsdesdeuxhommes,semble-t-ilsanslesdéformer:«Écoutez-nous,sivouslevoulez,commedesaccusés,maisenvoussouvenantquenousavonsfaitcequevousnousavezdemandédefaire:une guerre dure, qui exige des moyens durs. Nous avons reçu une mission de police, et nous l’avonsaccomplie selon un impératif d’efficacité qui exige des moyens illégaux. Il peut y avoir encore dessentimentshumainsdanslaluttecontreleterrorisme,maisiln’yaplusdeplacepourlesrèglesdelaguerreclassique,encoremoinspourcellesdelalégalitécivile.S’ilfautuserdeviolencepourdécouvrirunniddebombes,s’ilfauttorturerunhommepourensauvercent,latortureestinévitableetdonc,danslesconditionsanormalesoùl’onnousdemanded’agir,elleestjuste.»

Toutenlouantla«franchise4»desdeuxlégionnaires,l’intellectuelexigedupouvoirqu’ildéfinisseplusprécisémentleslimitesentrelégalitéetillégalitédanslamissiondemaintiendel’ordreenAlgérie.

Trois ans plus tard, Hafid Keramane, un historien algérien proche du FLN, reprend ces mêmesaccusationsdansunouvrageintituléLaPacification5.LechapitreIVmentionnenotammentlesuicided’undénomméDahman suite aux sévices que lui aurait infligés Le Pen en personne. L’auteur ajoute que cederniern’apasseulementséviàlaVilladesRoses,basedu1erRPCauquelilappartenait,maiségalementàla Villa Susini, où il aurait fait « jeter de l’essence sur le visage d’un détenu et y mit le feu ». HafidKeramane ajoute que Le Pen serait allé jusqu’à « extorquer des renseignements à des suspects en les“travaillant”auchalumeau6».

En1962,PierreVidal-Naquetpubliedans la revueVéritéetJustice, une revuequ’il a fondéavecPaulThibaud,deuxtémoignagesàchargecontreJean-MarieLePen.Lepremierreproduitle«rapportGille»,dunomd’uncommissairedepoliced’Algerquifaitétatde«sévices»quiauraientétépratiquésparl’intéressésurledétenuYahiaouiAbdenourentrele8etle31mars1957.

LesecondtémoignageconcerneunedépositionduveilleurdenuitBouali,travaillantàl’hôtelAlbert,quiaccuseLePendel’avoirfrappéviolemmentaprèsqu’ileutrefusédeluiserviràboireà2heuresdumatin.LarevueVéritéetJusticeprécisequeBoualiaretirésaplainteaprèsque«RobertLacoste,ministrerésidentetgouverneurgénéraldel’Algérie,l’eutindemnisé,endédommagement,d’unmillionsurlesfondssecrets

Page 32: Histoire Française

».L’articlenesemblepasàcetteépoqueavoirmarquélesespritsniprovoquéunscandaleparticulier,parce

que,contrairementàcequelesjeunesjournalistesetfaiseursd’opinionaffirmentaujourd’hui,lesdessousdelaguerred’Algériecommençaientalorsàêtreconnus.

En1957,l’affaireAudin7aétéquasiimmédiatementrévéléeaugrandpublic,etlelivred’HenriAlleg,l’amideMauriceAudin,intituléLaQuestion,bienquecensuré,aimposélesujetdelatortureenAlgériedansledébatnational.Maisseuleuneminoritédegauchesemobilisealorspourladénonceretapportersonsoutien auFLN. Il n’est pas inutilede rappelerque lagauche aune responsabilitédirectedans laguerred’Algérie:c’estGuyMollet,lechefdelaSFIO,alorsàMatignon,avecuneChambreàmajoritésocialiste,quidirigeaitlaFrance,aumomentoùJean-MarieLePenétaitentrain,selonVidal-Naquet,depratiquerlatortureàAlger.Ilyresterajusqu’àlafinmars1957,datedesonretourenmétropole.

Ledeuxièmeélémentquiexpliquelafaiblepublicitéaccordéeen1962auscoopdePierreVidal-NaquetlorsdesaparutionestlefaitqueJean-MarieLePenn’estplusdéputé.L’affairenesusciteniprolongements,nireprisesmédiatiques,nimêmedessuitesjudiciairesàl’encontreduprincipalconcerné.Cequiexpliqueaussi,onvalevoir,lapositionambiguëdeLePensurlesujet.

En avril 1974, l’hebdomadaire Rouge, du Front communiste révolutionnaire 8, reprend un extrait del’ouvrage9d’HafidKeramane,sousletitre«Tortionnaireetcandidat».L’articles’appuiepourl’essentielsur les accusations d’Hafid Keramane. Cette fois-ci, Jean-Marie Le Pen, alors candidat à l’électionprésidentielle,saisitlajusticepourlapremièrefois.L’affaireestjugée...

Aucoursdeladécenniesuivante,plusriennes’estpubliésurl’affaire.Lesélectionseuropéennesdu17juin1984voientleFrontnationalconfirmerlesbonsrésultatslocauxdesmunicipalesde1983àDreuxetàParis.Avec10,5%desvoix,iltalonnelePCF,troisansaprèsl’électiondeFrançoisMitterrand.Àgauche,l’émotionestgrande.Quelquesjoursaprèscettevictoireélectorale,LeCanardenchaînéexhume,danssonéditiondu4 juillet198410, les accusations contenuesdans le livred’HafidKeramane.Une semaineplustard, il reproduit des extraits dumême livre11. Là encore, réaction qui va désormais devenir à peu prèssystématique, Le Pen riposte en justice 12 : il fait assigner le journal satirique pour diffamation, sonassignationcontrel’hebdomadaireétantbientôtconfondueavectroisautresplaintessur lemêmesujetquivisentMichelPolacpoursonémission«Droitderéponse»,leséditionsAlbinMichelàproposd’unlivredeJeanBothorel13et,bienentendu,Libérationpourl’appeldeunedejanvier1985.

Jean-Marie Le Pen a-t-il donc torturé des Algériens durant sa mission d’officier de renseignements àAlger?Pour lapresseet les intellectuelsdegauche,celanefaitaucundoute,d’abordparcequelesactesincriminéscorrespondentbien,seloneux,aupersonnageetàsonidéologie.N’a-t-ilpaslui-mêmelégitimélapratiquedelatorturedès1962,commel’arapportélequotidienCombat?VoicieneffetcequedéclaraitLePen, interrogé sur le sujet, lors d’une réunion retranscrite par le quotidien de gauche 14, très engagé àl’époquecontrelaguerred’Algérie:

« Jen’ai rien à cacher. J’ai torturéparcequ’il fallait le faire.Quandonamènequelqu’unquivientdeposervingtbombesquipeuventéclaterd’unmomentàl’autre,etqu’ilneveutpasparler,ilfautemployerdesmoyensexceptionnelspourl’ycontraindre.C’estceluiquis’yrefusequiestlepluscriminel,carilasurlesmainslesangdedizainesdevictimesdontlamortauraitpuêtreévitée.»

Pour beaucoup, la cause est donc entendue : Le Pen a torturé parce qu’il était favorable à l’Algériefrançaise,parcequ’ilatoujoursétépartisand’uncombatfarouchecontrelecommunismeetlesmouvementsde libération nationale et enfin parce qu’il s’agit d’un raciste aimant la violence, notamment contre lesArabes. Mais devenu entre-temps candidat à l’élection présidentielle et désireux de se notabiliser, ilrefuseraitdésormaisd’assumercequ’ilrevendiquaitouvertementen1962.

À la fin de l’année 1962, Jean-Marie Le Pen avait pris connaissance de l’article deCombat, et avaitobtenuundroitde réponsecirconstancié :«Officierde l’arméefrançaise, j’ai remplimamissiondans lecadretrèsstrictdelaprotectiondespopulationscivilesetdelaluttecontreleterrorismeaveugleduFLN,conformément aux ordres de mes supérieurs. Les méthodes de contrainte utilisées pour démanteler lesréseauxterroristesFLN,quis’attaquaientexclusivementàlapopulationciviledanslebutd’yfairerégnerlaterreur,n’ont,danslesunitésquej’aipersonnellementconnues,jamaispuêtreassimiléesàdestortures.»

Déclaration on ne peut plus ambiguë. En un sens, le légionnaire semblait bien, conformément à unengagement pris auprès du colonel Jeanpierre, défendre l’honneur de l’armée française comme il nousl’explique aujourd’hui : «Quand Jeanpierrem’a dit en substance : “Nous allons être appelés à faire desopérationsdepolice,sivousvoulez,jepeuxvousmettresurlatouche”,jeluiairépondu:“Moncolonel,vousêteslagrandemuette,vousnepouvezpasvousdéfendre.Moi,jevaisrecouvrermalibertésitôtmonengagementterminé,etdoncjepourraiparler15.”»LePenétaitd’autantplusportéàtenircettepromessequ’ilallaitentrerencampagnequelquessemainesaprèslareconnaissancedel’indépendancealgérienneetl’exodedespieds-noirsdontilcomptaitbienfairesonmielélectoral.

Page 33: Histoire Française

Maisletextedesondroitderéponseestunedéclarationdeprincipequineditriendeprécissurcequ’ilaréellementfaitenAlgérie.Etiln’ajamaisréponduauxaccusationsportéescontreluiparVidal-Naqueten1962. Le Pen affirme (assume) aujourd’hui que s’il n’a pas cherché à se défendre contre Pierre Vidal-Naquet,c’estparcequ’illeconsidéraitcommeunmilitantengagéauxcôtésduFLNetqu’enconséquenceses attaques ne pouvaient en aucun casmettre en cause son honneur. Il déclaremême n’être pas certainaujourd’huid’avoirprisconnaissancedestémoignagespubliéscontreluiàl’époque,cequiestplusdifficileàcroire.

Enfait,LePenlégitimelatorture.Dansunpremiertemps,ilrefusededires’ilaounonétédirectementconcerné par sa pratique, voire impliqué. Dans un second temps, il nie et réfute ces accusations.L’expression « dans les unités que j’ai personnellement connues » laisse entendre que la torture «institutionnelle»apuseproduiredansd’autresrégimentsquelesien.

Il restedoncàsefaireune idéeplusprécisesur lavéracitédesaccusationsportéescontreLePendansLibération en1985, puisLeMonde en 2002.Ces deux journaux reprennent le rapportGille évoqué plushaut,mais ils enrichissent leur dossier de plusieurs témoignages directs de personnes affirmant avoir ététorturées par le futur leader duFront national.Undossier terrible, dans lequelLePen est non seulementaccusédes’êtrelivréàdifférentstypesdetorture(gégène,baignoire,violencephysiquedirecte,etc.),maisaussid’avoirassassinéoufaitassassinerquatremembresduFLN:

—Damhanquiauraitété«suicidé»aprèsavoirsubidessévices(ouvragedeKeramane);—Moussa(témoignaged’AbdelbakidansLibération);—Mokhtar(témoignagedeLakhdariKhalifadansLibération);—AhmedMoulay16(torturédanssamaisonetdevantsesenfantsàl’eaupuisàl’électricité,avantd’être

exécutéselonlerécitdesonfils,quiavaitdouzeansàl’époquedesfaits).Parailleurs,neufAlgériensdéclarentavoirététorturésparLePenouaffirmentl’avoirvuàl’œuvre.Les

cinqpremierstémoignagessontpubliésdansLibération,cesontceuxde:—AliCherkiRouchaï(tortureàl’eauetàl’électricitésurordredirectdeLePen,coupsdepoing);—MahfoudAbdelbaki(gégène);—AbdenourYahiaoui (électricitédans lavoiturequi le transporteà laVilladesRoses,puisviolences

physiquesdeLePen);—LakhdariKhalifa(coupslorsdesonarrestation);—MohamedLouli(tortureàl’eau).CinqautrestémoignagessontpubliésparLeMondelorsdesesdeuxenquêtesdu4maietdu4juin2002,

cesontceuxde:—MohamedAbdellaoui(tortureàl’eau);—AhmedMoulay(récitdesonfils,commeprécédemment);—AbdelkaderAmmour(tortureàdomicile,électricitéetàl’eau,viol).—MustaphaMerouane(tortureàdomicile,àl’eauetàl’électricité,puisàFort-l’Empereur);— le père deMustaphaMerouane (torture à l’électricité et à l’eau à Fort-l’Empereur en présence du

colonelAussaresses).Àpartirdesprocès intentéscontreLibérationetLeCanardenchaîné en 1984 et 1985, Le Pen change

d’argumentaire.Ilcontinuededéfendrel’usagedemoyensexceptionnelsdanslapratiquedesinterrogatoiresen cas de guerre. Son avocat s’emploie de son côté à « politiser » le débat. Il fait circuler des photos –terrifiantes–depieds-noirs oud’Algériensvictimesdes attentats duFLNou eux-mêmes torturéspar sescombattants.Ilcitedesrevuesdesantéspécialiséestraitantdesthérapiespourlesvictimesdesattentats.Ilmontre legraphiquedesattentatsduFLNdans l’agglomérationalgéroise,dont lenombreestporté à sonparoxysmeendécembre1956etjanvier1957(respectivement,122et112attentatsdanslemois).Ilbranditenfin devant le juge la circulaire du ministre de l’Intérieur de l’époque, FrançoisMitterrand, légitimantl’emploidemoyensexceptionnelsdanslaluttecontreleFLN17.

Cetteplaidoiriepolitiqueviseàmontrerladuplicitédelagauchedontunepartie,majoritaire,asuscitéetcouvert la violence, voire les pratiquesde torture quand elle était à la tête de l’État, tandis qu’une autre,minoritaire, est ensuite venue en aide aux « porteurs de valises », sans craindre de dénoncer cesmêmesméthodesdontlagaucheaupouvoirs’étaitnaguèrerendueresponsable.

Mais bientôt Le Pen et ses avocats ne se contentent plus d’une simple rhétorique politique. Lesaccusations se faisant plus précises contre Jean-Marie Le Pen et surtout portant beaucoup plus àconséquencessurleplanélectoral,lesavocatssuccessifsduchefduFrontnational,MeJean-PaulWagneret,dans les années 2000, Me Wallerand de Saint-Just entreprennent de faire apparaître les failles et lescontradictions des témoignages recueillis, ainsi que leurs liens directs avec la propagande du FLN. Destémoignagescitésàl’audiencesoulignentlesfaiblessesdecertainesaccusationsportéescontreleprésidentduFrontnational.Ainsi,lapièceàconvictionn°15,unpoignardquiserait,selonLibération,«uncouteaudecamphitlérien18»portantlesinitialesdeJean-MarieLePen.Parseméedeplusieursinvraisemblances19,

Page 34: Histoire Française

elleaffaiblitquelquepeulacrédibilitédel’enquête.Àcestadedel’exposédesfaits,ilnousfautrevenirsurlescirconstancesdanslesquellesJean-MarieLe

Penaétéincorporédansle1errégimentdeparachutistes(1erREPouRPC)à l’automne1956.Ilestalorsdéputépoujadisteetyvientèsqualité. Il avoté, avec lamajoritéde l’Assembléenationale, le rappeldestroupes pour renforcer les moyens d’action contre le FLN. Le Pen souscrit un engagement de six moiscomme officier de réserve. Le jeune député est-il fatigué des bisbilles avec son mentor 20, qui se sontmultipliées depuis l’élection des cinquante-deux députés poujadistes ? Veut-il manifester qu’il entendprendre ses responsabilités d’élu et agir en conformité avec ses convictions ?Ou bien est-il simplementnostalgiquede laviemilitaireet frustréden’avoirpucombattre en Indochine?Quoiqu’il en soit, le16octobre 1956, Le Pen embarque à destination de l’Algérie pour rejoindre le 1er REP. Il est affecté à lapremièrecompagniedecerégimentcommandéeparLouis,dit«Loulou»,Martin.Ilappartientàlasectionde commandement et d’assaut, opérant au plus près du commandant de compagnie 21. Il s’occupe decertaines tâches attribuées par le capitaine et commande l’une des trois sections de combat et d’appui.Chaque section comprend 15 à 20 légionnaires, dont deux transmetteurs, un infirmier, les appuis et lesagentsdetransmission.

LePengagned’abordlecampdelaLégion,àZéralda.Quinzejoursplustard,ildoitsignerunaddendumàsonengagementavantdepartirpourSuezcombattreaveclestroupesfrançaisescontrecellesdeNasser.MaislaguerreadéjàcesséquandleJean-Bart,bateausurlequelilaembarqué,arrivesurplace.LePenetsonunité retrouventdoncAlgerdès le28décembre1956. Ilne lui resteplusque troismoisdeserviceàaccomplir.AprèsunecourteopérationdansleDjebel,àtraverslesgorgesdeChiffa,le1erREPestmobiliséàAlger.

Premièreinformationd’importance:lamissiondurégiment,quiestbaséàlaVilladesRoses,nesemblepasconcernerseulementlespopulationsarabes,maisaussietavanttoutlessoutiens«européens»àl’actionduFLN.LerégimentaenchargelequartierdeMaison-Carrée,àl’estdelaville,oùlesEuropéenssonttrèsnettementmajoritaires,tandisquelaCasbah,oùsontrelevésbeaucoupd’actesdetorture,estplacéesouslaresponsabilité du colonel Bigeard et du 3e RPC. Cette distinction des missions des deux régiments estconfirméeparlejournalistePierrePélissierdansl’undeschapitresdesonouvrageLaBatailled’Alger22»consacréàl’actiondu1erREPàAlger:«ConfrontésauxréseauxterroristesdelaCasbah,leshommesdeBigeard deviennent des héros et à chaque bombe découverte s’ajoutent des parcelles de gloire à leurréputation.Mais, face aux réseaux européens, face aux libéraux, aux ecclésiastiques, aux religieuses, leslégionnairesdu1erREPsontparfoisregardésdetravers23.»Lorsdel’audienceduprocèsenappelde2005contreLeMonde,l’avocatdeJean-MarieLePencitetroisouvrages,ceuxdel’historienYvesCourrière24,del’officierPierreSergent25devenul’undeschefsdel’OAS,etdugénéralMassu26,confirmantlamissionspécifiquequi incombaitau1erREP : la traquedesFrançais soutenant leFLNaudébutde l’année1957.C’estd’ailleursbien le1erREPqui arrêtaMauriceAudin, plus tard en juinde cette année-là,mais aussitenditunesouricièreàHenriAllegdansl’appartementd’Audin...

Parailleurs,ilsemblebien,sil’onencroitl’enquêtesanscomplaisancedeBressonetLionet27,que,dansl’organisation des missions de renseignements mises en place pour démanteler le FLN et déjouer sesattentats,lerégimentbaséàlaVilladesRosesaitsurtouteuunefonctiondecentred’aiguillage.UnsuspectinterrogéVilladesRosesétaitsoitlibérés’ilparvenaitàprouversoninnocence,soittransmisàlajusticeencasd’aveux,soitenfinorientéverslaVillaSusinis’ils’agissaitd’unsuspectsérieuxsusceptibledesubiruninterrogatoireplus«poussé».Laconsultationdujournaldemarchedu1erREPpermetdesefaireuneidéesur ses fonctions précises, et de voir qu’il est rare que l’un de ses soldats procède à des arrestations desuspects28;ils’emploied’abordetavanttoutàconcentrersonactionsurdescellulesd’appuiauFLN.

Troisièmeprécision,miseenavantdès1985parLePenetsesavocats,lesinterrogatoiresn’entraientpasdansletravailassignéàl’officierLePen.Lachoseétonnedeprimeabord:cederniern’est-ilpasofficierderenseignements,commelerappelleHenriLeclercdanssaplaidoirieendéfensedeLibération29?

Ici, il nous faut entrer plus encore dans le détail de l’organisation de l’armée et des règles que faisaitrespectersahiérarchie.

Aujourd’huiàlaretraitedanslesud-ouestdelaFrance,JosephEstoupfaisaitpartiedumêmerégimentque Jean-Marie Le Pen, sans appartenir à la même compagnie. Il doute fortement que Le Pen ait puparticiperàdesinterrogatoiressemblablesàceuxqu’onluiareprochés:«Comptetenudel’organisationduRenseignement dans le régiment, seuls les commandants d’unité avaient la possibilité de questionner lessuspectsetdirigeaient lesofficiersderenseignements30.»Estoupse rappelleavoirdû remplaceraupiedlevésoncommandantd’unité,enpermissionlejourdubriefingdesonsupérieur,lecolonelJeanpierre:«Lesinstructions,brèves,étaientfacilesàinterpréter.Onnousaditquelerégimentétaitchargéd’une“salebesogne”etquej’étaisseulhabilité,entantquecommandantdecompagnie,àinterrogerlessuspects.»PourJoseph Estoup, aucun doute, « il était indispensable de limiter à l’extrême le nombre de personnes

Page 35: Histoire Française

concernées par les interrogatoires. Lorsque le commandant d’unité ne voulut pas opérer lui-même, il luiappartenaitdedéléguersaresponsabilitéàunsubordonnéduniveauleplusprochedusienetcenepouvaitêtrequ’unofficierd’active.CettedispositionassurequelelieutenantderéserveLePen,desurcroîtdéputédel’Assembléenationale,n’ajamaispusetrouverchargéd’interrogerquiquecesoit.S’ill’avaitfait,celan’auraitpuêtrequ’à l’occasiond’uneexpéditionpersonnelleorganisée frauduleusementpar lui-mêmeoupar un complice afin d’assouvir des curiosités inavouables ou des pulsions sadiques. [...] En réalité, jesoupçonnequesamythomanieluiauravalulesaccusationsquel’onsait.Iln’estpassuperflud’ajouterqueLePenétaitaffectéàla1reCCducapitaineLouisMartinréputéréfractaireauxinterrogatoires.»

LecapitaineBonelli31déclarepoursapartqu’«onneconfiaitpascegenredemissionàdescivilsdepassage,fussent-ilsofficiersderéserve».ClaudeTenne,ex-OAS,condamnéàmortpuisévadéenBelgique,adéclarépoursapartàChristianLionetque«jamaisonn’auraitconfiéunemissionaussisérieuseàuntelguignol32».Le termed’officierderenseignementsnedoitpas tromper,mêmesiLePenenasansdoutejouépourse«fairemousser»,commelesubodorentcertainsquil’ontcôtoyéàl’époque:ils’agitplus,dansson cas, de communication que de renseignement au sens où on l’entendait pour les officiers réellementchargésdesoumettrelesmilitantsduFLNàlaquestion.

LesupérieurhiérarchiqueimmédiatdeLePen,lecapitaineLouisMartin,ancienrésistant33,aditàdeuxreprises au moins 34 qu’« il n’entrait pas dans les fonctions du lieutenant Le Pen de procéder à uninterrogatoire»,ajoutantquelesinterrogatoiresàdomicileétaientinterdits.SelonPierrePélissier,lecolonelJeanpierre,luiaussiancienrésistant,avaitréuniseshommespourleurindiquerquelesofficiers«allaientavoiràfaireunsaletravail».Maisilavaitajoutéaussitôtque«personnen’yseraitcontraint».Aprèscesconsignes,lecapitaineMartinauraitfaitsavoir,toujoursselonPélissier,qu’«ilneserajamaistouchéàunseulcheveudesesprisonniers35»,lecapitaineemployantplutôtlarusepourextorquerdesinformations.ÀChristianLionet,audébutdesannées1990,ilraconteraque,chrétienfervent,ilavaitformellementinterditlatortureàseshommes,nevoulantpasfaireportersurleurconsciencelepoidsdelaculpabilité:celaauraitétéàlui,lechef,d’assumerla«barbarie»...

Plusieursmilitaires–dontcertainssontaujourd’huidécédés–onttémoignédanslemêmesens,etparfoisdemanièreplusprécise,auprèsdeGillesBressonetdeChristianLionet36.Desoncôté,danssonouvrage37paruultérieurement,lejournalistePierrePélissiernoteque«lapremièrerègleédictéechezles“béretsverts”veutquelerenseignementsoitexclusivementl’affairedesspécialistesdurégiment,lecapitaineFaulquesetsesdeuxadjoints,leslieutenantsBonneletLesort.Ladeuxièmerègleveutqu’auseindescompagniessoientmêlésàcesenquêteslescapitainesouleschefsdesectiondontlesunitéssontdétachées.Personned’autre,mis à part des sous-officiers interprètes.En aucun cas les officiers de réserve, qui pourront exploiter cesrenseignements,n’auront ledroitdelesrechercher.[...]Leslégionnairesnedevrontjamaisêtreconcernéspar le renseignement.Cen’est pas leur travail. Ils ont assez à faire avec les patrouilles, la sécurité ou lagardedesdétenus.Cequiestdéjàassezénorme,etlessectionsoulescompagniessentirontvitelepoidsdelafatigue».

L’enquête de Gilles Bresson et Christian Lionet qui aboutit de fait, sans l’écrire explicitement, àinnocenterLePenest-ellecrédible?IlestfaciledediscréditerlestémoignagesfavorablesàLePenentenduslors des différents procès et repris par Bresson et Lionet. Ne proviennent-ils pas de militaires penchantgénéralementtrèsàdroite,mêmes’ilsnesontpasdesadhérentsduFrontnational?Mais,ici,onaaffaireàdeuxjournalistestravaillantàLibération lorsqu’ilspublientleurbiographieetquientretiennentd’amicalesrelationsavecl’auteurdel’enquêtepubliéeen1985parlequotidiendirigéalorsparSergeJuly.Ladivisiondu travail entre les deux auteurs attribue à Lionet l’enquête sur la période algérienne. « Je suis allé enAlgérie persuadé qu’il avait torturé et je suis revenu avec l’intime conviction personnelle du contraire,confie-t-ilaujourd’hui.JesuisrestédixjoursenAlgérie.J’aireconstituétoutl’emploidutempsdeLePenpendant qu’il était là-bas 38. J’ai revu la plupart des témoins à charge. C’étaient de vieux militantspensionnéspar leFLN.Ilsétaientenservicecommandé. IlsnesavaientmêmepasreconnaîtreLePenenphoto(ilestvraiquelesfaitsremontaientàtrenteans).Ilestprobablequ’ilsavaientététorturés.MaispasparLePen39.Autrepoint:l’organisationdesonuniténepermettaitpasàLePendepratiquerlatorture.Ilétait impossiblequ’ilpuisselefaireailleursquedanssaproprecompagnie.Orlesdénonciationsportaientsouventsurd’autreslieuxqueceuxoùilsetrouvaitréellement.»

Aveclerecul,ChristianLionetdemeuretrèsétonnéquelapublicationdetémoignagesdemilitairesayant,eux, torturé et racontant leur expériencedans l’ouvragequ’il a coécrit avecGillesBresson, n’ait pas faitdavantagedebruit,sixansavantlerécitd’AussaressesdansLeMonde,quidéfrayalachronique40.Était-ceparcequecestémoignagesneconcernaientpasLePenqu’ilssuscitèrentpeudecommentaires?

De retour à Paris, à la fin de son enquête en Algérie, Lionet restitue à Lionel Duroy, l’auteur de lapremière enquête de Libération, les résultats de son enquête et ses doutes. Le journaliste s’en déclaretroublé,maisnereviendrapassurlesujet41.

Page 36: Histoire Française

Lesconclusionsquetirentlesdeuxjournalistesdu«dossieralgérien»deLePensontasseznettes,mêmes’ilssegardentd’accablerleuranciencollèguedeLibération:«Cequiestcertain,écrivent-ilsdansLePen,biographie,aprèsrecoupementdetémoignagesmultiplesd’officiersquinecachentpasavoireffectué,eux,cesaleboulot,c’estqueLePenn’ajamaiseupourmissiondetorturernid’interrogerlesprisonniers42.»

MêmelerapportGille,cité lorsde touslesprocès,estsujetàcaution.Lesdeuxjournalistescitentàcepropos le témoignage d’un haut responsable du renseignement du 1er REP, Roger Faulques : « LecommissaireGilleétaitunancienrésistant-déportéet,àcetitre,ilétait,parprincipemoral,hostileàl’usagedelatorture.Ilutilisaittouslestémoignagespossiblespournousmettrelesbâtonsdanslesroues.Jecroisque le commissaireGille a pu être capable de susciter une plainte s’il a pensé qu’elle pourrait épargnerd’autressuspectsdes interrogatoiressous lacontrainte43. »Ledoute sur l’exactitudedu rapportGille estd’autantpluspermisquel’onapprendraquecen’estpasYahiaouiquiadéposélaplainte,maissonpère,quicommetd’ailleursuneerreurgrossièresurladatedenaissancedesonfils.

Les deux auteurs ne retiennent finalement que deux affaires contre le lieutenant Le Pen. La premièreconcerneuntémoignagedeRamdanKorichi44,dontlemagasinservaitàcacherdesexplosifsdestinésauxattentats du FLN. Ce témoin n’a été cité par aucun des journaux contre lesquels Le Pen a engagé despoursuites.Selonsontémoignage,lasectiondeLePenestvenuel’arrêteràsondomicile:

« Ils m’ont attaché les mains derrière le dos. C’était très brutal. Ils ont giflé ma mère parce qu’ellesuppliaitLePendenepasmefairedemal.Luiaussil’agifléeetelleesttombéeparterre.»LetémoignagedeKorichiindiquequeLePenl’auraitinterrogépendantseptjoursàlaVilladesRoses,sousladirectionducapitaineLouisMartin,quiintervenaitdetempsentemps.LePenl’auraittorturéunefoisàlagégène,avantdeluiplongerlatêtedanslabaignoire.Korichireconnaîtqu’ilnesavaitpassurlemomentquec’étaitLePen qui l’interrogeait,mais qu’il a appris son nompar la suite de la bouche de ses codétenus.Les deuxjournalistes ont jugé ce témoignage d’autant plus crédible que le même Korichi ne manifestait aucuneanimositécontreJean-MarieLePen:«Pourmoi,c’étaitlaguerre,LePenfaisaitsontravail.»

La deuxième affaire ne concerne pas directement un fait de torture,mais elle a été évoquée durant leprocèsLibération. Il s’agit d’une altercation avec un veilleur de nuit de l’hôtel Albert, Ahmed Bouali,survenule30mars1957à2heuresdumatinetquiadonnélieuàuneplaintepourcoupsetblessures.LePen,quivientd’êtredécoréparlegénéralMassu,estlibérable.Ilsembleavoirfêtédignementl’événementen compagnie de sa petite amie LuceMillet et deux couples d’amis. Il arrive fin soûl à l’hôtel,mais leveilleur de nuit refuse de le servir. Le Pen aurait alors sorti son pistolet et menacé l’homme, avant del’obliger à le suivre hors de l’hôtel et de le frapper. La plainte détaille la scène, qui aboutit au départd’AhmedBoualidel’hôteldansunvéhicule,auxcôtésdeLePen,endirectiondelaVilladesRoses:ilyéchouebrièvementdansun«cachot»,avantdereveniràl’hôtel.

Aprèscetépisode,LePen,quiadéjàétéinterpelléàdeuxreprisespouruncomportement«incorrect»lorsd’incidentsdecirculation,doitquitter l’Algérieencatiminiafind’éviterquecet incidentn’écornesacarrièrepolitiqueetsaréputation.Selonlalettred’uninfirmierambulancierparvenueàl’éditeurdeGillesBresson et Christian Lionet après la parution de leur livre, le lieutenant Le Pen aurait été « exfiltré »d’Algérieparambulancepouréviterlessuitesjudiciairesdesonaltercationavecleveilleurdenuit.L’affaireaurait ensuite été étouffée, comme l’a racontéPierreVidal-Naquet.PaulTeitgen, secrétaire général de lapréfecturedepolicedeParis–etopposantdéclaréàlatorture–affirmeavoirverséunmilliondefrancs«anciens»–prélevéssurlesfondssecrets–àBouali.Lemontantdelasomme,comptetenudelamodicitédesfaits,paraîtincroyable...

Cinquante-quatreansaprèslabatailled’Alger,ilestdifficiled’êtrecatégoriquesurlecomportementdeJean-MarieLePenàcetteépoque.Qu’a-t-ilvraimentfaitdurantsesquelquessemaines«opérationnelles45»passéesauseindupremierREP?

Laplupartdestémoinsétantdécédés,letempsdelavéritédesfaitss’esteffacé,laissantlaplaceàceluides interprétations et des convictions. Contrairement à ce qu’un public non averti pourrait croire, lesnombreusesprocédures–unedouzaine46–nepermettentpas,surlefond,derépondreàlaquestionquilesasuscitées:LePena-t-ilounontorturédesmilitantsduFLNdurantlaguerred’Algérie?Commeonlesait,le droit de la presse entretient avec la vérité des relations complexes. Un article mensonger n’est pasnécessairement délictueux. Le journaliste qui l’a écrit peut en revanche être poursuivi pour diffamation.Maisdiffamern’estpasexactementmentir,commeLePenaeul’occasiondes’enrendrecompte lorsduprocèsleplusimportant,celuiquiconcernaitles«révélations»deLibérationen1985.

Lorsdelapremièreaudience,eneffet,ladéfenseduquotidien,quelquepeumiseàmal,al’idéed’utiliserun argument contestable sur le plan de la logique : Le Pen ne saurait considérer l’accusation de torturecommeunediffamationpuisque lui-même revendique la torturecommenécessairedans lecontextede labataille d’Alger. Vingt-cinq ans plus tard, Me Henri Leclerc sourit en se souvenant de cette manœuvrerhétoriquequiasansdoute–provisoirement–sauvélamiseàsonclient.Libération auraitpuêtre relaxé

Page 37: Histoire Française

pour avoir démontré sa « bonne foi ». Le principe en est connu : au-delà de la vérité des faits, si lesjournalistesparviennentàprouveràl’audiencequeleurarticlenepartaitpasd’uneintentionmalveillanteetqu’ils ontmené une enquête sérieuse et sincère, nourrie d’éléments pertinents pour valider leur thèse, lajusticeleuraccordeunesorted’indulgence.Nombreuxsontlesprocèsdepressequisegagnentd’ailleurssurcetargumentetnonsurceluidelavéracitédesfaitsrapportés,trèsdifficileàétablir.Mais,etlefaitsurprendles commentateurs de l’époque, ce n’est pas au titre de la bonne foi que le juge Émile Cabié relaxeLibération,mais en se fondant sur la contradiction interne relevée parHenri Leclerc : Le Pen n’est pasdiffamépuisqu’ila,àplusieursreprises,légitimélatorture.Victoireprécaire:lacourd’appelpuislaCourdecassationontensuiteannulécejugementenreconnaissantqueladiffamationn’estpasundélit«subjectif»dépendantdesreprésentationsmentalesdelapersonneconcernée.

Endroitstrict,onpeutcependantdirequeLePenagagnélaplusgrandepartiedesprocéduresrelativesàson comportement durant la guerre d’Algérie.Aucune d’elles n’a pu établir factuellement que Le Pen atorturé,commelereconnaissentlesjugements.Lorsquesesadversaires,qu’ils’agissedeMichelRocard,dePierreVidal-Naquet47oudujournalLeMondeen2005gagnentcontreLePen,cen’estpassurlefond,maissurlabonnefoi.

S’il a en partie gain de cause sur le front judiciaire,LePen a sans doute perdu la partie sur les plansmédiatiqueetpolitique,encommettantplusieurserreurs.

Premièred’entreelles,leFrontnationalaévoqué,aulendemaindelaparutiondel’enquêtedeLibération,un « complot socialiste ». Il se trouve, en effet, que la veille de la publication de l’enquête, le leadersocialiste Jean Poperen a, lors de l’émission « L’heure de vérité » sur Antenne 2, annoncé une grandecampagne contre Le Pen et le Front national. Serge July n’a aucune difficulté à répondre sur ce point :l’enquête de Lionel Duroy et Joëlle Stolz, initiée en octobre 1984, a nécessité plusieurs semaines dereportage.Achevéeaudébutdumoisdefévrier,elleétaitdepuislongtempsprogramméepourparaîtrele12février1985:«Onnepouvaitprévoir,écritSergeJuly48,queJeanPoperenavaitdansl’idéed’annoncerlelancementd’unecampagnecontreJean-MarieLePen.»

La deuxième erreur est d’avoir voulu transformer son procès en débat sur la guerre d’Algérie, enlégitimantunenouvellefoiseneffetlapratiquedelatorture.Lesujetestl’undeceuxquiestleplusclivantdanslasociétéfrançaise,ilpolarise.L’usagedelaforcedanslaluttecontreleterrorismeestunvraidébat,quelesattentatsdu11septembre2011ontd’ailleursfaitressurgirsurlascènepublique.Certainsmilitaires,comme le général de Bollardière, étaient fondés à refuser la torture et on a vu que même d’autresresponsablesmilitaires,commelecolonelJeanpierre,oulecapitaineMartin,lesupérieurdirectdeLePen,quilajugeaientincontournable,laissaienttoutelibertéàleurshommesderefusercettepratiqueaunomdeleuréthiquepersonnelle.Maiscen’estpassurcedébatqu’adébouchélastratégiededéfensedeLePen.Enfaisanttémoigneràl’audiencedesvictimesdesattentats,enrevendiquanthautetfortladéfensedel’arméefrançaiseetdetoutessesméthodes,endénonçant«lesterroristesduFLN»,LePenaexhuméetressuscitéàl’audienceleclivagepolitiquequiexistaitàlafindelaguerred’Algérie:d’uncôté,ledroitd’unpeupleàlutterpoursonindépendance,del’autreceluidesdesperadosdel’OAS,adossésàuneautrelégitimité,celledumilliondepieds-noirsetdecentainesdemilliersdeharkisvictimesduconflit.

UneautreerreurdeLePentientàsoncomportementdevantletribunal.PhilippeBilgersesouvientdelapremièreaudienceduprocèscontreLibération,danslequelilétaitsubstitutduprocureur49.Arrivésurleslieuxenavance,ilentendJean-MarieLePenparler,quiluiparaîtavoirmaldormi,oubienêtreencoresousl’emprisedel’alcoolaprèsunenuitfestive;ilévoque,suffisammentfortpourêtreentendudelui,lefaitquelepèredePhilippeBilgeracollaborépendantl’Occupation,ainsiquel’ancienneappartenancedusubstitutlui-mêmeauxréseauxpoujadistes50.RévulséparlesdiresetlaméthodedeLePen,ildemandeàvoirlejugequandcedernier rejoint la salled’audience.LePen, sonavocatetBilger se retrouventdans lebureaudujuge.Bilgerexigedesexcusespubliques,fautedequoiilquitteraimmédiatementletribunal.Jean-MarieLePendoits’exécuterpouréviterl’annulationdel’audienceetlereportduprocès...

Cetincidentrendcomptedel’extrêmepolitisationdesdébats.IlrenseigneégalementsurlafaçondontLePenuse souvent de la provocation dans ces affaires, quitte à nuire à ses propres intérêts.En principe, lesubstitutpouvaitêtredesoncôté.Enl’attaquantsursonsupposépasséetsurceluidesonpère51,LePennepouvaitquesefaireunennemideplusdontiln’avaitpasforcémentbesoindansunprocèsaussimédiatisé.

Ledéroulementdel’audienceesttoutàl’avenant.LePenestdéchaîné.QuandSergeJulyprendlaparole,illuilance:«Ohvous,Julylarousse52»,manifestantunappétitpourlescalembours–icienl’occurrencepastrèsdrôle–dontilpaieraparlasuitelelourdtribut.LorsquelejournalistedeLibération,GillesMilletarriveàla17echambre,LePenlequalified’«internationalkagébiste53».Puis,lorsquel’ancienlégionnaireWilhelmus Vaal s’explique devant le juge, Le Pen l’apostrophe en le traitant de « faux jeton 54 ». Pis,lorsquelejugedonnelaparoleauxvictimesdetorture,aulieudeconvaincrelejugequ’ilsavaientpuêtrequestionnéspard’autresquelui,LePenseborneàlestraiterdementeurs.Plusmaladroitencore,cherchant

Page 38: Histoire Française

à contrer l’émotion soulevée par le témoignage de Rouchaï, qui s’est tranché la gorge. Alors que lestémoignagesrecueillisontdémontréqueLePenavaittransportéd’urgenceRouchaïàl’hôpitaloùilapuêtresoigné,LePenlanceauxjournalistes:«Ah,jeregrettebiendeluiavoirsauvélavie55!»

Cesprovocationsmanifestes déclenchent un incident de séance avec la défensedeLibération, laquelledemandeaujuged’interdiresesinterruptions:

Jean-MarieLePen:«D’accord,maisilestquelquefoisdifficiledeseretenir.»SergeJuly:«Vousavezpassélajournéed’hieràterrorisertoutlemonde,çasuffit!»Le Pen : « Écoutez,monsieur July, vous n’êtes pas ici à la préfecture 56. Je ne tiens pas à avoir des

contactsavecvous.»July:«Moi,celanemegênepas,vousêtesunhommepolitiquecommelesautres57.»OnimaginelarageduchefduFrontnational.Ilestsansdoutepersuadédesubiruntraitementmédiatique

à charge, épargné à la plupart des hommes politiques, et cherche à passer pour une victime. Mais sonagressivitépermetàSergeJulydedémontrerexactementlecontraire.Alorsqu’ilestvraisemblablequelesenquêtes déclenchées sur le passé de Le Pen sont essentiellementmotivées par sa percée électorale – lequotidien le reconnaît implicitement puisque la légitimité de l’enquête repose sur le fait que Le Pen estdevenuunepersonnalitépolitiquedepremierplan–,lepatrondeLibérationpeutmanifesteruneimpartialitéquelequotidienn’aguèremanifestéedanssontraitementjournalistique58.

L’accusation de torture connaît un rebond spectaculaire lors de l’élection présidentielle de 2002. Làencore, l’émotionpolitique, suscitéepar laqualificationde Jean-MarieLePenau second tourdu scrutin,semble jouerun rôle essentiel.Le4mai2002,LeMonde revient sur le sujet en publiant une enquête deFlorence Beaugé, spécialiste du Maghreb. Celle-ci connaît bien l’Algérie, sur laquelle elle a publié denombreuses enquêtes. La présentation de son reportage ne laisse aucun doute sur les motivations duquotidien:c’estbienlescoreréaliséparLePenaupremiertourduscrutinprésidentielfrançaisquiadécidéuncertainnombredepersonnesà témoigner59.L’éditiondu4mai2002metenvaleur le témoignagedeMohamedCherfi,filsd’AhmedMoulay,selonlequelLePenatorturésonpèresoussesyeux.

Unmoisplus tard,etàquelques joursdesélections législativesdu9 juin2002,LeMonde revient à lachargeavecunseconddossier,comportantquatrenouveauxtémoignagesautourde«RévélationssurLePentortionnaireenAlgérie».Cestémoignagessesituentbiencettefois-cidansunezoneoùopéraitlerégimentde Le Pen. Ils semblent attester de pratiques de torture réalisées au domicile des victimes, un autretémoignagesituantleursinterrogatoiresàlacasernedeFort-l’Empereur.Ilsnecontredisentpointl’existencede règles formelles sur les interrogatoires au sein de l’armée.Mais ils tendent à prouver que ces règlesauraientété,enquelquesorte,«débordées»sur le terrainpardesélémentsparticulièrementexcités tel lelieutenantLePen.

Danssaplaidoirie,l’avocatdecedernier,MeWalleranddeSaint-Just,acherchéàdémonter,avecforcedétails,lacrédibilitédecestémoignages.Lestroisdécisions–tribunaldela17echambre,appelpuisCourdecassation–n’infirmentenriensonargumentation.Maislejugesesituesurunautreterrainqueceluidelavéracité des faits rapportés : la liberté de la presse, garantie par la Constitution.Grossomodo, FlorenceBeaugéetLeMondeayantprouvé lesérieuxde leurenquête, le tribunaladéboutéJean-MarieLePenaunomde la bonne foi60.À l’audience, l’avocat du leader frontiste produit un document issu des archivesmilitairesmontrantquec’estle3eRPC(etnonle1erREP,lerégimentdeLePen)quiatuéMoulaydanslanuitdu2ou3mars. Ildémontreaussiaisément lecôté fantaisistedecertainesaccusations : la tortureauchalumeau, le poignard nazi de Le Pen exhumé à nouveau après avoir déjà servi en 1985. Il brandit lejournaldemarchedu3eRPCprouvantunefoisencorequec’estcerégiment,etnonceluideLePen,quiaarrêtéAmara,l’undestémoinscitésparFlorenceBeaugé.

Aulendemaindelaparutiondel’enquête,ChristianLionetaétééberluéparlafaiblessedestémoignagesproduitsdans le journal. Il appelledoncunamipersonnel,membrede ladirectionduMonde, Jean-YvesLhommeau,pourluidirequeFlorenceBeaugéasansdouteétéabuséeetqueLePenatoutesleschancesdegagnerleprocèsqu’ilva,àcoupsûr,engager.IlseproposemêmedevenirexpliquerpersonnellementlesressortsdecetteaffaireàEdwyPlenel.Larédactionduquotidiennedonnerapassuite.

LejournalistedeLibérationn’avaitpascomprisquecen’estpasessentiellementsur la réalitédes faitsquesejugentdetellesaffaires61.Mais,enl’espèce,cetterèglededroits’estsurtoutretournéecontreLePen.Tousleseffortsdesonavocat,assezconsidérables62,sesontrévélésvains:onpeuttrèsbien,aujourd’huiencore,accuserLePend’avoirétéuntortionnairesil’onparvientàtrouverdenouveauxélémentsàcharge,etsil’ontientcomptedesprocèsetdesjugementsprécédents.

Queretenirdetoutcela?Aucunevéritérévéléeniétablie,maislapossibleconviction,quiaffleuraitdéjàdansl’enquêtedeBressonetLionet,queLePen,s’ilasansdoutebrutalisédesAlgériens,n’apaspratiquéla« torture institutionnelle », telle qu’elle a été massivement employée durant la bataille d’Alger sous lecontrôledelahiérarchiemilitairefrançaise.Enréalité,touslesacteursdecetteaffaireontjouéabusivement

Page 39: Histoire Française

avec la vérité. Jean-Marie Le Pen amenti à de nombreuses reprises, en déclarant, non qu’il n’avait pastorturé,maisenprétendantouen insinuant l’avoir fait.Nousavonsvucomment ila revendiquédansdesréunionspubliquesetdanslapressel’usagedetellesméthodes.Nuldoutequecesaffirmations,fruitsd’uncomportementprovocateur,ontfacilitéletravaildeceuxquivoulaientpersuaderl’opiniondecequeLePennepouvaitqu’êtreuntortionnaire.

Maislesmédiasontaussijouéunjeuéquivoqueenpubliantdestémoignagesaccusatoiressanstoujoursmettre en question l’identité et les intérêts de leurs auteurs, ni confronter sérieusement les preuves de latortureaveclesélémentsquilacontredisent,bref,sansconduireuntravaild’enquêteàchargeetàdécharge.Bienentendu, ladécouvertede lavérité est,on l’avu,particulièrementdifficiledanscedossier algérien.Aucun journaliste n’amenti ou « bidonné » des informations. Avant tout hostiles au lepénisme derrièrelequel ilsdiscernaientune résurgencedu fascisme,paniquésdeconstater laprogressiondeses idéesdansl’opinion,beaucoupdejournalistessesont,enrevanche,persuadésdeleurdevoirmoraldelecombattreaupointdes’aveuglersurlesfaits.Sansdoutesesentaient-ilsconfortésdansleurvolontéd’attaquerLePenparlesentimentd’agirauprofitd’unenoblecause.CequilesaconduitsàtenirlepersonnageLePenpoursihaïssablequ’ilneméritaitpasmieuxqu’unevéritéapproximative,susceptiblede ledéconsidérerunefoispourtoutes.

1.Médias,mars1985.

2.Numérodu1erjuin1957(citéparVéritéetJusticeen1962).3.LeMonde,30mai1957.4.Pierre-HenriSimonopposedanslemêmetextelesupplémentd’âmedeLePenau«cynisme»deDemarquet.

5.LaCitéÉditeur,1960.Aucoursdesaplaidoirie,lorsduprocèscontreLeMondeen2005,MeWalleranddeSaint-Justdira:«CelivreestunpamphletdepropagandeéditéenSuisseparleFLNen1960.»6.LechapitreIVdulivredeKeramaneaétéreprisparLeCanardenchaînédanssonéditiondu11juillet1984.

7.MauriceAudin,unmathématicienanticolonialisteduParticommunistealgérien,futarrêtéle11juin1957pardesmilitairesdu1erREP, lerégimentauquelLePenappartenaitquelquesmoisplustôt.Ilestmortsouslatortured’unofficierderenseignementsle21juinsuivant.HenriAlleg,futurauteurdeLaQuestion(Minuit),estledernieràl’avoirvuvivant.8.NomchoisiparlesdirigeantsdelaLiguecommunisteaprèsladissolutiondeleurorganisationenjuin1973.9.AuparavantcitéparL’Humanitérouge,l’hebdomadairedelapremièreorganisationmarxiste-léniniste(maoïste)del’époque.10.«UnémuledeBarbieva-t-ilentreràl’Assembléeeuropéenne?»11.LeCanardenchaînédu11juillet1984:«LePenetlagégène».12.Le18juilletannée,LeCanarddéclareattendrel’assignationdeLePenpour«viderl’abcès».13.Lettreouverteauxdouzesoupirantsdel’Élysée,AlbinMichel,2001.14.Combat,9novembre1962.15.Entretiendu18juin2011.16.«Lamortd’AhmedMoulay,misàla“question”parLePen»,LeMonde,4mai2002.17.«EnAlgérie,lesmembresdelapoliceparticipantaumaintiendel’ordrepeuvent,[...]faireusagedeleursarmesdanslescassuivants:—lorsquelarésistancequ’ilsrencontrentesttellequ’ellenepeutêtrevaincueautrementqueparlaforcedesarmes;—lorsquelespersonnesinvitéesàs’arrêterparlesappelsrépétésd’“HaltePolice”faitsàhautevoix,cherchentàéchapperàleurgardeouàleursinvestigationsetnepeuventêtrecontraintesdes’arrêterqueparl’usagedesarmes;—lorsqu’ilsnepeuventimmobiliserautrementlesvéhicules,embarcationsouautresmoyensdetransportdontlesconducteursn’obtempèrentpasàl’ordred’arrêt.»18.«HitlerjugendFahrtenmesser»,écritLibération.(20/03/1985.)19.Celles-cifontl’objetdeplusieurspagesdanslaprocédure:—ilestimprobablequ’ayantfouillél’appartementd’AhmedMoulayàdeuxreprises,lesparachutistesn’aientpasouvertlecompteurélectriqueetdécouvertlepoignardcachéparsonfils;—lepoignardproduitàl’audiencenecorrespondpasauxarmesutiliséesparlaLégion,niàcellesdesJeunesseshitlériennes;— il est très improbable qu’un capitaine tolère que des hommes opérant sous ses ordres utilisent d’autres armes que celles, réglementaires,fourniesparl’armée.Parailleurs, l’arrêtdelacourd’appelendatedu15janvier1985acondamnéLibérationpourcetarticle,écartant l’argumentde labonnefoidéfenduparsesavocats.Enrevanche,LeMondequiareprislerécitrelatifau«couteaunazi»aétérelaxéautitredelabonnefoienprécisantqu’ilneseprononçaitpassurlefond.20.Voirlechapitre3,«Chefdebande».21.Unecompagniecompteenviron120hommes.22.PierrePélissier,LaBatailled’Alger,Perrin,1995.Lechapitres’intituled’ailleurs:«LepremierREPfaceauxréseauxeuropéens».23.LaBatailled’Alger,op.cit.,p.156.24.LeTempsdesléopards,Fayard,1969.25.LaGuerred’Algérie,Hachette,1977.26.LaVraieBatailled’Alger,Plon,1971.27.LePen,biographie,op.cit.,p.166.28.Deuxsuspectsabattusaprèspoursuitele26janvier1957,unearrestationle31janvier,deuxarrestationsle14février,douzearrestationsle17février,unele19,deuxle22,unele23,plusieursle25,unele26.

29.Audiencedu27novembre1985autribunaldela11echambredelacourd’appel.30.Entretiendu27juillet2011.

31.Entretiendu8juillet2011.Aumomentdesfaits,DominiqueBonelliétaitlieutenantau1erREP.32.Entretiendu24mai2011.33.DesForcesfrançaisesdel’intérieur.34.Dans le livre-enquêtedeGillesBressonetChristianLionet,LePen,biographie,op.cit., p. 168-169, et lorsduprocèsLePen contreLeMonde,en2005.35.LaBatailled’Alger,op.cit.,p.158.36.LePen,biographie,op.cit.37.LaBatailled’Alger,op.cit.,p.159.

Page 40: Histoire Française

38.Sonséjouraétéinterrompu,onl’avu,parlebrefpassagedeLePenàSuez.39.Entretiendu24mai2011.40.Enfait,ils’agitdel’ouvragedePaulAussaresses,Servicesspéciaux:Algérie1955-1957(Perrin,2001),dontLeMondepubliedesextraitsle3mai2001.41.Contactépartéléphone,LionelDuroy,devenuromancier,n’apasdonnésuiteànotredemandederencontrepourévoquercedossier.42.LePen,biographie,op.cit.,p.168.43.Id.,p.172-173.44.Korichinefaitpaspartiedesvictimesdetorturescitéesdirectementparl’enquêtedeLibération,maissontémoignageestrendupubliclorsduprocèsLePen/Libération.45. Notons d’ailleurs que ses trois mois de présence à Alger ont été interrompus par un retour de quinze jours à Paris afin de contrer lacandidaturedePierrePoujadeàParis,aveclequelilvientderompresonalliancepolitique.46.Rouge(1974),LeCanardenchaîné(1984),Libération (deux foisen1985),AlbinMichel (1986),MichelPolac (1986),LeMonde (1988),Libération(1988),L’Humanité(1989),L’Événementdujeudi(1991),MichelRocard(2000),PierreVidal-Naquet(2000)etLeMonde(2005).47.LaCourdecassation,le19juin2001,arejetélepourvoiforméparM.LePencontreunarrêtdelacourd’appeldeParisrenduenjuin2000,quiavaitconfirmélarelaxedel’historienPierreVidal-Naquet.DanslesecondtomedesesMémoiresconsacréàlapériode1955-1998etintituléLetroubleetlalumière(Seuil),lemilitantanticolonialisteévoquait«lesactivitéstortionnairesdeJean-MarieLePen,députéduQuartierlatin».Estimantque ces écrits s’appuyaient surune« enquête sérieuse» attestéepardenombreuxdocuments et témoignages, la courd’appel s’estréféréeàlaconventiondesNationsuniescontrelatorturepourjugerquelemot«torture»,«quellequesoitsaconnotation,[...]correspondauxactesencause.»LesmagistratsenontconcluquePierreVidal-Naquetpouvaitbénéficierdel’excusedebonnefoi.48.SergeJuly,«L’enquête,paslacampagne»,Libération,13février1985.49.Entretiendu13juillet2011.50.Enl’occurrence,LePenconfondaitPhilippeBilgeravecsonfrère,Pierre,quis’esteffectivementengagédansl’UDCAen1956.51.DanssonouvrageVingtMinutespourlamort–Brasillach:leprocèsexpédié(ÉditionsduRocher,2011),PhilippeBilgerévoquel’histoiredesonpèredurantl’Occupation.52.RapportéparVéroniqueBrocarddansLibération,22juin1985.53.Id.54.Id.55.LeCanardenchaînédu27mars1985,compterenduduprocèsdeGabrielMacé.56.SansdouteLePensouhaite-t-ilaccréditersathèsed’unjournal,Libération,«vendu»aupouvoir.57.Id.58.Cequineluiestpasopposable:Libérationaévidemmentledroitd’êtreunjournalengagé.59.Cepoint sera contesté lorsde l’audienceduprocèsqui s’ensuivrapar l’avocatdeLePen,WalleranddeSaint-Just, pour lequelFlorenceBeaugéavaitdéjàproposélemêmetémoignageàEdwyPlenelen2000,cedernierayantalorsrefusé.60.Normalement,labonnefoidoits’appuyersurtroisdimensions:lasincéritédel’intention,lanon-volontédenuireetlesérieuxdel’enquête.61.L’argumentpeutaussiseretournercontreunjournalistesi,parexemple,sessourcesdoiventêtreprotégéesetqu’ilnepeutpaslesproduireautribunal.62.Saplaidoiriecomprendplusde60pages!

Page 41: Histoire Française

5.

L’amantdemafemme

J’aiaiméJean-Marie.J’aidétestéLePen.YannPIAT

PierretteLalanne,lapremièreépousedeJean-MarieLePen,estunefemmefatalemalgréelle.En1956,elles’estmariéeavecClaudeGiraud.Elleneserappellemêmeplustropbienpourquoi.Elleétaittoutejeunealors,vingtans.Sonpremiermarivouaitsonexistenceàladanse.En1947,ilaéténomméadministrateurduGrandBalletdeMonte-Carlo,quideviendraen1951leBalletdumarquisdeCuevas,l’unedesgrandesfiguresdeladanse.Giraudestàcemoment-làl’undesimpresariilesplusenvuedanssondomaineetilestdotéd’unefortuneconfortable.Bref,ilestricheetcélèbreetsonmariageafaitplaisiràlamèredePierretteLalanne,selonlafutureMmeLePen1.

Lajeunefillequisedéclared’originecelte–elletientbeaucoupàcettepartdesonidentité–voitsaviebouleverséed’uncoup.Ellesort touslessoirs.Lesobligations–etsansdouteleplaisir–desonmari lesconduisentàdevenirunpilierdel’Élysée-Matignon,l’undesclubslesplusenvuedelacapitale.EllecroisetouteslesicônesdesstudiosHarcourt,GinaLollobrigida,SophiaLoren,BrigitteBardot,FrançoiseSagan.Pierrettesesouvientd’unepremièreduBalletdumarquisdeCuevas,aucoursdelaquelleellepartageaitsalogeavecBrigitteBardotetFrançoiseSagan.

Cettenouvelle existencene luidéplaîtpas, l’amusemême.Davantageen tout casque lavieconjugaleréduiteauxacquêtsquelui imposesonépoux.Moinsdedeuxansaprès leurmariage,elle luidemandeledivorce.L’impresarionelerefusepas,maisluidemandeàsontourd’assumerpendantquelquetempsunefonctiondereprésentationrequiseparsavieprofessionnelleetmondaine.Pierretteacceptelemarché.Ellerevienthabiterchezsesparents,rueduCirque,toutprèsdel’Élysée,oùlenouvelépouxdesamère,patrond’un institut de beauté, occupe trois étages au-dessus du salon. Elle continue de se rendre à tous lescocktails, aux premières et aux soirées auxquelles sonmari souhaite qu’elle l’accompagne. C’est à cetteépoque,en1958,queClaudeGiraudlametencontactavecJean-MarieLePen2,qu’ilaconnuàlaCorpodedroit.Unhommeauquelilportelaplusgrandeestime.«IldisaitbeaucoupdebiendeJean-Marie,racontePierretteLalanne,parcequ’ilétaitéperdud’admirationpoursonéloquenceetsonintelligence.Ilm’aditunjour:“Tuvoiscetype-là,unjourenFrance,ceseraquelqu’un,ilseraPrésidentoudictateur3.”»

ClaudeGiraudcherchaitalorsàfairedelapublicitépourlespectacleNoiretBlancmontéparlemarquis,quireprenaitunecréationdeSergeLifar,anciendanseurdel’OpéradeParisetchorégraphealorsaufaîtedesagloire,bienqu’aupassé controversé4.SelonPierretteLalanne,ClaudeGiraudaurait inventéde toutespiècesundifférendartistiqueentreSergeLifaretlemarquisdeCuevasàproposduspectacle.«OndînaitchezMaxim’s,sesouvient-elle,Cuevasenbas,etLifarenhaut.Ladisputes’estdérouléedansl’escalier.Onsemarrait,caronsavaitquec’étaituncoupmonté.»

L’histoireofficielle,abondammentnarréeparlapressedel’époque,faitétatd’unedisputeentrelesdeuxhommes,durantlaquellelemarquisgiflelechorégraphe.Cedernierdemanderéparationsurlepré.DanslaFrancedel’après-guerre,lesduelsperpétuentl’unedesvénérablestraditionsdel’aristocratiefrançaise,bienqu’interdite.Enfait,lagifleetl’annonced’undueldevaientsuffireàl’opérationpublicitaire.Mais,selonlerécitqu’enfaitaujourd’huiJean-MarieLePen5,l’affaires’envenimaetlesdeuxhommesdécidèrentd’allerpour de bon sur le pré.Àmoins queGiraud ait sciemmentmenti à Le Pen sur ce dernier point pour lemotiver,introduisant,enquelquesorte,«unbobarddanslebobard»...

CarClaudeGirauddoitbeletbientrouverdestémoins.SergeLifarconvoquedeuxdanseursdesesamis,LucienDuthoitetMaxBozzoni.Ilmanqueuntémoinpourlemarquis.ClaudeGiraudpenseàJean-MarieLePen.Cedernierestconnu,ilestdepuisdeuxansdéjàdéputéetilafaitparlerdelui,notammentàproposdel’Algérie.

« Je dis à Claude Giraud, nous raconte Jean-Marie Le Pen : “Si c’est une histoire mondaine, ça nem’intéressepas.—Non,non,ilveutvraimentyaller”,merépondGiraud.Etjemedis,voilàuneoccasion

Page 42: Histoire Française

defaireparlerdemoi.Maiscen’estpaslavraieraison.Jelefaisparcequejesuisunpeuflattédecequelemarquismedemanded’êtresontémoin6.»

Lesimagesduduelfigurentdanslesarchivesdel’ORTFàl’INA.Lereportage,dépourvudeson,d’uneduréede troisminutesestdiffuséau journal télévisédu30mars1958– iln’yaà l’époquequ’une seulechaînedetélévision,etfortpeudetéléspectateurs.Leduel,filméennoiretblanc,paraîtaujourd’huiquelquepeu baroque. La caméra montre l’arrivée en voiture du marquis de Cuevas, qui porte beau malgré sessoixante-treizeans.Onvoitensuitemarcherunhommeblond,auxcheveuxcourts,évoluantd’unpasdécidé.C’est Jean-Marie Le Pen. Il porte un imperméable. Son œil gauche est recouvert d’un bandeau noir etluisant.Onverraquecefaitasonimportance.L’écrivainJoséLuisdeVillalongaassisteàlascène:«LePenmeserralamainavecuneforceexagérée.Ilétaitdehautetailleetsonventre,déjàproéminent,n’allaitpas de pair avec son évidente jeunesse. Il avait le visage rougeaud et bouffi du paysan français qui boitchaquematinsoncafécoupéd’unegénéreuserasadedecalvadosoud’eau-de-vie.Ilmedévisagefroidementsansunmot,d’unœilbleuinjectédesang.Jenesaisdequellecouleurétaitl’autrecarilétaitcachésousunbandeaunoirquiprêtaitàl’individul’aird’unfigurantdansunmauvaisfilmdepirates.Pourlereste,ilavaitlefacièsbrutal,lescheveuxblondsclairseméssurlesommetducrâneetdesmanièresdeporte-faix.D’oùCuevasavait-ilbienpusortircethottentot7?»

Lacamérafixeensuitelepanneaud’entréedeBlaru,bourgadeprochedeVernon,enNormandie.Secetplus jeune que son adversaire – il n’a que cinquante-quatre ans – Serge Lifar arrive sur le pré. On luiprésentesonépée,ainsiqu’aumarquis,lesemboutsdesarmesayantétépréalablementbrûléssurunfeudebroussaille.

Leduelfinitdansladérision,sicen’estleridicule.Àlatroisièmereprise,lemarquistoucheaupoignetSergeLifar,quiseretire,entourédesestémoins,lesquelsconstatentpuissoignentsablessure.Lemarquisbatsacoulpe(«J’aitouééémonfils...»),etdécided’enresterlà,LePenluisoufflantquelaréconciliationsur le champ d’honneur fait partie de la tradition des duels. La caméramontre alors les duettistes à uneterrassesurplombantlepré.Lesdeuxhommestombentdanslesbrasl’undel’autredevantunevingtainedephotographes.ClaudeGiraudestsatisfait,leBalletdumarquisbénéficieradedizainesd’articlesdepresse.Maisilignoreencorequ’ilaprésentésonépouseàceluiquivadevenirsondeuxièmemari.

CarlarencontredePierrettebouleverseJean-MarieLePen.Unvraicoupdefoudre,etlecouplenetardepasàs’installerruePoirier.PourPierretteLalanne,accoutuméeauluxedesaviefamilialeetconjugale,ils’agit d’un vrai sacrifice : « C’était vraiment une preuve d’amour parce qu’il habitait un deux piècescrasseux,avecdespaquetsdecigarettesjonchantlesol,desfillesnuescolléesauxmurs8...»

Le duel organisé par Claude Giraud aura, vingt-six ans plus tard, une autre conséquence dans la viepolitiquedeJean-MarieLePen:celled’avoirlaisséunetracefilméedelablessureàl’œilgauchedufuturchefduFrontnational.

Noussommesen1984,aumomentoùleFrontnationalentamesapercéeaprèslesélectionsmunicipalesdel’annéeprécédente,etoùlescoredupartid’extrêmedroitedépasseles10%pourlapremièrefoisdepuisla présidentielle de 1965 et la candidature de Tixier-Vignancour 9. L’immigration est le thème deprédilectiondeJean-MarieLePen,cequiprovoquemoultréactionsàgaucheetdansplusieursmédiasquijugent,nonsansarguments,cettecampagneracisteetxénophobe.InterviewéparHenriAmourouxdansLeFigaro,LePenrépondàcesaccusationsen rappelant,commeen témoigne lebandeauqu’ilportealorsàl’œildroit,qu’«[ila]perduunœilendéfendantleschancesélectoralesd’AhmedDjebbour».Ilnefaitenl’occurrencequereprendreunargumentdéjàdéveloppéparsessoinsdanslabiographiehagiographiquequeluiaconsacréelejournalisteJeanMarcillyàsademande.L’histoireestmêmerapportéesurlaquatrièmedecouverturedel’ouvrage10.

Sur lemoment,nicetouvrageni ladéclarationdeLePenàHenriAmourouxnesuscitentde réaction.Maishuitansplus tard,en1992,deux journalistes,AnnetteLévy-WillarddeLibération etSophiePoncetreviennentsur l’affaire.Dansunreportagediffuséaucoursdel’émission«Ledroitdesavoir»,surTF1,ellesexpliquentqueLePenamentiàproposdesablessureoculaire.Ellesdémontrentquel’œilendommagéà l’époque était le gauche, comme en témoignent les photographies et le film télévisé du duel entre lemarquis deCuevas et Serge Lifar.Or Jean-Marie Le Pen a bel et bien perdu sonœil droit, ainsi que leconfirmentdesphotosdesannées1960et1970.Àl’époque,LeParisienreprendl’informationavantmêmela diffusion du documentaire de TF1 : « Cette réapparition de l’œil droit, officiellement exorbité unequinzained’annéesplustôt,suggèredoncquelafameusebagarreneluiapasétéaussifatalequeleprétendsonpropriétaire;etquelegaucheacesséderemplirsonouvrageplustard,pourdesraisonsencoreignorées,maisqui,àpremièrevue,neparaissentpasavoirdelienavecl’accidentdesannéescinquante11.»

Interrogésurleplateauaprèsladiffusiondel’enquête,leleaderduFrontnationalimproviseuneréponsepassablementconfuse.Enfait,lesjournalistessontfondésàdécelerunmensongedanslaversiondesfaitsrapportéeparLePen.Maiscederniern’apeut-êtrepastoutàfaittortluinonplus,commelemontrenotreenquêtesurcepoint.

Page 43: Histoire Française

Le30mars1958, le jourduduelCuevas-Lifar,Jean-MarieLePenporteeffectivementunbandeausurl’œilgauche,etceladepuisquelquesjours.Maisiln’apasperdulavuedecetœil.Sonœilaétéblesséaucoursd’unebagarre,le28mars1958.LePensoutientalorsAhmedDjebbour,unpartisandumaintiendelaFrance enAlgérie et candidat à une élection législative partielle dans leXVIIIe arrondissement de Paris,aprèsledécèsducommunisteMarcelCachin.Lemeetingestunbide,iln’yaqu’unetrentainedepersonnes,et, du coup, Le Pen et ses amis décident d’aller porter la contradiction à son adversaire dans la réunionorganisée non loin de là, rue Damrémont, par Alexis Thomas, le candidat du Centre national desindépendantsetluiaussipartisandel’Algériefrançaise.Leslepénistesricanentaufonddelasalle,énervantl’un des orateurs qui apostropheLe Pen en ces termes : « Si vous ne réussissez pas à être député, vouspourreztoujoursêtredanseuseoudanseurdansleBalletdumarquisdeCuevas12.»

L’apostrophepiqueLePenàvif.Totalementdéchaîné,ilavancedanslestravéesetgiflel’insolent.MaisLePenjoueenterrainadverse.Enquelquessecondes,leserviced’ordreseprécipitesurlui.Ilestjetéàterreetreçoitdescoupsauvisage.C’estàcemoment-làquesonœilgaucheestdésorbité.Letissunerveuxn’estpasrompu,onl’emmènechezunmédecin,sonœildansunmouchoir.Lesjournalistesontdoncparfaitementraisondedirequ’iln’apas,entantquetel,perdusonœildanscescirconstances.MaisJean-MarieLePenestpeut-êtresincèrequandilprétendlecontraire.Unpetitdétourparl’ophtalmologies’imposepoursefaireuneidéeplusprécisedetoutcela.

L’opérationquiprovoquesacécité,del’œildroitcettefois,survientenfaitdurantl’été1965.OnestenpleinecampagnedeTixier-Vignancourpour l’électionprésidentielleprévueendécembre.LePenestà lamanœuvre.Ilparticipeàlacaravanequivoitunecentainedemilitantsmonteretdémonterchaquejour,devilleenville,unimmensechapiteausouslahoulettedeRogerHoleindre.Unecampagneéreintante:mêmelesgensducirque,quidemeurentengénéralquelquesjourssurlemêmelieudereprésentation,nesontpassoumisàtelrégime.Chaquesoir,onboitetonmangeaprèslaréunion.Lescommunistesorganisentsouventdes contre-manifestations, et lesmilitants doivent aussi s’occuper du service d’ordre, ce qui accroît leurtensionnerveuse.Lesnuitssontcourtesetinconfortablesdansdesroulottesplutôtvieillottes.CelledeJean-MarieLePen,choisieparsonépouse,estcependant l’unedesplusagréables :«Avantdepartir, racontePierretteLalanne, ilm’ademandéd’allerchercher lacaravaneetde lerejoindreàBlainville.Lacaravaneétaittoutepetite!Jemesuisditqu’onn’allaitpasvivreunmoislà-dedans!Enplus,j’aiunmaridegrandetaille,doncj’aidûattendreunjourdeplus.J’ailouéunecaravaneplusspacieuse,avecFrigidaireettout,etl’airejointcommeprévu13.»

Mais lapréventiondesonépouseneréussitpasàempêcherqueLePensoumettesasanté,plusfragilequ’ilnel’imagine,àdureépreuve.Ilpasseoutrelesavertissementsd’unmédecinconsultéavantsondépart:«Vosyeux sont fragiles, lui a-t-il dit. Il vous faut du repos. »Conseil négligé, bien sûr.Au coursde lacampagne,lavuedeLePensebrouilleetsafemmel’emmèneconsulteràl’Hôtel-Dieu.Onl’opèrele10septembre1965et il faitunehémorragiedans levitré14. Il est plongé dans l’obscurité pendant plusieurssemainesetLePensembleseprépareraupire.«J’avaisfaitvenirdesdisquesdethéâtre,racontePierretteLalanne.Jeluilisaisdeslivresetquandjem’enallaisfairedescourses,jeleretrouvaisparfoisentraindemarcherdanslachambre:“Jem’entraîneàêtreaveugle”,m’expliquait-il.»

Deuxautresopérationssonttentées.Envain.LePenperddéfinitivementsonœildroit.SelonlePrJean-YvesAyache15,ophtalmologistede renom, il est toutà faitpossibleque le traumatismede l’œilgauche,contracté lorsde labagarre survenueen1958, se soitdéveloppéplus tardà l’œildroit.Lapathologieestd’ailleurs dûment répertoriée dans les livres de médecine sous le nom d’ophtalmie sympathique post-traumatique.Ilestcependantassezrarequecetypedecomplication–quineconcerneque1%descas–neproduiseseseffetsqueplusieursannéesaprèslepremiertraumatisme.

Il est donc possible que le député poujadiste n’ait pas totalementmenti en racontant que son premieraccident, à l’œil gauche, avait déclenché cette ophtalmie sympathique 16. Il évoque d’ailleurs cettepathologiedanslelivredeMarcilly:«Lessuitesdecetteagressionn’ontpasétégravesapparemment;cen’estquequelquesannéesplustardqu’estapparueunecataractetraumatique,laquelleprogressivementm’aprivédelavue.

—Pendantuncertaintemps,tuasgardétonœil?luidemandeMarcilly.—Absolument.Cesontlesséquellesdecetteagression17.»Laconclusiondecetteaffaireestdouble.D’uncôté,LePenabusesesauditeursenaffirmantavoirperdu

unœil en défendant « unArabe » : le candidat qu’il soutenait lors dumeeting évoqué plus haut n’étaitnullementattaqué.C’estLePenqui,blessédanssonorgueil,aagressélecandidatadversequisepermettaitd’ironisersur luienpublic.D’unautrecôté, l’investigationjournalistique,menéedanslaprécipitationquiaccompagne lesproductions audiovisuelles, a sansdoute concluunpeuvite aumensongedélibérédeLePen.Commequoi,uneimagen’estpasforcémentlapreuveultimedelavérité...

Cettehistoired’œilferaitlemielden’importequelpsychanalyste.NonpaspoursavoirsiLePenamenti

Page 44: Histoire Française

ounonetàquelleoccasion.Maisparcequ’elleaaussiunlien,àvingt-sixannéesdedistance,aveclavieamoureusedeLePen.Demêmequ’en1958,LePenarencontrésapremièreépousegrâceaupremiermaridecelle-ci,quilesmetenrelationentoutecandeur,c’estluiquiprésentecettefoisen1984sonépouseàunami,JeanMarcilly,quiaacceptédefaireenquinzejourssabiographiedontnousavonsparlé.MarcillyestunhommedeplumequiatravailléàParisMatch.IlabandonnelelivresurlasecteMoonqu’ilaenchantieretacceptelapropositiondeLePen.Maiscedernierestenpleinecampagneeuropéenne.Illuioffredoncdevenir s’installer àMontretout pour lui accorder sesmoments de disponibilité dans un agenda surchargé.L’idée est peut-être aussi de lui permettre de s’imprégner de l’ambiance familiale, si importante dansl’existencedeLePen.

Si bienqu’un jourdemars1984, Jean-MarieLePen annonce à son épousequ’elle va rencontrer JeanMarcilly:«UnamideDominiqueVenner18etdeJacquesGrancher19,avecquij’aiuncontrat, luidit-il.C’estunécrivaindequalité,unjournalistecapabledetravaillervite.Simplement,ilfaudraqu’ilviveunpeuavecnous.»

Voilàdoncnotrehommeinstalléàdemeure.Jean-MarieLeChevallier,alorsdirecteurdecabinetdeLePen,loge,lui,dansunepetitemaisonaufonddujardin,danslapropriété.Marcillycôtoie,bienentendu,lemaîtredemaison,lesfillesLePenetsonépouse.Sonlivre,LePensansbandeau,commencerad’ailleursparunchaleureuxtableaufamilial.LorsqueMarcillychercheàinterrogerPierrette,personnagecentraldelaviedesonmari,celle-cisedérobe.Etlorsqu’ilparvientàlafaireparlerdevantsonmagnétophone,leportraitqu’elleluidressedeJean-MarieLePenestsipeuflatteurqu’ilneretiendrapresqueriendesesdires.JeanMarcillyvoitbienquePierretteneparaîtpasheureusedesonsort.Lamaison,qu’elleamisdesannéesàaménager avec soin, est devenue la proie des « envahisseurs », les lepénistes chez qui elle peine àreconnaîtrelestraitsdel’hommequ’elleaépousé.Elle-mêmes’esttransforméemalgréelle,commeelleleraconteraplustard,en«cantinièredeluxeduFrontnational».Jean-MarieLePenluiparaîtdeplusenplusétrangeràleurexistence.Elleavaitadorélaviedebohème,lessorties,lessoiréesoùilfallaitimproviserunplatdepâtespourquinzeconvivessurgisàl’improviste,ladivinesurprisedelanaissancedesestroisfilles,cestroisanges,quin’avaitmêmepasété«programmée».Elledétestececlimatnouveau,oùl’ondonneàsonmariduMonsieur lePrésident,où lesvilesambitionssedevinentà travers l’obséquiositédespropos.EllenesupportepasdedevoirtraverserlebureaudelasecrétaireduditPrésident,lorsque,lematin,ellesortdesachambreentenuedenuit.«J’enavaisassezdetrouverdesblousonsdecuirdansmabaignoire»,dira-t-ellemêmeunpeuplus tard à Jean-FrançoisKahnqui l’interviewait àMarseille en1984,peuaprès sondépartdeMontretout20...

Pierretteestàlafoisdébordéeetlaisséeàelle-même.Débordéeparlesmultiplesobligationsauxquelleselleestsoumisedufaitdunouveaustatutdesonmari,chefdutroisièmepartideFrance,etdanslemêmetempsesseuléeparcequeLePens’éloigned’elleetqueleurintimitéesttoutàfaitengloutie.

Pierretteobservechaquejourlerapprochementquis’opèreentresonmarietsonbiographe.LePen,quin’en faithabituellementqu’à sa tête, leconsulte, tientcomptede sesobservations. JeanMarcilly s’essaieaussi à distraireMadame.Monsieur l’y encourage, trop confiant ou trop orgueilleux pour imaginer uneinfidélité. Jean et Pierrette se rendent donc au théâtre, au cinéma... La suite est connue, et Le Pen laraconteradanslemagazineLui21 :«Jem’absentesouventetonaprobablementprofitédecetteabsence,l’absence réserve parfois des surprises.Onne peut pas être sur les planches et chez soi. »Bref, quelquetempsaprèslafinduséjourdeMarcillyàMontretoutetlapublicationdelabiographie,Pierrettes’enfuitencatimini de Saint-Cloud. Elle rejoint son amant après le refus de sonmari de lui rendre sa liberté. Ellevoulait une séparation raisonnée, sereine et assumée conjointement face aux enfants. Lui, décontenancé,surpris,etsansdouteencoretrèsamoureux,sesentaittroptrahipouraccepterundivorceàl’amiable.

LorsdespremiersentretiensaveclechefduFrontnational,faisantlepointsurlesquelquesbiographiesqui lui ont été consacrées, nous ne pouvons faire autrement, sans parvenir à cacher notre gêne, qued’évoquer–sanslanommer–celleécriteparlejournalistepartiavecsonépouse.C’estLePenlui-mêmequiparlede«labiographiedel’amantdemafemme»,manifestantàcesujetunsurprenantdétachement.Certes,noussommespresquetrenteansaprèslescandale,etPierrette,revenuedepuisquelquetempsdéjàdans le giron familial, habite àMontretout dans le petit pavillon situé en face de l’entrée principale dudomaine. Mais ce détachement n’est pas sans rappeler la façon dont Le Pen avait « offert » –involontairementbiensûr,maisc’estlelotdesactesinconscients–sonépouseàsonamanten1984,commeClaudeGiraudl’avaitfaiten1958,cettefoisàsonprofit.PierretteLalannenousasurtoutconfirméàquelpointLePenpeuttrompersonmondesurleplandesmœurs.Selonelle,ilétaitenréalitéunhommeplusprochedel’espritdeMai68quedecelui,colletmonté,debeaucoupdesescompagnonsdecombat.Le1erMai,lorsqu’ildéfileenl’honneurdeJeanned’Arc,habillédesonblazerbleuroi,auxcôtésdetoutcequ’ilrestedelaFrancedeJeanRoyer,catholiquesferventssoucieuxdurespectdel’institutiondumariageetdesconventionssociales,partisansdel’ordreetdelatradition,militantsdelafamillenombreuse,LePenn’estpas aussi à sa place qu’il y paraît. Son existence, ses pensées, ses réflexes sont aux antipodes des

Page 45: Histoire Française

représentationsdecesmanifestantssipropressureux.Toutindiquequ’ilestenréalitébienplusprochedesmœurs de la tribu anarchiste qu’il étudia dans sa jeunesse 22. Il existe un vrai décalage entre l’imagepubliqued’unhommesouventprésentécommeunparangondel’ordremoraletunmodedeviepersonnelplutôt hédoniste et ouvert à la transgression. Plusieurs fois, cette contradiction a éclaté au grand jour defaçonspectaculairesurlascènepublique.

PassonssurlesallusionssexuellesdontLePens’amuseàparsemersesdiscourspolitiques.Cesontleplussouventdespaillardisesunpeu surannéesqu’il a, d’ailleurs, peu àpeuabandonnéesdepuis lemilieudesannées1990.

C’estsurtoutsaséparationavecPierrettequibrisel’imagederesponsabilitébien-pensantequechercheàsedonnerLePenenpleineascensionpolitique.Excédéparlesinterventionspubliquesdesonépouse,qui,privée de tout subside depuis qu’elle a quittéMontretout, dénonce sa goujaterie, Jean-Marie Le Pen luiréponddansuneinterviewàPlayboy:«Sielleabesoind’argent,ellen’aqu’àtravailler.MmeLePenadesrevenusquiluiassurentunrevenumensuelde20000francs.Pourlereste,ellen’aqu’àfairecequefontlesgens qui ont acquis l’indépendance de leur vie. Soit se faire entretenir par son amant. Soit travailler. Ycomprisenfaisantdesménages,cequin’estpasdéshonorant23.»

Jean Marcilly et l’avocat de Pierrette, Me Gilbert Collard, ne tardent pas à organiser une incroyableriposte : l’ex-épouse– incontestablementunebelle femme,commeonva leconstater–pose,apprêtéeenfemme de ménage dévêtue, aspirateur et plumeau en main, en prenant des poses suggestives devant lephotographedePlayboy.L’opérationluiauraitrapporté,selonVSD,unesommesituéeentre350000et400000francs(soitentre52500et60000euros).Cetteséquenceafaitriretoutlepays,unsondagedonnantmême plutôt raison à Pierrette. Son ex-mari, apprenant la publication du reportage, plaisante devant desprochesetleurdéclareque,aveclesoutiendetouslescocusdupays,ilestcertaindedevenirleprochainPrésident.Maisilest,bienentendu,beaucoupplusatteintquenelelaissentsupposersesrodomontades.

Toujoursàproposdesmœurs,aprèsavoir,danslesannées1980,qualifiél’homosexualitéd’«anomaliebiologique et sociale », Le Pen a beaucoup évolué sur ce sujet en prenant de l’âge. Le 2 juin 2004, ilsurprend en donnant l’impression de prendre le mariage homosexuel en sympathie : « Qu’il y ait deshommesquis’aiment,pourquoipas?Sil’onveutdonneràcetoutinguncaractèreofficiel,cen’estpasuneaffaired’État»,lance-t-il lorsd’uneconférencedepresserapportéeparLeMonde24.LePendéveloppeàcetteoccasionuncurieuxparadoxe,déclarantquelarevendicationdeshomosexuels«prouvequelemariageest en train de conquérir un prestige qu’on craignait qu’il avait perdu, puisque les hommes souhaitentsanctifierde façon laïque leurunion».Cettedéclarationmetenémoi lebanet l’arrière-bande l’extrêmedroitecatholique,dontBernardAntonysefaitl’échoenregrettant«lalégèretédesespropos».Le7juin,uncommuniqué du Front national assurant que Jean-Marie Le Pen n’a nullement « béni » le mariage deshomosexuels,contrairementàcequ’arapportéLeMonde,s’efforcederassurerlesmilitants:LePenn’avaitpasditcequ’ilavaitpourtantbiendit...Lesadhérentsfrontistesquin’appartiennentpasaupremiercercle25nepeuventcontinueràignorerque,surleplandesmœurs,LePenestun«moderne»,unesortedesoixante-huitard.

Un de nos hommes politiques les plus estimables, et dont nous devons respecter l’anonymat, avait étécontactédanslesannées1980parledéputé-mairedePau,AndréLabarrère.Celui-ci,quandilnes’occupaitpasdesabonneville,pratiquaitlagraphologie.Unhobby.Préparant,aumilieudesannées1980,unlivreseproposantde«dévoiler»leshommespolitiquesparl’analysedeleurécriture26, ilavaitdemandéànotreinformateur de lui recopier un bout de texte pour qu’il puisse l’analyser et dresser son portraitpsychologique.Lorsquecedernier lui remitsapagerecopiée,Labarrère luiconfia l’anecdotesuivante :«J’aidemandéàLePenlamêmechosequ’àtoi,maisparcourrier.Etvoicicequej’aireçudelui.Etilmemontralecourrier.Enhautfiguraitletextequejeluiavaisdemandé27 ;et,enbas,ladédicacesuivante:“Ensouvenirdenosdélicieuxmomentspassésensemble.”»AndréLabarrèreluiavaitfaitlireladédicaceavant d’évoquer devant lui l’allusion à cesmoments de leur jeunesse, qui renvoyaient, selon ce qu’il endisait,àunetendreinitiationauplaisirentrehommes.L’analysegraphologiquedel’écrituredeJean-MarieLePenpubliéeparledéputé-mairedePauestd’ailleursempreinted’unecertainetendresseenversleleaderfrontistepourlemoinsinhabituellechezunhommepolitiquedegauche.Labarrèrediscernedanssagraphie,« repliée sur elle-même, difficile à lire, des conflits internes et une fragilité psychologique ; écriturecontradictoireaveclecaractèreagressifdesasignature,celle-ciétantcenséeexprimerlevolontarismequesonauteursouhaitaitafficher».

S’ilnieévidemmenttoutpenchanthomosexuel,LePenreconnaîtcependantqueLabarrèreasansdoute«fantasmé»surlui.Cedernier,d’ailleurs,nes’enestpascachédanslemagazineTêtuen2007:«Jel’aibienconnuen1952àl’UNEF,alorsquej’étaisprésidentdesétudiantsdelettresetluiprésidentdelaCorpodedroit.Nosrelationsétaientamicales,rappelait,en2002,lepremierélufrançaisàavoiroséfairesoncomingout.Untrèsbeautype,fin,grand.Ilavaituneascendancephysique.Ilnemelaissaitpasdemarbre!»Etle

Page 46: Histoire Française

magazinedeconclure:«LemairedePausevantaitmêmedevantdesjournalistesd’avoirentraînéleBretonversdescheminsparticuliers,au-delàdelasimpleamitié.Àlamortdesoncamaradel’anpassé[en2006],LePenasaluésamémoireetévoquéavecnostalgieleurfollejeunesse.Maislevieuxcoqnedirajamaiss’ilaétéunjeunechapon.»

Peuimportequecetteaventureaitounonexisté. Ilestdrôle toutefoisdepenserque,si les journalistesmentionnésparTêtuontbienbénéficiédesconfidencesdeLabarrèresurLePen,ilsontpréféré,toutcommelui, garder pour eux le récit de ces secrets d’alcôve... Peut-être eussent-ils été aussi embarrassés que lui-mêmeparlesexplicationsqu’auraitnécessitéeslescoopdeLabarrère.

1.Entretiendu2juin2011.2.PierretteavaitvaguementrencontréprécédemmentLePen,qu’unamidesesparentsavaitamenéchezeux.Ilavaitalorsvingt-septansetelledix-huit.Elles’étaitditalors:«Exactementlegenredetypequejen’épouseraijamais!»3.Id.4.Aprèsledébutdesacarrière,SergeLifar(1905-1986)quittel’URSSen1921.Ildevientpremierdanseurdel’OpéradeParisen1929,puismaîtredeballet.Durantlaguerre,ildécidedecollaboreraveclesautoritésdel’Occupation,allantmêmejusqu’àétablirdesrelationsrégulièresavecGoebbels.IlvitalorsavecIrèneBlache,espionnepourlecomptedelaGestapo,dontilseséparecependantaprèsavoirapprissesactivitésoccultespourlesservicesallemands.RadioLondresluiprometunchâtimentàlaLibération,etilesteffectivementlicenciédel’Opéraen1945.Sonprocèsseterminecependantparunnon-lieu,cequiluipermetdereprendresacarrièreàl’OpéradeParisen1947.5.Entretiendu31août2011.6.Id.7.CitéparGillesBressonetChristianLionet,LePen,biographie,op.cit.,p.197.8.Entretiendu2juin2011.9. Ce dernier n’a obtenu que 5% des voix à l’élection présidentielle,mais aux électionsmunicipales précédant le scrutin présidentiel, descandidatsprésentéssoussonétiquetteavaientdépassélabarredes10%.10.LePensansbandeau,op.cit.11.«LePen:versiondouteusepourunœilperdu»,parMS,LeParisiendu21mai1992.12.DéclarationrapportéeparJean-MarieLePen(entretiendu31août2011).13.Entretiendu2juin2011.14.Levitréestlamassegélatineusequiremplitl’intérieurdel’œiletquimaintientsonvolume.15.Entretiendu13octobre2011.16.Enfait,seulledossiermédicalpourraitconfirmerentièrementlaversiondeLePenconsidéréecommeplausibleparl’ophtalmologiste.Maisiln’apasétépossibledelarécupérer.17.LePensansbandeau,op.cit.,p.179.18.Àl’originemembredeJeuneNationpuisduGRECE(Groupementderecherchesetd’étudespourlacivilisationeuropéenne),DominiqueVenners’estretirédelaviemilitantepouranimerdesrevuesd’histoire,dontladernière,LaNouvelleRevued’histoire,aétéfondéeen2002.19.ÉditeurdeJean-MarieLePen.

20.LefondateurdeL’Événementdujeudiavaitété,àl’époque,contactéparMeGilbertCollard, lequelétait l’avocatdePierretteLePen,quiavaitsouhaitédonnerlescoopdesademandededivorceàsonhebdomadaire.Jean-FrançoisKahnn’avaitpasosérapporterl’informationtellequelle,craignantdessuitesjudiciaires.21.Lui,mai1985.22.Voirlechapitre6,«Traverséedudésert(1)».23.Playboy,juin1987.24.«M.LePensedéclarefavorableaumariagedeshomosexuels»,LeMondedu4juin2004.25.Enrevanche,aprèsavoirquittéleFrontnationalen2011,RogerHoleindre,membredubureaupolitique,asouventdénoncélaprésenceetl’influencenéfastedeshomosexuelsauprèsdeJean-MarieLePenetdesafille.26.Votreécriture,messieurs!Yaaussidesdames–LesPolitiquesdévoilésparleurécriture,Ramsay,1985.27. « L’impuissant, le père de famille un obsédé sexuel. Rassurons-nous pourtant, cette déviation de l’esprit est vieille comme le monde,Aristophanedéjàenfaisaitdesgorgeschaudes.»Jean-MarieLePen.

Page 47: Histoire Française

6.

Traverséedudésert(1)

Nous sommes le3novembre2011.C’est notreneuvièmeentretien àSaint-Cloud, avec JeanMarieLePen.Pourlatroisièmefois,noustentonsdecomprendrelaraisondesonengagementenfaveurdel’Algériefrançaise.Aucun lien affectif ou familial ne le rattache à cette terre. Il n’a, durant la guerred’Indochine,manifestéaucuneespècedecompassionpourlescolons.Etlespieds-noirsneconstituaientpasforcément,àcemoment-là,sonélectorat,mêmesiPoujadeaconnuuntriompheélectoraldanslesvillesd’Algérie.

Pourquoidonccettemobilisationdetouslesinstantspourquatredépartementsfrançaisdanslequels,enfindecompte,iln’aséjournéquetroispetitsmois?Pourexpliquerlesraisonsdecetengagement,LePensesitue tout d’abord sur le registre de l’homme politique. Qui se doit d’incarner et donc de ressentir lasouffrancedesautres.Puisilrappellesonvieilattachementàl’Empirefrançais:«Milleneufcentsoixante-deux,c’estl’effondrementd’unrêvedegrandeurfrançaise.LaFranceétaitleseulpaysdumondeàchevalsurdeuxcontinents.Unimmensehinterlandpétrolieret,derrière,unespacegéopolitiquequiestlaconditionsine qua non de notre grandeur nationale dans le siècle à venir. Certains pays auront les espacesgéographiquesetpolitiquesquileurpermettrontdejouerunrôledepremierplan.SilaFranceperdtoutça,elleleperdradansl’ignominieettoutseraperdu,mêmel’honneur1.»

Ignominie.Honneur.Cesontlesmotsdespartisansdel’Algériefrançaiserestésintactsprèsdecinquanteansplustard2.Nousévoquonsalorssonsoutienauxsoldatsperdusdel’OAS.

Replongeons-nous en 1962. L’indépendance de l’Algérie est un fait. Quelques dizaines d’activistess’entêtent. Ils sesaventminoritaires. Ilspensent, ironiede l’histoire,commedeGaulle lui-même,que lesFrançaissontdes«veaux».Pourpoursuivreetgagnerlecombat,lesuffrageuniverselleurapparaîtcommeune impasse. Ces hommes, dont certains sont d’anciens résistants, considèrent qu’uneminorité agissantesuffitàbousculerlecoursdel’Histoire3.Poureux,seuluncoupd’éclatpeutenrayerl’implacablemarcheduFLNversl’indépendance.IlauraitfalluprendrelepouvoiràAlger.Celafuttentéetraté,àcausedecequ’ils appelaient la « pusillanimité » demilitaires ayant refusé de faire de la politique.À présent que ledrapeauvertetblancflottesurAlger, il leurfautvenger lamémoiredesmartyrsde l’Algériefrançaiseettuer de Gaulle. La préparation de cet attentat a mobilisé quelques factieux exilés, qui, de Rome ou deMadrid,tententd’organiserunattentatqui,jusqu’ici,n’ajamaisabouti.Enrevanche,larépressions’abatsurles activistesdes troisOAS, celle deMadrid, celle d’Alger et celle deParis,OASmétropole4. Plusieurscombattants de l’Algérie française vont être condamnés à mort et exécutés, sans que leurs camarades,contraintsparlaclandestinité,nepuissentlessecourir.LePenchercheàlefaire,commes’ilincarnaitunesortedevitrinelégaledel’OAS.Ilestassezproche,àcemoment-là,dupooldesavocatsdespartisansdel’organisation,Jean-LouisTixier-Vignancour,BernardLeCorolleretJacquesIsorni.Ilconnaîtdoncladatedesexécutions.Ilfaitporterauxcondamnésunfoulardpourleurindiquerqu’ilsnesontpasseulsetquel’onpenseàeuxhorsdesmursdelaprison.UnfoularddelégionnairepourAlbertDovecaretRogerDegueldre5.Unfoularddel’AlgériefrançaisepourClaudePiegts6.

«Aufond,luidisons-nous,vousassistezlesvaincusdel’histoire...»LePenhoche la tête.Pourunefois, ilneruepasdans lesbrancards :«C’estmondéfaut, reconnaît-il.

Oui, j’ai toujours pitié des vaincus de l’Histoire. Et toujours je suis ironique envers les bravaches, lesouvriersde lavingt-cinquièmeheurequidéfilentet tuent sans risque.»Onpeutnaturellementconsidérercommeflatteusepourlechefnationalistecettecompassionéprouvéepourceuxquiontpayédeleurvieleurengagement.Etsansdoutecesoucineluiest-ilpasétrangerquandilrépondànotrequestion.Maiscen’estni la première ni la dernière fois que Jean-Marie Le Pen a pris la défense des perdants, qu’il s’agissed’anciens collabos, et même de ceux qui furent engagés parmi la Légion des volontaires français, dontcertainsfurentadmisauFrontnational,ou,plustard,lessoldatsperdusdel’Algériefrançaise.Etilcroitêtreaniméparlemêmegenredesentimentlorsqu’ilprendladéfensedeSaddamHussein,deBacharel-AssadoudeMuammaral-Kadhafi.Manifestement,cetteattirancepourlesvaincus,ouplutôtpourcertainsvaincus,luiajouédestoursaudétrimentdesonpropredestinpolitique:cetteempathienepeutpasserpourhumanistepuisqu’elle est orientée politiquement. Elle se porte naturellement davantage sur les victimes du

Page 48: Histoire Française

communisme,etbeaucoupmoinssurcellesd’unedictatureoud’ungénocideissudel’autrebord.Maisunedonnéeimportantedoitêtrepriseencompte.Avantdemanifestersasolidaritéaveclesactivistes

de l’OAS,LePenn’a enfreint la loi à aucunmomentpour les aider,demêmequ’il a toujoursgardé sesdistancesaveclesmilitairesputschistes.

En1958,Jean-MarieLePenatentédeserendreàAlger,mûparl’ambitiond’apparaîtrecommel’undesleaders de l’Algérie française avant que les gaullistes nemettent lamain sur lemouvement. Il part avecPierrette Lalanne, qui n’est pas encore son épouse, dans des conditions rocambolesques. Pierrette 7l’emmèneenvoitureàBruxellesencompagniedeJean-MauriceDemarquet,sondépartdeParisayantétérefusépar les autorités françaisesqui surveillaientdeprès le chaudronalgérien. Impossibledepasserparl’Espagne,lesvoyageursn’ontpasdevisa.DeBruxelles,ilsserendentàLisbonne,puisàMadrid.LePenveutabsolumentparveniràAlgeravantJacquesSoustellequiestalorsengagéauxcôtésdesgaullistes.Le21mai, il loueunquadrimoteuren faisantparticiperaux fraisuneéquipede journalistesaméricainsainsiquetroisinconnus.SelonJean-MarieLePen8,legénéralSalans’opposeàlelaisserentrerenAlgérieavecDemarquetàcaused’unevieillehostilitéentrelesdeuxhommes.Ilévoqueaussil’hypothèseselonlaquellelaprésence,auseindugroupe,depersonnessoupçonnéesd’avoirparticipéaurécentattentatcontreSalan9,a pu également pousser ce dernier à leur refuser la possibilité de débarquer. Les chasseurs françaisreconduisentdoncl’avionversl’Espagne.Maisuncontre-ordresurvientsuiteauxpressionssurRaoulSalandu député algérien Pierre Lagaillarde. L’avion retourne à Alger avant d’être obligé de redécoller. SelonGillesBressonetChristianLionet10,c’estàlasuited’unedémarcheauprèsdugénéralMassuqueLePenetDemarquet seront finalement autorisés à revenir en Algérie à la condition toutefois qu’ils s’engagent ànouveaudansl’armée.Jean-MarieLePencontestecepointtoutenprécisantquecetteconditionapeut-êtreétéproposéeauseulDemarquet11.Lerésultatestqu’ilsresterontbloquésenEspagneoùilsséjournentsansvisa.

SurplaceàAlger, lacompétitionfait rageentre lespartisansdeDeGaulle, représentésnotammentparLéon Delbecque, ancien membre du cabinet de Jacques Chaban-Delmas, ministre de la Défense, et desacteursplusméfiantsàsonégard,telslegénéralLucChassin,PierreLagaillarde,JosephOrtiz,alorsmêmequ’onprésenteencoreleGénéralcommelesauveurpossibledel’Algériefrançaise.C’estévidemmentàcedernierclanquevontlessympathiesdeLePen.

LePena-t-ilounonétésollicitéaucoursdespréparatifsduputschd’Algerde1961?Certainsaffirmentqu’il aurait décliné l’offre de se joindre aux insurgés ou, dumoins, de les appuyer enmétropole.GillesBressonetChristianLionetévoquentun«dînerdeconspirateurs»encompagniedugénéralZelleretducolonelGodard.Seloneux,LePenseseraitmontrésceptiquequantàlaréussitedel’opération12.LePenlui-même,toutenrestantassezvaguesursescontactsdirectsaveclesrelaishexagonauxdesauteursducoupd’État, assure être par principe opposé à toute opération de ce genre : « J’étais partisan d’une lignedémocratiqueetparlementaire.Cettepositionpolitique, chezmoi,n’a jamaisvarié.Unecertaineextrêmedroitecontestataireatoujoursététravailléeparl’idéedeputsch,demarchesurRome,alorsquepourmoi,iln’yaqu’uneseulevoie:lavoiedémocratique.JepensecommeChurchillqueladémocratieestunmauvaissystèmemaisjen’enconnaispasd’autrepossible13.»Entoutcas,lorsque,le21avril1961,lesgénérauxChalle,Jouhaud,SalanetZellerontprislecontrôled’Alger,LePenresteprudemmentrepliéàLaTrinité,évitantpourcettefoislecoupdefiletdelapolicechezlesmilitantsparisiensdel’Algériefrançaise.

Plusieursd’entreeuxdoutentmêmequeLePenaitpuêtrecontactélorsdespréparatifsduputsch.«Lesgénéraux ne voulaient pas d’un extrémiste, estime Paul Anselin, qui fréquente toujours Le Pen à cetteépoque. Challe et Zeller faisaient partie de l’establishment. Le Pen sentait trop le soufre et l’objectif deChallen’étaitpasderenverserlaRépublique14.»

PierreDescaves,l’undesraresreprésentantsdesréseauxfrançaisdel’OAS,quiaprissesdistancesavecleFrontnationalen2010,nousaaffirmé15queLePenavaitététotalementétrangeràl’opération.Descavesraconte par le menu comment il avait, sur ordre du général Jacques Faure, regroupé 150 hommes pours’emparerd’unecaserneàOrléanslejourduputsch.Descivilsdevaientlesaideràprendrelecontrôledelacaserne. Dépourvus dematérielmilitaire (les putschistes ont prudemment refusé de leur en fournir), cescivilssemunissentde revolversoude fusilspersonnels. Ilssontquatreoucinqparvoiture lorsque, le21avril 1961, le cortège d’une quarantaine de véhicules démarre à Paris versminuit de la porte d’Orléans.Faure est arrêté, et la prise de contrôle de la caserne annulée si bien que Descaves et ses 150 hommesrepartenttranquillementversParisaupetitmatinsansqu’aucuncoupdefeuaitététiré.Mieux,selondiverstémoins,lescommandosontcroisésurleurchemindescarsdeCRSdontcertainslesontsaluésaupassage...

PierreDescavesconsidèredoncqu’iln’yaaucunechancequeLePenaitétésollicitépourprendrepartàcetteopération.Jean-JacquesSusini,l’anciendirigeantdel’OASAlger,estd’unavisdifférent16.Selonlui,LePenlui-mêmeauraittentédes’enrôlerauprèsducolonelDufour,etcedernierauraitdéclinésonoffre.Pourdeux raisons.Lapremièreestque« lesgénéraux, indiqueSusini,voulaientmaintenir leuractionen

Page 49: Histoire Française

dehorsdelapolitique.Ilsnevoulaientpasrenverserlegouvernementmaisl’obligeràappuyerl’arméequiauraitprislecontrôletotaldel’Algérie,pensantqueleParlemententérineraitleuraction».Seconderaison,toujoursd’aprèsJean-JacquesSusini,LePenétaitunepersonnalitébeaucouptroppublique,etdoncvisible,pourquedeshommesagissantdans lesecret luiaccordent leurconfiance.RolandGaucher, lui,défend lathèse deLe Pen : « Par rapport à des civils qui se nomment Susini, Perez,Ortiz, Sidos, Le Pen sembledépassé.Ilestmanifestequ’iln’apasvoulus’engagerdansl’actionillégale17.»

Entre1957et1962,l’actiondeLePenn’estfinalementpassortiedeslimitesdecettelégalité.Ilacrééen1957 le Front national des combattants (FNC) avec Jean-Maurice Demarquet. Roger Delpey en était leprésident,maislemouvementn’apasconnuungrandsuccès.LePenavaitd’ailleursrefusélenomdeFrontnationaltoutcourt,proposéparJean-PierreReveau18,aumotifquelestroupesenseraienttropmaigres.Àl’été1957,LeFNCbénéficiepourtantdusoutiendel’armée19lorsqueLePenorganise,surlemodèledecequi avait été déjà fait avec Poujade, une caravane estivale pour l’Algérie française. Tournée des plages,meetingssouschapiteau,affrontementsavec lescommunistes locaux.Cesmouvementsontétéparfoisenbutteàlarépressionpolicière,lorsque,autournantdesannées1960,deGaulleannoncedefaçondeplusenplusouvertequelaFrancenes’opposeraitpasàl’indépendancedel’Algérie20.

LePenretourneenAlgérieenmars1960ets’occupedelacampagnecantonaled’ÉlisabethLagaillarde,l’épousedudéputéPierreLagaillardeincarcéréàlaSantédepuisl’épisodedesbarricadesd’Alger21.Maisiln’yariendeséditieuxdanscecomportement.

ÀlasuitedeladissolutionduFNC,LePencréeenjuillet1960,leFrontnationalpourl’Algériefrançaise(FNAF)aveclesénateurThomazo22,uneorganisationcalquéesurleFrontnationalfrançaisquiregroupedesmilliers d’adhérents enAlgérie sous la direction de Jean-Jacques Susini, de JosephOrtiz et de Jean-ClaudePerez.Maiscetteorganisation,detrèsfaibleenvergure,nes’affranchitjamais,ellenonplus,delalégalitémalgréundiscourstrèsradical,alorsqueletrioSusini-Ortiz-Perezs’apprêteàconstituerdesoncôtél’une des branches de l’OAS. Le Pen mène une guérilla parlementaire pour la libération de PierreLagaillarde. Il participe àdesmanifestationsde rue en faveurde l’Algérie française23,mais ne s’engagejamais directement aux côtés des activistes de l’OAS, considérant que sa place se situe seulement auParlementetdansledébatpublic.Aprèsundiscoursvirulentlorsd’uneréunionduComitédeVincennes24,à laMutualité, le16novembre1961,dans lequel il annonceque l’arméeentrerabientôt en rébellion, lesautoritésentamentuneprocédurepourobtenirlalevéedesonimmunitéparlementaire.Ellen’aboutitpas.LePenflirteenparolesavecl’illégalité,maisnefranchitjamaislalignejaune,contrairementàcertainsdesesamis,commeJeanDides.

Quecesoitparaffectionpourlesvaincusdel’Histoireouparcalculpolitique,Jean-MarieLePenretireentoutcasquelquesavantagespolitiquesdesoncomportementdurantlaguerred’Algérie.Certes,lesplusengagésdespartisansde l’Algérie françaisenotentbienque, contrairementàcertainsde sescamarades–Jean-Maurice Demarquet notamment 25 –, Le Pen n’a pas souhaité aller aussi loin qu’eux, certains lebrocardantmêmeenledépeignantsouslestraitsd’unesortedeTartarindeTarasconrétifà toutvéritableengagement. Iln’empêcheque,au-delàdecescerclesmilitants,LePenaété l’undesseuls26 députés demétropoleàs’enrôlerdansl’arméeaprèsavoirvotéenfaveurdurenforcementdelaprésencemilitaireenAlgérie.Ets’ilarefusédes’enrôlerdirectementauseindel’OAS,iln’apasménagésapeinepourvenirenaide aux combattants face à la répression du pouvoir gaulliste. En 1962, alors que nombre de députésindépendantsrejoignentcommeluilegroupeparlementaireaniméparValéryGiscardd’Estaing,LePensereprésente à la députation sur la ligne de l’Algérie française, ce qui, après le succès du référendum surl’indépendance,estpolitiquementsuicidaire.Certains témoinsde l’époque27affirmentque lecandidatduQuartier latin était persuadé de pouvoir retrouver son siège, porté par la vague pro-Algérie française. Ilbénéficiait du soutien d’Édouard Frédéric-Dupont, surnommé le « député des concierges », etmême desradicauxduCentrerépublicaind’AndréMorice.LePendéclareaujourd’huines’êtrefaitaucuneillusiondecegenre.À l’appuidecetteaffirmation, il cite l’unedesesaffichesapostrophant rudement sesélecteurs.ReproduisantlediscoursdugénéraldeGaullequandilavaitdéclaré«Etpourquimeprennent-ilsmoi,tousceux qui s’imaginent que je pourrais conférer avec les chefs de la rébellion tant que les meurtrierscontinuent...?»,l’affichedeLePenconcluait:«Ilsvousprennentpourcequevousêtes.»Encorelegoûtpourlesvaincusdel’Histoire?Entoutcas,LePennerecueilleque18%dessuffrages.Ilestbattu,etauchômage.

La bonne réputation de Jean-Marie Le Pen dans certains milieux de l’Algérie française se marque àtraverslegestededeuxdéputésdecettetendance.LepremierestPhilippeMarçais,doyendelafacultédedroit d’Alger (et lui aussi député). « Il m’a dit : “Jean, raconte Le Pen, on va partager l’indemnitéparlementaireendeux”etill’afait.J’aiparlasuiteracontécetépisodeàsesenfantsetpetits-enfantspourqu’ilsapprécientlaqualitédeleuraïeul28.»Enrevanche,LePennecitepasspontanémentunautredéputé,MouradKaouah,quiapourtantagide lamême façon29.Après l’indépendance eneffet, l’État français a

Page 50: Histoire Française

consentiàmaintenirleurtraitementauxdéputésélussurlesolalgérienetdontlemandataétéinterrompudefaitparladéclarationd’indépendance.

Unesolidaritébienvenue,LePenétantprofessionnellementdans l’impasse. Ils’estmariéen1960avecPierrette,peuavant lanaissancedesapremière filleMarie-Caroline. Iladonccharged’âmes,commeondisaitàcetteépoque.Ilabiensondiplômed’avocat,maisil luifaudraiteffectuerdeuxansdestage.Etiln’estpassisûrqu’ilaitunefolleenviedeseconformeràladisciplineetàlarigueurrequisesparlaviedanslesprétoires.Laplaidoirie,exercicedanslequelilauraitpuexceller,nereprésentefinalementqu’unepartdecetteactivitéprofessionnelle.

LePenabiendesrelations,notammentdanslesmilieuxdelanoblessearistocratique.C’estainsiquel’undesprincesPoniatowskiluiproposed’intégrerleconseild’administrationd’uneentreprisepétrolière.Orleposte implique de déménager au Pérou. Jean-Marie Le Pen est suffisamment intéressé pour évoquerl’hypothèse d’un départ avec son épouse, mais il finit par refuser. Le patron de la SCB (Société deconstructiondesBatignolles)luioffreunposted’adjointauchefducontentieux,celuiquioccupeleposteétantàdeuxansdelaretraite.Pourluipermettredecontinueràfairedelapolitique,onluiproposemêmedene travailler qu’à mi-temps en attendant de succéder au responsable, afin d’apprendre le métier. Enrevanche,illuifauts’engageràtravaillerpouraumoinsdixansdansl’entreprise.Unhorizonbeaucouptroplointainpourceluiqui,quelquesmoisauparavant,siégeaitencoreàl’Assemblée.

Àtrente-quatreans,LePenn’apasl’âmed’unretraiténimêmed’unintermittentdelapolitique.Mais,pourl’heure,illuifautgagnersavie.Danssonentourage,ons’inquiètepoursonavenir.PierretteLalanneraconte:«NousétionsinvitésdansdegrandsdînersparisiensparcequetoutlemondecherchaituneplacepourJean-Marie.»UnrécitconfirméparAndréPertuzio,l’ex-présidentdela5ACED30:«QuandLePenn’apasétéréélu,ons’estréunisavecquelquesamissurlethème:commenttrouverunjobàJean-Marie?»Ilsn’aurontpasl’occasiondemanifesterleurboncœur.Carquelquessemainesplustard,LePencréeunesociété,laSerp,avecPhilippeMarçais,l’ex-députésolidaire,etLéonGaultier,unanciendelaWaffenSSquis’estengagésurlefrontdel’EstavantmêmelacréationdelaLégiondesvolontairesfrançais.L’unedecesamitiésqueLePenvatraînertoutesaviecommeunboulet.

Il tente d’expliquer cette bizarrerie – pourquoi tant d’affection pour un ancien nazi ? – de la façonsuivante:Gaultier,quiatrèsviteétéblesséaufrontdel’Est,n’ariencommis,selonlui,d’irréparableoudedéshonorantquipuisseluivaloirl’opprobre31.Ill’aconnulorsdesonengagementauxcôtésdespartisansmétropolitainsdel’Algériefrançaise,unmomentregroupésdansleFrontnationalpourl’Algériefrançaise(FNAF).En 1962,Gaultier, qui a auparavant travaillé à l’agenceHavas, s’occupe de relations publiquesdanslesecteuragricole.Lemétierparaissantrequérirpeudecompétencestechniques,ilproposeàLePen,quisembledisposerdubagoutrequis,deselancer.LepremierobjetsocialdelaSerp,quivadevenirunemaisond’éditiondedisques,sesituedoncdansledomainedesrelationspubliques.Drôled’idée:commentconvaincredeschefsd’entrepriseoudeshommespolitiquesdefaireappelauxservicesdedeuxpersonnagesaussisulfureux,aumomentoùlespartisansdel’Algériefrançaisesontplusisolésquejamais?Ilfautdonctrouverautrechose.LePen:«C’estladiffusiond’undisquereproduisantlaplaidoirieduprocèsdeRaoulSalan32quimedonnel’idéedemelancerdanslaproductiondiscographique.JeréunismesamisduFNAFetleurdis:“Pourquoinepaséditernous-mêmescesdocumentssonoresplutôtquedelaisserlesautresfairedel’argentavecnospropresidées33?”»Lecapitalenregistrélorsdelacréationdelasociétéestdiviséentroisparts:PhilippeMarçaisapporte3400francs,toutcommeJean-MarieLePen,tandisqueLéonGaultiermise3300 francs.Comme leBretonestplus impécunieuxque jamais, il demandeà ses amisdecotiser.Plusieurslefont,parmilesquels,RaymondBourgine,patrond’ungroupedepressecomprenantnotammentValeursactuellesetLeSpectacledumonde,PierreDurand,RogerHoleindre,lesfrèresVieljeux,derichesarmateursdeLaRochelle.Lamisen’estquedel’ordrede500à1000francs,aupointdedépart,enfévrier1963.LePenaffirmeavoirétéclairavectoutlemonde:ilseralepatrond’uneaffairedontonnesaitpasencoresisonobjectifpremierserapolitiqueoucommercial.Enfaitlesdeux.Jean-MarieLePensesouvientsurtoutdesdisquesàvocationpolitique.

Ilrachètetrèsvitel’enregistrementduprocèsdeBastien-Thiry,ditleprocèsduPetit-Clamart34,dunomdel’endroitoùaétécommisl’attentatmanquécontredeGaulle.Ledisquesuivantestconsacréàl’incidentdeséancequiprovoquel’exclusiondubarreaudeJacquesIsorni35.Lesdeuxdisques,dontl’unoccasionneun premier procès contre la Serp pour « complicité d’offense au président de la République et recel debandessonores»,connaissentuncertainsuccèsquipersuadeLePendepoursuivrel’aventure.Durantcettemêmeannée1963,laSerpproduitundisquesurlecentenairedelabatailledeCamerone36,unegrandedatepourlaLégionétrangère37,undeuxièmesur lesdiscoursdespapes38,un troisièmesurceuxdePhilippePétain39. La production se diversifie ensuite de façon étonnante.Même si la Serp produit de nombreuxdisques sur la guerre d’Algérie et sur la SecondeGuerremondiale. Le Pen s’assure du concours de sonépouse–etdesonex-mari–pouréditerunmicrosillonsurlemarquisdeCuevas40,puisundisquesurles

Page 51: Histoire Française

chants royalistes, où l’on trouvemême la secrétaire de la Serp, FrançoiseHanout, parmi les récitants41.Pierrette Lalanne se souvient d’avoir cherché à y interviewer Salvador Dalí pour le disque concernantprécisément lemarquis deCuevas.Viennent ensuite des enregistrements consacrés à des thématiques degauche : la guerre d’Espagne 42, Lénine 43, les anarchistes 44, Léon Blum 45, etc. Dans sa biographiehagiographique intitulée La Vérité sur Jean-Marie Le Pen 46, Roger Mauge évoque même un disquepermettantd’écouterlavoixducapitaineDreyfus47.CertainsadversairesdeLePenexpliquerontplustardque cette diversité n’est qu’un alibi pour éviter d’être accusé d’éditer des documents très marqués àl’extrêmedroite.

En1968eneffet,LePenestmisenexamenpourapologiedescrimesdeguerre.Lecontenusonoredudisque consacré aux chants hitlériens n’est pas en cause (il ne concerne d’ailleurs pas la guerre maisl’ascensiondesnationaux-socialistesenAllemagnedanslesannées1930):c’estunephrasedutextedelapochettequiprovoqueleprocès48.LedisquesurPétainaluiaussidessuitesjudiciaires,tantilestvraiqueLePennepeuts’empêcher,mêmes’ils’efforcedelesdépasser,defaireentendredesthématiquesd’extrêmedroite.Ainsi,ledisquesurleParticommunistefaitlapartbelleàJacquesDoriot,lefondateurduPPF(Partipopulairefrançais).Maisl’entrepreneurLePenn’estpaspourautantunidéologue:«Aprèslesdisquessurl’Allemagne, Jean-Marie nous a dit qu’il fallait se démarquer49 », a raconté Pierrette Lalanne. Il publiecertes beaucoup de disques de guerre pour lesquels il dispose de connaissances et qui ont marqué sagénération.Ilexploitedesamitiésetdescontactsquisontrarementàgauche.Maislesoucicommercialetlacuriositénesontpasabsentsdesesmotivations.C’estainsiquedanslesannées1970,ilcontacteunancientrotskiste,PierreWeill,l’undesdirigeantsdelatoutejeuneSofres.L’idéedeLePenestdesortirundisquesurTrotski:«Ilm’ademandéd’écrireuntextepourlajaquette.J’aiécrit letextemaisjeneleluiaipasdonné50.»OntrouveaussilaplupartdesgrandsdiscoursdugénéraldeGaulledanslecataloguedelaSerp.LapublicationdechansonsduFarWest,dechantsdeNoël,dechantsd’Israël,yvoisineaveccelledetrèsnombreuxchantsreligieuxetmilitaires,preuved’uncertainéclectisme,mêmesil’ensembleresteprochedelasensibilitépolitiquedel’entrepreneur.

LagestiondelaSerpesttrèsfamilialeetartisanale.LePeninstallesasociétédansunlocalminusculeau6,ruedeBeaunedansleVIIearrondissement.OnavuquePierretteLalanneytravaille.Ilyaaussil’amiPierreDurand, un ancien de laCorpo, la secrétaireFrançoiseHanout, et un professeur d’anglais,JosephSoubriant, la«perle»,selonLePen,unhommepassionnépar lesdocumentssonores.Lemétier requiertune certaine technicité. Il faut imaginer des thématiques, puis rechercher des documents et lesmettre enforme.C’estainsiqueSoubriantremastérisedes78-toursdechantsallemandsbienendommagés.Ilfaut«repiquer»chaquerayurepourobtenirunenregistrementconvenable.Lasociétén’estpastrèsrentable,maisLePenassureavoirgagnégentimentsavie,sonex-épouseaffirmant,desoncôté,qu’ilentiraitàpeineleSmic. Le Pen cite un chiffre d’affaires de 100 millions de francs 51. La diffusion s’effectue auprès desdisquaires–laFNACestunbonclient–etaussiparmarketingdirect,techniquequeLePenréutiliserapourleFrontnational.

Lapolitiqueletitillecependanttoujours.L’instaurationdel’électionprésidentielleausuffrageuniversel,quivadevenirlapierreangulairedesinstitutionsfrançaises,divisel’oppositionantigaulliste.Unepartiedesnationalistesjugequ’ilfautencombattreleprincipe,quiaffaiblitlerégimeparlementaire.LePen,lui,réagitenpragmatique, il est inutiledecombattreune réalitéquiva s’imposer :« J’avaiscomprisque l’électionprésidentielleausuffrageuniverselallaitêtrelapiècemaîtressedelaviepolitique;j’yvoyaislemoyenderassembler tous les débris du courant de la droite nationale qui avait volé en éclats : les pieds-noirs, lesmilitaires, les indépendants,etc.Monobjectifétaitde fonderungrandpartide100000adhérents52. » Ilcrée donc un «Comité d’initiative pour une candidature nationale53 ». Une discussion s’engage pour ladésignation de son candidat.Une fois n’est pas coutume, Le Pen ne veut pas semettre sur les rangs. Ils’estime trop jeune. Il n’a que trente-cinq ans et la jeunesse n’est pas encore à lamode en politique.Enoutre,iljugeprioritairelaclientèleélectoraledespieds-noirs.Jean-LouisTixier-Vignancour,l’avocatquiasauvé la tête de Salan, jouit dans ces milieux d’un prestige considérable. Le Pen milite donc pour unecandidatureTixier,contrel’avisdel’avocatJean-BaptisteBiaggi,ouceluideRogerHoleindre,qui,ancienrésistant,estimequelepassécollaborateurdeTixier54pourraitcréerdesproblèmes.D’autressuggèrentlenomdudéputéLacoste-Lareymondie55.LePenadmireTixier,auquelilademandéd’êtreleparraindesapremièrefilleMarie-Caroline.Sonbaptêmeaétéfêtéaudomicilemêmedel’avocat.AlorsquelamajoritéduComitén’étaitpasfavorableàcettecandidature,ilretournel’assembléeaucoursd’undînerhouleuxchezles Bourgine, puis le lendemain chez Jean-Louis Tixier-Vignancour, boulevard Raspail. Le Pen imposetoutefoisunaccordd’après lequelTixierseracandidat tandisqueLePendirigera toute lacampagneet lepartiquiennaîtraaprèslesélections.Aprèslepremierdîner,Pierrettel’admoneste:«J’aiditàJean-Marie:“C’estcomplètementidiot,tuauraisdûteprésenter,toi.”»

MaisaprèsuneréunionàMontbrisonquitranchedéfinitivementenfaveurdeTixier,cedernierestprisde

Page 52: Histoire Française

malaiseets’évanouit.Onapprendbientôtqu’ilestatteintd’unetuberculoseintestinale,cequiestfâcheuxpourmenerunecampagneélectoralededix-huitmois.Tixier-Vignancourest cependantconfirmécommecandidat. Place à l’organisation, et donc à Le Pen. Lequel opte pour une campagne résolument àl’américaine. Les comités TV (comme JFK aux États-Unis ou PMF 56 en France) émergent sur tout leterritoire.LePenmobiliseses réseauxet sesamis :PierreDurand, Jean-MauriceDemarquet, JeanDides,JeanBourdier,AlainJamet,Jean-PierreReveau,DominiqueChaboche,ChristianBaeckroot,autantdenomsquel’onretrouveraplustardauFrontnational.S’yadjoignentdesconservateurscommePascalArrighi57,ainsiquecertainesfiguresdel’extrêmedroite,commeDominiqueVenner,JeanMabire,VictorBarthélemyouencoreLéonGaultier.

Unautredébatdivisetoutcepetitmondeàl’occasiondesélectionsmunicipales.Faut-ilyaller,aurisquedesedisperseretdegênerladroiteantigaullistequidisposedenotablesenquêtederéélection?LePenyestfavorableparprincipe,tandisqueTixieretd’autresleadersdumouvements’yopposent.LePenl’emporteetlesscoresdeslistestixiéristessontloind’êtreridicules,notammentàParisoùlabarredes10%estfranchie,malgrélefaiblescoredeLePenlui-même,quineréaliseque6,5%dansleVearrondissementet7,1dansleVIe.

Puis semet en branle une nouvelle caravane estivale, sur lemodèle de celle organisée pour l’Algériefrançaise. Le Pen fait louer un immense chapiteau de 3 000 places. Les volontaires sont placés sous ladirection de Roger Holeindre. Ils sont une centaine et réussissent la prouesse demonter et démonter lechapiteauchaquejour,ainsiquedepréparerlesrepas.«Onservait400repasparjour»,sesouvient,nonsansnostalgie,RogerHoleindre58.Prèsdetrentevillessontainsivisitéesenaoût1965.Lesanimateurssesouviennenttousdusuccèsfinancierdecesopérations.Lesgadgets(cendriers,stylos,porte-clés)remportentungrandsuccès.Etlesdrapeauxtendusparl’équipedeRogerHoleindreseremplissentdebilletsàlasortiedesmeetings.

LeprogrammeTixieresttrèséclectique.Ilprometpêle-mêledesaugmentationsdesalaire,unebaissedesimpôts,laretraiteàsoixanteans,lasuppressiondelavignetteautomobile.Toutesréformesquineparaissentnullementimpossiblescomptetenudelafortecroissancedupays.TixierestrésolumentproeuropéenetcelanechoquepasLePenquis’estdéjàprononcé,entantqueparlementaire,enfaveurduMarchécommunetdel’Europe,mêmes’iln’aimepasaujourd’huiquel’onrappellecetengagement.LePremierministre,annonceTixier-Vignancoursansavoirconsultél’intéressé,seraGastonMonnerville,Antillaisetancienrésistantquis’estopposéà l’électionduchefde l’État au suffrageuniversel.Une façonunpeuappuyéedeprendreàreverstousceuxquivoudraientlestigmatisercommeextrémiste.

La mayonnaise Tixier semble prendre bien au-delà de la communauté pied-noire. La campagneprésidentielleestcelledespremierssondages,«commeenAmérique».L’und’entreeuxconfirme,au-delàdes espérances les plus folles, la bonne performance réalisée lors des électionsmunicipales : Jean-LouisTixier-Vignancourestcréditéde19%,peuavantledémarragedelacaravane.IlestvraiqueLecanuetetMitterrandnesesontpasencoredéclarés,etqueMonsieurX–GastonDefferre–, lecandidatpromuparl’hebdomadaireL’Express,vientdeseretirer.CespronosticsfontrêverTixier.IlsevoitdéjàenprésidentdelaRépublique,selonleschémasuivant:misenballottage,deGaullenesemaintientpasetTixierrassembletoute la droite contre François Mitterrand au second tour. Selon Gilles Bresson et Christian Lionet 59,l’hypothèse n’était pas absurde, certaines déclarations duGénéral laissant entendre qu’il ne tolérerait pasl’épreuved’unsecondtour60.Tixier-Vignancourassurepouvoirrecueillir25%dessuffrages.Surleterrain,la tensionmonte entreTixier et Le Pen.Ce dernier ne supporte-t-il pas de jouer les chauffeurs de salle,chaquesoirsouslechapiteau,avantlediscoursducandidat?Oubienest-ceTixier,commelecroitencoreLePenaujourd’hui,quijalouseunhommeplusjeuneetmeilleurorateurqueluietqui,chaquesoir,prendlaparoleavantlui,lepremier,en«vedetteaméricaine»?Àplusieursreprises,lesdeuxhommess’affrontentpour desmotifs divers.MmeTixier semble avoir envenimé les choses : «Elle trouvait que je faisais del’ombreà sonmari. Ils étaient très liés, ironiseaujourd’huiLePen.Sous l’Occupation,on lesappelait lafaucilleetlemarteau61.»

Quoiqu’ilensoit,Jean-LouisTixier-Vignancourrêvetoutéveillé.Enréalité,JeanLecanuetestentraind’aspirersonélectorat.Auseindesafamillepolitique, lesénateurde laSeine-Maritime,«candidatde lajeunesse », a été préféré au « candidat de la sagesse », Antoine Pinay. Ce dernier avait affirmé ne passouhaiterseprésentercontredeGaullequil’avaitchoisicommeministredesFinancesen1958.LePen,quisemble avoirbien suivi les tribulationsdesRépublicains indépendants, évoque, lui, une affairedemœurspourlaquellePinayseseraitsentimenacé.Entoutcas,aprèsavoiréliminécelui-ci,Lecanuet,surnommé«Dentsblanches»,faitd’uncoupvieillirunTixier,defaitfatiguéetpiètreorateuràlatélévision.Le«jeune»élunormand– ilaquarante-cinqansmaisenpolitique,c’est l’âged’un jeunehommeàcetteépoque–réussitmieuxquel’avocatàréunirladroiteantigaullisteetàélargirsonélectorataucentre.Lecanuetincarnebienlesespoirsd’uneFrancequiaspireàlamodernité.IlbénéficiedusoutiendeL’Aurore,lequotidienle

Page 53: Histoire Française

plusluparlespieds-noirs.Lesoirdesrésultats,apprenantsonscore–5,27%–Tixieresteffondré.LePenmoins:«Tixierauraitdû

faire ledouble,etLecanuet lamoitié62 », commente-t-il.Ducoup, l’insuccèscréant la zizanie, le conflitentreTixieretLePenrebondit.D’autantquelesoirdupremiertour,TixierappelleàvoterMitterrandausecondtoursansaucuneconcertation,etalorsquelaquestiondudésistementn’avaitjamaisétéabordéeausein du comité de soutien. À l’époque,même si Le Pen n’en soufflemot le soirmême, l’appel à voterMitterrand est perçu par sesmembres comme une trahison, excepté par ceux,maisLe Pen l’ignore à cemoment-là,quientretiennentdéjàunecertainecomplicitéaveclecandidatdelagauche63.Aujourd’hui,LePeninterprètecettedécisioncommelefruitd’unevieillecomplicitévichyste,datantdel’époqueoùlesdeuxhommesavaienttravaillé,àdesniveauxderesponsabilitévoisins,auserviceduMaréchaletdesonrégime.C’estégalementlaversiondeRogerHoleindre.OnpourraittoutaussibienaffirmerquelechoixdeTixierest logiquement antigaulliste, d’autant que François Mitterrand a manifesté sur ce dossier algérien despositionsassezfavorablesauxpartisansdelacolonisation.C’estd’ailleursdecettefaçonqueTixierjustifiesonoption:«MonseulbutaétédemettrelegénéraldeGaulleenballottage.Ilyest.J’ensuisheureux.S’ilsereprésente, je ferai toutpourassurersadéfaite,quelquesoit lecandidatqui resteraavec luidanscettedernièrebataille64.»

Lesoirdes résultats,LePenespéraitencore fonderungrandpartiavec lesComitésTixier-Vignancouressaiméssurtoutleterritoire.Tixiernes’était-ilpasengagéàluilaisserlesclésdel’organisationàl’issuedela campagne ? «Nous avions 100 000 adhérents65 », se souvient-il, en enjolivant sans doute beaucoupl’implantationdescomités : selonGillesBressonetChristianLionet,12000cartesseulementavaientétéplacées66.Quoi qu’il en soit, la décisiondeTixier provoqueune scission au seinde l’équipedirigeante.L’avocat fonde alors l’Alliance républicaine pour les libertés et le progrès, qui négociera quelquescirconscriptionsaveclesgiscardienslorsdeslégislativesde1967,auprofitdecertainsmembresduComitécomme Alain de Lacoste-Lareymondie ou Raymond Bourgine. Jean-Marie Le Pen, lui, tient toujoursl’organisation,maisellen’offreaucuneperspectivepolitiqueet son rêvedecréerune formationdedroitenationale et conservatrice s’évanouit. Résultat, une grande partie des jeunes, et notamment ChristianBackroot,resteavecTixier-Vignancour,cedontLePenrendraresponsableHoleindre,quilesencadrait.CedernierseconsacresurtoutàmiliterenfaveurduSud-Vietnam,Brigneauretourneaujournalisme,etLePenàsasolitude.

Celui-ci sort psychiquement brisé par l’aventure, commeen témoigned’ailleurs un incident précurseursurvenuentrelesdeuxtoursdel’électionprésidentielle.Entréaupetitmatindu12décembre1965auScotchBar,situérueDelambredansleXIVearrondissementdeParis,ilytrouveJean-PaulGobet.Ceprofesseurd’éducationphysique,parailleursancienchampionuniversitairedeboxe,s’enprendàlui:ilrevientsurlapériode de laCorpo, accuseLePen d’être parti avec la caisse. L’altercation tourne vite à l’affrontementphysique.LePenblesseàlapaupièresonadversaire.Inquiet,ilappellelessecours.Gobetleferacondamner67.

Il connaît durant cette période des épreuves plus difficiles, comme la disparition de samère en pleinecampagne présidentielle, et, en ce qui le concerne, la perte définitive de sonœil droit. L’activité de sonentreprise,laSerp,abandonnéedurantlecombatpolitiqueetqueTixieravaitmiseencausepourl’éditiond’undisquedechantsnazis,estenpéril.Bref,unenouvelletraverséedudésertestdevantlui.Ellevadurerdix-huitans.

1.Entretiendu3novembre2011.2.Peu avant l’indépendance de l’Algérie, une afficheduFront national pour l’Algérie française, association créée parLePen avecGeorgesSauge,JeanDides,Jean-GabrielThomazo,PaulTroisgrosetAndréLaffin,déclare:«PorteduSahara,l’Algériefrançaiseestlaconditiondel’indépendanceénergétiqueetdudéveloppementéconomiquedelanation,duprogrèssocial,dudestindelajeunesse.»3.Certainsmembresdel’OAStentèrentd’ailleursdeconstituerunCNRbis(Conseilnationaldelarésistance).4.L’OASMadridétaitdirigéeparPierreLagaillardeetJosephOrtiz;l’OASmétropoleétaitplacéesousladirectionducoloneldeBlignières;l’état-majorde l’OASAlgercomprenait lesgénérauxRaoulSalanetEdmondJouhaud, lecolonelYvesGodard,Jean-JacquesSusinietJean-ClaudePerez.5. Fusillés respectivement le 7 juin et le 6 juillet 1962. Le Pen avait connu Degueldre lors de son engagement dans l’armée française enIndochine.6.Fusilléle7juin1962.7.EntretienavecPierrettedu22mai2011.8.EntretienavecJean-MarieLePendu3novembre2011.

9.Legénéral,Salan,commandantsupérieurinterarméesetdela10erégionmilitaireàAlger,afaitl’objet,le16janvier1957,d’unattentataubazookaperpétréparungroupegaulliste,l’ORAF(Organisationdelarésistancedel’Algériefrançaise),quicoûtelavieaucommandantRodier.10.LePen,biographie,op.cit.,p.206.11.Entretiendu3novembre2011.12.LePen,biographie,op.cit.,p.234-235.13.Entretiendu31août2011.14.Entretiendu21avril2011.15.Entretiendu28septembre2001.

Page 54: Histoire Française

16.Entretiendu21septembre2011.17.RolandGaucher,LesNationalistesenFrance,tome1:Latraverséedudésert,1995.18.QuiferapartiedesesfidèlesauFrontnational.19.SollicitéparDemarquet,leministredelaDéfenseRobertLacosteaccordeaumouvementnotammentdesvéhicules(camionsetvoitures)etdumatériel(tentesnotamment).SelonLePen,l’Associationgénéraledesétudiantsd’Algerieoctroieaussiunesubvention.20.DeGaulleprononcelemot«indépendance»pourlapremièrefoisaudébutdumoisdemars1960.21.Elleseraélueavec93%desvoix.22.LegroupecompteaussiparmisesdirigeantslesavocatsJean-LouisTixier-VignancouretJacquesIsorni,AlaindeLacoste-LareymondieetJeanDides.23.Ilestmêmelégèrementblesséle10avril1961lorsd’unaffrontementaveclapoliceauQuartierlatin.(VoirLePen,biographie,op.cit.,p.233.)24.Ils’agitd’unregroupementdepersonnalitésfavorablesaucombatpourl’Algériefrançaise,crééle27mai1960.25.Lequelparticipeàlasemainedesbarricadesen1960ets’engagedansl’OAS,fuyantenEspagneavecOrtiz,Salan,SusinietLagaillarde.26.AvecPierreClostermann,Jean-MauriceDemarquet,ainsiqu’undéputémendésiste.27.ÉvoquésparGillesBressonetChristianLionet:LePen,biographie,op.cit.,p.247.28.Entretiendu3novembre2011.29. Interrogé, il reconnaît néanmoins que la chose est possible (entretien du 3 novembre 2011).Mais cet « oubli » provient peut-être d’unebrouillesurvenueentrelesdeuxhommesen1986,MouradKaouahayantdémissionnéduFrontnationalalorsqu’ilétaitsecrétairedépartementaldansledépartementdesPyrénées-Orientales.30.AssociationdesprésidentsdelaCorpodedroit(cf.lechapitre2,«LaCorpo»).Entretiendu13avril2011.31.Làencore,Jean-MarieLePenéclaircitlecasierdesonami:engagéen1943danslesWaffenSS,Gaultierestblessésurlefrontrusseenaoût1944etcondamnéen1946àdixansdetravauxforcésetàladégradationnationale.32. Selon Gilles Bresson et Christian Lionet, l’initiative de cet enregistrement pirate revient à l’avocat de Raoul Salan, Jean-Louis Tixier-Vignancour(LePen,biographie,op.cit.,p.253).33.Entretiendu3novembre2011.34.LeProcèsduPetit-Clamart(28janvierau4mars1963),Serp2,1963.35.LedocumentestenregistréàlaBNFsousl’intituléSerp1:PlaidoiriedeJean-LouisTixier-VignancourauprocèsdeJacquesIsorni:pourMaîtreJacquesIsornile6.2.63(enmargeduprocèsduPetit-Clamart);DéclarationdeJacquesIsorniàproposdesaradiationdubarreaudeParis,Serp,1963.36.CentenairedeCamerone[Enregistrementsonore],Serp,1963.37.Soixante-troislégionnairesdel’arméefrançaiserésistentpendantplusieursheuresàunetroupede2000soldatsmexicains.38.Papesdenotretemps[Enregistrementsonore]/avec lesvoixdescardinauxCanali,Mazella,Ottaviani,Feltin,Gerlier,Tisserand,Léger,Roques,duR.P.RiquetSJ.,dupasteurApel,duPrLesourdetdeMM.FrançoisMauriacetGeorgesSauge,Serp,1963.39.PhilippePétain,maréchaldeFrance[Enregistrementsonore],Serp,1963.40.LemarquisdeCuevaset sesballets [Enregistrement sonore] /TextedeCharbonneau ;avec les voixde :Chauviré (Yvette)–Cournaud(Gilberte) – Dayde (Lyane) – Hightower (Rosella) –Melikova (Genia) – Sorel (Cécile) – Balmain (Pierre) – Bauer (Gérard) – Chevalier(Maurice)–Damase(Jean-Michel)–Erlanger(Philippe)–Giraud(Claude)–Hériat(Philippe)–Hirsch(Georges)–Lamiot(Georges)–Lifar(Serge)–Maillard(Jean-Denis)–Valoussière(Georges)Vidal-Quadras–Villalonga(JoséLuisde);LavoixdumarquisdeCuevas,Serp,1963.41.Chantsetrefrainsroyalistes[Enregistrementsonore],Serp,nondatédanslescollectionsdelaBNF,maisdontlenumérod’enregistrementindiquequ’ilapuêtreenregistréen1963.42.Laguerred’Espagne[Enregistrementsonore],Serp,1964.43.Lénineetlescommissairesdupeuple.Ledisquen’estpasdatédanslescollectionsdelaBNF,maissonnumérosembleindiquerqu’ilsesituedanslesannées1960.44.Chansonsanarchistes[Enregistrementsonore]/Lesquatrebarbus,Serp,nondatéàlaBNF.45.LéonBlum[Enregistrementsonore],Serp,nondatéàlaBNF.46.France-Empire,1988.47.Nousn’avonspasretrouvétracedecedisqueàl’INA.MaislacollectiondesdisquesdelaSerpn’yestpasnécessairementexhaustive.LePenlui-mêmedéclarenepassesouvenirdecedisque.48.«Lamontéeverslepouvoird’AdolfHitleretduPartinational-socialistefutcaractériséeparunpuissantmouvementdemasse,sommetoutepopulaireetdémocratique,puisqu’iltriomphaàlasuitedeconsultationsélectoralesrégulières,circonstancegénéralementoubliée.»SelonJean-MarieLePen(entretiendu3novembre2011),c’estSergeJeanneret,l’undesesamis,parailleursconseillermunicipalRPF,quiaécritletexte.LeprocèsaétéintentéparMadeleineFourcade,l’undesresponsablesduréseauAlliancedurantlaSecondeGuerremondiale.JacquesSoustelle,GeorgesBidault,lesgénérauxKoenigetBénouville,ainsiqu’AlainDecaux,Jean-JacquesPauvertetÉricLosfeld–qu’ilaconnuàl’enterrementdel’anarchisteLouisDecoin–témoignerontenfaveurdupatrondelaSerp.LePenestcondamnéen1968àdeuxmoisdeprisonavecsursiset

10000francsd’amendeparla17echambrecorrectionnelledutribunaldegrandeinstancedeParis.LacondamnationdeLePenaétéconfirméeparlaCourdecassationen1971.Ledisqueserarééditésanslaphrasemiseencause.49.LePen,biographie,op.cit.,p.285.50.Entretiendu19janvier2011.51.LaSerpn’ajamaisobtempéréàl’obligationlégaledepubliersonbilanannuel.52.Entretiendu3novembre2011.53.Dans son récit, Le Pen précise que ceComité s’intitulait en fait, par ironie,CECON (Comité d’initiative pour un candidat d’oppositionnationale).54.Tixier-Vignancouraétésecrétairegénéraladjointàl’Informationdel’ÉtatfrançaisdugouvernementdeVichyde1940à1941.SelonJean-MarieLePen,sonpostenecomprenaitaucuneresponsabilité,etsamauvaiseréputationvenaitdecequ’iladéfenduaprèslaguerrebeaucoupd’ancienscollaborateurs.55.Éluen1958,députédesindépendants(CNIP:Centrenationaldesindépendantsetpaysans).56.PierreMendèsFrance.57.Ancienrésistantgaulliste,éludéputéen1956,ils’engagepourl’Algériefrançaise.IldeviendradéputéduFrontnationalen1986.58.Entretiendu8octobre2011.59.LePen,biographie,op.cit.,p.270.60.C’estd’ailleursle19décembre1965,entrelesdeuxtoursdel’électionprésidentielle,queCharlesdeGaulleprononcesafameuseformule«Moioulechaos».61.Entretiendu3novembre2011.62.Id.63.Voirsurcepointlechapitre12,«Mitterrand-LePen».64.CitéparGillesBressonetChristianLionet,LePen,biographie,op.cit.,p.273.65.Entretiendu3novembre2011.66.LePen,biographie,op.cit.,p.266.Lesdeuxauteursprécisentquel’adhésionimpliquaitdeverserunejournéedesalaireparmois.67.Danssonéditiondu11janvier1969,LeFigarorapporteleprocèsenprécisantqueJean-PaulGobetafaitconstateruneincapacitétemporairedesoixante-dixjoursetuneincapacitépermanentede14%.Onsedemandequiétaitlechampiondeboxe...LetribunalcondamnaLePenle16janvier1969àprèsde20000francsdedommagesetintérêts,unesommeàl’époque.

Page 55: Histoire Française

7.

Traverséedudésert(2)

On dit parfois que l’homme ne vit pas que de politique. La formule se veut une consolation pour lespoliticiensdéfaits.En1967,Jean-MarieLePensevoitcontraintdevérifierl’adage.

L’annéeprécédente,ilaassisté,impuissant,àlacréationparJean-LouisTixier-Vignancourdel’Alliancerépublicaine pour les libertés et le progrès dans le but de récupérer les forces militantes issues de lacampagneélectoraleaniméedeboutenboutparLePen.L’ambitionestcependantmodeste:Tixierdoitsecontenterdeprésentercinqcandidatsauxlégislativesde1967aprèsunaccordavecJeanLecanuetqueJean-MarieLePenjugehonteux.

Tout au long de son existence, ce dernier a rarement laissé passer l’occasion de tenter l’aventureélectorale.Cettefois,ilpassesontour.Bienluienapris:leslistesdeTixiernerecueillentque2,2%dessuffrages, tandis que les autres « droitistes », regroupés dans un Rassemblement européen de la liberté(REL),lancéparDominiqueVenner1,n’atteignentque2%enmoyenneavecseulement27candidats.

Puisque la politique lui fait défaut, Le Pen, en bon hédoniste, s’adonne au simple plaisir de vivre. En1961, il a déjà acquis un bateau, leGénéral-Cambronne, arrimé à Quimperlé. Jean-Marie Le Pen toutcommePierretteLalanneévoquentunachatde4000francs2.GillesBressonetChristianLionetcitentquantàeux lasommede10000francs.Ledécalages’expliquesansdoutepar le faitqueLePens’estentenduavec deux amis, Henri Tardif et Gérard Kay, qui, l’un et l’autre, ne profiteront guère de leur mise : lepremiernevitpasassezlongtempspourprofiterpleinementdubateauetlesecondsedécouvrerapidementuneaversionpourlesbaladesmaritimes.LePendevientdoncassezvitecapitaineetpropriétaireuniquedecelangoustier.Ilmesuredix-huitmètresdelongpourseptmètresdelarge.Ilestdonctrèsduràmanœuvrermaiscomporteplusieurscabines...

Lorsdesessortiesenmer,LePendoit«embaucher»desapprentismatelotsqu’ilpayeenrepasetenrigolades.Cequiluivautl’undesestitresdegloiredemarin:avoirformélejeuneOlivierdeKersauson,qui,dèsl’âgedeseizeans,intègrelesviréesenmerdeLePenetquecedernieraffirmeavoirprésentéàÉricTabarly.OlivierdeKersausonchercheraensuiteàécarterLePendesonexistence.DanssonlivreFortunedemer3, ilprétendavoirapprissonmétieravec...GastonDefferre.UnephotodeL’AlbumLePen,éditésousladirectiondePatrickBuissonetAlainRenault,montrepourtantKersauson,toutjeune,surlebateaudu futur chef duFront national et en sa compagnie4... Et PierretteLalanne se souvient fort bien d’avoirdemandéàlamèredufuturnavigateurl’autorisationd’emmenersonfilsenmer.

Maints«bardes»duFrontnationalontchantéleslouangesdumarinLePenetracontél’inconfortd’unbateaupeumaniable,vantél’espritdedécisionducapitaine,sadéterminationàaffronterlesélémentsetsonsavoir-fairemaritime.LePenmarinestunélémentdesalégende,ancrédanssonidentité«trinitaine».Lesdeuxalbumshagiographiquesquiluisontconsacréscomportentd’ailleursplusieurspagesàcesujet.Etlaphotodecouverturedesabiographieparueen1988lemontreàlabarred’unyacht,coifféd’unecasquetteetd’uncabanmarins,levisageburiné...

Lecapitaineestbourruetsurtouttêtu.Enfait,lesrécitsdesesépopéesmarinessuggèrentunhommeravide commander selon son bon caprice. Pierrette raconte ainsi une bordée qui a faillimal tourner : «À 3heuresdumatin,ondécided’allerà l’îled’Yeu.Onsedit :“Il faitnoir, le jourvase lever...”Maisonadécidéd’yaller,onleferaquoiqu’ilarrive.Onyarriverafourbus,vingt-quatreheuresaprès,avecleventdebout, les voiles déchirées, le moteur en panne. » Toujours indulgente avec celui qui fut son époux,PierretteoubliedepréciserqueleGénéral-Cambronneestsortiduportquandtouslesbateauxyrentraientcomme dumauvais temps était annoncé, qu’en une heure, le foc, le cacatois et la grand-voile ont cassétandisquelemoteursenoyait,etquelepontruisselaitdevomissures.

Bref,LePenestunplaisancier...breton.S’ilaapprisànavigueravecsongrand-père,sonentêtementpeutparfois tourner vraiment mal. En 1963, trop fauché pour faire réparer son bateau en Bretagne, Le Penembarquepourl’Espagneoùlesréparationscoûtentmoinscher.Pierrette,enceintedeseptmoisdeYann,uncoupleamietOlivierdeKersausonsontàbord.Prisenpleinetempête,lebateauéchappeàsoncapitaine.Legouvernail ne réagit pas, la voile et le moteur cessent de fonctionner. Le bateau sera remorqué par des

Page 56: Histoire Française

chaloupes...IlfinirasonparcoursenAndalousie.Qu’àcelanetienne.Délivrédetoutsoucidepropriétaire,Jean-MarieLePenemprunteralebateaudeFrançoisBrigneau,L’homme-tranquille-III,arriméàRhodes5.

À ce moment-là, dans la vie de Jean-Marie Le Pen, la politique se résume à un lieu : le 10, rueQuincampoix à Paris. Cet hôtel particulier en piètre état avait été loué au nom des jeunesses tixiéristesdurantlacampagneprésidentiellede1965.LePen,quiavaitsignélebail,récupèrelelocal,oùilétablitlesiège de son cercle du Panthéon, une association fondée en 1959 pour rassembler les anciens du Frontnational du combattant après la dissolution de cette organisation. Le quartier n’avait rien à voir à cetteépoque avec ce qu’il est devenu. Il faisait partie des coins réputésmalfamés de Paris. La prostitution yrégnait avec ses spécialités : les « écolières », les « veuves », etc. Le petit immeuble comportait quatreétages.DurantlacampagneTixier,LePenaproposéàRogerHoleindred’youvrirunrestaurant,tandisqueMichel Collinot s’occupait du bar. Au premier étage, François Brigneau, alors journaliste àMinute, ydéveloppesapetitestructureéditorialebaptiséeopportunémentlesÉditionsduClan,tandisqueLePententedepromouvoirsapropremaison,lesÉditionsduXXesiècle,undépartementdelaSerp.Ilyaaussiunesalledesport,oùl’onprojettedesfilmsdetempsentemps.L’ambianceestdavantagecelled’unclubprivéqued’unlocaldestinéaucombatmilitant,mêmesinuln’entrelàquin’apasétéadoubéparundroitistepatenté.

Ilestminuitdansl’histoiredel’extrêmedroite.Alors,onseserrelescoudes,ondiscuteleboutdegras,onchante,onboit,onpréparelegueuletonmensuel,rienquipuisseréellementinquiéterlesgauchistes,qui,deleurcôté,préparentleurMai68sansenavoirencoreconscience...

LaSerp ne redémarre que difficilement après la campagneprésidentielle de 1965.Comment expliquersinonqu’en1967,Jean-MarieLePense fasseembauchercommedirecteurcommercialparJean-FrançoisDevay,lepatrondujournalMinute?L’hebdomadaire,alorsenpleinessor,avaitcertesunpublic–plusde200 000 exemplaires vendus chaque semaine –, mais son ton pamphlétaire et sa maquette – format àl’italienne, papier journal – l’éloignaient des standards de la presse magazine qui devenaient à la modeauprèsdespublicitaires.Ilyavaitdonctoutuntravailàfaireauprèsdesannonceurs.LePenn’estpasdugenreà«alleraucharbon»commeunvulgairecommercial.Ilne«démarche»pas,il«visite»,commeauraitditleregrettéMichelAudiard:«Jevisitaislesagencesenm’adressantauxpatrons.JenevenaispaslàcommedémarcheurdeMinutemaiscommeJean-MarieLePen,unepersonnalité.»LePenentraînesonépousedanscenouveau jobqu’ilexerceàmi-temps, toutenpoursuivantsesactivitésà laSerp.Mais lesrelationsavecJean-FrançoisDevaysedétériorent.Cedernierluidemandeunpeutropsouventoùsontlesbonsdecommande.«Jean-François,lescontratsdepubonlesauradansdeuxans»,luirépondLePen6.IlfautdutempspourimposerMinutedansleplanningdesagences.Etpuis,unjour,survientl’incidentquival’éloignerdujournal.

LePen se promènedevant le «mur», où sont affichées les épreuvesdes pagesde l’hebdomadaire encoursdebouclage.Etildécouvreunepageàlagloireduroidusucredel’époquequeLePentientpourunescroc.Ilfiledanslebureaudupatronpourmettrecedernierengarde:soncanardécritdes«conneries»surcetype.Malluienprend,c’estDevaylui-mêmequiaécritl’article.Peuaprès,raconteLePen,Devayauraitfaitmettredesécoutesdanstouslesbureaux.LeprocédéauraitdépluàLePen,lequelauraitarguéque, recevant des annonceurs, il souhaitait pouvoir garantir la confidentialité de leurs propos.LePenestlicencié.De«façonconvenable»,précise-t-il7.

Quelquetempsaprès,ilestembauchéparlaCompagniefrançaisedejournaux,lepetitgroupedepressedeRaymondBourgine,éditeurdeSpectacledumondeetdeValeursactuelles.Ilserappellenotammentyavoirtravailléà«uneHistoiredelamusique»deLucienRebatet8.Àlamêmeépoque,iljointautéléphonePierreWeill9,quidirigelaSofres,unesociétédesondages,encoreàsesdébuts,qu’ilafondéeen1963:

«Allô,c’estJean-MarieLePen.—Lefasciste10?—Oui,faitLePenenrigolant.»Cederniervoulaitleconsultersurl’audienceetlepotentielpublicitairedel’unedesrevuesdeRaymond

Bourgine.Maislagreffeneprendpas.Lemétierdepublicitairen’estdécidémentpaspourlui.LePenetBourginese

séparentpar«consentementmutuel»,commeditLePen,quiretrouvelaSerpàpleintemps.Mai 68 laisseLe Pen sur le bas-côté de la route.Au propre comme au figuré. Pierrette raconte qu’en

compagniedePierreDurand,quitravaillaitàlaSerpaveclui,etparfoismêmedeNana,labonne,LePenestalléplusieursnuitshumerl’airdesbarricades.ÀladifférencedesoncopainRogerHoleindre,qui,avecdesjeunes de ses Comités de soutien au Sud-Vietnam, fait le coup de poing contre les trotskistes des CVN(ComitésVietnamnational),oucontrelesmaoïstesdesCVB(ComitésVietnamdebase),LePennesembleplusvraimentintéressé,ouentoutcasmobiliséparl’actionpolitique.Mêmeaujourd’hui,ilestdifficiledelui arracher unmot sur ces événements. Quand son copain « Freddy »Moreau, l’ancien « bourreau deBéthune»surlesringsdecatch,estsollicitéparlesgensduSACpouraller«casserdugauchiste»,LePen

Page 57: Histoire Française

luirecommandede«resterendehorsdetoutça».Freddy,quiluifaitconfianceenpolitique,obtempère11.Le Pen est sans doute fasciné par l’apparente facilité avec laquelle quelques centaines d’activistesparviennentàparalyserlesfacspuislepaystoutentier.«Jesuisuntémoinaffligédecesévénements12»,écrira-t-ilplus tard.Politiquement, le«pruritgauchiste» l’inclineàpenserque ladécadencefrançaisesepoursuit.Mais,surlemoment,ondevinechezluiunecertainesympathiepourlapagaille,lecôtémonômedumouvement.

La simple observation des barricades ne permet pas forcément de comprendre ce qui se passe dans lepays.Il tentecependantsachanceauxélections législativesde juin1968,enpleinrazdemaréegaulliste,seulement aidé parNana et PierreDurand. Pierrette, son épouse, n’est pas disponible cette fois : elle vaaccoucherdelafutureMarineLePen.Ilobtient,entantquecandidatdit«nationaliste-indépendant»,moinsde2000voixpour5,5%dessuffragesdanslacirconscriptionduVearrondissementdeParis,soitmoinsdelamoitiédesaperformancede1962.Dequoirenforcersesconvictionsantigaullistes,maisaussiconfortersondésarroipolitique.

Autantdoncjouirdelavie.LaVilledeParisentreprendàcemoment-làderénoverlequartierdesHalles.Jean-MarieLePenvaprofiterde la spéculation immobilière13 qui s’empare du quartier à la veille de lafermeturedesHallesBaltardetdelacréationduForum.RogerHoleindreétait titulairedubaildurez-de-chausséeetdusous-soldelarueQuincampoix.LePenleluirachètepour30000francsmaisendécrocheprèsde500000lorsdelareventedubaildel’immeuble14.Holeindreafaitcejour-làunebienmauvaiseopération.Nonseulementàcauseduprix,maisaussiparcequel’emplacementétaitidéalpourunrestaurant,bienmeilleurqueceluiqu’ilacquiertrueSaint-HonorépouryinstallersonBivouacduGrognard.

LareventedubailpermetàLePend’acheterunemaisondecampagneenEure-et-Loir,«LaMainterne».Sesdeuxcopainsducoin,HenriTardif,mairedelacommune,etAndréGuibert–parailleurssonavocat–lepréviennentqu’uncertainMauriceLetulle,unnotaireparisien,souhaitesedébarrasserauplusvite–doncàbonprix15–d’unemaisonqu’ilvientd’acquérir,sonépouseayantdécouvertàcetteoccasionqu’ellenesupportaitpaslacampagne.Lapropriétécomporteunemaisonprincipalecomprenantdouzepièces,ettroisannexes,letoutsur5000mètrescarrésdeterrain.LaMainternevadevenirunhavredepaix,etbientôtunalbumdefamilleimaginairemerveilleuxpourlestroisfillesducoupleLePen.Pours’yrendre,onchanteàtue-têtedanslavoiture,unevieilleaméricaine.Danssonautobiographie,MarineLePens’interrogesurcetteprédilectionpourlesvoituresaméricaines.LePenavancetroisexplications:latailleimposantepourcinqàsix personnes de sa famille, le prixmodique de ses véhicules, et leur confort, en avance sur les voitureseuropéennes, qui offre autoradio et climatiseur. Le choix de Le Pen montre en tout cas qu’il distingueparfaitementsaviepersonnelledetoutpatriotismeéconomique.

Surplaceonmultipliedînerset fêtes.Parfoisonsedéguise,commepourcette fameuse fêteà laquelletous lesmembresde chaque famille devaient se présenter enuniforme.LesLePen s’entassent dans leurvoiturepourrepartirtardivementchaquedimanchesoir.

C’est au cours de l’une de ces fêtes, en 1973, que Lorrain de Saint-Affrique, qui va devenir l’un descommunicantsdeLePendans lesannées1980, fait laconnaissanceduprésidentduFrontnational. Ils’yrend en compagnie de JacquesDominati, copain deCorpo deLe Pen, devenu l’un des responsables desRépublicainsindépendants.Lesdeuxhommesretrouventsurplacel’historienJean-FrançoisChiappe,AlainBarrière, le chanteur de charmedes années1960, Jean-BaptisteBiaggi, l’avocat défenseur des soldats del’OAS : «Aumilieu de cette constellation si peu sulfureuse – des détails ont dûm’échapper –, Le Pentrancheparsontonetsurtoutson“look”.LePens’habilleunpeucommelechanteurAntoine,lescheveuxtrop longs, genre pianiste au chômage. Il n’était pas d’une élégance folle, surtout comparé au distinguéChiappe16.»

À table, Jean-MarieLe Pen se contente de peu : unœuf au plat ou des coquillettes. Sauf que pour leservir,lesLePendisposentd’unebonne,Nana,quePierretteaconnuelorsqueMarie-Carolineétaitencoreunbébé.Ilfallaitlafairegarderlorsqu’onprenaitlebateau.LamèredeJean-MarieLePenavaitemmenélebébéchez«pépéLandais», lepatriarched’unefamilledeseptenfantsnichéedansl’unedesmaisonslesplusvétustesdeLaTrinité :c’estAnne-Marie,quatorzeansàpeine,qui serait requisepour s’occuperdeMarie-Caroline.Quandlacroisières’étaitterminéeetquelesLePenavaientétéderetour,onavaitdécidéd’emmenerNanaàParis.Logéedanslafamille,ellepermitauxLePendeconcilierviedecoupleetviedefamille,sansboursedélierousipeu:Nanan’estpayéeque150francsparmois,nourrie,logée,blanchie.Elleresteradanslafamillependanttoutel’enfanceetl’adolescencedestroisfilles.«Onn’avaitmêmepasl’idée qu’elle pouvait être une employée, raconte Marine Le Pen 17. Pour nous, elle était comme unequatrièmesœur.»QuandlesLePensedécidentàpartirauxAntillesunequinzainedejours,NanagardedenouveauMarie-Carolineaveclaquelleellepartagesachambrepuisque,àcemoment-là,laVillaPoiriernecompteencorequedeuxpièces.

Lecouplemultiplie lesvoyagesàcetteépoque : laGrèceet laCrètebiensûr,maisaussiTahitiou les

Page 58: Histoire Française

Galápagos.Lorsdecette traverséeduPacifique,Jean-MarieLePen,qui trouve le temps long,entreprendd’écriresesMémoires18.Un«premierjet»de80pagesrestésanssuite.Cevoyageprovoqueunchagrind’enfancechezlapetiteMarineLePen,quandsesparentsdécidentdenepasrentrerenmétropolepourlesfêtesdeNoëletdepasserunesemaineàTahiti.

Bref,lesLePenmènentuneviedepetit-bourgeoissansenavoirforcémentlesmoyensmatériels.LaSerpnepermetpas,onl’avu,deroulersurl’or.Pierretteestparfoisaidéeparsamère,mêmesicelle-ci,plutôtavare,avait,selonsaformule,«descrabesdanslapoche19».Pierrettes’enmoque.Elleestinsoucianteetson mari n’est pas homme à s’acheter une cravate. Pour s’habiller elle-même, sa meilleure amie, DanyDebuchy,qu’ellefréquentedepuislasixièmeetleCoursMartinet,luiprêtedesrobes,toutcommeuneautreamie,mannequindesonmétier.

Pourcequiconcernelesfourrures,ilyauralecoupleBotey.Noussommesen1968,àquelquesjoursdelanaissancedeMarineLePen.Évidemment,aprèsdeuxfilles, lecoupleespère lavenued’ungarçon.Leparrain et lamarraine sontdéjàdésignés.L’unede leurs amis,LuluArpels, de la familledubijoutier dumêmenom,demandeàêtrelamarrainedu«premiergarçondeJean-Marie».LeparrainseraledirecteurdeNatalys.Apprenant qu’il s’agit d’une fille, baptiséeMarionAnne Perrine, LuluArpels renonce à être samarraine.Nana la remplace.Ducoup, leparrainpressentiabeaucoupmoinsenviede l’être :êtreparrainavecLuluArpelsleflattait,maisaveclabonneàtoutfaire,celaleséduitbeaucoupmoins.Jean-MarieLePenproposealorsÉricBotey.Pierretteleconnaîtàpeine.Elleignoreentoutcasqu’ilest,avantmêmededevenirleparraindesapetitefille,unparraintoutcourt.Voiciquelquesjours,Jean-MarieestvenuavecluiVillaPoirier.«MonsieurÉric»,commeonleprésente,leuraoffertunpetitcaniche.Et,àprésent,sonmariveutenfaireleparraindeMarine!ÉricBotey,«MonsieurÉric»,estl’undesroisdePigalle.LePenl’aconnudans lecadrede lacampagnedesComitésTixier-Vignancour.Enréalité, l’hommeacommencésacarrièrecommevoiturierchezMaxim’s,avantdedevenir l’amantpuis l’épouxdeCarmenVallet,uneex-belledenuitpropriétaired’unpetithôtelàPigalle.Sonmariserévéleraunboninvestissement:dotéd’ungrand sensde l’organisation,ÉricBotey fait fructifier soncommerce.Lecouple s’occuped’un réseaudefillesdePigallequiemmènentleursclientsdansl’undeseshôtels20.

Invité par Botey dans son superbe appartement, Pierrette sympathise avec sa compagne Carmen. Peuaprès,celle-ciouvregrandssesplacards. Ilyadesdizainesetdesdizainesdepairesdechaussuresetdepullsencachemire.Carmenluifaitadmirerunependeriequirenfermeunerangéeentièredemanteauxdefourrure.Carmenluiproposedeluienprêteretdelesgarderletempsqu’ellevoudra.

PourlebaptêmedeMarineLePen,le25avril1969(elleadéjàneufmois),«MonsieurÉric»n’estpaschiche.Lacérémoniesedérouleàl’église,ditedesriches,celledelaMadeleine.

En septembre1970, on retrouveLePen sur les bancsde la faculté puisqu’il s’est inscrit à unDESdesciencespolitiquesàlaSorbonne.Sonsujet–«LecourantanarchisteenFrancedepuis1945»–surprendquelque peu compte tenu de son parcours. Il suit alors notamment le séminaire du célèbre politologueMauriceDuverger,ainsi,sesouvient-il,queceluid’ÉvelynePisierquivientdesoutenirsathèse.IlycroiseGérardLonguet,PierreWeilletPierreCeyrac,quideviendraen1986l’undesdéputésduFrontnational:«Ilnepassaitpasinaperçu,racontecedernier.Ilportaitdéjàunbandeau.IlétaitconnuparlacampagnedeTixierde1965.Onavait fraterniséparcequ’on s’intéressait tous lesdeuxà l’anarchie.On se rencontraitdansuncafé.Ilétaitplusâgé,ilavaitdix-huitansdeplusquemoi,c’étaitdéjàunpèredefamille.»

PourquoidiableJean-MarieLePen,avecsonpasséd’ultranationaliste,s’intéresse-t-ilàcepoint,en1970,àl’histoiredumouvementanarchiste?Ilattribuesadécisionauhasard:«Jevenaisdepublieruntrèsbeaudisquesur leschansonsanarchistes,ainsiqu’unautresur leschansonsde laCommune.J’étaisdoncdanscetteambiance-là.Parconséquentj’aipeignélagirafe21.Pourquoipas?»Ilajouteunautreargument:«J’auraisvoulupassermondoctorat.Jetrouvaisbiendemontrerqu’onpouvaitpasserdel’analphabétismeaudoctoratendeuxgénérations.Maisjesuistropfainéant,tropoccupé.Unethèse,c’estunboulotdetitan.»

À lire son mémoire qui comporte 110 pages, on devine en pointillé un désir, une curiosité pour lesévénementsdeMai68queLePennesemblepasavoircompris,commetoutel’extrêmedroiteetmêmeladroitefrançaise.OnpeineàcroirequelemêmeLePen,celuiquifaisaitlecoupdepoingauQuartierlatincontreles«cocos»,manifesteicirespectetestimepourdesmilitantsanarchistescommeLouisLecoin22,Maurice Joyeux ou Suzy Chauvet 23. Le texte dresse un état des lieux assez complet du mouvementanarchiste, à travers ses différentes composantes (syndicaliste, anarcho-communiste, individualiste,conseilliste, situationniste, etc.), allant jusqu’à recenser beaucoup de groupes locaux et leurs nombreusespublications.

Une étonnante admiration pour Albert Camus transparaît également à la fin du mémoire, lorsqu’ildémontrede façonassezconvaincante–etbienavantMichelOnfray– laproximitéde l’écrivainavec lecourantanarchiste:«Camus,écritLePen,aétéleprophètedelarévolte,delacontestation.Ilenseignaquelarévolteestlemoteurdel’histoireetquelesyndicalismerévolutionnaireestlelevierdelarévolution.Illègueà la jeunesseunmessagebien faitpour l’émouvoir,unesynthèsede la révolteetde l’amour : “On

Page 59: Histoire Française

comprendquelarévoltenepeutsepasserd’unétrangeamour.CeuxquinetrouventdereposnienDieunienl’histoiresecondamnentàvivrepourceuxqui,commeeux,nepeuventpasvivre:pourleshumiliés.LemouvementlepluspurdelarévoltesecouronnealorsducridéchirantdeKaramazov:s’ilsnesontpastoussauvés,àquoibonlesalutd’unseul24...”»

Laconclusiontented’échafauderuneexplicationdesévénementsdeMai68,produitd’une«révolutionsilencieuse[qui]déplacedesdogmesenformedecontinents.Dieu,l’État,l’Église,l’Armée,laFamille,lePartisontcontestés.L’autoritéestpartoutremiseencause,celledupape,celleduChef,celledupère,celledes supérieurs. Les hiérarchies sont ébranlées comme une onde sismographique, chacun étant lecontestatairedel’échelonsupérieuretlecontestédel’écheloninférieur.SelonlaformuledeProudhon,“laRévolutionsuccèdeàlaRévélation”25.»Seuleréserveémiseparl’étudiant,quicitetoutdemêmeDrieuLaRochelledans saconclusion : la sociétéoccidentalen’estpas toute seule ; la coexistenceavec«d’autressociétésauxstructuresfermeset imprégnéesde lamoraledesacrifice» l’empêchedese laisseraller troplongtempsauxdélicesanti-autoritaires.

L’empathiedeJean-MarieLePenpoursonsujetderechercheestsansdoutecontextuelle.Coupédesesbases, isolé, sanstroupes, l’étudiant père de famille – il a alors quarante-deux ans – se rappelle qu’il estavant tout un individualiste, ce qui le rapproche des courants de gauche qui ont su lemieux intégrer lesexigencesdelalibertépersonnelle.En1970,LePensevitsansdoutecommeunanardedroite...

1.Peuconnu,cetancienmilitantde JeuneNation,emprisonnépour sesactivitéspro-OAS,va renouvelerprofondément lapenséeet le soclethéoriquede l’extrêmedroite.VoiràcesujetLaFranceblafarde,de Jean-ChristopheCambadélis,Plon,1998,etnotamment lechapitre3,«Penser».Ils’estaujourd’huiretirédelaviepolitique(voirnote1,p.112).2.Entretiendu3novembre2011.3.AvecJeanNoli,PressesdelaCité,1979.ContactévialeservicedepressedeRTL,OlivierdeKersausonn’apassouhaités’expliquersurcettehistoire.4.L’AlbumLePen,op.cit.,p.140.5. L’ami de Le Pen, Jean Bourdier a publié un petit ouvrage, À la mer comme à la mer (La Table ronde, 1974), dans lequel il raconteplaisammentl’unedecescroisièresaveclecoupleLePenetDanyDebuchy,uneamied’enfancedePierretteLalanne.6.Entretiendu3novembre2011.7.Id.8.ÉditionsRobertLaffontetRaymondBourgine,1969.9.Entretiendu19janvier2011.10.PierreWeillsesouvenaitd’unepairedeclaquesdistribuéeparLePenlorsd’unemanifestationsurl’Algérie.11.EntretienavecRobertMoreaudu23mai2012.12.Jean-MarieLePen,LesFrançaisd’abord,Carrère/Lafon,1984.13.Cf.LePen,biographie,op.cit.,p.291.14.Aujourd’hui,LePennecontestepaslesfaits,maisnesesouvientpasdessommes.15.LePenévoqueunetransactionde200000francs(entretiendu3novembre2011).16.LorraindeSaint-Affrique,Jean-GabrielFredet:Dansl’ombredeLePen,Hachettelittératures,1998,p.13-14.17.Entretiendu20mai2011.18.Nonpubliés:LePenlesaretrouvésàl’automne2011.Ilnouslesamontrés,avantdeprévenirunjournalisteduPointenmai2012.Durantnosentretiens,LePenarrêteparfoissonrécit:«Ouimaislàjenepeuxpasallerplusloin,ilfautquejegardeçapourmesMémoires.»19.Entretiendu20mai2011.20.Jean-LouisDebré,alorsjuged’instruction,feracondamnerlecoupleàdixmoisdeprisonaprèsunelongueenquêtepermettantdecaractériserledélitdeproxénétismequisedéroulaitdansdestaxis.21.Entretiendu9décembre2011.L’expressionsignifie«entreprendreuntravailinutileettrèslong».22.«Àquatre-vingt-deuxanspassés,complètementaveugle,Lecoinvaencoreàl’imprimeriepoursurveillerlamiseenpagesdeLiberté.Desamis,entêtedesquelss’étaitinscritAlbertCamus,l’avaientprésentéauprixNobeldelapaix.Camusestmort,KenyattaleMauMauaeuleNobeldelapaix;philosophe,levieillardindomptablefredonne,surunairquiberçalasouffrancedescommunards,desparolesdePaulPaillette:“Quandnousenseronsauxtempsd’anarchie,/Nousseronsjoyeux,tousheureux,tousfrères”»,in«LecourantanarchisteenFrancedepuis1945»,mémoiredeDES,p.91-92.23.LePenévoqueleur«qualité»demilitant,«LecourantanarchisteenFrancedepuis1945»,op.cit.,p.57.24.Id.,p.97.25.Id.,p.107-108.

Page 60: Histoire Française

8.

AuFront!

Dansl’espritdequis’intéresseàlapolitique,lesdestinsduFrontnationaletdeLePensontintimementliés.PasdeFrontnationalsansLePenetpasdeLePensansleFrontnational.Tousceuxqui,commeBrunoMégretàlafindesannées1990,etd’autresavantetaprèslui,onttentédelesdisjoindreontpayéleprixdeleurbévue.

Leparadoxede l’histoireveutpourtantque,contrairementàcequechacuncroit savoir, Jean-MarieLePenn’apas forcément été le fondateur duFront national,même s’il en a été le président à sa naissance.D’autres chefs de la droite nationale en revendiquent en effet la paternité, directe ou indirecte. D’abordRogerHoleindrequiadéveloppé,dèslafindesannées1960,l’idée,leconceptd’uneuniondelamouvancenationaliste. Les responsables d’Ordre nouveau peuvent, de leur côté s’appuyer sur des textes qui,préalablementàlacréationduFrontnational,témoignentdeleurvolontédecréerunetelleorganisation.

Évidemment,LePenbalayetoutcelad’unreversdemain:danssonesprit,explique-t-ilaujourd’hui,leFrontnationaldescombattants,qu’ilcréeen1957enfaveurdel’Algériefrançaise,étaitcenséélargirsonaction. Le Pen se vit comme l’unique concepteur du Front national, et sa postérité milite pour cetteinterprétation.Maisl’histoireréelleestunpeupluscompliquée,commeonvalevoir.

En1970,lepaysagedel’extrêmedroiteestdésolé.«Cesontnosannéesdeplomb,sesouvientCamilleGalic1,quifutlongtempsdirectricedel’hebdomadaireRivarol.AprèslerazdemaréeUNR(Unionpourlanouvelle République) de juin 1968, Pompidou domine toute la droite. » Le Pen fait encore partie de lamouvance nationaliste, mais on le voit moins. Après la vente du bail de la rue Quincampoix, RogerHoleindre a donc ouvert un « vrai restaurant », sonBivouac duGrognard, rue Saint-Honoré, devenu unrepairedemilitantsd’extrêmedroite.Holeindreal’idéedecréersicen’estleFrontnational,dumoinsunrassemblement de cette même mouvance. Il se souvient d’avoir animé des réunions d’une vingtaine depersonnesreprésentantautantdegroupesougroupusculesplusoumoinsimportants.LeitmotivdeRoger:nousn’avonspasbesoind’êtred’accordà100%surtoutpourfairequelquechoseensemble.Ilyavaitlàceuxquel’onappelaitles«solidaristes»,parmilesquelsJean-PierreStirbois,ChristianBaeckrootetMichelCollinot,futursdirigeantsduFrontnational;lesroyalistes,lescathos«tradi»deBernardMarieetdeJeanMabire;lesanciensdel’Algériefrançaise;enfinlesjeunesduGroupeuniondéfense(GUD),AlainRobert,AlainMadelin,GérardLonguet.Cesderniers,quiarborentfièrementlacroixceltique,ontledond’énerverHoleindre.Unjour,raconte-t-il2,sesouvenantsansdoutedesonpasséderésistant3,ilviremêmedulocalMadelinetLonguetpouravoirentamé,sansdouteparprovocation,unechansonauxrelentsantisémites4,intolérablemêmepourlui.

Le Pen, lui, décline les invitations de son ami. La politique, comme on l’a écrit, ne semble plusl’intéresser.LeFrontnationalmadeinHoleindrenevoitdoncpaslejour.«J’aisimplementaidéàcréerlesconditionsdelacréationduFrontnational»,résumel’ancienrestaurateur5.

Aucoursdecesannées, labranche laplusdynamiquede l’extrêmedroiteest sanscontestecelle issued’Occident,mouvementdissousenoctobre1968.Lamajoritédesesmilitants,desétudiants,seretrouventauseinduGUDenattendantdefonderen1969Ordrenouveau6.

Danslesannées1960,lesinitiateursdecemouvementontvoulurompreavecl’amertumeetlanostalgiedeleursaînésenpolitique:«Ayantdéjàacquislerespect,sinonl’affection,denoschersaînésvivantdansle souvenir jalouxd’une trentaine de faillites, d’une quinzaine de défaites et d’unnombre respectable detrahisons,nousavonspenséaggravernotrecasendevenantplusméchants.[...]N’étantpasàvendre,nousdisonsdoncquiestvendu;n’étantpasdeslâches,nousdisonsquicapitule;n’étantpasdesescrocs,nousdisonsquifalsifie.Noussommesunmouvementviolentetnousensommesfiers.Personnen’aàrougirdedescendre dans la rue pour défendre ses idées. Décidés à lutter contre la bêtise et la trahison, nous lesdénonceronsàdroitecommeàgauche.Maintenanttoutestenplace;lespectaclevacommencer.Fiez-vousànous7.»

Mais, contrairement aux apparences, ces « gudards », comme on les appelle dans le milieu, héritiersd’Occident,nesontpasseulement les«nervis»quedénonce lapressegauchiste. Ilsdéveloppent,certes,

Page 61: Histoire Française

uneguérillaauxalluresmédiévales(casques,bouclierssiglésdelacroixceltique,barresdefer)destinéeàdéfendre une sorte de miniroyaume autour de la fac d’Assas. Mais, par leur jeunesse et leur formationintellectuelle,ilscommencentàincarner,bienplusquelesLePenouHoleindre,l’avenirdel’extrêmedroitefrançaise.

Jean-PierreTatinest l’unedecesjeunestêtesdeTurcs,qui,poursonmalheur,étudieauxfrontièresduroyaumegudard.IlesteneffetenprépaàLouis-le-Grand,bastiondesmaos,oùils’affrontesouventavecAntoine de Gaudemar et ses camarades. Son premier souvenir de Le Pen date de l’avant-Mai 68, rueQuincampoix.Animateurdelapetitesectiond’Occidentd’AlbertvilleenSavoieetmontéàParispouruneréunion, il est invité à le rencontrer : « On l’a vu arriver avec une bande de braillards avinés. Le Penimproviseundiscoursquiestenfaitbienrodé.Ilnousflattenousdisantqu’onestl’avenirdupays.Puisilclame“tournéegénérale”,posesonventresurlecomptoiretdéclaretoutdego:“Etmaintenant,onchante8!”»SympathiquemaisunpeudéroutantpourquiécoutelesRollingStonesdanssachambre.LagénérationOccidentestenroute.Elleestanimée,entreautres,parAlainRobert,JosephBruneaudeLaSalleetGérardÉcorcheville.Elleseveutdeson temps,détachéedupassédesesaînés, leséternelsvaincusde l’histoire,anciens collabos, anciens de « l’Indo » ou de l’Algérie.Tout les oppose d’ailleurs, à commencer par lesréférences idéologiques : Le Pen est dans la tradition littéraire, les jeunes « fachos », comme on lessurnomme,sontplutôtintéressésparlesœuvresdoctrinales;lesgarsd’Occidentsont«rock’n’roll»,quandLePenestencorefascinéparlesmusiquesmilitaires;Holeindre,LePenetlesancienssontdesadeptesdelacoupeenbrosseetdublazeràboutonsdoréstandisquelestroupesd’Occidents’habillentdanslessurplusaméricainsetportentvolontierslescheveuxlongs,commeAlainRobert.

Lorsquecommencentàs’éteindrelesderniersfeuxdel’après-Mai68,ladirectiond’Ordrenouveauprendconsciencede lamarginalitéde sonmouvement.Certes,Ordrenouveau,crééen1969,existeet regroupequelquesmilliersdemilitants,surtoutétudiants.IlbénéficiedusoutienduMSI(Movimentosocialeitaliano)italien.Les premières affiches («Rejoins-nous camarade ! »), au design résolument « années 30 »,maismodernisé,ontétéimpriméesenItalie.Lemouvementréussitmêmeuneminipercéeélectoraleenrecueillant3,5%desvoixdansleXIIearrondissementdeParislorsd’uneélectionpartielle.Ils’allieàladroitedanslamunicipalité deCalais.ÀBordeaux,Ordre nouveau fait parler de lui en présentant un candidat,HuguesLeclerc, contre Jacques Chaban-Delmas et Jean-Jacques Servan-Schreiber. Alain Robert parvient aussi às’assurer du soutien d’un « ancien » en la personne de François Brigneau, alors rédacteur en chef àl’hebdomadaireMinute.Maisleurimagedecasseurshandicapeledéveloppementdumouvement.«Chaquefois que la presse titrait sur les néonazis aprèsunmeetingdéfenduparnotre serviced’ordre, se souvientCatherineBarnay9,àl’époquemilitantedumouvement,onvoyaitrappliquerlelendemaindesdizainesdefêlésquivoulaientadhérer.»

Dèslepremiernumérodujournaldumouvement,Pourunordrenouveau10,FrançoisDuprat signeunlong article de stratégie politique intitulé «Pour unFront national ».Voilà pourquoi, tout commeRogerHoleindre et Jean-MarieLePen lui-même, les responsables d’Ordre nouveau peuvent se targuer d’être àl’originedecesigledevenuprestigieuxàl’extrêmedroite.

BernardHoudinestentréenpolitiqueaveclarévolteestudiantineduprintemps68,maispasducôtédeDavid Cohn-Bendit. Il fait partie des étudiants nationalistes d’Occident qui, le 22 mars, descendent surNanterrepour«casserlatête»,commeildisait,auxgauchistes.Lesquelsvontàleurtourdescendresurlafaculté d’Assas pour se venger. Au Quartier latin, il est de toutes les bagarres, notamment celles de laSorbonneauxcôtésdes«Katangais»venusprêtermain-forteauxenragés.Ilvitlafind’Occident,dissouspar leministre de l’IntérieurRaymondMarcellin, le 31 octobre 1968 et les débuts d’Ordre nouveau auxcôtésdesMadelin,Devedjian,LonguetetAlainRobert.IlserévèleunbonorganisateuretdevientsecrétairegénéralduGUD,fondéparGérardLonguet.Houdinintègreàcetitrelebureaupolitiqued’Ordrenouveau.Ilestducôtédesmodernistesquis’affrontentaveclesnostalgiquescommePierreSidos11,PierreBousquet12etsesproches,lesquelsaffichentfièrementleurscroixdefer.«Onvoulaitsortirdel’imageried’Épinal,dit-il.Sanspourautantrejeterdesfiguresdel’extrêmedroitecommedesanciensOAS13, telPopeye,aliasRogerHoleindre, l’évadé deDiênBiênPhu. »Le café n’est pas loin du siège d’Ordre nouveau, rue desLombards, situé en face de la librairieLaVouivre, autre lieu de rassemblement des jeunes nationalistes.L’intégrationdecesnotablesàOrdrenouveauvaorienterprogressivementunchangementdestratégiedumouvement.«Onvoulaitpesersur lepays, sortirdenotre imagedecasseursdedroite,dépasser le stadegroupusculaire»,serappellePascalGauchon14.

Petit à petit unemajorité du bureau politique d’Ordre nouveau s’interroge sur les voies et lesmoyensd’étendrel’influencedumouvementau-delàdesesquelquecentainesdemilitants.Pourquoinepasseservirdelavitrinequ’offrelesystèmeélectoral,àl’instardestrotskistesdelaLiguecommunisterévolutionnaire(LCR)quiontprésentéAlainKrivineàl’électionprésidentiellede1969?

Houdinparticipeàcesdiscussionsaniméesquitournentrapidementautourd’unequestiontoutesimple:«

Page 62: Histoire Française

Doit-on présenter des candidats aux prochaines élections législatives de mars 1973 et profiter ainsi destribunesélectoralespourpropagernosidées?»Finalementlebureaupolitiquedécided’yallerenespérantconvaincre le congrès de la nécessité de participer à cette opération électorale qui leur semble être lemeilleurmoyendetoucherdesmassesd’électeursautrementinaccessiblesàleursthèmes.PoursortirOrdrenouveaudesonisolementpolitiqueetfairesauterlebarragequelesjournaux«bourgeois»ontinstalléentreeux et leurs alliés potentiels, il faudra aussi faire appel à des figures extérieures au mouvement, despersonnagesquifontmoinspeurquelesjeunescasseurs.Avantmêmelecongrès,lebureaupolitiquefaitlechoixdel’ouverturedumouvementetproposequelescandidatsnationalistesauxlégislativesseprésententsousl’étiquette«Frontnationalpourunordrenouveau».

«Lemondedesplusdetrenteansnousregardaitavecsuspicion,confirmeJean-PierreTatin15.C’estàcemoment-làqu’AlainRoberta,sansdoutesurlasuggestiondeFrançoisBrigneau,l’idéed’allerchercherLePenetlesvieux.»Plusprécisément,l’objectifd’AlainRobertestdetrouverunAlmirantefrançais,dunomduchefduMSIitalien.L’albumdesvingtansduFrontnationaldonneàvoirunephotographiepriselorsd’undînerendécembre1971auBivouacduGrognard16,dînerprésentécommel’actedenaissanceduparti.Ce soir-là, Le Pen croise fourchette et couteau en compagnie deFrançois Brigneau,Maurice Gaït 17, lepatrondeRivarol, et Claude Joubert, un journaliste de télévision proche de l’extrême droite. Holeindre,l’hôtedeslieux,estbiensûrprésentégalement.Onparledelasituationpolitique,onrêvedecopierleMSIqui a effectuéunepercée électorale en Italie, et, selon le récit de cedîner rapportéparGilles Bresson etChristianLionet,onfinitparsemettred’accordsurledoubleprinciped’unsoutienauxactionsmilitantesd’Ordrenouveauetd’unelisteunitaireauxlégislativesde1973.Maisonestencoreloindel’accordfinal.

Convoquéle10juin1972àParis,lecongrèsd’Ordrenouveaudoitadopteruntexte«stratégique»quiprônelacréationd’un«Frontnationalpourunordrenouveau».Uneimmensebanderoleornelasalleoùsontréunisles300délégués,portantceslogan:«NoussommesleFrontnational».Lesoirdu10juin,ladiscussionfaitrageauseindelacommissionélectoraleentrelesquelquequarantemilitantsquidoiventseportercandidatsenmarssuivant.Ledébatsecristallisesurlaquestiondel’étiquetteélectorale.Aulieud’unsiglebâtard,pourquoinepasjouerlaclarté,enadoptantceluide«Frontnational»toutcourt?Unemotiondans ce sens est finalement adoptée et proposée le lendemain en séance plénière. Laquelle va êtreparticulièrementanimée.Beaucoupvoientdansl’adoptiondecesigleunreniementdetroisansdecombat,et craignent de se diluer, de perdre tout ce qui fait l’originalité des nationalistes. « Puisque nous avonsdécidé de participer aux législatives, autant mettre le maximum de chances de notre côté, et pour celaappelertouslesnationaux,touteslespersonnalitésdel’oppositionnationaleànousrejoindreetàœuvrerdeconcertavecnous»,expliquentceuxquiontfaitlechoixdel’élargissementaunomdel’efficacité.

Deuxréférencesreviennentsouventaucoursdesdébatsassezhouleux:d’abord,celleduComitéTixier-Vignancour,lestenantsdel’élargissementsoulignantque,septansaprèsl’électionprésidentiellede1965,ilresteencoreungrospotentielàremobiliserautourduFrontnational;ensuite,lavictoire,le7maiprécédent,du MSI en Italie, qui a, justement, opté pour la même ligne. En créant la Destra Nazionale, GiorgioAlmirantearéussiàregrouperautourdeluideprestigieusespersonnalitéstellesquel’amiralGinoBirindellitandisquelepartimonarchisteaacceptédesedissoudretotalementensonsein.Unsuccèsquienfaitrêverplusd’unàOrdrenouveau!Aprèsdenombreuses interventions, lamotionlitigieuseestacceptéepar215voixpour,52contreet8abstentions.Maiscevotemassiflaissenéanmoinsbeaucoupd’amertumechezdenombreux jeunes qui ne cachent pas leurs réserves vis-à-vis du choix de se regrouper au sein du Frontnationalavecceuxquileurapparaissentcommede«vieillesbarbes».

Entoutcas,lapresserapporte,avecdespincettes,ledésirderespectabilitédumouvement.LeMonde18note qu’Ordre nouveau « exclut impérativement le recours à l’action clandestine ». « S’inspirant del’exemple du Mouvement social italien (organisation néofasciste avec laquelle il entretient de bonsrapports), Ordre nouveau a rendu publique une liste de quarante candidats aux prochaines électionslégislatives parmi lesquels figure François Brigneau, rédacteur en chef de l’hebdomadaireMinute. Cescandidatsseprésenterontsousl’étiquetteFrontnational.»Danslarésolutionadoptée,lesdirigeantsd’Ordrenouveauprécisentcependantàl’intention,sansdoute,deleursminoritaires:«Ilestévidentquec’estOrdrenouveau qui les patronne et les investit. » L’hebdomadaire Rivarol, fidèle observateur engagé destribulationsdeladroiteextrême,explicitelesintentionsdesdirigeantsd’Ordrenouveau:«Quelest,pournous,l’enjeudecesélections?Nousdevonsdonneraupartiunevéritablebasepopulaire.Onpeutestimerqu’uneforcepolitiquequinemobilisepasaumoins3p.100de lapopulationnepeutprétendres’insérerréellementdanslaviepolitiquedelanation19.»

Dès le lendemain du congrès, les dirigeants se mettent au travail pour appliquer la nouvelle ligne.Décisionestprisedeprésenteraumoins100candidats.Descontactssontnouésavecquelquesfiguresdeladroite nationale, notamment le professeur, ex-OAS, Jean Reimbold, le colonel Trinquier et le généralVanuxem,mais aussi avecDominiqueVenneretd’autresanciensd’Europe-Actionetde laFEN20, pouraiderOrdrenouveauàmettresurpiedleFrontnational,dontlecongrèsestprévule5octobre1972.Dansle

Page 63: Histoire Française

mêmetemps,unedélégationconduiteparAlainRobertserendàMontesilvano,surlacôteadriatique,pourprendrepartaudeuxièmeséminaireduFrontedellaGioventù.BernardHoudinnouedescontactsfructueuxavec des personnalités importantes du MSI, dont son secrétaire national Giorgio Almirante, mais aussiGianfrancoFini21.Ils’ensuitunecollaborationtrèsétroiteentreleFrontnationaletleMSI.LaflammeduFrontaainsiétédirectementempruntéeaumouvementitalien,lequelfinancemêmelespremièresaffichesquisontimpriméesàRome.BernardHoudintransportedanssavoiturelepremierlotdecesaffichesqu’ilestallérécupérerausiègeromainduMSI,viadellaQuatroFontane...

Georges Bidault est également contacté par l’intermédiaire du secrétaire général de son mouvementJustice etLiberté,GuyRibeaud. Pour les dirigeants d’Ordre nouveau les trois composantes idéales de ladroitesonteneffet:Ordrenouveau,Jean-MarieLePenavecsesamis,etGeorgesBidault22.

Alain Robert souhaite confier la présidence de ce Front national électoral à un « ancien » capabled’apporter une plus-value de respectabilité aux jeunes chiens fous d’Ordre nouveau. Il songe d’abord àDominiqueVenner.Unpersonnageméconnumaisessentielauseinde ladroitenationaliste.Engagédansl’arméedèsl’âgededix-septans,emprisonnéen1962poursaparticipationauxactivitésdeJeuneNationensoutienàl’OAS,Vennerdevientunintellectuelenprisonenyécrivantuntextejugéfondamentalpourlerenouvellementdesidéesdeladroitenationale.Commel’ontbienexpliquéÉricOsmondetJean-ChristopheCambadélisdansunouvragepeucommenté23,DominiqueVenners’échapped’aborddelavulgatedroitistedel’époque,«anticommunisteprimaire,secondaireettertiaire»,commeonlediraunpeuplustarddeLePen:s’ilconvientderejeterlecommunismecommedoctrinepolitique,ilseraittrèspertinentdes’inspirerde ses méthodes. Le communisme n’est pas seulement une doctrine, c’est aussi une forme d’efficacitépolitiquedont l’extrêmedroitedoitsenourrir.Dès lors, le jeuneVennerdévore lesécritsdeLénine,puisceuxdeGramsci.IlsepersuadevitequeleQuefaire24desnationalistesresteàécrire.DominiqueVennerest ensuite illuminéparunedécouvertequ’il fait tout seul à sa tablede travail carcérale : lanostalgiedel’Empirehitlériencommelathématiquedel’Algériefrançaisesontdésormaisvaines,ladécolonisationestirréversible, ladéfaitede laFranceestdevenuecellede toute l’Europe.LadistinctionétablieparCharlesMaurras entre pays légal et pays réel n’a plus lieu d’être : nous vivons désormais sous un régimed’aliénation des masses, on dirait aujourd’hui un totalitarisme « soft ». Les « nationalistes », qui sedistinguentdes«nationaux»confinésdansleursregretsnostalgiques,doiventdésormaissavoirretourneràleurprofit les idéesdunationalisme tiers-mondiste :si l’Algériedoitêtrealgérienne, laFrancedoit resterentrelesmainsdesFrançaisetsurtoutl’EuropeauxmainsdesEuropéens.PourconduirelesFrançaisàune«Europeauxcentdrapeaux», l’unitéde ladroitenationaleestutile,mais sous la féruled’uneavant-gardeaffranchiedesvieilleslunesdel’extrêmedroite.Voilàquipourraitêtrelafeuillederouted’Ordrenouveau.

Entre le premier texte écrit par Dominique Venner en prison – Pour une critique positive, qu’ilapprofondit ensuitedansunautre texte intituléPourunnouveauparti nationaliste – et la proposition depatronnerun«Frontnationalpourl’ordrenouveau»,dixansontpassé.Dixansaucoursdesquels,aprèsavoirsubiplusieurséchecspolitiquesetorganisationnels–legroupeEurope-Action,puisleRassemblementeuropéende la liberté–,Venner s’est retirédumilitantisme. Ildécline l’invitationdesdirigeantsd’Ordrenouveau à se porter candidat aux législatives et à emmener le mouvement dans la campagne, soit parscepticismeenversleurentreprise,soitpardésirdecantonnersonactiondansleseulchampintellectuel,oùellevas’avérerefficacepuisqu’ilseral’undescréateursduGRECEquivaprofondémentmarquerladroitedesannées1980.

Il faut donc trouver un autre patron. Certains pensent alors à Jean-Jacques Susini,maisAlainRobert,malgrél’estimequ’ilporteàl’anciencombattantdel’OAS,nelevoitpasenchefduregroupement.C’estalorsqueFrançoisBrigneausuggèrelenomdeJean-MarieLePen.IlorganiseunepremièrerencontreavecRogerHoleindreàSaint-Cloud,débutseptembre1972.CôtéOrdrenouveau,AlainRobert,JosephBruneaudeLaSalleetBernardHoudinparticipentàcettepremièrerencontreofficielletandisquePierreDurandestauxcôtésdeLePen.Cederniersentvitelapossibilité–inespérée–quiluiestoffertederevenirsurlascènepolitique.Ilnefaitpaslafineboucheetenchaînelesrencontresmalgrésagrandeméfianceàl’égarddecesjeunes casseurs qui ontmauvaise réputation. Il a en effet parfaitement compris que ces derniers veulentl’utilisercommeunemarionnetteprésentabled’Ordrenouveau.Ilsefaitfortderemobiliserunepartiedesnationaux,àconditionqueceux-cin’aientpaslesentimentdesefairemanœuvrerparunautreappareil.

Danslesrangsd’Ordrenouveau,l’allianceaveclesanciensdeladroitenationalepassemal:«LeFrontnationalneva-t-ilpascauserlamortd’Ordrenouveau?s’interroge-t-on.LeFrontneva-t-ilpaschangerlapolitiquedumouvement?N’allons-nouspastransformernotreorganisationenunmagmadenationauxdanslesenslepluspéjoratifduterme25?»

UnséminairededeuxjoursestorganiséfinseptembreauxAndelys,enNormandie,pourrépondreàcesinterrogations.Uncertainnombredecadresetdemilitants,notammentduGUD,veulenteneffetquitterlemouvement, traitant les membres de la direction d’Ordre nouveau de « frontistes », terme devenu alorsl’injuresuprême.Deuxàtroiscentsmilitants,tousdelarégionparisienne,sontprésents.

Page 64: Histoire Française

LePen lui-même est soitméprisé, soit quasiment inconnu. Fils d’un ouvrier gaulliste, engagé du côtéd’Ordrenouveaudepuissonretourdel’armée,en1970,JeanFoor,alorsâgédevingt-troisans,étaitprésentàceséminaire26.Iltenaitlapermanencependantledéjeuner.Letéléphonesonne:

«Allô,iciJean-MarieLePen.J’aisuparunarticleduMondequ’OrdrenouveauseréunitenNormandie.Jevoudraisvenir.

—Pardonnez-moi,maisquiêtes-vous?—Jean-MarieLePen!J’aiétédéputéavecPoujade.—Ahbon,vouspouvezm’épelervotrenom,ilfautquej’enréfère,vouscomprenez...»JeanFoor pose le combiné après avoir noté le nom sur un bout de papier. Il rejoint la table du cercle

dirigeantetannoncequ’uncertain...LePen,dit-ilaprèsavoirsortilepapierdesapoche,souhaiteserendreauséminaire.Personneneréagit,saufBrigneau:«Ah,LePen?Fautquejeluiparle!»LesoirmêmeJean-Marie Le Pen débarque pour le dîner. À l’issue duquel, comme souvent à cette époque, il entonne deschants,qui,bièreaidant,sepoursuivrontjusqu’à3heuresdumatin.

Cetteanecdoterendbiencomptedeladifficultédel’opérationd’OrdrenouveautellequelaconçoitAlainRobert.SiLePenprésente ledoubleavantagededisposerd’unecertaineauraauprèsdecertainsmilieuxrapatriésetd’êtreunbonorateur,ilsouffred’unsérieuxhandicapauprèsdesjeunesgénérations.Jean-PierreTatin se souvient ainsi d’une réunion organisée près de laMadeleine pour présenter Le Pen à quelquesjeunesdumouvementdiplômésdegrandesécoles :« Ilnous faitunnumérodecharme.Sondiscoursnenousplaîtpas:ilestàlafoisatlantiste,mou,nostalgiquedel’Algériefrançaiseetcrypto-maurrassien.Bref,franco-français,franchouillard.Ornousnousvoulionsàlafoismoderneseteuropéens.Onrigoleunpeuàsesdépens.JeconfieensuiteàPascalGauchon,quidirigeaitlemouvementavecAlainRobert:“Ondiraitunpoliticienaméricain.”Cequipournousestl’abomination.Ilmerépond:“Oui,c’estbienpourçaqu’onl’achoisi27.”»PascalGauchongardelemêmegenredesouvenirdecetterencontre:«Nousnesommespasfascinés par le personnage qui tente un numéro de charme. Dans notre conception, c’est à l’homme dedraguer la femme et pas l’inverse. Son objectif était transparent : récupérer des jeunes susceptibles dedevenirdescadres28.»CatherineBarnay,elle,serappellelapremièreconférencedepresse:«LePenestarrivéavecsonbandeau. Ilprétendaitêtregênépar la lumière.Onvoulaitquelqu’underespectableetonécopaitd’unpiratefolklorique,donttouslesjournalistessemoquerontle lendemain.Enfait iln’apportaitrienauniveaumilitant.Ilavaitdevieillesidéesetune“esthétiquedechiottes”.Parexemple,iltrouvaitnulsnosprojetsd’affiches,pourtantrecherchésauniveaugraphique29.»

Après le séminaire de Normandie, François Brigneau rédige un document qui, moyennant quelquesremaniements, devient la « Déclaration d’intention » du Front national, une sorte de charte. Les 30septembreet1eroctobrelescadressontconvoquésàSaint-Étienne.LaDéclarationd’intentionyreçoitleuravaldéfinitif.

Au final, c’estnéanmoinsdansunclimatdedéfiance réciproqueque leFrontnationalestporté sur lesfontsbaptismaux le5octobre1972à la salledesHorticulteurs,àParis.LesnégociationsentreLePenetBrigneauontdifficilementabouti.Brigneauvoulait50%dereprésentantsd’OrdrenouveautandisqueLePendéfendaitlathéoriedestroistiers:untiersOrdrenouveau,untiersLePenetuntierspourlesautresgroupesquirejoindrontl’organisation.LesprotagonistessongentàintégrerdanscetroisièmetiersGeorgesBidault,ainsiquelesleadersdelabrancheroyalistedel’extrêmedroite.Las!SilepremierestreprésentéparGuyRibeaudlorsdelacréationduFN,sonchefjettevitel’éponge:«Jeneveuxpassalirmescheveuxblancsdanscettefoutaise»,déclare-t-ilauPoint30.CamilleGalicdeRivarol:«Ilétaitdéjàtrèsfatigué.Etpuis,ilavaitdéjàdonnédanslecôtéfactieuxavecl’Algériefrançaise.Ilnevoulaitpass’égarer.C’étaitunnotable,quiavaitétéministresousdeGaulle,cequeluiavaientreprochélesnationauxlesplusanciens,quiavaientconnul’épuration.»

Quantauxroyalistes, ilsn’ontpasétédavantageconvaincusparl’opérationFrontnational.PierrePujo,d’AspectsdelaFrance,etPierreJuhel,delaRestaurationnationale,lefontvitesavoirparuncommuniquéauMonde31.Enrevanche,Jean-GillesMalliarakislechefdelagroupusculaireActionnationaliste,rejointlemouvement32, ainsique legroupeMilitantdePierrePautyetPierreBousquet33.LebureaupolitiqueduFront est donc constitué. Le Pen en est le président, Brigneau, vice-président, Alain Robert, secrétairegénéral, Roger Holeindre, secrétaire général adjoint, Pierre Bousquet, trésorier, Pierre Durand, trésorieradjoint.Uncomitédirecteurd’une trentainedemembresestmisenplace,parmi lesquels figurentRolandGaucher,JeanBourdier,SergeJeanneret...

Bref, Le Pen se retrouve, avec ses proches, en confrontation directe avec les chefs d’Ordre nouveau.LesquelséprouventquelquesdifficultésàfairepasserlapiluleFrontnationaldansleursrangs.Déjà,aprèslecongrès de juin 1972, certains minoritaires et notamment un groupe de gudards, emmené par PatrickJanneau,ontquittél’organisationpourfonderleGroupeactionjeunesse(GAJ).Maislamajeurepartiedesmilitants, quoique opposés au « ringard » Le Pen, demeurent dans l’organisation en considérant que ce

Page 65: Histoire Française

dernierdoitresterunemarionnetteentrelesmainsd’Ordrenouveau.Beaucoupontlesentimentqu’aveclarègle des trois tiers, Le Pen les a roulés dans la farine. Qu’il ne dispose que de troupes fragmentaires,quelquesanciensdesmouvementsPoujadeoud’Algériefrançaise.Etqu’entoutétatdecause,sacapacitédenuisance est faible. Il n’empêche qu’elle existe bel et bien. En février 1973, le tout jeune Front nationalorganiseunemanifestationpourleSud-VietnamaumétroDurocàParis.Lesresponsablesd’Ordrenouveauproposent,commed’habitude,deprotéger lesmanifestantsavecdeux rangsdeserviced’ordrecasquésetarmés. Mais Le Pen hoche la tête. Ces « gauchistes de droite », comme il les appelle, ne vont pas luiapprendreàtenir larue:«Non,j’ai toutarrangéaveclepréfet, iln’yauraaucunproblème»,assure-t-il.Mais « quand la manifestation démarre, raconte Jean-Pierre Tatin, 150 militants armés de la Liguecommunisterévolutionnairesurgissentdelastationdemétroettabassentlesnôtres.Ilyaplusieursblessésgraves.Onaeulatrouilledenotrevie.Etlesentimentd’avoirététerriblementhumiliésparlafautedeLePen».

Les élections législatives arrivent. Le Pen est à lamanœuvre pour la conférence de presse, destinée àlancerlacampagneduFrontnational.GéraldPenciolellicoordonneavecGérardLonguetleprogrammequiadûêtrerédigéenquelquesheures.Ceseral’unedesdernièrescontributionsàl’extrêmedroitedeGérardLonguet, à l’époque jeune énarque.LeFrontdevait présenter leplusde candidatspossible.En réalité, lapêchen’estpasmiraculeuse:Ordrenouveauendégote70,LePenmoinsd’unetrentaine.RobertetGauchonpensent parvenir à 140. Le jour dit, il y a une bonne cinquantaine de journalistes dans la salle à laprésentationdescandidats.Pourl’extrêmedroite,c’estincontestablementunsuccèsmédiatique.QuimonteàlatêtedeLePen.«Aufuretàmesuredelaréunion,résumeGéraldPenciolelli34,l’undesresponsablesd’Ordrenouveau,ilprenddel’assuranceetparleavecemphase.Levoilàquiannoncebientôt400candidatsalorsquenousn’avonsaucunechanced’yarriver !Résultat, quand il a fallu se résoudreà annoncerquenousn’avionsque104candidats,lapresseaconsidéréquec’étaitunéchec.»

Parmices104candidats,BernardHoudin, sollicitéparFrançoisDuprat, une figurede l’extrêmedroitenationaliste qui a rejoint Ordre nouveau 35 en 1970, est envoyé en mission dans la circonscription deGeorges Marchais à Villejuif. Duprat lui promet de lui donner les moyens d’une telle aventure.Effectivement, il lui donne une belle mallette de billets, « comme on en voit dans les films », préciseHoudin.Combien?«Pourl’étudiantquej’étais,c’étaitbeaucoupd’argent,autourde3millionsd’anciensfrancs. »D’où venait ce pactole ? « Sûrement pas de chez nous,mais très probablement de l’UDR... »,pense-t-il.Enréalité,ilsemblequecesoitl’UIMM,l’UniondesindustriesetdesmétiersdelamétallurgieduCNPF,quiaitdonnécecoupdepoucefinancier.LaliaisonpassaitparGeorgesAlbertini36.«J’aifaitune campagne assez lourde, poursuit Houdin. Gérard Longuet a rédigé ma profession de foi. Pourl’anecdote,lecandidatdelaLCR(Liguecommunisterévolutionnaire)danslacirconscriptionétaitPatrickRotman37.Lemonde est petit...Christian de Bongain – il s’agit en fait deXavier Rauffer – a récupérél’afficheduSTOetfaitunphotomontageaveclatêtedeGeorgesMarchais.EtonacollécetteaffichesurtouslesmursdeVillejuif.Lesmilitantscommunistes lesarrachaientavecleursongles,maiscommenousintroduisionsde lapoussièredeverredans lacolle, lesgarssecoupaient lesdoigts...Lemauvaiscôtédumilitantisme!Cefutunecampagnetrèsviolente.Pourcollerlesaffichesonétaitunebonnecinquantaine,armésjusqu’auxdents,casqués...»

Lesoirdesrésultats,HoudinestprésentàlamairiedeVillejuif.IlyalàMmeVaillant-Couturier,JacquesDuclos et quelques autres grandes pointures duPC.Marchais n’est pas encore arrivé.Dans le bureau duKremlin-Bicêtre,HoudinfaitplusdevoixqueleleaderduPCF!Ilentendunevoixderrièrelui:«Tiens,Hitlerrelèvelatête.»RépliquedeHoudin:«CeluiquiatravailléchezHitler,c’esttonpatron,c’estpasmoi»,allusionàl’engagementdeGeorgesMarchaischezMesserschmidt,enAllemagne,avantmêmelacréationduservicedutravailobligatoire(STO).ConclusiondumêmeHoudin:«Alorslà,çaacommencéàroussir,ilétaittempsdepartir.C’étaitchaud.Onnerigolaitplus...J’aifinalementatteintunbeauscoreparrapportauxautrescandidatsduFrontnational:unpeumoinsde3%.»

LePenfaitàpeinemieuxavec5%dessuffragesdansleXIVearrondissementdeParis,lemeilleurscoredu Front. Le président du Front national a lui aussi bénéficié d’un coup de pouce financier : celui d’uncertainHubertLambert,de lafamillede l’industrieldescimenteries.Cedernierest,depuisdesannéesunnationalisteconvaincu. IladhèreauFrontnationaldès1973.Làencore,notreenquêtenousapprendqu’ilapporteunegénéreuseenveloppedeplusde200000francsàsoncandidat38.

Àl’intérieurd’Ordrenouveau, lescritiquessemultiplient.Jean-MarieLePenaffirmeaujourd’huiqu’iln’avait aucune illusion sur les potentialités électorales de cette première version du Front national 39.Néanmoins,quelquesjoursavantlepremiertour,LePenserenseigneaulocaldecampagne:«Aucasoùjemequalifieraispourlesecondtour,onaurait lesmoyensdetirerdesaffichesentrois jours40 ?»LePenrêveéveillé.Illesaitsansdouteenpartie.Lesrésultatsduscrutinserévèlentpoussifs.Enmoyenne,leFrontnationalrecueilleàpeine2,3%dessuffrages,endessousdelabarrefixéeaudépartparOrdrenouveau.Les

Page 66: Histoire Française

9,10et11juin1973setientàBagnoletletroisièmecongrèsdecemouvement,cequiestmalperçuparleslepénistes qui n’acceptent pas qu’Ordre nouveau maintienne son autonomie... D’autant que, durant lesdébats, plusieurs intervenants dénoncent la politique du Front national malgré la présence d’une demi-douzained’observateurslepénistes.Leschefsd’Ordrenouveaudéfendentleurlignecommeilslepeuvent.Ils affirment que, même s’ils déçoivent, les résultats électoraux traduisent un saut qualitatif du courantd’extrêmedroite.Ilscitent,parexemple,lecasduXVIearrondissementdeParisoùleFNarécolté2520voixcontre1213auxmunicipalesde197141.Lesmilitantsrestentdubitatifs.Alors,pourressouder leurstroupes, Alain Robert et ses camarades du bureau politique décident de frapper un grand coup.L’organisationd’unmeetingsurunthème«quiclaque»:l’immigration.Lesaffichessontplacardéesdanstout Paris pour ce rendez-vous le 21 juin 1973 à laMutualité. Le Pen juge le slogan choisi (« Halte àl’immigrationsauvage!»)«inepte42»et«provocateur43».Pourleschefsd’Ordrenouveau,le«Vieux»,commeonl’appelait,estenfermédanslanostalgiedel’Empire,àl’heureoùilfaut,aucontraire,«défendrel’Occidentcontredenouvellesinvasionsbarbares».

Lejourdit, les troupescasquéesdelaLCR,cocktailsMolotovenmain,s’enprennentviolemmentà lapolice postée devant la Mutualité. Les affrontements sont extrêmement violents, plusieurs dizaines depolicierssontblessés.Parallèlement,uncommandoduserviced’ordredelaLCRattaquelelocald’OrdrenouveauruedesLombards,prèsdesHalles.Àl’intérieur,lesquelquesmilitantsdegardesontpétrifiés.Maisilsdisposentd’unvieuxfusilàpompe.Aprèsquelestrotskistesontfaitcéderlaserrure,ilresteunechaînequibloque laporte.Unmembreducommandode laLCRglisse lamainet lebrasdans l’ouverturepourtâcherdefairesauterlachaîne.Panique:le«gardien»d’Ordrenouveau,quin’estâgéquedequatorzeans,tire:lamaindumilitanttrotskisteestarrachée44.Unesemaineplustard,le28juin,legouvernementdissoutOrdrenouveauetlaLiguecommunisterévolutionnaire.«LadissolutiondonneunechanceinouïeàLePen,commenteJean-PierreTatin.Ilétaitisoléetildevientlechefduseulmouvementlégal.Iln’aplusderival.Commenceuneguerrequivadurerdixans.»

PourLePen,iln’yaaucunproblème:lesmilitantsd’Ordrenouveaun’ontqu’às’amalgamerauseinduFront national. « Le Front national, explique-t-il encore aujourd’hui 45, n’était pas un regroupementd’organisations, mais de militants qui adhéraient individuellement. » L’idée de se fondre dans le Frontnationalestdébattuele9septembreauseind’unConseilnationalrestreint(etclandestin)d’Ordrenouveau.Deux membres, Gérald Penciolelli et Joseph Bruneau de La Salle, y sont favorables. Sans approuvertotalementleurposition,AlainRobertlesmandatepourmenerunediscussionexploratoireavecLePen.Lesdeuxhommesprennent rendez-vous.Mais, se sentant enpositionde force,LePen ferme laporteà touteouverture.Alorsque lesmilitantsde l’organisationdissouteconstituent l’écrasantemajoritédes forcesduFrontnational,ilrefusedelesvoirreprésentésdefaçonplusimportanteauseindesinstancesdedirection.PenciolellietBruneaudeLaSallefontchoublanc.«LePenaperdudixansparmanquedesenspolitique:leFNetlePFNvontguerroyerjusqu’en1982»,conclutPenciolelli46.

Detoutefaçon,lacultured’Ordrenouveaun’estpaspropiceà«l’espritdediplomatie».«Surlemoment,nousnousvivonscommesupérieurs,analysePascalGauchon.LePennousétaitapparucommeunvieuxconutilepourdépasserlestadegroupusculaire.Nousétionsincapablesdel’imaginerexisterpolitiquementsansnous.»

Leschefsde l’ex-Ordrenouveaune tiennentdoncaucuncomptedes invitationsdeLePenà se fondredansleFrontnational.LessectionsdumouvementOrdrenouveausereconstituentenprovince.CommelestrotskistesdelaLiguecommunisterévolutionnairedissoutequiseregroupentautourdujournalRouge, lesdroitistes d’Ordrenouveau créent un journal,Faireface, qui doit rapidement devenirFairefront, le titreétantlapropriétéjuridique...d’uneassociationdehandicapésmoteur.TrèsvitesecréentdoncdescomitésFairefront,dontlesmilitantscontinuentdefréquenterlessectionsduFrontnational.

Maisle12septembre,lorsducomitédirecteurderentréeduFN,c’estl’affrontement:tandisqueRobertet ses amis exigent d’êtremieux représentés au sein dubureaupolitique,LePenveut, de son côté, un«bureauplushomogène»,sansreprésentationdes«tendances».«Vousavezmenévotreproprebarquesurlesrochers,leurdit-il.Commentpourrais-jedésormaisvousconfierlecommandement?»Leconflitdureplusieurssemaines.AlainRobertetJosephBruneaudeLaSalleréclamentuncongrèsextraordinairepourréglerledifférend,tandisqueLePenprétendquelecomitédirecteurduFrontatoutloisirdemodifier,s’ilslesouhaitent,lacompositiondubureaupolitique.

Le25septembresurvientlarupture.LePenarriveàl’HôtelModerne,prèsdelaplacedelaRépublique,oùsetientl’AssembléegénéraledesmilitantsparisiensduFrontnational.Lesanciensd’Ordrenouveausontévidemmentmajoritaires.LePennesentpasbienlasalle,etc’estpourquoiilcroitopportundeprononcerunéloged’unetribunedeJackMarchalparuelejourmêmedansLeMonde,tribunerésumantlapositiondeRobertetdessiens.Malluienprend.Danslasalle,oncrieàla«récupération»,lesmilitantsselèventpourinterromprel’orateur.LePenetBrigneaus’engueulentcopieusementetmanquentd’envenirauxmains.LeprésidentduFrontnationaletsesamisdoiventquitterlasalle...avecleurmicro.Laruptureestconsommée.

Page 67: Histoire Française

ElleprendrapidementunetournurejudiciairelorsquelesresponsablesdeFairefrontadoptentcommesous-titreJournaldeFrontnationalpourlaparutiondunuméro2,datéd’octobre1973.Pourlegrandamateurdeprocéduresqu’estLePen,c’estdupainbénit:ilobtientlasaisieenréférédujournal,aprèsavoirdemandélamodiquesommede700000francsdedommagesetintérêts...

LePengardelapropriétéd’unFrontnationaltrèsaffaibli,aprèsavoireu,luisipeuversédanslachoseadministrative, la prescience de faire déposer ses statuts. Ce sont surtout les plus de quarante ans qui lesuivent,commeleDrDavid,quiavaitobtenul’undesmeilleursscoresàBois-Colombesen1973.JacquesBompard,futurmaired’Orange,choisitluiaussideresterauFront.

Le2avril1974, leprésidentGeorgesPompidoumeurtd’uncancerdont l’existenceest restée lontempssecrète. La bataille pour sa succession est organisée dans l’urgence. La perspective d’une campagneprésidentiellenefaitqu’accentuerleschismeentreFairefrontetleFrontnational.TandisqueJean-MarieLePen se porte candidat et parvient sans difficulté à recueillir les 100 signatures requises à l’époque, lesdirigeantsdeFaire frontadoptentune toutautre tactique. IlsdécidentdesoutenirGiscardcontreChaban-Delmas.D’abordparantigaullisme,tropismeclassiquedel’extrêmedroitedanslesannées1960.Ilspensentque l’élection deValéryGiscard d’Estaing serait « unmoindremal ».Mais leur objectif est aussi de «vendre»lesservicesdeleursmilitantsauxgiscardiens.Nedisposantqued’unparticroupion,cesdernierssontendemandedecolleursd’affichesetdeserviced’ordrepourleursmeetings,craignantlesagressionsdelagaucheoumêmedesgaullistes.

Hubert Bassot, un ancien de l’Algérie française, organisateur de la logistique giscardienne, est enmauvaiseposture.Il luifautmenerunecampagneéclairavecunparti inexistantetunpauvrefichierde5000noms.AlainRoberts’entenddoncaveclui.Cegenred’accordnefaitévidemmentl’objetd’aucunécrit,maisplusieursmilitantsd’Ordrenouveausesouviennentparfaitementdel’opération.«Leserviced’ordredesmeetings deValéryGiscard d’Estaing est composé de gens d’Ordre nouveau, duGUDet un peu duGAJ, se souvient Jean-Pierre Tatin. Nos dirigeants en parlent quasiment ouvertement : une partie dessommesrevientàlatrésoreriedeFairefrontenvuedelacréationdupartinationaliste,etuneautrerevientauxmilitants.Àl’époque,lesmilitantstouchentenviron3000francspourtroissemainesdecampagne,touten étant logés et nourris 47. » Jean-Pierre Tatin est sollicité lui-même dans sa faculté par le chef desgiscardienslocauxpourlesaideràdiffuserleurstractsetprotégerleursmilitants.Tatinluidemandealorscombienseshommesserontpayés.Lejeunegiscardienserétracte:«Maisc’estdégueulasse!»Réponse:«Pour nous, c’est de ne pas payer nos gars qui serait dégueulasse. » De son côté, Catherine Barnay sesouvientd’avoirétél’unedesseulesfilles«tolérées»pourprendrepartauxaffichages:«C’était150francslecollage»,précise-t-elle.FrançoisDuprataévaluéà180000francs48lasommerecueillieparlesanciensd’Ordre nouveau pour leur contribution à la campagne deGiscard. L’estimation de FrançoisDuprat, quin’était plus dans lamouvanceOrdre nouveau, est sans doute bien faible.Au total, selon l’un des cadresd’Ordrenouveauresponsabledelalogistique,lemouvementauraitperçuenviron1,5milliondefrancs,dont30à40%ontétémisdecôtépourlacréationd’unpartinationaliste,l’objectifdeRobertetdesesamis.

LePensevoitprivéparconséquentde«sescolleursd’affiches».Sacampagnen’ariendeflambloyant.Sonprogrammereprendpourl’essentielceluidescandidatsduFrontauxélectionslégislativesde1973,enyajoutantquelquesoptionsdesoncruquidéplaisentsouverainement,sil’onpeutdire,auxanciensd’Ordrenouveau:leretourdansl’OTAN(aunomdel’anticommunisme)etlaprivatisationprogressivedesservicespublics.Ils’afficheavecsonbandeau,quileprotègedelalumièredesstudiosetluidonneunsignepourlemoins distinctif. Signe qui lui vaut les quolibets d’Alternative, un journal satirique proche des anciensd’Ordrenouveau,quilereprésente,avecsonbandeau,engénéralsanstroupesconvaincudereconquérirleSahara49.

Surlemoment,labranched’Ordrenouveauparaîtavoirchoisil’optionlaplusjudicieuse:Jean-MarieLePen,affaiblienoutreparlacandidaturedeJeanRoyer50(3,17%),doitsecontenteraupremiertourd’unscoretrèsfaible,0,74%,tandisqu’AlainRobertdisposed’unetrésorerie–d’environ500000francs(unebellesommeàl’époque)–quiluipermetd’envisageravecunerelativeconfiancelacréationdesonpropreparti.Dansunenoteinterne,Robert,BrigneauetBruneaudeLaSallesefélicitentdeleurligne,notantqueLePen,privédelaforcemilitanteissued’Ordrenouveau,perddesvoixparrapportauxscoresobtenusauxlégislativesde1973danslecadreduFront«unitaire51».Ilsmanifestentmêmeuntriomphalismebonteintdans lenuméro3deFairefront, en juin1974,dansunentrefilet titré imprudemment«Les aventuresdeJ.M.L.P. (Dernier épisode, probablement) ».CarLePen est loin, bien entendu, d’avoir tiré ses dernièrescartouches.IlenchaîneparunnouveaucongrèsduFrontnational,dontlesseulsfaitsnotablessontl’arrivéed’uncertainHubertLambert,lemécèneduparti,aucomitécentral,etlelancementd’unorganedepresse,LeNational,dontlaresponsabilitéestconfiéeàFrançoisDuprat.Cedernieraétéviréd’Ordrenouveauen1973àlasuited’uneenquêteinterneindiquantqu’ilavaitcommuniquéauxRenseignementsgénérauxlesnomsdesderniersarrivantsdanslemouvement.LePen,quisaitqueleFrontnationalcomptepeudecadresorganisateurstalentueux,estcontentdel’accueillir.

Page 68: Histoire Française

LesannéesquisuiventsontsansdoutelespiresvécuesparJean-MarieLePendupointdevuepolitique.Au lendemainde l’électionprésidentielle, lesComitésFaire front se transforment enComitésd’initiativepour la créationd’unnouveauparti nationaliste, leParti des forces nouvelles (PFN), lors de son congrèsconstitutif en novembre 1974. Ce n’est pas une bonne nouvelle pour lui. Le PFN cumule en effet deuxavantages décisifs : une force de frappe militante bien supérieure à celle du Front national et quelquesmoyensfinanciersdégagésparlesoutienàValéryGiscardd’Estaingdurantlacampagneprésidentielle.Àl’époque,cesmoyenssurprennentd’ailleurslesjournalistesquisuiventlecourantnationaliste:«Colloquesrégionaux tenus dans de grands hôtels, brochures à foison, luxueux mensuel tiré à plus de cent milleexemplaireseteffortscouronnésdesuccèspourobtenirdeséchosdanslapresse,toutcelaprovoquaitunpeudescommentairesacides.L’Humanité parlait denouveauparti avecdesdeniersgiscardiens, alorsqueLeMondeinsinuaitperfidementquelePFNneparvenaitpasàfairetairetouteslesrumeursquiontentourésaconstitutionetcommenté,depuis,saprospérité52.»LeprésidentduFrontnationaldénoncelaconstitutiondu PFN comme « une entreprise de division des forces nationales, un brûlot destiné à essayer de nousenvoyerparlefond,unéchecflagrant,unOrdrenouveaudiminuéqui,àl’aidedefondsgouvernementaux,selancedansuneopérationpolitiqueàl’extrêmedroite,ayantaumoinsofficiellementabandonnélecasseetla triqueenayantmis lechapeaumelonde labourgeoisie républicaineduXXe siècle.LePFNdurera tantqu’ilyauradel’argent53.»

Malgré lesmoyensmobilisés, l’entrepriseduPFNneconnaît pasun franc succès.Sa lignevisant à sedonneruneimageplus«respectable»aboutitàunetentativederapprochementavecJacquesChiraclorsducongrès des 12, 13 et 14 novembre 1976. L’ancien Premier ministre se droitise depuis son départ deMatignon.Sonmouvement,leRPR,appellealorsàl’uniondetouslesanticommunistes.LeschefsduPFNtentent de le prendre au mot, moyennant quelques justifications politiques qui hérissent les anciens del’Algérie française : « Ce qui nous a avant tout séparés du général deGaulle, ce fut l’affaire, le dramealgérien.Maismême cela, il fautmaintenant éviter de se fixer dessus.Tout s’est trèsmal terminé, aprèsavoirétémalengagé...Maisaveclereculdutemps,ilestcertainquenousaurionsdûquitterlepays.Ilnefallaitsimplementpaslefairedanscesconditions-là.Lesbouleversementsontététroprapides,mêmes’ilsétaientnécessaires.Ilfautavoirlasagessed’oublier54.»

C’estainsique,lorsdesélectionsmunicipalesde1977,lePFNréussità«placer»deuxdesescadres–JosephBruneaudeLaSalleet le journalisteduFigaroGérardGachet–dans les équipesmunicipalesdeJacquesChirac.MaisPascalGauchon,propulséparAlainRobertàlatêteduPFN,peineàprésentercetteconcessioncommeuneperformanceàdesmilitantsformésauxcoupsdemaincontrel’extrêmegauche.

FaceàunPFNquichercheàrenoueravecladroiterépublicaine,LePen,lui,vachercherdesélémentsradicauxquinepeuventenaucuncassereconnaîtredanscetteentreprisedenormalisationdesnationalistes.Ce sont les Groupes nationaux-révolutionnaires. Une mouvance nationaliste « dure » qui réunit despersonnalitéscommeJeanCastrillo,PierreBousquet,PierrePauty,AlainRenault.LePenbénéficietoujoursdu soutien de François Duprat, jusqu’à l’attentat qui lui coûte la vie le 18 mars 1978. Selon FranckTimmermans, l’un des rares jeunes militants à être resté au Front national après le départ des anciensd’Ordrenouveau,c’estFrançoisDupratquiconvaincLePendereprendrelathématiquedelaluttecontrel’immigration:«Ilutilisaitpourceladeuxarguments.D’abord,ilnefallaitpaslaisserlecréneauauPFN;ensuite, c’était un bon moyen de recoller aux anciens de l’Algérie française qui ne comprenaient paspourquoi lesAlgériensvenaientenFranceaprès lesavoirchassésde leurpays55.»LeFrontnationalestaussirejointparl’équipeditedessolidaristes,emmenéeparJean-PierreStirboisetMichelCollinot56.Etilpeut, bien entendu, compter sur la solidarité des anciens, André Dufraisse et Victor Barthélemy. Laradicalitédroitiste,quiétaitl’apanaged’Occidentpuisd’Ordrenouveau,semblealorssedéplacerducôtéduFrontnational.

LesrelationsentrePFNetFNsonttrèstendues.Le14décembre1977,onestmêmeàdeuxdoigtsd’endécoudre physiquement. Le Pen ambitionne en effet de tenir meeting à l’université d’Assas, bastion duGUD,doncduPFN.Quandilpénètre,avec200militants,drapeauxtricoloresdéployés,dansl’amphi1000,l’atmosphèreestirrespirable:deuxmilitantesduPFNontfaitéclaterdesgrenadeslacrymogènes.LePenetses hommes ressortent de l’amphi pour se trouver nez à nez avec le service d’ordre du GUD, dûmentencadréparAlainRobertetRolandGaucher.«Injures,sobriquets,hourvari,etc.,racontecedernier57.Unesortedefolies’estemparéedenous.[...]Labagarre?Commentn’a-t-ellepaséclaté?Àplusieursreprises,leshommesdespremiersrangssecrachentdessus.Quelquescoupscommencentàêtreéchangés.Ils’enfautd’unrienquelamêléenousjettelesunscontrelesautres.Orilfautsavoirque,ducôtéduFront,ilyatrèspeudemilitantsenarrièredesCroates.Costauds.Trèscostauds.Maissurtoutquiontdesarmesdepoingdanslapoche.Ilyenaaussicheznous...»

Cette«équipéesauvage»miseàpart,lemilitantismedeLePenestplutôtdilettantedurantcettepériode.«Onnelevoyaitpassouvent,sesouvientCarlLang58quirejointleFrontnationalaprèsl’attentatcontre

Page 69: Histoire Française

François Duprat. C’étaient Stirbois et Collinot qui s’occupaient de toute l’organisation. » Le Pen estcependantinvitéàuneréunionàviséeunitaireparRolandGaucher.Cedernier,quiaquittélePFNen1978,tente de convaincre les frères ennemis du FN et du PFN qu’il faut profiter de la première élection à laproportionnelle,lesélectionseuropéennesde1979.C’est,dit-il,uneoccasionuniquepourladroitenationale: elle peut avoir quatre députés si elle obtient 5 % des voix.Mais il faut pour cela que ses différentescomposantessemettentd’accord.RolandGaucherimaginedeconfierlatêtedelisteauromancierMicheldeSaint-Pierreet lepersuadequ’ilpourrafairel’unitédesnationalistes.UndéjeunerausommetréunitJean-Louis Tixier-Vignancour, Jean-Marie Le Pen, Roland Gaucher, Jean-Maurice Demarquet, ainsi qu’AlainRobertetPascalGauchonpourOrdrenouveau.Uneébauchedelisteestdressée:MicheldeSaint-Pierreesttêtedeliste,suivideTixieretLePen.Laquatrièmeplaceresteensuspens.«MaisraconteLePen59,quandils’estagidemettrel’argentsurlatable,iln’yavaitpluspersonne.J’étaisleseulprêtàinvestir.»

Puisque,selonlaformuledeJean-FrançoisChiappe,«onavaitleSaint-Pierremaispasl’oseille60»,lesdeuxpartiesrenoncentàlaconstitutiondecettelistecommune.Sibienque,quelquesjoursplustard,lePFNannoncequ’ilprésenteunelisteEurodroiteenaccordavecleMSIitalienetFuerzaNuevad’Espagne.Tixieryfigure.LePens’estfaitberner.Robertn’estvenuàlaréunionquepourgagnerdutemps:ilnevoulaitpasd’accord.Ilnel’emportepasauparadisélectoralpuisquelalisteEurodroitedoitsecontenterde1,3%desvoixlorsduscrutindu10juin1979.

Auboutducompte, l’extrêmedroitefrançaisefinit ladécennie1970enlambeaux.LesresponsablesduPFN déchantent. Malgré leurs séminaires « à l’américaine », leurs relations internationales et leurspublicationssurpapierglacé,ilsn’ontpasréussiàsortirleurorganisationdustadegroupusculaire.Ladroiteclassiquelesméprise.Etlesdirigeantsontvieilli.«Aprèslebidede79,expliqueJean-PierreTatin,onsedécourage.Onn’arriveàrien,onest l’AJSdeladroite61.Enplus,onenaassezdecettevied’étudiantsattardés,onaenviedes’intégrerdanslasociété.»CatherineBarnayracontelamêmehistoire:«Ondevientdéfaitistes.Onpensequetoutestfoutu.Onenamarred’êtreclodosetdes’habillerauxpuces.»Bientôt,AlainRobertvarejoindreleCentrenationaldesindépendants.

Desoncôté,leFrontnationalestuneorganisationfantôme.DepuisledépartdeRobertetdessiens,LePensefaitappeler«Président».Présidentmaisdequoi?En1976,unegalettedesRoisduFrontnationalorganiséeparlasectiondeMarseilleneréunitqueseptpersonnes,ycomprislepolicierdesRenseignementsgénérauxenmission.EtquandLePentientmeetingàToulon,iln’attirequ’unetrentainedecurieux.QuandlejeuneCarlLang,sollicitéparlesecrétairegénéralAlainRenaultpourprendrelatêtedelafédérationdel’Eure, demande à consulter le fichier des adhérents du département, il doit constater qu’il n’y en a, enréalité,quedeux,dontCarlLanglui-même!

Ultimemanœuvredérisoire,pourl’électionprésidentiellede1981,Jean-MarieLePen,quiestparvenuàrecueillir500promessesdesignatures,enregistreunecentainededéfectionsàladernièreminute.«Uncoupde Pasqua », pense-t-il aujourd’hui. Pas très loin de Pasqua, il y a, en effet, le PFNqui a tout fait pourl’empêcherd’yarriver:c’étaitmêmel’undesobjectifsdelacandidaturedePascalGauchon,qui,lui,n’aenregistréqu’unesoixantainedesignatures.Insuffisantpourseprésenter.MaissuffisantpourempêcherLePendereveniràlatélévision.C’estFrançoisMitterrandquileluipermettrasouspeu.

1.Entretiendu23novembre2011.2.Entretiensdu8octobreetdu10décembre2011.3.RogerHoleindres’estengagédanslaRésistanceàseizeans.Iljouaitnotammentlerôled’estafetteentregroupesdemaquisards.Ilaréussiàenleverdeuxmitraillettesauxoccupantsen1944.4.En1986,selonFrédéricCharpier(GénérationOccident,Seuil,2005),RogerHoleindre, croisantAlainMadelinà l’Assemblenationale, luiauraitdit:«Écoutebiencequejevaistedire.Siunjour,aucoursd’uneséance,tunousattaquesennoustraitantdegensd’extrêmedroite,jemonteàlatribuneetjedisàtoutlemondequitues.Compris?»CeàquoiledéputédeRedonauraitprudemmentrépondu:«Roger,tumeconnais,jeneteferaipascecoup-là.»5.Entretiendu8octobre2011.6.Audébutdesannées1970,Ordrenouveauaregroupé,selonlesestimations,entre2500et5000militants,cequienfait,etdeloin,lapremièreforcepolitiquenationalistedumoment.7.Occidentuniversité,juin1966,citéparJean-ChristopheCambadélisetÉricOsmond,LaFranceblafarde,op.cit.,p.64.8.Entretiendu20octobre2011.9.Entretiendu17novembre2011.10.Datédejuin1971.11.CofondateurdeJeuneNation,ex-OAS.12.AnciendeladivisionSSCharlemagne.13.CommeBernardLescrainierouLazloVarga.14.Entretiendu23novembre2011.15.Entretiendu20octobre2011.16.L’AlbumdesvingtansduFrontnational,citéparGillesBressonetChristianLionet(LePen,biographie,op.cit.,p.353),évoquecedînercommeétantàl’origineduFrontnational,cequiprésentel’avantaged’éliminerdelaphotodeclasselesanimateursd’Ordrenouveau.17.AnciencondiscipledeGeorgesPompidouetdeJacquesSoustelleàNormalesupérieure,etancienhaut-commissaireàlaJeunessesousVichy.18.LeMondedu13juin1972:«Ordrenouveaujoueradésormaislacartedel’ordreetdelasécurité».19.Rivaroldu15juin1972:«D’OrdrenouveauàFrontnational».20.Fédérationdesétudiantsnationalistes,animéeàl’époqueparFrançoisd’Orcival,futurdirecteurdelarédactiondeValeursactuelles.

Page 70: Histoire Française

21.MichelAnfroldeTF1afaitunreportagesurcesrencontres.22.Ancienrésistant,GeorgesBidaults’engagedansl’OASetdevientprésidentd’unnouveauCNR(Conseilnationaldelarésistance)quitented’abattrelerégimedugénéraldeGaulle.23.LaFranceblafarde,chapitre3,«Penser»,op.cit.24.Cetouvrage,écritparLénineaprèslarévolutionrussede1905,définitlerôleduParticommunistedansleprocessusrévolutionnaire.Ilestlelivredechevetdesmilitantstrotskistesdanslesannées1970,quiassimilentMai68àun1905français.25.InPourunordrenouveau,supplémentjuin1973,«SpécialCongrès».CettebrochurenousalargementserviàcomprendrelacréationduFrontnational.26.Entretiendu9décembre2011.27.Entretiendu20novembre2011.28.Entretiendu23novembre2011.29.Entretiendu17novembre2011.30.Cf.l’articledeDanièleMolho:«Lesnationauxsonttoujourslà»,LePoint,n°5,du24octobre1973.31.LeMondedu12octobre1972:«LeFrontnationalveut“chasser”l’actuellemajoritéetéviterlavictoiredela“tyranniecommuniste”».32.Cf.l’ouvragedeBernardBrigouleix,journalisteauMonde,L’ExtrêmedroiteenFrance,Intervalle-Fayolle,1977,p.168.33. Pierre Pauty et PierreBousquet faisaient partie du groupe Europe-Action, puis duRassemblement européen de la liberté deDominiqueVenner. Pauty (mort en 2000) a connu son premier engagement dans lemouvement poujadiste, tandis queBousquet (mort en 1991) s’étaitengagédansladivisionCharlemagnependantlaguerre.34.Entretiendu28octobre2010.35. Le parcours politique de François Duprat, qui a fait l’objet d’unWeb-documentaire de Joseph Beauregard et Nicolas Lebourg, le voits’engagerfurtivementpourl’extrêmegauchetrotskiste,puismilitersuccessivementdansplusieursgroupesd’extrêmedroite:JeuneNation,lePartinationaliste,l’OAS,laFédérationdesétudiantsnationalistes(dontilestexcluen1964),Occident(exclusionen1967),OrdrenouveaupuisleFrontnationalqu’il rejointen1972,dont il est excluen1973,etdans lequel il revienten1974.FrançoisDuprata souventété soupçonnéd’avoirdesliensaveclesRenseignementsgénérauxetlesservicessecretsdecertainspaysarabes.36. Engagé auprès de Marcel Déat et convaincu de collaboration durant l’Occupation, Georges Albertini s’est spécialisé dans la lutteanticommunistedurantlaguerrefroide.Ilamontéuneentreprisededocumentationpolitique,l’Institutd’histoiresociale,spécialiséedanslaluttecontrelecommunisme.Ilrecevaitàcetitredessubventionsdupatronatjusquedanslesannées1970.Ilaaussiétél’undesconseillersdeGeorgesPompidou.37.Devenuaujourd’huidocumentariste.38.SelonGillesBressonetChristianLionet(LePen,biographie,op.cit.), lasommeseraitde300000francs.LePenlui-mêmereconnaîtqueLambertl’aaidésanspréciserlemontantdessommesversées(entretiendu9décembre2011).39.Entretiendu9décembre2011.40.L’anecdoteestrapportéeparFrançoiseBarnay(entretiendu17novembre2011).41.Cetexempleserareprislorsd’unenoteinternedebilanauxComitésFairefront,datéedu15mai1974.42.SelonJean-PierreTatin.43. C’est lemot dont se souvientGérald Penciolelli, qui faisait partie des instances dirigeantes d’Ordre nouveau. Jean-Marie Le Pen ne serappellepasdecetteprisedeposition(entretiendu9décembre2011),toutenarguantqu’Ordrenouveaupouvaitbienfairecequ’ilvoulait.44.L’incidentn’ajamaisétérapportéparlesresponsablesdesdeuxorganisations,cequipeutsecomprendre.Ilnousaétéracontéparunancienmilitantd’Ordrenouveau.Ilestégalementévoquédansundocumentinternedel’organisation.45.Entretiendu9décembre2011.46.Entretiendu28octobre2010.47.Jean-PierreTatinprécisequelui-mêmeavaitchoisiàl’époquederesterendehorsdel’opérationpourpréparersesexamens.48.CitéparGillesBressonetChristianLionetinLePen,biographie,op.cit.,p.370.49.L’anecdoteestrapportéeparGregoryPonsdansLesRatsnoirs(Simöen,1978),p.87.50.LesresponsablesdeFairefrontontaussi«loué»leurserviced’ordrepourcertainsmeetingsducandidatdel’Indre-et-Loire.VoirLesRatsnoirs,op.cit.,p.87.51.Lettredu14mai1974.52.GregoryPons,LesRatsnoirs,op.cit.,p.87.53.Interviewdu19novembre1974,citéparBernardBrigouleix,L’ExtrêmedroiteenFrance,op.cit.,p.180,etparGregoryPons,LesRatsnoirs,op.cit.,p.86.54.CitéparGregoryPons,LesRatsnoirs,op.cit.,p.91.55.Entretiendu21mai2012.56.Lesdeuxontcréél’Unionsolidaristeen1975,avantderejoindreleFrontnationalen1977.57.Cf.LesNationalistesenFrance,tome1,op.cit.,p.238.58.Entretiendu8décembre2011.59.Entretiendu9décembre2011.60.Lebonmotserépètecommeunegourmandiseauseindeladroitenationaliste.61.Entretiendu3novembre2011.L’Alliancedesjeunespourlesocialisme,organisationtrotskistelambertiste,s’estfourvoyéedansunentrismeauPSquin’aserviqu’àaccélérerlacarrièredesmilitantsenmission,commeLionelJospin.

Page 71: Histoire Française

9.

Unhéritageetunattentat

L’idée que nous puissions ressembler à ce que, d’habitude, nous exécrons nous est siinsupportablequenousnousempressonsd’érigerentreeuxetnousdesmursquenousvoudrionsinfranchissables.

TzvetanTODOROV

Apparemment,lafindesannées1970nesemblaitguèresourireàJean-MarieLePen.Etpourtant,l’année1976a changé le coursde sonexistence.C’estune annéeàquitteoudouble : d’uncôté il échappeàunattentatd’unegrandeviolence,del’autreilreçoitunhéritagequiledélivredetoutsoucifinancier.Maisilfaudraattendretrente-cinqanspourquel’ontented’établirunlienentrecesdeuxévénements.Nousallonsvoirpourquoietcomment.

LongtempsJean-MarieLePenaétésoupçonnéetmêmeaccuséd’avoirpourlemoinsexploitélacrédulitéd’unamifortunéquil’admirait,HubertLambert1,afindebénéficierdesonhéritage,voired’avoirhâtésamortàceteffet.En1985,Jean-MauriceDemarquetsonamidejeunesse,déçud’avoirétéécartédelalisteduFrontnationalauxélectionseuropéennes,donneuneportéenouvelleàsesaccusationsdansuneinterviewauMonde2.Ilcitelerapportd’unexpertengraphologie3 indiquantqueLambertn’étaitpasenpossessionde sesmoyens lorsqu’il a rédigé son testament. Il affirmemêmepressentir un « crime parfait »,LePenayant,selonlui,profitédel’éthylismedeLambert:«Nepasl’empêcherdeboireoul’ameneràboire,c’étaitde toute façon le basculer dans le cercueil. »Demarquet sera condamné en justice pour ses accusations.Qu’enest-il,au-delàdudroit?

Hubert Lambert est une personnalité connue dans lesmilieux d’extrême droite. Héritier d’une familledevenuepropriétaired’uneentrepriseàdimensioninternationale–lesCimentsLambert–,HubertLambert,alorsâgédedix-huitans,nesuccèdepasàsonpère,disparuen1952.Dèscemoment,ilsepassionnepourlapolitiqueetdevientunnationalisteengagé.IlfréquenteJeuneNationetPierreSidos4,dontilauraitfaitunmoment,verbalement,sonhéritier,commed’autrespersonnalitésdeladroitenationaliste5.Exalté,lejeuneLambert,quivitseulavecsamèredepuisladisparitiondesonpère,abuseaussidel’alcool,surtoutaprèsuncancerducerveaudétectéalorsqu’iln’avaitquevingt-huitans6.

Lambertades liensavec laplupartdesgroupesd’extrêmedroite,etnotammentOrdrenouveau,dont ilfinance la location des bureaux rue desLombards. Il est, en particulier, ami avec JosephBruneau deLaSalle.SibienquelorsqueJean-MarieLePenetAlainRobertserapprochentpourcréerleFrontnational7,AlainRobertetJosephBruneaudeLaSalleemmènentLePenàMontretout–lapropriétédelafamille–afindeleprésenteràHubertLambert.Ilsleregretterontamèrementparlasuite...

HubertLambertsympathiseavecLePen.Ilsoutientfinancièrement,onl’avu,sacampagnelégislativede19738etl’inviterégulièrementdansdegrandsrestaurantscommeLaTourd’Argent.Mieux:samèrequiafait de son fils unique – et fragile – l’uniquemotivation de son existence, se lie d’amitié avec Pierrette.Celle-ci affirme, aujourd’hui encore, que ce sentiment était partagé, et qu’elle était favorablementimpressionnéeparcettevieilledame.Entoutcas,lesliensseresserrententrelesdeuxfamillesàpartirde1974.HubertdiscutepolitiqueavecJean-MarieetassisteauxréunionsducomitécentralduFrontnationaldontilestdevenumembre.IlemmènePierrettedanssaRollsvoirdesfilmsd’horreur,pourlesquelsilsontunattraitenpartage.

Mais la santé d’Hubert Lambert se détériore et il enchaîne les cures de désintoxication. Au début del’année 1976, Angèle et Hubert Lambert invitent les Le Pen chez Lapérouse, l’une des tables les plusréputéesdelacapitale,surlesquaisdeSeine.Ilsannoncentaucouplequ’ilsontdécidédeluiléguertousleursbiens,parlebiaisdetestaments«croisés»:Angèlecèdeàsonfils,etàdéfautàJean-MarieLePen,etàdéfautàPierrette,etàdéfautàleurstroisfilles,tandisquesonfilscèdeàsamère,etàdéfautàJean-MarieLePen9,etc.Hubertn’apasprévenusoncousinPhilippeLambert,quivitàMontretoutdontiloccupele

Page 72: Histoire Française

rez-de-chausséeavecsafemmeetsesenfants10,decechangementdedispositiontestamentaire,cequel’onpeut comprendre.C’est en tout cas cequi est écritdans leprojetdeplaintedéposéparPhilippeLambertcontreJean-MarieLePen,aprèslesmortsd’Angèle,puisd’Hubert,remisaujugeenvueduprocèsprévule5octobre197611...

AngèleLambertaétéeneffetemportée,pendantl’étécaniculairede1976,paruneocclusionintestinale.SonfilsHubert,reclusdanssonappartement,noiesonchagrindanslaboisson.Malgrésajeunesse, iln’aquequarante-deux ans, il ne survivra qu’unpetitmois à samère. Ilmeurt àMontretout le 27 septembre1976.

Aurez-de-chaussée,PhilippeLambertrefusecejour-làd’ouvrirauxLePenvenusauxnouvellescarilssavent leur ami Hubert en piteux état mais ignorent encore qu’il est en fait décédé. Il fait dire par lesdomestiquesqu’Hubertestsouffrantet invisible:«VousnepouvezvoirM.Lambertcematin, ilest tropfatiguépourvousrecevoir,ilestavecsonmédecin12.»Devantl’insistancedesLePen,PhilippeLambertles informequ’ilsserontreçusà15h30.Dansl’intervalle,LePenappelle lesdeuxmédecins traitantsdePhilippeLambertet apprendque leurpatientn’avait aucun rendez-vousaveceux.À15h30, lesLePensonnentcommeconvenuà laportemaispersonnene répond.Subodorantquelquechosed’anormal, Jean-MarieLePenserendaucommissariat.Ilapprendalorslamortdesonamiaucoursdelanuitprécédente.Arguant de sa qualité de légataire, il exige et obtient que des scellés soientmis dans l’appartement. Surplace,affirme-t-ilaujourd’hui13,lesLambertavaientfouillélelogisdeleurcousinpourtenterdedécouvrirunecopieduderniertestamentenvigueur.Etéventuellementladétruire?C’estpossiblemaispassiévident:lestestamentsfont,engénéral,l’objetd’unenregistrementchezunnotaire.EtquandbienmêmePhilippeLambert aurait-il trouvéune copie du testament au domicile de son cousin, cela n’aurait point suffi à enannulerl’exécutionouàenfairedisparaîtrelatrace.Enréalité,maisPhilippeLambertl’ignoraitsansdoute,letestamentenfaveurdelafamilleLePenavaitbienétéenregistréàlachargeLetulle,ParisVIIIe.

Quoi qu’il en soit, cet incident postmortem déclenche une guerre juridique entre PhilippeLambert etJean-MarieLePen.LepremierdemandeautribunaldeNanterrel’annulationdutestament,considérantquesoncousinn’étaitpassaind’espritcommel’exigeleCodepénal,aumomentdelarédactiondel’acte.Sonavocat,MeFrançoisJeffre,luidemandes’ildisposedepreuvessusceptiblesd’appuyersonactionenjustice.PhilippeLambertpareaupluspresséetrépondqu’illesfourniraentempsutile.Danssonesprit,leprocèsn’irapasjusqu’aubout.IlpensequeLePen,personnalitépubliqueettoujoursdésireuxdepoursuivreunecarrièrepolitique,éviterad’allerjusqu’autermedelaprocédure.Peuimportedonclemotifjuridique,cequicompteestd’installercetteépéedeDamoclèsau-dessusdelatêtedeLePen,afindenégocierunepartiedel’héritagedanslesmeilleuresconditionspossible.

MaisLePenn’anullementl’intentiondenégocier.Ilseconsidèredanssonbondroit.Mieux:ilcontre-attaqueimmédiatementetdépose,audébutdumoisd’octobre,unedemandereconventionnelleenraisonducaractèreinjurieuxdel’actionenjusticedesLambert.

Peudetempsaprès,le1ernovembre1976,Jean-MarieetPierrettepassentlasoiréeavecJean-MarieLeChevallierpourfêterl’anniversairedesafilleAlexandra.Lafêteseprolongejusqu’à3heuresdumatin.LesLePen rentrent chez euxdans leur voiture. Ils crèvent unpneu sur le pont de l’Alma, ce qui les retardeencoreplus.LePendoitchangersarouesouslapluie,onl’imaginedefortméchantehumeur.IlsarriventVillaPoiriervers4heuresdumatin.

Troisquartsd’heureplustard,uneformidableexplosionsouffletroisdescinqétagesdel’immeuble:unechargede5kilos14dedynamiteaétéplacée sur lepalierduquatrièmeétage.L’escalieraexplosé façonpuzzle,lespiècesdel’appartementsontéventrées.Miracle:iln’yapaseudemorts,seulementsixblessés,dontunbébétombéducinquièmeétagequin’auraqu’unbrascassé...Lapresserapportel’événementdansla rubriquedes faitsdiversetnonsouscelled’unattentatcontreun leaderpolitiquequi,àcemoment-là,n’est plus qu’un troisième couteau de la vie politique française. Pourtant, l’importance de la chargeexplosiveleprouve:nonseulementonavoulutuerLePen,maisonacherchéàfairedisparaîtretoutesafamille.

Pourquoi?Avecquelmobile?Quiaorganisécedesseinmeurtrier?Lapolicesemontre incapablederépondreàcesquestions.LePenlui-mêmea,surlemoment,attribuél’attentatàsesinterventionspubliquescontrelacriminalitéetaufaitquel’attentatprécèdedepeulecongrèsduFrontnational.Sanstropycroire,etaujourd’huiJean-MarieLePenavouenepasensavoirdavantagesurlesujet.Àl’époque,FrançoisDupratinvoque,lui,unevengeancedes«frèresennemis»,autrementditduPartidesforcesnouvelles,unepistequine tient guère la route au moment où Alain Robert et ses amis font tout pour acquérir une certainerespectabilité.

LesLePensontcomplètementtourneboulés.Ilssesontretrouvésnusassissurleurlitau-dessusduvide,auvude leursvoisinsd’en face, tout comme leurs trois filles logées à l’étage supérieur.Lapolice et lespompiers sont sur les lieux. Jean-Marie Le Chevallier aussi : « Ils sont descendus de l’immeuble par

Page 73: Histoire Française

l’échelledespompiers,ilsn’avaientriensureux.Ilsétaientchoqués.Leursamisproposentalors,certainsderecueillirunedeleursfilles,d’autresunchat,etc.Jevivaisseulàcemoment-làdansunappartementassezgrand.Jeleuraiproposédevenirchezmoipourfairelepoint,puisd’yrester.Jesavaisqu’ilsiraientassezvite s’installer àMontretout puisque, lors d’un dîner précédent Villa Poirier, Pierrette m’avait dit qu’ilsallaienthériterdesLambert,quivenaientdemourir[deuxmoisplustôt]15.»

Enréalité,Pierretten’aguèreenviededéménageràMontretout.L’endroitluiparaîtloindetoutetlugubre:«C’étaittoutmarron»,serappelle-t-elleaujourd’hui.Elleestattachée,ainsiquesestroisfilles,auXVearrondissement.Maisilfautrapidementdéchanter : lesLePenn’arriventpasàtrouverd’appartement, lesattentatsvisantlechefdefamillerendentlespropriétairesetlesagencesméfiants.

Carl’attentatdelaVillaPoiriern’estpaslepremierdirigécontreleleaderfrontiste.Ilaétéprécédépardeuxautres,moinsspectaculaires,perpétrésaudébutdel’année1975,l’uncontrelesiègeduFrontnational,lesecondcontrelaSerp.LerelogementdelafamilleLePenn’estdoncpaschosefacile.C’estsansdoutepourcetteraisonqueJean-MarieLePenetsonconseilMeAndréGuibertengagentuneactiondanslebutdepermettreàlafamilleLePend’habiteràMontretout.Lesappartementsdel’hôtelparticulierétaienteneffetgérés par une société civile immobilière (SCI) liant les deux propriétaires des lieux, le père de PhilippeLambert et Hubert Lambert. Jean-Marie Le Pen a obtenu le droit de devenir locataire à la place de sonlégataire.Unedécisiondejusticelogique:leconflitquiopposelesdeuxpartiesn’étantpasencoretranchéaufond,ilétaitcohérentdetraiterdefaçonéquitablelesdeuxprotagonistesenattendantleverdictfinal.LesLePenemménagentdoncàMontretoutpeuavantNoël1976,aupremieretaudeuxièmeétage,tandisquelafamille Lambert demeure au rez-de-chaussée. Ils ont perdu tous leurs biens dans l’attentat, mais sontpotentiellement riches grâce à l’héritage qui leur est promis. En attendant, Jean-Marie Le Pen contacteplusieursamispourleuremprunterdel’argent.Unseulrépondfavorablementàsademande16,Jean-PierreMouchard,éditeurdebeauxlivresetgestionnairedefortune.LePens’ensouviendra.

Àcemoment-là,latensionentreJean-MarieLePenetsonvoisinPhilippeLambertestextrême.Lesoiren rentrant, et en passant devant l’appartement des Lambert, Le Pen éructe à la manière du capitaineHaddock : «Voleur, détrousseur de cadavre, assassin17 ! » Les Lambert occupent cependant une placestratégique : le sous-sol, où leurs deux filles ont leur chambre et où fonctionne la chaudière de tout lebâtiment. D’où les incidents de voisinage, que le commissaire de police du quartier finit par arrangermoyennantunaccordentrelesdeuxvoisins:une«lignededémarcation»esttracéeentreleschambresdesenfantsLambertlibérantl’accèsdesLePenàlapartiecommunedusous-sol.Pourcorserdavantageencorelasituation,MarineLePenselied’amitiéavecl’unedesfillesLambert,commeelleleraconteraplustarddanssonlivreautobiographique18.

Desoncôté,PhilippeLambertengagedeuxdétectivesprivés,BrentanoffetGiammarinaro,pourrecueillirdestémoignagesattestantquesoncousinHubertavaitperdularaisonlorsqu’ilamodifiésontestamentauprofitdeLePen19.

Le13février1977,onapprendqueLePenseportepartiecivilecontrelesauteursdel’attentatdelaVillaPoirier. Ce qui paraît étrange, plus de troismois après les faits ! L’explication ne surgira qu’en 2010, àl’occasiond’unlivrepubliéparlejournalisteLàszlóLiszkai.Lequelracontequ’AndréGuibert,l’avocatdeLe Pen, aurait appris par Antoine Méléro, un ami rencontré pendant la guerre d’Algérie, que les deuxdétectivesengagésparPhilippeLambertauraientenréalitéperpétrél’attentatdelaVillaPoirier.MeGuibertavaiteneffetdemandéàMéléro,quidirigeaitalorsuneagencededétectivesd’enquêtersur l’attentat.LachanceavaitvouluqueMéléroreçutlesmêmesdeuxindividus,BrentanoffetGiammarinaro,quil’avaientcontactépourtrouverduboulot.Et,aprèscetentretien,Brentanoffl’avaitrecontactépourlerencontrerentêteàtête.

«J’aientendudirequevousvousoccupiezdel’affaireLePen.Ilyadel’argentàgagner?»,luidemandeBrentanoff.MélérointerrogeGuibertpoursavoirs’ilestprêtàouvrirlescordonsdesabourse.L’avocatdit«OK».Devinantqu’ilsaitdeschosesintéressantes,MéléroconvieensuiteBrentanoffdansuncabaret,pourlefaireboireaveclacomplicitédupatron,unami:«Brentanoffmeracontel’histoiremaissansmedirelenomdeLambert.Ilmeparled’uncommanditaireissud’unegrandecimenterie.J’aicompristoutdesuite.Ilme raconte qu’il est artificier et que Philippe Lambert a payé son compère qui ne lui a reversé qu’unemisère.J’aifaitunrapportàGuibert,quil’areprispuistransmisàlapolicecriminelle.Lesdeuxacolytesontétéentendus20.»

OndevineàquelpointLePenestravidepouvoirréglersoncompteàPhilippeLambert.D’oùlaplainte,assortied’uneannonceà lapresse,dontLeMonde21 se fait l’écho :« Jean-MarieLePen s’est constituépartiecivilele16févrierauprèsdeM.ÉmileCabié,juged’instructionàParis,dansl’informationcontreXaprès l’attentatà l’explosifcommis le2novembre1976àsondomicile,9,VillaPoirier (XVe)faisantsixblessésdontunbébé tombéducinquièmeétage.LeprésidentduFrontnational et sonconseilMeAndréGuibertontlaisséentendredevantlesjournalistesquelescoupablesétaientsurlepointd’êtreidentifiés.»

Page 74: Histoire Française

Quelquesjoursplustard,le24février1977,PhilippeBernertetJacques-MarieBourgetpublientunlongarticledansL’Aurore22danslequel ilsracontentuneversionlégèrementdifférentedel’attentat.Lesdeuxdétectives–quinesontpasnommésdansl’article–auraientétéconfondusparLePenalorsqu’ilsrôdaientprèsdeMontretout.Aujourd’huiencore,Jean-MarieLePensesouvientparfaitementde l’incident :«Unjour,jesuisiciàMontretout,etquelqu’unmedit:“J’aiétécontrôléàl’entréepardeuxtypes.”Jeréponds:“Contrôlépardeuxtypes?C’estincroyable!”Jesorsmêmeavecmonflingue!Etquandilsmevoient,lesdeux types montent dans leur véhicule et ils s’éloignent rapidement. J’étais avec un copain d’HubertLambert,onsautedanssavoiture,etonlesrateàlasortieduparc.Etlà,coursepoursuiteàlaChicago.DansletunneldeSaint-Cloudilssontbloqués.Jedescendsavecmonflingueetjedis:“Putainquiêtes-vous?”etje reconnais deux types que j’avais vus avecLambert qui les avait embauchés soi-disant pour assurer sasécurité. Ilyavaitune femmedans lavoitureet les typesétaientblancscomme linge.La femmeétait ladirectricedel’agencededétectives.Jeluidis:“Sivousrecommencezça,jevousflingue.C’estcompris,ça23?”»

Jean-MarieLePennesesouvientcependantplusnidel’articledeL’Aurore,nimêmequedessoupçonsconcernant l’attentat de laVillaPoirier aient pu être portés contre les deuxdétectives enquestion.SelonGillesBresson etChristianLionet, il a pourtant été leur principale source d’information24.De son côté,Jacques-MarieBourgetciteuneautresourceducôtédesRenseignementsgénéraux25.LePena-t-ilvraimentoublié les tenants et les aboutissants de son comportement d’alors ? Ou bien est-il gêné de n’avoir, àl’époque,pasinformésesprochesdesessoupçons?

Leplusétrangedanscetteaffaireestqu’aprèsavoiravouésaresponsabilitédansl’attentat(àl’inversedesoncomparseGiammarinaro),Brentanoffs’estrétractéavantd’êtrerelâchéparlapolice.Quoiqu’ilensoit,la piste Brentanoff ne permet pas à Le Pen de récupérer l’héritage. On s’achemine donc vers une issuejudiciaire. L’audience est fixée au 13 octobre 1977. Mais L’Aurore annonce bientôt 26 qu’un accord àl’amiableestintervenuentrelesdeuxparties.

Ques’est-ilpassé?Lescommentateursontinterprétélecompromiscommeétantdansl’intérêtdesdeuxparties:siHubertLambertétaitdéclaréirresponsable,letestamentdesoncousinPhilippepouvaitêtretoutautant contesté que celui rédigé en faveur deLePen.Et d’autres héritiers putatifs de la familleLambertauraientpualorssemanifester27.

Bienévidemment, Jean-MarieLePen (toutcommePierretteLalanned’ailleurs)expliqueautrement lesraisonsdececompromis:«Monavocatmedit:vosdroitssontindiscutables.MaisvousêtesJean-MarieLePen. Donc vous n’êtes pas à l’abri d’une décision arbitraire vous privant de vos droits. Il n’y a pasénormémentde risquesmaisplusde10%quandmême : lesLambertont dans la sociétéparisienneuneinfluence,des relations,c’est lemondebourgeoisduSecondEmpire...L’affairepeutdurercinqans.Moij’auraisvoululesenvoyerencorrectionnelle.Parcequ’ilsavaientprisquandmêmeleportefeuilleetlesclés,etfaitdeserreurs,c’estlemoinsqu’onpuissedire.Jevousairacontécommentonamislesscellésdepoliceetcommentonadécouvertqu’ilsavaientfouillél’appartementenlongenlargeetentravers.Monavocatm’adit:“Rappelez-vousqu’unmauvaisarrangementvautmieuxqu’unlongprocès.”»

«Bon,etpuis,quedemandaientlesLambert?LesactionsdessociétésLambertainsiqued’autres.Çanem’intéressaitpas,jem’enfoutaispasmal,çanereprésentaitpasbeaucoupd’argent.»

LathèsedéfendueparLePencomportequelquesvraisemblancesmaisellelaissesansdoutedansl’ombrelesmotivationsessentiellesducompromis.Àl’opposé,l’accusationproféréeparDemarquetneufansaprèslesfaits,d’uncrimeoud’unenon-assistanceàpersonneendanger,destinéàtoucherl’héritage,n’estguèrecrédibledanslamesureoùelleobéitaprioriàdesmotivationspolémiques.

Il reste à évaluer l’hypothèse de Làszló Liszkai. Le résultat de son enquête montre que, selon toutevraisemblance,LePenseseraitservideschargespesantsurPhilippeLambertàproposde l’attentatde laVillaPoirierpourluiproposerlemarchésuivant:reconnaissancedelavaliditédutestamentenéchangedunon-lieu, de l’oubli et de quelques actions des Ciments Lambert. L’hypothèse est séduisante puisqu’ellerésout deux énigmes d’un coup, celle de l’attentat et celle de l’héritage, mais elle comporte plusieursfaiblesses.D’abord,commeJean-MarieLePenlui-même,onimaginemalPhilippeLambert,unbourgeois«àl’ancienne»,payerdesvoyouspourcommettreunattentatcommeceluidelaVillaPoirierquiauraitpus’avérermeurtrier.Ensuite,onnecomprendpaspourquoilapoliceauraitrelâchésipromptementunsuspectquivenaitd’avouersaresponsabilitédansunattentat.Enfin,lapsychologiemêmedeLePen,sonacrimonieetsonpeud’aptitudeauxconcessionsrendentdifficilementimaginableuncompromisavecquelqu’uncenséavoirtentédeletuer,luiainsiquesafamille.

Autre piste évoquée par plusieurs personnalités d’extrême droite, celle d’un attentat commandité parPierreSidos.Àl’appuide leur thèse, lemobilefinancierbiensûr, lanaturedesexplosifs,utiliséspardesmilitaires(Sidosétaitprochedesmilieuxdel’OAS),etunevieillehaineenversLePen.CeuxquidéfendentlathèseSidoscitentenfinlenomd’unmercenairequifutprochedelui,tuédansunaccidentd’avion28.

Page 75: Histoire Française

L’accord entre Lambert et Le Pen peut être interprété d’une autre manière. À l’été 1977, les deuxprotagonistesensontarrivésàunblocagetotal.PhilippeLambertesttrèsdéçu.IlespéraitunenégociationavecLePendébouchantsurunetransactionrapide.L’enquêteconfiéeparluiauxdétectivesGiammarinaroetBrentanoff a donnédes résultats nonnégligeables.Elle a permis de constater la fragilité psychiquedulégataire et les traitements très lourds auxquels il était soumis. Certains domestiques évoquent aussi lecomportementdeDemarquetetdePierrettequiauraientcherchéàséduireaussibienHubertLambertquesamère.L’und’entreeuxaproduituntémoignageécritdestinéauprocèsquin’aurapaslieuprétendantque,àlafindelavied’HubertLambert,lesvisitesdePierretteLePenoccasionnaientchaquefois«unchangementdedraps29».Ilfaitmentionde«tracessuspectessurlesdrapsetlesserviettesquenoustrouvionsdanslachambre».Seulproblèmemaisilestmajeursurleplanjudiciaire:cestémoignagesseraientparfaitssilaprocédureengagéeavaitétéfondéesuruneaccusationdecaptationd’héritage,cequin’estpaslecas.Lesconclusionsde l’avocatFrançoisJeffre,codéfenseuravecRolandDumasdePhilippeLambert,utilisent leterme de « captation d’héritage », mais cette formule ne correspond pas à la procédure engagée pourl’annulationdutestament.Lechefd’accusationobligeaiteneffetleplaignantàjustifierdelasantémentaledéficiented’HubertLambertaumomentdelarédactiondutestament,enjanvier1976.LadéfensedeLePenn’auraitpasmanquéd’exploitercettecontradiction.

Ainsi,certainstémoignagesproduitsparPhilippeLambertquin’avaientjamaisétérenduspublicsetquenous avons pu nous procurer assurent que son cousin Hubert Lambert avait perdu la raison depuis fortlongtemps. Un couple de domestiques au service de la famille entre 1970 et 1973 raconte qu’HubertLambertétaitincapabledemenerunevieautonomeetqu’ildormaitavecsamère.Etcelaàl’époquemêmeoùHubertLambert a rédigé son testament... en faveurdePhilippeLambert !Unautre témoignage, celuid’unmédecinamidelafamille,dateledébutdeladéchéanced’HubertLambertdelamortdesonpère.Iln’avaitalorsquedix-huitans.

Dernierproblème,HubertLambertetsamèreontrédigédestestamentscroisés.Celasignifie-t-ilquelefilsetsamèreavaienttouslesdeuxperdularaison?Comment,dèslors,leprouverdevantlajustice?

Danscesconditions,qu’est-cequiobligeLePenàtransiger,d’autantquelui-mêmeetsonépouse30envoulaienténormémentàPhilippeLambert?Notonsd’abordquel’enquêtesurl’attentatdelaVillaPoiriernedébouche pas sur lamise en cause de Philippe Lambert ni des détectives. Le Pen a donc dû renoncer àutilisercetargumentpouréliminersonadversaire.Ensuite,sadécisiondenégocieravecPhilippeLambertcoïncide avec la réception des conclusions et des pièces de la partie adverse : le procès était prévu pouroctobreetlatransactionintervientàlafindumoisd’août.Or,quellequesoitlavéracitédestémoignagesdesdomestiquesaccusant lesLePen, iln’auraitpasété trèsagréablede lesvoirproduitsdansunprocèspublic que la presse n’aurait pasmanqué de rapporter. Alors qu’un accord à l’amiable lui permettait delaisserdansl’ombrecespiècesprésuméesàcharge,et,d’unecertainemanière,delelaverdetoutsoupçon,PhilippeLambertétantleseulmembredelafamilleàcontesterletestament:LePenaffirmemêmeavoirétécontactéparl’undesdirigeantsdescimenteriesquiluiauraitconfirmélavolontéd’HubertLambertdenepaslaisserquoiquecesoitàsoncousin.

Ledeuxièmeargumentenfaveurdel’accordestqueleconflitjuridiqueentrelesdeuxpartiesétaitdevenuinextricable:lesdocumentsquenousnoussommesprocurésprouventqu’iln’yavaitpasmoinsdequatorzeprocédures en cours répertoriées, souvent enchâssées les unes aux autres 31 ! Cette véritable cathédralejuridiquepromettaitdesdélaisinsupportablesauxLePenquientendaientjouirdel’héritageLambertleplusvitepossible.

Autreavantaged’unaccordà l’amiable,celui-cipermettraàLePenderécupérer le rez-de-chausséedeMontretoutetdesedébarrasserducousinLambert.Envertudesdroitsqu’ildétenaitdanslasociétécivileimmobilière, Philippe Lambert pouvait en effet refuser de déménager et de lui céder son appartement etgênerlagestiondelapropriété.

Enfin,ilsemblebienqu’unautreélémenttrèsimportantaitjoué:lacompositionelle-mêmedel’héritage32.L’inventairede la fortuneLambert déposée chez le notaireLetulle etM.Allez recense au total 20,44millions de francs 33 1976, dont deux propriétés immobilières, l’hôtel particulier de Montretout et unemaison dans l’Ariège 34. L’essentiel de la succession est constitué par des actifs mobiliers, actions etobligations35.Celapourlapartieofficielledel’héritage.Car,malgrélesdénégationsdeJean-MarieLePen36, ilsembleévidentqu’HubertLambertdisposaitdecertainsavoirsfinanciersenSuisse,autraversd’uneFondationSaint-Julien.C’estd’ailleurslaconvictiondeRolandDumas,lequelépaulait,commeonlesait,l’avocat de Philippe Lambert. Selon lui, Le Pen aurait décidé de transiger après avoir découvert que laplupartdesbiensd’HubertLambertétaitsituésenSuisseetqu’ilpouvaitnégocieravecsonadversaireunpartagedecemagot.En1985,AnnetteLévy-WillardémetdansLibération37l’hypothèsed’unhéritagede8millionsdefrancsqueJean-MarieLePenetPhilippeLambertseseraientainsipartagés.DansuneinterviewpubliéeparRollingStoneenavril1988,PierretteLePenaffirmequeLePenahéritéde30millionsdefrancs

Page 76: Histoire Française

enSuisse.Quandlejournalisteluidemandecommentellelesait,ellerépond:«Maisparcequejelesaivus!Quandonahérité, ilyavaitde l’argentenFrance,desbiens immobilierset l’hôtelparticulierdeSaint-Cloud.EnSuisse,ilyavaitunefondation.LaFondationSaint-JuliendontMM.deBoccardpèreetfils,deFribourg, étaient gestionnaires. Jean-Marie aurait demandéque cette fondation soit réalisée en liquide, etl’argentaétédéposéà l’UBS(Uniondesbanquessuisses)etnousavonsmis l’argentà labanqueDarier.Nous l’avons transporté nous-mêmes. Trois milliards de centimes, je n’en avais jamais vu autant. Troismilliards,c’étaitàl’époque:deuxansplustard,jesaisqu’ilyenavait2deplus.»

En1992,interviewéeparunjournalgenevois38,elleaffirmequeLePendisposedepuisl’héritaged’uncomptesuissecréditéde40millionsdefrancs.ElledéclaremêmeavoirconfiélespreuvesdesadéclarationchezsonavocatMeGilbertCollard39.

Philippe Lambert avait-il avec son cousin des intérêts communs dans une holding suisse qui rendaitl’accordàl’amiableintéressantpourpercevoirlapartie«grise»del’héritage?C’estbienpossiblecar,peuavantqueMeGuibertneconvainqueLePendetransiger,l’avocatdesCimentsLambertaprislangueavecluietl’aaussipousséàuncompromisentrelesdeuxparties.Parailleurs,selonletémoignaged’unprochedel’avocatàl’époquedesfaits,Jean-MarieLePenetsonconseilMeGuibertseseraientrendusenSuissedanslesjoursquiontsuivilasignatureduprotocoled’accord.

Cet accord blanchit Le Pen de l’accusation d’avoir profité d’un testament rédigé par un homme ayantperdu la raison, puisquePhilippeLambert reconnaît la validité du testament en affirmant qu’« il n’a pasapporté la preuve des faits invoqués dans son assignation ».Obligation lui estmême faite de réitérer sadéclaration«entantquedebesoin,s’ilenétaitrequisparM.Jean-MarieLePen».

L’accord précise également que Philippe Lambert vend à Jean-Marie Le Pen ses parts dans la sociétécivileimmobilière40etqu’ilrécupère41enrevancheunensembled’actionsdesCimentsLambertetdel’unede ses filiales dont Philippe Lambert était le gérant. Le texte dispense en outre Philippe Lambert derembourserlecomptecourantdontdisposaitHubertLambertauseindelasociétégéréeparsoncousin.Cesconcessionssont-elleslesseulesconsentiesàPhilippeLambert?Ilestpossiblequecedernieraitégalementperçu une partie des avoirs suisses de son cousin dont il devait avoir connaissance puisqu’il était sonlégataireprécédent.

Enfin,ilsemblebienquel’amitiéentreRolandDumasetJean-MarieLePenaitjouéunrôledansl’accordàl’amiable.

Bref, tout est bien qui finit bien. À un dernier épisode près, tout de même, qui reflète l’étrangepersonnalitédeJean-MarieLePen.SonavocatMeGuibertadebonnesraisonsdeseféliciterdel’issuedel’affaire.Iladûfairepreuvedebeaucoupdepatiencepourconvaincresonclientderenonceràunprocèssusceptibledeseretournercontreluioudeluioccasionnerunemauvaisepublicité.Illuiafalluaussipasserdu temps et peut-être même engager des frais pour démêler l’écheveau de la piste Brentanoff relatif àl’attentatdelaVillaPoirier.Bref,mêmesiLePenestunami,MeGuibertestimequeseshonorairesdoiventêtre en rapport avec les gains de son client. Il lui présente donc une facture d’environ 5% des sommesrevenantàcedernier.Àlavuedecettenote,LePenentreenfurie.AndréGuibertestunvieilami.Voilàdesannéesqu’ilssecôtoientpresquechaqueweek-endàlaMainterne,oùlesdeuxfamillesdisposentchacuned’unemaisondecampagne.Jusqu’alors,LePenn’ajamaispayéunfifrelind’honoraireslorsdesquelquesprocès pour lesquels Me Guibert l’a défendu. Et celui-ci voudrait maintenant le priver d’une partie del’héritagequiluirevientetquel’Étatvadéjàdrastiquementdiminuer?C’esthorsdequestion,d’autantqueGuibertn’amêmepaseuàplaider.

Bref, l’affaire Lambert déclenche entre les deux hommes un conflit qui ne sera jamais résolu. AndréGuibertestprofondémentdéçuparlaréactiondeceluiqu’ilconsidéraitcommel’undesesintimes.Sonfils,âgéalorsdevingt-huitans,amêmecherchéàleréconcilieravecLePen,quil’areçuruedeBeaune,danslesbureauxdelaSerp.MaisLePenresteinflexibleetditaufilsGuibertqu’«iln’yavaitpasmoyend’arrangerle coup».Finalement,MeGuibert décide de porter le litige devant le bâtonnier de Paris,MeBrunier. Ilobtiendragaindecause:LePenadûluiverser1milliondefrancsd’honoraires.

Qu’importe : même après versement de l’impôt sur les successions, Le Pen est désormais un hommeriche.Sans compter lapartie suissede l’héritage42, les 16millionsde francsqu’il a récupérés aminimacorrespondentàplusde8millionsd’eurosd’aujourd’hui.Dequoiluipermettredeseconsacrertotalementàlapremièrepassiondesavie:lapolitique.Latâcheestimmense:en1977,l’hommepolitiqueLePenestdevenu,àmoinsdecinquanteans,unhommedupassé,unmarginal.LaProvidence,oucequientientlieu,peut-elleservirsondestinpolitiqueaprèsavoirgarnicopieusementsonportefeuille?C’est,eneffet,cequivasepasser.

1.Lequelarejoint,onl’avu,leFrontnationalàlafindesannées1970.2.LeMondedu16octobre1985:«M.DemarquetexpliquesaruptureavecLePen».

Page 77: Histoire Française

3.Ce document figurait au titre des offres de preuve de la procédure engagée par PhilippeLambert contre lesLePen concernant l’héritageLambert.4.Jean-PierreFaucher,ainsiqueNicolasTandleretRogerHoleindre,nousaconfirmécepoint.5.GillesBressonetChristianLionetcitentnotammentFrançoisBrigneau,JeanBourdier,Jean-MauriceDemarquet,Jean-MarcVaraut(LePen,biographie,op.cit.).Denotrecôté,onnousaaussicitélenomdeGillesMalliarakis.6.Cf.LePen,biographie,op.cit.,p.322.7.Voirchapitre8,«AuFront!».8.Id.9.Letestamentholographeestreproduitdanslecahierdephotos.10.Letextedutestamentfiguredansl’ouvragedeGillesBressonetChristianLionet(LePen,biographie,op.cit.,p.318).11.«Attenduque,dès le27septembre1976,M.PhilippeLambertavait lasurprised’apprendrequ’HubertLambertavaitparailleurs faituntestament,àladatedu21janvier1976,auprofitexclusifdesépouxLePen.»Cedocumentn’ajamaisétéévoquédanslesenquêtesetleslivrespubliésjusqu’alorssurlesujet.12.ExtraitdelaplaintecontreXdeJean-MarieLePenautribunaldeNanterre.13.PierretteLalannedonnelamêmeversiondel’histoire.14. Dans son ouvrage autobiographique,Marine Le Pen évoque une charge de 20 kilos, comme L’Album Le Pen (op.cit.) dont elle a dûprobablements’inspirer.C’estbiensûrtrèsexagéré,mêmesicelan’enlèverienàlaviolencedel’attentat.15.Entretiensdes7et8mai2011.16.CetteprécisionnousaétérapportéeparPierretteLalanne.17.AnecdoteracontéeparMarineLePen.18.Àcontreflots,Grancher,2006.19.Cf.LePen,biographie,op.cit.,p.322-323.20.Entretiendu29janvier2012.Selonuneautreversion,lesdeuxdétectivessontentendusquaidesOrfèvresàlasuited’unelettrededélationanonyme.ManifestementcettedernièreversioncorrespondsansdouteàlavolontédespoliciersdeprotégerMéléro.21.Éditiondu18février1977.L’Auroredu17février,LeFigarodu17févrieretLibérationdu18févrierfontétatdesmêmesdéclarations.22.«Desprivéssurlasellette»,p.14.23.Entretiendu9décembre2011.24.LePen,biographie,op.cit.,p.327:«Lesdeuxdétectivesdémontèrentd’autantplusfacilementlesallégationsàleurendroitquelesauteursdel’article,attaquésendiffamation,admirentavoirreproduitlesproposdeLePensanslesavoirvérifiés.»Desoncôté,AntoineMélérojugeégalement très probable que Le Pen soit l’informateur de l’article de L’Aurore dont il connaissait bien le rédacteur en chef de l’époque,DominiquePadovani.25.Cetancienindicateur,figurebienconnuedanslesmilieuxdel’extrêmedroitedesannées1970,n’apassouhaitérépondreànosquestions.Nousavonschoisiderespectersonanonymat.26.Éditiondu28septembre1977.27.C’estlathèsedéfenduenotammentparGillesBressonetChristianLionet,LePen,biographie,op.cit.28.Nousavonsvainementtentéd’obtenirunrendez-vousdePhilippeLambert,quivitàMontretoutnonloindel’hôtelparticulierdesLePenetdePierreSidoslui-même.Sesenfantsl’ontjugétropâgépourrépondreànosquestions.29.Lathèsed’unedivisiondutravailàtroispourhâterlafind’HubertLambertamêmecourulesrédactionsparisiennesàlafindesannées1980:danscetteversion,LePenauraitfaitboireHubertLambert,Demarquetl’auraitassommédemédicamentstandisquePierretteseseraitoccupéedesasexualité...30.LorsquelelivredeLàszlóLiszkaiestparu,quiaccusePhilippeLambertd’êtrelecommanditairedel’attentatdelaVillaPoirier,PierretteLalannealongélamaisondesLambertàMontretout–à300mètresdelamaisondesLePen–etajetél’ouvragepar-dessuslahaie.Preuvequeletempsquiapassén’apaseffacécertainesrancœurs.31.SeptétaientlefaitdesLePenetsixautresdePhilippeLambert.CôtéLePen:1)«Demandededommagesetintérêtsforméereconventionnellement»(tribunaldeNanterre).2)«PlainteavecconstitutiondepartiecivilepourvoletrecelcontreX»(tribunaldeNanterre).3)«Plaintepourdiffamation(tribunaldeParis).4)AssignationdevantletribunaldeNanterrevisantàobtenirlanullitéducongénotifiéparlaSCIPE(sociétéimmobilièredeMontretout).5)AssignationdevantletribunaldecommercedeVersaillespourobtenirleversementducomptecourant(2,5millionsdefrancs)dePhilippeLambertdanslasociétéDBM,dontPhilippeLambertétaitlePDG.6)ActiondevantletribunaldeNanterrepourobtenirlanullitédudroitdepréemptionexercésurlespartsdelaSCIPEparM.PaulLambert.7)ActionenréférépourladésignationdeM.HemequantauxcessionsintervenuessurlesactionsdesCimentsLambertdétenuesparfeuHubertLambertetveuveLéonLambert.CôtéP.Lambert(oudelaSCIPEquedirigeaitsonpèrePaulLambert):1)Actioncontestantlavaliditiédutestament(tribunaldeNanterre).2)ActiondelaSCIPEpourobtenirlavaliditiéd’uncongénotifiéauxépouxLePen(tribunaldeBoulogne).3)ActiondePaulLambertenvuedudroitdepréemptionsurles2000partsdelaSCIPEdétenuesdesonvivantparHubertLambert.4) Appel interjeté par la SCIPE de l’ordonnance de référé du président du tribunal de Nanterre se déclarant incompétent pour la demanded’expulsiondesépouxLePen(tribunaldeParis).5)Appel interjetépar laSCIPEd’uneordonnancederéférédu8février1977ordonnant la réintégrationdesépouxLePendans lescavesdel’immeubledu8,parcdeMontretout.6)AppelinterjetéparlaSCIPEd’uneordonnancederéférédu29avril1977désignantM.MichelcommeadministrateurprovisoiredelaSCIPE.32.Jusqu’àprésent,aucuneévaluationprécisedelafortuneLambertn’avaitétéréalisée.LeMondecitelechiffrede8millionsdefrancsen1990.D’autresévoquaientceluide30millions.33.L’actifsuccessoralsedécomposeendeuxparties,l’unede18815907,31francsetlasecondede1628198,22francs.34.Danscetyped’évaluation,lesbiensimmobilierssontsouventminorés.35.L’inventairenotarialfaitaussiapparaîtreunensembledemeublespourunevaleurtotalede217870francs.36.LàszlóLiszkaiécritquel’accordentreLePenetLambertaétésignéàFribourg.Jean-MarieLePenadémenticetteinformation.37.Éditiondu21octobre1985.38.LeGenèveHomeInformations.39.«AffaireLePen:questionsdefonds»,LePointdu21décembre1987.40.Pourlamodiquesommede900000francsde1976.L’accordpréciseenoutrequeJean-MarieLePenpaiera100000francsàPaulLambertpoursarenonciationaudroitdepréemptiondelaSCIPE.41.Pour1francsymbolique.42.Aumomentduconflitavecsonmari,PierrettearacontécommentJean-MarieLePenluidemandaitdeserendrefréquemmentenSuissepourrécupérerdel’argentenliquide.Lorsdenosentretiens,Pierretteapréciséqu’elleabeaucoupmentipourluinuireàcemoment-là,refusantdes’exprimersurdespointsprécisdesesdéclarationsdel’époque.

Page 78: Histoire Française

10.

Lapercée

Àlafindesannées1970,leschefsduPartidesforcesnouvelles(PFN)déclenchentunepolémiquequ’ilsestimentcruciale.ElleportesurlesscoresrespectifsduFrontnationaletduPFNauxélectionslégislativesdemars1978. Il ressortd’unecomparaisonportant sur46circonscriptionsdans lesquelles lesdeuxpartisprésentaientdescandidatsquelePFNest,proclamentfièrementsesdirigeants,lapremièreforcepolitiquedeladroitenationale.Lapreuveparleschiffres:lescoremoyenduFNestde0,89%,tandisqueceluiduPFNestde1,06%...Dérisoirecomparaison,victoiredesmoucheronssurlespucerons1.

En1979, lorsdesélectionseuropéennes,puisen1981,pourlaprésidentielle, leFrontnationaldeJean-MarieLePenneparvientpas,onl’avu2,àprésenterdecandidat.Cetteperformanceélectoraleinférieureà1%demeuredonclescorederéférenceduFrontnational.Entroisans,LePenvaparveniràmultipliercerésultatpardix:le17juin1984,lalisteFrontnationalobtienteneffet10,95%auxélectionseuropéennesets’installedurablementsurlascènepolitiquefrançaise.Uneprogressionconsidérableetinéditeenunlapsdetemps aussi court, de un à dix en pourcentagemais de un à vingt-deux si l’on compare les 90 000 voixobtenuesparlescandidatsfrontistesauxélectionslégislativesde1981aux2,2millionsdevoixdesélectionseuropéennes.Ilresteàexpliquerleplusobjectivementpossiblelescausesdecettefulguranteascension.

Cellesqui sontalors invoquéesnesontpasmarquéesdusceaude laRaison.Àdroite,onstigmatise lecoupdepoucedeMitterrandcherchantàdiviserladroiteenagitantlechiffonrougeduvotedesimmigrés3.AlorsquelagaucheexpliquelamontéedeLePenparlabanalisationdesthématiquesdel’immigrationetdel’insécurité,etplusrarementparletournantdelarigueurprovoquantuneaugmentationduchômageetunestagnationdupouvoird’achat.D’autres, telsBernard-HenriLévyouBernardTapie, auprixd’uncurieuxalliage idéologique, invoquent lesmannes d’une France restée pétainiste depuis l’Occupation et devenueracistedepuis.

Certainesdecesexplicationsnesontsansdoutepasdénuéesdefondements.Maisiln’existepasdecauseuniquepourunphénomènepolitiquedecetteampleur,qu’onnepeutdissocierdesoncontextehistoriqueimmédiat. Comment, en effet, comprendre la percée lepéniste sans se référer aux événements qui l’ontproduiteetaccompagnée?

Commençons par ce que l’on a appelé, dans le monde politique, le « tonnerre de Dreux » : lors del’électionmunicipaledeseptembre1983, la listeFrontnationalemmenéeparJean-PierreStirboisrecueille16,7%dessuffragesexprimés,provoquantunchocdansl’opiniondegauche.Enréalité,lapercéeduFrontnationalacommencéplustôt.EtJean-MarieLePenyjoueunrôlemoinsimportantqu’onnelecroit.

Beaucoup de témoignages – citons, entre autres, ceux de Jean-Pierre Stirbois, de Camille Galic, dePierrette–concordentsurcepoint:avant1983,LePennes’investitpasàfonddanslesactivitésduFront,dontiladonnédeuxansauparavantlesclésàJean-PierreStirbois.Quiest-il?Néen1945,Stirboiss’engageen 1965 comme militant de base dans la campagne présidentielle de Jean-Louis Tixier-Vignancour. Ils’enrôle ensuite dans le très minoritaire mouvement Jeune Révolution, un groupuscule rebaptisé Unionsolidaristeen1975.Cecourant tentede trouvercequesesanimateursdéfinissentcommeune« troisièmevoie»entremarxismeetlibéralisme,hostileàlafoisaucapitalisme,ausocialisme,àl’URSSetauxÉtats-Unis. Quand l’Union solidariste rejoint le Front national, elle ne compte qu’une quinzaine de valeureuxmilitants – parmi lesquels Christian Baeckeroot, Marie-France Stirbois et Jean-Claude Nourry 4 – et sadoctrineauraitdû,d’unstrictpointdevueidéologique,l’éloignerdeJean-MarieLePenquiprônealorsleretourdelaFrancedansl’OTAN,privilégienettementlaluttecontrelecommunismeetvientdepublier,en1978,unprogrammeéconomiqueultralibéralqu’ilqualifieraplustardlui-mêmede«préreaganien».MaislaquêtederespectabilitéduPFN,dontJean-PierreStirboisetMichelCollinotdevraientêtreplusprochesidéologiquement,lespousseàserapprocherduFN.CemariagederaisonarrangeLePen,quiabesoindemilitantsdévouésetd’organisateurspourcontrecarrerprécisémentlePFN.

Stirboiscréealorsuneimprimeriequ’ilcogèreavecsonépouse–unehéritièredelafamilleSaupiquet–qui travaillera aussi pour le Front national, dont, très vite, Stirbois et Collinot deviennent les vraisanimateurs. « Ils travaillaient en duo, se souvient Carl Lang 5. Michel Collinot prend à ce moment-là

Page 79: Histoire Française

plusieursinitiativespourdévelopperleFN.IlcréeRadioLePen(RLP),unbulletinquotidiensurrépondeurtéléphonique,puisRLPhebdo,unbulletindeliaisonentrelesmilitants.»Preuvedel’attentismedeLePen,c’estRolandGaucherquiréaliseetlitleplussouventlebulletind’informationsquotidiendeRadioLePen,avantdeprendrelaplumepourRLPhebdo.Enseptembre1981,Collinotal’idéedecréerlafêtedesBBR(Bleublanc rouge),pour fairepièceà la fêtede l’Huma.Ladisproportiondes forcesest telleet l’étatduFrontnationalsianémiéquel’idéesembleincongrueàJean-MarieLePen,lequelprévientl’impétrant,selonle témoignage même de Roland Gaucher 6, que ce dernier y sera de sa poche si l’opération se révèledéficitaire.

L’événement est organisé dans un village très peu connu des Parisiens, La Roche-Couloir, dans lesYvelines. Le matin du premier jour, Michel Collinot craint le pire : le parking est clairsemé. Plusdécourageant encore, parmi les quelques dizaines de personnes qui ont fait le déplacement, certainesrefusentd’acquitterleurdroitd’entrée:ellessontvenuespourlamessedeMgrDucaud-Bourget,invitéparRolandGaucher, etonne sauraitpayerpourassister àunemesse.LePen sort sa têtedesmauvais jours,mâchoirescrispéesenavant.Etpuis,l’après-midi,surprise,leparkingseremplit.AutotallapremièrefêtedesBBRréunit1740entréespayantes.Cen’estpasencorelafêtedel’Huma,maiscelapermetd’équilibrerles comptes. Les animateurs attentifs peuvent constater que ce rassemblement a attiré des gens de droiteinconnusdel’extrêmedroitemilitante,desParisiensdécontenancésparlavictoiredeFrançoisMitterrand.

Quelquessemainesplus tard, le14mars1982, lesélectionscantonalesconfirmentce frémissement.LeFrontnational,dontleseffectifsdemeurentgroupusculaires,neprésentequetrèspeudecandidats:autotal,leministèrede l’Intérieurn’enregistreque65candidats sous l’étiquette«extrêmedroite».Ducoup, ceslistes ne sont créditées que de 0,2 % des voix, et leur véritable score passe inaperçu aux yeux desobservateurs politiques qui se focalisent sur le recul de la gauche, laquelle perd 7 points au profit,essentiellement,deladroitetraditionnelle.

En réalité, plusieurs candidats frontistes réalisent des performances inédites depuis celles des listesmunicipales de Tixier-Vignancour en 1965. À Dreux-Ouest, Jean-Pierre Stirbois rassemble 12,62% dessuffrages(contre2%en1976);àDreux-Estsonépouserecueilledesoncôté9,58%desvoix.Cesdeuxscoresrésultentd’unlaborieuxtravaild’implantationauprèsdeclassesmoyennesinférieuresinquiètesdelamontéeduchômageetd’une immigrationquiparaît incontrôlée.SiStirbois s’occupe toute la semainedel’organisationfrontiste,ilfaitduterrainleweek-end,etnotammentduporte-à-porte.IlasuexploiteràsonavantageladécisiondugouvernementMauroyderégulariser130000immigrésclandestinsdèsl’été1981.D’autrescandidatsfrontistesréalisentunepercéecomparableàPont-de-Chéruy,danslabanlieuelyonnaise(10,34%)etàGrand-Synthe,prèsdeDunkerque(13,3%).Déjàseprofilentleslignesdeforcedelafutureimplantation électorale du Front national : aux « bastions » traditionnels de l’extrême droite du Sud-Ests’agrègentdesterritoiresurbainsetpéri-urbains.DanssaNormandienatale,CarlLangestsurpris:«son»candidat, undénomméSurgeon, fait 2,3%devoix contremoinsde1%d’ordinaire.Divine surprise surcetteterredemissionduFrontquesera,longtempsencore,laNormandie.

QuefaitLePenpendantcetemps?Pasgrand-choseauniveaupolitique.Certes,ilcommenceàapparaîtreàlatélévision,onverradansquellesconditions7.Maissonimpactnationalrestefaible.EtleprésidentduFront national consacre plus de temps à la Serp qu’à son organisation politique, du moins jusqu’auxélectionsmunicipalesde1983.Jean-MarieLeChevallier8,prochedeLePenàcetteépoque,sesouvientdecequ’ilcherchaitsurtoutunnouveaucréneaupourdéveloppersasociété.Ilavaitpenséàunprojetdejouetscientifique,unglobelumineuxdonnantl’heurepartoutdanslemondeentier.

Leprojetn’apudéboucherfauted’investisseurs.LePenchercheaussiàaccompagnerlaradicalisationàdroitedecertainesprofessions.Le13septembre

1982, il participe à la grande marche silencieuse des petits patrons organisée par le SNPMI (Syndicatnationaldespetitesetmoyennesindustries),uneorganisationaniméeparGérardDeuiletPierreDescaves,futurscandidatsfrontistes.

Maiscesont lesélectionsmunicipalesde1983quivontmarquerun tournantdans lacarrièreetmêmedans la vie privée de Jean-Marie Le Pen. Jusqu’alors, Le Pen s’était plutôt présenté dans des quartiersbourgeoisàParis.IlsemblequeMichelCollinotaitréussi,commepourlafêtedesBBR,àleconvaincre,non sans mal, de tenter sa chance dans un quartier populaire. Collinot lui-même, proche de Stirbois, aconstaté comment cedernier avait réussi, auxélections cantonales, à capterunvotepopulaire sur le seulthèmedel’immigration.

Collinot joint le geste à la parole et dirige la campagne de Le Pen dans le XXe arrondissement. LeprésidentduFrontnationalnedisposeencorequedemoyenshumainsetfinancierslimités.Commetoujours,ilmobilisesafamille.Safille,Marie-Caroline,doits’enrôlerdansleséquipesmilitantesquis’installentrueLe Bua.MêmeMarine Le Pen, qui n’est alors âgée que de quinze ans, obtient de son père le droit des’absenterdulycéepourdonneruncoupdemain.MichelCollinotfaitappelàuncadreduFrontnationaldelajeunesse,CarlLang.LeFront«metlepaquet»,commeondit,seuleunetrentainedemilitantspouvant

Page 80: Histoire Française

êtremobilisésdurantdeuxàquatremois.CandidatdanslevoisinXIXearrondissement,quartiertoutaussipopulaire,RolandGauchernebénéficiepasdelamêmelogistique.

LePenmèneunecampagnetrèsclassique:affichagesetréunionsdepréaux.UnamideLangquitravailledans l’affichage publicitaire leur apporte un soutien précieux : chaque semaine, il signale au Front lespanneauxdisponibles,cequipermetàLePendebénéficierd’unaffichagegratuiten4×3.

Dès ledébutde lacampagne, lesmilitantsduFNnotentuneréceptivité inéditedeshabitants.Danscetarrondissementoùlamixitésocialeesttrèsforte,touteuneimmigrationdevientvisible,avec«boubous»et«gandouras»,aumomentmêmeoùlechômageestentraindes’envoler.«Onétaitétonnés,raconteCarlLang:àchaqueréunionpublique,onfaisait30à40personnes9.»Résultat:LePenréussitàrallier6877électeurs,soit11,26%dessuffrages.ContrairementàcequivasepasseràDreuxquelquesmoisplustard,ladroite, dirigée par Jacques Chirac et représentée ici par le député-maire UDF Didier Bariani, refusecatégoriquementl’alliancequeluiproposeLePenausoirdupremiertour.Pis:ilmobiliseleséquipesduSACquirendentpérilleuxl’affichageduFrontnational,queCarlLangorganisaitenpleinjourpouréviterles bagarres de nuit, forcément plus risquées. Lang se souvient d’être « monté » à Montretout pour unentretienentrequat’z’yeuxavec lechef :«Onnepeutpas imposernosaffichessur lesmurssansalleràl’affrontement physique, lui dit-il. Que fait-on ? » Le Pen refuse de prendre ce risque, soit parce qu’ilconsidèrequesonserviced’ordre,encoreinexistant,neserapascapabledefaireface,soit,hypothèseplusprobable,parcequ’ilneveutpasqu’onleprived’uneéventuellevictoireenseservantd’incidentsdont ilseraittenupourresponsable.Sonscoreausecondtourestunpeumoinsflatteur(8,54%)queceluiobtenuauprécédent,maisildevientquandmêmeconseillermunicipal.

Autrepetitesatisfaction:GérardFraysse,leprésidentlocaldel’UDF,prendlangueavecLePendurantlacampagneet rallie leFrontnational,où ildevientpermanentpourvingtans. Ilemmèneavec lui lesdeuxtiersdelasectionlocaleécœuréeparlespositionsanti-FNdeDidierBariani.

LemessageélectoraldeLePen s’estdonc révélépayant. Il était d’unegrande simplicité,parfaitementrésumépar son affiche électorale : « Immigration, insécurité, chômage, fiscalisme, laxisme, ras le bol, jevoteLePen.»CeseralafeuillederouteduFrontpourlesannéesàvenir:lesthèmesdel’immigration,del’insécuritéetduchômagesontdestinésàmobiliser lesclassespopulaires ; celuidu fiscalismechercheàséduirelesclassesmoyennesinquiètesdel’arrivéedelagaucheaupouvoir;quantaulaxisme,ilpeutêtreaussibiendédiéàlafractionlaplusconservatricedelabourgeoisiequ’aux«petitsBlancs»,commel’ondirabientôt,rendusanxieuxparlaprogressiondeladélinquanceàlaquelleilssontlespremiersexposés.

Incontestablement, c’est le sujet de l’immigration qui a le plus de succès, les signes d’une intégrationindubitablesemblantmêmeheurterunefractiondescouchespopulaires.Lesgrèves,trèsdures,quisesontproduitesàl’usineTalbotd’Aulnay-sous-Bois,auprintemps1982,fontapparaîtreàlatélévisiondesdéfilésd’immigrés –majoritaires dans l’établissement parmi lesOS – coiffés de casquettes rougesCGT.On nesaurait mieux exacerber la crainte, dans une partie des classes populaires, de voir les « étrangers » etparticulièrement ceux d’origine arabe prendre la place des Français en adoptant leurs traditions les pluspopulaires,leurssyndicats,etc.

Jean-MarieLePenaffirmeavoirprisconsciencetrèstôtdu«danger»représentéparl’immigration:«Pourmoicen’estpasunthèmeporteur,c’estunthèmepolitique.Jeleressenscommeundangernational,commeunrisque.Jeconstatequelaguerred’Algérie,aulieudeprovoquerlerapatriementdesAlgériensquisont enFrance, provoque au contraire un affluxd’immigrés d’Afrique duNord enFrance.Et à partir de1974,quandsurviennentlesloissurleregroupementfamilial10,jevoisbienledangercorrélatifqu’ilvayavoirentreladépressiondémographiquedel’EuropeetdelaFranceetl’explosiondémographiquedutiers-monde. »Le propos relève probablement d’une reconstitution.En réalité, le chef duFront national est àl’époquedavantageobsédépar le communismequepar l’immigration. Il a encoredumalà s’extirperduclimat idéologiquedesannées1960, sonpasséAlgérie française. Il est encoremarquépar sonoppositionaveclecourantOrdrenouveau,entréendécompositionavancéedepuis1981.ÉvoquantsacomplicitéavecLePen,RogerHoleindreexpliciteencesensleurconvictioncommune:«Onaétépourl’Algériefrançaiseet donc pour l’assimilation. Pour nous, lesArabes n’ont jamais été des bougnoules11. » Ce qui n’a pasempêchéLePendevalider,dès1978, la fameuseafficheduFrontnationalsur le thème«Unmilliondechômeurs=unmilliond’immigrés»,quipuisesoninspiration,sciemmentounon,danslapropagandeduparti hitlérien au cours des années 1930. Il semble bien cependant qu’il n’ait pas été à l’origine de cetteaffiche. Ceux qui ont vécu cette époque dans la mouvance lepéniste l’attribuent plutôt au nationaliste-révolutionnaire JeanCastrillodugroupeMilitant12, ainsi qu’à Jean-PierreStirbois, déjà auxmanettes duFrontàcemoment-là.

Qu’importe : la thématiquede l’immigration s’impose encore auFrontnational lorsdedeuxnouvellesélectionspartiellesàl’automne1983,etparticulièrementlorsdel’électionmunicipalepartielledeDreux,oùlalistedeJean-PierreStirboisrecueille16,7%desvoixaupremiertour.Enmars1983,FrançoiseGaspard(PS)n’yaétééluequ’avechuitvoixd’avance.Lescrutinavaitdoncétéannulé.LecoupleStirboisprofite

Page 81: Histoire Française

del’étépourexploiterlesproblèmesdecettevilledanslaquelleunforttauxdechômage(10%)coïncideavecuneimmigrationimportante(23%).Leporte-à-portedanslesHLMsembleprometteur:unsondageartisanalréaliséauprèsde200habitantsfaitapparaîtreunpotentielde17%desvoix13.AlorsquelapercéedeLePendansleXXearrondissementparisiens’apparenteàuneopérationcommando,laperformancedeStirboisrelèved’unpatienttravaild’implantationcentrésurlethèmedel’immigration.Lesconséquencesdel’électiondeDreuxsontd’autantplusimportantesqu’ausecondtour,ladroitelocaleRPR-UDFdécidedefusionnersalisteavecleFrontnational.Ellel’emporteavec56,7%etJean-PierreStirboisintègreleconseilmunicipal,ainsiquedeuxautresmembresdesaliste.

Pour la première fois, la question de l’alliance entre droite et extrême droite est posée. Le secrétairegénéralduRPRBernardPonstientmeetingàDreuxaveclescandidatsdelalisteRPR-UDF-FN,dontJean-PierreStirboisprésentàlatribune.Cettecoalitionn’émeutguère,àl’époque,JacquesChirac:«Jen’auraispas du tout été gêné de voter pour la liste d’opposition au second tour, déclare-t-il. Il est actuellementbeaucoup plus dangereux de soutenir une coalition qui comporte des communistes que de soutenir unecoalition qui comporte, au niveau de conseils municipaux de communes de moyenne importance, desmembres du Front national, ce qui a relativement peu d’importance 14. » Sans doute s’agissait-il, dansl’espritdumairedeParis,derépondreàSimoneVeilquiavaitdéclaré,quelquesjoursauparavant,qu’elles’abstiendraitsiellevotaitàDreux.MaisladécisiondeChiracd’approuveràDreuxcequ’ilrefuseàParisouvre une brèche dans laquelle les lepénistes vont s’engouffrer. D’autant que Valéry Giscard d’Estaingadoptelamême«positiond’ouverture»àl’égardduFN.

Troisjoursplustard,le14septembre,leConseild’Étatannulel’électionmunicipaled’Aulnay-sous-Bois.Manque de chance, le Front national ne compte qu’un seul adhérent dans le département. Ce qui nedécouragepaspourautantJean-PierreStirbois.IlobtientdeLePendeprendreladirectiondelacampagne.Avecununiqueadhérentcommeviatique,l’équipeStirboisentreprendunporte-à-portequipermetauFNderéunir32listiers.C’estdenouveaulesuccès:lalisteFNobtient9,32%desvoix.PresqueautantqueLePenàParis,etsansluiencoreunefois.

Cette nouvelle performance heurte l’orgueil du patron du FN. Le Pen n’entend pas laisser passerl’occasiondeprendresarevanche,lorsqu’elleseprésenteavecl’électionlégislativepartielled’Auray,dansleMorbihan.Iln’yapasd’immigrésdansledépartement.MaisLePenyestchezlui.Aurayévoquepourlui, commepour beaucoup deBretons, des images fortes et d’abord celles du pardon de Sainte-Anne, lapatronnedeBretagne, « des paroisses environnantes : dePlougastel etLoctudy, ils viennent tous planterleurs tentes, troisnuits, trois jours– jusqu’au lundi»,commel’asibiendécritTristanCorbière, legrandpoètebreton,tantadmiréparJeanMoulin...

À l’été 1983,ChristianBonnet, ancienministre de l’Intérieur, décide de ne pas se représenter dans sacirconscription, la deuxième duMorbihan qui s’étend deBelle-Île jusqu’àAuray, où il est élu depuis ledébutdesannées1970dèslepremiertouravec60%desvoix.OrnonseulementBonnet«abandonne»sesélecteurs,quiviventd’ailleursassezmalcettedécision,maisillaissel’oppositiondedroitesediviserentretroishéritiersputatifstousissusdel’UDF!

Jusque-là, Jean-Marie Le Pen a soigneusement distingué ses relations personnelles avecLaTrinité, savillenatale,desonengagementpolitiquenational.Chacunicisait,bienentendu,quiilestetcequ’ilpense.Maisilneparleguèredepolitiquelorsdesesfréquentsretoursaupays.LePenseditcependantqu’ilpeut«faireuncoup»danssonpaysnatal.Ilaffirmevouloir«fairelapreuvepartrois»,aprèsDreuxetParisXXe,del’existencenouvelleenFranced’unélectoratdedroitenationale.

LamaisonfamilialedeLaTrinité-sur-MersetransformeenQGélectoral.LeprésidentduFrontnationalemmène avec lui Jean-Marie Le Chevallier, qui vient de quitter les rivages tranquilles du giscardisme.Homme de cabinet chez les Républicains indépendants, il a été sèchement remercié après la dérouteélectoraledemai1981.IlsemorfonddepuislorsausecrétariatgénéraldelaCroix-Rouge.Enmars1983,son épouseCendrine a participé à la campagnemunicipale parisiennedeLePen : « Je l’ai vu remercierchaleureusementlesmilitants,raconte-t-elle.Ilssontbattusmaiscontentsd’avoirunchefquileurremontelemoral.J’aiétéfrappéparlecontrasteentrecetteambianceetcellequirégnaitchezlesgiscardiens15.»

Devenusondirecteurdecampagne,lefuturmairedeToulonconvaincLePendeprendrepoursuppléantunhommetétraplégique,anciencoureurautomobile,YannCadoret.«Ilavaitlescheveuxlongs,unebarbe,etilportaituncatogan,sesouvientLeChevallier.Quandj’enaiparléàLePen,onétaitenvoiture:“Ça,c’estuneidée”,a-t-ildit.Ons’arrêteaupremierbistrotet il téléphoneàlamère.Celle-ciaaccueillicetteidéeavecfiertéetémotionetelleasuconvaincresonfilsquiaététrèsactifdanslacampagne.»

Jean-MarieLeChevallierserappelleencorecetteincroyablecampagne.IlsétaientunedizaineàhabiterdanslamaisonnataledeLePen,oùiln’yavaitpasencoredecarrelageausol.PierretteLePenfaisait latambouille.Marie-CarolineLePenétaitlàelleaussi,ainsiqueDominiqueChabocheetPierreDurandentreautres.D’unefaçoncocasse,ladimensionartisanaledelacampagne,menéepardesmilitantsétrangersausecteur hormis Le Pen, contraste avec l’emploi de techniques ultramodernes, inspirées du marketing

Page 82: Histoire Française

électoralà l’américaine.Àl’époqued’ailleurs,LeChevallierutilisaitcestechniquesdanssesfonctionsdeconsultantpourdessociétésaméricainescommeRankXeroxou3M.

ÀLaTrinité, cemarketing consistait à appeler au téléphoneun àun tous leshabitants des trente-neufvillagesdans lesquels lecandidats’apprêtaità teniruneréunion.«Marie-Carolineetmoi,sesouvientLeChevallier,onpassaitnosjournéesàça.EtçamarchaitdufeudeDieu.C’étaittrèsprofessionnel:ilyavaitunprotocoled’appel,c’est-à-diredesconsignesprécisesétabliesenfonctiondesréponsesdeshabitants.»

La presse locale, et même nationale – LeMonde note que les auditoires de M. Le Pen sont « plusnombreux que ceux des autres candidats16 –, semontre stupéfaite par l’importance des assistances ainsiréuniesparLePen.Surplace,cedernieroublievolontiersdementionnersafiliationpolitique.«Ilsedit“del’opposition”. Il parle davantagede laFrance et de sondéclin possible quede sonparti politiqueoudesproblèmeslocaux»,rapporteAlainRollatduMonde.«Nousavonsmenécampagneduranttroissemaines,raconte Le Chevallier. À l’époque Christian Bonnet m’avait dit : “Je vois ce que Le Pen veut faire enBretagne.Pasplusde5%.”»Cesera12%,labarrefixéeparLePenlui-mêmelorsqu’ilaproposéàJean-MarieLeChevallierdemeneravecluicetteopérationcommando.LePenespéraitsansdouteunpeumieux.Mais le Morbihan restera longtemps encore une terre de mission pour le Front national. À l’exceptionnotabledeLaTrinité,oùLePendépasse les50%.Laperformancen’échapped’ailleurspasaumaireenplace,quicontacteLeChevallierpourrencontrerLePenaprèsl’électionlégislativepartielleetluifaireuneproposition « en or » : celle de se présenter avec lui lors de la prochaine élection municipale. Le Pendeviendraitsonpremieradjointetluis’engageaitàfaire«toutleboulot»àsaplace.Refusdel’intéressé.Lesaffaireslocalesnel’intéressentpasetilneveutpasnonplusdevenirunmairebidon,autrementditpourdubeurre,fût-ilbreton.Unedécisionquiconfirmesapréférencepourles«coups»audétrimentduprincipetraditionnelenpolitiquedel’implantationdansunfief.

Le13février1984marqueunnouveautournantdanslapercéelepéniste.NoussommesàquelquesmoisdesélectionseuropéennespourlesquellesLePenadécidédefrapperungrandcoup.EtvoiciqueFrançois-HenrideVirieuleconviecommeseulinvitéàlagrandeémissionpolitiquedumoment:«L’heuredevérité».L’émissionétaitprévueinitialement...le6février1984.Lejourducinquantièmeanniversairedufameuxdéfilédesliguesd’extrêmedroiteversl’Assembléenationale.Pourévitertoutamalgame,ladirectiondelachaînedécidededécalerl’invitationd’unesemaine,cequipermetauFrontnationaldecouvrirlesgrandesvillesd’affichesannonçantlasoiréetélévisée.Avantmêmel’émission,LePenadroitàunecouverturedepresse importante :quatrepagesd’entretienavecHenriAmourouxdansLeFigaroMagazine, deuxpagesdansLeNouvelObservateur.Lejourdit,lesièged’Antenne2estbouclé,cardesmanifestantsjuifsduBetarprotestentcontrecetteinvitation.François-HenrideVirieudoitjustifierd’embléesadécision:«Vousavezuneexistenceélectorale,c’estunfaitetc’estpourquoij’aidécidédevousinvitercesoir.»

PourpasserLePensurlegril,Virieus’estentourédetroisjournalistesqu’ilestimeassezretorspourcela:AlainDuhamel,AlbertDuroyetJean-LouisServan-Schreiber.Lestroisvontchercheràle«coincer»surles sujetsappelésàdevenirdesclassiquesdans lesdébatsdecegenreavec lechefduFrontnational : lapeinedemort,lesoutienauxdictatures(FrancoetPinochet), l’antisémitisme,l’immigration,l’avortement,latortureenAlgérie.Jean-MarieLePensecomporteendroitistedécomplexé.Ilnelâcherien,commeondirait aujourd’hui, manifestant même parfois non seulement un certain aplomb, mais aussi une formed’arrogance.Et,apparemment,ilpassebien,dumoinsauprèsdupublicqu’ilsouhaiteatteindre.LorsqueLePendécrèteuneminutedesilenceensignedesolidaritéaveclesvictimesducommunisme,l’assistance–ony reconnaît Pierrette et ses filles et quelques dirigeants frontistes – se lève, tandis que les journalistes,décontenancés,restentassisettententdecontinueràparler,laissantcroirequ’ilsrefusentde...dénoncerlesvictimesducommunisme.Mêmesilestéléspectateurssontloind’avoirtouscomprisqu’ils’agissait,pourLePen,deprotester contre laminutede silenceobservéeauParlement lorsde lamortdunumérounduKremlinAndropov à la demande duministre des Affaires étrangères, le chef du Front national apparaîtcommelavictimed’unesorted’inquisitionmédiatique.Unemiseenscènequel’onretrouvera...

Lelendemain,lespermanenciersdelarueBernouilli,lesiègeduFrontnational,sontstupéfaits:onfaitlaqueuepouradhérer!Entroisjours,ilsenregistrentunbonmillierd’adhésions.Lephénomènen’estpasquemilitant:unsondageréaliséaprèsl’émissionmontrequelesintentionsdevoteenfaveurduFrontnationalsontpasséesde3,5à7%.

Danslafoulée,LePenetlebureaupolitiqueduFrontnationalpeuvents’affichernonloindesténorsdeladroitequimanifestentcontreleprojetderéformedel’enseignementprivéle4mars1984,suivisde800000personnes.LePenassistedoncàlanaissance,ouplutôtàlarenaissancedu«peuplededroite».

Pourconclurecetteannéefaste,ilnerestaitqu’àconfirmerlapercéefrontistelorsduscrutineuropéendu17 juin.L’enjeuestd’autantplus importantquecetteélectionsepasseà laproportionnelle intégrale.Ellereprésenteainsinonseulementl’occasiond’installerleFrontsurlascènepolitique,maisaussicelledecréerungrouped’élusaveclessubventionsnonnégligeablesoctroyéesparleParlementeuropéen.Jean-MarieLePen s’y prend avec soin. Il cherche à confirmer l’image de nouvelle respectabilité qu’il a commencé à

Page 83: Histoire Française

instillerlorsdesaprestationtélévisée.Le13mai,ilprésentesalisteàlapresse.Unelisted’ouverture:ellecomporte six anciensUDF, parmi lesquelsOlivier d’Ormesson, député sortant, et quatre anciens duCNIemmenésparBernardAntony,uncatholiquetraditionalisteduCNIrévulséparlaprésencedeSimoneVeilàla tête de la liste RPR-UDF. Jean-Marie Le Pen confie la direction de la campagne à Jean-Marie LeChevallier avec lequel il a mené la bataille d’Auray. C’est une surprise : cette responsabilité aurait dûrevenir,entoutelogique,àJean-PierreStirboisetàMichelCollinotquiavaienttrouvéetimposélabonnestratégieélectoraleen1983.Àcessolidaristesquiveulentancrerlepartiducôtédupeuple,LePenpréfèreunex-giscardienbonteint,convertiaulepénisme,pensentcesderniers,pourcausedechômagepolitique.

Toutunpeuplededroiterestetétaniséparl’arrivéedeFrançoisMitterrandetprendpeurdesrouges,sanscomprendre queFrançoisMitterrand allait devenir le fossoyeur duPCF.Mais le fait est qu’il y a quatreministrescommunistes,quel’Unionsoviétiquesembleencoreunegrandepuissance,queMitterrandadéjànationalisé lesbanquesetplusieursgroupes industriels,qu’il aaboli lapeinedemort, régularisé130000clandestins, et que la fiscalité devient plus dure pour les classes moyennes. Les plus conservateurs desélecteursdedroitesontparailleursrévulsésparlevirageproeuropéend’unChiracqui,aprèsavoirdénoncé«lepartidel’étranger»en197817,aoffertlapremièreplacedelalistecommuneRPR-UDFàSimoneVeil.LePenadonctouteslesraisonsd’opterpourlastratégiedela«vraiedroite»,cellequis’opposepourdebon à lamenace socialo-communiste et non pour la stratégie du «Ni droite ni gauche » prônée par lesrescapésdel’aventuresolidariste.Plusprosaïquement,enbonpolitique,LePenfaitd’unepierredeuxcoups:d’unepart,enconfiantsacampagneàLeChevallier,ilajouteàcelle-ciuneauraderespectabilité;d’autrepart,ilrappelleàsonsecrétairegénéralJean-PierreStirboisqu’ilestetentendresterseulmaîtreàbordduFrontnational.

Lalisteconstituéelorsdeseuropéennesnemarquepasseulementuneouverturepolitique,elleestaussiuneliste«pare-feu».Jean-MarieLePenabiencomprisquelesaccusationsderacisme,d’antisémitismeetdecomplaisanceenvers lacollaborationsontdesobstaclesà l’unionavec leRPRet l’UDF.Commedansunepartied’échecschinois(quisejoueàtrois)ildisposeplusieurspionspourcontrerlesmédias.Etlà,ilnelésinepas.LadeuxièmeplacedelalisteestoctroyéeàMicheldeCamaret,unanciendela«17eéquipe»,puis cagoulard voulant abattre la «Gueuse », engagé ensuite aux côtés des fascistes espagnols, puis auxcôtésdesesamiscagoulardsentourantPétainàVichy.CollaborateurleplusprochedePierreMéténier,qu’ilaccompagnera, avenue Foch, le 13 novembre 1940, dans une négociation avec le tristement célèbreKnochen, le patron du SD, le service de renseignement nazi ! Comme son ami Bénouville, Camaretrejoindra progressivement la Résistance. Et in fine participera à l’organisation desmaquis duMorbihan.CamaretatoutnaturellementétérecommandéàJean-MarieLePenparPierredeBénouville,quivadevenirl’un des principaux agents de liaison entre la droite et l’extrême droite dans les années qui viennent 18.GilbertDevèze,quiafaitcarrièrechezles indépendants,s’était luiaussiengagédans laRésistance.Ilestplacé en douzième position sur la liste, suivi par le vieux complice de Le Pen, Roger Holeindre, autrerésistant,maisplusmarquéà l’extrêmedroite19.Autrecolistier«pare-feu», contre l’antisémitismecettefois,RobertHemmerdinger, luiaussiancienrésistant.Cettedernièredécisioncorrespondpeut-êtreaussiàune préoccupation électoraliste d’un autre ordre : « La crise pétrolière génère un sentiment antiarabe,expliqueCamilleGalic,àl’époquejournalisteauRivarol,LePenavaitalorslacotedanslepetitpeuplejuifdeBarbès.JemesouviensdesvendeusesjuivesdumarchéSaint-Pierrequilesoutenaient20.»

Enfin,surlefrontdel’antiracisme,LePenmetenavantsonamiMouradKaouah,anciendéputéd’Alger21.

L’ouverture de la liste n’empêche pas Jean-Marie Le Pen de s’occuper de la dimension pratique deschoseset,d’abord,del’argent,nerfdelaguerreetdetoutecampagneréussie.Voilàcommentunbraveetvieuxmonsieur,GustavePordea,figureenquatrièmeplacesurlaliste,uneplacedûmentmonnayée,commeonvalevoir22.

Parallèlement à ces efforts pour respectabiliser leFrontnational,LePen arrêted’abuserde la boisson,ayantsansdouteconsciencequesesécartsdeconduite,nombreuxparlepassé,pourraientnuireàsacarrière.IlimposeaussilevouvoiementàsesamisduFrontnational.

Pour la première fois, le Front national peut s’offrir une campagne en grand. Ce n’est pas grâce auxbanques, qui ne prêtent qu’un million de francs : un rapport demandé à la Lloyd’s, la compagnied’assurancesanglaise,pourgarantirleprêt,assurequeleFrontnationaln’aaucunechancedepasserlabarredes5% lorsdu scrutin.FernandLeRachinel, l’imprimeurduFrontnational,qui l’a rejoint en1981, estconduitàprêter7millionsdefrancsà l’organisation.Unhebdomadaire,National-Hebdo (sous-titre :« lejournal de Jean-Marie Le Pen »), voit le jour durant la campagne. Une vaste tournée de meetings estorganisée.Ensixmois,LePenrendvisiteàlaplupartdesdépartements,endépitd’uneorganisationencoreartisanale.LeFrontnationalcomptemoinsde5000adhérents.Iln’apasdeserviced’ordreprofessionnel.Or lesélectionseuropéenneset la tournéedesonchefsont l’occasiond’unecampagne«antifasciste»de

Page 84: Histoire Française

grande ampleur, aiguillonnée par des experts dans le domaine, les militants d’une Ligue communisterévolutionnairequin’aguèreprofitédelavictoiredelagaucheàl’électionprésidentielle.Unpeupartout,onconvoque des « réunions unitaires » pour s’opposer pacifiquement ou physiquement aux meetingslepénistes.

CarlLangestchargédel’organisationdecettetournéequivas’avéreréreintante.IlsesouvientqueLePenasuformidablementbienjouerdecescontre-manifestationspoursefaireconnaîtreenprovince:«Ilsuffisait d’annoncer une date.Onne disposait généralement que de quelquesmilitants sur place.Mais leramdamdel’extrêmegauchepermettaitdedonnertouteunepublicitéinespéréeaumeetinglocaldeLePen23.»ÀRennes,Lyon,Besançon,Saint-Étienne,Toulouse,Limoges,Clermont-FerrandetmêmeCholet,lagauchepolitique,syndicaleetassociativeorganisedesrassemblementsprotestatairesquitransformentcequiauraitpun’êtrequ’unebanaleréunionenévénementmédiatique.LeFrontnationalengrangedeprécieusesminutesdepublicitégratuitedanslesjournauxtélévisésrégionaux24.L’imaged’unLePenplaisantantavecdécontractiondevantdesassistancessagementassisescontrasteaveccelledecontre-manifestantsvociférant:«Lefascismenepasserapas.»Lagaucheprocédaitde lasorteàunerépétitiongénéralede lastratégiequ’ellevadévelopperpendantprèsdetrenteans...

CarlLangdoitcependantorganiserlaprotectiondesmeetings.IlmobiliseleFrontnationaldelajeunesse,qu’iladûmentforméetpréparéàlatâche.Chaquefoisquec’estnécessaire,unequarantainedejeunesfontledéplacement.Surplace,ilssontaidésparlasectionlocaleduFront,maigreletteleplussouvent,ainsiquepar lagarderapprochéedeLePen,plus«professionnelle»etencadrésparungardeducorpshorspair :RobertMoreau,ditFreddy,aliasleBourreaudeBéthune,sonsurnomaucatch25.

L’homme est plus cultivé que sa carrière le laisse croire. Fils de chef d’orchestre, il est polyglotte etpourramêmereprendreune formationà la faveurdupostequi lui seraoctroyéauParlementeuropéen. Ilpossèdesurtout le sang-froidet lapatiencequi sauveront souvent lamiseàun«patron»plutôt sanguin.Freddyrejointla«caravanette»LePendurantlacampagne.UnjourqueLePentientuneréuniondansleNord,Jean-MarieLeChevalliervaàsarencontre:«VoilàjemepromènepartoutavecJean-Marie.Jefaiscequejepeux,maisjenesuispasunprofessionnel.Ilfaudraitquetuacceptesdedevenirsongardeducorps:ilt’aimebeaucoup,vousvousconnaissezbien,çapourraitmarcher26.»

C’était,biensûr,l’idéedeLePen,quiconnaissaitFreddydepuis1958,àl’époqueoùilcombattaitsurlesrings.EtquisavaitqueleBourreaudeBéthunetentaitalorsunereconversiondifficileaprèsavoirabandonnélacompétitionen1980.Aprèsavoirconsultésonépouse,ildonnerapidementsonaccord.

AuxcôtésdeFreddy,quelquesactivistesduSACrejoignentleFrontnationaletlagardepersonnelledesonprésident.Parfoislesaffrontementssontassezdurs.Etparfois,malgrélesappelsdeLePenpourfairerespecterla«libertéd’expression»etl’«ordrepublic»,lapolicerefusedeprotégersesmeetings,laissantainsi le serviced’ordre frontiste face auxmilitantsd’extrêmegauche, commeàMarseille le8 juin1984,neuf jours avant le scrutin.Visiblement le commissairedepolicen’apas reçu la consignedeprotéger lemeetinglepéniste27.Curieusement, le risqued’incidentsnedécouragepas les sympathisants. IlsviennentnombreuxécouterLePen,lanouvellestarsulfureusedelapolitiquefrançaise.Sulfureuse,certes,maisquelspectacle:«LePen,serappelleCarlLang,étaitdansuneformeéblouissante.Lasoiréecommençaitparuneconférencedepresseà18heures.Elleduraitentreuneheureetuneheureetdemie.Ils’échauffaitpourleshowdusoir.»Etlesoirilparlaitdeuxheures,sansaucunenote.Cessalleslepénistesn’avaientrienàvoiraveccellesqueréunissaitOrdrenouveau.Ilyavaitbeaucoupdegens«bienmis»,defamilles,decequ’onappelleencoredes«Françaismoyens»,etquisontleplussouventissusdesclassesmoyennes.

Bientôtsurvientl’heuredel’additionélectorale.Touteslesforcespolitiquessemblents’êtreliguéespourfavoriser malgré elles le score du Front national. En s’unissant contre lui, la droite s’est « centrisée »,apparaissant comme modérée au moment où sa base électorale exige une revanche après l’humiliationmitterrandiennede1981.

Malgrélaprésencedetroislistesàcaractère«corporatiste28»quiauraientpulaconcurrencer,celleduFNrecueilledonc2110000voix,soit10,95%dessuffrages.ElletalonnecelleduPCFquirecueille11,2%des suffrages. Paradoxalement, cette victoire est aussi celle de François Mitterrand, malgré la contre-performance de la liste Jospin (20,76%) : par une sorte de pied de nez de l’Histoire, c’est en effet aumomentoùlechefdel’ÉtatestdetrainderéduirelecommunismefrançaisqueLePens’érigeenrempartcontreundangerdéclinant.Ilesttrèspossible,etmêmeprobable,quel’analyseduscrutin,artdanslequelexcelleMitterrand,luiaitsuggérélastratégiequ’ilvadéployerjusqu’àlafindesannées1980etsurlaquellenousreviendronsendétail:lorsdecescrutindu17juin1984,lerapportdeforceentregaucheetdroites’estbeaucoupdégradé.Lagauchene totaliseque35,66%desvoixquand lesdroitesparviennentà57,16%.L’écartdépasselesvingtpoints.Dèscemoment-là,ildevientclairqueseuleunedivisiondeladroitepeutpermettreàlagauchedeconserverlepouvoir.

EnNouvelle-Calédonie,lorsdesélectionsterritorialesde1984,LePendonnedesgagesauRPR,commeleracontePaulAnselinqui,nouslesavons,connaît lechefduFrontnationaldepuis laCorpo.«Ons’est

Page 85: Histoire Française

retrouvés dans l’avion pour Nouméa. ÀMelbourne, Jacques Médecin est monté dans l’avion. On s’estretrouvésàdîneravecledéputéJacquesLafleur,lesénateurDickUkeivéduRPCRetDanielNaftalski,unénarqueenvoyéparJacquesChiracpouraiderlacampagnedeLafleur.L’objectifétaitdetrouverunaccordpourempêcher lagauchedeparveniraupouvoir.OnademandélefeuvertàJacquesChiracquinousl’adonné.AvecDanielNaftalskietJacquesMédecin,onarejointLePendansunrestaurant.J’appellelemaîtred’hôtel et je lui passema carte en disant qu’on veut voir Le Pen. Il est sorti avec trois sbires du frontcalédonien, trois Caldoches déchaînés. Mais Le Pen a finalement décidé d’accepter de renoncer à lacandidatureduFrontcalédonienpourfaciliterlavictoireduRPCR.Sansaucunecontrepartie29.»

Sociologiquement, l’électorat lepéniste n’a pas grand-chose à voir avec ce qu’avait été précédemmentl’électorat d’extrême droite ou avec ce qu’il est devenu par la suite. Il est d’ailleurs difficile à cerner,combinantdessegmentsd’unvote«ancien»,levoterapatriéparexemple–leFrontnationalatteint20%dans le bassinméditerranéen30 –, un électorat bourgeois, voire très bourgeois, et l’émergence d’un voteprotestatairedeclassesmoyennesexcédéesdanslesmilieuxurbains,quitendàmordresurceluidesclassespopulairesdansuncertainnombredebanlieues.

LeFront national dépasse ainsi les 15% àParis, et réalise de très bonnes performances dans leXVIearrondissementouàNeuilly.MaissapercéetoucheaussidescommunescommeRoubaix(19,2%),Mantes-la-Jolie(19,3%)ouRillieux-la-Pape,dansleRhône(21,2%).

LeFrontnationaldevientainsiunpartiattrape-tout,c’est-à-direunparticentral,commeentémoignelesondagesortidesurnesréaliséparlaSofres:27%desélecteurslepénistesontvotéChiracen1981,23%pourGiscardet24%pourMitterrand.Celadevraitinquiéterlespartispolitiquesdominants.Ilspréfèrentserassurer.AuRPRsedéveloppelathéoried’unvoteéruptif,doncprovisoire,dontJacquesToubonvadevenirlepropagandisteaveuglé.QuantauPS,ilselaissevolontiersentraînerparl’extrêmegauchedansunesimplerhétorique antifasciste.Durant la campagne, confronté à Jean-MarieLePen surTF1, le député socialisteJeanPoperenquitteleplateaudansungesteàlaMauriceClavel31,imitéparledéputécommunisteAndréLajoinie.Quelquessemainesplus tard, lemêmePoperentémoignepourtantd’uneluciditédiamétralementopposéelorsd’uneconversationavecLionelJospin,peuavantlesélectionseuropéennes,dialoguerapportéparlejournalisteGuySitbon32:

«Poperen:JecroisqueLePenestentraindemonter.«Jospin:Lederniersondageledonneà5%,jenemetrompepas?«Poperen:Ilyadeuxsondages.Unluidonne6%,l’autre5%.« (Jospin ouvre un attaché-case, en sort deux feuillets dactylographiés, qu’il parcourt en vitesse ; je

devine,peut-êtreàtort,quelepapierrendcomptedesondageseffectuésparlesRenseignementsgénéraux.)«Jospin:Ici,ilsdisent5%.«Poperen:Àmonavis,ilferaplus.«Jospin:Tudiraiscombien?«Poperen:Peut-êtrejusqu’à8%.Chezmoi33,jenesaisplusjusqu’oùçavaaller.Lesgensneretrouvent

plusleurtransistordansleurvoiture,ilssontfurieux.Danslesquartiersd’immigrés,LePenpassetrèsbien.«Jospin:Çaatoujoursétécommeça.«Poperen:Maintenantdanslesquartiersoùilyaplusde50%d’immigrés,lesgens,onnepeutplusrien

leurdire.Ilsenvoientleursenfantsdanslesécolesprivées,etonenprendpleinlagueuledesdeuxcôtés.»Lapiècemajeureduthéâtrepolitiquefrançaisdelafindusièclepeutcommencer.Ladroiteetlagauche

ontdéjàoffertàLePenunmagnifiquecadeaupolitique,dontlesdeuxpayentencoreaujourd’huilecoûtauprixfort:ladroiteaabandonnélanationàLePen;quantàlagauche,ellecommenceàluicéderlepeuple.

1.L’expression,plaisante,estdeCamilleGalic(voirlechapitre8,«AuFront!»).2.Voirlechapitre8:«AuFront!».3.Levotedesimmigrésauxélectionslocalesétaitl’unedes110propositionsduprogrammedeFrançoisMitterrandàl’électionprésidentiellede1981.4.Cedernierdeviendral’undesanimateursduserviced’ordreduFrontnational.5.Entretiendu10décembre2011.6.RolandGaucher,LaMontéeduFN–1983-1997,JeanPicollec,1997,p.14.7.Voirlechapitre12,«Mitterrand-LePen».8.Entretiensdes7et8mai2011.9.Entretiendu8décembre2011.10.Enfait,cesdispositionsontétéadoptéesen1976.11.Entretiendu10décembre2011.12.Cette« revuenationalistepour ladéfensede l’identité françaiseet européenne», fondéeen1967pardeuxancienscollaborateurs,PierrePautyetPierreBousquet,arejointleFrontnationalàsacréation,avantdelequitteren1980,enaccusantLePend’êtredevenu«unjouetentrelesmainsdessionistes»,toutendénonçant«lesmanigancestalmudiquesdel’équipesolidariste».13.VoirLePen,biographie,op.cit.,p.402.14.CitéparEdwyPleneletAlainRollat,LaRépubliquemenacée.Dixansd’effetLePen,LaDécouverte,1992,p.84.15.Entretiendes7et8mai2011.16.Id.

Page 86: Histoire Française

17.C’étaitlathématiquedel’appeldeCochin,trèsinspiréparMarie-FranceGaraudetPierreJuillet.18.Précisonsquel’amitiéentreCamaretetBénouvilleétaitsifortequeladépouilledeCamaret,morten1987,aattenduquatorzeanscelledeBénouvilledansuncaveauducimetière.LePenditdeBénouvillequ’il«étaittrèsprochedenosidées»(entretiendu5septembre2012).19.LePeninscritcependantenonzièmepositionRolandGaucher,quifutl’undesdirigeantsdesJeunessesnationalespopulairesdeMarcelDéat.20.Entretiendu15décembre2011.21.Voirlechapitre6,«Traverséedudésert(1)».22.Voirlechapitre18,«LePenetl’argent».23.Entretiendu15décembre2011.DanssonouvrageDansl’ombredeLePen(op.cit.),LorraindeSaint-Affriqueconfirmecetteanalyse:«Sesmeetingssontperturbéspardescontre-manifestationsquienfontlapublicitéetlatélérelaiecesincidents.»24.Touteslesvillescitéesontfaitl’objetdereportagesplusoumoinslongslorsdelavisitedeJean-MarieLePen.25.Danslesannées1960,leBourreaudeBéthuneétaitl’unedesvedettesducatchtéléviséavecl’AngeBlanc.26.Entretiensdes7et8mai2011.27.QuandCarlLang,voyants’avancerlecortègegauchistecasquéetarmé,luidemanded’intervenir,lecommissairerépond:«Qu’entendez-vouspasintervenir?»Puis,iltournelestalons.Leserviced’ordreduFrontnationalchargeensuitelescontre-manifestantsdevantlescamérasdelatélévision.28.CellesdeFrancineGomez(1,89%),GérardNicoud(0,68%)etGérardTouati(0,61%).29.Entretiendu21avril2011.LeFrontnationaln’aeneffetprésentéqu’unseulcandidatdanslacirconscriptionEst,RogerGalliot,quiestéluavec6,05%,etvotepourDickUkeiwé(RPCR)àl’électiondelaprésidence.L’absencedecandidatFNauFrontcalédonien(procheduFN)afacilitélavictoireduRPCR.30.21,39%danslesAlpesMaritimes,19,96%dansleVar,19,50%danslesBouches-du-Rhône.31.En1971,lephilosopheavaitquittéleplateaudel’émissiondeladeuxièmechaîne«Àarmeségales»endénonçantlacensuredontilavaitétévictimepourlepetitfilmqu’onluiavaitproposéderéaliserpourcetteémission.32.LeNouvelObservateurdu15juin1984:«Commentilsenparlent».33.JeanPoperenestdéputéduRhône.

Page 87: Histoire Française

11.

Retouràl’Assemblée

Jean-MarieLePenvoulait-ilvraimentprendrelepouvoir,oubiensonambitionselimitait-elleàlagestiond’unePMEélectoraledisposantdepartsdemarchéstabilisées?Le30novembre2011,France3adiffuséundocumentaire de Jean-Charles Deniau, Emmanuel Blanchard et Grégoire Kauffmann, « Le Diable de laRépublique – quarante ans de Front national », qui reprend cette thèse à son compte : Le Pen serait unboutiquierdelapolitiquequin’auraitjamaisréellementvouluaccéderaupouvoir.L’analyseestséduisantepourplusieursraisons.Ellefigured’ailleursparmileshypothèsesdetravailsurlesquellesaétébâticelivre.

D’abord, cette hypothèse semble corroborée par de nombreux faits et elle a lemérite d’une apparentecohérence.Elles’appuiesurunconstat irréfutable :Jean-MarieLePenn’apasmené leFrontnationalaupouvoir.Ilarefusélui-mêmed’exercertoutmandatlocaletn’aguèreencouragélesleaderslocauxduFNàse faire éliremaires ou à conserver leurmandat une fois élus.Enfin, les efforts pugnaces et, semble-t-il,assezefficacesde sa fillepourdédiaboliser leFrontnational et endonner l’imaged’unparti républicain,paraissent souligner, par contraste, à quel point Jean-Marie Le Pen s’est refusé, pour sa part, à toutedémarchevisantàcréerlesconditionspolitiquesdel’accessionaupouvoirdesonparti.LecôtédilettantedeLe Pen, son amour des grasses matinées et des virées en mer semblent valider l’idée d’un personnagequelquepeufolklorique.

Dansquellemesurecetteanalysesetrouve-t-ellecependantconfirméeparlesfaits?Telestl’enjeudecechapitreetdeceuxquivontsuivre.

Reprenonslefildel’ascensiondeLePen.Galvanisésparsapercéeauxélectionseuropéennesde1984,les frontistesprésententdescandidatsdans75%des2044cantonsconcernéspar le scrutindes10et17mars1985,quandilsn’étaientque65troisansauparavant.Entre-temps,Jean-PierreStirboisetseséquipesontmenéàbienunvrai travailde terrainpourstructurer leFrontnationaldans tous lesdépartements.Enorganisateurpassionnéetefficace,Stirboissélectionnelescadresquiluiparaissentlespluscompétents,surlabasedesesproprescritères:soliditéidéologique,dévouementmilitant,capacitésd’organisation.Etquand–celaarrive–ilnetrouvepersonne,iln’hésitepasàpasserdepetitesannoncespourdégoteruncandidatadhoc, comme le staff deMarineLePen le fera lorsdes élections cantonalesde2010. Jean-MarieLePen,quantàlui,sedésintéresseengrandepartiedecettedimensionmoinsglorieusedel’actionpolitique.Àluilastratégie et surtout l’occupation du terrain médiatique, à Stirbois le patient tissage du réseau frontistehexagonal.Cettedivisiondutravailconvientàcesdeuxpersonnalitésqui,aufond,préfèrents’éviter.Ellediffèreunaffrontementque,peuàpeu,chacunvasentirmonterdansl’organisation.

En tout cas, lamachine lepéniste fonctionne : le Front national recueille 8,7%des suffrages,mais enréalité10,44%sil’ons’entientauxcantonsdanslesquelsilaprésentédescandidats.Pourunscrutinlocal,exigeantune implantationque le parti lepéniste est encore loind’avoir réalisée, la performancen’est pasmineure.

Lapercéelepénisteposeévidemmentlaquestiondel’allianceaveclespartisdegouvernement,l’UDFetle RPR. Avant même le scrutin, le débat sur ce thème a commencé à émerger au sein de la droiteparlementaire. Le « cordon sanitaire » derrière lequel Le Pen sera bientôt enfermé n’existe pas encore.Plusieursténorsdedroiteprônentalorsouvertementdiversesformesd’allianceavecleFN.En1985,JeanLecanuet, le chef de l’UDF, argumente en faveur d’accords au niveau local : « Aussi longtemps que lacomédiedeladivisiondelaFranceendeuxblocscontinuera,onobligeraaudeuxièmetourlescommunistesàsedésisterpourlessocialistesoulessocialistespourlescommunistesetl’oppositionàtrouverlocalementauxmoindresfraislesmoyensdebattrelagauche1.»Lamêmeannée,Jean-ClaudeGaudin,autreténordel’UDF, citeYvesMontand, qui était loin d’imaginer que nous n’étions alors qu’à quelques années de lachutedumurdeBerlin:«Ledangern’estpasLePen,ilestàl’Est.»Gaudinenconclutqu’ilnefautpas«setromperd’adversaire2».

AuRPR, on est parfois encoremoins prudent à ce sujet. Son secrétaire général, Jacques Toubon, quideviendraensuiteunennemidéterminéduFrontnational,déclarealors:«Iln’estpasquestionqueleRPRfasseunpactepourqu’iln’yaitpasd’allianceavecleFrontnational.D’ailleurs,lesélecteursontledroitde

Page 88: Histoire Française

votercommeilsveulent.Cequejepeuxcertifier,c’estqu’iln’yaurapasd’accordnationalavecceparti.Auplanlocal,lesfédérationsserontlibresd’agiràleurguise3.»

Etellesnevontpassegêner,surtoutdansleSudoùleFrontnationalréaliseunepercéeimpressionnante:30%àNice,19,46%danslesAlpes-Maritimes,20%dansleVar,plusde20%àMarseille.DansquatrecantonsduMidioùleFNestarrivéenpremièreposition,lescandidatsRPRetUDFseretirent.Enrevanche,àNice,leFNnesemaintientpasausecondtourpourfaciliterl’électiondeJacquesMédecinetdeBernardAsso.Anciendel’UDF,JeanRousselsefaitélireausecondtourdansuncantontrèsfortunédeMarseille,avecl’appui de Jean-ClaudeGaudin... et deGastonDefferre.Bref, face àStirbois, qui, enbon soldat dusolidarisme,prône,lui,uneligne«nidroitenigauche»,LePenimposeainsisastratégied’unitésélectivecontrelagauche:làoùlesélusUMPetRPRsecomportentbien,leFrontseretire;quitteàsemaintenirpourstigmatiserceuxquiveulentlediaboliser4.

Auseindeladroiteparlementaire,ledébatvasepoursuivrejusqu’en1988.Troistendancessedégagentpeuàpeu,mêmesiladiscussionnedevientpasfranchementpublique.LapremièrerefusetoutediscussionettoutcompromisavecleFrontnational.ElleregroupeàlafoisSimoneVeiletPhilippeSéguin,dontlesoptionspolitiquessontpourtantopposées.Pourcesdeux-là,leFrontnationalsesitueàl’extérieurducamprépublicain.Cettetendance«entreprend,écritJean-ChristopheCambadélis5,defairelesiègedechacundesdirigeantsdelaconfédérationlibéralo-centristepourobtenird’euxl’engagementformel,solenneletpublicde refuser désormais tout accord local avec le parti de Jean-Marie Le Pen ». PierreMéhaignerie prendpositioncontretoutaccordlocal,sansquel’onsachesisamotivationestunsoucid’efficacitépolitiqueouunequestiondeprinciperépublicain6.Desoncôté,PhilippeSéguins’efforcedeconvaincresescamaradesdu RPR que l’unité de la droite et la rédaction d’un programmemusclé peuvent circonscrire l’incendiefrontiste,etunjeunedéputé,FrançoisFillon,lesuitsurceterrain.

Unepartiedeladroitechercheeneffetàserassurer:leFrontnationalneseraitqu’unfeudebroussailles.JacquesChiracsembleplusoumoinssurcetteligne.Maisila«couvert»l’accorddeDreux,etnefaitrienpour s’opposer aux accords locaux qui suivent les cantonales : il juge même « tout à fait normal quel’alliancedeDreuxseretrouveausecondtourdansd’autrescommunessicelaétaitnécessaire7».Toutenproclamantqu’unealliancedel’oppositionavecleFrontnationaln’estpasàl’ordredujour,ilauraitconfié,en1985, àMartinPeltier, un journaliste duQuotidiendeParis, à propos deLe Pen : «Nous avons desdivergencesmaiscen’estenaucuncasun fasciste8.»Le12septembre1983,JacquesChirac déclare aulendemaindusecondtourdel’électiondeDreux:«C’estvraiquecetteélectionposedanstoutesagravitéunproblèmedesociété,maisceuxquiontfaitallianceaveclescommunistessontdéfinitivementdisqualifiéspourdonnerdesleçonsenmatièrededémocratieetdedroitsdel’homme.»LeparallèleentrePCFetFrontnational permetdebanaliser des accords éventuels dedésistement.Quelques joursplus tard, il va encoreplus loin : « Il est actuellement beaucoup plus dangereux de soutenir une coalition qui comporte descommunistesquedesoutenirunecoalitionquicomporte,auniveaudesconseilsmunicipauxdecommunesdemoyenneimportance,desmembresduFN,cequiarelativementpeud’importance9.»QuantàBernardPons, il réussit la performancededénoncerviolemment toute idéed’alliance après être accouru entre lesdeux toursàDreuxpoursoutenir la listeoù figuraitJean-PierreStirbois.CommeChirac, d’autres leaderssontfavorablesàdes«arrangementslocaux».Pourgagnerdutemps,etsurtoutpourgarderdessièges...

À l’opposé de SimoneVeil et de Philippe Séguin, le camp des partisans d’une alliance avec le Frontnationalest loind’êtrenégligeable.Sonaile laplusduremilitecarrémentpouruneententenationale.Oncomptedanscettesensibilitédespersonnalitésquinesontpasmarginalesàdroite,commeMichelJunot,unprochecollaborateurdeChiracàlaMairiedeParis,quiconnaîtLePenintimement.Ildéfendlaligne«Pasd’ennemiàdroite»,ligneégalementsoutenueparRobertPandraudauprèsdeCharlesPasqua,lequeldéclareà la même époque n’être pas « persuadé que Le Pen soit raciste 10 ». Le patron de Valeurs actuelles,RaymondBourgine, partage cette option.AuFigaro, Robert Hersant impose à sa rédaction de traiter leFront national de façon équitable vis-à-vis des autres formations de droite. Pour Alain Peyrefitte, laproximitéentrelesdeuxélectoratsimpliqueuneunionausommet11.ClaudeLabbé,lepatrondesdéputésRPR,estfavorableàl’ouverturedediscussionsavecleFNetleditpubliquement,quitteàcontredireChirac12.LemairedeCharenton,ex-fondateurdel’UDF,AlainGriotteraydéveloppelamêmeposition.Leprojetd’alliancedetouteslesdroitestrouveégalement,onyreviendra,unsoutiendiscretmaisefficientparmilesanciensd’OccidentAlainMadelinetGérardLonguet.MêmeFrançoisLéotardsemble,àcetteépoque,assezfavorableàdesaccordstacites:«LePennenousdemanderien.Nousneluidemandonsrien13.»Quantauxleaders du Centre national des indépendants et paysans (le CNIP), composante la plus droitière del’opposition dirigée à l’époque par Philippe Malaud, ils indiquent dès ce moment-là que leur parti sedésisteraenfaveurdescandidatsduFrontnationallorsdesprochainesélections,sanspourautantprovoquerdevaguesauseindeladroite.

Tous cesmouvements n’échappent évidemment pas à Jean-Marie Le Pen lorsqu’il lui faut élaborer la

Page 89: Histoire Française

stratégieélectoraleduFrontnationalpourlestoutesprochaineslégislatives.Ildisposedanssamanched’unformidableatout:le3avril1985,lePremierministreLaurentFabiusaannoncéunprojetdeloiinstaurantunscrutinàlaproportionnelledépartementale14.

Plusencorequepourlechoixdescandidatsdelalisteeuropéennede1984,LePenoptepourl’ouverture,enmêmetempsquepourunemodernisationdesthèsesetduprogrammeduFrontnational.Lefaitn’aétéquerarementsouligné15,maislapercéeduFrontnationalaétéprécédéeparunphénomènedebasculementidéologiqueàdroite.AuxÉtats-UnisetauRoyaume-Uni,lapolitiqueultralibéraledeReaganetdeThatcherenthousiasment les classes moyennes, donnant un signal au reste du monde. En France, quelquespersonnalités sont à l’avant-garde de ce mouvement tectonique et veulent importer le nouveau modèleanglo-saxon. Jean-ClaudeMartinez, professeur de droit àAssas, fiscaliste de renomméemondiale, est deceux-là.SonlivreLettreouverteauxcontribuables16estunbest-seller.IlaécritparailleursàsademandeleprogrammedeMaximeLévêque,lepatronduCréditcommercialdeFrance(CCF),(futureHSBCFrance),quientendfonderunpartiultralibéraletparticipeaucerclederéflexiond’AlainMadelin,«Printemps86».IlrédigemêmelapartiefiscaledufuturprogrammeUDF-RPRpourlesélectionslégislativesde1986.

Ancien socialiste,Martinez s’est inscrit auRPR. Il travaille avecBernard Pons et préside par ailleursl’associationPourlaNouvelle-CalédonieàlaquelleadhèrentCharlesPasquaetRobertPandraud,ainsiquedesmilliersdeCalédonienssurl’îleouenmétropole.UncollèguedeMartinez,RenéCouvret,luisuggèred’allervoirCharlesdeChambrun,unancienministredugénéraldeGaullequiestentraindeserallieràLePen.Cedernier lui dit tout à trac : «Vous savez, il est en trainde se créer quelque chose avec leFrontnational.Ilfautquevousveniez.LePenveutvousvoir17.»

Quelquesjoursplustard,lejournalisteYvesMourousi,l’undesraresappuisdeLePendanslesmilieuxmédiatiques,vientlechercheràl’hôteldeSuez,auQuartierlatin.LePenreçoitMartinezà20heures,maisiln’yapasdedînerprévuetcefaitvas’incrusterdanslamémoiredece«sudiste»bonvivant18.LePenpropose à Martinez de figurer à une place éligible sur la liste frontiste, afin de « venir défendre àl’Assembléelafindel’impôtsurlerevenu19».Jean-ClaudeMartinezdemandeàréfléchir.Ducôtédeladroite, on tente encore de le retenir. L’ambassadeur d’Irak à Paris appelle devant lui Chirac pourrecommanderauchefduRPRdeluitrouverunecirconscriptionsouslabannièredeceparti.

«Qu’est-cequimefaitbasculer?Lasociologie,expliqueaujourd’huiMartinez.LesgrandsbourgeoisdeMontpellierquejefréquenteveulenttousvoterFNpourdonnerunebonneleçonàChirac.LevoteLePenestunefaçond’aiguillonnerChirac.HenriIrissou,ancien«dircab»d’AntoinePinay,arejoint leFN.Demême,Michel Baroinme conseille de rejoindre le Front. Quand je serai élu, il m’enverra d’ailleurs untélégrammedefélicitations.»

Outrelavagueultralibérale,lagoélettelepénistevaêtreportéeparuneautrevague,bienfrançaisecelle-là:celledelaNouvelledroite.Depuisledébutdesannées1970,quelqueshommes,parmilesquelsDominiqueVenneretAlaindeBenoist,fontledoubleconstatdel’hégémonieculturelledelagaucheetdelanécessité,pour la droite, d’une reconstruction doctrinale. Cette théorie de la reconquête est très influencée par lesthèses deGramsci selon lequel les batailles culturelles précèdent les victoires politiques : « Sans théorieprécise,pasd’actionefficace,écritainsiAlaindeBenoist.Onnepeutpasfairel’économied’uneidée.Etsurtout,onnepeutpasmettrelacharrueavantlesbœufs.Touteslesgrandesrévolutionsdel’histoiren’ontfaitquetransposerdanslesfaitsuneévolutiondéjàréalisée,defaçonsous-jacente,danslesesprits.Onnepeut avoir un Lénine avant d’avoir eu unMarx. C’est la revanche des théoriciens – qui ne sont qu’enapparencelesgrandsperdantsdel’histoire.L’undesdramesdeladroite–deladroiteputschisteàladroitemodérée–,c’estsoninaptitudeàcomprendrelanécessitédulongterme.Ladroitefrançaiseest“léniniste”–sansavoirluLénine.Ellen’apassaisil’importancedeGramsci.Ellen’apasvuenquoilepouvoirculturelmenace l’appareild’État. [...]Unecertainedroites’épuiseengroupuscules.Uneautre,parlementairementforte,vatoujoursaupluspressé–c’est-à-direauxprochainesélections.Maisàchaquefoiselleperdunpeuplusdeterrain.[...]Ceseraitunegraveerreurd’imaginerqu’unedroitequin’osepasdiresonnompuissesemainteniraupouvoirquandsonmutismeafaitdisparaître l’humuspsychologiquedans lequelelleplongesesracines20.»

Cetteanalyseadélivrélafeuillederoutedequelquesidéologuesdedroite.Lesquelssesontlancés,danslesannées1970dansl’aventureduGRECEetduClubdel’Horloge,associationfondéepardeuxénarques,l’unRPR,YvanBlot, et l’autre,UDF, Jean-YvesLeGallou,deux futurs transfugesquivont rejoindre leFront.Danslesséminairesdecesthinktanksavantl’heure,ontentederetrouverlesracines«culturelles»de la droite : l’inégalité, à laquelle certains cherchent à donner un fondement biologique, l’identitéeuropéenne, un zeste de darwinisme social. L’anticommunisme cesse d’être la matrice de l’engagementpolitique.Ontendàledépasserendéfinissantladroitedefaçonpositive.ValeursactuellespuisLeFigaroMagazine,lorsqueRobertHersantenconfieladirectionàLouisPauwels21,donnentunelargeplaceàcesthèsesrefondatrices.Autournantdesannées1980,lavictoirepolitiquedelagauchecoïncideavecunevraie

Page 90: Histoire Française

victoireculturellede ladroite laplusdurequisoit.Maissicelle-ci intéressequelqueshommespolitiques(Michel Poniatowski, Gérard Longuet, JacquesMédecin, PhilippeMalaud), elle est ignorée tant par lesformationsdeladroiteparlementairequeparuneextrêmedroiteencoregroupusculaire22.

Or, contre toute attente parce qu’il n’est pas, loin s’en faut, la plus intellectuelle des personnalités del’extrême droite, Le Pen va récupérer en quelquesmois une bonne partie des troupes « grécistes » et «horlogères».Latransactionpassed’abordparBrunoMégretetJean-YvesLeGallou.

Fils d’un énarque qui fit partie du cabinet de Gaston Defferre lorsque ce dernier était le ministre del’Outre-MerdugouvernementMollet23,BrunoMégret est leprototypedeceque l’onappelleune« têted’œuf », cumulant les diplômes de l’ENAet de Polytechnique.En 1978,YvanBlot24, qui entretient debonnes relationsavecCharlesPasqua, acceptedeparrainer l’arrivéedeMégret auRPR.Unanplus tard,Pasqua le propulse au comité central duRPR,puis dans le cabinet deRobertGalley alorsministre de laCoopération.Enjuin1981,leRPRenvoielejeuneénarquefairesesclassesélectoralescontreMichelRocarddans lesYvelines ; l’impétrant ne s’en sort pas tropmal avec un score de 40% au second tour.Mais iln’aimeguèrel’ambiancequ’ilsentauRPR;uneascensionlaborieuseetpatientenecorrespondpasàsontempérament impétueux. Bref, en 1982,Mégret crée les CAR, les Comités d’action républicaine, sanstoutefoisdémissionnerduRPR.L’associationregroupequelquesmilliersd’adhérentsmaisneparvientpasàpercer. Si bien que certains de ses animateurs se tournent de plus en plus, depuis 1983, vers le Frontnational.BrunoMégretlesprendàrevers.IlrencontreunepremièrefoisLePenlorsd’undéjeuneravecdeschefsd’entreprise.Et le10octobre1985,Mégretdîneavec le leader frontiste chezMarius,un restaurantparisiendesplusenvue,encompagniedesonlieutenantJean-ClaudeBardet.L’affaireestconclueenunesoirée:lesdeuxhommesappellerontleurs8000adhérentsetleurs250élusàrejoindreleFrontnationalenéchangedequoichacund’entreeuxseverraconfierunetêtedelisteauxélectionslégislativesde1986.

Àlamêmeépoque,unautrehéraultdelaNouvelledroiterejointLePen:Jean-YvesLeGallou,luiaussiénarque.C’est, commeon le sait, l’undes fondateursduClubde l’Horloge. Il est à cemoment-làmaireadjointd’Antony,villedirigéeparPatrickDevedjian.Àcetitre,ilmonte,encompagniedeJean-PaulHugot,maireRPRdeSaumuretdeFrançois-GeorgesDreyfus,adjointaumairedeStrasbourg, l’Associationdeséluspour la libertéde laculturedestinéeàdiffuserdesspectaclesalternatifsau« langismedominant25»avec plusieurs maires de droite de la couronne parisienne 26.Mais le quotidienLeMonde stigmatise leprojet, et leRPR«secouche»,commeondit alors.VoilàquiagaceauplushautpointLeGallou.À lamêmeépoque, ilécritdans lecadreduClubde l’Horlogeun texte intitulé«Lapréférencenationale,uneréponse à l’immigration ». Il le présente àAlain Peyrefitte qui lui dit : «Ce que vous dites est ce qu’ilfaudraitfaire.Maisonnepourrapaslefaire.»Cettefois-cilacoupeestpleine,LeGalloudécidedefrapperàlaporteduFrontnational.

C’estl’avocatJean-BaptisteBiaggiquileprésenteàLePen,lequelluioffrelatêtedelisteFrontnationaldans la région Île-de-France pour les élections régionales de 1986. Entre-temps, Patrick Devedjian, quil’avaitaimablementprévenu–«SiturejoinsleFront,jetevire27!»–,l’éliminedesonéquipemunicipale.

Cetteprisedeguerre importante confirmeà la fois saproximitépolitiqueavecunegrandepartiede ladroiteetlefaitqueleFrontnationalpeutdésormaisattirerdesénarques:«Danslapériode1980-1985,lesprogrammesduFNetduRPRsontrédigésparlesmêmeshommes,affirmeLeGallouquiétaitdeceux-là.Ils viennent duClub 89 et duClub de l’Horloge. » Peu avant les élections législatives de 1986, leRPRpublieeneffetunebrochure trèsduresur la sécurité :hormis lapeinedemort, sespropositionssont trèsprochesdecellesduFrontnational.LeClubdel’Horloge,notel’historienMathiasBernard,«nerelèvera,surcentmesurespréconiséesparleRPRetl’UDF,quequatorzepointsdedésaccordentreleprogrammeFNet celui de l’opposition : ils concernent essentiellement la peine de mort, l’avortement et la préférencenationale28 ». Personne ne l’a noté,maisMichel Schneider, proche de Jean-Pierre Stirbois, est l’un desfondateursduClub89avecAlainJuppé.Ildevienten1986l’assistantdeJean-ClaudeMartinez.

L’ouverturedelalistelepénistepourlesélectionslégislativesneselimitepasàMégretetLeGallou.LePenserappelleaubonsouvenirdesonancienamiduQuartierlatinÉdouardFrédéric-Dupont.SonréseaurelationnellemetégalementencontactavecCharlesdeChambrun.DescendantdirectdugénéralLaFayette,l’homme a été député UNR entre 1962 et 1973 et secrétaire d’État au Commerce extérieur dans ungouvernementPompidouen1965-1966.LePenparvientaussiàrecruterplusieursnotablesparmileslaissés-pour-comptede lamajorité :JeanDurieux(UDF),BrunoChauvierre,RPR,ex-challengerdeMauroyà lamairiedeLille,YvonBriant,unanciennageurdecombatissuduRPRetduClubdel’Horloge,FrançoisBachelot, unmédecin issu lui aussi duRPR,ou encoreOlivier d’Ormessonqui vient, lui, duCNIP, toutcommeMicheldeRostolan.

L’ouverturefaçonLePens’orienteégalementverslesmilieuxsyndicauxdupatronat.GuyLeJaouen,unanciendelaFNSEA,figureenbonneplacesurleslistes.PierreDescaves,undirigeantduSNPMI,unpetitsyndicat patronal qui eut les faveurs de FrançoisMitterrand au début de son premier septennat, figurera

Page 91: Histoire Française

parmi les élus. Il est vrai qu’il connaît Le Pen depuis la périodeAlgérie française. Enfin, un accord estconcluaveclemouvementanticommunisteMoonquipropulsePierreCeyrac,leneveudel’anciendirigeantduCNPF,danslestoutpremiersrangsdelalistedeRassemblementnational,selonl’appellationchoisieparLePenpoursymboliserl’ouverture29.

PeucontestéauseinduFrontnational,LePenn’imposepassansdiscussionl’ouverturequ’ilappelaitdesesvœux.Ildoitainsisacrifierquelquesfidèlescompagnons,commeAlainJamet.RogerHoleindrecritiquecequ’ilperçoitcommeuneingratitude:unearméeenconquêtenedoitpaslaissersesgrognardssurleborddu chemin : « Je défendais l’idée, raconte-t-il, qu’il fallait récompenser tous ceux qui avaientmilité durpendantdesannées.Jel’aiditsurtouslestonsetsurtouslestoits30.»Mais,selonJean-FrançoisTouzéquiparticipaitaubureaupolitique,toutlemondeestassezvitetombéd’accordsurlaformuledurassemblement31.Plustard,JacquesBompardsolderalescomptes:«Sil’onfaitlecomptedesdéputéschoisisparLePenetquiaurontquitté,contraintsoulibrement,leFrontnational,loyalementoupartrahison,onn’estpasloindelamoitié32!»

Il paraît inimaginable qu’un homme puisse fournir tous ces efforts pour sortir du ghetto de l’extrêmedroitetraditionnellesanspenseràconquérirlepouvoir,etl’onpeutsuivresonancienconseillerLorraindeSaint-Affriquelorsqu’ilécrit:«En1985-86,LePenfaitdelapolitiquepourprendrelepouvoir,ouentoutcaspourpesersurl’exécutif.Ilestimepouvoirgagnerunjouruneélectionprésidentielle.Outoutdumoins,il pense obtenir un très grand succès dans une élection législative car le mot d’ordre de la campagne“Redresser la droite courbe” qui fait du socialisme sans les socialistes doit rallier un nombre croissantd’électeurs.Etpourquoipas?Noussommesdanscesannéesoùladroiteclassiquen’apasencoreverrouillésonattitudeàl’égardduFront.L’allianceavecleRPRàDreuxapermisàStirboisd’êtreélu.LePen,quiconsidèrequel’objectifduFrontestd’ancreràdroiteleRPRetl’UDFsoupçonnésdecentrismerampant(laprésence d’un président socialiste autorise cette surenchère à droite), pense encore à ce moment-là quel’avenirrésidedanscegenred’alliancesélectorales33.»

Au total, sur les 35 députésFNenvoyés auPalais-Bourbon34, 19 ne sont pas des adhérents, sinon defraîchedate,duFrontnational.Certains, commeFrédéric-Dupont, siègentdans legroupeRassemblementnationaltoutenrestantinscritsdansleurformationdedroiteclassique,etcelasansencouriraucunesanction.Desoncôté,leCNIPvalidel’intégrationdanslalistedeRassemblementnationaldetroisdesesdirigeants.Mieux, Jean-Marie Le Pen dispose aussi de « lots de consolation », à savoir de sièges éligibles pour lescrutin des élections régionales organisé lemême jour que les législatives. Il peut donc distribuer des «postes » à des ralliés, comme Jean-Yves Le Gallou, ou à des frontistes non retenus pour les électionslégislatives,commelejeuneCarlLang.

Lastratégied’alliancetellequelaconduitLePenacependantseslimites,cellesdesonproprecaractèreetdesonexpérience.Après lesélectionseuropéennesde1984,unpartide ladroiteclassiqueestprêtàuneallianceavecleFN:leCentrenationaldesindépendantsetpaysans(CNIP)dePhilippeMalaud.Lamiseenplaced’uneunionentrelesdeuxstructurespermettraitàLePenderetrouversesoriginespolitiquespuisqu’ilafréquentélesindépendantsavantetaprèslemouvementPoujade.UnerencontreestdoncorganiséeavecPhilippe Malaud. L’idée en vogue est de créer une confédération des droites permettant de laisserl’autonomie à chaque mouvement. Gérald Penciolelli, qui a participé au déjeuner de retrouvailles, s’ensouvient:«UneallianceFN-CNIPpouvaitimposerunrapportdeforcefaceauduoRPR-UDF.LePenetMalaudseconnaissaientvisiblementdepuis longtemps. Ils étaientde lamêmegénération.Ledéjeuner sepassebien.Onesttoutprèsd’unaccordsurtouslespointsévoqués.LePenlefaitcapoterenexigeantuneformed’allégeancedePhilippeMalaud35.»

LePensentqu’ilaleventenpoupe.LessouvenirsdesesdémêlésavecPoujade,puisTixier-Vignancoursont encore vivaces : désormais, il sera le chef, unique et indiscuté. À la même époque selon certainscollaborateurs de Charles Pasqua, Alice Saunier-Seité, ex-ministre des Universités de Valéry Giscardd’Estaing,etMichelJunot,ontmanifestéleurdésirdefigurersurlalistefrontiste.MaislerangquileurestoffertsurlalisteduRassemblementnationalneleurgarantitpasunsiège.Euxaussifinissentparresteràquai.

Auseindeladroiterépublicaine,ons’efforcedetirerpartidecetteintransigeance.Deleurcôté,certainsresponsablesdemédias,persuadésdejouerunrôle«pédagogique»pourrameneràlaraisonlesélecteursfrontistes,exploitenttouteslesfaillesdudispositiflepéniste.Àlaveilled’unenouvelle«Heuredevérité»,programméele16octobre1985,LeMondepublieuneinterviewchocdeJean-MauriceDemarquet,quis’estfâchéavecLePenlorsquecedernierluiaappris,aucoursd’unvoyageenvoiture,qu’ilnefigureraitpasparmilescandidatséligiblesauxélectionseuropéennesde1984.Demarquetexpédietrois«scuds»contreLePen.CommenceparexhumerledossierHubertLambert36.Rouvreensuiteledossieralgérien:«IlestparfaitementévidentqueLePenfaisaitpartielui-mêmedeséquipesquitorturaient37»lance-t-ilàl’antenne.

Enfin,ilévoquel’antisémitisme.Demarquetestaffirmatif:«LesJuifspourlui,c’estles“youbacs”qui

Page 92: Histoire Française

ontdes“pimards”quileurdégringolentjusqu’auxsabots!Immédiatement,ilaétélepremieràproclamer:MmeToubonestjuive!Chezlui,c’estuneobsessionmaladive!»

Jean-MauriceDemarquetetLeMondeserontcondamnéspourcespropos,maisseulementennovembre1989. En attendant, Le Pen doit affronter les journalistes de « L’Heure de vérité » – François-Henri deVirieu,AlainDuhamel,Franz-OlivierGiesbert etAlbertDuroy–dansdes conditionsdifficiles.D’autantque les journalistes l’interrogent à propos... de l’impôt sur la fortune. Le Pen est contraint de jouer endéfense.IlhausselesépaulesquandDuhamelévoqueDemarquet:«C’estunhommepolitiqueinsignifiantqui n’est même pas membre du Front national, se considérant lui-même comme démissionnaire, M.Demarquetattendaitde l’amitiéque je luiportaisd’être soit candidatauxélectionseuropéennes, soit auxfutureslégislativesetc’estquandilasuqu’ilneseraitnil’unnil’autrequ’ils’estdécouvertcettevocationdejusticier.»Surl’antisémitismeetlaguerred’Algérie,ilbotteentouche.Enfinilniepayerl’impôtsurlesgrandes fortunes : « Mon patrimoine est tel que je ne suis pas astreint à faire cette déclaration. » Unmensongequedémontreral’AFPquelquesjoursplustard.

Maisautotal,selonlesondageexpressréaliséparlaSofresentempsréel,ilconvainctoutdemême40%destéléspectateurs,cequiestconsidérableetmontreàquelpointdèsledépart,ladiabolisationtellequ’elleestengagéeadumalàprendre.DumoinsdanslenoyaudurélectoralduFrontnational.Car,enmars1986,cetteascensionestfreinée38.LeslistesduRassemblementnationalnerecueillentque9,7%desvoixauxélections législatives. Un score légèrement inférieur à celui obtenu lors des dernières cantonales ou deseuropéennes de 1984. JacquesChirac devient chef du gouvernement. Il dispose d’une courtemajorité auParlement, soit 288 sièges en comptabilisant l’apport de 14 députés divers droite. Le nouveau Premierministre n’a donc pas besoin des 35 députés lepénistes. L’habileté politique de François Mitterrand atransformécequis’annonçaitcommeuneimmensedéroutedelagaucheenunehonorabledéfaite,grâceàl’instaurationd’unscrutinàlaproportionnelleintégrale.

L’échectoutrelatifduFrontnationalpasseinaperçuensonseincommeàl’extérieur:pourlapremièrefoisdepuisPoujade,ungroupeétiquetéd’extrêmedroiteentreenforceauParlement.Jean-MarieLePenesttout fier de revenir à l’Assemblée nationale. Toujours aussi bon orateur, il peaufine un discours qui faitimpression:«MonsieurlePrésident,monsieurlePremierministre,mesdames,messieurslesdéputés,vousnemecroiriezsansdoutepassijevousdisaisqu’aprèsvingt-cinqansd’absencej’abordesansémotioncettetribuneàlaquellej’accédaiilyadéjàplusdetrenteans.»

LePen sent que le retour au scrutinmajoritaire fait partie des priorités du gouvernementChirac.Et iltente,nonsanshumour,d’alerterlesdéputéssurlesdangersdecettestratégiepourladroite:«Lesdéputésdemongroupereprésententchacun77000électeurs,alorsqueceuxdel’UDFetduRPRn’enreprésententque43000etlesdéputéssocialistesque41000.Ainsi,dansunsystèmedontpourtantvousvousplaignez,messieurs de lamajorité, nous avons déjà été particulièrement désavantagés.Alors, que souhaitez-vous ?Que les voix que nous représentons soient, comme dans les années précédentes, contraintes de s’investirdansvoscandidats?Autrementdit,vousvoulezbiendenosvoix,maisvousnevoulezpasdenosdéputés!»Poursuivant,LePenrappellequeJacquesChaban-Delmas,leprésidentdel’Assemblée,etJacquesChiracfaisaient partie d’un mouvement gaulliste qui n’avait obtenu que 400 000 voix en 1956 à l’époque desRépublicainssociaux,nedevantd’êtrereprésentésàl’Assembléqu’àl’existenceduscrutinproportionnel.Iltentemêmedegagnerdutemps,avecdesargumentsd’uneextrêmemodération:«Carenfin,puisqu’iln’yapas de nécessité absolue, pourquoi se précipiter ?Nous venons à peine d’être élus, sinon pour cinq ans,commelevoudraitlathéorie,toutdemêmepourdeuxans[....M.lePremierministreapourleParlementl’estime et le respect qu’il affirme et s’il jugedisposer d’unemajorité dans cette assemblée, pourquoi nelaisse-t-ilpaslesparlementairesdéfinireux-mêmesdémocratiquementlesmodalitésd’unnouveaumodedescrutin?Vouloirenrevenirauscrutinquel’oncroitleplusfavorablenepeutapparaître,àmonsens,quecommevraimenttropintéressé.Etpuis,monsieurlePremierministre,quivousassurequelesélecteursduFrontnational–quineviennentpastousdesrangsdeladroite,qui,pournombred’entreeux,sontissusdesmilieuxpopulairesetvotaientnaguèresocialisteoucommuniste–voterontpourvousdemain,surtouts’ilssontindignésdesevoirpriverd’unelégitimereprésentationàl’Assembléenationale?Ilestvrainéanmoins,comme un certain nombre de commentateurs de droite commencent à s’en apercevoir, qu’il y avait unemajorité,unemajoritéantimarxistequis’estmanifestéecontrelesocialisme,unemajoritéqui,sansdoute,auraitpuappuyerunepartiedesmesuresquevouspréconisez.Dureste,jevousledis,àl’avance,ellenes’enpriverapas.Chaquefoisquenousestimeronsquecelavadanslesensdel’intérêtdupays,nousnousréserveronsledroitdevotertelledisposition,del’amenderou,aucontraire,delacombattreetdelarejeter.»

Cette longue citation a lemérite de bien faire comprendre le choix de Le Pen :malgré l’annonce parJacquesChiracduretourauscrutinmajoritaire,quipourraitêtreconsidérécommeuncasusbelli,lesproposduchefduFNn’ontriend’agressif.Mieux,LePenprometdesoutenircellesdesmesuresdugouvernementquiluiparaîtrontallerdanslebonsens.Le27juin1986,ilaffiche,àlatélévision39, lamêmedisposition

Page 93: Histoire Française

d’esprit:«LeFrontnationalachoisil’oppositionconstructive.Chaquefoisqu’ilyaprogrèsdanslesensdesidéesquenousdéfendons,nousapprouvons.»

L’idéesous-jacentedecepositionnementestlimpide:ils’agitdefavoriserlerapprochementduFNaveclesdéputésdebaseRPRetUDF,afindefairepressionsurlechefdelamajoritépourqu’ilévoluedansunsensmoins défavorable aux intérêts duFront national. Il s’agit aussi d’« aider la droite en la poussant àretrouversesvaleurs,sonidentité»,analysemêmeMathiasBernard40.

En fait, Le Pen joue sur du velours : son mouvement dispose à cet instant d’un véritable boulevardpolitique,commeondit.LamontéeduchômageetletournantdelarigueurontaffaibliFrançoisMitterrand.LeFrontnationalestdevenul’aiguillondeladroite.Ilexploitelerenouveaudesidéeslibérales,portéesparRonaldReaganetMargaretThatcher41.Révulséeparlesréformesdelagauche,unepartiedelabourgeoisiefrançaise,notammentdeprovince,avotéFrontnationalparcequ’ellejugeChirac«unpeumou».Danscesmilieux,leFrontest«tendance».AuParlement,sesdéputéssurprennent.Onlesavaitprésentéscommedescrypto-nazis.EtlesdéputésRPRetUDFvoientdébarquerdeséluscultivés,drôlesetparfois,compétents.CertainscommePascalArrighiouFrédéric-Dupontontblanchisousleharnaisdeladroiteclassique.Jean-ClaudeMartinez,l’undesmeilleursfiscalistesfrançais,oumêmeBrunoMégret,donnentl’impressiond’ungrandsérieux.«Nousavionslacoteparmilesdéputésdelamajorité»,sesouvientMartinez42.LebilandesdeuxansdetravailparlementaireduFrontnationaln’estd’ailleurspassinul:63interventions,dont35pourleshuitmoisde1986etunebonnequarantainedepropositionsdelois.EtJacquesChiracrefuseencoredelesdiaboliser.Le29avril1986,ilsefaitapostropherparlesocialisteAndréLabarrère,l’anciencamaradedelaCorpodeLePen:«Est-cepourmieuxenrayerladécadencedelaFrance,est-cepoursauverlapatrieendangeretorganisersonsursautquevouspactisezavecl’extrêmedroite?Etn’endéplaiseàM.LePenquisansarrêt fait appel àDieu, il estdangereux,monsieurChirac,de souper avec lediable,mêmeavecunelongue cuiller. » Le Premier ministre monte à la tribune : « Mais comment, monsieur Labarrère, vouspositionnez-vousparrapportauFrontnational?Cen’estpasàmoiqu’ilfautposerlaquestion,c’estàvousqu’ilfautlaposer.Vousavezvouluqu’ilyaitcegroupeet,maintenantqu’ilyest,ilconvientdelerespecter43.»

YannPiat,alorsdéputéFN,notequeJean-MarieLePen,desoncôté,«changeaitdetactique»:«Soyezferme sur le fond,mais courtois sur la forme. »En application de cette nouvelle stratégie, il demande àcertainsdéputésaucomportementquelquepeuagressifdeneplusintervenir.LePencroitquelabatailledela respectabilité du Front national est en passe d’être gagnée. « On a presque eu le pardon, on estfréquentables ; ça correspond effectivementdans les sondages auxpoints supplémentaires, dit-il d’un tonassuré44.»

Deleurcôté,àdeuxansdel’électionprésidentielle,certainsdesstratègeschiraquiens,favorablesounonàuneallianceavec leFrontnational, savent tousque leurpoulainaurabesoindes suffrages frontistespourvaincreFrançoisMitterrand.YannPiatobserveencore«uneévolution[...]àtraversles“relations”quisecréententrelesdéputésduFrontnationaletdesparlementairesissusd’autresformationsdedroite45».Lespasserellescontinuent,eneffet,deseformer.Micheld’Ornano,présidentde laCommissiondesfinances,commandeenmai1986unrapportsurl’ÉducationnationaleaudéputéJean-ClaudeMartinez,toutétonnéqu’onluiconfieunemissionofficielle46.Jean-YvesLeGallou(ex-UDF)estsollicitéparlamajoritépourparticiper à une commission chargée de réviser le Code de la nationalité 47. Ces initiatives peuventcependantêtreinterprétéescommedestentativesderécupérerquelquesdéputésfrontistesafindepriverceparti des droits accordés à un groupe parlementaire : il suffirait pour cela d’en gagner cinq ou six... Lamanœuvre a été tentée par Charles Pasqua selon Pierre Descaves : « Après les dissidences de Briant,Chauvierre,Ceyrac,onn’étaitplusque32.C’estlàquejesuiscontactéparunami,MarcelGuez,quimepropose de parler avec Pasqua.On arrive chez lui pour déjeuner. Je pensais qu’on allait coordonner nosactions.Ilmevantemesqualités:“Avecvotretalent,voscompétences,vousnedevriezpasêtreauFrontnational.” Je lui ai répondu : “Monsieur leministre, jene suisniun traîtreniun lâche48.” »En fait, lesmanœuvresdePasquasontàdoubleface,commes’iln’écartaitniunel’allianceouverteoutaciteavec leFN,niunsiphonagedel’électoratfrontiste.

LesdéputésduFrontsontdoncenmêmetempsinvitésàdéjeunerdanslasalleàmangerduFigaroparAlainPeyrefitte.Etlessondagespoussentdanslemêmesens.OncommenceàestimerqueLePenpourraitrecueillir18%desvoixaupremiertourdelaprésidentielle.

Ce climat d’ouverture trouve souvent une traduction locale.Dans la région Île-de-France, le présidentRPRMichelGiraudaconcluunaccordaveclesélusFrontnationalparlequelcesderniers,enéchanged’unvotedubudget,pourrontentrerdanslesconseilsd’administrationdeslycées.DanslarégionRhône-Alpes,le président du groupeUDFMichelMeylan vient de faire remplacer un socialiste par le frontisteHenriBaroneaucomitérégionaldutourismedeHaute-Savoie49.EnrégionPACA,Jean-ClaudeGaudinasignéun accord tout ce qu’il y a de plus officiel avec leFront national dont il fait élire deux conseillers vice-

Page 94: Histoire Française

présidents du Conseil régional, alors qu’il n’avait aucun besoin du FN pour constituer sa majorité. LesprésidentsdedroitedeHaute-Normandie,deCorse,dePicardieetdeLanguedoc-Roussillonfontdemême.Plus étonnant, Jacques Chaban-Delmas se fait élire président du Conseil régional d’Aquitaine avec leconcours de trois élus frontistes 50. En Franche-Comté, Edgar Faure impose l’alliance, affirmant sanscomplexequ’ilrefusede«frapperd’uninterditincroyabledesgensquisonticiparlavolontédupeuple».Lesélusfrontistessontdoncintégrésàsamajorité.

Pourtant,auplannational,Chiracs’affirmedésormaisinflexible.Satactiqueestàdoubletranchant.D’uncôté, il supprime l’électionà laproportionnelle.C’est lapremière loiadoptéepar lanouvelleAssemblée,bienqueFrançoisMitterrandait tout fait,onverraplus loinpourquoi51, afinde retarder sonexamenparl’Assemblée.Del’autre,ildemandeàCharlesPasquadedraguerl’électoratlepénisteetpromeutàceteffetPhilippedeVilliersdanssongouvernement.Leprogrammederéformeschiraquiensembletissésurmesurepourrépondreàcetobjectif.Surlescinqgrandesréformesdelalégislature,quatrecorrespondentlargementauprogrammefrontiste:lasécurité,laréformeduCodedelanationalité,laréformedesuniversitésetlesprivatisations.

Lorsdelarentréeparlementairede1986,unevagued’attentatsliésauconflitduProche-Orientfrappelepays:le12septembreàlaDéfense(54blessés),le14septembreauPubRenaultsurlesChamps-Élysées(2mortsetunblessé),le15septembreàlaPréfecturedeParis(unmortet45blessés),enfinleplusmeurtrier,l’attentatdelaruedeRennesdu17septembre(7mortset55blessés).C’estdanscescirconstancesquesetiennentlespremièresjournéesparlementairesduFrontnationalàToulouse.

Laréunionestàhuisclos.LePenimaginequecettevagueterroristepeutchangerladonneavecJacquesChirac, Premier ministre, qui s’apprête à recevoir pour en parler les dirigeants de tous les groupesparlementaires.Après avoir reçu le « bleu », c’est-à-dire l’invitation deMatignon, Le Pen lance dans laréunion,seloncequenousenontrapportéplusieursdesparticipants:«EtsiChiracmeproposededevenirministre,qu’est-cequ’onfait?»PascalArrighi,lui,n’aaucuneillusion:«Iln’yaaucunechancequ’ilvousdemandeunechosepareille52.»Eneffet.ConvoquéàMatignon,Jean-MarieLePen,toujourstrèssensibleauxégardsofficiels,estàl’heure.Onl’introduitchezlePremierministre,maisJacquesChiracattendsondirecteurdecabinet,MauriceUlrich : il souhaiteéviterun tête-à-têteavec leprésidentduFrontnational.Pourlapetitehistoire,ChiracauraitfaitescorterLePenafindeluipermettred’attraperl’avionqu’ildevaitprendrecejour-là53.

L’épisodesuggèreentoutcasdeuxréflexions.Lapremièreestquel’alliancefigurebiendanslesradarsde Jean-MarieLePen.La seconde est qu’il sevoit, oumême rêve sansdouted’êtreministre. Il s’en estd’ailleursouvertàcertains,évoquantlaDéfenseoul’Intérieur.Iln’estpasleseulentoutcasàsongeràunrassemblementdeladroiteenprévisiondelaprésidentiellede1988.

Pourlui,l’ouverturedemeureàl’ordredujour.Illuirestedix-huitmoispourgagnerunerespectabilitéetconvaincre,sicen’estleschefsduRPRetdel’UDF,dumoinsleurstroupes,decequ’iln’estpasdevictoirepossible contreFrançoisMitterrand sans sa bienveillance.Celui qui est devenu le numérodeuxduFrontnational,BrunoMégret,lancemêmeunballond’essaienjuillet1987,ensuggérantquesiChiracpromettaitàLePenun«grandministèrede laPopulation», ilpourraitbénéficierdesonsoutienausecond tourdel’élection présidentielle. Présidé par Olivier d’Ormesson, le Comité de soutien à Le Pen paraît très «respectable ». Le 2 août 1987, les efforts de Le Pen et deMégret semblent porter leurs fruits : JacquesChiracdéclaresuruneradioquelaplupartdesélecteursduFNont«unesensibilitétrèsprochedecelledel’actuellemajorité54».LePen,trèsconciliant,reconnaîtalorsquelePremierministreafait«unpasdanslebonsens55».

Le président duFront national souhaite-t-il donc une vraie alliance en bonne et due formeou bien unaccord tacite lui permettant de revenir à l’Assemblée avec un groupe parlementaire ? En tout cas, il secomporte comme s’il cherchait à redevenir un leader de droite fréquentable et respectable. Et si JacquesChiracévitetoutrapprochementpublic,unhomme,lui,aparfaitementcomprislepartiqu’ilpouvaittirerdecette situation. En réalité, cela fait un bon moment déjà que François Mitterrand a en tête le scénarioprévisionnel de sa réélection, et la façon dont il convient d’utiliser aumieux ce nouvel acteur de la viepolitiquefrançaisequ’estdevenuJean-MarieLePen.UnevieilleconnaissanceduPrésident.

1.«Lecanuet:nousdevonstrouverlocalementlesmoyensdebattrelagauche»,LeQuotidiendeParis,18février1985.2.«Gaudin:nenoustromponspasd’adversaire»,LeQuotidiendeParisdu18février1985.3.France-Soirdu18février1985.4.LePenappellelescandidatsFNàseretireretàsoutenirceuxdescandidatsdeladroitequi«condamneraientpubliquementl’ostracismedontnoussommesvictimes».5.LaFranceblafarde,op.cit.,p.245.6.Méhaignerie:«LePenestunadversaire»,Libérationdu22février1985.7.CitéparMathiasBernard,LaGuerredesdroites.Del’affaireDreyfusànosjours,OdileJacob,2007.8.Malheureusement,ils’agitd’unentretienentêteàtêteetilfautpréciserqueMartinPeltiers’est,parlasuite,rapprochéduFrontnational.Mais

Page 95: Histoire Française

cetteéventuelledéclarationsembleplausibledansl’ambiancepolitiquedel’époque.9.RTL,18septembre.CitéparMathiasBernard,LaGuerredesdroites.Del’affaireDreyfusànosjours,op.cit.

10.CitédansLeNouvelObservateurdu1ermars1985,«LacomèteLePen».11.AlainPeyrefitteavaitreçul’undesauteursen1997pourlarédactiondesonlivreProtégeroudisparaître(Gallimard,1998).Ilavaitévoquécesujetdansunentretien,indiquantqueladiabolisationduFNétaituneerreurdeladroite.12.Id.:«L’extrêmedroite,aprèstout,n’estqu’unesensibilitédedroite.»

13.CitédansLeNouvelObservateurdu1ermars1985.14.Nousreviendronsauchapitre12surlesraisonsetlesconditionsdanslesquellesFrançoisMitterrandaimposécetteréforme,etlerôlequ’elleavaitdanssastratégiepolitique.15.Jean-ChristopheCambadélisetÉricOsmonddéveloppentcependantunchapitreentierdeleurlivreLaFranceblafarde(op.cit.) surcettethématique.16.AlbinMichel,1985.17.EntretienavecJean-ClaudeMartinezdu28septembre2010.18.Jean-ClaudeMartinezestsétois.19.EntretienavecJean-ClaudeMartinezdu28septembre2010.20.AlaindeBenoist:Vudedroite,op.cit.,1977,p.19,citéparJean-ChristopheCambadélisetÉricOsmond,LaFranceblafarde,op.cit.21.L’influencedelaNouvelledroiten’yseracependantquedecourtedurée:aprèsqueLeMonde etLeNouvelObservateurontdénoncé lephénomènecommeunesortederéhabilitationdesthèsesfascisantes,RobertHersantdemanderaàLouisPauwelsdedonnermoinsdeplaceàcettesensibilitéauseinduFigaroMagazine.Peuaprès,AlaindeBenoistseracantonnéàlarubriquevidéodel’hebdomadaire...22.PourplusdedétailssurcetteanalyseonsereporterautilementaulivredeJean-ChristopheCambadélisetÉricOsmond,LaFranceblafarde,op.cit.,chapitre3,«Penser».23.Nous nous sommes notamment inspirés, pour retracer le parcours deBrunoMégret, d’un chapitre du livre d’ÉricBranca et Éric Floch,Histoiresecrètedeladroite(Plon,2008):«LarésistibleascensiondeBrunoMégret».24.QuinerejoindraleFrontnationalqu’en1987.25.RéférenceàJackLang,lepopulaireministredelaCultured’alors.26.Entretiendu19mai2010.27.Id.28.LaGuerredesdroites,op.cit.,p.200.29.L’historiquedecetaccordestrapportéauchapitre13:«LejouroùLePenestdevenuLePen».30.Entretiendu8octobre2011.31.VoirLePen,biographie,op.cit.,p.426.32.«LePen,oucommentcasserunappareil»,parJacquesBompard,2005.33.Dansl’ombredeLePen,op.cit.,p.140.34. Pascal Arrighi (Bouches-du-Rhône), François Bachelot (Seine-Saint-Denis), Christian Baeckeroot (Nord), Jacques Bompard (Vaucluse),Yvon Briant (Val-d’Oise), Pierre Ceyrac (Nord), Dominique Chaboche (Seine-Maritime), Charles de Chambrun (Gard), Bruno Chauvierre(Nord),PierreDescaves(Oise),GabrielDomenech(Bouches-du-Rhône),ÉdouardFrédéric-Dupont(Paris),GérardFreulet(Haut-Rhin),BrunoGollnisch(Rhône),GuyHerlory(Moselle),RogerHoleindre(Seine-Saint-Denis),Jean-FrançoisJalkh(Seine-et-Marne),GuyLeJaouen(Loire),Jean-Marie Le Pen (Paris), Jean-Claude Martinez (Hérault), Bruno Mégret (Isère), Olivier d’Ormesson (Val-de-Marne), Ronald Perdomo(Bouches-du-Rhône),JacquesPeyrat(Alpes-Maritimes),AlbertPeyron(Alpes-Maritimes),YannPiat(Var),FrançoisPorteudeLaMorandière(Pas-de-Calais), Jean-Pierre Reveau (Rhône), Michel de Rostolan (Essonne), Jean Roussel (Bouches-du-Rhône), Pierre Sergent (Pyrénées-Orientales),PierreSirgue(Gironde),RobertSpieler(Bas-Rhin),Jean-PierreStirbois(Hauts-de-Seine),Georges-PaulWagner(Yvelines).35.Entretiendu28octobre2010.36.Voirlechapitre9«Unhéritageetunattentat».37.Id.Jean-MauriceDemarquetn’évoquepascependantdesséancesdetortureauxquellesilauraitassisté.38.PourJean-MarieLePen,l’assassinatd’uncolleurd’affichessocialiste,le7mars,parunmilitantduFN,ajouéunrôlenonnégligeabledansce résultat.L’agresseur, unmilitaire, a été condamné à cinq ans de prison pour « coups et blessures volontaires ayant entraîné lamort sansintentiondeladonner».39.JournaltélévisédeFrance3,archivesINA.40.LaGuerredesdroites,op.cit.,p.202.41.Plustard,Jean-MarieLePenferadiffuserunephotographielemontrantserrantlamainduprésidentaméricainle19février1987,lorsd’unvoyageauxÉtats-Unis.42.Entretiendejuin2010.43.ArchivesINA.44.YannPiat,Seule,toutenhautàdroite,Fixot,1991,p.166.45.Id.,p.164.46.Lerapportseraremisenoctobre1986.47.Ildéclinel’invitation.Cf.Rivaroldu17septembre1987.48.Entretiendu28septembre2011.49.InformationrapportéeparRobertMarmoz,Libérationdu19-20septembre1987.50.LemairedeBordeauxprécisera,quelquesjoursaprès«LeGrandJury»RTL-LeMonde,quecettealliancesupposéeestune«fable»etquesonélectionàlaprésidencedelarégionAquitaine«n’avaitrésultéd’aucunaccord»,LeMondedu16septembre1987.51.Voirlechapitre12,«Mitterrand-LePen».52.ÉchangerapportéparJean-ClaudeMartinez(entretiendu28septembre2010).53.L’anecdotenousaétéracontéeparJean-MarieLePen(entretiendu24février2012).54.LeMondedes4-5août1987,citéparMathiasBernard,LaGuerredesdroites,op.cit.,p.209.55.Id.

Page 96: Histoire Française

12.

Mitterrand-LePen

Lavéritéetlalibertésontdesmaîtressesexigeantescarellesontpeud’amants.AlbertCAMUS

Mercredi3avril1985.Conseildesministres.MichelRocard,modesteministredel’Agriculture,entameunejournée-marathon.Ilignorequ’elleseral’unedespluscrucialesdesaviepolitique.LaparoleestdonnéeàPierreJoxe,ministrede l’Intérieur,quiprésenteunprojetde loi instaurant lesélections législativesà laproportionnelle. Le dispositif a été arrêté avec l’Élysée, mais aucun autreministre n’en a été prévenu àl’exceptiondeLaurentFabius,l’hôtedeMatignon.Aucuntexteprésentantledispositifn’acirculé.

PourMichel Rocard 1, ce projet est une catastrophe et un mensonge. Une catastrophe car il prometd’envoyer auParlementdesdizainesdedéputésduFrontnational, cequi est unemanièrede reconnaîtreofficiellement la place de ce parti dans le paysagepolitique.À ses yeux, lePrésident transgresse une loisacréedelamorale.Tristemanœuvre,médiocredesseinquedefaireentrerlelouplepénistedanslabergeriedémocratique,aunomd’unemisérableopérationpoliticiennevisantàdiviserladroitepoursemainteniraupouvoiretéviterl’alternance!

Mais le projetmitterrandien est aussi unmensonge aux yeux deMichel Rocard. Certes, l’instaurationd’unedosedeproportionnellefiguraitparmi les110propositionsducandidatMitterranden1981.Certes,voiciquelquesmois,cedernieradéclaréenpetitcomité:«Cesystèmemajoritaireestefficace.Maisilestquandmême très injuste. Il seraitbond’instillerde laproportionnelle.»Rocardestd’accord,quin’apasoubliéletempsoùlePSU,danslesannées1970,réunissaitmoinsde5%desvoix.Mais«instillerunedosedeproportionnelle» signifiepour lui faireélire10à15%desdéputésdecette façon,etnonstrictementproportionner les députés aux voix recueillies par chaque parti ! D’autant que, pour Rocard, laproportionnelleaffaiblitl’Étatpartoutoùelleestexpérimentée.Elleanaufragébiendesrépubliques,l’Italieaprèslaguerre,Israël,laPologne,laBelgique.Etpuis,penseRocard,danslePartisocialistelui-même,laproportionnelleaprovoquéd’énormesdégâts:cemodedescrutinobligeàcondamnerlesplusprochesenignorantlespluslointains.Bref,ils’agitpourluid’unabominablenégateurdetoutemajorité.

Un troisième élément choque et inquiète Michel Rocard : en cette période où prospèrel’antiparlementarisme et où le « touspourris » triomphe au café du commerce, briser tout lienpersonnelentrel’électeuretl’élunepeutquesécréterdupopulisme.

Maisfoindeconjectures.Rocard«boutsouslacarafe»,commeilleraconteaujourd’hui,sansdisposertoutefoisdurapportdeforcesuffisantpourcontesterouvertementleprojet.Enoutre,réagiràchaudetdéfierlePrésidentnecorrespondpasàsontempérament.LeConseildesministressetermine.QuandJean-PierreChevènementmanifeste,assezmollement,sonoppositionàlaproportionnelle,Rocardneditrien.Etl’heuren’est pas à l’indignation, nimêmeà la réflexionpersonnelle,mais audevoirministériel.Une foismontédanssavoiturequil’attenddanslacourdel’Élysée,MichelRocardserenddoncauplusviteàundéjeunerorganiséparlaChambredel’agriculture.L’après-midivoits’enchaînerlesrendez-vousàsonministère.Pasuneminutederépitpourcogiterouconsulterseslieutenants,ceuxquelapresseappelleles«rocardiens».

Arrivelesoir.Leministredel’Agricultureva-t-ilpouvoirenfinseposeretprendreletempsd’évaluerceprojetdeloiquilerévolte?ConsulterJean-PaulHuchon,sondirecteurdecabinet,ouledéputéJean-PaulPlanchou,d’autresencore?Hélas,ilestinvitéàdînerparuncoupled’amis,AntoineRiboud,lepatrondeDanone,etsonépouse.MichèleRocardestlàaussi.ElleestunegrandeamiedeMmeRiboud.Ledînerestgai,laconversationanimée.MaisRocardn’évoquepassondilemmeintérieur.Ilnes’épanchequ’envoitureauprèsdeMichèle,surlechemindeleurdomicile.Toutenconduisant,illuiexposelesfaitsetconclut:«J’aibienenviededémissionner.»Sonépousen’hésitepas:«Tunepeuxpasfairemoins.Etd’ailleurs,situnelefaispas,jenet’adresseraipluslaparole.»Arrivéschezeux,Rocardhésite.Ets’ilsetrompait?Ets’ilexistaitpourluiunemeilleureoption?Ets’iln’avaitpassuffisammentévaluélesconséquencesd’unetelledécision? Il tented’en reparleravecsa femme,ense faisant,comme ildit,« l’avocatdudiable».Peine

Page 97: Histoire Française

perdue. Mme Rocard ne veut pas entendre parler de diable, et encore moins de Dieu : c’est uneantimitterrandiennepassionnée,«primaire»sesouvientaujourd’huisonex-mari.

Dès11heuresdusoir, l’affaireestpliée.Privéd’unvéritablecomplice intellectuelcapablede l’aideràmesurerlesconséquencespolitiquesdesadécision,etpousséd’instinctàneconsidérerl’histoirequed’unstrict point de vuemoral, Rocard appelle l’Élysée peu après 23 heures. Le Président est injoignable. Leministrede l’Agriculturepréparesoncommuniquépour l’AFP.Mais iln’estpasquestionde téléphoneràl’agence sans avoir prévenu l’Élysée. Jean Glavany est de permanence, et rétorque au ministre del’AgriculturequelePrésidentestdéjàcouché.Rocardinsiste:ildoitparleràtoutprixauchefdel’État,caril devine àquelprixpolitique lesmitterrandiens lui feraientpayer le fait deprévenir lesmédias avant lePrésident. Rocard rappelle trois, quatre fois. Vers 2 heures du matin, enfin, le Président le rappelle : «Monsieur le Président, je suis absolument désolé mais le projet de loi sur la proportionnelle n’est pasconformeàcequevousaviezannoncé.Etcelamegênebeaucoup,vouslesavez.»EtRocarddeluidétaillerles méfaits de la proportionnelle. La paralysie politique en Israël et en Italie. Le coup de pouce au «populisme».EtsurtoutlacourteéchellefaiteauFrontnational:«Jecomprendstrèsbienqu’enminorantl’espacede ladroiteclassiquevousmajorez l’espaceduPSà laChambre,maiscen’estpasunargumentacceptablepourrisquerdelefaireavecunFrontnationalenpleinemontée.»

LaréponseduPrésidentestlaconique:«Quevoulez-vousquejefasse?»Rocard:«C’estvousquim’aveznommé.Ilestdonccorrectquejevousprévienneavantd’annoncerma

positionàlapresse.Jetenaisàcequevousensoyezlepremierinformé,jesuisdésolédenepasavoirpulefairedepuistroisheures.»SurceMitterrandluisouhaitebonnechanceetbonnenuit...

Ilrestepourl’Élyséeàdéminerladémissionduministredel’Agriculturequiétaitlechouchoudesmédiasjusqu’àunepérioderécente.Apparemment,leschosesontvitechangé.Nuln’évoque,poursonmalheur,laréaction « morale » de Rocard contre une manœuvre politique visant à favoriser l’émergence du Frontnational.Libération,LeMonde,d’ordinairesipromptsàbrandirlespectredufascisme,semblentgobersanshésiterlathèsedel’Élysée,souffléeparquelqueconseillerdumonarque:Rocardadécidédejouerensolopour se présenter à la présidentielle de 1988. En réalité, Rocard n’est plus ce champion de la deuxièmegauche adulé par les éditorialistes.Malheur aux vaincus ! Quatre ans de mitterrandisme triomphant ontsérieusementérodésonprestige.D’autantque,noncontentdel’éliminerdel’investitureduPartisocialisteen1981grâceàunprogramme«chevènementiste»,lePrésidentaensuitepillésesidéeslorsdutournantdela rigueur.Rocardestdoncplusesseuléque jamais.D’abord ilnedisposed’aucunmandatélectif etdoitdoncreveniràl’Inspectiondesfinances.Ensuite,ilaprissadécision,onl’avu,sansconsulterunseuldesmembresdesoncourant,cequinefacilitepasleurmobilisationpouruncombatpréélectoraldifficile.Enfin,ilaperdutoutechanced’obtenirl’investitureduPartisocialisteaprèsunetellerébellionministérielle.

VoilàcommentRocards’estdoncsacrifiépourrien:enfindecompte,le«cadeau»delaproportionnelleauFrontnationalaétésoigneusementmasquéetlarévoltedeRocarddécryptée–uncomble!–commeuneopérationpoliticiennevisantàluiassurerlasuccessiondeMitterrand.

CommentMitterrand,desoncôté,a-t-ilprissadécision?OfficiellementlePrésidentestcenséappliquersonprogramme.Enréalité,commel’abiennotéRocard, ilyaunmondeentre laproposition47figurantdans le document des 110 propositions du candidat Mitterrand 2 et l’instauration d’une proportionnelleintégrale au niveau départemental. L’opération était donc bien politique et relevait d’abord d’un examensansétatd’âmedurapportdeforceentredroiteetgauche.Elleadonnélieuàundispositifcontrôlédeboutenboutparl’Élyséeetquin’ajamaisétédéceléjusqu’àprésent.

Factuellement, la décision amûri lors de discussions personnelles entre FrançoisMitterrand etRolandDumas. Nous sommes en décembre 1984. Roland Dumas vient d’être nommé ministre des Affairesétrangères dans le gouvernement de Laurent Fabius en remplacement de Claude Cheysson. Tous lesambassadeurs en poste à Paris doivent présenter leur lettre de créance, une procédure née bien avant laRépublique.Les séances se déroulent à l’Élysée, puisque les lettres sont présentées à la fois au nouveauministre et au chefde l’État.Cet aspect formelde ladiplomatie est longet fastidieux.Les ambassadeursarriventparfournéededix...Ils’écoulebeaucoupdetempsentrechaqueprésentation.FrançoisMitterrandentraînedoncsonvieuxcompagnonRolandDumasdansdelonguesmarchesàl’intérieurduPalais3.

«Ilfautréfléchiràunmoyendelesdiviser»,luiditunjourlePrésident.Ils’agit,biensûrduRPRetdel’UDF,probablesvainqueursdesprochainesélectionslégislativesde1986...

Lesdeuxhommesserevoientalorssouventetcherchentlemoyend’enrayeroud’atténuerl’impopularitégrandissantedupouvoiretlamontéeenpuissanceduRPRdepuisletournantdelarigueurenmars1983.Ceviragerisqued’êtreélectoralementcatastrophique.Deuxansaprèsavoirpromisde«changerlavie»,aprèsquelques hésitations devant les « visiteurs du soir » (Pierre Bérégovoy, Laurent Fabius notamment), lePrésidents’estalorsrenduauxargumentsduduoDelors-Mauroy:aucunerelanceéconomiquen’était,seloneux, possible, la France doit aligner sa politique économique sur celle des autres pays européens. Lechômagevaaugmenteret lepouvoird’achatbaisser.Mécaniquement, ladroitenepeutqueprofiterde la

Page 98: Histoire Française

déceptionquitouchelescouchespopulaires.Lorsd’unenouvellepromenade,RolandDumasexposel’idéequiluiestvenue:« Je ne vois qu’une solution pour les diviser... changer le mode de scrutin et introduire la

proportionnelle...»LePrésidentesquisseun léger sourired’approbation,pensantprobablementà la têtedesesadversaires

quandilsapprendrontlanouvelle:«Çavafairedubruit»,commente-t-il.François Mitterrand accepte l’idée et fait venir Laurent Fabius pour en parler. Le Premier ministre

approuveleprojet.LuiquiespèreprendrelasuccessiondeMitterranden1988nepeutqu’acquiesceràundispositifquiluipermetd’espérerlimiter«lacasse4»lorsqu’ilconduiralagaucheauxfutureslégislatives.

Le10juillet1985,l’Assembléenationaleadoptelaloiinstaurantlaproportionnelle.Ladroitegrommelle,certainsdesesténors,dontJacquesChirac,crientàlamanœuvrepoliticienne.Iln’yaaucuneprotestationàgauche.Etsurtout,personnenefaitlelienentrel’instaurationdelaproportionnelleetlacampagneanti-FNquis’organiseàgaucheaveclacréationdeSOSRacisme.

Ironiede l’histoire, l’adoptionde laproportionnelle sedérouleunmois seulementaprès legigantesquerassemblementplacedelaConcordeàParis,premièremanifestationdemassedeSOSRacismequimobilise200 000 jeunes lors d’un concert géant. Longtemps, la gauche et les médias ont véhiculé l’idée d’unmouvement«spontané»contreleracisme,d’uneréaction«citoyenne»,toutjuste«stimulée»etaidéeparquelquesjeunespolitiquesplusaguerris,commeJulienDray.Leséditorialistesparlentsurlemomentd’unenouvellegauche,d’une«générationmorale».Commel’abienmontrélesociologuePaulYonnetdansunlivrequi luivaudrabiendesennuis5, il faudraattendre la findesannées1980pourque soit reconnueetacceptéel’idéequel’Élyséeajouéunrôleprimordialdanslacréationetlapromotiondel’association.

Latrouvaille,cependant,nevientpasdirectementdel’Élysée,quisauranéanmoinsl’utiliser.JulienDray,l’un des fondateurs de SOSRacisme, affirme qu’elle lui est venue bien avant6, en 1983. Convaincu defraude électorale, le PCF perd à cette époque plusieurs municipalités lors de recours déposés par sesadversaires. Dans quelques villes, la droite s’allie au Front national ou à des personnalités de la droiteextrême.Drayse rendàAulnay-sous-Boisoù le serviced’ordrede laLiguecommunisterévolutionnaire,organisationqu’ilconnaîtbienpouryavoirmilitédesannées,affronteceluidel’extrêmedroite.«Serviced’ordrecontreserviced’ordre,c’étaitnul.Jemesuisditqu’ilfallaitimaginerautrechose,fairecommeenAngleterreoùlemouvement“Rockagainstracism”faisaitparlerdelui7.»

JulienDrayenparleavecsoncompère,lejeuneSalzmann.Sonpère,Jean-LouisSalzmann,faitpartiedescommunicantsquitravaillentpourl’Élysée,oùilanalyseetcommandelessondages.Àsademande,JulienDray écrit une note. Il est convoqué à l’Élysée pour en parler avec Jean-Louis Bianco et Jean-LouisSalzmann.Lesdeuxhommessemontrent intéressésmaispeupressésdepasserà l’action.Le jeuneDrayn’entendraplusparlerderienavantleprintemps1984...

GérardColéavaittravailléde1975à1981surl’imagedeFrançoisMitterrandauxcôtésdeJacquesPilhanetdeJacquesSeguela,deMarc-AntoineLorneetdequelquesautrescommunicants,quiparticipèrentà lamise au point du fameux slogan de « Force tranquille ». Le 11 mai 1981, à l’Élysée, le Président luidemandecequ’ilsouhaiteraitenguisedecadeau.

Coléseverraitbienàlatêted’unedesdeuxchaînesdetélévisionnationales.«Qu’yferiezvous?interrogeMitterrand.— Je commencerais par envoyer quelques milliers de lettres de licenciement, et ne garderais que les

bons...—Quoid’autre?—J’aimeraisdevenirlegardiendufortdeBrégançon!8»FrançoisMitterrandplongelamaindansunepocheintérieuredesavesteetensortuneliassedequinze

billetsde100francs:«Pourlereste,nousverronsplustard...»Mitterrandluidevait150000francspourletravailqu’ilavaitfourniàsescôtés.GérardColés’envaetse

réinstalleàsoncompte.Jusqu’auprintemps1984.On cogite dur à l’Élysée à ce moment-là. FrançoisMitterrand est au plus bas dans les sondages. La

monnaie a été dévaluée et le Président a dû abandonner la quasi-totalité de ses promesses électorales.FrançoisMitterrand,jugeantPierreMauroyuséjusqu’àlacorde,souhaitecréerunélectrochocetchangerdePremierministre. Il appelleGérardColé et lui demande de passer le voir à l’Élysée.Où le Président luidemande:

«VousvousentendeztoujoursbienavecJacquesPilhan?»LePrésidentposeunequestionsymétriqueàPilhanàproposdeColé.Oui,lesdeuxhommess’entendent

toujoursbien.Coléacceptedes’installerau4,ruedel’Élysée,tandisquePilhan,aidédudiscretJean-LucAubert,montelasociétéTempspublic,etinstallesesbureauxtoutprès,avenueGabriel.Lestroishommes

Page 99: Histoire Française

concoctentunprofilderupturepourleprochainhôtedeMatignon.CeseraLaurentFabius...Letrioselancealorsdansuneopérationde«reconquista»del’opinionpublique.Lemilieupolitiquevit

ledébutdesétudesqualitatives–les«quali»danslejargondumarketingpolitique.ColéetPilhan-AubertutilisentbeaucoupcellesdeJacquesAnfossipoursaisirlavoxpopuli.Aveccespetitsgroupesd’unedizainedepersonnes,ilsdécouvrent,commes’ensouvientGérardColé9,que«l’extrêmedroiteexistedansl’espritdutempsetquelesgenscommencentàycroire».LenomdeJean-MarieLePensurgitdanslesmotsencoredécoususdesgroupesinformels.D’oùlavisionqui,peuàpeu,germedanslecerveaudesstratègesélyséens:«Defaçonsymbolique,LePen,c’estletriompheduMal,duDiable.EtsonopposéestDieu...»Surleurpaperboard,lestroisavaientsymbolisélaprogressiondel’extrêmedroiteparuntriangleaveclapointeenbas :puissancenéfasteou forcesdumal.Et le triangledans lebon sens, c’est leGrandArchitecte,doncDieu.

VoilàcommentDieu-Mitterrandaétéinventé!Désormais,entreeux,lestroisspindoctorsnedésignentplusFrançoisMitterrandqueparcenomde«Dieu».

«Saprestance(quitenaittoutunchacunàcinqpas).«Soncaractère(sagedanslesbourrasquespolitiques).«Sonautorité(faceaunanismedesautresleaders).«Saperspicacité(illustréepar“quiça,‘on’?”quanduninterlocuteurimprécisbredouillait:“Onm’adit

ceci...”).«Saréputationd’invulnérabilité(aprèstantdemortsetderésurrectionspolitiques).«Toutçaetlefaitquechacundespèresdesmembresdutrion’avaientpasétédespèrestrès...modèles

nousavaientconduitsaumeilleursubstitut:DieulePère10»,raconteGérardColé.Suivant lamême logique s’installe le coupleMitterrand-LePencalqué, si l’onpeutdire, sur leduode

Gaulle-Pétain.BiographedeJacquesPilhan,FrançoisBazinfaitétatluiaussidecetamalgame:«ÀTempspublic, la question Le Pen, en cet automne 1984, est à l’évidence un élément central du positionnementsymboliqueduchefde l’État.Dans leséchangesentreJacquesPilhanetsesproches, toutcelaestévoquésansdétour.Lebutdujeuestdeprocéder,enmoinsd’unan,àl’avènementdumitterrandisme.CelasupposeladisparitionduPSetlapolarisationMitterrand-LePenfonctionnantsurleregistredeGaulle-Pétain.»

Jean-LucAubertconfirme11:«LePen/Mitterrand?L’idéenevenaitpasdenousmaisons’estditquecen’étaitpasinintéressant.»

«Onfaisaitdelasociologieappliquée...,poursuitColé.Onnejouaitquesurlessymboles.VoilàpourquoinousallonsbeaucoupnousservirdeSOSRacisme.L’associationexistemaisn’apasungrandrayonnement.On lui faitde lagonfletteavecJulienDray, IsabelleThomasetHarlemDésir, et évidemment Jean-LouisBianco, [alors secrétairegénéralde l’Élysée. Jemesouviensd’unepremière réunionàTempspublicà lademandedeDray...OnvadèslorsinstrumentaliserSOSRacismecontreLePen.Faireduping-pongavecles thèmes du Front national. Face “Aux Français d’abord”, on installe Harlem Désir et SOS Racisme.L’associationvaégalementnousservirpourfairerevenir les jeunesversFrançoisMitterrand.Lafameuse“générationMitterrand”estlancéeàpartird’uneexpressionempruntéeàIsabelleThomas.»

Ainsi,parallèlementaucoupdelaproportionnelle,semonteceluideSOSRacismeetdeladiabolisationdeLePen.DrayprésenteHarlemDésiràl’équipedeTempspublic.Ilalatêtequiconvient,etsonnomest,à lui seul, « un slogan », comme le raconte François Bazin 12. « À demi noir, très intelligent, il nousparaissaitfrais.Ilétaitspontané,ilparlaitbienàlatélévision»,sesouvientJean-LucAubert.CedernieretJacquesPilhanveulentinventerunemachinedeguerrepopulaire,commeondisaitàl’époque.

«Onpenseenpremierlieuàlaquestionduracisme,poursuitAubert.PilhanfaitvenirJacquesBruel,unmarginal,peintredesonétat,auquelilconfiedepetitesmissions.Onréfléchitsurunsigle.Etildit:«C’estdommagequel’étoilejaunesoitprise!Ça,çaparleauxgens.Quelquesjoursaprès,lescréatifspensentàdétourerlamain.L’équipechercheducomplexe,ducontradictoire,duparadoxe,lemotclédumoment.Lamainestpardéfinitionambiguë:ellepeutêtreaussibienlamaindesnazis,quelamaindeFatma...»

PourAubert,cettemaindoitêtre jaune :«EnFrance le jaune,onsaitcequec’est.OnpousseHarlemDésiràs’exprimer.Ilditdevantnous:“Pourmoi,tuvois,c’est‘Touchepasàmonpote’.”Onavaittrouvé.On a fait porter la petite main (en fait assez grosse) par des stars. On lance l’opération Concorde. LegouvernementnousproposeAubervilliers.OnvoulaitquecesoitàParis.DrayvavoirMitterrandetluivendl’opération.CeseralaConcorde.»

SOSRacismeest donc lancé commeunemachinedeguerrepréélectorale.C’est la face lumineusequicache l’octroide laproportionnelle, indéniable avantageoffert àLePen.Le terrainéconomiqueet socialétantdevenuminé,laguerrenécessaireàlareconquistaconsisteàplacerlaconfrontationsurleterrainplussymboliquedu racisme.Mais derrière la lutte contre la discrimination s’insinue l’idéede l’anormalité duFront national. « Il ne s’agissait pas de combattre le FN, écrivent Jean-Christophe Cambadélis et ÉricOsmond 13, car en le désignant, on lui faisait de la publicité, il s’agissait de prendre appui sur l’effetrepoussoirdes idéesdeJean-MarieLePenpourconstruireunmouvementantiraciste.»Aupassage,cette

Page 100: Histoire Française

stratégie prépare la mise au point d’un « cordon sanitaire » autour du parti de Le Pen. Comment lesdémocratescentristesetlibérauxquisoutiennentSOSRacismepourraient-ils,enmêmetemps,accepterunealliance avec Le Pen ? Comment les Simone Veil, Michel Noir, François Léotard, invités eux aussi àsoutenirSOSRacisme,pourraient-ilspactiseravecceluiquivadevenirlediabledelapolitiquefrançaise?SOS Racisme fonctionne donc comme un leurre destiné à remobiliser la gauche contre Le Pen, tout enempêchant la droite de réaliser avec le Front national lemême type d’alliance que celle qui a permis àFrançoisMitterranddeconquérirlepouvoirenintégrantlescommunistesàl’uniondelagauche.

En 1994, trois jeunes journalistes, Emmanuel Faux, Thomas Legrand et Gilles Perez sont convaincusd’avoir réussi à décrypter la stratégiemitterrandienne. Leur essai,LaMain droite deDieu 14, est un crid’indignation.IlspointentlesambiguïtésdeFrançoisMitterrandetsescomplicitésanciennesdanscertainsmilieux d’extrême droite. Ils dénoncent la façon dontMitterrand a fait la courte échelle àLe Pen en luioffrantl’accèsàlatélévisionpubliquealorsqueleFrontnationalnepesaitencorepasgrand-chosedanslaviepolitique.C’est,onl’avu15,sonvieuxcamaradedelaCorpo,GuyPenne,qui,en1982,atransmislamissivedeJean-MarieLePen,lettred’unegrandehabileté16,exigeantunmeilleurtraitementdesonpartipar les chaînes d’État. Sur les conseils de Michel Charasse, le Président s’exécute. Il répond de façoncourtoise17auprésidentduFrontnationaletdonnedesconsignesauministredelaCommunication,lequellesfait«redescendre»danslesdifférenteschaînespubliques.Enhuitmois,lestroisauteursyrelèventneufpassagesdeLePen18,cequ’ilsjugentexorbitantpourunpartiréunissantmoinsde1%dessuffrages.

FrançoisMitterrandpense-t-il, dès cemoment-là, que ces bonnesmanières à l’égardduFront nationalpeuvent l’aider à enrayer la remontée de l’opposition ? Sans doute pas,mais il cherche unmoyen de ladiviser pour y parvenir. Et, selon Jean Glavany, « il a la conviction profonde que “la République doitpermettrel’expressiondetouslescourantsd’idée,mêmelesplusminoritaires20”».

Cen’estqu’unpeuplustard,probablement,quenaîtdanssonespritl’idéedestimulerlamontéeduFrontnationalpourdiviser ladroite.En1984, lorsqueLePendevientunevéritablebêtedetélévisionaprèssonsuccèsà«L’heuredevérité21 »,MaxGallo, alors porte-parole du gouvernementMauroy, s’en inquièteauprèsduPrésident:«Aprèsl’émission,jeluiaiposélaquestiondesavoirs’ilétaitbondevoirJean-MarieLePenaussisouventàlatélévision.Etilm’arépondu:“Maisnon.Nousallonsenvoyerunegrenadequiéclaterabientôtentrelesjambesdeladroite22.LePenn’estpasdangereux.C’estunnotable,ilcherchelanotabilisation.”»

Si,en1982,MitterrandnepensaitpasencoreàinstrumentaliserleFrontnational,cepartin’étantencorequ’un nain dans le paysage politique, l’indulgence dont bénéficie Le Pen auprès du chef de l’État a desracineshistoriquesetpolitiquesparticulières.

Lesdestinsdesdeuxhommessecroisentunepremière fois lorsde l’affairede l’Observatoireen1959.Dans la nuit du 15 au 16 octobre, en sortant d’un dîner à la brasserie Lipp, François Mitterrand, alorssénateur,échappeàunerafaledepistolet-mitrailleurens’extirpantdesavoitureetensautantpar-dessuslahaiedel’avenuedel’Observatoire.Jean-MarieLePenestalorsdéputé.Quelquesjoursplustard,ilraconteauPalais-Bourbonquel’attentatestuncoupmonté,un«attentatbidon23».Enréalité,peuavantl’attentat,RobertPesquet,anciengaullisteetdéputépoujadiste,étaitallévoirMitterrandenluitenant,ensubstancecediscours:«Onm’ademandédevoustueretjeneveuxpaslefaire.Maissijenelefaispas,onvametuermoietmafamille.Onpourraitpeut-êtres’ensortirsionmontaituncoup.Onfaitsemblant:vouséchappezàl’attentat,moij’aiessayé,j’aipasréussi,çaarrive.»OrlemêmePesquetacouchédansdeuxlettresécritesavant l’attentat– etdécachetéesparhuissier– la façondont celui-cidevait sedéroulerpourprouverqueMitterrandluiademandédemonterunfauxattentatpoursefairevaloir.LescandaleéclateetéclabousseMitterrand.Lequel s’en sort endénonçant cinqcomploteurs :Tixier,LePen, le commissaire JeanDides,Jean-BaptisteBiaggietPascalArrighi.

Bienplus tard, en2005,RobertPesquet raconteradansundocumentairede JoëlCalmettes,diffusé surFrance3,qu’ilavaitétéleseulinstigateurdufauxattentatpourdiscréditerFrançoisMitterrandaprèsquecedernier eut cesséde soutenir la causede l’Algérie française. Jean-MarieLePen,quivalidecetteversion,affirme n’avoir pris connaissance de l’affaire que par l’entremise de Jean-Louis Tixier-Vignancour quePesquetétaitalléconsulteravantdelamettreenœuvre.

Nouvellerencontre,FrançoisMitterrandetJean-MarieLePensesontsaluésle18mai1962,auPalaisdejustice.C’estalorslequatrièmejourduprocèsdeRaoulSalan,généraldel’arméefrançaiseetchefd’uneOASquivientd’êtredéfaite.LePen,onl’avu,n’a jamaisrejointcetteorganisationclandestinemais ilatenu à manifester sa solidarité avec ces jusqu’au-boutistes emprisonnés et parfois condamnés à mort.L’avocatdeSalan,Jean-LouisTixier-Vignancour,adécidédecitercommetémoinFrançoisMitterrand.Cederniera,dansunarticleduMonde,accuséMichelDebré,quivientd’êtreremplacéàMatignonparGeorgesPompidou, d’avoir, avec d’autres ultras de l’époque, PascalArrighi et Jean-Baptiste Biaggi, fait tirer aubazooka, en janvier 1957, sur le général Salan à une époque où celui-ci était non un rebelle mais le

Page 101: Histoire Française

commandantenchefdel’arméeenAlgérie.Cetémoignageestbiensûrprécieuxpourmontrerquelacausede l’Algérie françaisen’apasétéétrangèreà tous lesgaullistesetque le respectde la légalitén’étaitpaspoureuxdel’ordredusacré.

FrançoisMitterrandarrivedoncauPalaisdejustice.Onluiproposederejoindrelestémoinsdelapartiecivile.Maisilrefuseetserenddanslasalleoùsetrouventlestémoinsdeladéfense.«Ilsetenaittoutseuldanscettesallehostile,aracontéensuiteJean-MarieLePen24.Lareymondie,Arrighi,Dides,Marçaisetmoiavons euun réflexede solidarité parlementaire.Nous sommes allés le saluer.Uncoupde chapeau à soncran.»LePenestimeaujourd’huiqueletémoignagedeFrançoisMitterrandaétécapitalpoursauverlatêtedeSalan.

Troisansplustard,lesdestinsdesdeuxhommesserecroisentànouveau,lorsdel’électionprésidentiellede1965.Avantmêmelepremier tour,FrançoisMitterrandaenvoyéplusieursmessagespositifsà l’égarddespartisansde l’Algérie française.Dès septembre1965,Mitterrand affirmeque« toutes les famillesdel’oppositionméritentd’êtreadmisesàparticiperàlaluttecontrelepouvoirpersonneletpourleprogrès».RolandDumassesouvientd’avoirrencontréTixier-VignancourauPalaisdejusticeaumomentoùcelui-civenaitd’annoncersacandidature:

«Jesuisledoyendescandidats.TudirasàFrançoisMitterrandquej’aitableouvertepourvousvoirtouslesdeuxàvotreconvenance...»,luiditledéfenseurdugénéralSalan.

Dumas revoit le candidat d’extrême droite à plusieurs reprises jusqu’au deuxième tour. « FrançoisMitterrandnemetraitepasdefacho...Jeneletraitedoncpasdecoco...»,luidéclareTixier.Sibienqu’àl’issue du premier tour, Tixier se désiste en faveur deMitterrand resté seul en lice contre le général deGaulle et s’engage à faire campagne pour lui. Cette décision surprend et irrite, on l’a vu, Le Pen, sondirecteur de campagne. Mais ce dernier choisit de ne pas rendre publique cette divergence et FrançoisMitterrandn’enaprobablementjamaisriensu.

Enréalité,lefuturPrésidentatoujoursmaintenudesrelationsavecdespersonnalitésissuesdel’extrêmedroite, la plus connue étant Pierre de Bénouville, par ailleurs député... gaulliste. FrançoisMitterrand atoujoursutilisédenombreuxcanauxpourtransmettredesmessagesàl’extrêmedroiteengénéraletàJean-MarieLePenenparticulier,maisaussipourconnaîtreleursprojets.RolandDumasfaitoffice,depuis1956,de«canalhistorique».CharlesHernu,luiaussiliéàl’extrêmedroite,anouédesoncôtédesrelationsavecJean-MarieLePendanslesannées1960.PierredeBénouville,l’amid’adolescencequi,àlafindesesjours,a confirmé avoir été membre de la Cagoule avant d’entrer dans la résistance, entretenait de même descontacts avec Le Pen. François de Grossouvre a également et de tout temps cultivé des amitiés avecl’extrême droite. Jean-Marie Le Pen reconnaît aujourd’hui qu’il le voyait de temps en temps : « Nosrencontresavaientlieuchezuneamieetjesupposaisquec’étaitsamaîtresse25.»D’autresrelaisauraientétéoccasionnellementutilisés.MichelCharasse26,voireGillesMénagepuisqueJean-LouisBiancones’estpasacquittédelatâchequelePrésidentluiavaitconfiée:téléphonerenpersonneauprésidentduFrontnational.LePrésidentn’hésitepas,enoutre,àpasserpar-dessus leshiérarchiesélyséennespourconfierdes tâchesultrasecrètes à des fonctionnaires en leur enjoignant de n’en pas parler à leur chef. Un collaborateur deGillesMénage,quitient,aujourd’huiencore,àl’anonymat,ditavoirétéainsiétéchargéparlechefdel’ÉtatdecontacterLePen,en1985,quandladécisionaétéprised’instaurerlaproportionnelle:

«Jevousconnaisbien,luiaurait-ildit.JeneconfieraipascettemissionauxservicessecretscarsijeleurdemandaisdedéposerunelettreàlaGrand’PlacedeBruxelles,ilsréussiraientàsefairerepérer...LePenneserapassurprisdevotrecoupdefil.»C’estexactementcequisurvint:leprésidentduFrontn’auraitpasétéétonnéetl’auraitmêmeinvitéàdéjeuneràMontretout27.

S’ilestadmisquelePrésidentatoujoursutilisédetrèsnombreuxcanauxpourcommuniqueravecLePen,personne ne peut prétendre savoir ce qu’il avait vraiment en tête. Car nul ne connaît l’ensemble de sesdémarches. Sur ce sujet plus que sur d’autres encore, il les cloisonnait complètement.RolandDumas estprobablementleseulquiaitaccédéàunevisionprochedelaréalitécarilestleseulsansdouteàporterlemêmegenrederegardqueMitterrandsurlapériodedel’Occupation,regardsouventincompréhensiblepourleshommesetlesfemmesdesgénérationssuivantes.

RolandDumasdisposaitdesesproprespasserellesavecl’extrêmedroiteetJean-AndréFaucherenaétélaprincipale. Les deux hommes s’étaient connus au lycée de Limoges. Roland était résistant, Jean-André,maréchalistepuiscollaborateur.Lesdeuxcourtisaientlamêmefille,queFaucherfinitparépouser.Avantdedevenirmilicien, Faucher s’occupait de la propagande duMaréchal à Limoges tandis queRoland et sescopainslycéensdétournaientdesaffichesenlessurchargeantd’inscriptionsenfaveurdugénéraldeGaulle.Sans l’intervention de Jean-André, les exploits de Roland auraient pu se terminer tragiquement. Aprèsl’arrestationdesonpère,Rolandestplusque jamaisendangeretseréfugieàParischez lepèredeJean-André,lequelestdénoncécommeindicateurdelaGestapo,cequiluivaudrad’êtrecondamnéparlacourdejusticedeLimogesàlapeinecapitale...LepèredeJean-AndrédemandealorsàRolandDumasdesauverlatêtedesonfils.DumascontactePierreBoursicot, lecommissairede laRépubliquedeLimoges28...Mais

Page 102: Histoire Française

Jean-Andrénecraintriencarilaétécondamnéparcontumaceetparvientàrestercachésousdefauxnomsjusqu’enoctobre1948,oùilestfinalementarrêté:ilécoperadetroisansdeprison.NonpaspourfaitsdecollaborationmaisenraisondesaparticipationauplanBleu,uncomplotanticommuniste...Àsasortiedeprison, il écrit, sous de multiples pseudonymes, pour nombre de revues et journaux, d’abord d’extrêmedroite.Puis,aufildutemps,ilélargitsescontributionsàdespublicationsdegauche.Ilfrappeàlaported’untemple franc-maçon, devient radical et crée des clubs de réflexion politique. Personnage d’une grandeambiguïté,ilestàlafoisl’amideRolandGaucher,futurmembredirigeantduFrontnational,ex-trotskiste,ex-collaborateurquitravailleavecGeorgesAlbertiniàl’Institutd’histoiresociale,celuideRolandDumaset,aumilieudesannées1950,celuideCharlesHernuqui,àlafindelaguerre,afaitdeuxmoisdeprisonpourcollaboration.Jean-PierreFaucher,lefilsdeJean-André,sesouvientqueCharlesHernuétaitprésentàsacommunionsolennelle...

Enavril1957,Jean-AndréFauchermetencontactHernuavecLePenetleDrDemarquet.MaisFaucher,en incorrigible plumitif, raconte la rencontre qu’il a organisée dans Dimanche-Matin, affirmant mêmequ’Hernu et ses vis-à-vis étaient tombés d’accord sur quelques points essentiels. Le Pen et Demarquetvinrentaujournalpourinfligerunecorrectionaubavardimpénitent...

L’épisode du « témoignage courageux » deMitterrand au procès Salan est essentiel pour comprendrel’inclinationnaturelledel’extrêmedroiteàsonégard...

En1964estcréée laConventiondes institutions républicainesquideviendra, l’annéesuivante,après letour de pistemanqué de GastonDefferre, le principal instrument de FrançoisMitterrand pour l’électionprésidentiellededécembre1965.Lamaindans lamain, Jean-AndréFaucher etCharlesHernu, ainsi queRolandDumas,sont trèsactifspourrassembler lesdifférentsclubsconcernés,souventarc-boutéssur leurspécificité.Devenuunhautdignitairede laGrandeLogedeFranceetun radical-socialiste sans toutefoisavoirreniésesattachesvichyssoises,Faucheralahautemainsurdeuxclubsmaçonsetradicaux,l’AtelierrépublicainetLouise-Michel.CharlesHernu,luiaussidignitairefranc-maçon,estlecréateuretprésidentduClub des Jacobins. Ces trois entités vont constituer le noyau dur de la Convention des institutionsrépublicaines.Faucher,véritablereprésentantmulticartes,vaparailleurssefairel’artisanduralliementdupartiradicalàlabannièremitterrandienne...

Faucher n’a pas pour autant renoncé à ses anciennes amitiés. Il continue à écrire dans des libellesd’extrême droite et à entretenir ses liens avec des amis commeRolandGaucher. Tout naturellement, aumoment de la constitution des équipes de sa campagne, François Mitterrand fait de Charles Hernu sondirecteurdelacommunicationetdeJean-AndréFaucherleseconddecedernier.

On le voit bien : en 1985, ni Jean-Marie Le Pen ni les hommes qu’il côtoie – entre autres, RolandGaucher, devenu l’un des leaders du Front national – ne sont des inconnus pour le président de laRépublique.Évidemment,ceuxqui,commeles troisauteursdeLaMaindroitedeDieu,découvrentcettezone trouble de relations entre le leader de la gauche et des chefs de file de l’extrême droite, s’enoffusquerontetilsneserontpaslesderniers,notammentaprèslaparutiondulivreUnejeunessefrançaise.FrançoisMitterrand1934-194729.Mitterrandseraalorsaccuséden’avoirjamaisvraimentreniésesidéesd’avant-guerrreetd’êtreresté,aufond,unnationalistedansl’âmecoupabled’indulgenceenverslesidéesdel’extrêmedroitefrançaise.

Cette analyseprocède en réalitéd’une interprétationde l’histoire inspiréepar ladiabolisationduFrontnationalquiaétéconstruitedanslesannées1980etdontMitterrandestparailleursl’undesartisanscachés.LarelationdeFrançoisMitterrandavecLePencommelesmanipulationspolitiquesvisantàinstrumentalisersonpartin’estchoquantequesi l’onconsidère leFrontnationalcommeunparti fascisteautourduquel ilconvientderéuniruncordonsanitaireréunissantladroiteetlagaucherépublicaines,cequivaconstituerlecredod’unegrandepartiedelaclassepolitiqueetdelagaucheàpartirdumilieudesannées1980.

LavisiondeFrançoisMitterrandesttoutautre.Elleexpliqueetjustifiemêmeladuplicitéquelesjeunesjournalistesontcruypercevoir.Enréalité,FrançoisMitterrandneclassepasJean-MarieLePenparmilesfascistes.Ilnevoitaucunedifférenceentreluietlaplupartdesgaullistes.Ilrespectesaculture,sontalentoratoireetsamaîtrisedelalanguefrançaise,touteschosesimportantespourlui:«LePenetmoi,déclarait-il,noussommessansdoute lesderniers,àsavoirparlercorrectement lefrançais544.»«LaconvictiondeMitterrand,confirmeJeanGlavany30,estqu’ilexisteuncontinuumquivaducentredroitjusqu’àl’extrêmedroite.Ilmedisait:“Cesontlesmêmes,c’estlamêmepensée!”»Jean-ChristopheCambadélispartagecesentimentetMitterrand luiaconfiédespenséesvoisines s’agissantdeLePen31 : «LePenn’estpasunfasciste.VouslevoyezorganiserunemarchesurParis?LePen,ilparle.Maislabourgeoisie,elle,ellefaitle SAC.Mitterrand, poursuit Cambadélis, avait la haine de la bourgeoisie provinciale. Pour lui, Le Penn’étaitpasdangereux.Ildisaitavec lamalicedans lesyeux:“C’estunfaluchard32”.ParailleursLePenavaitlemérite,auxyeuxdeMitterrand,d’avoirsuréaliserl’unitédetouslesantigaullistesdedroite.»

L’antigaullismeest,eneffet,unautrepointquepartagentlesdeuxhommes.A-t-ilétélefilrouged’uneconnivencecachée?Nousnelepensonspas.D’abord,parceque,onl’avu,lecomportementdeLePenlors

Page 103: Histoire Française

del’affairedel’Observatoirenelesrapprochepas.EnsuiteparcequeLePenatoujoursgardéunecertainedistanceaveclesmilieuxdel’Algériefrançaise.Enfait,ilapparaît,aveclerecul,queMitterrandetLePenpartagent un antigaullisme de circonstance. L’opposition deMitterrand au « coup d’État permanent »,critique radicalede laVeRépublique, s’estarrêtéebienavantqu’iln’entreà l’Élysée.QuantàLePen, ilperçoitdeGaulle comme un démagogue d’autant plus dangereux sur le plan des idées qu’ilmystifie lesFrançaisenapparaissantcommeunpatriote.

Toujoursàproposdes relationsentreMitterrandet l’extrêmedroite, Jean-PierreChevènementgarde lemêmegenredesouvenir33:«Mitterrandcultivaitdesliensetdesréseauxdansdifférentsmilieux.Ils’esttoujourssentiproched’unecertaineextrêmedroite,enraisondesonpasséetdesarelationàlanation.C’estd’ailleursunparadoxe:ilétaitpersuadéqu’ilfallaitrenonceràlaFrancepours’inscriredansl’Europeetenmême temps il partageait avec les nationalistes une certaine nostalgie de ce pays devenu trop petit pourresterdansl’Histoire.»

Récapitulons.LaredoutablemachinedereconquêtedupouvoirmiseenplaceparFrançoisMitterranden1984-1985possèdeaumoinsdeuxressortsparallèlesqueluiseulpeutactionnerengrandmarionnettistedela vie politique. Ellemobilise plusieurs équipes qui doivent absolument ignorer l’existence les unes desautres.

La première regroupe autour de Jean-Louis Bianco, une nébuleuse de cadres opérationnels del’antifascismeparmi lesquelsPilhan,Colé,Aubert, quelqueshommespolitiques comme JulienDray et ladirectiondeSOSRacisme.Ceux-ci sont les artisans d’unenouvelle gauchemorale chargée demettre enscène l’affrontement entreMitterrand et Le Pen, la résistance des jeunes à la montée du racisme et dufascisme, et le regroupement des « démocrates » autour de SOSRacisme visant à enrôler aussi ceux dedroitedanslecombatcontreleFrontnational,quitteàlestransformer,àleurinsu,enunearméed’«idiotsutiles»dumitterrandisme.

Aujourd’huiencore,lesmembresdecettenébuleuses’indignentsiontentedeleurrévélerladuplicitéoul’habileté–chacunjugera–duPrésident.IlsontvuMitterrandencouragerSOSRacisme,serendreintuitupersonæàlagrandemanifestationanti-Frontnationalquisuitl’agressiondeCarpentrasen1990,puis,plustard,le3mai1995,jeterdesfleursdanslaSeineàlamémoiredesdeuxjeunesArabesassassinésenmargeducortègeduFrontnationaldu1erMai1993.

Ladeuxièmeéquipeestbeaucouppluscouleurdemuraillequelesdeuxautres.Sanslaunedesjournauxdueàladivulgationdesécoutesdelacelluleélyséenne,onn’enauraitjamaisriensu.Elleestcomposéedequelquespolitiques,telsCharasseetDumas,etde«petitesmains»quiassurentlesliaisonsentreLePenetMitterrand,chaquemessagerignorantl’existencedesautres.

Ce sont les artisans de la division des droites, qui en donnant des gages auFront national bloquent laprogression de l’opposition. Ils se vivent comme les envoyés très spéciaux d’une guerre secrète, qui sefaufilenttelsdeshommes-grenouillesdansleseauxennemiespoursemerlesfermentsd’unedivisionfertile.IlsconnaissentoudevinentleslienssecretsquiunissentLePenetMitterrandetpensentqueSOSRacismeetl’agitationantifascistedelagauchesontlefaitdeladeuxièmegauche.

Manœuvrertousceshommesdel’ombrerelevaitd’autantplusdel’exercicesophistiquéqu’aumomentoùilorganisait ledispositifd’électionà laproportionnelle,FrançoisMitterranddevait s’assurerque lepiègequ’ilmettaitenplacenerisquaitpasdeseretournercontrelui.

Le principal obstacle à la stratégie de reconquêtemitterrandienne résidait dans une éventuelle ententeentre leRPRet leFrontnational.SiFrançoisMitterrandse tientaucourantde l’évolutiondeLePenviaquelquesagentsdeliaisondiscrets,iltientaussiàsurveillercequisetrameducôtédeCharlesPasqua,lepivotdeladroite,leseulquipuisseimposeràJacquesChiracuneallianceélectorale,sicen’estouverte,dumoinspassive,entreleRPRet l’UDFd’unepartet leFrontnationaldel’autre.EdouardBalladur,ValéryGiscard d’Estaing n’ont pas, à cet égard, les pudeurs qu’aura plus tard un Michel Noir. Que Pasquaparvienneàconvaincresonchefquel’efficacitécommandeunealliance,etledispositifmitterrandiens’entrouveraitenrayéetlecordonsanitairebrisé.

OrFrançoisMitterrandconnaîtdepuislongtempsCharlesPasqua.Àlamêmeépoque,illuiarrivemêmesouventdelerencontrerdiscrètementaprèssapartiedegolfhebdomadairedansl’Ouestparisien34.FrançoisMitterrandl’alongtempssuividetrèsprèsetn’ignoreriendesonrôleetdesesméthodesdanslessoupentesgaullistesetnotammentauSAC.C’estlui,Mitterrand,quiaprononcéladissolutionduSACle3août1982,suiteàlatueried’Auriol,toutensachantquePasquaetcemêmeSACavaientfaitvoterpourluien1981!Pasquamanifesteungrandintérêtpourunepartiedel’extrêmedroiteetnotammentpourlafractiond’Ordrenouveauquin’apassuiviLePenetafondélePFN.IlmanifestelamêmecuriositéenverslanébuleusedeGeorges Albertini, l’Institut d’histoire sociale et la revue Est-Ouest financée par l’UIMM. La celluleélyséenne qui observe au jour le jour la constitution des nouveaux réseaux pasquaïens, articulés autourd’anciens militants extrémistes, et leur recherche de sources de financement, a repéré un QG situé rued’Artois,àParis,oùsetramentdenombreuxcoupssecrets.FrançoisMitterranddonnesonaccordàlamise

Page 104: Histoire Française

surécoutedulieu.Etilobtientvitelesnomsdesprincipaux«comploteurs»dontcertains,prochesàlafoisdu Front national et deCharles Pasqua, sont à leur tour placés sur écoute. Il est donc enmesure, et sescollaborateurs avec lui, de connaître en temps réel une partie des projets souterrains de l’extrême droite.GilbertLecavelier,unancienduSAC,piégésouslesobriquetde«Lannion»,estunesourceparfaitequiapprovisionnedéjà largement lesRG. IlenestdemêmedeJoëlGali-Papa,alias«Guichet».Cetanciend’OrdrenouveauestunamiprochedePierrePasquaquiajoué,depuisledépartlerôled’intermédiaireentrel’organisationetsonpère.Lesnomsquiapparaissentdanslesanalysesd’écoutessuffiraientàreconstituerungothadel’extrêmedroite.S’ysuccèdenteneffet,ceuxd’AlainRobert,l’anciendirigeantd’OccidentquiarejointPasqua,deGabyAnglade,GérardÉcorcheville,JeanTaousson,unexdel’OAS,SergedeBeketchduFigaroMagazine,RolandGaucher,PierreSergent,maisaussiducapitainePaulBarril,prochedetoutcepetitmonde.LenomdeLePenrevientluiaussiàplusieursreprises...Cesécoutesdelacellules’arrêterontpeuavant lapremièrecohabitation,mais l’intérêtdeFrançoisMitterrandpour les relationsentre lesdeuxfamillesdedroite,qui,rappelons-le,sontpourluidemêmenature,nefaiblitpas.C’estdecettefaçonquelacelluleélyséenneparvientàarrêterinextremisunscandalequiauraitpul’éclabousser,lorsqueFrançoisdeGrossouvre remet au journaliste François Brigneau une photographie de Mazarine, la fille alors encoreinconnuedeFrançoisMitterrand.Lesémissairesde l’Élyséesauront leconvaincreassez facilementdenepasutiliserlesclichés...

Entre1986et1988on l’avu35,CharlesPasquanavigueàvueetcombinedeuxstratégiesà l’égardduFrontnational:celledel’uniondefait,dontlesalliancesrégionalesconstituentlapierreangulaire,etcelledu«siphonnage»,consistantàrefusersurleplannationaltouteallianceavecleFNtoutenempruntantsesthématiquesaupointde rendreassez semblables lesprogrammesduRPR,de l’UDFetduFrontnationaldanscesannées-là.«Pasquan’étaitpastoujourscohérent,expliqueJean-JacquesGuillet36.Ilétaitfavorableàdespasserelles,maisrefusaittouteconcessionpouryparvenir.»Cen’estqu’aprèslescandaledu«détail»queleministredel’Intérieurabandonnelapremièreoption.SanspourautantcoupertoutcontactavecleFrontnational.C’estluiquiorganiseunerencontreentreChiracetLePenchezuneamiedugénéralPierredeBénouville enmars1988,quelques semaines avant lepremier tourde scrutin.Lui toujoursqui réitèrel’opération entre les deux tours de l’élection présidentielle. « La rencontre, se souvient Le Pen, s’estdéroulée dans un appartement de l’avenue Foch. Chirac est venu notamment avec Edouard Balladur etCharlesPasqua.Maisilnevoulaitd’unaccordàaucunprix.»SiChiracafiniparadmettrequ’ilyavaitbieneucetterencontreavecLePen,ilatoujoursréaffirmésonintransigeanceàl’égardduFrontnational.

C’estlemêmePasquaqui,entrelesdeuxtoursdelaprésidentielle,prendlapeinedetéléphoneràJean-Marie Le Pen avant l’attaque d’Ouvéa, grotte dans laquelle sont retenus plusieurs gendarmes par desindépendantisteskanaks.LePenconfirme:«Ilm’aappeléà5heuresdumatin.“NousallonssansdouteêtreobligésdefaireuneopérationdeviveforceenNouvelle-Calédonie,m’a-t-ilprévenu.Jevoudraisavoirvotreavis.”J’aiapprouvél’opération.C’estlaseulefoisoùj’aiétéconsultéparladroitesurunsujetimportant.»

Enfin,lemêmePasquadéclaredanslenumérodeValeursactuellespubliéentrelesdeuxtoursdescrutin:«IlyasûrementauFrontnationalquelquesextrémistes,mais,surl’essentiel,leFNseréclamedesmêmespréoccupations, des mêmes valeurs que la majorité, seulement, il les exprime de manière un peu plusbrutale.»

Comme on l’a vu plus haut, l’action auprès des médias a complété utilement le savant dispositifmitterrandien.JacquesAttalietd’autresconseillersduPrésidentdistillentdanslesoreillescomplaisantesdeséditorialistesà lamode, telSerge July, l’idéequ’il convientd’instaurerun«cordonsanitaire» isolant leFrontnationaldesautrespartis,etdoncdeladroite.

Lamanœuvrevafonctionneradmirablement.Certes,auxélectionslégislativesde1986,leRPRetl’UDFréussissent à conquérir lamajorité sans le concoursduFrontnational.Mais lavictoire changedenature.Sans laproportionnelle,elleauraitconduitàunesévèredéroutede lagauche.GrâceauFrontnational, lepaysage politique est transformé. Les médias mettent en valeur un double événement : le discours dunouveauPremierministreJacquesChiracetleretourdeJean-MarieLePenauPalais-Bourbon,vingt-quatreans après sa première élection. La gauche peut se mobiliser contre la résurgence du fascisme qu’elle apourtantcontribuéàfaireémergerdanssonpropreintérêt.

Cettemobilisation gêne évidemment ceux qui, lucides, pensent qu’aucune victoire de la droite ne serapossiblesansuneformed’alliance,discrèteoupasentreladroitetraditionnelleetleFrontnational.

FrançoisMitterranda-t-ilrencontrédirectementJean-MarieLePenpours’assurerdecequel’octroidelaproportionnelleneconduiraitpasleFrontnationalàuneallianceavecleRPRetl’UDF?L’hypothèseétaitplausible, et certains nous ont assuré que la rencontre avait bien eu lieu. On nous a même raconté sondéroulementparlemenu.Maiscetypedetémoignagenenousapasconvaincusetladiterencontrenousestfinalementapparueimprobableparcequeinutile.Aufond,aucundesdeuxacteursdecejeuélectoraln’avaitintérêtàprendrederisquesniàdécouvrirsonjeuàl’autre.Unerencontre,quellesquesoientlesprécautionsprises, risque toujours d’être connueun jour ou l’autre.En réalité, elle n’avait pas forcément d’intérêt et

Page 105: Histoire Française

pouvaitmêmetrahirledesseinmitterrandien:LePenn’auraitpeut-êtrepasacceptéunmarchéexplicitequitroquaitl’octroidelaproportionnellecontreunengagementdeladroiteànepass’entendreaveclerestedeladroite.

MitterrandetLePensesontpourtant rencontrés,bienaprèsque lepremier futdevenuPrésident.Cetterencontre, peu connue, s’est déroulée le 17 janvier 1995 à Strasbourg. Ce jour-là, après un discours auParlementeuropéen,lePrésidentserendàuncocktailaveclesdéputés.C’estYvanBlotquiadécritlascène37,àlaquellen’assistaientpaslesjournalistes.Onleuravaitdemandédequitterlapièceavantl’arrivéedeFrançois Mitterrand. Ce dernier, sitôt là, se dirige vers Robert Hersant et Jean-Marie Le Pen en pleinediscussion:

«Mitterrandsetourned’abordversLePen:—BonjourmonsieurLePen, jevousaibieneu tout à l’heure !Bonjouràvous, ajoute-t-il à l’endroit

d’Hersant.—JenecomprendspasmonsieurlePrésident!Enquoim’avezvouseu?—Allons monsieur Le Pen ! Vous n’avez pas entendumon discours dans l’hémicycle du Parlement

européen?J’aidit:“Lenationalisme,c’estlaguerre!”Vousnevousêtespassentivisé?—Non,pasdutout!Maisvousavezbrossélesdéputéseuropéensdanslesensdupoil.Ilsétaientravisde

vosproposetvousontfaituneovation!—Effetfacile,monsieurLePen;jel’admets.Maisqu’avez-vousàmerépondre?N’ai-jepasraison?—Non,monsieurlePrésident!Voussaveztrèsbienquebeaucoupdeguerresn’ontrienàvoiravecle

nationalisme;ilyadesguerresdereligion,desguerrespourlepétrole!—Ah!C’estungrandsujet,monsieurLePenquelescausesdesguerres;onn’apasletempsd’enparler

maintenantdanscecocktail;jeleregretted’ailleurs;maisonvaserevoirbientôt?Jel’espère.»Un peu plus tard, croisantYvanBlot, FrançoisMitterrand entame avec lui une conversation. Il lui dit

apprécierleslivresduClubdel’Horloge,quecedernieralongtempsprésidé,etluirecommandel’écrituredelivres,plusefficacequelesjoutesélectoralespourfairepassersesidées.Aupassage,lePrésidentlâchecettephrasesibyllinesurleFrontnational:«C’estuneforcepolitiqueparmid’autres,soumiseauxloisdujeupolitiquequin’estpastoujoursenrapportavecleseulcombatdesidées.»Commeonlevoit,FrançoisMitterrandparaîttrèsloindesprofessionsdefoideSOSRacisme.

Revenonsauxpréparatifsdel’électionprésidentiellede1988.Ledesseinmitterrandienvaêtreserviparles circonstances au-delà de toutes les espérances du Président sortant. La division entre la droitetraditionnelleetleFrontnationalsedoubled’uneautrefracturequipeut,àtoutmomentcouperendeuxleRPRetl’UDF:d’uncôtéceuxqui,commeledirabientôt,en1987,MichelNoir,pensentqu’il«vautmieuxperdreuneélectionquesonâme»,del’autreceuxpourlesquelsl’allianceélectoraleavecleFrontnationaln’estpaspluscondamnablequecelleduPSaveclePCF.Pourceux-là,laconditiondusuccèsen1988serésumeenuneformule:«Pasd’ennemiàdroite!»

Silestenantsdelaformule«pasd’ennemiàdroite»sontminoritaires,ilsgardentleurschancesintactesde se faire entendre.L’affaire du « détail » va ruiner leurs aspirations et faciliter la victoire de FrançoisMitterranden1988.Lorsque,ausoirdu8mai,cedernierapprendlesrésultats,illâchedansunsouffle:«Autre bonne nouvelle : Le Pen est à 14%.C’est lemeilleur », souffle le Président-candidat, sous l’œilestomaquédesonconseiller38.

Enfait,lechefduFrontnationals’estrévélé,sansdouteàsoninsu,l’agentleplusefficacedesamiseàl’indexde laviepolitique françaiseet l’adjuvant leplusefficacede la stratégiemitterrandienne :c’est lafameuseaffairedu«détail»,qu’ilnousfautàprésentrevisiter.

1.LerécitdetoutecettejournéenousaétéfaitparMichelRocard(entretiendu9novembre2010).2.Envoici lecontenu,assezflouenvérité:«Lareprésentationproportionnelleserainstituéepourlesélectionsàl’Assembléenationale,auxassemblées régionalesetauxconseilsmunicipauxpour lescommunesde9000habitantsetplus.Chaque listecomporteraaumoins30%defemmes.»3.LedialogueentreFrançoisMitterrandetRolandDumasnousaétérestituéparcedernier(entretiendu14février2012).4.L’argumentnousaétéconfirméparÉdithCresson(entretiendu13décembre2011).5.Voyageaucentredumalaisefrançais,Gallimard,1993,p.150-151.6.Entretiendu13septembre2010.7.Id.8.EntretienavecGérardColédu5décembre2011.9.Entretiendu5décembre2011.10.InLeConseillerduprince,MichelLafon,1999.11.Entretiendu27janvier2011.12.LeSorcierdel’Élysée.L’histoiresecrètedeJacquesPilhan,Plon,2009,p.82.13.LaFranceblafarde,op.cit.,p.248.Jean-ChristopheCambadélisavait,desoncôté,crééuneassociationanti-FNvisantàformerlesmilitantsdegauchesurlesujet,«LemanifestecontreleFrontnational».14.Seuil,1994.15.Voirlechapitre2,«LaCorpo».16.LettredeJean-MarieLePenàFrançoisMitterrandoùonlitnotammentceci:«Notremouvement,leFrontnational,vientdeteniràParissonsixième congrès. Si vous ne disposiez commemoyen d’information que de la télévision d’État, vous n’en auriez rien su. En effet, dans ce

Page 106: Histoire Française

domaine,lasituationfaiteauxformationspolitiquesnonreprésentéesàl’Assembléenationale,déjàtrèsinjusteavantvous,s’estencoreaggravée.[...]Cequel’onaappeléle“faitmajoritaire”a,sansdoute,facilitélatâchedesgouvernementsmaisilacontribuépourbeaucoupàlasclérosedenotreviepublique.L’institutiond’unmonopoleintangibleauprofitdesquatrepartisparlementairesaaboutiàcouperlaFranceendeuxblocsennemis,ainsiqu’àdétacherprogressivementunepartieimportantedescitoyensdeleursdevoirspolitiques.Ellepourraitenpousserd’autres,moinsrésignés,àdesattitudesdeviolenceoud’illégalité.«Eneffet,l’exclusiondesformationsminoritairesdetoutereprésentations’aggravedufaitquelaplupartdesmédiasetsingulièrementceuxdel’ÉtatnerendentcomptequedesopinionsreprésentéesauParlement,établissantainsiauprofitdecelles-ciunerentedesituation.«Vousvousétiezengagénaguèreàchangercesystèmedescrutin,injuste,brutaletconservateurdessituationsacquises.Ilestvraiquel’onesttoujourspluslucidedansl’opposition.«J’espèrequelasagessepolitiquefiniraparl’emportersurlesconsidérationsdetactiqueélectoraledevotreancienparti.»17.« ... il est regrettablequ’unpartipolitiquesoit ignorépar la radio-télévision. [...]mais,d’oresetdéjà, jedemandeàM. leMinistrede laCommunicationd’appelerl’attentiondesresponsablesdessociétésderadio-télévisionsurlemanquementdontvousm’avezsaisi.»18.InterviewtéléviséeduJTdefindesoiréedeTF1du29juin1982;JTde13heuresdeTF1du7septembre ;JTde20heuresdeTF1etAntenne2du19septembre;JTde20heuresdeTF1le30octobre;extraitsdesondiscoursle31octobresurAntenne2;«Tribunaldesflagrantsdélires»deFranceInter;deuxJTde13heuresdeTF1.19.Entretiendu15décembre2010.20.Voirlechapitre11,«Retouràl’Assemblée».21.Entretiendu26janvier2011.22.EntretienavecJean-MarieLePendu18avril2012.23.LePen,biographie,op.cit.,p.244.24.Entretiendu24février2012.25.Cedernierarefuséderépondreànosquestions.26.Questionnésurcepoint,Jean-MarieLePenademandélenomdumessager,quenousneluiavonspasdonné,avantdedémentirl’entrevue.27.RolandDumas,LeFiletlaPelote,Plon,1998.28.Fayard,1994.Ouvragepublié,parPierrePéanpeuaprèsceluidutriodejournalistes.29.InPlumesdel’ombre.Lesnègresdeshommespolitiques,d’EmmanuelFaux,ThomasLegrandetGillesPerez,Ramsay,1991.30.Entretiendu15décembre2010.31.Entretiendu14novembre2011.32.RéférenceàlafalucheportéeparlesétudiantsdelaCorpodedroit.Voiraussilechapitre2,«LaCorpo».33.Entretiendu13octobre2010.34.Selonplusieurstémoignages,etnotammentceluidel’undeslieutenantsdeCharlesPasqua.35.Voirlechapitre11,«Retouràl’Assemblée».36.Entretiendu23mai2011.37.Mitterrand-LePen, lepiège.Histoired’unerencontre secrète,ÉditionduRocher,2007,p.62-63.Biensûr, seul Jean-MarieLePenpeutconfirmer–etill’afaitlorsdenosentretiens–quecettescèneaeulieuets’estdérouléetellequelaraconteYvanBlot.Maisonnevoitpasl’intérêtd’uneinventionpourcedernier,qui,aumomentoùilpubliesonlivre,arenoncéàtoutecarrièrepolitique.38.LeSorcierdel’Élysée.L’histoiresecrètedeJacquesPilhan,op.cit.,p.157.

Page 107: Histoire Française

13.

LejouroùLePenestdevenuLePen

Sachezavoirtort.Lemondeestremplidegensquiontraison–c’estpourcelaqu’ilécœure.Louis-FerdinandCÉLINE

13septembre1987.Cejour-là,LePenest,enquelquesorte,devenuLePen.Ilétaitunaventurierdeladroite,unprovocateurhaïouredouté,parfoisjugésympathique.Ilestdevenudésormaisinfréquentable...Lediablepeut-être,lediableprobablement.

C’estundimanche,ilfaitbeauetchaudmaisJean-MarieLePenestpatraque.IlalagrippeselonLorraindeSaint-Affrique1.YannPiatévoquedesoncôtédanssonlivre2«unecataractequinécessiteraplustarduneinterventionchirurgicale».LePen,lui,neserappellepasparticulièrementsonétatdesantécejour-là.Ilestd’unehumeurdechienlorsqu’ilarriveaustudiodeRTL,rejointparunebonnevingtainederesponsablesduFrontnational.IlyalànotammentBrunoMégretetJean-PierreStirbois,sesdeuxlieutenants,Jean-MarieLeChevallier,LorraindeSaint-Affrique,safilleMarie-CarolineetsongendreJean-PierreGendron,PierreCeyrac, Jean-Yves Le Gallou, Alain Vizier, Roland Gaucher, Françoise Bernard, secrétaire générale dugroupe parlementaire. L’actualité du jour porte sur la Nouvelle-Calédonie. Le Pen a entamé sa rentréepolitiqueparunmeetingtenuàLaTrinité,commechaqueannée,àlafindumoisd’août.«LeGrandJury»sesituejusteavantlafêtedesBleu-blanc-rouge,lerendez-vousderentréeduFrontnational.

L’émission,commes’ensouvientOlivierMazerolle3,lejournalistechargéd’interrogerl’invitépolitiqueest poussive, voire soporifique. Le premier débat concerne précisément le référendum sur la Nouvelle-Calédonie,quivientdemarquerlavolontétrèsmajoritaire(98,3%)deshabitantsdel’îlededemeurerdanslaRépubliquefrançaise.Lesecondtraitedelanationalité.UnethématiquedeprédilectionpourJean-MarieLe Pen, qui a préparé son coup en apportant une bonne dizaine de citations de Jacques Chirac, pluscontradictoireslesunesquelesautres.OndiscernebienicilalogiquepolitiqueduchefduFrontnational.CitantlaplateformedegouvernementRPR-UDFde1986,ilplaidepourl’unitéentreleFrontnationaletlespartis degouvernement : « Il est bien évident que, dans le cadredenotreConstitution et de la formedel’électionprésidentielle,quiestuneélectionàdeuxtours,ilyaausecondtourunchoixdesociétéquisefaitetilyaunnaturelregroupement.»Plusloin,ilprécise:«Moi,jesuisprêtàprendrel’engagementdefairebattrelecandidatsocialiste[ausecondtour.»

Puis arrive la fameuse question d’Olivier Mazerolle. Lequel a été marqué par le fait que, le 1erMaiprécédent,destractsrévisionnistesontétédistribuéslorsdelamanifestationtraditionnelleduFrontautourdelastatuedeJeanned’ArcàParis.LejournalisteprendappuisurcetincidentpourquestionnerLePensurle révisionnisme. Selon Olivier Guland, auteur de Le Pen, Mégret et les Juifs 4, c’est Georges-MarcBenamou, à l’époque directeur de l’hebdomadaire Globe, qui l’a alerté sur le sujet en l’informant del’enquête « d’imposture » (il s’agit pour un journaliste de se faire passer pour quelqu’un d’autre afin deconfondresesinterlocuteurs,oubienencoredesemettredanslapositiond’unepersonnetypique–unNoir,un ouvrier, une femme deménage – pourmieux en restituer le vécu), réalisée par la journalisteDenyseBeaulieupourl’hebdomadaire.Envoyée«flirter»avecJean-MarieLePen,celle-ciarapportédesproposantisémitesquiauraientététenusenprivéparleleaderduFront.

CetteversiondesfaitsrapportéeparBenhamoun’estpascorroboréeparOlivierMazerolle.Nousavonschoisiàdesseinderetranscrire tout ledialogueà l’antennedeRTLentre le journalisteetLePen,àpartird’undocumentd’archivedel’INAdonnéàentendreparlejournaltélévisédu15septembre1987delaCinq–cequin’ajamaisétéfait–carilexprimebienàlafoislasurprise,leshésitationsetlemalaisedeJean-MarieLePen.Ledétaildu«détail»enquelquesorte.

«Beaucoupdegensconsidèrentquevousêtes raciste,constateMazerolle ;vousavezd’ailleurs faitdenombreux procès que vous avez gagnés sur ce thème. Condamnez-vous les thèses deMM. Faurisson etRoquesselonlesquellesleschambresàgazn’auraientpasexistédanslescampsdeconcentration?Jevous

Page 108: Histoire Française

pose la question parce que, lors de lamanifestation pour la fête de Jeanne d’Arc organisée par le Frontnationalenmaidernier,ilyavaitdanslecortègedesjeunesgensaucrânerasé–jenedispasqu’ilsaientétéconvoquésparvous–quidistribuaientdestractssurlesquelsilétaitécritqueleschambresàgazn’avaientpasexisté.»

Jean-Marie Le Pen commence par répondre sur la forme : « D’abord, Jeanne d’Arc n’appartient àpersonne,maisàtouslesFrançais.Jenesuispasleresponsabledel’organisationdelafêtedeJeanned’Arc.J’y convoque les gens du Front national. Je suis d’ailleurs étonné de voir que certaines émissions detélévision,parexemple“7sur7”,n’ontpashésitéàdécouperledéfiléduFrontnationalpouryinsérer ledéfilé d’une autre formation passée une heure et demie après, ce qui est une escroquerie morale. Celaparticipedelamêmedésinformation.Moi,jenesuispasresponsabledesgensquisepromènentdanslaruenidel’opinionqu’atelleoutellepersonnesurteloutelsujet.»

MaisOlivierMazerolleveutsaréponse:«Surlefond,quepensez-vousdesthèsesdeMM.FaurissonetRoques?»Dans le débat qui agite les journalistes sur le traitement à réserver à Le Pen et au Front national,

Mazerolleoccupeuneplacesingulière.À ladifférencedesesconfrèresAnneSinclairet IvanLevaïpourlesquelsparlerdeLePenserait lui fairede lapublicitéquoiqu’onendise,OlivierMazerolle jugeque leFrontnationaldoitêtre traitécommen’importequelautreparti,celapermettant, lecaséchéant,demieuxmontrerauxFrançaiscequesesidéesetsonprogrammecomportentdedémagogieoud’excès.Sonsouciestdoncd’interpellerLePensur lenégationnisme,maisde lefairesansagressivité,d’éviter toutepolémiquepersonnelle.C’estd’ailleurscequ’ilarecommandéauxquatreautresjournalistesprésentscejour-là5dansla courte réunion de préparation qui a précédé l’émission : «On l’interroge commeun hommepolitiquenormal,onnel’agressepas.»

Maislaquestion,poséedelafaçonlaplusneutrepossible,énervelechefduFrontnational:« Jene connaispas, réponditLePen, les thèsesdeM.Faurisson, ni deM.Roques.Mais, quelles que

soientcesthèses,etquellesquesoientcellesdéveloppéesintellectuellement,jesuisunpartisandelalibertéd’esprit.Jepensequelavéritéauneforceextraordinairequinecraintpaslesmensongesoulesinsinuations.Par conséquent, je suis hostile à toutes les formesd’interdiction et de réglementationde la pensée.NousavonsunCodepénalquis’appliquesilesgensviolentlaloi.

«Toutcequenoussavonsdel’histoiredesguerresnousapprendqu’uncertainnombredefaitsontétécontroversés et discutés, poursuit-il. Il a fallu cinquante ou soixante ans pour savoir ce qui était arrivéexactement auLusitania6. Je suis passionné aussi par l’histoire de laDeuxièmeGuerremondiale. Jemeposeuncertainnombredequestions.Jenedispasqueleschambresàgazn’ontpasexisté.Jen’aipaspumoi-mêmeenvoir.Jen’aipasmoi-mêmeétudiéspécialementlaquestionmaisjecroisquec’estunpointdedétaildel’histoiredelaDeuxièmeGuerremondiale.»

Àcemoment-là, labande-sondel’émissionfaitapparaîtreuneagitationdanslestudio.Bruitsdecorpsqui s’agitent sur les chaises, de papiers nerveusement malaxés... Un silence, qui paraît une éternité auxparticipants, succède à l’emploi du mot « détail », et Le Pen voit bien qu’il se passe quelque chose.Mazerolleestausupplice,maisilsedit:«Fermetagueule,situréagis,çarisqued’apparaîtrecommeunequerellepersonnelle.»Ilsouhaiteraitquequelqu’und’autrepoursuiveàsaplace.Maisilfinitparreprendrelaparole:

«Maisvousmettezendoute...»C’estavecsoulagementqu’ilselaissecouperparsonconfrèreTruffaut,tantilcraignaitdevoirledébat

tourneraupugilatpersonnelavecLePen.«SixmillionsdeJuifs,c’estunpointdedétail?Sixmillionsdemorts?Jevousaimalcomprismais...»

LePen:«Nonmais,nonmais,pardonmaisest-ceque...Maissixmillionsdemortscomment?»Paul-JacquesTruffaut:«Juifs.Vousconsidérezquesixmillionsdemortsc’estunpointdedétail?»LePen:«Non,c’estlaquestionquiaétéposéequiestdesavoircommentcesgensontététuésounon.»Paul-JacquesTruffaut:«C’estpasunpointdedétailquandmême...»LePen:«Oui,c’estunpointdedétaildanslaguerre...Enfin,voulez-vousmedirequec’estunevérité

révéléeàlaquelletoutlemondedoitcroire.C’estuneobligationmorale?Jedisqu’ilyadeshistoriensquidébattentdecesquestions.»

Paul-JacquesTruffaut :« Ilyaune immensemajoritéd’historiensqui l’ontditetprouvé,etquelquesautres...»

OlivierMazerolle:«Vous-même,monsieurLePen,est-cequevousconsidérezqu’ilyaeuungénocidejuif?»

LePen:«Ilyaeubeaucoupdemorts,descentainesdemilliers,peut-êtredesmillionsdemorts,maisaussidesgensquin’étaientpasjuifs,n’est-cepas?»

À cemoment-là,Mazerolle décide de passer à autre chose. Pour lui la démonstration des sympathiesnégationnistesdeLePenestfaite,etilnefautpaslaisserledébatdégénérer.

Page 109: Histoire Française

Dès la fin de l’émission et peut-être même avant, Le Pen sent qu’il a fait une énorme gaffe. Un anauparavant,dansuneinterviewàdiffusionconfidentielleparuedansNational-Hebdole11juin1986,ils’estdéjàaventuréàparlerdecesujet:«Touslesgensraisonnablesadmettent,jecrois,lamortenmassedeJuifsdans les camps nazis. Les historiens dits “révisionnistes” mettent, eux, en doute le moyen de cetteextermination–leschambresàgaz–etsonétendue–lessixmillions.N’étantpasspécialiste,j’aientenducommetoutlemondelechiffredesixmillions,maisjenesaispasexactementcommentilestétabli...Pourprendrelecasd’unautregénocide–legénocidevendéen–, j’observequelesestimationsontvariéde50000à500000mortspendantdeuxcentsans,qu’aujourd’huiseulementunsystèmed’évaluationsérieux–d’ailleurs imparfait – situe le chiffre à 117 000. Tout cela est de la technique historique qui relève desspécialistes,et,encequiregardelegénocidejuif,ilnemesemblepasincompréhensiblequeleshistoriensdesdeuxbords,entoutebonnefoi,prennentdutempsàétablirleurchiffrage.Quantauxchambresàgaz,jem’entiensauxhistoriensprofessionnels,quipensentaujourd’huiqu’ellesn’ontfonctionnéqu’enPologne.»Danscettedéclaration,LePenfrôlaitlalignejaunesansvraimentlafranchir.Ilreconnaissaitl’existencedugénocideetdeschambresàgaz,toutenmanifestantunesortederelativismehistorique.Sadéclarationsurle«détail»vabeaucoupplusloinsur«l’échelled’Hitler».Laquestionn’estpas,faut-illepréciser,d’ordre«quantitatif»:unpeuplusdecinqmillionsdeJuifs,selonl’évaluationlaplusbasse,celleétablieparRaulHilberg,ontététuésdurantlaSecondeGuerremondialequiacomptabilisécinquantemillionsdemorts.Etparmieuxtroismillionssontmortsdanslescamps,toujoursd’aprèsRaulHilberg.

MaislasingularitédugénocidejuifrésidedanslefaitqueLePenn’ajamaisvoulureconnaîtrequ’ils’agitde la première tentative d’extermination planifiée de façon industrielle, moderne même, d’hommes, defemmesetd’enfantsdésignéscommeunesortede«matériel»humain.Legénocidejuifn’estcertainementpasleseulgénocidedansl’histoiredel’humanité.Maisc’estàcoupsûrlepremierquiafaitl’objetd’unepréparationetd’uneexécutionàvocationscientifique,manifestementconçuespouraller jusqu’auboutdel’extermination.

AvantmêmequeLePenn’aitletempsdesereleveràlafindel’émission,MégretetStirboisvontlevoir,sansdoutepourl’alertersurlaportéedel’incidentetlemettreengardesursagravité.Stirboisvientdedireàl’oreilledeSaint-Affrique («Sixmillionsdemorts,undétail...Unoragede feuvanous frapper»).LeprésidentduFrontnationalsepenche,lui,versLeChevallier:

«Qu’est-cequetuenpenses?—Çavanousrajeunir,onvaplonger.Ilfautréagirvite,faireuneconférencedepressedèsdemain7.»PuisLePenselève,furieux,ets’approchedeMazerolle:«Votrequestion,là,onsaitd’oùellevient!»

EtMazerollederépondre :«Ellevientde là»,en touchantsonfront.LePense tournealorsversAndréPasseronqu’ilsemblebienconnaître:«Maistoi,André,tulesaisbien,iln’yavaitpasdechambresàgazàBuchenwaldetDachau...»Passeronestgêné,ilnerépondrien.Mazerolleesttoutaussimalàl’aise8.

Ensortantdustudio,LePen lâchepourtantà sesamis :« J’ai faituneconnerie.»LedéputéduNordPierreCeyrac,égalementprésentdanslestudio,tentedelerassurer:«Cen’estpasgravePrésident,onvaréparer.»

Ilne sedoutepasalorsquece sera infinimentplusdifficilequ’ilnepeut l’imaginer.GillesBressonetChristianLionet9citentcecommentairedeFrançoiseBernard,lasecrétairedugroupeparlementaireFN:«Il était comme unemaîtresse demaison qui vient de lâcher une gaffe et qui, pour se rattraper, s’enferreencoreplus.J’aiétéforcéedeluidire:“MonsieurlePrésident,jecroisqu’onvousattendàSaint-Cloud.”»

Lesoirmêmepourtant,LePenrappelleLorraindeSaint-AffriquedepuisMontretout.Ilestconsternéetdevinedéjàquecetteaffairevapeserlourdementsursacampagneprésidentielle.Ils’enouvreaussi,semble-t-il, à son épouse. De son côté,Mazerolle reçoit un coup de fil de Georges-Marc Benamou. Ce dernierl’engueuleenluireprochantdenepasavoirsuffisammentréagiaux«énormités»deLePen.

Lelendemain,cependant,lesmédiasrestentdiscrets.Riendanslesquotidiens,exceptéunentrefiletdansFrance-Soir.Riennonplussurlesradiosetlestélévisions.LecompterenduduMondeparaîtlelundiaprès-midi.Letraitementesthabituel,deuxcolonnesdanslespagesintérieuresduquotidien.Siletitreportebiensur le«détail»–«Leschambresàgaz?Unpointdedétail»– lecompte rendurespectestrictement lachronologie de l’émission et ne privilégie pas le passage concernant l’incident, qui est évoqué sanscommentaire. Alain Rollat, qui suit l’actualité du Front national depuis 1979, donne un éclairage (entrecrochets,commecelasefaisaitàl’époque)surl’affaire:«LesthèsesrévisionnistesonttrouvédansleFrontnational, dès son origine, unmoyen de diffusion », précisant le rôle qu’y a joué dans le passé FrançoisDuprat,unprochedeLePenassassinéen1978.Rollatconclutnéanmoinsassezsobrementsoncommentaire: « Aujourd’hui encore, le Front national abrite des courants qui soutiennent ouvertement les thèses“révisionnistes”ettententdeminimiserlebilandunazismeendénonçantdemanièred’autantplusvirulentelesgoulagscommunistes.Àtelpointqueleschambresàgazetl’holocaustedeviennentundétail.»PourlejournalisteduMonde,cedérapagen’ariend’originalnidesurprenant.«J’aieuuneréactionderubricard,sesouvient-il10.Pourmoi,ilnes’agissaitqued’unépisodedeplusconfirmanttoutcequej’avaisécritsurLe

Page 110: Histoire Française

PenetleFrontnational.»Ilnesesouvientd’ailleurspasd’unediscussionparticulièresurlesujetauseindelarédactioncejour-là.

Qui, puisque Le Monde ne l’a pas fait, lance la polémique ? Lorsqu’on évoque cette affaire, lesresponsables duFront national ouLePen lui-même soulignent qu’il a fallu attendrequarante-huit heurespourque ledébatdeRTLprovoqueune indignation, laquelle,dèsqu’elleest lancée,prendd’embléeuneampleur nationale et même internationale. Les frontistes perçoivent dans ce décalage le signe d’unemanipulation sciemment orchestrée. Certains d’entre eux dénoncent l’action souterraine de quelqueassociationinternationale,plusoumoinsliéeauxsionistes,évoquantmêmeleB’naiB’rith11.

Vingt-cinqansaprèsl’émission,Jean-MarieLePenn’apas«progressé»surlaquestiondu«détail».D’abord,iltientàrappelerquesonproposn’aprovoquéaucuneréactionsurlemoment:

«Mazerollemedemande:“Qu’est-cequevouspensezdeschambresàgaz?”Jerépondsquejenesuispasunspécialistedelaquestion;jenepeuxpasdirequ’ellesexistentpuisquejen’enaijamaisvu,jenesuispasuntémoin.Jenedispasnonplusqu’ellesn’existentpas.C’estuneaffairequiconcerneleshistoriens.Etjedis:d’ailleursc’estundétaildelaDeuxièmeGuerremondiale.»

Drôle de raisonnement : ainsi seul ce que l’on voit existerait ? Le Pen douterait-il du sacre deCharlemagneoudubûcherdeJeanned’Arc?OubienlamaximedesaintThomasserait-elleréservéeauxseulsfaitsconcernantlaSecondeGuerremondiale?

LePenpoursuit:«Enquoimaformuleétait-elleantisémite?Cen’estpasantisémitequededirecela,enfin,pasdansmonespritentoutcas.Sincèrement,honnêtement,pourquoiai-jeparlédedétail?Parcequedanstouslesmémoiresdeguerre,çanefaitpastroislignes!C’estdoncundétaildel’histoiredelaguerre.C’estundétailausensoùcen’estpasl’essentieldelaguerre!Ilyaeusixansdeguerreaveccinquantemillionsdemorts,leschambresàgazenelles-mêmesétaientundétail.Enrevanche,jen’aijamaisditquel’Holocauste était un détail. Je n’ai jamais dit non plus que c’était unmensonge. Je n’ai pas dit que lescampsdeconcentrationétaientundétail12.»Laborieuseexplication,onenconviendra.

Jusque-là,lamémoirenefaitpasdéfautauleaderfrontiste.Leproblèmerésideplutôtdansl’explicationqu’iltireduscandale:

«Là-dessus,ilyauncocktail,etpersonneneditrien.C’estinsignifiantpourlesgens.Ilnesepasserien.Lecocktail,bonjour,bonsoir,bisous.J’aipeut-êtreéchangéavecPasseron,maisc’estdubavardage.Etpuisjem’envais.Pendantquarante-huitheures,ilnesepasserien,etd’Ormesson[Olivier]quiestleprésidentdemoncomitédesoutienprésidentiel romptquelques lancesauParlementeuropéenavecuncommunistequisoulèvelachose.Insignifiant.Maiscequiestplusintéressant,c’estque[Ariel]Sharonsedéplacepourvenir le voir et lui demander de démissionner de mon comité de soutien. Et de m’inciter à retirer macandidature. D’Ormesson va démissionner, il me montre une lettre dans laquelle il me demande de meretirer,jel’envoiebalader.Alorslà,lehourvarisedéclenchepartoutaumêmemoment:àSantiagoduChili,àHongKong,àStockholm,partout.Cequiaétédit,c’estaffreux,épouvantable.Jen’arrive toujourspasaujourd’huiàconcevoircequeçaad’épouvantable.»

L’explicationdu«décalage»dequarante-huitheuresentrel’émissionetl’indignationdespropossurle«détail»dénoncéparLePenestbeaucoupplussimplequel’analysequelquepeucomplotistequedesprochesont sans doute dû lui suggérer, même si personne, jusqu’à présent, n’a pris la peine de répondre à cetargumentaire.Ilfautcependantêtrefamilierdesmœursjournalistiquespourl’appréhender.Ilsetrouve,eneffet,que,lejourdel’émission,leservicepolitiquedel’AFPestunpeudébordé,etquelejournalistechargédecouvrir«LeGrandJury»,ne restepasprésent jusqu’auboutde l’émission.Pour lui, le«détail»vavraimentresterundétail.Ilrédigeainsideuxdépêches...quinementionnentaucunementlapassed’armessurlesujet.L’actualitédujour,c’estsurtoutleréférendumsurl’autodéterminationenNouvelle-Calédonie.Seule RTL choisit, le lundi 15 au matin, d’évoquer l’affaire, ce qui est logique puisque l’incident s’estproduitsurl’antenne.PhilippeBouvard,cematin-là,estaussileseulàappelerLorraindeSaint-Affriqueàce propos.À la conférencede rédactiondeLibération, Serge Julypousseun coupdegueule, demandantpourquoiiln’yariendanslejournalsurle«détail».Réponsedesjournalistesduserviceconcerné:l’AFPn’ariendonné...

Enréalité,lesquotidiens,qui,àladifférenceduMonde,fontlaunesurlesujetlelendemain,mardi15septembre, se fondent surunecascadededépêchesAFP rapportant cette fois-ci les réactionsde la classepolitique et de la communauté juive.Libération titre « La colère deMalhuret contre Le Pen »,mais neconsacrequ’unepageausujet.IdempourLeMatin,quisignaledansunemanchette:«LePenconsidèreleschambresàgazcommeundétail».Latélévisions’emparedel’affairecemême15septembreausoir,maisilfautattendrelelendemainpourqu’elleprennel’allured’unvéritabletsunamipolitique.C’estlecocktailAFP plus télévisions, comme souvent à cette époque, qui impose le sujet à la une. Mais la mèche nes’allumequele16septembre,soittroisjoursaprès«LeGrandJury»RTL-LeMonde.LibérationconsacrecettefoiscinqpagesauxproposdeLePen,sousunemanchetteénorme:«Lerejet».SimoneVeilréagitenrappelantsessouvenirsdedéportée,provoquantuneimmenseémotion.PierreMessmer,présidentdugroupe

Page 111: Histoire Française

RPRàl’AssembléeetanciendelaFrancelibre,annoncequ’ilvoteraunedemandedelevéedel’immunitéparlementairecontreLePen.LesjournalistesetlagauchedénoncentlesallianceslocalesconcluesentrelamajoritéRPR-UDFetleFrontnational.Toutenjugeantcesproposinadmissibles,Jean-ClaudeGaudintentedesauversonententemarseillaiseavecleFN,évoquant«unpropospolitiquequin’arienàvoiravecunconsensus qui peut s’établir au niveau régional ». Les associations juives et de déportés multiplient lescommuniqués indignés. BHL s’emporte. Harlem Désir, pour SOS Racisme, demande au président del’Assemblée nationale une minute de silence. Des historiens et des anciens déportés témoignent à latélévision.LepolitologueRenéRémondnotequ’«ildevienttrèsdifficileàceuxqui,àl’intérieurdel’UDFouduRPR,envisageaientd’êtrepartenairesdelefaire.Unfauxpasquirisqued’avoirdesconséquencesaupremiertouretentrelepremieretlesecondtour13».

L’ondedechocprovoquemêmedesravagesauseinduFrontnational.LibérationsignaleladémissiondePhilippe Sauvagnac, secrétaire départemental de la Meuse. D’autres responsables régionaux du FNmanifestentquelquesétatsd’âme,égalementrapportésparlequotidiendeSergeJuly:«LesamisdeLePencherchentàsauverlavolte-face14.»JacquesVaysse-Temple,conseillerrégionalMidi-Pyrénées,déclare:«J’aiététrèsinterrogatifsurcequipouvaitpousserLePenàêtreaussidiscretsurunfaitaussiincontestablequeceluidel’existencedeschambresàgaz15.»BernardFiat(Manche)reconnaîtque«lemot“détail”achoqué beaucoup de gens, même chez nous ». Jusqu’au fidèle Alain Jamet, interpellé en Languedoc-Roussillon,quisevoitobligé,pourpréserver l’alliance localeconclueavecJacquesBlanc,dedéclareraujournalrégionaldeFR3quelesproposduchefduFNn’engagentquelui.

Bref, pour Jean-MarieLe Pen et le Front national, les dégâts sont considérables.BrunoMégret songemêmedéjààentirerparti.Dèslelundi15septembre,iltéléphoneàMazerolle16:«JevousappellecarjenevoudraispasquevouspensiezquenoussommestouscommeçaauFront.»Etdel’inviteràdéjeuner...

Le17septembre,unemanifestationdesassociationsantiracistes,dessyndicatsetdespartisdegauchenerassembleque4000personnesàParis.Maisellefaitl’objetd’imagestéléviséesquisuffisentàdétériorerunpeu plus celle de Le Pen. Le lendemain, on apprend que huit associations antiracistes et de déportésassignentcelui-cienréféré.

LesproposduleaderduFrontnationalsontviteinterprétéscommelaconfirmationdesanocivitéabsolue.Pourcertains,LePendonnedesgagesauxpétainistesetauxplusfascistesdesmilitantsduFrontnational.Enmanifestantundoute«faurissonien»,LePenn’auraitfaitquerévélersavraienature.DansLeMatindeParis17,GuyKonopnickiécrit:«LaquestiondesavoirsiLePenacommisounonuneerreurstratégiqueàsesdépens,s’iladitounon“uneconnerie”commelereconnaîtundesesnotablesquiserevendiqued’un“Comité national des juifs français”, est anecdotique. L’important est qu’il se soit “révélé”, comme leremarquent, justement, Pierre Joxe à gauche et Albin Chalandon à droite. » Serge July affirme dansLibérationque«lepointdedétailn’estqu’uneinfimepartiedecequ’il[LePen]pensevraimentàcesujet».

Habituésàdénoncer leFrontnationalcommeunerésurgencede laxénophobieetdufascismefrançais,beaucoupdecommentateursetd’hommesdegauchesontplutôt,enréalité,satisfaitsdutolléquesonleaderaprovoqué,validantleurscertitudes:LePendoitêtreexpulsédudébatdémocratique,commeledemandeouvertementThéoKlein18,à l’époqueprésidentduCRIF.Enqualifiantde«détail» legénocide juif,LePenmanifeste qu’il est bien « le scorpionmonté sur les épaules de la grenouille » qui aurait bien voulutraverserlarivièresursondos,maisquesavraienatureaincitéàpiquer,quitteàcouleravecelle.

Quoiqu’ilensoit, lasailliedeLePencontredit toutesastratégieenvuede l’électionprésidentiellede1988.LeleaderduFrontest,enmatièreélectorale,unhommedeméthode.Aprèslapercéede1983-1984,Jean-Marie Le Pen a cherché à retrouver une forme de respectabilité dans la vie politique française. Ilsemble parfaitement conscient que pour franchir un nouveau cap et approcher les 20 % à l’électionprésidentiellede1988,ildoitcrédibilisersonmouvementetcalmerses«excités»quiluiontétéutilesentre1972et1984.C’estsivraique,pourlesélectionslégislativesde1986,LePenarenoncéàl’étiquetteFrontnational au profit de celle, créée ex nihilo, de Rassemblement national. La liste, on l’a vu, intègre denombreuxtransfugesdeladroiterépublicaine.

Maiscen’estpastout.Lastatureinternationale,lesvoyagesafinderencontrerdesofficielsétrangersfontpartiedelapanoplieducandidatàl’électionprésidentielle.LePenn’estpastrèsbienpourvuencedomaine.Pour se constituer une image internationale, il recourt à un procédé original, inédit dans la vie politiquefrançaise : il passe un accord avec des représentants de la secte Moon. Obsédés par la lutte contre lecommunisme, ses dirigeants ont, jusqu’alors, approché quelques-uns des représentants de la droitetraditionnelle.MaislediscoursanticommunistemusclédeLePenlesséduit.IlspensentqueJean-MarieLePen est un « bon cheval » en France où l’alliance entre le PS et le PCF s’est opérée sans créer deprotestations.Ennovembre1985,leDrEdwardBach,présidentdel’Églisedel’unification,rencontreJean-MarieLePen. Ilvientde fonderCausa,une revuequiorganisedesdébatsautourdes thèsesdeMoonets’efforce de sensibiliser l’opinion à la cause anticommuniste. C’est un ancien de la guerre de Corée, le

Page 112: Histoire Française

contactpassebienentrelesdeuxhommes.TelestdumoinslesentimentdePierreCeyrac,autreanimateurde la secte Moon qu’il a rejointe dès 1972. Selon ce dernier, l’alliance avec le Front national paraît «naturelle»auchefdeCausa.Etlorsque,le6janvier1986,Jean-MarieLePenrencontreCeyrac,unaccordest scellé, par lequelMoon s’engage à développer les relations internationales du futur candidat Le Pen,grâce à songroupedepresse et à ses contacts enAsie et enAmérique.PierreCeyrac, désigné comme«agentde liaison»entreMoonet leFN,organiseainsiplusieursvoyagespour lecandidat frontiste.C’estainsiquelescontactsprisparlesreprésentantsdeMoonavecJacquesTorczyner,présidentdumouvementsioniste international,aboutissentàcequeJean-MarieLePensoit reçupar leCongrès juifmondial le17février1987àNewYork.«Quandill’apprend,LePenestfoudejoie»,racontePierreCeyrac19.LePens’engageàresterdiscretsurcedéjeuner,promessequ’ilrespectera,semble-il.

LarencontresedérouleauFourSeasons,devantunequarantainedereprésentantsd’associationsjuives.LadélégationduFrontnationalcomprend,outresonprésident,CharlesdeChambrun,PierreCeyracetJean-MarieLeChevallier,àcemoment-làdirecteurdecabinetdeJean-MarieLePen.Cedernierfaitundiscoursenflammé,trèsbrillant.Ilraconteunépisodede1956.DébarquéaucanaldeSueztroisjoursavantleretraitdestroupesfranco-anglaises,ilavaitàl’époquetentédeconvaincrelesmembresdesonrégimentdedéserteretdecombattreauxcôtésdeTsahall’ennemicommun,censéabriterlescorpsfrancsduFLN20.

AuFourSeasons,sondiscoursest trèspro-israélien,dansladroitelignedel’extrêmedroitedesannées1970, qui considérait Israël comme un pilier du monde libre, aux avant-postes de la lutte contre lecommunisme international. Il se prononce pour la fermeture du bureau de l’OLP à Paris, se montrerésolument atlantiste et pour l’intégration d’Israël dans un « front européen ». Lors de la séance dequestions,ilsedémarquedeRomainMarieetdujournalPrésent,lequel«fustigeSimoneVeiletdéfendlesrévisionnistes », traitantKurtWaldheim, le chef de l’État autrichien, d’« agent soviétique ».À la fin del’allocution, selon le récit desmembres de la délégation frontiste, l’assistance se lève pour une standingovationetEdgarBronfman,leprésidentduCongrèsjuifmondial,proposeàLePendelefaireraccompagnerà son avion, signe, semble-t-il, d’une assez forte empathie. Cette réunion a cependant fait l’objet d’unecontestationauseindumouvementjuifaméricain.ThéoKleinetd’autresreprésentantsdumouvementjuifeuropéenontaccusélesorganisateursdenepaslesavoirconsultésniinformésdecetteréunion.Ducoup,certainsparticipantsontaffirméqu’ilss’étaientrendusauFourSeasonssanssavoirquienétaitl’invitéousansconnaîtresapiètreréputationenFrance21.

Peuaprèscevoyage,deuxémissairesduFrontnational,PierreDescaveset leDrFrançoisBachelot,serendent en Israël pour préparer un voyage de leur leader à Jérusalem. Jean-Marie Le Pen n’en est pasl’initiateur.Maislesdeuxhommeslepréviennent,etillesencourageplutôt.Enfait,c’estPierreDescaves,unanciendesréseauxdel’Algériefrançaise–ilasoutenuleputschdesgénérauxetadûrestersixansdanslaclandestinitéenFrance,jusqu’en1966–quiproposel’idéeàBachelot:«Pourquoinepasallervoircesgensquitententdesurvivredansdesconditionsdifficiles22?».DescavescontacteJacquesSoustelle,quilemet en relation avec les hommes du Likoud. Sur place, le correspondant qui organise leur voyage – unhommeduMossadselonDescaves–leursuggèredevoiraussilesreprésentantsduPartitravailliste.Voilàcomment lesdéputésduFrontnational, après avoir assisté àune séancede laKnesset, déjeunent avec lesecrétairegénéralduParti travailliste.Ces rencontres sepassent fort bien,preuveque, auxyeuxde leursdeuxvisiteurs,lesIsraélienssedistinguentvolontiersdesreprésentantsdelacommunautéjuivefrançaise.

Au moment où éclate le scandale du « détail », un autre député, Pascal Arrighi, est sur place pourapprocherlegénéralSharonquipourraitrecevoirLePen.Manifestement,l’idéedeJean-MarieLePenestdeprendrehabilementà revers les responsablesde lacommunauté juive françaiseengagnant les faveursdecelle-ciparl’extérieur,vial’AmériqueetIsraël.

Lemoinsquel’onpuissedireestque,rapportéàceseffortsderéconciliationaveclacommunautéjuive,l’affairedu«détail»neprouvepasunegrandecohérencedepenséechezleprésidentduFrontnational.Elleinciteraitplutôtàconsidérercedérapagecommeuneprovocationnonpréméditée.

Mais revenons-en au verbatim de l’émission. Après avoir bafouillé, Le Pen semble donc prendreconsciencedufaitqu’ilvientdeproféreruneénormitéou,àtoutlemoins,defourniruneréponsepourlemoins ambiguë, d’autant plus ambiguëqu’il n’ignore riende la sensibilité de la société française sur cesquestions et des soupçons qui pèsent sur lui. N’a-t-il pas été condamné, en 1986, pour « antisémitismeinsidieux»enbrocardantdansundiscoursquatrejournalistesaunomàconsonancejuive23?Nevient-ilpasdesefaireépinglerpourquelquesproposdemêmenatureparunejournaliste,DenyseBeaulieu,quil’apiégélorsd’unséjouravecluienBretagne,ensefaisantpasserpourunreportercanadienalorsqu’elletravaillaitpourGlobe24?

Relancé par les deux journalistes du «Grand Jury », qui lui demandent de préciser sa pensée, il peutencoreéviterlepire,faireunpasdecôté.MaisJean-MarieLePennesereprendpas.Ilnesauraitconcéderlemoindremotqu’ilssouhaiteraiententendredelui.Pasquestiondecéderàl’injonction.Pasquestiondefaire,pense-t-il,oùces«petitsmarquis»luidisentdefaire.LePenn’estpasunchien,c’estunmaître.Ce

Page 113: Histoire Française

n’estmêmeplus,àcetinstant,lecandidatàlaprésidencedelaRépublique,persuadédedépasserles20%,quelesdeuxjournalistesdu«GrandJury»ontdevanteuxmaisunhommeorgueilleuxquisecabreetn’apeur de rien si ce n’est du ciel qui lui tombe sur la tête, comme il le dit chaque fois qu’un journalistecommencesaquestionpar«N’avez-vouspaspeurde?»...

LejournalistedeMatch,RogerMaugerapporte,dansunebiographierédigéepeuaprèsl’affaire25,qu’ilarencontréLePenlelendemaindu«GrandJury»:

«Ilsmeharcèlentsanscesse...Ceseraitsifaciledeparlercommetoutlemonde...»Toutestdit.Cen’estniunMazerolleniunTruffautquiferonts’agenouillerunLePenetlecontraindront

àrépétercette«véritérévéléeàlaquelletoutlemondedoitcroire».Après,ilfaut«réparer»,commeleluidit,avecuneconfiancesansdouteexcessive(oulesoucidenepas

l’effrayer),PierreCeyrac.Décisionestprisedenepluss’exprimerdanslesmédiasdurantquelquesjours.«Quand il pleut de la merde, je sors mon ciré », dit le chef, toujours prompt à se replier derrière sonexpériencedemarindansl’adversité.

À l’évidence, Jean-MarieLePenest dépassépar l’impactde sespropresmots.Sur laSecondeGuerremondiale,lavisiondeLePenrejointcelledecertainsdesmembresdesagénération.Onpeutrapprocher,dansunecertainemesure,seserrementssurle«détail»delamésaventuresurvenuequelquesannéesplustardàFrançoisMitterrand.

Jusqu’aumilieudesannées1970,laglorificationdelaRésistancevoulueparlegénéraldeGaulleetlescommunistesavaitreléguéausecondplanlafacenoiredelaFranced’alors,Vichyetlacollaboration.Aprèsle général de Gaulle, ni Georges Pompidou, ni Valéry Giscard d’Estaing, ni François Mitterrand n’ontaccepté de reconnaître la « faute collective » de la France et la « dette imprescriptible » à l’égard de lacommunautéjuive.LesquatreprésidentsdelaVeRépubliqueconsidéraientVichycommeunaccident,uneparenthèsedansl’histoiredelaRépublique,etrefusaientlaresponsabilitédelaFrancedanslegénocidejuif.La relecture de cette période et le changement de la hiérarchisation des événements qui en résultecommencentaveclapublication,en1973,del’ouvrageLaFrancedeVichydeRobertPaxton26.L’historienaméricainbouleverselavisiondurégimedeVichyenrappelantquecerégimeanonseulementcollaboréendevançant lesordresallemands,maisaaussi tout faitpours’associerà l’«ordrenouveau»édictépar lesnazis.Cettethèsevaêtre,enquelquesorte,relayéeetconsolidéele28octobre1978parlapublicationdansL’Express d’une interview de Louis Darquier de Pellepoix, ancien commissaire général aux Questionsjuives,lequeldéclarenotamment:«Jevaisvousdire,moi,cequis’estexactementpasséàAuschwitz.Onagazé.Oui,c’estvrai.Maisonagazélespoux»,niantainsilaréalitédugénocidejuif.DarquierdePellepoixsedédouaneégalementdetouteresponsabilitédanslarafleduVél’d’HivdontilattribuelaresponsabilitéàRenéBousquet,secrétairegénéraldelaPolicenationale.Dèslors,lesfilsdedéportés,emmenésparSergeKlarsfeld,vonts’engagerdansunevigoureusebatailledelamémoirepourplacerlegénocidejuifaucentredudébatsurl’histoiredelaSecondeGuerremondiale.

Enréduisantcettetragédieàun«détail»,LePenpercutedepleinfouetunmouvementhistoriographiquequi étudie ce qu’on appelle désormais la Shoah. C’est en son nom que, plus tard, Klarsfeld attaqueraFrançoisMitterrandpouravoircontinuéàvoirRenéBousquetmalgrél’interviewdeL’Express. Quelquesannéesaprèsl’affairedu«détail»,JacquesAttaliécritdanssonVerbatimàproposdu«regarddistant»queFrançoisMitterrandportaitsurlegénocide:«Cen’estpourluiqu’unfaitdeguerre,pasunemonstruositédelanaturehumaine.»EtAttalideconclure:«Iln’étaitqu’àl’imaged’unegénérationpourqui il resteencore difficile à admettre la différence de nature entre la Première Guerre mondiale et la Seconde, dedistinguer l’Allemagne du Kaiser de celle de Hitler. » L’historien Henry Rousso évoque lui aussi unedifférencedegénération:«LapositiondeMitterrandétaitaussicelledeDeGaulle.Pourcettegénérationdelaguerreetdel’après-guerre,ilyavaitunevolontéfortedetournerlapage,declorel’unedescriseslesplusprofondesde l’histoiredeFrance27.»Cette remarquevautaussipourLePen.Àcetteénormedifférenceprèsquesonpropostendàépouserlarhétoriquenégationniste...

Le15septembre1987,BrunoMégretetJean-PierreStirboisconvoquentlesjournalistespourleurlireunedéclarationetannonceruneconférencedepresselevendredi18septembre.Enattendant,lesoirmêmedu«GrandJury»RTL-LeMonde,PierreCeyracappelleAlfredSherman,éditorialisteauTimes,membrerécentdeCausaetancienconseillerdeMargaretThatcher28.ShermanserendaussitôtàParis.Lesdeuxhommesrédigentunprojetdecourtedéclarationenformedenetteautocritique.Ledocumentn’apasétéconservémais il avaitpourbutde réfuterqueLePenaitvoulu«blesser lepeuple juif».Le16septembre,PierreCeyrac etAlfred Sherman rencontrentLe Pen et lui soumettent une déclaration de six pages 29. Celle-cicomportenotammentlespassagessuivants:

«Toutessortesd’effortsontétéfaitspourmeprésentercommeunantisémite,demanièreànepasavoiràrépondreàmespropositionspour sauver laFrancedudéclin. [...]Les Juifs sontunechancepourchaquenation.Alorsquenotreobjectifestdelibérerl’économie,nouspouvonsleurfaireconfiancepourapporterleurpièceàl’édifice.»

Page 114: Histoire Française

Après avoir lu le texte, Le Pen dit à ses auteurs : « C’est impossible. Je ne peux pas faire une telledéclaration.Vous ne connaissez pas le Front national, les anciens duFront national. » Il annonce quandmêmeauxdeuxhommesqu’ilferaunedéclarationàlapresse.Shermanressortdésespérédel’entretien.«Cetypevaàlamort»,aurait-ilconfiéàPierreCeyrac.LePenest,eneffet,livideettrèscrispéenentrant,par la petite porte, dans la salle du deuxième sous-sol de l’Assemblée, où l’attendent une vingtaine decamérasetdenombreuxjournalistes,cevendredi18septembre.Pasquestion,cettefois-ci,delaisserlibrecours à son éloquence devant ce que Le Pen appelle « le tribunal médiatique ». Il se borne à lire ladéclarationprévue,exercicedanslequel,écritYannPiatqui l’accompagnaitcejour-là, ilsemontre«trèsmauvais».C’estde«l’anti-LePen»,écrit-elle30.Pourtant,letexteestmoinsmédiocrequel’acteurquilelit.LePen commence, certes, parunemise en causede« lameutepolitique etmédiatique».C’est au«peuple » qu’il veut s’adresser, même s’il est bien obligé d’en passer par les fourches Caudines de cetappareilmédiatique31 qu’il dénonce.La paranoïa n’excluant pas la lucidité, le président duFNdémonteassezbienl’exploitationpolitiquequiestfaitedesaformule,mêmes’ilenestentièrementresponsable:«Leshurlementsetanathèmesdontjesuisl’objet,lamalédictiondernièreetmortelledontonveutmefrapper,en me marquant au fer du racisme et de l’antisémitisme, tout cela vise un but extrêmement précis quiconsiste à m’empêcher d’exprimer l’angoisse de millions de Français devant l’état de la France, de lesinviterausursautetd’êtreleporteurdeleursespéranceset,enoutre,d’empêcherl’unionnécessaire,qu’ellesoitcomplèteoupartielle,entretouteslesforcesquipeuventetdoiventfairebarrageausocialisme.»AinsiLePenreconnaît-il,sansl’avouer,laconséquencedesasaillie:empêcherl’unionduFrontnationaletdelamajoritéRPR-UDFquiparaissaitenbonnevoie.IlrejointlecommentairedeDominiqueJamet,éditorialisteauQuotidiendeParis,lequelécrit:«Quantàladroite,sielleavolontiersjointsesaboiementsàceuxdela“meute”, c’est sansdoutequ’ellevoulait prouverqu’enmatièredemorale, ellen’était pas inférieure à lagauche,c’estaussiqu’elleespéraitvoirrefluerversellelesgrosbataillonsd’électeursduFrontnational32.»PuisleleaderduFNenarriveaufonddusujet.Reprenantsaréponse,ilaffirmequ’«ellenelaissaitaucundoutesurceque jepensedumartyredupeuple juifd’Europepar lesnazisetsur lacondamnationque jeportesurcecrime».Pourlui,lemotde«détail»nedevaitpasêtrecomprisdansuneacceptionpéjorativemais,ainsique l’indiquent lesdictionnaires33, comme« lapartiedu tout». Ilpoursuit :«Lescampsdeconcentration où moururent par millions Juifs, tziganes, chrétiens et patriotes de toute l’Europe et lesméthodes employées pour mettre à mort les détenus : pendaisons, fusillades, piqûres, chambres à gaz,traitementsinhumains,privations,constituèrentunchapitre,unepartie,undétaildel’histoiredelaSecondeGuerremondiale,commeentémoignentlesouvragesgénérauxquiyfurentconsacrés.»LePenajoute:«JevoudraisdireauxJuifsfrançais,mescompatriotes,qu’onatentéd’effrayerparcettecampagnemensongère,quejenelesconfondspasavecceuxquiprétendentparlerenleurnom.LaFrancealemêmeamourpourtoussesfils,quellesquesoientleurraceouleurreligion.»

Certes,Jean-MarieLePennevapas jusqu’às’excuserauprèsdesJuifs,commele luiavaientconseilléCeyracetSherman,mêmes’il le faitenpartie.Certes, la rhétoriquecomparativeentre lescampsnazisetceuxduGoulagoudelaChinerestelargementinspiréeparlesargumentairesdel’extrêmedroite.Certes,LePen a trop tendance àmettre sur lemême plan les victimes de la guerre proprement dite et ceux que lerégimenazivoulaitéliminerenraisondeleurorigineoudeleuroppositionpolitique.Curieusement,c’estMinute, sous la plumede Jean-ClaudeGoudeau, qui pointe cette contradiction : «Entre les civils ou lesmilitaires,tuésdanslesbombardementsdesvillesousurleschampsdebataille,etlesdéportésisraélitesoutziganesdescamps,ilyaunedifférencedenatureetnondedegré.Lesunssontlesvictimesdelaguerre.Les autres ont été supprimés froidement pour la seule raison qu’ils appartenaient à une race que lesthéoriciensnazisvoulaientexterminer34.»Maisl’interventiondeLePenaétémanifestementélaborée–etsoupesée–danslebutdedéminerlacampagnemédiatiqueengagéecontreluisanspourautantverserdansuneautocritique,qui,onl’avu,luifaisaitcraindredesemettreàdoslesplusdursdeseslieutenants.SelonLorraindeSaint-Affrique,letextedecetteallocutionauraitététransmisàLePensanslefeuilletquiallaitpratiquement jusqu’àprésenterdesexcusesauxJuifsdeFrance.L’ex-communicantsoupçonneStirboisetsonadjointMichelSchneiderdel’avoirvolontairementfaitdisparaître.Peuavantlaconférencedepresse,LePens’enrendcompteetrécupèrelepassagemanquant.Desoncôté,MichelSchneider,quiserevendiqueducourantnational-révolutionnaire, reconnaîtqu’ilaapprécié le«dérapage»deLePen. IlyvoyaitunetentativebénéfiquedefixerlesvoixdesFrançais«spontanémentantisémitesouantisionistes35».

Cette«autocritique»quirefusedediresonnomn’està lahauteurnidesattaquesnide lagravitédesproposquilesontsuscitées.Peut-êtreparcequ’elleintervienttroptard.Lesilencequ’ilaobservéentrele13etle19septembreaétéfatalpourleleaderduFrontnationalquidoitessuyeruntirdemortiersoutenudelapartdesmédias.Pendantcinqjourspleins,tousceuxquiconsidèrentqueleFrontnationaldoitêtremisenquarantainedujeudémocratiqueontentraînéleshommespolitiquesquicomptent–àl’exceptionnotabledeFrançoisMitterrandetdeJacquesChirac,queleursfonctionsofficiellesdispensaientd’unetelleréaction–etlescommentateursàcondamneretàs’indigner.Unefoiscesprotestationsdiffuséessurtouteslesradioset

Page 115: Histoire Française

lestélévisions,illeurétaitévidemmentimpossibledesedédire.Raisonpourlaquellelesprofessionnelsdelacommunication de crise – qui n’existaient pas encore à l’époque – conseillent aux « victimes » de telstsunamismédiatiquesderéagirdansl’urgence.

Dansunpremiertemps,ilfautdonc,pourLePen,résisteràlatempête.Autreproblème,celuiposéparOlivierd’Ormesson,députéeuropéenFNetprésidentduComitédesoutienàJean-MarieLePen,crééenvuede l’électionprésidentiellede1988.D’Ormessonestunpoissonpiloteessentielenvuede l’unitédesdroites.Ilprévoitd’ailleursd’organiserenoctobre,pourlequarantièmeanniversairedesonmandatdemairedelacommuned’Ormesson,ungrandbanquetprésidéparAntoinePinay–lequelestalorsâgédequatre-vingt-dix-septans–aucoursduquelLePendoitprendrelaparoledevantdenombreuxélusdedroitedesesamisetconnaissances.

L’éventueldépartded’Ormesson,choquéparlesproposdeLePensurRTLetquil’afaitsavoir,estdoncunsérieuxreverspour lastratégie lepéniste.ElleméritebienqueLePenmette,neserait-cequequelquesheures, un mouchoir sur son orgueil. Il a l’occasion de le faire puisque Olivier d’Ormesson l’invite àdéjeuneravecJean-MarieLeChevallier,danssademeuredontl’adresseprêteàsourire36.Outresonépouse,d’Ormesson a convié son fils Henri, car il veut avoir un témoin. La discussion s’engage dans le salon.Prenantsurlui,LePenluidemandederesterauFrontnational.D’Ormessonluirépondqu’ilnes’estpasexcuséauprèsdesFrançaisdanslestermesadéquats37.

«Disraelim’aapprisqu’unhommepolitiquenes’excusaitjamais»,luirétorqueLePen.Réponseded’Ormesson:«Tueschrétien.Unchrétiensaitdemanderpardon.»Celui-ciaconfiéàGilles

BressonetChristianLionetqueLePens’étaitensuitemisencolèreenluidisant:«Situmequittes,tumedéshonores.»Bref, lesdeuxhommeséchouentà trouverun terraind’entente.LePenest furieux, toutens’exclamantdefaçonpeucivile:«Bon,onestvenuspourdéjeuner,non?»

Et la maîtresse de maison invite chacun à passer à table dans une ambiance glaciale. « On a mangécommesuruncercueil,sesouvientLePen38.Jeneleurairienépargné,niledessertnilecafé.»

LePenadebonnes raisonsd’êtreencolère. Il l’estd’autantplusqu’Olivierd’Ormessonnourrissait leprojet de lui faire rencontrerArielSharon en Israël, aunomduHerout, parti très àdroite sur l’échiquierpolitiqueisraélien,cemêmeSharonquiauraitordonnéàOlivierd’Ormesson,selonLePen,dedémissionnerdesonComitédesoutien.OnnepeuttrahirLePensansquelaresponsabilitéenincombeaulobbyjuif...

Autre député issu de la droite traditionnelle, Édouard Frédéric-Dupont démissionne également. Lescandale dudétail « ruine»donc l’actionpatiente conduite parLePendepuis deux anspour devenir unleader respectable (aujourd’hui, on parlerait de dédiabolisation) en vue d’imposer une alliance degouvernement à la droite RPR et UDF. L’élection présidentielle se présentait pour lui sous d’excellentsauspices.LePentablaitalorssurtroiscandidaturesàdroite:outrecellesdeJacquesChiracetdeRaymondBarre,quifurenteffectivementcandidats,ilpronostiquaitcelledeFrançoisLéotard,quin’apasabouti.Cettedivisiondeladroiteluidonnaitdesérieuseschancesdesequalifierpourlesecondtouretderenverserlatable,commeildisait.

«Jean-PierreStirboisaconfiéàMichelCollinotàcemoment-là:“Aprèscetteconnerie-là,c’estfoutu”,raconteCarlLang39. Le détail a ruiné la carrière politique de Jean-Marie Le Pen, poursuit-il.RaymondBarreétaità17%danslessondages,Chiracà19%;sansle“détail”,LePenauraitpufaire18-19%etsequalifierpourlesecondtour.Ilavait60ans.Ilétaitenpleineforme,cen’étaitpasleLePende2002.Le“détail” a été la connerie de sa vie. Dix fois je lui ai demandé : mais pourquoi ne pas s’être excusé ?Pourquoinepasavoirétéplusclair?Laréponseatoujoursétélamême:avantle“détail”,onfaisait2,5millionsdevoix.Après4,6millions.LePenrefusedecourberl’échine.»

Jean-ClaudeMartinezprendluiaussilescandaleenpleinefigure:«J’avaissignéchezAlbinMichelpourunlivreintitulé“LesCentJoursdeLePen”.Ildevaityavoirunegrossemiseenplace.Quandj’arrivedanslesbureauxdelamaisond’édition,ilyavaitRichardDucousset[futurdirecteurgénéral]avecmonéditeurThierryPfister,quimedit:“Non,onnepeutpaspubliervotrelivre.Àcausedudétail.”Jen’étaispasaucourant,carjedescendaisdel’avion,absentdeParisdepuisquelquetemps.Etlàilsm’expliquent.RégineDesforgesavaitmenacédelesquitters’ilspubliaientlelivre.»

Au sein du Front national, quelques cadres sont ébranlés, comme le rapporteLibération. Alain Jamet,fidèlelieutenantdeLePendepuislaCorpodedroit,sesouvientqu’enapprenantlanouvelleàlaradiodansune station-service, il avait été si choqué qu’il avait mis du diesel dans son réservoir, endommageantgravementsavoiture40.Mais,pourl’essentiel,lescadresfrontistesfontbloc.LePenaffronteunevéritablechasse à l’hommemédiatique qui a pour conséquence de souder lesmilitants etmême les sympathisantsautour de lui. « Jean-Marie Le Pen était plaint plutôt qu’accablé parmi les adhérents et les cadres », sesouvientBrunoMégret41.

Lesfrontistesnesedécouragentpas.Pasquestion,pourlesmilitants,debaisserlesbrasfaceàlaguerrequeleurlivrentlesmédias.BrunoMégretenprendsonparti :«Ledétailmedonneungrandcoupsurlatête.Mais jen’aipasd’alternative. Jechercheàéviterdenouvellesprovocationset àmieux structurer le

Page 116: Histoire Française

parti.Monbut n’était pas dedevenir président duFNmais de créer unegrande forcepolitique.Avec cepremierdérapagejeprendssimplementconsciencequemonprojetneseferapasavec,maismalgréLePen42.»

Désormais, Jean-MarieLe Pen est devenu un paria de la vie politique, confiné dans un corner où sesdiscoursnepeuventenflammerque15%aumieuxdesélecteursfrançais.Ceserapratiquementsonscore,flatteuretmêmeincroyableauvudel’exilpolitiqueauquelils’estlui-mêmecondamné,lorsdel’électionprésidentiellede1988.

1.Entretiendu28janvier2011.2.Seule,toutenhautàdroite,op.cit.3.Entretiendu27janvier2011.4.LaDécouverte,2000.5.Paul-JacquesTruffaut(OuestFrance)etDominiquePennequin(RTL),AndréPasseronetVéroniqueMaurus(LeMonde).6. Le Lusitania était un paquebot transatlantique britannique. Son nom vient de celui de la province romaine de Lusitanie (le Portugalaujourd’hui).Ilaététorpilléparunsous-marinallemanden1915.7.EntretienavecJean-MarieLeChevallierdes7et8mai2011.8.Mazerolle,seultémoinvivantdelascènequ’ilrapporte,neserappellepaslesnomsdevillescitées.Selontoutevraisemblance,ils’agitdecertainscampsallemands,quinecomportaientpasdechambresàgaz.SelonLorraindeSaint-Affrique,LePenaffirmaitparfoisqu’iln’yavaiteuaucuncampd’exterminationenAllemagne.9.LePen,biographie,op.cit.,p.452.10.Entretiendu25janvier2011.11.Cette association juive, souvent assimilée à une loge, est engagée dans une grande variété de services communautaires et d’activités desoutien à la communauté juive : promotion des droits, assistance aux hôpitaux et aux victimes de catastrophes naturelles, remise de boursesd’études aux étudiants juifs et lutte contre l’antisémitisme à travers saLigue anti-diffamation (Anti-DefamationLeague).LeB’naiB’rith estsurtoutimplantéauxÉtats-Unis.12.Entretiendu20juin2011.13.Journaltéléviséd’Antenne2du15septembre1987.14.Libérationdu18septembre1987.15.Id.16.Entretiendu27janvier2011.BrunoMégretneconfirmepascetteconversation.17.Éditiondu15septembre1987.18.«Jesouhaite,avait-ildéclaréauMatindeParis le26octobre1985,queleschefsdespartispolitiquesfrançaisdécidentensembleetd’uncommunaccordd’exclureM.LePendudialoguedémocratiqueetdeletraitercommeillemérite,c’est-à-direcommeunphénomènequisesituetotalementendehorsdudébatdémocratique.»19.JacquesTorczyner,citoyend’originebelge,s’estinstalléauxÉtats-Unisen1940.Ilaconsacrésavieaumouvementsionisteetausoutiend’Israël.20.Entretiendu18novembre2010.21.Cf.l’articledeJewishNewsArchive:«FrenchJewishLeaderRipsAmericainPeersforMeetingFrenchExtremist».22.VoirLeQuotidiendeParisdu23septembre1987,«LePenetlesJuifs:histoired’uneapprocheetd’unéchec»parJean-MoïseBraitberg.23.JeanDaniel,Jean-PierreElkabach,Jean-FrançoisKahn,IvanLevaï.24.«MataHarichezlesfachos»,Globe,septembre1987.25.LaVéritésurJean-MarieLePen,éditionsFamot/France-Empire,1988.26.Seuil,1973,1997;rééd.Seuil,coll.«Points/Histoire»,novembre1999.27.LeFigarodu23juillet2012,p.3.28.AlfredSherman(1919-2006)aadhéréauParticommunisteanglaisdanssajeunesse,avantdes’engagerdanslesBrigadesrougesdelaguerred’Espagne.Chassé du Parti communiste pour déviationnisme titiste, il devient après la guerre correspondant de l’Observer à Belgrade, puisconseiller deBenGourion en Israël, avant de rentrer àLondres où il rejoint leParti conservateur et aideMargaretThatcher à enprendre ladirectionen1979.29.Cf.LeQuotidiendeParis:«SirAlfredSherman:l’amiisraélitedeJean-Marie»,parJean-MoïseBraitberg.30.Seule,toutenhautàdroite,op.cit.,p.167.31.Onnoterad’ailleursquedeuxquotidiens,LibérationetLeQuotidiendeParisreproduisententièrementsadéclarationdansleurséditionsdu19septembre1987.32.«Commeunehuître»,LeQuotidiendeParisdu19septembre1987,p.2.33.LeRobert(éditionde1966)donnequatreacceptionsdecesubstantif :«1.Actiondelivrer,devendreoud’acheterunemarchandiseparpetites quantités. 2.Action de considérer un ensemble dans ses éléments, un événement dans ses circonstances, ses particularités. 3. Servicedestinéàassurerlavieadministrative(habillement,matériel,solde)d’uneunité.4.Élément,partied’unensemble:circonstanceparticulière.»Même si l’argument peut apparaître comme demauvaise foi (Le Pen a bien voulu dire que lamort dans les chambres à gaz n’était pas siimportante),d’unstrictpointdevuesémantique,leleaderfrontisten’apastortdemobiliserlelexique:touteslesdéfinitionsretenuesindiquentqueledétailasonimportancedansdescirconstancesdonnées.Onditd’ailleursque«lediableestdanslesdétails».LeLittrédonne,desoncôté,unedéfinitionvoisine:ledétailest«unepetitepartied’unensemble».34.Minute,n°1329,du23septembre1987,«Lesvraispérils»,p.2.35.Entretiendu9mai2012.36.M.d’Ormesson,châteaud’Ormesson,rued’Ormesson,Ormesson.37. Par la suite, Jean-Marie Le Pen affirmait, y compris lors de l’un de nos entretiens, qu’Olivier d’Ormesson n’a fait qu’obtemporer auxinjonctionsd’ArielSharonauquelildevaitrendrevisite.38.Entretiendu18avril2012.39.Entretiendu29juin2010.40.Entretiendu12janvier2011.41.Entretiendu20mars2012.42.Id.

Page 117: Histoire Française

14.

LePenetlesJuifs

Toutcomprendre,c’esttoutpardonner.MmedeSTAËL

Ledroitfrançaisainstalléunparadoxequipeutparaîtrelégitimemaisdontnousnemesuronspastoutesles conséquences.D’un côté, on n’a pas le droit d’écrire que quelqu’unest antisémite. De l’autre, il estpossible d’écrire, à condition de le prouver par une démonstration argumentée, qu’il a tenu des proposantisémites, chacun étant censé surveiller ses propos s’il ne veut pas à son tour être condamné pourdiffamation. Le droit considère l’antisémitisme comme un délit tout comme l’accusation infondéed’antisémitisme.

Cedualismeest lepréalablenécessaireànotre réflexionsurLePenet l’antisémitisme. Ilaboutitàunecontradictionquel’onpeutrésumercommesuit:

1.IlestinterditdepenserqueLePenn’estpasantisémite.2.Ilestinterditdedireoud’écrirequeLePenestantisémite.C’est un fait, cependant, que Jean-MarieLePen a tenuun certain nombre de propos dont le caractère

antisémitesemble indiscutable,d’autresoùcelui-cipeutêtre invoquéouaucontrairenié.Quelssont-ils?Nousenavonsrelevédixenplusdel’affairedu«détail»1.

1956:l’attaquecontreMendès

En1956,députépoujadiste,LePendéclareàl’Assembléenationale:«MonsieurMendèsFrance,vousn’ignorez pas que vous cristallisez sur votre personnage un certain nombre de répulsions patriotiques,presquephysiques.»L’intervention,note leJournalofficiel,provoquedesapplaudissementsàdroiteetàl’extrêmedroiteet,simultanément,desinterruptionsàl’extrêmegauche:«Racistes,racistes!»,auxquelsLePenrépondcommeàlavolée:«Ilnes’agitpasderacisme!Voicipourquoi,monsieurMendèsFrance:c’estparceque,auxyeuxd’unpaysauquel la fiertéestaussinécessaireque lepainet l’eau,vousêtes lesymboled’unecascaded’échecsetd’unesériededécadencesquedanslespiresmomentsdesonhistoirelaFrancen’ajamaisconnus.Voilàcequevoussymbolisez!Quevouslevouliezounon,vousavezétéceluiquiaconsentid’êtrel’hommedecettedéfaiteenIndochine,l’hommequiaadmisl’abandondelaTunisie,l’abandon du Maroc... » À l’époque, la déclaration n’a pas fait scandale ni entraîné de condamnation.D’abordparcequel’Assembléeestuneagoraoùlaparoledoitresterentièrementlibre.EnsuiteparcequeLePennefaitquereprendrelesinvectivesdeladroitedel’entredeux-guerres,cequin’estpas,àcemoment-là,jugéscandaleux.Interrogéaujourd’huisurcettephrase,Jean-MarieLePensejustifieenexpliquantqu’ilnepensaitpasaujudaïsmemaisàlalaideurdeMendèsFrance:«Jesuisàlatribune,Mendèsn’apasparlédepuis son départ de la présidence et il me demande l’autorisation de m’interrompre. Par courtoisieparlementaire,jeleluiaccorde,pensantqu’ilvaparleruneminute.Non,ilfaitundiscoursoùilmedit:“Sivous êtes là, c’est un peu grâce à moi car si je n’avais pas signé les accords de Genève 2, vous seriezprobablementmort.”Cequiétaitvrai.Jemerendscomptequ’ayantvulaqueued’unchatj’ai tirésuruntigre.C’estphysique,jeletrouvetrèslaid.Lefaitqu’ilsoitjuifn’entrepasenlignedecompte.Quandjereprendslaparole,c’estpourluidire:“Ouvoussaviezetvousêtesuntraîtreouvousnesaviezpasetvousêtesunjobard.”Jesuisàlatribune,j’aivingt-huitans,luiestprésidentduConseilavectouteladifférencequ’ilpeutyavoiràcemoment-làentreundéputéetunprésidentduConseil.»

Leproblèmeestquecettesailliesuspecteestloind’êtreladernière.Ilfautcependantattendre1985pourrecenserunautrepropospublicévoquantlesJuifs.

1985:«antisémitismeinsidieux»

Page 118: Histoire Française

contrelesjournalistesjuifs

DansundiscoursprononcédevantsessympathisantslorsdelafêteBleu-blanc-rouge,le20octobre1985auBourget,Jean-MarieLePendéclare:«JedédievotreaccueilàJean-FrançoisKahn,àJeanDaniel,àIvanLevaï,àElkabach3,àtouslesmenteursdelapressedecepays.Cesgens-làsontlahontedeleurprofession.M. Lustiger me pardonnera ce moment de colère, puisque même Jésus le connut lorsqu’il chassa lesmarchandsduTemple, cequenousallons fairepournotrepays.»Enmars1986, Jean-MarieLePenestdonc condamné par le tribunal d’Aubervilliers pour « antisémitisme insidieux ». Le tribunal a, en effet,estiméqu’il avait «délibérément choisi dedélivrerquatrenomsde journalistes à lavindictepopulaire etqu’ilnepeutdélibérémentsoutenirqu’ilignoraitqu’ilsétaientjuifs».Àlamêmeépoqueetsurunregistreplus « léger », Jean-Marie Le Pen dit du journaliste Philippe Alexandre que, « malgré son nom et sonprénom,iln’estpasmacédonien4».Plustard,danslesannées2000,Jean-MarieLePenselancerapourtantdansunélogevibrantdetroisjournalistesjuifsquiavaientmontréleurindépendanced’espritàsesyeux:ÉlisabethLévy,SergeMoatietÉricZemmour.

1987-1988:«détail»et«Durafourcrématoire»

Vientalorsl’énormeaffairedu«pointdedétail»,évoquédanslechapitreprécédent.Un an plus tard, commepour fêter l’événement quimarque son isolement politique et lui ferme toute

possibilitéd’alliancenationaleavecladroitedegouvernement,LePenfaitànouveaulaunedesjournauxavecsonsordidejeudemots:«Durafourcrématoire».

Noussommesle2septembre1988etl’électionprésidentielledemaiestpassée.Latornadedu«détail»amoinshandicapéqueprévu,électoralemententoutcas,leFrontnationalpuisqueLePenarecueillipresque15%dessuffragesexprimés,sonmeilleurscoreàcemoment-là.Ilestl’invitévedetted’unbanquetmilitantorganisésousunetente.Lachaleurestinsupportable.Illance:«M.DurafouretDumoulin,obscurministredel’ouverturedanslaquelleilad’ailleursimmédiatementdisparu,adéclaré:“Nousdevonsnousallierauxélections municipales, y compris avec le Parti communiste, car le PC, lui, perd des forces, tandis quel’extrêmedroite,elle,necessed’engagner.”MonsieurDurafourcrématoire,mercidecetaveu.»LachaîneTF1relèveimmédiatementlepropos,diffusédansleJTde20heures.Leministrevisé,quineporterapasplainte 5, réagit immédiatement en soulignant que le chef du Front national regrette « le bon temps dunazisme».LetolléestgénéraldanslemondepolitiqueetprovoqueégalementdesérieuxremousauFrontnational.L’ex-députéFrançoisBachelotenestexclupouravoirréagiauxproposduchef.InterviewéparLeMonde,ilexpliquequ’ilnes’agitpasd’undérapageverbal,maisd’unestratégie6:«L’argumentationestlasuivante : les ennemis duFront national sont ceux qui confortent le campde l’anti-France, ceux qui onttoujours laminé la droite nationale. L’“anti-France” est, selon cette analyse, constituée des lobbies de lapresse,delafranc-maçonnerieetdesJuifs.LeFrontnationalreviendraenpermanencesurlesujet.»

De son côté, Jean-Claude Martinez, qui rompra avec Le Pen en 2007, raconte l’épisode de la façonsuivante : « On avait mangé sous les tréteaux. Mais lui n’avait pas pu déjeuner tranquillement. Onl’interrompaitsanscesse:“Président,unephoto.”Bref,illuifallaitimprovisercequ’ilfaitleplussouvent.Ilavaitenviedefairerire.Ilest15heures.Lasalleestpleineàcraquer.IlcommenceparunjeudemotssurDurafour et Dumoulin. On sentait qu’il cherchait un coup d’éclat, une astuce. Durafour aumoulin, bof,c’étaitpasterrible.Ettoutd’uncoup,unneuroneestalléchercherautréfondsdesamémoireunsouvenirdelaCorpo,«Dufourcrématoire»,c’étaitlesurnomd’uncolonelàl’époque,dontLeCanardenchaînéavaitfaituntitre.Ons’estregardésavecLeGallouetStirboisetons’estdit:“Aïeaïeaïe,demainonvadéguster7!”»Le7août1989,lorsdel’émission«Meaculpa»surRTL,LePenregrettesonjeudemots:«Sij’aiblesséinvolontairementdesgensquisesontsentisvisés,jeleregrette.»Maislemalétaitfait,unanaprèsle«pointdedétail».

1989:l’Internationalejuive

Le11août1989,Jean-MarieLePenestinterviewéparlequotidienPrésent:«Vousavezplusieursfoisparlédel’influencedu“lobbymondialiste”.Quepeut-onsavoirdespersonnes

oudesgroupesquileconstituentetdesbutsqu’ilspoursuivent?»LePen:«Cen’estpasàdesgensayantvotreformationpolitiquequejevaisapprendrequellessontles

forcesquivisentàétabliruneidéologiemondialiste,réductrice,égalisatrice.Jepenseàl’utilisationquiestfaitedesdroitsdel’hommedefaçontoutàfaiterronéeetabusive,mensongère.Jediraisqu’ilestpresquenaturel que des forces structurellement, fondamentalement internationales se heurtent à des intérêts

Page 119: Histoire Française

nationaux. [...] Les grandes Internationales, comme l’Internationale juive, jouent un rôle non négligeabledans la création de l’esprit antinational. [...]Mais il faut être prudent quand on dit que lamaçonnerie etl’Internationale juive jouent un rôle. Cela n’implique pas tous les maçons ou obédiences, ni toutes lesorganisationsjuives,nitouslesJuifs,c’estévident.Maisilyadesgensquiparlentaunomdesautresetquiagissentdecettemanière8.»

Lathématiqueetlevocabulairerappellentàcertains,ceuxdesannées1930.LesociologuePaulYonnetdéveloppera, lui, une autre interprétationde ces propos. Ilmérite d’être lu : «Aumoment oùLeMondeconsacreun longéditorialà la réunionduCongrès juifmondial,alorsqu’existentdesstructuresd’aideetd’encouragementinternationalesàIsraël,alorsqu’àchaquehésitationdelapolitiqueaméricaine,lapressedesÉtats-Unismetencausele“lobbyjuifaméricain”,est-ilsérieuxdevouloirdélictualisertouteévocationd’une“Internationalejuive9”?»

1989:Stoléruetladoublenationalité

Le5décembre1989,LePendébatavecLionelStolérusurlaCinq:Jean-MarieLePen:«Jevoudraisvousposerunequestion,monsieurStoléru.Est-ilexactquevousayez

unedoublenationalité?»LionelStoléru:«Laquelle?»Jean-MarieLePen:«Jenesaispas,jevousposelaquestion:avez-vousunedoublenationalité?»LionelStoléru:«Non,jesuisfrançais.»Jean-MarieLePen:«Ah,parfait, j’aimemieuxçacarj’auraisété, jedoisvousledire,unpeugênési

j’avaissuquevousaviezuneautrenationalité...»LionelStoléru:«Laquelle?»Jean-MarieLePen:«Jevousposelaquestion,vousmeditesquenon.Iln’yapaslàdedébat.»LionelStoléru:«C’estundétail?»Jean-MarieLePen:«Écoutez,non,pascegenred’argumentpitoyable,monsieurStoléru.»LionelStoléru:«Quiest-cequiprenddesargumentspersonnels?C’estvousouc’estmoi?»Jean-MarieLePen:«Jevousposelaquestion,vousêtesunministrefrançais,onaledroitdesavoirqui

vousêtes,non?Toutdemême!»LejournalistedelaCinq:«Excusez-moidevousinterrompre,monsieurLePen,jecroisquevousavez

unlangageunpeucodé.MonsieurStoléru,vousêtesjuif?»LionelStoléru:«Ah,çan’estpasunenationalité.»Le journaliste : « JepensequeM.LePen faisait référenceau fait quevous ayez ladoublenationalité

françaiseetisraélienne.Vousêtesjuifounon?»Jean-MarieLePen:«C’étaitlaquestionquejevoulaisluiposerparcequ’onmel’avaitdit.Maisj’ensais

rien,moijenecroispascequ’onmeditsystématiquementetjecroisàlaloyautédeM.Stoléru.»Lionel Stoléru : «C’est très gentil de votre part,monsieur Le Pen, c’est vraiment très gentil. Jusqu’à

présent,“juif”estunereligion.Jean-MarieLePen:«Non,non,moijenevousaipasparléde“juif”,jesaisquevousêtesprésidentdela

Chambredecommercefranco-israélienne.»LionelStoléru:«Jel’étais,j’enaidémissionnéenentrantaugouvernement.»Jean-MarieLePen:«Commeonm’avaitditquevousétiezenmêmetempsdenationalitéisraélienne,je

vousposelaquestion.Maispuisquevousmeditesquevousnel’êtespas,j’acceptecetteaffirmation.»

Le«détail»bis

Dans une interview auNew Yorker publiée en avril 1997, Jean-Marie Le Pen revient sur la SecondeGuerremondialeetlaplaceminimequ’yoccuperaientleschambresàgaz.

Le 5 décembre 1997, il déclare à Munich, lors d’une conférence de presse en compagnie de FranzSchönhuber,ancienWaffen-SSde ladivisionSSCharlemagne,que«dansun livredemillepagessur laSecondeGuerremondiale, les camps de concentration occupent deux pages et les chambres à gaz dix àquinzelignes,cequis’appelleundétail10».

2006:lesoutienàDieudonné

Interviewé au Théâtre de la Main d’Or après le spectacle de l’humoriste Dieudonné, qui après avoircombattuLePen,ena fait leparraindesonfils,LePendéclareau journalistequi lui tendsonmicro :«

Page 120: Histoire Française

L’antisémitisme,çapeutêtredrôle11.»

2008:le«détail»tertio

Le4avril2008,dansunentretienparudanslemagazineBretons,LePendéclare,toujoursàproposdescampsdeconcentration:«Jenemesenspasobligéd’adhéreràcettevision-là.Jeconstatequ’àAuschwitzilyavait l’usine IGFarben,qu’ilyavait80000ouvriersquiy travaillaient.Àmaconnaissance, ceux-làn’ontpasétégazésentoutcas.Nibrûlés.»

Le Pen affirme cependant dans un bref communiqué qu’il avait « interdit expressément par lettrerecommandéeilyadéjàquinzejoursaumagazineBretonsdepubliercetentretien».

2011:lecongrèsdeTours

EnreportageaucongrèsduFrontnational,le16janvier2011,lejournalisteMichaëlSzamess’introduitàlasoiréedansanteinterditeàlapresse.Leserviced’ordreduFrontnationall’expulsesansménagementetlejournalisteauraitaccusélesfrontistesd’avoirétévirulentsdufaitdesesorigines.Lelendemain,peuavantl’interventiondesafilleMarineintroniséenouvelleprésidenteduFrontnational,Jean-MarieLePendéclarequelejournalisteavaitétésimplementexpulsé,etnonfrappécommeill’adéclaré,etilréfutelefaitqu’ill’aitétéparcequ’ilétaitjuif:«Çanesevoyaitnisursacartedepresse,nisursonnez,sij’osedire.»

2012:lavalsedeVienne

En janvier 2012, la présence de la candidate à l’élection présidentielle Marine Le Pen à une soiréedansante organisée à Vienne par des organisations étudiantes proches de l’extrême droite provoque lecommentairesuivantdeJean-MarieLePen:«J’aimoi-mêmeassistéàcettemagnifiquemanifestationquiretrace d’ailleurs le Vienne du XIXe siècle. C’est Strauss, sans Kahn si vous voulez », lâche le leaderd’extrêmedroitesurFrance312.Quelquesjoursplustard,LePenfaisaitdenouveauscandale,aurisque,unefoisencore,d’annihilerlacampagnedesafilleetsatentativededédiabolisation.Intervenantdevanttouslesjournalistes de la place, il conclut son propos en lisant un poème de l’écrivain collaborationnisteRobertBrasillach,«L’enfanthonneur13».Cen’estpas lapremièrefoisqu’il récitecepoème:en1984, il le litdanslasalledeséjourdesamaisondeLaTrinité,devantPatrickBuisson,quiréaliseàl’époqueunportrait-documentaireàsagloire14.

La listequenousvenonsde rappeler adequoi laisserperplexe.Si ellemarqueunecertainecontinuité

danslavolontédechoquer,onpeutcependantnoterquelessailliesduchefduFrontnationalsontsouventespacéespardelonguesannéesd’«abstinence»etsesituentsurdesregistresdifférents:

— celui du jeu demots à caractère scabreux : «Durafour crématoire », « Strauss sansKahn ».NoussavonsdepuisFreudquelemotd’espritpeutrevêtirdesformesextrêmementagressives15;

—celuidu révisionnismeet/oudunégationnisme :àcette thématiquese rattachent ses sorties sur le«détail»etsurl’usineIGFarben«sanschambresàgaz16»;

—celuidel’antisémitismefrançaisdesannées1930,quirappellelarhétoriqueduDrumontdeLaFrancejuive : la dénonciation des journalistes juifs ou supposés l’être, l’interpellation de Lionel Stoléru, lastigmatisationd’uneInternationalejuiveetmêmelanoted’humoursurlefaitque«lejournalistejuifnesereconnaîtpasàsonnez»relèventdeceregistre;

—celuidelaprovocationgratuite:lasortiedeLePenaprèslespectacledeDieudonné.Le catalogue de ces saillies lepénistes est hétérogène. Jean-Marie Le Pen instrumentalise un certain

antisémitismeàdesfinsdiversesetparfoispeutransparentes.Ilpeuts’agireneffet,commecertainsl’ontécrit,defairesigneàcertainesfrangesdel’extrêmedroite.Plusrécemment,onapuavoirl’impressionqueLe Pen cherchait à freiner la « dédiabolisation » de sa fille, phénomène qui lui est sans doute peusympathiquecar,outrequ’ilapparaîtcommeundésaveu,ilsouligne,encreux,cequ’ilalui-mêmeentreprismaisn’apasréussi.

Quel senspeuventdonc revêtir toutescesdéclarationsdeLePen?C’est icique l’histoirede l’hommeJean-MarieLePenpeutnous renseignersur legenredepréjugéqu’ilparaîtadopteret le typede relationqu’ilentretientaveclacommunautéjuive.

Sonenfancenel’aconfronténiàdespersonnesd’originejuive,niàlaquestiondujudaïsme.Iln’yapasde famille juive à La Trinité 17, et sa scolarité chez les jésuites ne lui laissait que peu de chances d’enrencontrer18. Dans ces départements de Bretagne, les Juifs peuvent être considérés comme étrangers au

Page 121: Histoire Française

pays,cequinelesempêchepasforcémentd’yêtrebienaccueillis.Onn’estpassiloindeBarrès–«Pournous, la patrie, c’est le sol et les ancêtres, la terre et lesmorts. Pour eux [les Juifs] c’est l’endroit où ilstrouventleplusgrandintérêt19.»

LePennerencontrepourlapremièrefoisunJuifqu’ens’installantàParis,peuaprèslaLibération.Enl’occurrence il s’agit de Gérard Silvain, un condisciple du lycée de Saint-Germain-en-Laye. Lequel n’ajamais soupçonné le moindre préjugé antisémite chez lui avant l’affaire du « détail », qui, elle, l’aconsidérablementchoqué20.Peuaprèssonarrivéedanslacapitale,LePenrencontreunejeunefillejuiveenlapersonnedeReineBouchara21aveclaquelleilnoueuneamitiédurable.Ilnesemblepasnonplusqu’àcetteépoque,seslecturesdejeunehommesesoientportéesversdesouvragesàcaractèreantisémite.LePenn’est pasunmaurrassiendoctrinalmême si certainsde sesproposparaissent inspiréspar le fondateurdel’Actionfrançaise.

La sortie de Le Pen surMendès est significative.Dans lesmilieuxmilitaires et colonialistes,Mendèssymbolise effectivement l’abandonde l’Empire.De là à le soupçonner d’être traître à laFrance, il n’y aqu’unpasquel’extrêmedroitede l’époquen’hésitepasàfranchir.Lecontextes’yprêteetLePenestundéputépoujadiste.Dès1954,PierrePoujadeaapostrophéleprésidentduConseilencestermes:«Sivousaviez une goutte de sang gaulois dans les veines, vous n’auriez jamais osé, vous, représentant de notreFrance,producteurmondialdevinsetchampagne,vousfaireservirdulaitdansuneréceptioninternationale.C’est unegifle,monsieurMendès, que toutFrançais a reçue ce jour-là,même s’il n’est pas ivrogne. [...]Faitesdoncvotrevaliseetfichezlecamp!LepeupledeFrancenevousapasdemandédevenir...Ilnevousretientpas22!»

En regard de ce genre d’intervention, on comprend que Jean-Marie Le Pen ait trouvé profondémentinjusted’êtredénoncécommeantisémitequand la carrièredePierrePoujaden’apasété inquiétéepar cetyped’accusation...

Le rejet de Mendès s’accompagne en même temps, dans l’itinéraire du jeune Le Pen, d’une grandeadmiration pour Israël. On se souvient qu’en 1956, le député Le Pen, engagé pour l’Algérie, se trouveembarquédans l’expéditiondeSuez.Arrivésurplace, laguerreestdéjà terminéeavantqu’iln’ait tiréunseulcoupdefusil.Commelesautresmilitaires,ilestfurieuxdelafaiblessedesdirigeantspolitiquesfrançaisquireculentenTunisie,enIndochineetàprésentenÉgypte.Àquelquescentainesdemètresducampementfrançais,l’arméeisraéliennesusciteplusquedurespect.Àlapopote,uneidéeprendcorps:etsilerégimentdésertait collectivementpour rejoindreTsahal?Pourcesofficiers«droitistes», l’armée israélienneest àl’avant-garde de la lutte contre le communisme. L’un des compagnons d’armes de Le Pen a raconté cetépisodequenousavonsdéjàévoquéplushaut23:«Onenvisageaitvraimentdedéserter.NotrechefLouisMartinétaitunbaroudeur,quin’avaitpaspeurdessituationsextrêmes.NousavionslemêmeennemiquelesIsraéliens, une totale imbrication avec eux. Connivence militaire, connivence politique, connivenceaffective.»Bien sûr, le ralliementàTsahal restede l’ordredu fantasme (onvoitmal l’armée israélienneaccueillir ainsi des militaires français...). Mais il témoigne d’un respect et même d’une attraction pourl’aventure sionistequivont être sensibles jusqu’à laguerredesSix Joursdans lapressed’extrêmedroitefrançaise24.

Etdefait,hormisl’affairedelaSERPaucundérapageàcaractèreantisémitenemarquelacarrièredeLePende1956à1985.GéraldPenciolelli leconfirme :« Je l’aiconnuprosionistecomme tous lesgensdel’Algériefrançaise,etnotammentFrançoisBrigneauàl’époque25.»

LePentient-ilcependantdesproposantisémitesenprivédurantcestrenteannéesd’«abstinence»sil’onpeutdire?Lefaitaétérapportéàplusieursreprises.En1988,alorsqu’ellen’avaitjamaisencoreévoquélesujetdepuissondépartdeMontretouten1984,PierretteLalannepublieune interviewchocdansGlobe àquelquessemainesdel’électionprésidentiellede198826.Unpassageestconsacréauthème«LePenetlesJuifs»:

Globe:«Enprivé,LePenmanifestait-iluncomportementantisémite?»PierretteLePen :«Oui,bien sûr. Ilparlait souventdes Juifs en lesappelant les“youbards”. Ilparlait

plutôtavecvéhémence,avecunecertainefascinationaussi,etpuisavecdegrandsrires.Ildisaitparexemple:“Hitlerétaitunconavecseschambresàgaz.Ilaloupésoncoup.Moi,pourlesJuifs,j’auraisutilisédesconcasseursgéants.Ç’aurait étéplus rapide,plusdéfinitif.”»Ànoterquecettedéclarationcorrobore lesmêmesexpressions–«youbards»,«machineàconcasserlesJuifs»–quecelleprêtéeparJean-MauriceDemarquet à Jean-Marie Le Pen. Pour autant, ces deux intimes de Le Pen ont-ils dit la vérité et à quelmoment?D’uncôté,lemêmerécitprovenantdepersonnesdifférentesetcitantlesmêmesexpressions,lescrédibilise.LetémoignagedeDemarquet,longtempsamiprochedeLePenmaisdéçudenepasfigurersurlalistedeseuropéennesde1984,estcependantsujetàcaution.Aujourd’huirevenuehabiteràMontretout,PierretteLalanneassurequ’elleauraitinventén’importequoipournuireàLePenàcemoment-là.

Selon un autre témoignage d’une personne qui a fréquenté la famille durant les années 1970, Le Pen

Page 122: Histoire Française

pouvaitselaisseralleràcegenredevitupération,maisuniquementaprèsavoirbu,cequiluiarrivaitassezsouvent.

Le15avril1988,PierretteLePenetsonnouveaucompagnonJeanMarcillysontinterviewésparThierryArdissondansl’émission«Bainsdeminuit27»,enprésencedeGeorges-MarcBenamou,lepatrondeGlobequi vient de publier l’interview choc de celle qui est toujours l’épouse de Jean-Marie Le Pen. Les deuxaffirmentquelaphrasedeLePen–«lamachineàconcasserlesJuifs»–estextraitedulivreàparaître.Oril n’en est rien.Dans lemanuscrit de ce livre, que nous nous sommes procurésmais qui n’a jamais étépublié,PierretteLePenavouenepassavoir,aprèsvingt-cinqansdeviecommune,siJean-MarieLePenestou non raciste et antisémite... Prudence de l’éditeur ? Craintes de l’auteur ?Apparemment non, puisquePierrette Le Pen n’hésite pas à traiter Le Pen d’antisémite dans lemensuelGlobe et à la télévision. Enréalité, la piste des propos privés rapportés est une impasse pour l’historien : la vérification s’avèreimpossibleetcequicompted’abordn’estpasdesonderlecœuretlesreinsd’unepersonnepoursavoirsicelle-ciestantisémitemaisdevoirenquoisesactesetdoncsaparolepubliqueontjouéounonunrôledansledéveloppementdecetantisémitismeréelouprésumé.

Reprenons donc le parcours de l’intéressé.LeMenhir renoue avec les saillies douteuses aumilieu desannées1980,etsurtoutaprès l’affairedu«détail».Ouplutôtaprès l’électionprésidentielledemai1988.C’est ensuite qu’il profère de façon régulière des expressions antisémites : le jeu de mots « Durafourcrématoire»,lamentiond’une«Internationalejuive»,lesnouvellesmentionsdu«détail»,l’amitiéavecDieudonné,etc.Quantàl’interpellationdeLionelStoléru,onnepeutques’étonnerqu’ellen’aitpassuscitédavantagedecommentaires.Certes,sil’ons’entientauseulverbatim,LePenaledroitdes’enprendreàunhommepolitique,s’ilcroitsavoirqu’ilauneresponsabilitéministériellesansavoirrenoncéàunedeuxièmenationalité. La question de la double nationalité fait partie du débat démocratique.Mais les termes danslesquels il interpelle Stoléru ainsi que sa virulence, trahissent autre chose : Le Pen fait allusion, sans lanommer, à la fameuse « double allégeance », l’un des thèmes favoris de l’extrême droite entre les deuxguerres, laquelle soupçonnait enpermanence les juifsd’être rattachésau«partide l’étranger»ouà« lafinance internationale », thèmes auxquels, dans l’expression de Le Pen, Israël aurait été simplementsubstituée.IlreprendainsilastratégiedelasuspicionbienconnuedesJuifsfrançaisdanslesannées1930.

Deuxansplustard,LePenprenduntournantdécisifens’opposantàlaguerred’Irak28.IltourneledosàsonsoutientraditionnelàIsraëlcommeavant-gardedelaluttecontrelecommunisme.EtilheurtedepleinfouetplusieursresponsablesduFrontnational lesquelsn’imaginaientguèreque lesoutienauxÉtats-Unis,jusque-làenvigueurauFrontnational,etlalutteintransigeantecontrel’immigrationenFrancepourraientunjours’accommoderd’unsoutienàSaddamHussein.AubureaupolitiqueduFrontnationalquiseréunitaudébutduconflit,CharlesdeChambrunetJean-ClaudeMartinezsontlesseulsàapprouversaposition29.

Onnoteraqueceviragecoïncideaveclacascaded’ennuisjudiciairesquelesdérapagesdu«détail»etde«Durafourcrématoire»ontprovoqués:le23mai,Jean-MarieLePenestcondamnéunepremièrefoispouravoirréduit legénocidejuifàunsimple«détaildel’histoiredelaDeuxièmeGuerremondiale30».Le8octobre,ildoitfairefaceàunedemandedelevéedesonimmunitéparlementaireauParlementeuropéen.

Àpartirdecemoment, lavisiondumondedeLePen,sa«politiqueétrangère»,si l’onveut, interfèreavec sa position à l’égard des Juifs. Il ne s’agit pas d’un rejet racial ou idéologique, mais d’une luttepolitiquequidésormaisfaitcoïnciderlecombatcontrelesintérêtsd’unepuissanceétrangèreappuyéeparlesÉtats-Unis–Israël–etceluiengagécontrelesgroupesdeladiaspora,le«lobbyjuif»,selonlaformuledecertainsdesamisdeLePen.Cetteformule,onl’entendraaussidanslabouchedeFrançoisMitterrandlorsdesonentretienavecJeand’Ormesson,peuavantdequitterl’Élyséele17mai1995.Iln’estpasanodinqueceviragediplomatiqueà180degrés,quimettradutempsà«passer»auseinduFrontnational,s’opèrepeuaprèslachuteducommunisme.

LachuteduMurrendcaducl’ennemiprincipal,lacibleprioritairedeLePenentrelafindesannées1940et la findesannées1980.La failliteducommunismeréduitànéant toutes lesprédictionscataclysmiquesconcernantladéfaiteprobabledel’Occidentdevantlesmenéescommunistesdanslespaysdutiers-monde.Ellemenace,ensomme,dechômagetechniqueceuxquiontconstruitleurcarrièreouleurparcourspolitiqueens’adossantexclusivementàlaluttecontrele«périlrouge».LesÉtats-Unisnesontplusl’alliéqu’ilfautsoutenircontrelesmenéessubversivesplusoumoinslarvéesdel’URSS.Israëln’estpluslebrasarmédel’OccidentcontrelesalliésdeMoscouauProche-Orient.Brusquement,l’enneminuméroundeLePens’estévanoui.

Avecuneremarquableplasticité,lechefduFrontnationalopèreunchangementdeparadigmequipasseassezinaperçu31–lefaitn’estguèrecohérent,ilestvrai,pourlesantifascistesquiletiennentpourunracisteantiarabe–,etiln’estmêmepassûrqueLePenlui-mêmeaitvraimentprisconsciencedecequ’ilétaitentrain de faire. La chute du communisme ne lui procure aucun vertige idéologique, elle ne lui apparaîtnullement comme unemenace pour son courant politique,mais comme une bonté de la Providence. Lecommunisme réel est en voie d’anéantissement,mais le communisme comme idéologie a laissé bien des

Page 123: Histoire Française

tracesdanslasociétéetlaculture,tracesqu’ilconvientàsesyeuxdecombattreetmêmedetraquer.Cechangementdepiedquil’amènedumêmecoupàsedétacherd’Israëlnel’empêchecependantpasde

tenterderenoueraveclacommunautéjuive,surtoutaulendemaindel’affairedeCarpentras.Endécembre1991,LePenfaittraduiresonaffichedecampagne–«LePen,vite!»–enhébreuetlafaitplacardersurlesmursdeParis.Troismoisplustard,ildonneunlongentretienauquotidienisraélienYediotAharonot,danslequelilrécusetoutantisémitisme,arguantques’ilyadesantisémitesauFrontnational,ilyenaaussidanstoutes lesautresformationspolitiques.«Siquelqu’unhurle“MortauxJuifs”dansundenoscongrès, lesresponsablesduserviced’ordrelejettentimmédiatementdehors32.»Bienplustard,en2004,ilsemblequ’ilait pu rencontrer de façon relativement discrète – le déjeuner se serait passé au Fouquet’s – quelquespersonnalités juives. Organisé par Jean-Michel Dubois, introduit auprès de certains chefs d’entreprise ethommedeconfiancedeJean-MarieLePen,cedéjeunerauraitviséàréconcilierLePenavecunepartiedelacommunautéjuive33.

SiLePenestpeut-êtremoins«obsédé»parlesJuifsqu’onneleditouqu’illelaisselui-mêmeparaître,iln’a pas hésité cependant à s’entourer de personnalités qui ont manifesté une belle constance dans cedomaine.PierreBousquet,ancienmembredeladivisionSSCharlemagne,l’accompagnedanssatraverséedudésertensiégeantaubureaupolitiqueduFNpuisenétantsontrésorierjusqu’en198134.FrançoisDuprataréinventéunantisémitismearticuléauxthèsesnégationnistes:legénocidedelaSecondeGuerremondialeseraituneinventiondesJuifsquileurauraitpermisdebâtirunÉtat,Israël,lequelcommettraitun«vrai»génocideenbénéficiantdesonstatutdevictimedel’histoire35.Aprèsavoirmilitéàl’extrêmegauchedurantsajeunesse36,RolandGaucheraété,lui,unauthentiquecollaborateur,entantqueresponsabledesJeunessesnationalespopulairesdeMarcelDéatsousl’Occupation.VictorBarthélemyaeulemêmegenred’itinéraire,enpassantduPCF,auquelilaadhéréen1925,etdel’InternationalecommunisteaupartifascistedeDoriotqu’il a rejoint en 1936. Il s’engagera dans la Légion des volontaires français (LVF) durant la guerre.FrançoisBrigneaualuiaussicommencésonitinérairepolitiqueàgaucheavantderejoindrelesrangsdelacollaboration.IlatiréunecertainefiertédesonengagementdanslaMiliceaulendemainduDébarquement.Ildevientjournalisteetromancieraprèslaguerretoutens’engageantdansl’extrêmedroite:auxcôtésdeTixier-Vignancouren1965,puisd’OrdrenouveauetduPFNdans lesannées1970,avantde rejoindre leFrontnational,viaNational-Hebdodanslesannées1980.AprèsavoirdéfenduIsraëlvingtansauparavant,François Brigneau a pourfendu régulièrement le « lobby juif et Israël ». Il a été condamné pour écritsantisémitesàdenombreusesreprises.RobertFaurissonétaitprésentàsonenterrement, le12avril2012àSaint-Cloud 37. On pourrait également citer le cas de Jean Madiran, figure des milieux catholiquesintégristes,anciensecrétairepersonneldeCharlesMaurrasetfondateurdePrésent.IlfautencoreciterLéonDegrelle et LéonGaultier tous deux collaborationnistes déclarés, le premier enBelgique et le second enFrance.

LePenatoujoursjustifiésatolérancedecesantisémitesavérésparl’optionpolitiquedelaréconciliation,celle-làmêmeinvoquéeparlegénéraldeGaullepourmettrefinàl’épuration,mêmesilesdeuxhommesontdesfaçonstoutesdifférentesdel’envisager.CecomportementfaitsongeràlafameusephrasedeBernanosdansunarticlepubliéenmai1944:«Ilyaunequestionjuive.Cen’estpasmoiquiledis,cesontlesfaitsquileprouvent.Qu’aprèsdeuxmillénaireslesentimentracisteetnationalistejuifsoitsiévidentpourtoutlemondequepersonnen’aitparutrouverextraordinairequ’en1918lesAlliésaientsongéàleurrestituerunepatrienedémontre-t-ilpasassezquelaprisedeJérusalemparTitusetladispersiondesvaincusn’apasrégléleproblème?Ceuxquiparlentainsisefont traiterd’antisémites.Cemotmefaitdeplusenplushorreur,Hitler l’a déshonoré à jamais38. » L’antijudaïsme préhitlérien en France est catholique (contre le peupledéicide)etanticapitalisteàgauche.Onpeutpenserqu’ilalaisséunetracedanslamentalitédeJean-MarieLePen. Ilconvientcependantdesoulignerque laprésenced’ancienscollaborateursdans les instancesduFrontnationals’esttoujoursaccompagnéedecelled’anciensrésistants,commed’ailleurscefutaussilecasdans les rangs de l’OAS. L’idée de réconciliation est d’ailleurs ce qui a toujours convaincu un ancienrésistantcommeRogerHoleindrederesterfidèleàJean-MarieLePen:«Pourmoi,s’engagersurlefrontdel’Estcontrel’arméeRougen’apaslemêmesensquedefairepartiedesmilicesenFrance39.»

Maiscechoixest-ilréellementinspiréparledésirderassemblerlesvainqueursetlesvaincusdel’histoireoubienplutôtparlanécessité,plustriviale,derassemblertoutlespectredel’extrêmedroite,unemissionqueJean-MarieLePenaparfaitementréussieaudemeurant?Surcepointlaplupartdesanalysteslespluspointusd’extrêmedroitelereconnaissent:deNicolasTandler40àEmmanuelRatierenpassantparRogerHoleindre,tousaffirmentque,malgrésonpeudepenchantpourladiplomatie,Jean-MarieLePenasucréerune alchimie permettant d’unifier un ensemble de forces disparates et spontanément hostiles entre elles :païens, catholiques traditionalistes, nationaux-révolutionnaires, royalistes, anciens de l’Algérie française.Certainsanalystes,commeJean-YvesCamusetd’autres,enontdéduitqueLePenaété,enquelquesorte,l’otagedelafractionlaplusdureet laplusportéevers l’antisémitisme,etquec’estcettesituationqui l’a

Page 124: Histoire Française

pousséà la fautedu«détail», laquelleseraitdoncvolontairedesapart.L’hypothèseabeaucoupséduit,notammentceuxpourlesquelsilexistetoujoursenFranceunantisémitismelatentmaispuissant.Outrequecetteanalysenepermetpasd’expliquer tous leseffortseffectuésparLePenpourse faireaccepterpar lacommunautéjuive,peuavantlescandalequ’ilaprovoqué,elleestaussicontrediteparsestentatives,depuislapercéeduFrontnational,d’écarteroudemarginalisersesamisquisontmarquésàcetégard.Dès1978,ledestinavaitécartédesoncheminFrançoisDuprat.Puis,touràtour,deshommescommeLéonGaultierouRoland Gaucher disparaissent du paysage frontiste. Bref, tout en maintenant l’indispensable unité del’extrêmedroiteetens’efforçantd’évitertoutescission,LePendonnelaprioritéàlaquêted’uneformederespectabilité.Cetteinflexionn’apaséchappéàMichelSchneider,unhommequiseréclamedesnationaux-révolutionnaires : « C’est bien en 1984 qu’intervient une mutation du langage lepéniste, du discourstraditionnel de l’extrême droite pétainiste à celui de la “droite nationale” à prétentions républicaines etmodernistes41.»

Maisunefois l’affairedu«détail»survenu,LePensereplieeneffetsursonprécarré,etsafaçondemultiplierlesprovocationsentoutgenresurlaSecondeGuerremondialeoulesJuifsluipermetdeconforterson leadership sur l’extrême droite française.On comprend alors pourquoi il se « lâche » à nouveau, laprovocationpurel’emportantd’ailleursleplussouventsurtouteformedepréjugéaffiché.SileJuifcommeindividun’estjamaisstigmatisédanssondiscours,lacommunautéjuive,dèslorsqu’elleagitous’exprimede façon collective, est rejetée comme « antifrançaise ». Le Juif tout seul est aimable (et d’ailleurs, ditparfoisLePen, il y en a auFront national, ce qui est vrai),mais le « lobby juif » est haïssable.LePensembleicirejoindrelafameusedéclarationdeFrançoisJosephdeClermont-Tonnerre,premierdéputédelanoblesseéluàl’Assembléede1789:«IlfauttoutrefuserauxJuifscommenationettoutaccorderauxJuifscommeindividus.»

LePenleditparfoissansdétour:«LesélecteursduFNn’étaientpasantisémites,déclare-t-ilàOlivierGuland.Maisilsonttendanceàledevenir,entreautresparcequ’onleurrépèteàlongueurdejournéequ’ilssontantisémites42!»

Curieusement, cette défiance à l’égard des Juifs en tant que communauté organisée sembleorthogonalement opposée à l’antisémitisme politique traditionnel, tel que le décrit Léon Poliakov et lecommentePierre-AndréTaguieff:«Car,etc’estlàl’undespostulatsdel’antisémitismepolitiquemodernecommemouvement antiémancipation, la première condition imaginée de la puissance effective des Juifsdevenuscitoyens, c’est leur capacitédenepasêtre reconnuscomme tels.L’invisibilité supposéedu Juif,devenucitoyendetelleoutellenation,inquièteleursennemisdéclarés.LaressemblancecroissantedesJuifsn’estpasperçuecommeunindiced’assimilation,maiscommelapreuved’uneruse,miseenœuvreparunestratégiedecamouflage.Poliakovnotequ’auXIXesiècle,“avec[...]lesprogrèsdel’assimilation,lethèmedelanocivitéparticulièreduJuifinvisibledevintunargumentdechoixpourlesantisémitesmilitants43.»

Lesantisémitesd’antanexigeaientdesJuifsqu’ilsrestentidentifiablesetnesemélangentpoint.LePen,en bon assimilationniste, semble au contraire souhaiter qu’ils se confondent avec les autres citoyens. Ildévelopped’ailleurslemêmepointdevueconcernantlesArabesdeFrance.

Puis, dans les années 1990, Jean-Marie Le Pen se rapproche de l’antisionisme radical, qui confine àl’antisémitismechezdeshommescommeAlainSoralouDieudonné.PourAlainFinkielkraut,«LePenétaitbarrésien et maurrassien. Avec Dieudonné, c’est comme s’il voulait prendre contact avec la nouvellejudéophobie44.»

De son côté, Pierre-André Taguieff considère que si Jean-Marie Le Pen n’est pas un antisémiteidéologique ni obsessionnel, il a construit une rhétorique singulière destinée à donner quelques gages àl’extrêmedroitepétainistetoutencontournantunarsenaljuridiquedevenutrèsrigoureuxsurlesujetdepuislaloiGayssot45.Pourlui,certainsargumentsutilisésparLePenrelèvedecet«antisémitismepolitique»quivisaitle«Juifd’État»avantlaSecondeGuerremondiale.Simplement,cedernierestremplacé,danslabouchedeLePen,parle«Juifdemédia46».

Pour Pierre-André Taguieff, Le Pen ruse en se plaçant au centre d’un conflit opposant antisémites etphilosémites. Il récuse tout antisémitismemais dénonce un philosémitisme qui octroierait des privilègesindus aux Juifs. Il dénonce ainsi une « protection » supérieure accordée aux Juifs qui, par une sorte deboomerang,pourraitfaireémergerunantisémitismejustifiéparlesditsprivilèges:«JeconsidèrelesJuifscommedescitoyenscommelesautres,maispascommedescitoyenssupérieurementprotégés.IlsnelesontpasplusquenelesontlesBretonsoud’autres,etonfiniraitparcroire,monsieurServan-Schreiber,qu’ilenest ainsi et qu’il y aurait en quelque sorte deux catégories de Français dont certains seraient légalementmieuxprotégésquelesautres.Certainslepensentaussipourlesétrangers47.»Defait,selonledécryptagedeTaguieff,LePendénonce le racismeantifrançais comme le seul existant réellement, ainsi qu’il l’écritd’ailleursdansl’undesesouvrages48.

Conclusion de cette « ruse » lepéniste : les nationaux seraient les « vrais Juifs » d’aujourd’hui, les

Page 125: Histoire Française

victimes d’une revanche que les Juifs auraient prise sur l’histoire de la Seconde Guerre mondiale. Cetargumentaire ressemble à celui utilisé par François Duprat et tous les antisionistes d’extrême droite. Lemêmerenversementdénonçantlavictimequideviendraitbourreauestaucœurdesanalysessurgiesaprèslesrépercussionsdel’IntifadaenPalestineetquiontessaimédanslesbanlieuesfrançaises.

DanssonpetitouvrageAunomde l’Autre,AlainFinkielkraut cite ainsi la journaliste italienneBarbaraSpinelli:«Sureux–lesJuifs–ledevoirdemémoireetderéparationnetrouvepaslamoindreprise.Fortsd’être lesurmoiduVieuxContinent, ilsenoublientd’avoirunsurmoi.Gavésd’excuses, ilsnesesententaucuneobligation49.»Ainsiunenouvellerhétoriqueremplacerait,danscetéternelconflitentrelesJuifsetlesautres,les«nationaux»de«laterreetdesmorts»,devenussurannés,parcesdamnésdelaterrequeseraient les Palestiniens et les p’tits gars de banlieue qui s’en montrent solidaires. En somme, unantisémitismed’originemusulmaneremplaceainsiunantisémitismefrançaisenphasedescendante.

LePenest-il,auboutducompte,antisémiteet,sioui,quelgenred’antisémitismeseraitlesien?Sonrôledansleretourdespréjugésantisémitesestprobablementmineur.Lahaineantijuives’exprimeaujourd’huiessentiellementàtraversleconflitisraélo-palestinien.C’estd’ailleurscequ’abiencomprislenationalismerévolutionnaire, l’une des composantes, très minoritaires, du Front national. Le Pen a pu donnerl’impression,àcertainsmoments,dereprendrecetteantienne,notammentlorsqu’ilamanifestésonsoutienàDieudonné.

SurlesJuifsetl’antisémitisme,contrairementàcequel’oncroit,LePenaétéenréalitéd’unecertaineinconstance:enquelquesorte,onpourraitdiredeluiqu’ilaétéun«intermittentduspectacleantisémite»,alternantde longuespériodesd’«abstinence»avecdesséquencesdeprovocationsen rafales.Sa relationauxJuifsesterratique.Ellevarieselonlesvicissitudesdesonitinéraire.OnpeutpenserqueLePenétait,aumilieu des années 1980, tout à fait disposé à abandonner toute référence à l’antisémitisme ou aux Juifs.L’affaire du « détail » et son incapacité à reconnaître l’inanité de son propos ou à s’en excuser l’ontprobablement conduit à écouter davantage certains de ses amis « théoriciens » de l’antisémitismeoudescomplotsjudéo-maçonniques,quitte,parfois,àreprendreleursargumentssansserevendiquerdeleursidées.L’antisémitisme comme le négationnisme ne l’intéressent que pour autant qu’ils peuvent, à certainsmomentsbienprécis,luipermettredeluiralliercertainesfrangesdel’extrêmedroiteetplusencoredeluifourniruneexplication«clésenmain»de sespropreséchecs.Meurtripar l’affairedu«détail»dont ilpressentaitqu’elle risquaitde l’empêcherdeparveniraupouvoir,LePenaprêtéuneoreillecomplaisanteauxhypothèseslesplusfarfeluesdesonentourage,notammentcelleattribuantauCRIFouauB’naiBrithlacampagne de presse déclenchée contre lui à cette occasion. Puis, ces « explications » à caractère «complotiste»sesontatténuées.

Enfin, lapartde laprovocation, ledésir impérieuxdechoquersontomniprésentschezsonpersonnage.Depuissonplusjeuneâge,LePenvitenguerrecontrelesidéesdominantesetlesgensbieninstallésquilesdéfendent. Après le scandale du « détail », il va prendre goût à ses propres provocations, qui génèrentchaque foisdesvaguesmédiatiques lemettant endemeuredeprouver, aux siens et à lui-même,qu’il esttoujours le Menhir, celui qui ne cède pas un pouce de terrain. Il a d’une certaine façon rejoint avecdélectation ces « vaincus de l’histoire » dont il a toujours voulu se faire l’avocat sans jamais, toutefois,rejoindre totalement leur cause : collaborationnistes « persécutés » après guerre, partisans de l’Algériefrançaise, révisionnistes, derniers soutiens du régimedeSaddamHussein, jusqu’auxpartisansdeLaurentGbagbooudeBacharel-Assad,plusrécemment.Durantlapériodequiasuivil’affairedu«détail»,selonuntémoignagedeJean-PierreGendron50,LouisPauwels,quil’interviewaitpourLeFigaroMagazine, luiauraitfait laréflexionsuivanteaprèsavoiréteintlemicro:«Jean-Marie,ilfautsavoirmettreungenouàterre.LesIsraélitessonttrèsimportantsdanslesmédias.J’aivécuçaavecLeMatindesmagiciens51. Onm’avaitfaitunprocèsensorcellerie,j’aidûmettreungenouàterre.“Jenemetsungenouàterrequedevantlatombedemesparents,lacroixduChristetledrapeaunational”,luiauraitréponduLePen».Voilà,aufond,lalimiteextrêmedupersonnage,sonincapacitéàcomprendreenprofondeuruneautrehistoirequelasienneetcequ’elleexigedelui-même.

LacarrièrepolitiquedeLePena sansdouteétébloquéepar sesprovocationsà l’endroitdes Juifs.Cen’estsansdoutepassonantisémitismeàgéométrievariablequil’aempêchédedépassercesscandales,maisbienuneformedevanitéquiemprisonnesapersonnalité.

Durantcetteenquête,plusd’unevingtainedepersonnesnousontassuréquepourleurpartilsn’avaientjamaisdécelélemoindresigned’antisémitismechezLePen,certainsavecbeaucoupdeconviction,commePierreWeill,lefondateurdelaSofres:«MêmedanslespiresmomentsjemesuistoujoursditqueLePenn’étaitpasantisémite.»

Le documentariste Serge Moati a éprouvé un trouble, qu’il nous a expliqué longuement : « J’avaisrencontréLePen lors demon émission sur la haine antisémite. J’ai rencontré plein d’antisémites partoutdanslemondemacaméraàl’épauleenleurdemandant:“Jem’appelleSergeMoati,jesuisjuifetjeveuxcomprendrepourquoivousmehaïssez?”Ilm’aparlé,jemesuissentimalàl’aise.Avecluiils’étaitpassé

Page 126: Histoire Française

undrôledetruc.Jenetenaispasenéquilibre.Ilyavaitunmalaise.Çam’atravailléetjemesuisdit:jenesens pas la même chose qu’avec les autres. Je ne le percevais pas comme antisémite. C’était aprèsCarpentras.Quelquechoseenmoim’afaitpenser:cen’estpascequ’oncroit.Iln’yapasplushabilequelesJuifspourpercevoirl’antisémitisme.Or,là,jeneleressentaispas52.»

Plustard,GérardSilvainnousexpliqueral’aisanceaveclaquelleLePenpouvaitapprécieruneambiancejuive:«Danslesannées1960,ilétaitfamilierdedéjeunerschampêtresàChatouchezmonpère.Ilestvenuaumariagedemabelle-sœuren1971. Ilportaitunekippa. Ilamêmeétéportésurunechaise. Ilaété ledernierinvitéàpartir53.»

Biensûr,onnesauraitêtreasseznaïfaupointd’oublierqu’unantisémitismefoncierpeutparfaitements’accompagnerd’unecourtoisieetdesmeilleuresattentionsenversunjuifenparticulier.QuandilreçoitunjournalistenomméPhilippeCohen,Jean-MarieLePensaitsansdoutequecen’étaitpaslemomentdediren’importequoioudese laisseraller sur le sujet.Maisàaucunmomentnous l’avonssenti se forcerpourévitertoutéventuelnouveaudérapage.

1.Nousavonslaissédecôté,danscecorpus,lesprovocationsdeJean-MarieLePenconcernantlaSecondeGuerremondialeoul’Occupation,quineconcernaientpaslesJuifsentantquetels.2.Cesaccordsconcernentl’Indochine.3.Enréalité,Jean-FrançoisKahnn’estpasjuif,mêmes’ilnel’ajamaisditàceuxquil’attaquaientpoursessupposéesorigines.4.Iln’yapaseudeprocédurepourcemotd’espritdouteux.

5.Jean-MarieLePen,condamnéen1reinstanceà10000francsd’amende,aétéacquittéparlacourd’appeldeVersaillesle3juillet1991.Lejugementestcasséle20octobre1991etLePenestànouveaucondamnéà10000francsd’amendeparlacourd’appeldeParis,le3juin1993,pour«injurepublique»–lamiseenexamenpourantisémitismeestapparuedélicatesurunplanjuridique–àlasuited’uneplaintedéclenchéeparPierreArpaillange,alorsministredelaJustice.Jean-MarieLePenaperdusonimmunitédedéputéeuropéenpourcetteaffaireen1989.6.LeMondedu10novembre1988.7.Entretiendu28septembre2010.8.LeMondedu12août1989.9.«LamachineCarpentras»,LeDébat.10.Ilestd’ailleursànouveaucondamnéparlajusticeà300000francsdeconsignation,pourdiffusiondujugementdansdesjournaux,àverserentreunfrancsymboliqueet5000francsdedommagesetintérêtsàonzeassociationsplaignantes,etàpayerleursfraisdejusticeparletribunaldegrande instancedeNanterrepour«banalisationdecrimescontre l’humanité,consentementà l’horrible».Peineconfirméeenappelpar letribunal.11.LeMondedu23décembre2006.12.L’Express.frdu29janvier2012.13.Àlasortiedelaréunion,Jean-MarieLePenaplaisantéavecquelquesjournalistes,toutfierdel’effetqu’ils’attendaitàproduire:«Alors,çavousaplu?Onagitelamuletaetvousfoncez,hein?»Lorsquenousluiavonsdemandés’iln’utilisaitpassalibertéaudétrimentdesafille,LePenarépondu:«JenemeconsidèrepasliéparlefaitqueBrasillachaétéfusillé.QuandleprésidentdelaRépubliqueditqueCélineestsonlivredechevet,personnen’ytrouverienàredire.Sicedernier avait été arrêté en 45, il aurait été flingué. Il ne faut pas confondre la personne et l’œuvre, la personne et son parcours politique, leparcourspolitiqueetletempsoùças’estpassé.SiBrasillachavaitétéjugétroisansaprès,ilauraiteutroisansavecsursis.Jenemepliepasàlapenséeunique,auxukases,auxinterdits.Jeparledetoutcedontj’aienvie.»(Entretiendu24février2012).14.L’AlbumLePen,op.cit.15.«Làoùlemotd’espritneconstituepasunefinensoi,c’est-à-dire làoùiln’estpas innocent, ilsemetauservicedetendances,dedeuxseulementau total, quipeuvent être elles-mêmesenvisagéesd’unpointdevueunique : il s’agit soitdumotd’esprithostile (celuiqui sert àcommettreuneagression,àfaireunesatire,àopposerunedéfense),soitdumotd’espritobscène(celuiquisertàdénuder)»,SigmundFreud,LeMotd’espritetsarelationavecl’inconscient,Gallimard,coll.«Folioessais»,p.188.16. En réalité, Jean-Marie Le Pen joue sur le fait qu’il y avait trois camps à Auschwitz : le camp de concentration ; Birkenau, le campd’extermination;etMonowitzoùsetrouvel’usined’IGFarben.17. Selon l’historienXavierDubois, « d’après les archives et d’après les témoignages des anciens sur place, pas de trace ni de souvenir depersonnesnidefamillesdeconfessionjuive,niàLaTrinité,niàCarnac.Toutefois,unhommequiétaitvenuseréfugieràCarnac,uncertainPaulParis,néen1886,aétéarrêtédanscettecommuneparlaGestapoenraisondesareligion,transféréàDrancy,puisdéportéle10février1944versAuschwitz,dontiln’estpasrevenu»(réponseécritedefévrier2011).18.Dans une interview donnée àOlivierGuland deTribune juive, rapportée dans son ouvrageLe Pen,Mégret et les Juifs. L’obsession ducomplotmondialiste(LaDécouverte,2000),LePenrapportequel’onacachédesJuifsdanslecollègedejésuitesoùilpoursuivaitdesétudes.19.Scènesetdoctrinesdunationalisme, tome1,Plon,1925,p.67,citéparPierre-AndréTaguieff,«L’invention racialistedu juif»,Raisonspolitiques,2002/1.20.Entretiendu21octobre2011.21.Voirlechapitre2,«LaCorpo».22.PierrePoujade,J’aichoisilecombat,Saint-Céré,Sociétégénéraledeséditionsetdespublications,1955.CitéparGillesBressonetChristianLionet,LePen,biographie,op.cit.,p.127.23.CitéparGillesBressonetChristianLionet,LePen,biographie,op.cit.,p.157.24. C’est ainsi que François Brigneau, par ailleurs auteur de plusieurs déclarations antisémites, a effectué pour l’hebdomadaireMinute desreportagestrèsélogieuxsurIsraël.25.Entretiendu28octobre2010.26.Globe,avril1988:«Pierrettebalancetout».27.Archivesdel’INA.28.Cetépisodeestracontédanslechapitre16,«L’Irak».29.Entretiendu18septembre2010avecJean-ClaudeMartinez.30.Iln’estcependantcondamnéqu’àunfrancsymboliqueetfaitappel.Malluienapris:lacourd’appellecondamneraensuiteàverser100000francsàneufassociationsantiracistes.31.Saufauprèsd’HervéAlgalarrondo,maisbienplustard:«LePenchanged’ennemi»,LeNouvelObservateurdu9septembre1999.32.PropostraduitdansTribunejuive,n°291du6avril1992.33.Cedéjeunerestracontédansl’ouvragedugardeducorpsdeLePen,ThierryLégier,MissionLePen(Toucan,2012):«LeFouquet’s»,p.25-39.En réalité, ilne s’agissaitqued’individus, chefsd’entrepriseouprofessions libérales,quin’avaientpasde responsabilitésau seindesinstitutionsjuives.34.IlquitteensuiteleFrontnationalpourfonderlePartinationalfrançaisen1983.

Page 127: Histoire Française

35.Pourplusdedétails,voirlabiographiedeNicolasLebourgetJosephBeauregard:FrançoisDuprat,l’hommequiinventaleFrontnational,Denoël,2012.36.ÀLaFédérationdesétudiantsrévolutionnairesd’obédiencelambertiste,puisauxJeunessessocialistesouvrières,etdanslePartisocialisteouvrieretpaysandeMarceauPivert.37.AucunmembredelafamilleLePenniaucunresponsableduFrontnationaln’étaitprésent.38.GeorgesBernanos :LeCheminde laCroix-des-Âmes,Plon,1948,p. 422.La citation est repriseparAlainFinkielkrautdansAunomdel’Autre,Gallimard,2003.39.Entretiendu10décembre2011.40.«LePenaréussiàunifiertouslesnationauxetàfairevivresonmouvementdansladurée,àladifférenceduboulangismeoudel’Actionfrançaise»(entretiendu14juillet2011).41.«LePenetleFrontnational:trente-huitansdeluttespourenarriverlà!»,textenonpublié.42.LePen,MégretetlesJuifs.L’obsessionducomplotmondialiste,op.cit.,p.18.43.Pierre-AndréTaguieff:LéonPoliakov,penserl’antisémitisme,Michalon,2006.44.Entretiendu24octobre2011.45.Du13juillet1990.46.Voir«Antisémitismepolitiqueetnational-populismeenFrancedanslesannées1980».47.«L’heuredevérité»,Antenne2,13février1984.48.Jean-MarieLePen,LaFranceestderetour,Carrère/Lafon,1985,p.219.49.Op.cit.,p.23.50.Entretiendu4janvier2011.51.ParLouisPauwelsetJacquesBergier,publiéen1960etrééditédepuisenFolio-Gallimard.52.Entretiendu23novembre2010.DansleurouvrageLePen,lederniercombat,(Jacob-Duvernet,2007),MarcFauchouxetChristopheForcariinterrogentSergeMoati,quiexpliquepluslonguementpourquoiilnecroitpasJean-MarieLePenantisémite.«Jepensequ’ilestbeaucouptropintelligentpourêtreraciste»,dit-ilnotamment.53.Entretiendu23octobre2011.

Page 128: Histoire Française

15.

Aprèsleséisme

L’affairedu«détail»installedurablementLePendansuncornerdelaviepolitique,mêmesilechefduFrontnationaln’ajamaisvoululereconnaître.Maistrèsvite,LePenoublie.C’estsaforce.Ilseréveillelematindebonnehumeur.Ilchanteenserasantetlajournées’annonceexcellentepourluietsurtoutpoursesproches.

BrunoMégretestenchargedesacampagnepourl’électionprésidentiellede1988aprèsavoirremportéun curieux « appel d’offres ». Jean-MarieLeChevallier lui avait dit : «LePen cherche quelqu’un pourdirigersacampagneprésidentielle.Tudevraisteplacer.Onvafaireuneplaquettedestinéeàconvaincrelesmairesdedonnerleursignature.Fais-nousunprojet.»BrunoMégretignoreencorequelamêmesuggestionaétéfaiteàFrançoisBachelot,autredéputéFN.Ils’exécuteetsonprojet,aprèsplusieursamendementsetallers-retours,estfinalementretenu.Maisiln’esttoujourspasnomméofficiellementaupostelorsqueJean-MarieLeChevallierl’inviteàs’installerdansleslocauxdecampagneavenueMarceau.«Ilafallu,raconteMégret,quej’ailledemanderàLePens’ilsouhaitaitquejedeviennesondirecteurdecampagne.Ilm’aditoui.»

BrunoMégret rencontre son chef trois fois par semaine. Ce dernier est souvent enthousiaste, créatif.Souventaussisonirascibilitél’emporte.Laplupartdesparticipantsdubureaupolitiquesesouviennentd’unhommeautoritaire,presqueviolent,dontonsedemandes’ilnevapasvousmettresonpoingdanslafigureen cas de conflit. Sauf quand il laisse prudemment les diverses tendances frontistes s’opposer avant detrancher,cequiluiarrive.«Ilesttrèsdifficiledediscuteraveclui.Jenelefaisaisjamaisenpublic,toujoursentêteàtête,etenymettant lesformes»,sesouvientCarlLang1.BrunoGollnisch–etsansdoutebiend’autres–observelamêmerègle,parprudence,efficacitéoulesdeux.CequitransformeMontretoutenunconfessionnal permanent. Grâce à ces tête-à-tête au cours desquels les cadres frontistes avouent leursambitions et, parfois, dénoncent leurs camarades,LePen se tient au courant de la vie de son parti, pourlaquelleiln’ajamaisnourriunepassiondévorante.Ilest,biendavantage, intéresséparleshommes, leursaffectsetleursjalousies,surtoutleurpetitessequiluipermetsansdoutedesegrandirencoreàsespropresyeux.Souventdesmilitantslocauxs’adressentàluiparécritpourincriminerlecadrequilesdirige.Illeurtéléphonepourensavoirplus.Etjointensuitelecadrevilipendé:«Faisattention,vieux!»lance-t-ilavecdélectation...

LePenadmire,enprincipe,l’organisationetladisciplinecommunistes.MaisilrègnesursonpartiunpeucommesurlacourdeVersailles.

Bref,enréunion,laplupartdutemps,lesmembresdubureaupolitiqueregardentleurschaussureslorsquelechefsedéchaîne.RaressontceuxquiosentaffronterleMenhirdeface.

«Lesréunionsdecampagnehebdomadairesétaientuncalvairepourmoi, reconnaîtBrunoMégret. Ilyavaitunevingtainedepersonnesgénéralementpluscritiquesqueconstructives.LePendirigeaitcommeuntaulierdePME.Moi, jegéraiscommeunhaut fonctionnaire.Toujoursdemauvaisehumeur, il s’énervaitpour des questions très secondaires et différait les décisions sur les points importants 2. » L’espritultrarationaliste de Bruno Mégret est aussi heurté par la gestion très « monarchique » de Le Pen. LesréunionssedéroulentàMontretoutetilarrivefréquemmentqueLePensollicitel’avisd’unesecrétaireoud’unchauffeur.C’estainsiquelorsqueMégretestvenuprésentersonaffichedecampagneavecleslogan«L’outsider»,unesecrétaireapostropheLePen:«Alors,ilsteprennentpouruncheval?»

L’affairedu«détail»bloquelaprogressionpolitiquedeLePen,maisiln’yapasdetroud’airdanslessondages.Autrefacteurquidissipequelquepeulescandale,leRPRetl’UDFcontinuentdecoopéreravecleFNdanslesconseilsrégionaux.EtLePenestcommetranscendéparlacampagneprésidentielle.Les8,9et10 janvier 1988, l’équipe Mégret organise une convention à Nice sur le modèle des rassemblements àl’américaine.Desmilliersdeparticipantsenthousiasteslâchantdescentainesdeballonssaluentuncandidatmétamorphosé.Ilaperduunebonnedizainedekilos,sescheveuxsontteintsenblond,etilparleavecunmicrodepocheenarpentantlascène,commeilavufairelestélévangélistesaméricains.Lelendemain,LePensemetenmaillotsurlaplagedeNiceet,pournarguerYvesMontandquil’avaittraitéde«fauxblond

Page 129: Histoire Française

»,sedébrouillepourexhibersapilositélaplusintime3afinde«leurclouerlebec».Arrivelepremiertourdel’électionprésidentielle.LaréélectiondeFrançoisMitterrandannoncéepartous

lessondages,sembleinévitable.Laseulestratégiepourl’éviterseraitdecréerlesconditionsd’unreportdevoixdesélecteurslepénistesversJacquesChirac.MaislesproposdeLePenrendaientencoreplusdifficile,voireimpossibleunaccordofficiel.Encesens,LePenamagnifiquementréussiàruinerlastratégiede...LePen.Cederniern’aévidemmentpascettevisiondeschoses.Depuis l’électionprésidentielle,LePens’esttoujours demandé pourquoi Jacques Chirac a refusé tout accord ou arrangement avec le Front national.Avantd’enarriveràlaconclusionsuivante:«JecroisqueChiracaeuundealavecFrançoisMitterrand.N’oublions pas que c’est lui qui fait élireFrançoisMitterrandde façondécisive en 1981.Et en 1988, ladeuxième rencontre avecmoi se situe avenueFochdans cet appartement où il est venu avecBalladur etPasquaetpeut-êtred’autresentrelesdeuxtoursdel’élection.Detouteévidence,Chiracneveutpasd’unaccordavecmoi.Etàmonavis,ilaundealavecFrançoisMitterrand.Qu’est-cequ’ilsontpusedire?Jel’imaginemoi.N’oublionspasqueMitterrandauncancerdelaprostatemétastasé.Ilvadurerseptans.Etàmonavis,en1988,iladûdireàpeuprèsàChirac:“Moijenevaispasallertrèsloin,jesuismourantvouslesavezbien.Puisquec’estDebréquiestchargédementirauxFrançaissurmasanté.Bonbref.Maisilyaunechosequimeferaitplaisirc’estd’êtreréélu.Etpuisjepasserailamainjem’eniraisoitlespiedsdevantoutrèsrapidement...Jevousferailechemin.”C’estlaseuleexplicationquejetrouveàl’attitudeincroyabledeChiracrefusanttoutaccordétantdansunesituationtrèsdéstabilisée4.»

Quelquecréditquel’ondonneàcettelecturedeladécisiondeChirac,lefaitestqu’aucasoùlesélusetlesélecteursdedroiteeussentétédisposésàoublierle«détail»,JacquesChiracn’arienfaitpourfavoriserlamoindreformedecomplicitéoudecourtoisieentreladroiteetleFN,àladifférencedeRaymondBarreetValéry Giscard d’Estaing, et des chiraquiens Pasqua et Balladur, beaucoup plus disposés à arrondir lesanglesvis-à-visdeLePenpourséduiresesélecteurs.Enfin,FrançoisMitterrandaveilléàcequePasquaetceuxquimilitaientpourunealliancetaciteàdroitesurlethème«Pasd’ennemisàdroite!»neparviennentpasàconvaincrelechefduRPRdechangerd’attitude.

CetteconcordancedeconjonctionspolitiquespermetàlafoislaréélectiondeFrançoisMitterrandetunesorte de victoire politique pour Jean-Marie Le Pen. Ce dernier recueille 4 349 783 voix, la moitié dessuffragesobtenusparlePrésidentaupremiertour.Avec14,6%desvoix,iltalonneRaymondBarre(16,5%).Le«cordonsanitaire»danslequelLePens’estlaisséenfermeraboutitàunesingulièreanomalie:ladroite,majoritaireaupremiertouravecprèsde51%desvoix,laissegagnerMitterrandavec54%desvoixausecondtour.

Lesoirdupremiertour,LePensemontredéçuetfaitsavoirqu’ildéplorelafaiblessedesonentourage,lerendant responsable de son élimination. Il l’est peut-êtremoins qu’il ne le laisse supposer, car il ne peutignorerqu’ilpaieavanttoutlafacturedu«détail».

LelendemainàMontretout,LePentrouveunenouvelleoccasiondes’énerver.Sapropositiond’appeleràvoter Chirac est loin de faire l’unanimité au sein de son staff 5. Jean-Pierre Stirbois, qui a toujours étépartisand’unelignenationaliste-révolutionnaire,affirmequelesmilitantsnecomprendraientpas.Aprèsuntourdetable,LePenserepliesurunepositionmédiane,qu’ilannoncelorsdesondiscoursdu1erMai:«Pasunevoixàgauche.»FormulequinesignifiepasforcémentunvoteChirac.Danssesmémoires,RolandGaucheraffirmequeJean-PierreStirboisavait,lui,faitvotersespartisansenfaveurdeFrançoisMitterrandetquelui-mêmeavaitsuivicetteconsigne6.

Entrelesdeuxtourscependant,CharlesPasquafaittoutpourconvaincreChiracdelanécessitéd’ungestepour faciliter le reportdesvoix lepénistes au second tour.Après tout, le chefduFrontnationaln’estpasforcément condamné, surtout à cette époque, à cequipourrait apparaître comme lapolitiquedupire auxyeuxdesesélecteurs.LePenestclairementengagéenfaveurdes idées libérales.Peut-il raisonnablementfairecommesiunsecondseptennatmitterrandienneseraitpasplusdommageablequel’électiondeChirac?C’esticiqu’intervientlapolémiquesurlescontactsnouésentrelesdeuxéquipesprésidentielles.SelonÉricZemmour7,JacquesChiracauraitrencontréLePenàdeuxreprisesentrelesdeuxtours.UnepremièrefoischezPierredeBénouville,quesonparcours–del’Actionfrançaise,puislaCagouleauRPFaprèsêtrepasséparVichy,puisparlaRésistance–prédestineàjouerlesentremetteursenpolitique.UnedeuxièmefoischezunamidePasquaprèsdel’Étoile.DanielCartonévoque,lui,deuxdéjeunersentrefévrieretlafinmars8.Franz-OlivierGiesbertmentionne également un déjeuner entre les deux hommes9. De son côté, CharlesPasqua a validé l’existence de ces rencontres 10, notamment celle entre les deux tours, où il a introduitChiracdansl’appartementd’unamioùétaitLePenavantdeseretirer.

Jean-Marie Le Chevallier nous a confirmé l’existence d’un dîner organisé par Bénouville 11 chezRaymondBourgine.Enfin,Jean-MarieLePenlui-mêmesesouvientd’unentretien«entêteàtête»avecJacques Chirac 12 : « Oui, mais ce n’était pas chez Bénouville, mais dans un appartement avenue deMatignonquiappartenaitàunedesesamies.C’estunpeucommequandjerencontraisGrossouvre.C’était

Page 130: Histoire Française

aussichezunedamedontjepensaisquec’étaituneamie.Oui,j’aieucetête-à-têteavecChirac,c’étaitavantl’électionprésidentiellede1988.»LePenaaussiévoquéunedeuxièmerencontre,entrelesdeuxtoursdel’électionprésidentielle,lorsd’unentretienpubliédanslequotidienNice-Matin13:«Ilestqualifiépourledeuxièmetour,etsansmoi–etmes14,7%–ilnepeutêtreélu.Jeluidisquepournous,ilyauncertainnombredepointsfondamentaux,enparticulierlerespectdelasuppressiondudroitdusol,d’unelégislationplussévèresurl’immigration.Ilrefusades’engager...Ilétaittrèsnerveux.Ilfumaitcigarettesurcigarette.Ilavaitlajambedroitequitremblotait–commel’autrejouràlatélé.Trèsgêné,ilrépétait:“Jenepeuxrienpromettre.Jenepeuxpas.Jenepeuxrienvousconcéder,nicecinicela.”Alorsjeluiaidit:“Jenevoispascequipourraitm’ameneràfairevoterpourvousdanscesconditions...”Mais ilestrevenuà lachargeendisantcettechosebizarre:“Ahoui,maissitoutefoisvouspreniezcetterésolution14jesouhaiteraisquecenesoitpasexplicite.”Autrementdit,ilvoulaitêtresoutenusansêtresoutenutoutenétantsoutenu.Drôlederencontre.»

JacquesChiracacommencéparrécuserl’existencedecescontacts.Dansl’ouvrageL’Inconnudel’Élysée15, JacquesChiracdéclare :« Je suis sûretcertainque jen’aipas rencontréLePenchezBénouville.Enrevanche, il n’est pas impossible que Pasqua, quim’a tant tarabusté pour que je rencontre Le Pen, l’aitintroduitalorsquenousétions réunispourdiscuter.De toute façon,cen’estpasalléplus loin.»Dans letome1desesMémoires,écritsencollaborationavecJean-LucBarré,JacquesChiracafiniparreconnaîtrel’existenced’unerencontreavecLePen:«Auvudesrésultatsdupremiertour,plutôtdécevants,ilfautbienlereconnaître–j’aiobtenuunpeumoinsde20%dessuffrages,talonnéparRaymondBarreetlargementdistanciéparFrançoisMitterrandqui a rassembléplusde34%desvoix–, lapressiondePasqua se faitencoreplusfortepourquejepactiseavecLePen,dontlescore,14,7%,estloind’êtrenégligeable.“Ilfautque tu le rencontres, insiste-t-il, tu ne peux plus l’ignorer totalement.” Il n’est pas le seul àme tenir celangage.Beaucoup,autourdemoi,sontdésormaisdumêmeavis.LeplusinattenduestEdouardBalladur,lequelvientm’expliqueràsontour,enymettantlesformesavecsasubtilitécoutumière,qu’ilestdésormaisdevenu indispensable de s’entendre, d’une manière ou d’une autre, avec le Front national. Je persiste àexclure toute éventualité de cegenre,mais consensmalgré tout àme rendre au rendez-vousqueCharlesPasquaseproposed’organiserdiscrètementavecLePen,dansunappartementdel’avenueFochappartenantà l’un de ses amis. Pasquam’y accueille avant deme laisser seul avecLePen.L’entretien est très bref,quelquesminutesàpeine.Le tempsdeconfirmeràLePenque jen’entends faireaucuneconcessionauxidéesduFrontnationalniscellerlamoindreallianceaveclui.»

JacquesChiracapucependanttolérerdesaccordsélectorauxsurunplanlocal,etsurtoutencouragerseslieutenants à capter les voix frontistes, quitte à épouser certaines de ses thématiques du parti, commel’immigrationoul’insécurité.MaisilnesouhaitaitmanifestementpasentrerdansuncycledenégociationsavecLePen,l’affairedu«détail»ayantrenducetteoptiontoutàfaitimpensable.Cetteattitudeanourrilesfantasmeslesplusextravagantsauseindel’extrêmedroite,etparfoischezLePenlui-même.OnaévoquédanscesmilieuxunsermentduB’naiBrith,parlequeldesreprésentantsduRPRetdel’UDFauraientjurédenejamaisfaireallianceavecleFrontnational16lorsd’unetablerondeorganiséeparcetteassociation.Desoncôté,LePenestpersuadé,avec le recul,queFrançoisMitterrandaconvaincuChiracde«passer sontour»en1988,enluiinstillantquesamaladieneluipermettraitcertainementpasdefinirsonmandat.Cettethèsepeuts’appuyersurlesoutienouvertapportéparquelquesmitterrandiensàChiracen1995.

Jean-MarieLePenn’apasletempsdesavourertroplongtempssapercéeélectorale.CertainspensaientqueFrançoisMitterrandgouverneraitaveclaChambreélueen1986grâceàuneallianceaveclecentre.LePrésidentéluensurprendplusd’unendécidantdedissoudrel’Assembléele30mai1988.«Crois-moi,avaitexpliquéJean-PierreStirboisàYannPiat,Mitterrandneprendrapaslerisqued’unedissolution17.»LePen,lui,affirmequ’ils’yattendait.Entoutcas,iln’aurajouidesjoiesdelavieparlementairequedeuxans.Etcommeladroitearétablipendantlacohabitationlescrutinmajoritaire,ilvafalloirallerchercherlessiègesavec les dents.Réuni en catastrophe, le staff lepéniste opte pour une grandemigration de ses principauxdirigeantsvers les troisdépartementsduSud,oùleFrontnationalaréaliséses troismeilleursscores : lesAlpes-Maritimes(24,23%),lesBouches-du-Rhône(26,39%)etleVar(25,08%).

LePenchoisitlesBouches-du-Rhône.Quelleestlameilleurecirconscriptionpourlui?Ilconsulteàceteffet un expert desRenseignements générauxqui suit leFront national depuis des années.Cedernier luiconseille la troisième circonscription des Bouches-du-Rhône qui couvre une partie deMarseille.Mais ils’agitdecelledeJeanRoussel,premierconseillergénéralFNélulorsdesdernièresélectionscantonalesde1985,lequelprétendqueLePenrisqued’êtreunrepoussoirpourl’électoratjuifàcausedecefichudétail.LacinquièmeestréservéeàGabrielDomenech,lerédacteurenchefduMéridional.LePenserabatsurlaseptièmecirconscription.Lepolicierluirépètequ’iln’apaschoisilameilleure.

«Sijecomprends,bien,jeseraibattu?lanceLePen.—Vousn’avezpasgagné.»Desoncôté,BrunoMégretestparachutéàMartigues,Jean-PierreStirboisàMarignaneetYannPiatest

Page 131: Histoire Française

candidate dans leVar où elle réside. Parallèlement, les frontistes parviennent à négocier un accord avecJean-ClaudeGaudin,lepatrondeladroitemarseillaise.LescandidatsfrontistesarrivésderrièreladroiteseretirerontetceuxduRPRoudel’UDFobserverontlamêmerèglequandilsneserontpasentête.Onnoteraquecetaccord,dittacite,estvalidéparleschefsdeladroitemodéréePierreMéhaignerie,FrançoisLéotardetJacquesBarrot.Laraisonenestsimple:l’accordavecGaudin,espèrent-ils,faciliteralesreportsdevoixfrontistes au second tour sur les candidats de la droite traditionnelle. Personne alors – excepté MichelDurafour18–nerappellequecetaggiornamentosurvientmoinsdedeuxansaprèsl’affairedu«détail»,quiavaitcontribuéàétablirle«cordonsanitaire»entreleFNetlerestedespartispolitiques.

Maiscetaccorddedésistementestinsuffisant.LePennefaitque44%ausecondtour(leRPRetleFNavaienttotalisé47,3%desvoixaupremiertour)etseuleYannPiatestélue.Des35députésFNde1986,iln’enrestequ’un.Lesoirdurésultat,YannPiatattendvainementlecoupdefildefélicitationsduchefduFNquiestaussisonparrain.Elles’enémeutauprèsdeLeChevallier.Cedernierluirétorquequec’estellequidevraitappelerpuisquec’estluiquiestmeurtri.Dèsoctobre1988,elleestexclueduFrontnationalàlasuitedeplusieursdésaccordsetdesonrefusdeluirestituersonbudgetdeparlementaire19.Sondépartrendsansobjetlegroupeditde«soutienparlementaire»qu’avaitmisenplaceBrunoMégretpouroccupercertainsdesanciensdéputésFN,puisqu’ilnedisposeplusd’unseulreprésentantàl’Assemblée.

Enseptembre,Jean-MarieLePenparaîtunpeudécontenancé.Sanouvellesortie«Durafourcrématoire»achoqué,surtoutauseinduFrontnationaloùlesmilitantscomprennentque,cettefois-ci,saprovocationn’estpasfortuiteetqu’elleruineleurtravailquotidienpourconstituerunvraiparti.Cejeudemotsdouteux,qui,danscecas,n’estpaslefaitdelasurpriseoud’unharcèlementmédiatique,lessurprendd’autantplusqueLePennepeutcomptersur l’essorduFrontnationalpoursurvivre, lesalléesdupouvoiretcellesduParlementluirestantferméespourlemoment.Surleterrain,ce«Durafourcrématoire»risquedes’avérercatastrophique.Maisl’organisationn’estpaslapréoccupationpremièredeLePenetcen’estpasàsoixante-deuxansqu’ilvachangersurcepoint.

Unconstat,cependant,s’impose:désormais,Jean-PierreStirbois,lesecrétairegénéral,estseulàlabarreduvaisseauFNpuisqueBrunoMégret,quiadirigélacampagne,n’aplusdefonction.CederniervientvoirLePenàMontretout.LePen,quiseméfietoujoursdeStirbois,et,entoutcas,n’entendpasmettretoussesœufsdans lemêmepanier, offre àMégret, surunplateau,une«délégationgénérale» auxmissions fortétendues, puisqu’elle couvrira la formation, la propagande, les argumentaires, les études et lacommunication.«Stirboisétaitdépouillé,raconteCarlLang,ilneluirestaitplusquel’organisationetlesélections.Cetteimportanteréformeinterneestdécidéesansmêmeleprévenir.Jean-PierreStirboisl’apprendpeu avant de s’envoler pour Nouméa où se déroule la campagne pour le référendum sur l’avenir de laNouvelle-Calédonie. Il prévient ses amis Jean-PierreReveau etChristianBaeckeroot que ça va barder etqu’ilabienl’intentiondemettrelespiedsdansleplatlorsduprochainbureaupolitique.IlrentredeNouméalejeudi,tientuneréunionàDreuxlevendredi,puissetueenvoiture,le5novembre1988.

L’après-midi même de son enterrement, Le Pen réunit son bureau politique et propose de remplacerStirboisausecrétariatgénéraldumouvement.MichelCollinotluisuggèredeprendresontemps:

«Riennepresse,président,onpourraitattendre.—Ahbon,pourquoi?répondLePen.—Neserait-cequeparégardpoursafemme»,oseCollinot,quichercheàgagnerdutemps,lesamisde

StirboissouhaitantpromouvoirlaveuveMarie-FranceStirboisouencoreBrunoGollnisch.La réponse de Le Pen est cruelle : « Sa femme ? Laquelle ? » Chacun savait, dans l’assemblée, que

Stirboisétaitl’amantd’unemilitantefrontiste...PeuaprèsladisparitiondeStirbois,MégretrevientàMontretoutetproposeaimablementàJean-MarieLe

Pendereprendresoussaresponsabilitélesmissionsdusecrétariatgénéral.Ildécouvrealorsqu’enréalitéLePenestattachéaudualisme,qu’ilconsidèresansdoutecommeuneformedegouvernanceefficace,entoutcasprudente,pourresteraucentredujeu.IlconfiedonclesecrétariatgénéralaujeuneCarlLang.CedernierafaitsesclassesauFrontnationaldelajeunesse.Ilaunelégitimitémilitantemaisaucunpoidspolitique,cequi,auxyeuxdeLePen,estunavantage.Enfin,ilestréputé«lepéniste»,cequinegâcherien.«PourJean-MarieLePen,expliqueCarlLang,leFrontnationalestunhors-bordqu’ilfautconduireavecdeuxmoteurs.»

LePens’attendait-ilàdéclencheruneguéguerreentrelesecrétairegénéraletledéléguégénéral?C’estlecontraire qui se passe. Les deux hommes se révèlent être des organisateurs méthodiques qui ontl’intelligencedenepasmarchersurleursplates-bandesrespectives.Pourresterdanslesmétaphoresmarinesqu’affectionneLePen,Langdevientl’«officiermachine»tandisqueMégretsetransformeen«officierdepont»etacquiertrapidementunebonnevisibilitémédiatique.Cequinepouvaitmieuxtomber,étantdonnél’ampleurduredressementàopérer.

Auxélectionscantonalesdu25septembre1988, leFrontnationalest retombéà5,25%.Biendeséluslocauxont choisi de renoncer en raisondu scandaleprovoquépar leur leader.CarlLang se souvientque

Page 132: Histoire Française

ChristianeChombeau,lajournalisteduMondequisuitleFrontnationalluiavaitdit:«MonsieurLang,vousvousretrouvezàlatêted’unpartiquiestentraindemourir.»LequelLangauraévidemmentàcœurdelafairementir.Et y parvient assezbien.Le redressement commence avec les européennesde1989.LeFNrepasse labarredes10%. Il sepoursuit lorsdesélections régionalesde1992,où il recueille13,9%dessuffrages(etplusde20%danshuitdépartements)etdeslégislativesde1993pourlesquellesleFNréalisesonmeilleurscore,soit12,42%.

LangetMégrets’attachent,chacunàsafaçon,àimplanterleFrontnationaldanstoutlepays.Lachosen’intéresseguèreLePen,maisilleslaissefaire.ÀLangderepérerlesmeilleurscadresetlescandidatslesplustalentueuxpourlesélectionslocales.ÀMégretdelesformeretdedéfinirlastratégie.Leurtrouvaille?Puisquel’unionavecladroiteparlementaireestdevenueimpossible,Mégretinventel’«unionàlabase».LeconceptrappelleceluiduParticommunistedela«troisièmepériode»delaIIIe internationalelorsque,partoutenEurope,lescommunistesrefusaientl’unitéaveclasocial-démocratiecontrelefascisme.L’unionà la base s’oppose de façondétournée au nouveau slogandugendre deLePen,SamuelMaréchal, lancédurantl’été1995,«Nidroitenigauche,Français».Cesloganprendlecontrepieddelastratégied’allianceavecladroite.Ilexaltelepositionnementd’unFrontpuridéologiquementmaisisolédanslaviepolitiquefrançaise.

Or, Le Pen est tout sauf un homme dogmatique. Sa ligne dure à l’égard de la droite sait se montrerarrangeante si celle-civeutbien semontrer accommodante.Exemple, l’accord informel intervenudans lahuitièmecirconscriptiondeLoire-Atlantiqueetquin’ajamaisencoreétérévélé.Cettecirconscriptionétaitdétenuepar lesocialisteClaudeÉvin,éluavec67%desvoixen1988.Mais,en1993, lasituationluiestnettementmoinsfavorable.ÉtienneGarnier,lecandidatduRPR,obtient44%desvoixaupremiertour.IlconnaîtOlivierdeBonnemaison20,unproched’AlexandreHébert,figurelocale,maisd’envergurenationaledel’anarcho-syndicalismequientretientquelquesrelationsavecJean-MarieLePen.«Çaseraitbienquelesélecteurs du FN aillent à la pêche ou votent pourmoi au second tour », ditGarnier àBonnemaison.Cedernieracomprislemessage.IlappelleLePenetluiproposederencontrerGarnier.LePenditouiàunecondition:qu’OlivierGuichard,àl’époquemairedeLaBaule,présidentduConseilrégionaldesPays-de-Loireetsurtoutfigurehistoriquedugaullisme,soitprésent.

Toutd’abordinterloqué,GarnierfinitparappelerOlivierGuichard,quiacceptedevenir.Ilsserontquatreautourde la table :LePen,Garnier,GuichardetBonnemaison.Àl’apéro,GarnierdemandeàLePen :«Qu’est-cequevousallezfairepourmoiavecvosrigolos?

—Onfaitaveccequ’ona...Jeferaiensortequ’Évinnesoitpasélu.—Tulejures?Tulejuressurtabraguette?»LePenéclatederire.ÉtienneGarnierestéludejustesse.LePenn’avaitrienexigéenéchange.AvecOlivierGuichard,larelationaététrèscordiale.LePenluiademandé:«MonsieurGuichard,jen’aipascomprisquevousayezappeléàvoterouiàMaastricht.Legénéralde

Gaullenel’auraitpasfait.—Jenevoulaispaslaisserçaauxsocialistes,expliqueGuichard.J’aipeut-êtrefaituneconnerie.»Lorsdel’universitéd’étéduFrontnationaldelajeunessede1994,LePendéfendl’idéequeleFrontest

l’« alternative au système ». Il adoube son gendreSamuelMaréchal et surtout valide sa ligne, affirmantmême que Philippe Séguin pourrait être socialiste et Laurent Fabius RPR. L’entêtement de Le Pen estd’autantplusétonnantquelaperformancedePhilippedeVillierslorsdesélectionseuropéennesde1994(13%)metl’ensembleLePen-deVilliersà25%devoix,enpositiondedevenirlepôlederecompositiondeladroite. Et comme de Villiers ne confirme pas sa percée lors de l’élection présidentielle de 1995 (il neparvientmêmepasà5%),leFrontnationaldisposeplusquejamaisd’unespacefavorablepourélargirsonaudience.Maistoutcommedanslesannées1980,oùLePenavaitfaitéchouerl’allianceavecleCNIP,lescontactsprisaveclesvilliéristesenvuedesélectionslocalesresterontsanslendemain.

BrunoMégretserévèled’uneétonnanteplasticitéintellectuelle.QuelquesjoursaprèslasortiedeLePensurl’«alternativeausystème»,iladaptecesloganenunsensd’unionàlabase,dontilestleconcepteur.LePenreprésenteunsocleélectoral–15%–tandisquel’unionàlabasepeutinstallerleFNaupouvoirdanslesinstitutionslocaleslàoùilpeutdépasserceseuiletratisseràdroite21,cequiestsavocation.UnefaçondedirequeleFrontpeutprogresserau-delàdeLePen.

MégretetLanginvententainsi,lepremierenparfaiteconnaissancedecause,lesecondsanss’enrendrecompte,unFrontnationalsansLePen,ouplutôtàcôtéde lui.BrunoMégretvaprofiterdudésintérêtdunouveau secrétairegénéral,BrunoGollnisch,pour lesquestionsd’appareil, pour établir encoredavantagesonemprisesurleparti.Auxélectionsmunicipalesdejuin1995,MégretetLangparviennentàprésenter25000candidats(contre15000en1989)etàconstituer477listesdanslesvillesdeplusde5000habitantset193listesdanslesvillesdeplusde30000habitants(sur226possibles).LeFrontn’avaitalorsqu’unseulmaire,éluen1984,CharlesdeChambrun.Lamoissonde1995s’avèrebeaucoupplusfructueuse:lenombre

Page 133: Histoire Française

deconseillersmunicipauxpassede110(en1989)àplusde2500.Dansdenombreusesvilles–Mulhouse(30,51%contre21,08%en1989),Saint-Priest(34,47%contre27,91%),Tourcoing(32,46%contre26,99%),Vénissieux(27,49%contre21,91%),Vaulx-en-Velin(31,02%contre16,79%),Vallauris(22,95%contre13,92%),Chenove(23,81%pourunepremièrecandidature),Dreux(39,31%ausecondtourcontre22,21%),Lunel(21,6%contre15,36%),Lunéville(22,63%contre10,03%),Maubeuge(22,81%contre12,52%),Perpignan(32,72%contre24,94%),Mantes-la-Jolie(25,56%contre16,58%),Avignon(22,31%contre10,36%)–leslistesFNdépassentlargementlescoredeleurchefàlaprésidentielle22.Et troisvillesd’importancetombentmêmedansl’escarcelleduFront:Marignane,OrangeetToulon.L’électiondeBrunoMégretàVitrollesestannuléeetlui-mêmerenduinéligibleparleConseilconstitutionnel,maissonépousedécrochelamairiepeuaprès,enfévrier1997.

LesuccèsassezspectaculaireduFrontnationaléclipsepresquelebonscoredelaprésidentielle,unmoisplus tôt,oùLePendépasseàpeinesaperformancede1988avec14,9%desvoix23.De facto, lapercéemunicipale du FN déclenche une sorte d’alerte au sein de la gauche.On se rend compte que l’électoratlepénisteabienchangé.Qu’ilestdevenupopulaire.QueleFNestainsilepremierpartiouvrieravec27%dessuffragesdanscettecatégorie.Qu’ilrecueille30%desvoixdeschômeurs.QuesiLePenesttoujourslediabledelaviepolitique,grâceausystèmedeprovocationsqu’ilentretientdanslesmédias,sonparti,lui,vaexercer lepouvoir localement,disposerdesmoyensque confère lagestionmunicipale et d’un réseauquicompte désormais plusieurs centaines d’élus dans les mairies et les régions. Le Pen, lui, s’est toujoursmontré très réticentenvers lesmandatsmunicipaux.Saphilosophieestqu’unmaireFNfinit toujourspartrahirsonparti.LedépartdeJacquesPeyratavec lesélectionsmunicipalesdeNice–dont ilestpourtantlargementresponsable–l’adémontré,àsesyeux,avecéclat.Unépisodedontsesouviennentlaplupartdesdirigeants.

Àlafindumoisd’août1994,eneffet,JacquesPeyratavaitdemandéaubureaupolitiquel’autorisationdeprésenter une liste élargie à des non-membres du FN du conseilmunicipal, tout en restant lui-même auFront. Il estpersuadéqu’il adebonneschancesdegagner,mais lagestionne serapas facile.Nicea étéendettéepardesdécenniesdegestionmédeciniste.«Jemedemandequijevaismettrecommeadjointauxfinances,àl’éducation,àlasûreté,àlaculture,audéveloppementéconomique,etc.,raconteJacquesPeyrat.C’estbienbeaud’êtremairemaisaprès,ilfautgérer.MesmilitantslocauxétaientdesFrançaismoyens,desgensdupetitpeuple, leFNa toujoursétéunpartidupeuple ; les intellectuels, leschefsd’entreprise, lesfemmes et les hommes de quarante ans n’adhéraient pas au FN24. » Peyrat doit donc chercher de bonsgestionnaires.Ilcroitlesavoirtrouvés.GilbertStellardo,présidentdelachambredecommercedesAlpes-Maritimes ;un inspecteurgénéralde laPolicenationale ;uneagrégéedemathématiques,unex-directeurd’AirFrance,etc.Toutescespersonnalitéssontprêtesàvenirsursaliste,maisàunecondition:quecelle-cinesoitpasestampilléeFrontnational.Larequêteneluiparaîtpasexorbitante:en1986,LePenlui-mêmen’a-t-il pas présenté aux élections législatives une liste de Rassemblement national pour pouvoir yincorporer desmembres duCNI et des non-adhérents du FN ? Selon ce que nous ont rapporté plusieursmembresdubureaupolitiquequiétaientprésentsàcetteréunion,Jean-MarieLePenarefusé,bloquanttoutediscussion.Envoulait-ilàsonamiPeyratdenepas luiavoir faitpartdesonprojeten têteà tête?«J’aicommisuneerreur.Jen’étaispasentrèsbonstermesaveclui,carjem’étaisopposéàluilorsdesasortie“Durafourcrématoire”.J’aicruquel’amitié,l’affection,l’amourquejeluiportaisétaientréciproques.Jenesavaispasquecen’étaitpaslecas.Jenesavaispasqu’unchefdebandepeutéliminermêmesonmeilleurami.Jepensaisquejepouvaism’exprimer.Lorsdecettefameuseréunion,nousétionsunevingtaineparmilesquelsunequinzained’anciensdéputésquej’avaisfréquentésdeprèspendantcinqans.Alorsjeleuraidit:“Comprenez-moilesamis,jenepeuxpasprendrelamairiedeNiceavecunelisteà100%FN.Cequejepeuxfaire,enrevanche,c’estdisposersurlalisteuncandidatFNsurdeuxoutrois,etc.”C’estlàquejevoisle visage fermé de Marie-France Sirbois : “Tu sais, Jacques, si j’étais FN à Nice, je ne te ferais pasconfiance.”»

Unefoisn’estpascoutume,LePensuitMarie-FranceStirbois.BrunoMégretsesouvient:«Jean-MarieLe Pen a dit : “Non, tu conduiras la liste qu’on va te dicter et tu utiliseras les documents types de lacampagne.”C’étaitinacceptablepourlui.J’aiessayéd’intervenir,LeGallouaussi.Maisilyavaitunesaleambiance,beaucoupdejalousie25.»

JacquesPeyratserappelleavoirpleuréaprèscetteréunion.Mais,unefoisrentréàNice,ilcréel’EntenterépublicaineetremportelamairiedeNice.VoilàcommentleFrontnationals’est«épargné»lagestiondelacinquièmevilledeFrance.

Jean-MarieLePenneregretteriendel’attitudequ’ilamanifestéeàl’endroitdesmairesissusdesonparti:«Ilm’aétéreprochéd’avoiruneespècedeméfianceàl’égarddetoutcequiétaitmunicipal.Cen’étaitpastout à fait sans raisonpuisquechaque foisquenous avons eudesmaires, ilsnousont trahis.C’est asseznormal.Nosmairesétantélusentriangulairegénéralement,àquoipenseunmaireéluentriangulairesicen’estdevenirunmaireéluenbinoculaire?[Rires.]

Page 134: Histoire Française

« Un maire veut avoir la majorité, il considère qu’il a des devoirs à l’égard de ses électeurs, ce quiexpliquequ’ilnesuivepastoutàfaitlaligneduparti.D’oùdesconflitspratiquementavectousnosmairesque ce soit celui deMarignane, de Vitrolles, de Toulon, partout apparaîtront des tensions nées de cetteambitionmunicipale.Bien sûr, il vautmieux avoir 15 000maires.Malheureusement, nous n’avons ni lepersonnel ni l’implantation pour cela. Il faut pour y parvenir être un vieux parti ; les communistes ontquatre-vingts ans d’ancienneté, les radicaux cent cinquante ans, les socialistes cent. Les communistesmènentuntravailtrèssérieux.Cesontdeslaborieux,lescommunistes.Pourlescommunistes,êtremaireestuneélévation.Pourlesgensdedroite,c’estunecorvéedontilspourraientsepasser26.»

Après les élections municipales, Carl Lang prévient Le Pen de son intention de démissionner dusecrétariatgénéral.Ilaluiaussipourbutdes’implanterlocalement,dansleNordplusprécisémentoùilestdéjàconseillerrégional.Commetoujoursdanscescas-là,LePenbotteentouche.«Onverraplustard»estuneformulequ’ilaffectionnetoutparticulièrementlorsqu’unepropositionl’ennuieoubienqu’ilnesaitcequ’ilconvientdedécider.MaisLePenestobligédeprendreactedesondépart.

Quefaire?Commentcontrebalancerl’actiondeBrunoMégretàlatêtedeladélégationgénérale?LePenhésite.IlchoisitdepromouvoirSergeMartinez,unancienpatrondesociétédemaintenanceinformatique,devenuunrentieraiséaprès lareventedesonentreprisepour60millionsdefrancs.IlestaussiconseillerrégionalduGardtoutendisposantd’unsuperbeappartementàNeuilly-sur-Seine.Maisiln’estmêmepasaubureaupolitique.LePenproposenéanmoinssanominationlorsd’uneréunion.Personnen’estenthousiaste.Jean-PierreReveauexigeetobtientunvoteàbulletinssecrets.Enréalité,laplupartdeslepénistesdubureaupolitiquesontfavorablesàlapromotiondeBrunoGollnischaupostedesecrétairegénéral.Plusieursd’entreeux–RolandGaucher27,MichelCollinot,ChristianBaeckeroot,Jean-FrançoisTouzé,RolandHélie–luiontd’ailleurssuggéré,envain,deseportercandidatdès1988.Poureux,iln’estpasquestiond’accepterlanominationd’unSergeMartinez,quin’avaitpaslalégitimitémilitanterequisepourunetellefonction.Bref,LePendoitremballersaproposition.Ilimposenéanmoinsl’arrivéedeSergeMartinezaubureaupolitique,lequelserallieraensuiteàBrunoMégret...

Si Le Pen contribue à éviter l’élection d’unmaire FN à la tête de la cinquième ville de France, il neparvientpasàenrayer,malgrésonpeud’intérêt,lamontéeenpuissanceduFrontnationaldanslesmilieuxassociatifsetpopulaires.

C’estl’époqueoùPascalPerrineau28développesonconceptde«gaucho-lepénisme»,remarquantqu’unepartienonnégligeabledesélecteurslepénistesprovientdelagauche.C’estaussilemomentoùEmmanuelToddalertelesélites29:«Danslasituationéconomiqueactuelled’ouvertureaumondeetàl’Europe,alorsquesepoursuitladésintégrationidéologique(catholicisme,communisme,libéralisme,etc.),l’idéedenationseprésentepourlesmilieuxpopulairescommeladernièreprotection.Ilyaunfortbesoindenation.Tantqu’iln’yaurapasdesgens,quecesoitauRPRouauPS,pourenparler,ilyauradesphénomènesdetypeFN.»

MaisJean-MarieLePen,commeleregrettebientôtRolandGaucher30,quiadûsemettreenretraitduFNàcausederévélationssursonpassécollaborationniste,négligecetteévolutionsociologique.Dèsledébutdumouvementdegrèvesdenovembre-décembre1995,LePendénonceles«gréviculteurs»,prenantàcontre-piedsesélecteursqui,àuneécrasantemajorité(71%selonunsondage),soutiennentcette«premièregrèvecontrelamondialisation31».Àl’inverse,pragmatique,BrunoMégretatiréplusrapidementlesleçonsdela«prolétarisation»duvoteFN.Ilconfieàl’undeseslieutenants,PhilippeOlivier,lesoindedévelopperdesstructuressyndicalesdèsl’automne1995.L’opérationcommencedanslapolice,oùlesyndicatFN-Policerecueille7,53%desvoixendécembrealorsquedeuxautressyndicats–FPIPetCatégoriel-Police–sontaussiétiquetésdroitenationale.Lesgrèvesdenovembreetdécembre1995contreleplanJuppéraviventlestensions entre Le Pen et les partisans d’un enracinement du FN en milieu ouvrier et dans la fonctionpublique.LePendénoncedefaçonpavlovienne«lachienlit»etlamainmisedessyndicatsmarxistessurlemouvementdeprotestation.Lesmégrétistes,eux,préfèrentlechevaucher.Enmars1996apparaîtun«FN-RATP » parrainé par Jean-Yves LeGallou, puis un FN pénitentiaire, porté sur les fonts baptismaux parDamien Francès, un syndicaliste qui amilité pendant vingt-sept ans à la CGT ! BrunoMégret organisemême des distributions de tracts dans certaines usines menacées de délocalisation, commeMoulinex enoctobre1996,ouchezFranceTelecom.

Ledroitvientcependantàboutdelapousséemégrétiste.Lestribunauxinterdisentbientôtlessyndicatsfrontistesaunomdelalégislationsurlareprésentativiténationaledesorganisationssyndicales.Pendantcetemps-là,Jean-MarieLePenprofitedel’électiondeJean-MarieLeChevallierà lamairiedeToulonpours’inviter aux cérémonies officielles du 14 Juillet dans sa ville, sans même avoir demandé son avis aunouveaumaire.Et,commepourmieuxtaclerMégretetsastratégiede«dédiabolisation»visantàs’allieràsontouravecladroite,LePenmultipliesesprovocationshabituelles.Le1ermai1995àlaveilledusecondtourdelaprésidentielle,ilproclameque«Chirac,c’estJospinenpire».Àlafindel’année1995,ilrevient

Page 135: Histoire Française

defaçonpesantesurle«détail»etsursonjeudemots«Durafourcrématoire».IlaccuseChiracd’avoirpayésadetteenverslesassociationsjuives,peuaprèssonarrivéeàl’Élysée,enproclamantlaresponsabilitédelaFrancedanslesdéportations.En1996,LePenserapprochedespartisd’extrêmedroiteeuropéens.IlserendaumariageduleadernationalisterusseJirinovskienfévrieretcontinued’affichersonsoutienàl’IrakdeSaddamHussein.BrunoMégretanalysecetteradicalisationcommelefruitd’unlentprocessus32quivasepoursuivre jusqu’en2002 :«Progressivement, Jean-MarieLePenprendconscienceque touteallianceavec leFNestbloquéeducôtéde ladroitedegouvernementpar l’affairedu“détail”,etqu’iln’accéderajamaisaupouvoir.Enmêmetemps,ilréalisequ’ilpeut,àpartirdelà,consoliderunélectoratimportantetmême se servir de ses provocations pour être omniprésent dans les médias tout en se faisant plaisir desurcroît.»

MaisBrunoMégretn’asansdoutepastirétouteslesconséquencesdelalogiquedeLePen.IlrestebiendécidéàconstruireetàdévelopperleFrontnationalendépitdesonchef.Poursonbien.Ilnesevoyaitpasforcémentcalifeàlaplaceducalife.Maisl’histoirevaendéciderautrement.

1.Entretiendu29juin2010.2.Entretiendu12mars2012.3.LejournaltélévisédeTF1du8janvier1988agardélatracedecetévénementpittoresque:«Vousenprofiterezpourvoirsijesuisunvraiblond»,lance-t-ildevantlacaméra.4.Entretiendu24février2012.5.Cf.Seule,enhautàdroite,op.cit.,p.187.6.LaMontéeduFN–1983-1997,JeanPicollec,1997,p.104.7.L’hommequines’aimaitpas,Balland,2002.8.LaDeuxièmeViedeCharlesPasqua,Flammarion,2001.9.LaTragédieduprésident.Scènesdelaviepolitique(1986-2006),Flammarion,2006.10.LeMondedu23janvier2002.11.Entretiensdes7et8mai2011.L’informationestconfirméeparl’historienMathiasBernard(LaGuerredesdroites,op.cit.).12.Entretiendu24février2012.13.Éditiondu25février2002.14.[Defairevoterpourmoi.(NdlR.)15.PierrePéan,Fayard,2007.16.Cette légende repose sur une réunion qui s’est effectivement déroulée.Mais les « représentants de la droite n’étaient en réalité que dessecondscouteaux.EmmanuelRatierl’expliquedanssonouvrageMystèresetsecretsduB’naïBrith,Facta,1993.17.LaMontéeduFN–1983-1977,op.cit.,p.191.18. Lequel déclare dansLibération du 8 juin 1988 : « Tous ceux qui, par leur comportement actif ou leur silence coupable, favoriseraientl’électiond’uncandidatsoutenudirectementouindirectementparleFN,porterontunelourderesponsabilité.Sousnosyeux,unepagedenotreviepolitiqueestentraindesetourner.»LesilencesembleviserJacquesChiracetValéryGiscardd’Estaing,assezdiscretsdurantcetépisode.19.VoirSeule,toutenhautàdroite,op.cit.,p.191-210.20.Entretiend’avril2012.21.CetteanalyseestnotammentdéveloppéeparlejournalisteRenaudDélydanssonlivreHistoiresecrèteduFrontnational,Grasset,1999,p.87-88.22.CitéparRenaudDély,HistoiresecrèteduFrontnational,op.cit.,p.80.23.Maisilestvraiqu’en1995,lacandidaturedePhilippedeVillierspouvaits’avérergênantepourlui.24.Entretiendu15mai2011.25.Entretiendu20mars2012.26.Entretiendu24février2012.27.CommeilleracontedanssonouvrageLaMontéeduFN,op.cit.,p.121-122.28.DirecteurduCevipof,leCentrederecherchespolitiquesdeSciences-Po.29.Libérationdu27avril1995.30.LaMontéeduFN,op.cit.,p.323-346.31.L’expressionestd’ÉrikIzraelewicz,quienfitunarticledeuneduMondeàl’époque.32.Entretiendu20mars2012.

Page 136: Histoire Française

16.

L’Irak

Unefoisdanssavie,Jean-MarieLePenaeul’impressiondecaresserledestind’unhommed’État.Unefoisdanssavie,ilavéritablementpesédansl’actionpolitiquediplomatique.C’étaitpeuavantlapremièreguerred’Irak.Maisiln’enapaseuforcémentconsciencesurlemomentet,aujourd’huiencore,ilnedisposeapparemmentpasd’unevisionclairedecequis’estpassé.

Le 2 août 1990, l’armée irakienne envahit le Koweït et décide d’annexer ce petit pays voisin. Cetteviolation du droit international provoque une levée de boucliers dans le monde occidental. Et bien plusencore:sousl’impulsiondesÉtats-Unis,lespaysoccidentauxdécidentd’envoyerdestroupesdansleGolfeetdemettreenplaceunembargosurlecommerceavecl’Irak.

AumomentoùlestroupesirakiennespénètrentauKoweït,Jean-MarieLePenestenvillégiaturechezdesamisàSaint-Tropez.Aprèsavoirvainementcherchéàconsulterdesmembresdubureaupolitique,ilinviteàlerejoindreCharlesdeChambrun,anciensecrétaired’ÉtatauCommerceextérieurdugénéraldeGaulleetspécialistedelarégion,ainsiquesoncommunicantLorraindeSaint-Affrique.Aprèsl’exposédeCharlesdeChambrun,LePendécidedefairecavalierseulcontrelapositiondesÉtats-Unisetdel’ONU.LorraindeSaint-Affriqueluitrouvedesmédiasdanslesquelsexprimersaposition,quitrancheaveclaprudenceetlasolidarité exprimées à ce moment-là par l’ensemble de la classe politique française. Il lui décroche uneinterviewsurTF1le10août,quisedérouledansunstudiodeMarseille.LePenexprimed’emblée«toutlemal»qu’ilpensedecette«aventureinconsidérée»:«Ceconflitestconsidéréparl’Irakcommeuneaffaireintérieure. Si l’Irak puise ses sources historiques dans plusieursmillénaires, leKoweït puise ses sourceshistoriquesdanslescouloirsduForeignOffice1.»LePenagitediversesmenacesquefaitpeserl’initiativeaméricaine : celui de déstabiliser lesmonarchies pétrolières puisque SaddamHussein vient d’appeler lespeuplesarabesàsesoulevercontreleursdirigeants;celuidel’immigration:«LesuddelaMéditerranée,cesontlespeuplesarabes.LaFranceetl’Europeauraientintérêtàseteniràdistancedecesopérations,surtoutsinousvoulonsréglerlesproblèmesfrançais,notammentceuxdel’immigration.»

Mais,dèsle6septembre,100000militaires,principalementaméricains,sontsurplacedanslesÉtatsdelapéninsulearabique.Cen’estpasencorelaguerremaisc’estunepressionconsidérablesurSaddamHussein.Lequelrépondenbrandissant l’armedupétroleetenmenaçantdeprendreenotagesquelque3000civilsoccidentauxprésentsdanslepays.Àcetteoccasionlevocabulairedeladiplomatierenoueavecleconceptdes«boucliershumains2».Enclairetensubstance,«sivousbombardez l’Irak,vouscommencerezparattenter à la vie de vos propres civils ». Le propos du président de l’Irak déclenche immédiatement destorrentsdeprotestationcontrecequiestjugécommeunnouveauchantageenversl’Occident:aprèsavoirmenacé les approvisionnements pétroliers des grandes puissances, voilà que Saddam Hussein veut s’enprendreà leurs concitoyens.La réprobationestunanimeoupresque.Presquecar, le26août, leprésidentautrichienKurtWaldheimserendàBagdad,yrencontreSaddamHusseinetrevientenAutricheavecles95ressortissantsdesonpaysquiétaientsurplace.

Désormais,Jean-MarieLePentientsafeuillederoute:devenirleKurtWaldheimfrançaisetramenerlesotages tricolores à Paris. Il s’emporte contre la décision de FrançoisMitterrand d’engager des militairesfrançaisdans l’actionconjointede l’ONUsous ladirectiondesÉtats-Unis. Il est le seul à cemoment-là,avecMichelJobert,àprendreladéfensedel’Irak.Rarementenpannederessourceslexicales,leprésidentduFrontnationals’étaitexclamédèsle13aoûtdansLeFigaro:«Vraiment,nousn’avionsrienàfairedansceboutre!»ClaudeJacquemart,quil’interviewait,n’apasdûtropsecasserlatêtepourtrouverletitredesonarticle...

CommentLePenargumente-t-il?D’abordenaffirmantquececonflitconcerne lemondearabeetnonl’Occident.IlrappellequelacréationduKoweït,relativementrécente,atoujoursétécontestéeparl’Irak.Le26août,lorsdesondiscoursannuelestivaldeLaTrinité,dontilafaitunesortedeSolutrépersonnel,iloseunecomparaisonquiavaitéchappéàtoutlemonde:«IlfautreconnaîtrequelaFrances’estconstituéeparunesériededémarchesquiressemblentàl’invasionduKoweït3.»Enfin,LePensoulignelesrisquesd’uneaventuremilitaire contre un pays dont la France est « amie » et qui s’est impliqué pendant la décennie

Page 137: Histoire Française

précédentedanslaguerrecontrel’Iran.LevoicienquelquesorteseuldéfenseurdelapolitiquearabedelaFrance initiée par le général de Gaulle. Sa position, qui sera pourtant, dans le climat d’unanimismebelliqueuxqui règne alors, qualifiéede«munichoise4 », semble lemarginaliser encore plus dans la viepolitique française. Elle surprend venant d’un homme qui, pendant trente ans, a rarement manqué uneoccasion de soutenir les États-Unis, fer de lance de l’Occident dans la lutte contre le communisme. Ellesurprendaussi–peut-êtreàtort–delapartd’unleaderextrémistedontlapercéepolitiqueestassimiléeàunecroisadecontrel’immigrationarabe.Ellesurprendenfinjusquedanslesrangsdesonparti.

PierreDurand,quidirigelequotidiend’extrême-droitePrésent,lequeltientdespositionstrèsatlantistes,téléphoneàLorraindeSaint-Affriquepour luidire :«Vousêtesvendusà l’OLP5 !»Dès le18août, lesociologue Jules Monnerot, membre du bureau politique et président du Conseil scientifique du Frontnational,écritdanslemêmejournal:«Jenemesuislivréàaucuneenquêted’opinion,maisuncrigénéraltraverselepaysdeFranceetlesdiversmilieuxsociaux,etmontedetoutepart:“Pasdechantagepétrolier!”Nepasentendreetcomprendrececriéquivaudraitàpousserl’impopularitéjusqu’ausuicidepolitique.»Lemême prône « des démonstrations de force, ou, si elles ne suffisent pas, des épreuves de force » face àSaddamHussein6.Marie-FranceStirboisose,elle,manifestersoninquiétudedurantuneréuniondubureaupolitique,indiquantque«nosélecteursnecomprendrontpas7».Chabocheestréservé.Quelquesjoursaprèsle 22 août, où se tient une réuniondubureaupolitiquedans laquelle il constate que sa positiondemeureminoritaire,JulesMonnerotdémissionneduFrontnational.PierreSergent,alorsdéputéeuropéenfrontiste,exprimesesréservesdansLeMonde8,indiquantqu’ilneveutpasvoirsonnomliéàunsoutiendeSaddamHussein.MêmeJeanBourdier,l’amidelafamilleLePen,relaieles«dissidents»dans...National-Hebdo,l’organeduFront.MilitantprochedeJean-PierreStirbois,MichelSchneidernotequelapositiondeLePen«n’estpascomprisedanslesfédérationsduFN.Personneneditrienparcequel’Irakc’estloinetparcequeLePenestlechef9.»

Seules quelques personnalités très singulières appuient le cavalier seul du Front national, notammentJean-ClaudeMartinezetCharlesdeChambrun.Ilsdisposentl’unetl’autredecontactssurplacequeleurontprocurésleurscarrièresprofessionnellesrespectives:l’universitépourlepremier,lecommerceextérieurdelaFrancepourlesecond.

Jean-ClaudeMartinezaeneffetnouéd’excellentesrelationsaveclacommunautédesétudiantsirakiensenFrance,présentsseulementdansdeuxuniversitésdisposantd’accordavecdesfacultésirakiennes,celledeBesançonetcelledeMontpellieroùilenseigne:«Leconflitaveclesgauchistesavaitfaitdemoiunhéros,unesortederaïs local.Ondisaitmêmedemoiquej’avaisunegardearabe.Parexemple,certainsdemesétudiants collaient même des affiches pour mes campagnes. Ils venaient dans les meetings et Le Penappréciaitcetteprésence,qui l’aidait àmontrer aux journalistesqu’il n’était pas raciste10. » Jean-ClaudeMartinezaaussiétévice-présidentdugroupedesamitiés franco-irakiennesà l’Assembléenationaleentre1986et1988.Selonlui,LePenaainsiprisensympathielesIrakiensdeFrance.Parexemple,l’undesesétudiants,Al-Sayed,qui assistait au fameuxmeetingde1988durant lequelLePen lâche son«Durafourcrématoire»,estdevenudoyendel’universitédeBabyloneaumomentdel’affairedesotagesirakiens.C’estluiquiaccueillerabientôtLePenlorsdesonvoyageàBagdad.

Maisc’estsurtoutCharlesdeChambrunquivajouerunrôleessentiel.Ildisposedebonnesrelationsdansplusieurspaysarabes,aprèsavoirprispart,aveceux,àdesnégociationssurlesventesd’armes.Ilestentrèsbonstermesavecledemi-frèredeSaddam,Barzanal-Tikriti,quihabiteàGenèveoùilreprésentel’Irakentantqu’ambassadeurauprèsdel’Unesco.

PourquoiLePenprend-iltoutlemondeàcontre-piedsurl’Irak?«D’abordparcequ’ilaimeça,analyseJean-Claude Martinez. Ensuite, c’est l’affaire du “détail” qui provoque son changement de pied. C’estcommeunavionàréaction:ils’estsentirejetéparlacommunautéjuivealorsqu’ilavaitfaittantd’effortspour luiplaire!Enfin, lamotivationfinancièreexistepeut-être.Maissurtout lapossibilité,à traverscetteaffaire,d’acquérirunestatured’hommed’État.»LorraindeSaint-Affriqueyajouteuneautremotivation:celledeséduirelevotearabeenFrancecarSaddamHusseinestpopulairedansl’immigrationmaghrébine11.

À trois reprises, les 18 août, 7 et 10 septembre 1990, Jean-Marie Le Pen s’adresse officiellement àl’ambassaded’Irakpours’enquérirdusortdesressortissantsfrançais.ÀlasuitedesoninterventionsurTF1,unIrakien,rédacteurenchefd’unjournalpubliéàParisetenfaitresponsabledesservicessecretsirakiensàParis, prend contact avec lui. L’homme en question, Shamir Tawfik, est en relation avec TarekAziz, leministre irakiendesAffairesétrangères,ainsiqu’avecBarzanal-Tikriti.LesdéclarationsdeLePenguidépar ses précieux conseils tendent àmontrer à la diplomatie irakienne qu’il est finalement le seul hommepolitiquefrançaisàcomprendrelesétatsd’âmedeSaddamHusseinetàrefusercatégoriquementlalogiquedessanctions,préalablesàlaguerre,quiprévautdanslecampoccidental.Le22août,l’ambassadeurd’IrakenFrance,AbdulRazakal-Hashimi,qualifieLePend’hommecourageuxdansune interviewàNational-Hebdo.

Page 138: Histoire Française

Une première rencontre entre les deux hommes, officieuse (personne n’en a jusqu’alors révélél’existence), est organisée en septembre dans des conditions rocambolesques. Les déplacements del’ambassadeurd’Iraksonteneffetcontrôlés: iln’apasledroitdequitterParis.L’homme,depetitetailleheureusementpourlui,prendplacedanslecoffredelaMercedes190deLorraindeSaint-Affriqueauquelila donné rendez-vous dans une rue avoisinant les bureaux de l’ambassade, rue de la Faisanderie.L’ambassadeurretrouveLePenàNeuillydansunappartementdeShamirTawfik.Cethommes’estoccupédesrelationsentreChiracetl’Irak.ShamirdescendensuiteretrouverCharlesdeChambrundansleGardafindepréparerunvoyageàBagdadetramenerlesotagesfrançaisàParis.Parallèlement,descontactssenouent,notammentavecJacquesDoré,unanciencommandantdelamarineàprésentengagéauFN.

Aujourd’hui, sans être àmêmede citerprécisémentdesdatesni des conversations,LePen se rappelleavoir reçude lapart de l’ambassade l’assurancequ’unedélégationduFrontnationalpourrait se rendre àBagdadetreveniraveclesotagesfrançais.UneaffirmationcorroboréeparsonentretienaccordéauFigaro,en date du 24 octobre 1990, quelques heures à peine après que Saddam Hussein eut rendu public sonintention de libérer les otages français. À Sophie Huet qui lui demande : « Avez-vous l’assurance deramenerlesotagesfrançais?»,LePenrépond:«Jetraiteavecdesgensenquij’aiconfiance.Àpartirdumomentoùl’Assembléeirakienne, leprésident irakienledisentetoùladélégationduFNest invitéeàserendreàBagdad,jecroistrèssincèrementquenotrevoyageseracouronnédesuccès12.»Commeill’avouesansambagesaujourd’hui,LePenajouélesCandide.Enproclamantunpeutroptôtsacertitudederamenerlesotages,ildéclencheuneriposteimmédiatedeladiplomatiemitterrandienne.

IlsemblebienqueJean-MarieLePensesoit,enquelquesorte, imposédansunprocessusinitiéparlesautoritésirakiennesavecCharlesdeChambrun.Lesautoritésirakiennesont,semble-t-il,conviécedernieràBagdad en lui faisant miroiter la possibilité de revenir avec les otages. L’enquête de Christine Clerc etJosetteAlia13,confirméeaujourd’huiparLorraindeSaint-Affrique14,affirmeeneffetque,le20octobre,l’ambassade d’Irak contacte en ces termes le communicant duFront national : «Tout est réglé, SaddamHusseinattendladélégationlepéniste.»Jean-MarieLePenexiged’enêtre,cequi,selonLorraindeSaint-Affrique, n’était pas prévu jusqu’alors et pose un problème aux Irakiens. Une résolution proposant lalibération de tous les otages français doit être adoptée le lundi 22 octobre par le Parlement irakien, queSaddampourraittransformerendécisionlelendemain.PourlesIrakiens,lesotagespourraientrepartiravecCharlesdeChambrunetJean-ClaudeMartinez.MaisonnesouhaitepasàBagdadlaprésencedeLePen,sans doute pour ne pas couper les ponts avec François Mitterrand dont la position, espère-t-on, estsusceptibled’évoluer.CharlesdeChambrunarriveàParisdeSaint-Gilles,savillederésidence,lelundi22octobreenfind’après-midi.Ledépartdeladélégationestprévule24octobre.ToujoursselonJosetteAliaetChristineClerc,LePenimposelarédactiond’uncommuniquéfaisantétatdel’invitationd’unedélégationduFNàBagdad.Enréalité,selonSaint-Affrique, ilsaitdéjà,àcemoment-là,parShamirTawfik,que ladélégationnepartirapaslelendemain.Lecommuniquéesttrèssommaire.Laquestiondesotagesn’yest,biensûr,pasévoquée.IlmentionneunedélégationduFNsansyindiquerlaprésencedeJean-MarieLePen.Uneheureplustard,lescamionnettesdetélévisionetlesreporterssontàMontretout.

Mais les règles de la diplomatie s’accommodent malaisément d’un comportement de matamore.L’ambassadeurd’IrakreçoitCharlesdeChambrunàl’ambassade15.ToutParisluiesttombédessusaprèslecommuniquéduFrontnational.L’ambassadeurestpaniqué,ilévoqueun«complot».CharlesdeChambruncroitentendrelavoixdeRolandDumasautéléphone–leministredesAffairesétrangèresnesesouvientpasd’être intervenu dans cette affaire –, lequel protesterait auprès de l’ambassadeur contre une invitationsusceptibledegâcherl’opérationalorsqueleprincipalobjectifdeSaddamestd’enfonceruncoinentrelaFranceetlesÉtats-Unis.TroisjoursplustardsurAntenne2,l’ambassadeurd’IrakruinelesderniersespoirsduchefduFN:«M.LePenn’apasreçudevisapourserendreenIraketneserendrapasenIrak.»

Que s’est-il passé entre-temps ?Dès le début du conflit, FrançoisMitterrand avait désigné un certainnombred’émissairesfrançais,officieuxouofficiels,pourfaciliterledénouementdelacrise.Parmieux,JeanLecanuet,présidentdelaCommissiondesAffairesétrangères,etdeuxanciensministresJeandeLipkowskietJeanFrançois-Poncet.Surunplandiplomatique,laFranceamisésurleroideJordanieetYasserArafat.L’undesobjectifsestdefairepasserauprèsdeSaddamHusseinl’idéequelemaintiendesotages–touslesotages, pas seulement lesFrançais – àBagdad lemet dansune situationdélicate.LeRaïs a interprété lemessageàsa façon,pensantque la libérationdes292otages français,aprèsceuxduJapon,duBrésil,del’Autriche,del’Allemagneetdel’Espagne,seraitreçuecommeungestefacilitateurd’uneissuepacifiquesanshumiliationpourlui.

ParmilesémissairesofficieuxdeFrançoisMitterrand,ClaudeCheyssonasansdouteeuunrôledécisif.OnlevoitarriveràTunispourrencontrerYasserArafatdèsle14août.Officiellement,ilvientlàentantqueparlementaire européen et fait d’ailleurs partie d’une délégation.Mais il est possible que l’Élysée lui aitsuggéréles«élémentsdelangage»àtenirfaceàYasserArafat.Entoutcas,illerencontreenprivé.Bienentendu,lesdeuxhommesparlentavanttoutdeplandepaixpuisquelechefdel’OLPenaélaboréun,qu’il

Page 139: Histoire Française

entendsoumettreàSaddam.Mais lecompte rendudesonaudience faitapparaître laquestiondesotages,évoquéeàlafindel’entretien.ClaudeCheyssonasansdoutemaintenuensuitedesrelationsrégulièresavecYasserArafat,etonpeutsupposerqu’ilatoutfaitpourobtenirl’annulationduvoyagedeladélégationduFrontnationalentrele19octobre,dateoùl’onapprendladécisiondeSaddamHusseindelibérerlesotages,etle24octobre,momentoùl’ambassadeurd’Irakannoncequ’iln’yapasdevisaaccordéauleaderduFN.

Revenonsàcefameuxlundi22octobre.Cejour-là,EdgarPisani,autreémissaireofficieuxde FrançoisMitterrand,apprenddeYasserArafatqueleRaïsadécidédelibérerlesotagesfrançaisetileninformelegouvernement,viaJean-LouisBianco, lesecrétairegénéraldel’ÉlyséeetClaudeCheysson.PisaniaainsiparachevéletravaildeClaudeCheysson.Commentont-ilsréussiàconvaincreSaddamHussein?

Ils disposaient d’abord de l’argument diplomatique. La France a une longue tradition d’amitié avec lemonde arabe, comme Jean-Marie Le Pen l’a bien relevé. Et puis, dans le conflit entre le Koweït et lespuissancesoccidentales,lapositiondelaFranceestunpeudécaléeparrapportàcelledesÉtats-Unis.Dansle jeu assezpeuouvert deSaddam, la carte française est la seule qui puisse aider à peser sur la positionfinalede l’ONU : cette guerre est la première crisediplomatiqued’unmondequi n’est plusbipolaire, laRussieserangeant,pourlapremièrefois,auxcôtésdesÉtats-Unis.

Maisunautre facteur,pluspersonnel, apu joueretmotiverYasserArafatpourconvaincreSaddamdelâcherlesotagesfrançaisetdenepasleslivrerauxfrontistes.Lechefdel’OLPnepeut,eneffet,rienrefuseràFrançoisMitterrand,surtoutsiClaudeCheyssonsechargededéfendresaposition.Pouruneraisonaiséeàcomprendre:sansMitterrandetCheysson,ilyalongtempsqueYasserArafatseraitmort!Ilfautdoncsesouvenircommentetdansquelcontexteleprésidentfrançaisluiasauvédeuxfoislavie.

Débutjuin1982,FrançoisMitterrandn’avaitpasacceptélaremontéedel’arméeisraéliennesurBeyrouthavecpourobjectifledépartdesPalestiniensetdesSyriensduLiban.ÀBudapest,ilosaitcomparerl’attitudedesIsraéliensàBeyrouthaveccelledesnazis...Le9août,l’attentatdelaruedesRosiersfaisaitsixmorts.Quelquesjoursplustard,lePremierministreisraélienMenahemBeginprononçaitenConseildesministresune déclaration brutale contre la France et son chef rendant ce dernier responsable, par la teneur de sesdiscours,del’attentat.

FrançoisMitterrandn’apasarrangésoncasauprèsdesdirigeantsduLikoud,enprenantle30août1982ladécisiondesauverYasserArafat,ainsiqueletrésordeguerreetlesarchivesdel’OLPàBeyrouth,quisontensuite déménagés à Tunis. La Légion étrangère assurait la protection du bateau battant pavillon grec,emmenantlechefpalestinientraquéparlesIsraéliens...

Àl’automne1983,ArafatseretrouvaunenouvellefoiscoincéavecquatremillecombattantsdansTripoli(Liban), traqué et bombardé, à la foispar lesSyriens, lesPalestiniensdissidents et lamarine israélienne.Malgrélespressionstrèsfortesd’Israëlquivoulaitempêcher«ledépartd’individusquireprendrontleursactivitésterroristesetmenacentlapaixdumonde»,BrunoDelaye,àl’époquejeunediplomate,conçoitetmetenœuvre,sousladirectionbienveillantedeClaudeCheysson,l’évacuationdeYasserArafatescortédecinq bateaux grecs battant pavillon des Nations unies. Avec à la clé une menace explicite contre legouvernement israélien :«Legouvernement français tientà fairesavoirqu’ilconsidéreracommeunactehostiletoutetentatived’entraveàlabonnemarcheduconvoioud’arraisonnementdel’undescinqbateauxgrecs.»Le20décembre1983,ArafatvoguetranquillementversTunis.UnYasserArafatqui,augranddamd’unepartiedelacommunautéjuive16,estensuitereçuàl’Élyséele2mai1989.Connaissantl’attachementviscéral du président français à l’égard d’Israël et du peuple juif, Arafat lui voua, jusqu’à sa mort, unevéritableaffection17...Bref,dansl’affairedesotagesd’Irak,ilnepeutrienrefuseràFrançoisMitterrand.

L’opérationéchouedoncpourLePen.Maisondécouvrebientôtque,sicedernieraétécontestédanssesrangs, il a pu, contre toute attente, être compris par une partie importante de ses électeurs et une largefractionde l’opinionfrançaise.Aufond,sapositionétaitàfrontrenversé.Lepacifismemanifestédans leconflitd’Irakpouvaitêtreassimiléàunepositiongaullienne:refusdes’alignersurlapositiondel’Empireaméricain, solidarité avec le monde arabe. Tandis que la position guerrière, tenue par toute la classepolitique française – Jean-Pierre Chevènement ne démissionnera qu’en janvier 1991, lorsque l’arméefrançaiseentreraenguerre–peutapparaîtrecommeuneformedesoumissionàl’Empireaméricain.

En tout cas, alors que toute la presse, et notamment les journalistes qui suivent le Front national, seréjouissaitdesesdivisionsinternes,unsondagedelaSofrescommandéparLeMondefaitapparaîtrequelespositionsdeLePensurl’Irak,siellesnerecueillentunefrancheapprobationquede11%desFrançais,neruinent pas son audience dans son vivier électoral 18. Les électeurs ne font pas la connexion entre sonindulgence envers Saddam Hussein et le rejet de l’immigration, comme le supposaient certains leadersfrontistes.

Mieux, deux jours après la publication de ce sondage, Jean-MarieLePen a le plaisir de voir l’un desjournalistes lesplus envuedumoment, Jean-MarieColombani,duMonde, lui consacrer un éditorial quis’ouvre sur un constat d’une certaine manière élogieux : « Le paysage politique français s’ordonnedésormaisautourduface-à-faceentreM.MitterrandetM.LePen19.»L’éditorialisteduMondesouligne

Page 140: Histoire Française

que,s’ilaprislerisquedeheurtersonélectoratenrefusantdesoutenirlapositionofficiellefrançaise,ilpeutainsis’adresseràunefrangeplusimportantedel’opinionquipense,elleaussi,quelaFrancen’apasintérêtàsemêlerdececonflit.«Pluspréoccupant, lesoutiendeJacquesChiracetde l’oppositionauPrésident,conclutColombani, aboutit à faireduFrontnational l’opposantunique àMitterrand, position similaire ettoutaussiavantageusequecellequ’occupaitlePCFfaceàdeGaulledanslesannées1960.»

Maiscen’estpastout.LesprochesdeLePenapprennentbientôtqu’uncompromisaététrouvéquivaluipermettre de venir à Bagdad récupérer un petit groupe d’otages européens. SaddamHussein a-t-il vouluainsiéviterdemanifestertropd’ingratitudeàl’égardduseulhommepolitiquefrançaisquiaitmanifestédelacompréhensionenverslui?Oubiens’agit-ilseulementdesatisfairesonfrèreBarzanal-Tikritiquis’estengagé en ce sens, on l’a vu, auprès deCharles deChambrun ?Quoi qu’il en soit, le 18 novembre unedélégation du Front national et du groupe des droites européennes s’envole pour Bagdad. La délégationfrontistecomprendbienJean-MarieLePen,ainsiqueCharlesdeChambrun,Jean-ClaudeMartinez,MartineLehideux,RobertMoreau,legardeducorpsdeLePen.Cedernierestreçucommeunchefd’État,avecsalutau drapeau des militaires. Il est 5 heures du matin. Le Pen est accueilli par le doyen de la faculté deBabylone,Al-Sayed,l’ancienmilitantduFN.Martinezsesouvientalorsd’unescèneincroyable:Al-Sayedprend Le Pen à part au petit matin, sur le tarmac. A-t-il quelque message diplomatique à lui confier ?Nullement, il s’enquiert seulementde... l’exclusion récented’unmilitantgardoisduFN,unpied-noir, uncertainTroise.IlexigedeLePenungestepourluirendrejusticeetleréintégrer.Noussommesàquelquessemainesd’unconflitmondialetoncommencepardiscuterdespetitesaffairesfrontistes...

À Bagdad, Le Pen est reçu par Saddam. Quand il entre dans la salle de réception présidentielle, leprésidentirakienl’entraîneàpart,luiprendlesmainsetlesgardedanslessiennesdurantunebonneminute.Simplegested’empathie?Saddamlui-a-t-ildonnéunmessageécrit?Manifestemententoutcas,lecourantpasseentrelesdeuxhommes.

Les autorités informent la délégation des droites européennes (Leonor Fini est présent commereprésentantduMSIitalien),viaCharlesdeChambrunetJean-ClaudeMartinez,quelesotageseuropéensnesontpasàBagdadetqueleurrapatriementvaprendrequelquesjours.

LetempspourLePenetlessiensd’imaginerunearrivéetriomphaleàStrasbourg,lesdéputéseuropéenspénétrantdans l’enceinteparlementaireetsuivisdes85otageseuropéens20.Le scénario finalne serapascelui-là.D’abord, certains otages refusent de rentrer avec le groupe des droites européennes. «Etmêmequandonarécupéréceuxquirentraientavecnous,sesouvientMartinez,l’atmosphèreétaitglaciale,ilssesontcomportéscommedesgoujats.Aucunnenousasalués,nimanifestéunequelconquegratitude.OnavaitenviedeleslaisserenIrak!»

Une fois l’avion d’Irak Airline parti, surprise : le gouvernement français refuse de lui délivrer uneautorisationd’atterrissageàStrasbourg.EncoreunedélicateattentiondeFrançoisMitterrand!L’avionseposedoncàceluideBâle-Mulhouse.Etlà,LePenexplose:àladescentedel’avion,les«libérateurs»ontdroit à une brochette de policiers et de garde-frontières, chiens policiers enmain, dans le froid alsacien.BrunoMégretetCarlLangsontprésents.Aucoursdelaconférencedepressequisuitl’arrivéedesotages,LePendénoncelegouvernementfrançaisquil’aempêchédeseposeràStrasbourgetla«Républiquedespourris21».

Finalement,FrançoisMitterrandausédesamaliceetdesapuissancediplomatiquepourruinerleprojetde Jean-Marie Le Pen de devenir le libérateur des otages français. Le Pen ne sera donc pas le KurtWaldheim français. Mais l’affaire irakienne lui a permis de prendre, modestement, une dimensioninternationale.Larelationavecl’Irakestunebriquesupplémentairedelabienmaigrediplomatielepéniste.

1.Jean-MarieLePenfaitallusionàlacréationdecepaysen1961àl’issued’unlongprotectoratbritannique.2.Utilisé par les nazis durant la SecondeGuerremondiale, l’usage de boucliers humains a été explicitement condamné par une conventioninternationaleadoptéeàGenèveen1949.3.Libérationdu27août1990.4.NotammentparJean-LouisBourlanges,députéeuropéen:«Aujourd’huileprésidentduFrontnationalnousinviteàrefuserdemourirpourKuwaitCitycommehierMarcelDéatetsesamisrefusaientde“mourirpourDantzig”»,LeFigarodu24août1990.5.VoirDansl’ombredeLePen,op.cit.,p.211.6.«M.MonnerotsedémarquedeM.LePen»,LeMondedu18août1990.7.EntretienavecJean-ClaudeMartinezdu21février2012.

8.LeMondedu1erseptembre1990.9.Entretiendu11mai2011.10.Entretiendu21février2012.11.Cf.Dansl’ombredeLePen,op.cit.,p.209.12.LeFigarodu24octobre1990.13.Cf.LaGuerredeMitterrand,OlivierOrban,1991.14.Entretiendu12mars2012.15.Id.16.Lemardi2mai1989,dixmillepersonnesmanifestentrueCopernicpourdénoncerlavisitedeYasserArafatauxcrisde:«Arafat,assassin!»et«Mitterrand,trahison!».

Page 141: Histoire Française

17.ArafatétaitàParisquandFrançoisMitterranddécéda.Ilafaitdespiedsetdesmainspoursaluersadépouille,etréussitàêtrelapremièrepersonnalité étrangère à se recueillir chez lui. Dans le hall de l’appartement de l’avenue Frédéric-Le-Play, Arafat aperçoit Jean-ChristopheMitterrand,leserretrèsfortdanssesbras,pleureàchaudeslarmes,luiagrippelescheveuxtrèsfort,luifaitmal...Arafatsedirigeverslachambremortuaire. Le chef palestinienmonte sur le lit, s’agenouille et prend FrançoisMitterrand à bras-le-corps, le soulève, l’embrasse, sanglote etpsalmodieenarabe,puisquelquepeucalmé,ditlaprièredesmorts...18.VoirLeMonde du6octobre1990 : «Le rejet de lapositiondeM.LePen sur la criseduGolfen’affectepas l’audiencede ses thèmeshabituels.»19.LeMondedu8octobre.20. 21 Britanniques, 14 Italiens, 7 Allemands, 2 Hollandais, 3 Danois, 3 Irlandais, 2 Belges, 2 Grecs et un Suisse. VoirLeFigaro du 23novembre1990.21.«LagrossecolèredeLePen»,LeFigarodu23novembre1990.

Page 142: Histoire Française

17.

Alliancessecrètesoulafacecachéedeladiabolisation

Enpolitique,mêmelesdiablespeuventêtreapprivoisésetintégrésdansl’humanitécommune.Pierre-AndréTAGUIEFF

LaviedeLePenest jalonnéede rencontres interditesou improbables.Souvent secrètes, et qui le sontrestées. Car Le Pen se comporte plutôt en homme de parole vis-à-vis de ceux qui ont pris le risque defranchir«lecordonsanitaire»pourveniràsarencontre.Iln’atrahileprincipedeconfidentialitéques’ils’estimaità son tourgrugéou insultépar laparolepubliquedeson interlocuteur,commecela s’estpasséavecJacquesChirac1,lorsquecedernieraaffirménejamaisl’avoirrencontrédesavie.S’ilestbannidelascènepolitique«officielle», leFrontnational estdevenuunacteurpolitique trop importantpournepassusciterconcertationsoutractations.LeFront«fixe»entre15et20%d’électeursfrançaisdepuislafindesannées1980.Unpactoleélectoralqui,bienutilisé,seraitsusceptiblededonner,indirectement,lavictoireàbiendesambitieux:lescrutinàdeuxtoursfavoriselebillardàtroisbandes.

Mais il n’y a pas que l’intérêt électoral. Une fois Le Pen installé dans son fauteuil de « diable », safréquentationaimanteceux,plusnombreuxqu’onnel’imagine,quisontattirésparlatransgression.Quitteàprendreunelonguecuiller,commeditleproverbeshakespearien,pourdîneraveclui.Letabouquientourele Front national est excitant pour certaines âmes d’aventuriers qui ont le goût du désordre ou de lamarginalité.

BenoîtBartherottesedéfinitcommeunhommedeprincipes.Maissesprincipesdiffèrentsingulièrementde ceux affichés par le villagepolitique.Bartherotte a un côtéBrassens, celui de lamauvaise réputation.Voilà un personnage comme on en rencontre assez peu, qui distribue des citations de Lénine ou deBaudelaire commeon offre des grappes de raisin à des enfants.Entré par effraction dans l’univers de lamodeàvingt-deuxans,saréussitechezLouisFérauddanslesannées1970luivautderencontrerceluiqu’onsurnomme«lemilliardairerouge»,Jean-BaptisteDoumeng.Cedernierluidemandebientôtdeprendrelesrênesdel’entreprisedemaroquineriedustylisteJacquesEstérel,qu’ilparvientàtransformerenmarquedeluxe.

C’estàlafindesannées1970queBartherotteentendparlerpourlapremièrefoisd’unautreentrepreneurdu nom de Bernard Tapie : « Le journaliste Emmanuel de La Taille m’avait dit : il y a deux hommesd’avenirenFrance,LaurentFabiusàgaucheetBernardTapiecôtépatrons2.»Audébutdesannées1980,TapiecontacteBartherotte.LeprésidentMitterrand,qu’il tientabsolumentàséduire,demandaàTapieen1984dereprendreuneautremarque,celledeMadameGrès,desonvrainomGermaineÉmilieKrebs,uneprochedelasœurdeDanièleMitterrand.MadameGrèshabillaitlesfemmesdeprésidentderobes-tuniques,dedrapésinspirésdesimagesdel’Antiquitégrecque.

Enbonprofessionnel,Bartherottediagnostiquevitelehandicapmorteldontsouffrelasociété: lahautecouturenevitqueparlesdroitsdérivés;ormalconseillée,lapatronnedeMadameGrèsacédésesdroits.Bref,lasociétéperddel’argentetTapieprendpeur:«Alorsquejeleconnaisàpeine,raconte-t-il,Tapies’esttournéetm’amontrésesfesses:“J’aiuneénormehémorroïde,m’a-t-ildit.Moncapitalestmédiatique,etlàjemedéconsidère.TuassortiDoumengd’affaireavecEstérel,ilfautquetum’aidesdelamêmefaçon.Tapie couturier, je vais me ridiculiser sous les projecteurs. Tu vas me reprendreMadame Grès.” Je luirétorque:“Sûrementpas.Oualorsilmefaudrait lebeurreet laconfiture,desdeuxcôtésdelatartine.”»Poursedébarrasserde l’affaireen1986,Tapie luioffregratuitementsonnomet toutessesmarquespourcinqans(Lou,LaVieClaire...)ens’engageantàcequeleurexploitationluirapporte10millionsdefrancsparan.

Deux ans plus tard, Bartherotte retrouve Tapie, qui a ajouté la présidence de l’OM à son tableau dechasse,dans sesbureauxde l’avenuedeFriedland.Aprèsqu’il eut redressé l’OMendeuxans,EdmondeCharles-Rouxl’imagineensuccesseurdesondéfuntmariGastonDefferreàlamairiedeMarseille.C’estlemomentTapie.L’ÉlyséeenafaituntripleZorro:dufoot,enluilaissantreprendrel’OM,del’économie,

Page 143: Histoire Française

aveclareprisedemarquesendifficulté(Manufrance,Terraillon,Testut,puisceserontWonder,LooketLaVieClaire),de lapolitiquemaintenant.JacquesSéguéla luisouffle l’idéededevenir lechefd’un«grandparti centriste » (un sondage le donnemêmeà7%pour la présidentielle), l’incarnation charmeusede lasociétécivilequidevientàlamodeenpolitique.MaisTapieneselancepas.

Tapie-Mitterrand.Toutapeut-êtrecommencéparundéjeunerréunissantlesdeuxhommeschezSéguéla,au printemps 1988, avant l’élection présidentielle. Un déjeuner au cours duquel, selon Le NouvelObservateur, Tapie a été subjugué par le Président. « Il est tombé amoureux de Mitterrand. Depuis cedéjeuner, ilne fait riensansconsulter,à l’Élysée,Attali,Bianco,maisaussiet,bientôt, surtout,PilhanetColé»,raconteunprochedeTapiequinelequittaitguèreàcetteépoque.Séguélaesttellementconvaincuque Tapie va s’engager à fond derrière le Président qu’il réserve déjà des espaces publicitaires dans lesmédias.Prudent,Tapie,finalement,nebougepas...

FrançoisMitterrandgagnehautlamain,commeonsait,l’électionprésidentiellede1988.AprèsavoirfaitdeTapielesymboledesnouveauxentrepreneurs,lechefdel’État,dûmentconseilléparletrioPilhan-Colé-Aubert, veut maintenant l’utiliser contre Le Pen, l’impact de SOS Racisme étant quelque peu émoussé.PilhanetSéguéla«chauffent»lepatrondel’OMpourqu’ildeviennele«tueur»deLePen.BernardTapieestunacteurtoutterrain.Ilest,surtout,souslecharmeetmêmel’emprisedeFrançoisMitterranddepuiscedéjeunerchezJacquesSéguélaauprintemps19883.

Le14mai,Mitterranddissoutl’Assembléenationale.Lesurlendemain,LePendéclarequ’ilseprésenteàMarseille.Le19mai,Jean-LouisBiancoannonceàBernardTapiequeFrançoisMitterrand luidonnesonfeuvertpourqu’ilselancedanslabataillemarseillaisecontreleleaderduFrontnational.

MaisleparachutagedeTapienesepassepascommeprévuàl’Élysée.MichelPezet,lenouveaupatronduPSmarseillais,n’estpasd’accordaveclechoixélyséend’adouberTapiedanslahuitièmecirconscription.Tapie lui téléphonepour tenterde le fairechangerd’opinion.La réponse fuse,cassante4 : «Lahuitièmecirconscription?Pasquestion.Ceseraunsocialistequiseral’adversairedeLePen.»Tapieestautoriséàseprésenterdansunecirconscriptionvoisinetrèsancréeàdroite.Avecdoncpeudechancesdesuccès...C’estàcemoment-làquel’hommed’affairesrenoueavecBartherotte,avenuedeFriedland,enprésencedeJacquesSéguélaetJacquesPilhan.

«“L’Élyséemedemanded’allerquandmêmeàMarseille,luilanceTapie.Ilmerestedixminutespourprendremadécision–Biancovarappeler.Eux[SéguélaetPilhan]medisentquej’aiplusàyperdrequ’àygagner”,rapporteBartherottequileprendàrevers:“Ilsonttortparcequetusaistrèsbienquetuvasyallerdetoutefaçon!”»Tapieacquiesceetluidemandedeleseconderpoursacampagne.Bartherottedisparaît.IlaimebienTapie,maisestimeleurscaractèresetleursprincipesincompatibles.

Le soirmême,Tapie et Pilhan prennent ensemble l’avion pourMarseille.À leur descente d’avion, unphotographeestprésent.Dansunpremiertemps,Pilhanréagitmal,commeilleconfieraàJean-LucAubert,lecommunicantquitravailleauprèsdelui.TapieafaitensortequeleclichésoitpubliéparLeProvençal, lejournal leplus ludans lacitéphocéenne,afinque tous lesMarseillais, socialistesycompris, sachentqueBernardTapieestbienl’hommeduPrésident,puisqu’ildisposedumêmeconseillerencommunication...

Malgrélelourdhandicapd’avoirobtenuunecirconscriptiontrèsancréeàdroite,Tapieneperdl’électionlégislativedans lahuitièmecirconscriptionquede84voixcontre lecandidatdedroiteGuyTeissier.Uneindiscrétion venue dumilieumarseillais – lequel a ses entrées dans tous les partis depuis l’époque de laRésistance–permetàl’undenosinformateurs,devenul’«angegardien»marseillaisdeTapie5demettrelamainsurplusieurscentainesdeprocurationslitigieuses.BernardTapieobtientl’annulationduscrutin.Cettefois-ci, Bartherotte l’aide à mener campagne et à devenir député en janvier 1989. Notons que le Frontnational ne donne aucune consigne de vote au second tour 6, ce qui laisse le champ libre à l’hommed’affaires.Cederniern’apourtantpashésité,durantlacampagne,àserendreàunmeetingduFrontnationaletàyintervenirpubliquement.

Enfait,dèslacampagnelégislativedejuin1988,lesconseillersdel’ÉlyséeontsuggéréàBernardTapiede proposer un débat avec Le Pen. Ils mettent TF1 et France 2 sur le coup qui acceptent une émissioncommune aux deux chaînes.Et c’est Pierre-LucSéguillon qui appelleLorrain deSaint-Affrique pour luitransmettrelaproposition.TapieauraitinsistépourparlerdirectementàLePen.Ilest,àcemoment-là,austadeVélodrome.«Ill’aappeléalorsquej’étaisdanssavoitureaveclui,raconteSaint-Affrique7.Il luiafait ladanseduventre :“Vousêtesunhommegénéreux.Jen’ai jamaiscru toutceque l’onditsurvous.Acceptezdedébattre avecmoi, ce serabienpour tous lesdeuxetpour ledébatpublic.”ÀquoiLePen,amusé,auraitréponduensubstance:“Jesuisdanslaviepolitiquedepuislongtemps.Vousarrivez.Faitesvospreuvesaupremiertouretjevousrencontreraiausecond”.»

Maisunefoisl’obstacledupremiertourfranchi,Tapiedoitsecontenterd’undébatàtroissurFrance3avecleleaderduFrontnationaletJean-ClaudeGaudin,têtedelistedeladroiteenPACA.Lamiseenscèneestquelquepeuridicule:chaquedébatteurestséparédesesadversairesparuneplanteverteconformémentauxexigencesdeGaudin.

Page 144: Histoire Française

Cen’estquepartie remise.Eneffet, le8décembre1989,BernardTapieest le seulhommepolitiqueàaccepter de débattre avec Jean-Marie Le Pen à l’invitation de Patrick Poivre d’Arvror sur TF1. Il est «coaché»,commeondit,parlescommunicantsprésidentiels,avenueFranklin-Roosevelt,àTempspublic,lasociétéoùsontinstallésJacquesPilhanetJean-LucAubert.Jean-LucAubertsesouvientbiendeladernièrepréparationdeTapieavantqu’ilnerejoignelesstudiosdeTF1:«Onluiaditqu’ilétaitleseulàpouvoirluirentrer dedans, qu’il pouvaitmême aller jusqu’à lui casser la gueule en direct.Et que personne ne le luireprocherait.Toutlemondeseraitderrièrelui...»

Ledébat,centrésurlaquestiondel’immigration,tourned’ailleursplutôtàl’avantagedupatrondel’OMde l’époque.Cedernier prendLePen à revers en lisant des extraits de son intervention auParlement en1956,oùils’étaitlancédansunplaidoyervigoureuxenfaveurdel’assimilationdesAlgériens,expliquant,àreboursde lapositiondescolons,que lesmusulmansdevaientaccéderà tous lesdroitsde lacitoyennetéfrançaise.Dansl’espritdujeunedéputéLePen,cesArabesmusulmansétaienteneffetunechancepourlaFrance.Mais,en1989,LePen,sansdoutedésarçonné,traitesonadversairedepitre.Letonmonte.C’estàcemomentquelesdeuxdébatteursfontmined’êtreprêtsàenvenirauxmains.

Après l’émission,BernardTapie rejoint Temps public pour le « débriefing ». Pendant quelques jours,PilhanetAuberts’adressentdesonores«monsieurRamirez»,nomsymboliquedumanagerdeboxe8.

Aprèssavictoireàl’électionlégislative,Tapieest«missionné»parlegouvernementpourredresserlesChantiersnavalsdeLaCiotat. Il confiecette tâcheàBenoîtBartherottequi en feraunecause sacrée.Eneffet,l’ex-patrondeJacquesEstéreldécouvrebientôtquelegouvernementRocardestliéparunengagementd’Alain Madelin, ministre du gouvernement Chirac entre 1986 et 1988, auprès de la Commissioneuropéenne.AccordselonlequellaFranceacceptedefermerlesChantiersnavalsdeLaCiotat–lesecteurintéresse apparemment les Allemands – en échange d’une subvention destinée à la reconversion d’unmilliarddefrancs.OrBartherotte,lui,atrouvéunrepreneuravecLexmark,unesociétéaméricaine,dontlesdirigeantscroient–nonsansunecertaineperspicacité–àunnouveaucycledelanavalelourdeetdesgrostransporteurspétroliers,dits«doublecoque».Dèslorss’engageunbrasdeferentreBartherotte,d’unepart,quis’appuiesurlesouvrierscégétistesdeLaCiotat,naturellementfavorablesàlapoursuitedeleuractivité,et le gouvernement, d’autre part, favorable à son arrêt. Tapie prend alors un peu ses distances avecBartherotte:ilneveutpassemettreàdoslegouvernementetprôneunereconversiondeschantiersdanslanavigationdeplaisance.

Lesélectionsrégionalesde1992sont l’occasiond’unnouvelépisodedans lesrelationsentreLePenetTapie.Cedernier,quiestdevenuministrede laVilleendécembre1992,prend la têtede la listeÉnergieSud.L’électoratdelarégionsediviseentroisgrandesforces:ladroitedirigéeparJean-ClaudeGaudin,leFrontnationalreprésentéparsonleaderenpersonneetlagaucheavecÉnergieSud,lePSlocalayantacceptédemenercampagneaveccetteétiquettesouslapressiondel’Élysée.Sansattendrelepremiertour,BernardTapieengagedifférentesmanœuvrespourl’emporter.Iltented’aborddesejouerdesdivisionsdeladroite.Ilenvoiedoncunémissaire–la«Gorgeprofonde9»decetteenquête–contacterMauriceArreckx,l’ex-maireUDFdeToulon (de 1959 à 1985) et président du conseil général duVar.Cedernier est dans unesituationsingulière.NuireàGaudinneluidéplairaitpas.MaisArreckxestdanslamainduparrainvaroisJean-LouisFargette.Après l’exil forcéde celui-ci en Italie, survenu en1982,Arreckx est le seul à avoirmaintenucecontactavecFargette,eta,semble-t-il,encaissédespots-de-vinpourdestravauxdanslarégion,en faisant croire aux entrepreneurs qu’il n’était que le « correspondant » deFargette.Lorsque cedernierréalise la supercherie, il convoque Arreckx et, après une virile paire de gifles, lui recommande d’obéirstrictementàsesconsignespourse«racheter».FargettedonneordreàArreckxdesoutenirensous-mainunelistedissidente,afind’affaiblirlaperformanceélectoraledeGaudin.Maisledealn’aboutitpaspourdesquestionsd’argent, les«dissidents»manifestantdesexigencesdémesuréesauprèsde l’envoyéspécialdeTapie,notreinformateurprivilégié.

Deuxième pierre du dispositif Tapie pour l’emporter : Le Pen. Là aussi, le contexte se prête à un «arrangement»:aprèsavoirconcluetrespectéunaccorddedésistementréciproqueavecleFrontnationallors des élections législatives de 1988, Jean-Claude Gaudin rompt définitivement avec cette logiqued’allianceunanplustard,lorsdesmunicipales.LePenestdoncdisposéàenfairepayerleprixaumairedeMarseille.ÀlademandedeTapie,BartherotteprenddonclangueavecLePen.Quelquesmoisauparavant,durant la campagneprésidentielle, unmessagerduprésidentduFrontnational s’était déjàmis encontactavec lui : « Je déjeunais au Père tranquille près de la gare Montparnasse, dont les habitués étaient unramassis d’originaux d’extrême droite, raconte Bartherotte. Le patron Jean Nouyrigal, ancien rugbyman,hautencouleur,quitenaitlachroniquegastronomiquedeMinute,m’accueillaitavecsavoixdestentorenhurlant :«Le“communiste” ! J’avais repéréun typeavec lanuque raideetunbrasenécharpedansunecravatede soie.Aumomentoù je partais, le patrondu restaurant, avec lequel il était attablé,me força àm’asseoir:“Jeveuxabsolumentteprésenterquelqu’un.”LetypeenquestionétaitJean-PierreGendron10,legendre de Le Pen. Et celui-cime dit : “Notre président veut vous voir pour vous dire que notre élu au

Page 145: Histoire Française

Conseilgénéral a eu tortdevotercontrevousquand le sitedesChantiersnavalsdeLaCiotatvousaétéattribué pour trente ans 11.” » Un vote très médiatisé puisqu’il s’est organisé au vu et su de milliersd’ouvriersquimanifestaientdevantleConseilgénéral.Lesoirmêmedecetterencontreaurestaurant,Marie-JoséRoland,lasecrétairedeLePen,avaitjointBartherotte.Rendez-vousestprisdèslelendemainmatinàMontretout.

Aumoment de lui tendre lamain pour le saluer, Bartherotte la retire et dit à Le Pen : « Ça ne vousdérangepasdeserrercettemainquiaserrécelledetantdemainscommunistes?»EtLePenderétorquerdans un éclat de rire : « Vous et moi savons bien que les communistes ne sont que des patriotes quis’ignorent.»Manifestement,lechefduFrontnationalestintriguéparlapersonnalitédeBartherotte,quiestàlafoisuneconnaissanceducolonelAntoineArgoud,ancienchefdel’OAS(aprèsl’arrestationdugénéralSalan),unprochedeDoumeng,etsupposémentun«agent»deBernardTapie.Lesdeuxhommesdiscutentlonguement.Enleraccompagnant,LePenluidit:«Jevaisvoussurprendre.DansleSud,jeferaicequevousmedirez.Faites-enl’expérience.Vousallezprendreçapourdesparolesd’hommepolitique,c’est-à-direpourrien.Maisjevousrépètequejeferaicequevousmedirez,faites-enl’expérience»,répète-t-il.

LePenal’occasiondetenirparole,lorsduscrutin(àuntour)desélectionsrégionalesdu22mars1992.Commeprévu,troisblocssortententête:lalisteUDF-RPRcompte43élus,leFrontnational,34,ÉnergieSud, 30. Suivent dix élus communistes, trois écologistes de gauche et deux écologistes de droite. Tapieinsiste:s’ilparvientàralliertouslesélusdegaucheetàobtenirlevoteàbulletinssecretsd’unéludedroiteoud’unécologistedemêmetendance,l’affaireestdanslesac,sil’onpeutdire.

Le staff de Tapie ne renonce pas.Un de ses émissaires, toujours selonGorge profonde, prend languedirectement avec certains élus varois de l’UDF.Objectif : convaincre deux ou trois d’entre eux de voterTapie au troisième tour de l’élection du président duConseil régional, qui se déroule à bulletins secrets.L’opération, selon notre source, aurait pu réussir si Tapie n’avait pas résisté au plaisir de se féliciter àl’avance de ce ralliement lors d’une réunion des élus d’Énergie Sud. Tapie se montre alors digne du «Tartarin»qu’avaitdénoncéLePenlorsdeleurdébattélévisésurTF1.Patatras!LamanœuvreestébruitéeetparvientauxoreillesdeGaudin.LequelcoinceArreckx:«Onmeraconte,luidit-il,quecertainesdetesouaillesvontvoterTapie.»Arreckxn’aplusqu’àlerassureretàfairelapolicedanssesrangs...

Côté communiste, Tapiemord aussi la poussière.Gaudin les aurait, toujours selonGorge profonde, «ficelés»avecdiversespromessesdesubventions.Aulendemainduscrutin,leurleaderlocal,GuyHermier,annoncequeleséluscommunistesnevoterontpasenfaveurdeTapie.LejourduvoteauConseilrégional,le 27mars, Bartherotte se porte à son secours avec une trentaine d’ouvriers des Chantiers navals venusinterpeller les élus communistes : comment peuvent-ils s’abstenir alors que Tapie promet la relance desChantiersnavals?«Surleursécriteaux,rapporteLeMonde12,unequestionsansfardauxéluscommunistes:“Lesdixpréfèrent-ilsGaudinetLafond[lemairePRdeLaCiotat],auxChantiersnavals?”»MaislePCFestencoreunpartidisciplinéetTapienepourracomptersurlui.

Côté Front national, un vote franc et direct pour Tapie était impossible à assumer politiquement.L’émissaire d’Énergie Sud demande cependant à Le Pen d’éviter par tous les moyens que certains élusfrontistes ne votent secrètement pour Gaudin, craignant d’ultimes manœuvres du chef de l’UDF. Voilàcomment,pourfinir,lesélusduFrontnationalontétélesseulsà«suivre»Tapie:aumomentdutroisièmetouràbulletinssecrets,LePenappellesestroupesàquitterl’hémicycle.Certes,aucunnepourradoncvoterdirectementpourTapie.Maisaumoinsaucund’entreeuxn’apuêtretentéd’apportersavoixàJean-ClaudeGaudincequeBernardTapievoulaitéviter.

Cetteconnivencesetrouveconfirméeunanplustard,lorsdesélectionslégislativesdemars1993.EllevafonctionnercettefoisaudétrimentdeBrunoMégret,leseconddeLePen,quiseprésentedansladouzièmecirconscriptiondesBouches-du-Rhône.LecandidatRPRdoitseretirer.Mégretespèrebiensonsoutien.Ildisposed’unemonnaied’échangepossiblesi,àGardanne,lacirconscriptionvoisine,aunorddeMarseille,le représentantduFNDamienBariller,procheconseillerdeMégret, se retirepour favoriser l’électionducandidatdedroitecontreBernardTapie.Ledealestd’autantplusconcevablequelecandidatduRPR,HervéFabre d’Aubrespy, est proche de Charles Pasqua. Contre toute attente, Le Pen intime l’ordre à DamienBarillerdesemaintenirpourfaciliteraucontraire l’électiondeTapie!BrunoMégret tentedeconvaincreBarillerdeseretirer,maiscedernierrefusesachantqu’auFront,onnedéfiepaslechefouvertement.«Ilauraitétéviréetj’auraisétéobligédelesoutenir»,reconnaîtaujourd’huiBrunoMégret13.

Finalement,BrunoMégretéchouedansla12ecirconscriptionavec45%desvoixausecondtourtandisqueBernardTapieestéluconfortablementdanslacirconscriptiondeGardanne.OnapprendrabienplustardqueJean-MarieLePenareçuBernardTapieàMontretout.Selonleprésidentd’honneurduFrontnational,quia«avoué»cettecurieuseentrevuedix-septansaprès14,sadécisiondemaintenirBarillerauraitétépriseavant leur rencontre : «Tapie aobtenuenquelque sortegratuitement cequ’il avait l’intentiond’acheter,nousdit-ilaujourd’hui. Jene luiaidemandéqu’unechose :abandonnersespoursuitescontreJean-EdernHallierquiétaitengrandedifficulté.Jenesaismêmepass’ilatenusapromesse15.»

Page 146: Histoire Française

Desoncôté,BernardTapieatoujoursniél’existencedeleurentrevueaccusantLorraindeSaint-Affriqued’avoir inventé cette histoire16.Mais la personne qui l’a emmené àMontretout nous l’a confirmée. Parailleurs,plusieursacteursdel’époquel’ontégalementévoquée.FrancisAllouche,quiétaitalorslaplumedeTapie,affirmeavoirrompuavecluiàcaused’un«marchandage»avecLePendontl’ex-patrondel’OMavaitadmisl’existence17.

ContrairementàcequeprétendJean-MarieLePen,lemaintiendeDamienBarillercontreBernardTapieà Gardanne n’avait rien de « naturel ». Bien sûr, le Front national avait, lors de ce scrutin, décidé demaintenirsescandidatsunpeupartoutenFrance.Maislarèglesouffraitdesexceptions18.EtsiLePenavaitconsidéréTapiecommeunennemi,iln’auraitpashésitéàfaireungesteutilepourstoppersonascension.Orilcontribue,aucontraire,àlesauveretàlefaireélire.Pourquoi?Empêcherl’électiondeBrunoMégretestsansdouteunemotivation19.Maisonpeutaussi faire l’hypothèseque lesdeuxhommessefont lacourteéchellepouréroderl’influencedes«partisdel’establishment».CetteindulgenceenversTapien’empêchepasLePendesavoirmettredeslimitesàleurconnivence.Lorsque,aprèslacampagnedeseuropéennesde1994,BernardTapieauraitinvitélesonzedéputéseuropéensfrontistesàunepetitecroisièresursonyacht,lePhocea,LePenauraitréponduàFernandLeRachinel20,parlequelesttransmisel’invitation,que«cecin’estpasunebonneidée21».

Unefoisencore,cependant,lesintérêtsbiencomprisduchefduFrontnationalconvergentavecceuxdeFrançois Mitterrand. Nous savons que les communicants élyséens Pilhan et Aubert avaient imaginé lecombatMitterrand-LePencommeunesortederéincarnationdudueldeGaulle-Pétain.C’estdanslemêmeétatd’espritqu’ilsmettentenscène,cettefois,l’affrontementTapie-LePen.L’avantageévidentestquelepatrondel’OMestplusdisponiblequelechefdel’Étatpourcegenredesportmédiatique.Laconfrontationpeutdoncêtredirecte,d’autantquelesdeuxhommeséprouventl’unpourl’autreunefascinationréciproque.Toutaulongdesavie,LePenamanifestéuneformed’empathieenverslesaventuriers.Onavucommentilest devenu l’ami d’Éric Botey, l’un des rois de Pigalle. Le profil d’Yvon Briant, issu des milieux del’espionnagedecombat, le séduit immédiatementaudébutdesannées198022. Il parle avec une certainetendresse de Samuel Maréchal qui a pourtant abandonné sa fille pour la nièce d’Houphouët-Boigny 23.Jusqu’àl’indulgencequ’ilafficheenverscegardiendeMontretout,quiluiauraitpourtantvolédesobjetsdejeunesseauxquelsilétaitattaché,commeceWurlitzer,untourne-disquedesannées195024.

LePenconsidèreTapiecommeun«voyou».Maisce«voyou»,quoiqu’il endise25, ne lui est pasforcémentsiantipathique.Ilvient,commelui,dupeuple.Ilestrejeté,commelui,parlesélites,cellesqueLePenappellel’établissementpourbienmarquersarésistanceàl’anglo-saxonisationdelalanguefrançaise.Tapie,desoncôté,reprendparfoislui-mêmel’expression:«IlvoulaitparleràLePen,au“cochon26”,sesouvientBartherotte.Ilavaitunevraieattirance.Ilétaitfascinéparsonosmoseaveclepeuple.»

Ainsi, lechantredeladiabolisation,celuiquiallajusqu’àtraiterlesélecteurslepénistesde«salauds»,n’hésitaitpas,horsmicrosetcaméras,ànouerdespactesdouteuxavecceluiqu’ildésignaitcommel’ennemipublicnuméroundelaRépublique...

RépondantauxjournalistesEmmanuelFaux,ThomasLegrandetGillesPerezsurl’arrangementTapie-LePenpour l’électiondeGardannede1993,ThomasBallalas,membreduPSengagéauxcôtésdeBernardTapie,leurafaitcetteremarqueétonnante27:

«Tapie,ilsaitfairedelapolitique,luiaumoins.Ilsaitbien,dèsledépart,qu’àunmomentouunautreilfautpactiseraveccertainsadversairespourespérerl’emporter.

—Oui,maisleFNn’estpasunadversairecommeunautre.—Pourquoinepourrait-onpasaussis’enservir?Enfin,vousêtesterribles,vouslesjournalistes!Mais

ilsfontdelapolitiquecommelesautres,alors...Etjepeuxvousdirequeçaabeaucoupétéfaitici.EtpasuniquementparTapie.»

IlsemblebienquelaremarquedeThomasBallalasnesoitpasgratuite.CarpendantqueLePen«misait»surTapieàGardanne,noussommesenmesurederévélerquelesfrontistesdeLaCiotatont,eux,«aidé»lescommunistescontreladroite!Toutacommencé,sesouvientBenoîtBartherotte,parunerencontreavecJean-ClaudeColliard,quelesouvriersdeLaCiotatappellent«letourteau28».L’anciendirecteurdecabinetdeMitterand suivait, à cemoment-là, le dossier desChantiers navals deLaCiotat pour l’Élysée et pourFabius:«Benoît,jenevaispasvousfaireplaisir,luiditColliard.LesRenseignementsgénérauxmedisentqueJean-PierreLafond, lemaireUDFdeLaCiotat,vatriompherausecondtourde[Jean]Tardito [PCF]avec56%desvoixàl’électionlégislative.Maisvouspouvezpeut-êtrefaireunmiracle.»

ArrivésurlesChantiers,lechefdesouvriersattendBartherotteavecl’équipedecampagnedumairedeLa Ciotat. Ils font grise mine, ils ont les mêmes renseignements que Colliard et supplient eux aussiBartherottedefairequelquechose.BartherottesesouvientalorsdelapromessedeLePenunanavant.Iln’aeu aucun contact avec lui depuis.Mais lorsqu’il appelle sa secrétaireMarie-JoséRoland, celle-ci lemetrapidementencontactavecLePen.

Page 147: Histoire Française

En effet, il n’y a pas trente-six façons de faire un miracle à La Ciotat. Bartherotte, en présence descommunistesdanssonbureau,vademanderàLePenpartéléphonecequ’ilpeuttenterpourfairebasculerlevoteenfaveurdeTardito,leurcandidat.«J’appelleLePenquiestenrouteversStrasbourg,danssavoiture,raconteBartherotte.Freddy29Moreaume passe Le Pen. Je lui dis : “Lafond est à 56% face à Tardito.Pouvez-vousfaireunmiracle?”LePenrépond:“Notrecandidat,M.Melin,quiest,vousverrez,unhommecharmant,nepeutsemaintenir.Maisqu’àcelanetienne,onpeutdireànostroupesdevotercommuniste:chez nous c’est un peumilitaire, ils ont l’habitude d’obéir. On peut faire un tract que je signerai, vousconnaissez le sujetmieuxquepersonne, c’estdoncvousquiallez le rédiger ;puisvousprendrezcontactavecMelin,quejevaisprévenir.Ilvaletraduiredansnotrejargon,voussavez,chacunalesien,lenôtrec’est notre signe de reconnaissance.Ça va être d’autant plus drôle queMégret a donné commepremièreconsignedefairebarrageauxcommunistes.Lescommunistessontenfacedevous?

—Oui.—Ehbien,reprendLePen,demandez-leur,vuqu’ilssontplusrichesquenous,s’ilspeuventpayerles

tracts.Nous,onfaitletexte,c’estdéjàpasmal.”«Lescommunistesontdonné leuraccordsansdiscuter,poursuitBartherotte.LePenconsidéraitqu’on

avait raison de préserver l’industrie française. Les communistes ont fait imprimer le tract du Front. EtTardito a été élu, j’avais fait lemiracle. » L’opérationTardito peut sembler à tout lemoins étrange. Enréalité, l’histoire électorale marseillaise fourmille de trahisons cachées et d’alliances douteuses. Et latraditionperdure:en2012,unentremetteurestvenuproposeràLePendefaireélirelacandidatesocialisteMarie-Arlette Carlotti en intégrant le candidat UMP RenaudMuselier au sein de la « liste noire » descandidatsqueleFrontnationalentendaitfairebattre.L’hommen’aétémandatéparpersonneetsurtoutpasparlacandidate,etl’opérationn’apasfonctionné.Maiscetépisodetotalementméconnupourraitconfirmerlemaintiend’unesolide tradition«marseillaise».Ellene suffitpas, cependant, à expliquer le ralliementclandestindesfrontistesauxcommunistes.En2011,LePen,osantlacomparaisonentresafilleetJeannetteVermeersch,l’épousedeMauriceThorez,selancedansuneanalysequisembledonnerraisonàBartherotte:«Ilyavaitparadoxalementunevibrationnationaledanslecommunismefrançais30.»

AndréMelinestmort,maissafillesesouvientdecequ’entrelesdeuxtoursdesélectionslégislativesdemars199331, Le Pen avait bel et bien donné la consigne de faire campagne contreLafond, ce qui avaitsoulevé quelques réticences dans la section locale du Front national qui ne devait pas manquer demégrétistes.Desoncôté,Jean-PierreLafond,lavictimeUDFdel’arrangement,confirmel’existencedecetract,mêmes’iljugequ’iln’apasforcémentjouéunrôleessentieldanssasurprenantedéfaiteausecondtourdel’électionslégislative32.

LaconnivenceentreTapieetLePenvasepoursuivrejusqu’auxélectionseuropéennesde1994.MichelRocardconduitalorslalisteduPartisocialisteetFrançoisMitterrandsaisitl’occasionpourluimettreTapiedans les pattes.Le coupva réussir au-delà de toute espérancepuisque la listeTapie dépassera les 12%.Mais,involontairementoupas,LePencontribuelàencoreàsonsuccès.Lecontexte,ilestvrai,inquièteLePen. Ila faceà luiune listedeVilliers, soutenuparCharlesPasqua,qui leconcurrencedanssoncombatcontrel’EuropedeMaastrichtetdisposeaussidemoyensnonnégligeablesgrâceauconcoursdumilliardaireJimmyGoldsmith.Ilaenfinl’attraitdelanouveauté.CecontexteconduitdoncLePenàaccepterl’idée,quiresurgit,d’unnouveaudébatTapie-LePen.Seulement,cettefois-ci,ilconvientd’enmaîtriserleprocessus.C’estdanscedesseinqueserencontrentBenoîtBartherotteetLorraindeSaint-Affrique.

CedernierestclairementlereprésentantdeLePentandisqueBartherotteaffirmeêtredésignéà la foisparTapieetparLePencommeunesorted’arbitreacceptableparlesdeuxparties.Ungentlemanagreementestainsitrouvé:ilfautqueledébat,organiséparPaulAmardeFrance2,soitutileauxdeuxhommes.Ilconvientdoncdedéfinirlesterrainsd’affrontementpermettantàchacundeciblerleursconcurrentsdirects:LePendoitaffaiblirDominiqueBaudisetPhilippedeVilliers,etTapielalisteRocard.Pouratteindreplusfacilementcedoubleobjectif,expliqueBartherotte,ilestdécidéquechaqueadversaireéviterad’évoquerlepoint faibledesoncontradicteur.BernardTapienedevrapasparlerd’antisémitismeetderacisme, tandisque Jean-Marie Le Pen évitera d’évoquer le dossier judiciaire de Tapie. Le 1er juin 1994, le deal serarespectélorsdu20heuresdeFrance233.Seulslesgantsdeboxe,donnésauxdébatteursavantlematchparle journaliste, n’étaient pas prévus au programme, et ils provoqueront l’éviction de Paul Amar de ladeuxièmechaîne.

Lesoirdesrésultats,LePenlimitelesdégâtsfaceàlalistedeVilliers(10,2%contre12,34%)tandisqueTapie(12,03%)réaliseuneperformancequiporteuncoupfatalàMichelRocard(14,49%),lequelnes’enrelèverapas.MaisBernardTapien’auraplus l’occasiondedémontrer sonmagnifiquepotentiel électoral.Rattrapé par les affaires, et notamment par le scandale dumatch arrangéOM-VA, il doit abandonner lapolitique. Selon Lorrain de Saint-Affrique, la probabilité de voir Bernard Tapie tomber à la suite d’unscandaleestl’undesargumentsquiavaientpousséLePenàaccepterlamiseenscènedeleurconfrontation.Le chef du Front national a encore fait la preuve de son flair politique : une fois Tapie et de Villiers

Page 148: Histoire Française

éliminés,LePenvadevenirdefaitleseulleaderpolitiquecapabledecapterlavaguedite«populiste»,sifortelorsdeseuropéennesde1994.

1.Voirlechapitre18,«LePenetl’argent».

2.Entretiendu1erjuin2012.3.Cf.LeNouvelObservateurdu25janvier1990.4.Cf.LeNouvelObservateurdu9février1989.5.C’estGastonDefferrelui-mêmequil’aprésentéàBernardTapie.6.SelonlejournalisteFrédéric-JoëlGuilledoux,unémissairedeTapie,LaurentCarenzo,asondéLePenenvued’un«arrangement»entrelesdeuxtours:voirLePenenProvence,Fayard,2004,p.107.7.Entretiendu9juin2012.Interrogéparnossoinsle30septembre2012,BernardTapieprécisequecetentretientéléphoniqueest«possible,carleschaînesvoulaientqu’ondébattesurlefondetquecenesoitpasuncombat.»Onnesauraitmieuxdire.8.Titred’unsketchfameuxdeGuyBedosdanslesannées1960,quirelataitdefaçonhumoristiquelesrelationsentreunboxeuretunmanager.9. L’expression vient deDeepThroat, le titre d’un film pornographique. Elle a ensuite été utilisée pour désigner l’informateur caché desjournalistesduWashingtonPostdansl’affaireduWatergatequiacoûtéàRichardNixonlaprésidencedesÉtats-Unis,dontildémissionneen1974.10.Quinousaconfirmécerécit(entretiendu13juin2012).

11.Entretiendu1erjuin2012.LeredressementdesChantiersnavalsfaisaitl’objetd’unaccorddepartenariatentrelescollectivitéslocalesetdesacteursprivés.12.Éditiondu30mars1992.13.Entretiendu12mars2012.14.Cf.LeTestamentdudiable,parAzzedineAhmed-Chaouch,ÉditionsduMoment,2010,p.75-87.Notonsque,bienavantcetouvrage,LorraindeSaint-Affriqueavaitracontécetentretien.15.Entretiendu16mai2012.16.Entretiendu30septembre2012.17.VoiràcesujetLaMaindroitedeDieu,op.cit.,p.78-79.18.LesauteursdeLaMaindroitedeDieu,op.cit.,citentpourlescrutinde1988,lecasdeCannes,oùleFrontnationalatoutentreprispourfairebattreMichelMouillot.19.OutreBrunoMégretetplusieursautresdirigeantsduFrontnational,PaulChène,unpatronaffiliéauFN,confirmequebarrer la routedeMégretàladéputationétaitunemotivationmajeurepourLePen.VoirLaMaindroitedeDieu,op.cit.,p.82.20.Entretiendu6juillet2012.21.BernardTapiedémentencorel’anecdote:«Sijelesavaisinvités,jecoulaislebateau...C’estridicule.»(Entretiendu30septembre2012.)22.Entretiendu16mai2012:«C’étaitunpeumonchouchou.Ilétaitbreton,ilétaitpara,ilétaitjeunechefd’entreprise.»23.Entretiendu16mai2012.24.Entretiendu17avril2012.25.QuandnousavonsémiscettehypothèsedevantJean-MarieLePen,ils’estrécrié:«Ilmeseraitsympathiquesic’étaitunhommeloyal,maisce n’est pas le cas... Il n’est pas qu’un aventurier. Il est un aventurier qui risque beaucoup de coups et qui va gagner beaucoup de fric enfréquentantlespuissants.Ilvagagnerdessommesmirobolantes.Çaprouvequ’ilauncertainniveauderelation.C’estunvoyou,jenesuispasunvoyou,moi.Quandil lancesonaffaired’assistancecardiaqueilauncadredevélodansuncamionetilfaitpasserçapourunemachineàréanimation. Il sera d’ailleurs condamnéC’est unmauvais garçon.Ce n’est pas parce qu’il estméprisé...moi quand j’étais auCNI (Centrenationaldesindépendants)jen’étaispasméprisémaisconsidéré»(entretiendu16mai2012).Jean-MarieLePenfaitallusionàl’acquisitionparBernardTapied’unesociétéd’aideauxpersonnescardiaquescrééen1974,Cœurassistance,quidéposelebilanmoinsd’unanplustard.Ilestcondamnéle7juillet1981àunanavecsursiset20000francsd’amendepour«publicitémensongèreetinfractionauxloissurlessociétés».26.LorsquelereprésentantdeTapieconversait au téléphoneavecBartherotte,LePenétaitdésignécomme« lecochon»ou«Hitler»pourdéjouerd’éventuellesécoutestéléphoniques.27.VoirLaMaindroitedeDieu,op.cit.,p.80-81.28.Ils’agitd’uneallusionauxcapacitésdel’animalàdormirunetrèsgrandepartiedesavie.FrançoisMitterranddisaitdeColliardqu’il«étaitunhommeintelligent,maisqu’ilselevaittardetfaisaitlasieste».29.Ils’agitdeRobertMoreau,legardeducorpsdeLePenàl’époque.30.CitéparRomainRosso,LaFacecachéedeMarineLePen,Flammarion,2011,p.73.31.Entretiendu19juin2012.32.Entretiendu6juin2012.Letractenquestion,signéFrontnational,appelleà«barrerlarouteàJean-PierreLafond»,selonletémoignagedeLorraindeSaint-Affrique.Questionnésurcepoint,Jean-PierreLafondnedémentpaslerécit.33.Audébutdudébatcependant,BernardTapieévoquesansdoutedefaçondétournéele«détail»:«Quelleestlagrandedifférence[entreluietLePen],onvaparlerensuitedudétail?»

Page 149: Histoire Française

18.

LePenetl’argent

Lesujetgêneceuxquil’aiment.EtpourtantmêmelesplusprochesdeLePenlereconnaissent:lechefduFrontnationalanouéunrapportpathologiqueavecl’argent.Onleditenbaissantlesyeux,maisonl’admet:LePenestprèsdesessous.Onl’affublesouventdessobriquetslesplussignificatifsàcesujet:«Picsou»ou«Harpagon».

Sesfillesousonex-épousePierretteLalanneexpliquentcedéfautparsonoriginemodeste:quandonacommencésonexistencedansunemaisondontlesolétaitenterrebattue,onatendanceàcraindreleretourdeladèche.

Après l’héritageLambert,LePenadéclaréquecen’étaitpasparceque la familleétait sortied’affairequ’il fallait jeter l’argent par les fenêtres. Les filles s’en sont régulièrement plaintes à partir de leuradolescence, ne comprenant pas pourquoi elles devaient continuer à écouter leur musique sur un vieuxzinzin à cassettes quand leurs copines recevaient des CD pour leur anniversaire. Le Pen parle rarementd’argent(«C’estmavieprivée»,dit-ilquandonlequestionneàcepropos1).Cetabouestaussiuntotem,carilaimeaccumulersansquenulnedevinelavéritablefinalitédecettepassion.Lefaitdedevenirricheen1976n’apasbouleversésonmodedevie.Aujourd’hui,Jean-MarieLePenn’habiteplusàMontretoutoùdemeurentMarine, Yann et Pierrette dans des appartements autonomes, et où il conserve cependant unbureau. Et, depuis le départ de Pierrette, en 1984, il dépense le moins possible pour l’entretien de cemagnifiquehôtelparticulier, lesmurset lesplafonds sont restésdans leur jus.Seul le jardin semblebienentretenu. Sur cette négligence – les peintures n’ont pas été refaites depuis... 35 ans –, Le Pen estcatégorique : «Pourquoi n’ai-je pas retapé lamaison ?Parce que je n’ai pas l’argent pour ça.C’est uneaffairede50ou100millionsde francsanciens,unemaisoncommeça, sivous refaites lespeintures, lesvolets,çavautunefortune!Nonjevisdedans,jebouchelestrous,jefaislesréparations.»

LePenprendpeudevacances.Ilnepartpasdavantageenweek-end,estimantsansdoutequesesactivitéspolitiqueslepromènentsuffisammentdurantlasemaine.Iln’apasdehobbydispendieux,dugenregolfouchasseexotique.Ilal’espritd’uncollectionneurmaisn’entretientpasvraimentdecollection.Iln’apasdebateau ni d’autre résidence secondaire que sa maison familiale à La Trinité-sur-Mer. « Les meilleuresvacancessontcellesquel’onprenddanslesMDA[maisonsdesautres]etsurlesBDA[bateauxdesautres]»,plaisante-t-ilavecsesproches.

Iln’enestpasmoinsvraiqueLePenestriche.Aumilieudesannées1980,Pierretteévaluaitsafortuneà150 millions de francs (soit 22 millions d’euros). S’il n’a jamais souhaité révéler l’étendue de sonpatrimoine,nousneserionspasétonnéquecedernierdépasseaujourd’hui les trenteouquarantemillionsd’euros,par le jeudesplacementsauxquelss’ajoutentplusieursgrosses rentréesquenousallonsévoquer.OnneconnaîtàLePenquederaresoccasionsdedépenserpoursonplaisir.LesfêtesdonnéesàMontretoutsontunecausededépense,maisnulnesaitsi les facturesensontacquittéespar leFrontnationalousonprésident.Encroisièreavecdesproches,commeenTurquieoùils’estrendunotammentavecFernandLeRachinel etBrunoGollnisch,« entre copains», il tientunecomptabilité sourcilleusede tout cequi a étédépensédurantleséjour,ycomprislamoindreconsommationpriseaubardupaquebot.Lesbonscomptesfontlesbonsamis...

Cettepropensionàaccumulersedoubled’undrôledeparadoxe:lafortunedeLePen,quifaitdeluil’undeshommespolitiquesleplusrichedupays,aétéconstituéetoutentièreparlapolitique.Maisilatoujoursrefuséderendreàcelle-ci,fût-cetrèspartiellement,cequ’elleluiadonné.Lefaitestnotoiredèslafindesannées 1970.Les réunions du comité central duFront national avaient quelque chose de baroque. «Cesmessieurs,raconteFranckTimmermans,alorsâgédevingt-troisans,passaientparlaMaisonduwhiskyoùilsallaients’approvisionner.Ilslaissaientleurslimousinesendoublefile.»Apparemment,cen’étaitpasdes2CV. Il y avait laBuickde Jean-MarieLePen ainsi que laCadillacdePierrePauty, laPontiacd’YvesLainéet,biensûr,laRollsdeLambert.«Onétaitsanscessedérangésparlescoupsdeklaxondesvéhiculesbloquésparleursvoitures»,reprendTimmermans.Cederniernecomprendpasbiencommentunerichessesiostentatoirepouvaitseconjugueraveclasituationdedénuementdupartioùlesavaitconduitsleuridéal.«

Page 150: Histoire Française

OntenaitnosréunionsàlabougiecarleFrontnationalnepouvaitmêmepasréglersesfacturesd’électricité»,sesouvientTimmermans2.Aprèsl’héritage,onauraitpucroirequeleschosesallaients’améliorer.Peuaprès l’accordsignéentre Jean-MarieLePenetPhilippeLambert, l’écrivainJean-SilvedeVentavon,quisiégeaitaucomitécentral,aprislaparole:«“Jean-Marienoustefélicitons.Noussommesheureuxdevoirquetabonneétoilet’apermisd’hériter.Tuferascequetuveux...”»

L’écrivain pensait naïvement queLe Pen allait aider le Front national. La réponse deLe Pen est sansappel:

«Ah,ben,j’espèrebien!»« En 1979, se rappelle Timmermans, Le Pen avait lesmoyens de financer la liste électorale pour les

européennes présidée par Michel de Saint-Pierre. Mais il a choisi de partir en Grèce sur le bateau deBrigneau.»

Chargéd’administrerlesfinancesduparti,Timmermanstirealorslasonnetted’alarme.Illanceunelettre-pétitionpourconvoqueruneréunionducomitécentral,quines’étaitpasréunidepuisdeuxans,consacréeprécisémentaux finances.LesStirbois signentainsiqued’autres,maisPierreDurands’étrangle :«C’esttrèsmaladroit,vousneconnaissezpasLePen.»

«Et en effet, reprendTimmermans,LePenm’a hurlé dessus : “Tu veux prendrema place ?” J’avaisvingt-troisans,etaprèsavoirécoutémonrapport,LePenm’aaccusédepréparerunputsch...»

Quinzeansplustard,TimmermansprésenteàLePenlesépreuvesdulivrequeleFronts’apprêteàpubliersurlesvingtansduFrontnational.LeleaderduFrontlesrelitetleprendàpart:«Tut’estrompé,coco,c’étaitunhéritagestrictementpersonnel.Ilfautréécrire,ilnefautpasqu’ilyaitd’équivoqueetqu’onpuissepenserquec’étaitpourfairedelapolitique3.»

CommequoiLePenlui-mêmeestparfaitementconscient,dèscetteépoque,delaconfusionquiseseraitinstauréeentrelesfinancesduFrontnationaletlessiennespropres.Toutlesystèmedefinancementfrontistetendàledémontrer,ainsi,onleverraauchapitresuivant,queplusieursaffairesd’héritage.

Cela pouvait se comprendre à l’origine : parti dénué d’élus, il avait, plus que les autres, besoin descotisationsdesmilitantspourmeneràbiensonactivité.Maisceprinciperespectable,pourlequelLePenatoujoursdits’inspirerdesméthodesduParticommuniste,aeutendanceàsetransformerenunesortede«fiscalitépartidaire»:«AuFN,rienn’estgratuitettoutlemondepaie,écritAnneKling4:lessympathisantspourassisterauxmeetingsetauxjournéesBBR(oùlalocationdesstandss’élevait,en1992,àlamodiquesommede10000francsl’un), lesmilitantsquivoientpartirausiègel’argentdescotisations, lesélusquiparticipentauxfraispourfigurersurleslistesenbonneplace.Etqui,unefoisélus,sontdansl’obligationdereverserunepartiede leurs indemnités.Sauf les fillesduchef,bien sûr.» Jean-PierreReveau5quiaétéjusqu’àsondépartletrésorierduFrontnationalconfirmecedernierpoint:seulsleséluseuropéenssonteneffet dispensés de cotiser.Mais il précise que Le Pen justifie cette exception par le fait que les députéseuropéensontobligationdesalarierdespersonnelstravaillantpourleparti.

Onavuque,danslesannées1980,Jean-MarieLePenfaisaitparfoispayeraunomduFrontnationallesplaceséligibles.OutreGustavePordea, cas souventmentionné,PierreDescaves a dû lui aussi s’acquitterd’unchèquede500000francspourdevenirdéputéen1986.D’autresfontcotiserdesentreprises,commeRomainMarie avec les laboratoires Fabre 6, ou Yvan Blot avec Peugeot. Jean-ClaudeMartinez raconteaujourd’hui7samésaventurelorsdesélectionseuropéennesde1989:«J’apprendsparJean-PaulHutinquejedoispayer100000francspourêtreendixièmeposition.JevaisvoirLePenetluiremetstroischèques,undemonpère,undemasœuretundemoi.Etaprèsonmerefilelaonzièmeplace,ladixième,quim’étaitpromise, ayant été attribuée à Claude Autant-Lara ! J’avais acheté une mobylette et on me refilait unebicyclette.J’étaishorsdemoietjel’aifaitsavoirdanslesmédias.

« C’est alors qu’ils m’ont dit que Autant-Lara démissionnerait après son discours de doyen del’AssembléedeStrasbourg.Saufqu’iln’apasvoulu!»

IlafallutouteladiplomatiedeJean-MarieLeChevallierpourobtenirleretraitdeClaudeAutant-Lara:cedernierrechignaitàdémissionner,voulantabsolumentsauverlepostedesajeunecompagnequ’ilavaitembauchéecommeassistante...Pour le reste, les frontistesn’ontguèreété choquéspar cesméthodes.Lepartiétaitdémuni,etc’étaitunefaçonde«fairepayerlesriches».Unimpôtnationalenquelquesorte...

Le système de reversement a suscité encore plus de contestation et occasionné plusieurs bataillesjuridiques et, finalement, une jurisprudence défavorable au Front national. À l’origine, les départs dequelques députés élus en 1986 (Briant, Chauvierre en particulier) soulignent la vulnérabilité du Frontnationalàl’égarddecegenrededéfection.Lesquellesentraînaientunepertesèchepourleparti,puisquelesdéputésversaient10000francsparmoisetdevaientenoutresalarierunpermanentfrontistesurleurbudgetdefonctionnementallouéparl’Assemblée.LePenadoncconfiéàBrunoGollnischlesoindeconcocteruncontrat liant lesélus locaux,etnotamment régionaux,auFN:après le retourauscrutinmajoritaire,c’estdanslesrégionsquese trouvelegrosdesélus.IlsemblequeBrunoGollnischsesoit inspirédescontratstypes du Parti communiste, lequel a toujours veillé scrupuleusement à se protéger des « renégats ». La

Page 151: Histoire Française

législation interdit de conditionner l’investiture d’un candidat par des considérations financières pourempêcherquel’onpuisse«acheter»unsièged’élu.Pourcontournercettedisposition,lecontratsoumisparleFrontnationalauxcandidatsàl’investiture,quiconditionneenfait leurdésignation,stipulequechaquecandidat devra rembourser une somme forfaitaire, fixée par le bureau politique, correspondant aux fraisnationauxdelacampagne.Cettereconnaissancededetteestfondéesurlefaitquechaquecandidatbénéficiedeseffortsglobauxpourpromouvoirla«marque»Frontnational.Pourlesscrutinslocauxde1997et1998,ladirectionduFNaainsiétablià180000francs(27000euros)lasommeforfaitairedueparlecandidat.

Si bien que, dans une lettre datée du 25 décembre 1998 expédiée aux 275 élus régionaux du Frontnational,Jean-MarieLePen,aprèslesavoirenjointsdenepass’associeraux«félons»,préciseque«lesengagements financiers qu’ils auront souscrits seront immédiatementmis en recouvrement et les actionsillégalespoursuiviesenjustice8».Iln’ignorepasqu’unebonnemoitiédecesélussoutientBrunoMégret9.Chacunconnaissant lapugnacité judiciairedu leader frontiste, l’intimidation fonctionneet seulsquelquesconseillersrégionauxattaquentleFrontnationalenjustice.Bienleurenapris:nonseulementilsobtiennentgaindecausedèsjuin1999,maisleuraffairefaitl’objetd’unejurisprudenceapplicableàtouslesconseillersrégionauxayantquittéleFNaprèslascissionmégrétiste10.

Oncomprendlesmotivationsdesjuges:sil’onmultipliaitlacontributionexigéelorsdesélectionslocales(cantonales et régionales) pour financer les frais nationaux de campagne par le nombre de candidats, onobtiendrait alors la somme faramineuse de... 400 millions de francs. Et même dans le cas où l’on secontenteraitdemultiplierlacontributionexigéeparlenombredeconseillersrégionauxfinalementélus,lasomme consacrée serait tout demêmede 50millions de francs.Or, précise l’arrêt de la cour d’appel deParis,lesfraisnationauximputablesàlacampagnedesrégionalesselimitaità...3millionsdefrancs.

Pourlereste,lacomptabilitéofficielleduFrontnationalestbienlerefletdecequ’avanceAnneKling:en1992, par exemple, le parti a encaissé 12,4 millions de francs de cotisations, 4,6 millions de francs decontributions des élus, 13,4 millions de francs de dons et 9,3 millions récoltés lors des manifestationspubliquesduFrontnational.Cette année-là, les recettes frontistes s’élèventdoncà40millionsde francs,dont300000francsseulementdesubventionspubliques.Parlasuite,l’évolutiondelalégislationapermisau Front national de bénéficier de subventions publiques beaucoup plus substantielles. En 2000, parexemple,celles-cis’élèventà41millionsdefrancs, tandisquelesautresrecettesfrontistesnesesontpastaries,mêmesiellesontdiminuédufaitdelascissionmégrétiste:3,3millionsdecotisations,4,6millionsdedons.LeFNadoncpucumulerlessubventionspubliquesavecsonmodedefinancementtraditionnel.

Le systèmede financement frontiste a deux caractéristiques : il est à la fois complexe et extrêmementcentralisé.Bienentendu,LePenestunlégalisteetilrecommandeautrésorieretauxcomptablesduFNderespecterstrictementlesrèglesconcernantlefinancementdelaviepolitique.MaissileFrontestsansdoute«biengéré»,LePenasu,parallèlement,élaborer,depuislesannées1980,undispositifluipermettantàlafoisdedrainerl’argentdessympathisantsetderesterleseuldirigeantduFrontnationalàpouvoirconnaîtreexactementlessommesdontdisposel’organisation.Dèslesannées1980,LePens’appuiesursonamiJean-PierreMouchardpourbâtirunsystèmedecollectefondésurlemarketingdirect.Mouchardest,eneffet,unbonprofessionneldanscedomaine.Ilafondéunemaisond’éditiondebeauxlivres,FrançoisBeauval,quivendparcorrespondance.Sesactivitésl’ontconduitàconstitueretdévelopperunfichierde600000nomsqu’il faisait tourner auprofit duFront national, ouplutôt de son fondateur, à traversun comptebancaireappartenantàLePen,maisquiavaitvocationspécifiqueàrecevoirlesdons.CompteintituléJean-MarieLePen-Cotelec(Cotelec,abréviationdecotisationsélectorales).Lagestiondececompteéchappait,selonJean-PierreReveau,complètementaucontrôleduFrontnational.Précisionutile:jusqu’àlafindesannées1980,il existait un régime de totale liberté pour le financement politique, sous réserve, pour les entreprisesdonatrices,denepascommettred’abusdebienssociauxet,pourlespartispolitiques,denepasêtreaccusésderecel.

En1990,aprèslaloiorganiquerégissantlescomptesdespartisetdescampagnes,Jean-FrançoisJalkhlemetengardeet luiconseillede«rentrerdans lemoule».LePenréagitmalparcequ’ilveut«gardersaliberté»etneveutpar«perturbersesdonateurs».

Poursatisfairelechefetlaloi,Jalkhcrée,en1991,deuxentités.UnpartipolitiquenomméCotelecquinepeutrecevoirdedons,LePenseretrouvantainsià la têtededeuxpartis,Cotelecet leFrontnational.Et,parallèlement,uneassociationdefinancementdupartipolitiqueCotelecquiprendlenomdeJean-Marie-Le-Pen-Cotelec,pourrécupérerlesdonsetouvrirlapossibilitépourlesdonateursdebénéficierd’uneréductiond’impôts.Ainsilesanciensdonateursretrouventunestructured’accueilportantlemêmenom,Jean-Marie-Le-Pen-Cotelec.MaiscenomnerecouvreplusuncomptebancairedeLePen,maisceluid’uneassociationdefinancement.

Personnenecomprendcemontagecompliqué,pasplus lescomptablesduFrontquelesmembresde laCommissionnationaledescomptesdecampagnequeLePenlui-même.Maislenouveaudispositifobéitauximpératifsdelaloi.Pourlepérenniser,Moucharddevientadministrateurdanslepartietdansl’association

Page 152: Histoire Française

de financement, aux côtés de Jean-Marie Le Pen et Pierre Peres, une vieille connaissance, (qui serait)chargée,selonleCanardenchaîné�11degérerleshéritagesenfaveurdeJean-MarieLePen.Parlasuite,Jean-PierreMouchard a été remplacéparHubert deRougé au seinde l’associationde financement Jean-Marie Le Pen-Cotelec. C’est ce qui conduit d’ailleurs aujourd’hui Jean-Marie Le Pen à affirmer, contrel’évidence12,queMouchardn’ajamaisrieneuàvoiravecCotelec13.

Lesnouvellesstructuresrépondentauxexigencesdelaloitoutenpermettantunegrande«modulation»trésorièrepourtousleschèquesémisàl’ordredeJean-MarieLePencommedepouvoirtransformeraussidesdonsenprêts,surtoutsicertainsdonsdépassentleplafondde7500eurosparpersonnephysique.

CesystèmeàdoubletiroirpermetàLePend’exerceruncontrôleexclusifdesproduitsdelacollecteetde

sonusage.Les trésoriers duFront national avaient pour consignede faire dériver tout donateur duFrontnationalvers l’associationCotelec,puisCotelec-Jean-MarieLePen.Cedernierpouvait reverser auFronttoutoupartiedecessommesquin’étaientpasnégligeables:ilétaitleseulàconnaîtrelemontantdesfondscollectésetl’identitédesdonateurs.

Cotelecdisposaitainsidequatretypederessourcesfinancières:—lesdonsdeparticuliers;—lesprêtsdeparticuliers;—leshéritagesdeparticuliers;—lesintérêtsdesprêtsconsentisauFrontnational.En1993,Cotelecaengrangéprèsde2millionsdefrancsdedons;1413093eurosenl’an2000.Son

comptederésultatpubliéfaitapparaîtreunprêt–sansdouteauFrontnational–deunmilliond’euros14.(En2007,Cotelecaainsireçupour413828eurosdedonsdepersonnesphysiques,tandisquel’associationdefinancementJean-MarieLePen-Cotelecdéclarait,elle,415387eurosderecettes.)

LePenaaussitentédedrainerdesfondspatronaux.Maiss’ilabénéficiédusoutiend’uncertainnombredepatrons,souventdegrossesPME, iln’apasréussiàrécupérer lesfilièresquiavaient«arrosé»Ordrenouveaudans lesannées1970.LePen reconnaît avoir rencontréMarcelDassault àplusieurs reprises.Enjanvier1986,avantlesélectionslégislatives,ilserendauRond-PointdesChampsÉlyséesencompagniedePierredeBénouvillequiaorganisélarencontre.Selonuntémoinprésent,iltientàsignerlechèquedestinéau Front national personnellement. En sortant, Le Pen est stupéfait : le chèque indique un montant decinquantemillionsdefrancs!IlrecontacteBénouville:Dassaulta-t-ilvraimentvoululuidonnercinquantemillions?Réponsedel’entremetteur:«Oui,maisdanssonespritc’étaitcinquantemillionsdecentimes!»Beaujoueur,LePenauraitrestituélechèqueinitial15...

L’international est, on le sait bien, une source de revenus traditionnelle et occulte pour les partispolitiques.LeFrontnationaln’échappepasàlarèglemêmesi,danssoncas,lesrecettesontsansdouteétémodestes.Onnousacitéunapportfinancierirakien,favoriséparlesoutienapportéparLePenàSaddamHussein,sansqu’ilnousaitétépossibled’enrecueillirlespreuves.

Autresourcedefinancementpossible,l’Afrique.Jean-FrançoisJalkh,membreactueldubureaupolitique,soupçonne Jacques Doré, introduit au Front en 1984 parMichel de Camaret, d’avoir été infiltré par lesservicessecretsbritanniques.L’hommeétaittrèsprochedeBénouville.IlestdevenusecrétairenationalauxFrançaisdel’étrangeretmembreducomitécentral,conseillerrégionaldeBretagneen1992,rééluen1998,avantd’êtreexcluduFronten2001pourn’avoirpasrespectésonengagementdedémissionneràmi-mandat.Résistantdelapremièreheure,JacquesDoréétaittrèsprochedeLewisHodges,lefuturpatrondelaRoyalAir Force. Pour Jalkh, qui a été à Londres avec lui et a déjeuné en sa compagnie au Club des servicesspéciauxbritanniques,ilnefaitpasdedoutequeDorétravaillaitprobablementdepuislaguerrepourleMI616.Jalkhdécritunpersonnagetrouble,qui,aprèsavoiradhérétrèstôtauRPF,aétéimpliquédansle«planBleu17»etdestituédesongradesuiteàcetteaffaire.JalkhajoutequeJacquesDoréafinipartravaillerpourClaudeGuéant,grâceauquelilaétéfaitchevalierdelaLégiond’honneur,décorationquiluiaétéremiseàLondresàl’occasiondusoixante-dixièmeanniversairedel’appeldu18juin...

Jacques Doré a ouvert à Le Pen les portes de l’Afrique, en lui permettant d’accéder, entre autres, auprésidentdelaCôted’Ivoire,Houphouët-Boigny.L’a-t-ilfaitbénéficierdumêmecoupdecertainscanauxdefinancement?PlusieursanciensetactuelscollaborateursdeLePenlepensent.

Autredirigeantafricainpossiblementmisàcontributionfinancière,OmarBongo.ConnaissantleGabonetsaclassepolitiquedepuisundemi-siècle,nousavonsentenduparlerd’une telleaide financièredeBongodepuisledébutdesannées1980,sanspourautantenconnaîtrelesmontants.LesGabonaisdupremiercercleprésidentielaffirmaient tousquelasourcedecetteaideétait legénéralLoulouMartin,supérieurdeJean-MarieLePendansl’opérationdeSuezetenAlgérie.Lequelaété lepatrondelaGardeprésidentielleduGabon de 1970 à 1988, avant de devenir le conseiller spécial chargé de la sécurité d’Omar Bongo. LeschuchotementssurlesoutienfourniparBongoontchangédenaturequandRobertBourgi,àlasuitedela

Page 153: Histoire Française

publicationdeLaRépubliquedesmallettes18,aaffirmésurBFMTVque«Jean-MarieLePenaétéreçuparleprésidentBongo»etquecelui-ci«afinancélacampagneélectoralede1988».

Jean-MarieLePenadémentivigoureusementlesproposdeBourgi,dénonçantdesaccusations«ridicules»,«téléguidées»parNicolasSarkozy,ettraitantmêmeleurauteurde«fou».MaissonancienconseillerLorraindeSaint-Affriqueaaffirmé,quantàlui,quecequedisaitBourgiétait«fondésuruneréalité.J’enaiété le témoin en1988, précisait-il. Il y a d’ailleurs beaucoupde témoins de tout cela.Tropde gens sontconcernéspourquel’affairesoitétoufféemaintenantqueRobertBourgivient de la faire éclater. Moi-même je suis au courant de beaucoup de choses dont je ne peux parleraujourd’huiparceque jeneveuxpasprendre le risqued’êtrepoursuiviendiffamation.Maissi jesuisunjourcitéenjusticeetquejesuisappeléàtémoigner,alorsjeparlerai19».

Bourginousadonné20quelquesprécisionssurla«filière»quiorganisaitcetteaide.ElleprovenaitbiendeLoulouMartin,soucieuxdesoutenirsonprotégé,ettransitaitparlecolonelBettencourt,puis,infine,parlecolonelBanas,quiétaitalorsl’aidedecampleplusprochedeBongoetleseulàdétenirlesclésducoffre21.Pourcettepériode,RobertBourgiestimelesfondsprésidentielsgabonaisàunmilliarddefrancsCFA,soit environ 3 millions d’euros attribués au Front national. Selon un autre proche d’Omar Bongo, leprésidentduGabonetceluiduFrontnational sesont rencontrésdiscrètementàplusieurs reprises.BongoestimaitLePen :«Lui,aumoins,m’adonnédesconseilsutilespourgérermon immigrationnotammentd’Équato-guinéens.J’aipayétoutlemonde,ycomprisleFrontnational,maispaslePCF»,disait-il.

Ilexisteuneautresourcederevenus.Depuissacréation,leFrontnationaldiffusedanssesmeetingsunemasseconsidérabledegadgets«siglés»Frontnational:pin’s(ilyeneutplusde150modèlesdifférents),briquets,cravates,stylos,etc.Or,del’aveumêmedutrésorierduFrontnational,lesrecettesgénéréesparlaventedecesgadgets–queLePenappelait,çanes’inventepas,«lesobjetsduculte»–nefigurentpasdanslescomptesduparti.C’estunecertaineFrancineCommengequigéraitce«business».Elle sechargeaitelle-mêmedepayersesfournisseurs.PlusieursancienssalariésduFNnousontconfirméque,chaquemois,Jean-MarieLePenvenait«encaisserpersonnellement»auprèsd’elleleproduitdecesventes.Nulnesaitcequecesrecettessontdevenues,endehorsdufaitqu’ellescontribuaientàpayerFrancineCommenge...

GéraldGérin,lemajordomedeLePen,auraitétépayésurlesfondsperçusparlesdéputéseuropéensduFront national.Encore le leader duFront national pourrait-il arguer que ses fonctions ont une dimensionpolitique.Cen’estpaslecas,enrevanche,ducouplededomestiquesemployé,durantplusieursannées,parla Serp, comme l’a dénoncé publiquementMarie-CarolineLe Pen aumoment de son différend juridiqueavecsonpère,oùelleestimaitalorsquecettechargereprésentaitquelque700000francs.

LorsquelesmégrétistesontquittéleFrontnational,ilsontaussifaitgriefàJean-MarieLePenden’avoirjamaisremboursélasommede1,2milliondefrancsempruntéauFrontnationalpourpayersacondamnationsur le « détail ».Mais là encore, Le Pen aurait pu rétorquer que c’était en tant que président du Frontnationalqu’ilavaitétésanctionné...

En réalité, le fondateur duFront national a tout fait, depuis sa percée électorale, pour qu’onne puissejamaisdistinguerprécisémentlesintérêtsdel’organisationdecellesdesonleader.LePena,surcepoint,laconscience tranquille, persuadéque leFront national n’aurait pu prospérer sans lui et qu’il est largementdébiteuràsonendroit...

L’affaire Ecotec achève d’illustrer la confusion des genres entre vie privée et engagement politique.Rappelons-enl’origine.En1991,LePenmetencontactsonamiJean-PierreMouchardavecJeanGarnier,lepremier mari de son épouse Jany. Ce dernier est président de la société Ecotec dont l’une des raisonssocialesestl’exploitationdebrevets.Sesaffairesimmobilièrespériclitant, ils’associeavecMouchard.UncertainCharlesMiriel,d’originechilienne,est ledirecteurdelaRechercheetDéveloppementd’Ecotec.Ilpossède également 49 % de la société. Miriel n’est pas inconnu des services secrets pour lesquels il atravaillédanslesannées1970.C’estuneanciennebarbouze.Danslesannées1980,ilétaitliéau«clandesGabonais»,quigravitaitlui-mêmeautourd’Elf-Aquitaine.Miriel22estàcemoment-làprocheducapitaineBarriletdesmembresdelaGardeprésidentielleduGabon.Bienquedépourvudecompétencescientifique,il apporte à la société un brevet d’émulsion gazole-eau-additif permettant, grâce à un moteur à eau, deréduire la consommation énergétique et de diminuer les gaz polluants utilisés dans les transports encommun. Le procédé a été testé durant quelques mois sur des autobus de Chambéry, sans convaincreimmédiatement.Cequin’empêchepasElf-Aquitainederacheterlamoitiéducapitaldel’entrepriseàJean-PierreMouchardet àJeanGarnier, qui se sont entre-temps débarrassés deMiriel, lequel aurait utilisé lechéquier de l’entreprise à sonprofit. Finalement,MouchardetGarnier récupèrent en tout 13millions defrancsdelaventedelasociétéàElf-Aquitaine.Maisc’estsurtoutleconflitentrelesdeuxhommesetMirielquiéveillelacuriositédesmédias23surcetteaffaire.

Mirielmet en cause le fait qu’Ecotec aurait payé durant plusieursmois les loyers du coupleLePen àRueil-Malmaison.Avantmêmecedifférend judiciaire, les journalistesontapprisque lesRenseignementsgénéraux enquêtaient sur ce dossier, subodorant une sorte de financement politique occulte. Plusieurs

Page 154: Histoire Française

proximités ont en effet attiré leur attention. D’abord celle existant entre les deux actionnaires d’Ecotec,Mouchard et Garnier, et Jean-Marie Le Pen et le Front national. Celle, également, entre Jean-PierreMouchardetsonbeau-frère,ÉricVonderscher,quisetrouveêtredirecteurdecertainesfilialesd’Elf-Antar.Celle,enfinentrePhilippeJaffréetceluiquil’anomméàlatêted’Elf-Aquitaineen1993,EdouardBalladur.Officiellement,lerachatd’EcotecparElfnes’effectueraqu’en1996,doncaprèsl’électionprésidentielle,cequi pourrait suffire à dissiper tout soupçon de favoritisme dans le but d’obtenir, par des largesses, leconcoursdirectou indirectduFrontnational.Maiscertains indices–notammentundocumentpubliéparL’Événementdujeudien1996–semblentindiquerqu’ilexistaitbeletbienunerelationfinancièreentreElfetEcotecdès199424.

Nousavonsputrouveruneautretrace,jamaisrévéléejusqu’alors,desrelationsentreLePenetBalladur.Il s’agit de la loi organique 95-62, relative au financement de la campagne en vue de l’électionprésidentielle.Cette loi intègreunamendement«à titredérogatoire»quimaintient et augmente,pour lescrutin de 1995, le remboursement des candidats. Or ledit amendement a été inspiré par Le Pen, voicicomment.Grand spécialiste de l’appareil législatif régissant les campagnes législatives et présidentielles,Jean-François Jalkh, membre du bureau exécutif, avertit Le Pen, dès 1994, qu’une loi organique est enpréparationafinderéduireleplafonddesdépensesautoriséespourlescandidatsàl’électionprésidentielle.Cetteloirisquedoncdepénalisertouslescandidats,etnotammentceuxquineseraientpasqualifiéspourlesecond tour et ne pourront obtenir aumoins 5% des suffrages : leur plafond va descendre de 120 à 90millionsdefrancsetlesremboursements,quisontcalculéssurlabasede25%duplafond,diminuerde30à22,5millionsdefrancs.Soitunmanqueàgagnerde7,5millionsdefrancs.LemanqueprévisiblepourLePenpourl’électionprésidentiellede1995.

«Prépareunamendementpour limiter la casse»,demandeLePenà sonconseiller, catastrophépar lanouvelle.PourquoiunamendementalorsqueleFNnedisposed’aucundéputé?ParcequeleleaderduFNdispose d’un « correspondant » lui permettant de faire passer certains messages, et peut-être mêmedavantage.Eneffet,quelquetempsplustard,le19janvier1995,laloiorganique95-62estadoptéeetelleintègrel’amendementLePenpréparéparJalkh:leremboursementseferasurlabasede36%duplafondramenéà90millionsdefrancs,leportantainsià32,4millionsdefrancs,alorsqu’ilétaitde30millionsdefrancs.Soituneaugmentationde2,4millionsdefrancs!Lamodificationestpasséesansaucunedifficultépuisqu’ellearrangeaittouslespartis...

Enfin,lesdémêlésdeJean-MarieLePenaveclefisc,quiontperduréde1978à1998,semblentrenforcertouteslessuspicionss’agissantdumélangeentrelesrecettesduFrontnationaletlesfinancespersonnellesde son chef. Ce n’était pas précisément l’objet du litige d’origine. En 1981, Le Pen est redressé parl’administrationfiscalepourtroisraisons:

1.Lefaitd’avoiromisdedéclarer,en1979,d’importantesplus-valuesboursièresde754360francs.2.Lasous-estimationduloyerdelapropriétédeMontretout(9150francsen1978pourunepropriétéde

350mètres carrés habitables et de 4 800mètres carrés de jardin !) qui a permis auxLePen deminorerl’impôtdelaSCIdontilssontpropriétaires.

3.LadiscordanceentrelescomptesenbanquedeLePenetsesrevenus,quifaitapparaîtreunrevenude5millionsdefrancsd’origineindéterminée25.

Sur ce dernier point, les échanges entre le fisc et Jean-Marie Le Pen attesteront bientôt de lareconnaissanceparcedernierquecertainesdecessommesprovenaientdedonsdemilitants26.MaislelitigesurleloyerdeMontretoutva,lui,perdurer.

Lorsde l’arrivéedechaqueministredesFinances,LePenaentreprisdesdémarchespourdemander leréexamende son dossier fiscal.C’est ainsi qu’en 1993, les services duBudget avaient fait en sorte de «réglersonproblème»:onafaitmiroiterunemutationàl’inspecteurquis’occupaitdesondossier...

Quelques années plus tard, on l’a vu, le leader frontiste essaiera de négocier avecDominiqueStrauss-KahnviasonavocatAlainGuilloux.Lorsduretourdeladroiteaupouvoir,en2002,ildépêcheFernandLeRachinelauprèsd’AlainLambert,enchargeduBudget.LeministredéléguéauBudget,soucieuxdetraiterlecitoyenLePencommen’importequelautre,faitétudierledossierparsesservices.Ilrécupère,enmars2004, une note donnant plutôt raison au contribuable Le Pen.Mais il doit quitter le ministère avant depouvoirlamettreenapplication.Ilfautdoncrecommenceràzéro.LorsqueNicolasSarkozydevientministredes Finances, en mars 2004, Le Rachinel est reçu par son directeur de cabinet, Claude Guéant, lequels’engageà«regarderledossier».OnrecommandeensuiteàLePendes’adresserauMédiateurdeBercy,quiluidonneraison...Toutensatisfaisant,indirectementàsarequête,NicolasSarkozyapuainsidémentirtouteinterventionconcernantledossierfiscaldeJean-MarieLePen.

1.VoirPierreJouveetAliMagoudi,LesDitsetlesnon-ditsdeJean-MarieLePen.Enquêteetpsychanalyse,LaDécouverte,1988.2.Entretiendu21mai2012.3.Id.

Page 155: Histoire Française

4.FN... tout ça pour ça !,Mithra, 2012, p. 137. Fonctionnaire international, AnneKling a été candidate enAlsace sous l’étiquette Alsaced’abord,deRobertSpieler,unedissidence localeduFrontnational.Ellepublieunblog trèsorientécontrecequ’ellenomme le lobby juifetaffichesaproximitéavecÉgalitéetRéconciliationd’AlainSoral.5.Entretiendu14mai2012.6.TémoignagedeJean-PierreReveau.7.Entretiendu21février2012.8.Documentàen-têteduFrontnational.9.Voirlechapitre21,«Lejourlepluslong».10.Leslitiges,quiconcernentnotammentRolandGaucher(candidatdansleDoubs),unecertaineMmeHengainsiqueChristianLeScornec(Île-de-France),entraînerontdelonguesprocédures:cen’estqu’enjanvier2012(!)quelepourvoiencassationaétérejetéconcernantl’affaireLeScornec.11.«LePenlevrai»,LesDossiersduCanard,p.54-55,octobre1992.12.Lesstatutsdel’associationmentionnenteneffetlenomdeJean-PierreMouchard.13.Entretiendu5septembre.14.«Publicationgénéraledescomptesdepartisetgroupementspolitiquesautitredel’exercice2000»,JournalOfficiel–loisetdécrets,4avril2002.15.LePenreconnaîtqueDassaultapu«donneruncoupdepouceauFrontnational,commeàtouslesautrespartis»,maisilprécisequ’illefaisaitgénéralementenliquideetquelatransactionpassaitparuntrésorierdel’organisation».(Entretiendu5septembre2012.)16.L’équivalentdelaDGSEfrançaise.17.UncomplotanticommunistequivisaitàprendrelepouvoirenFranceetquiaétédécouverten1947.18.DePierrePéan,publiéchezFayardenseptembre2011.19.Marianne2:«Saint-AffriqueconfirmeBourgi,LePendément»,articledu11septembre2011.20.Entretiendu4juin2012.21.VoirLaLettreducontinentdu22octobre1998.22. En 1984,Miriel prend contact avec Pierre Péan, lui annonçant qu’il a été chargé d’un « contrat » contre lui.Après avoir pris quelquesprécautionsets’êtrerenseignédirectementauprèsdel’Élysée,PierrePéancomprendqu’ils’agitd’unemanœuvred’intimidation.23.Libération:KarlLaskeetArmelleThoraval,«UneplaintedanslejardindesLePen»;LeNouvelObservateur:«ÉpouxLePen:del’eaudanslegazole»,parMarie-FranceEtchegoin.24. L’article de Jérôme Fritel et Thibault de Maillard mentionne en effet un courrier du 10 novembre 1994 évoquant le financement desrecherchesparElf-Aquitaine.Voir«Ecotec,l’affairequiembarrasseElfetLePen»,L’Événementdujeudi,6mars1997.25.VoirLibérationdu31mai1995:«LesimpôtsdeLePendevantletribunal».26.L’arrêtdelacourd’appeldu12mai1998mentionnenotammentlessommesde52185Fen1979,297551Fen1980,et645995Fen1981.AlainGuilloux,l’avocatfiscalistedeJean-MarieLePenaffirme,lui,quesonclientaétévictimedel’acharnementdel’administrationfiscale.Selon lui, lemontant du loyer deMontretout était conforme à la jurisprudence, et seule l’origine de 200000 francs versés en liquide sur lecomptebancairedeLePenétaitnonidentifiéeetcorrespondaitàdesdonsdesympathisantsetmilitantsdontl’encaissementn’étaitpasillégalaumomentdesfaits.

Page 156: Histoire Française

19.

Unlégatairevraimentuniversel...

IlestimpossibledecernerlaquestiondesrapportsduleaderduFrontNationaletdel’argentsanstenterde connaître et d’analyser l’important flux de legs dont il a bénéficié depuis la fondation de son parti.L’héritageLambert,onl’avu,luiapermisdeselibérerdetoutsoucifinancier.Maisilneconstituequ’unepartied’untoutauxcontoursindéfinis,tantJean-MarieLePenatoutfaitpourlesoustraireauxregardsdescurieux.Ceshéritagessesituentauxfrontièresflouesdesaviepubliqueetdesavieprivée.

C’estlapersonneprivée,Jean-MarieLePen,quiestdéclaréelégataire.Maischacunpeutsedemandersilelegs’adresseàlapersonneprivéeouauchefduFrontnational,lepartin’étantpashabilitéàrecevoirdetelslegs.Combiend’héritagesJean-MarieLePena-t-ilreçujusqu’àcejour?Lesmédiasn’onteuéchoquedesquelquesaffairesquiontdonné lieuàdesprocédures judiciaires.Ennovembre1974meurt JulienLeSabazec,marchanddebiensàChantilly.SontestamentdésignecommehéritiersFrançoisBrigneauetJean-MarieLePen,«cofondateursduFrontnational».Maisunoncledudéfuntdemandeauxdeuxrécipiendairesderenonceràleursdroitsenarguantquesonneveun’étaitplusenpossessiondesesmoyensaumomentdel’actesuccessoral.Brigneauaccepte,maisLePennon,quis’engageàfinanceretàentretenirlatombedugénéreuxdonateur.Depuis, lesmédias (Libération,LeCanardenchaîné,Canal+)envoient régulièrementdes reporters photographier la tombe de Sabazec, pointant le fait que Le Pen n’a jamais honoré sapromesse...

Ilyaaussil’affaireBrifaud,dunomdecepersonnageoriginalquialéguéauchefduFNsonchâteaudeLaFouilleuseàSaint-Brévin-les-Pins,enLoireAtlantique,ainsiqu’unterraindanslamêmerégionetdesappartementsàNiceetàOyonnax,dansl’Ain.Maquettistedetalent,Brifaudavaitbesoind’argentpoursonprojetdemaquetteduglobeterrestre:unensemblede8000piècescensé,parsesilluminations,reproduirelasuccessiondujouretdelanuit.LePenl’aideàfinancersonprojet,maisprendlaprécautiond’adossersesprêtssuccessifs(548000francsautotal)àdeshypothèquessurlesbiensdeleurbénéficiaire.Àlamortdecedernier,ilsevoitdésignéadministrateurdelasuccession.Mauvaisepioche:ilreçoitlesbiens,maisaussilesdettesdesonamiquis’élèventà2,640millionsdefrancs.SelonBressonetLionet1,unefoisvenduslesbiensdeBrifaud,ceserauneopérationblanchepourleleaderfrontiste.

Lecasd’HenriBussièreestencoreplussignificatif.En1992,cegendarmelègueunmilliondefrancsaupartiquiagagnésaconfiance2.LetrésorierduFN,Jean-PierreReveau,luirépondalorsqu’unpartin’estpashabilitéàrecevoirdeslegsetqu’ildoitdonclibellersonhéritagedelafaçonsuivante:«J’instituepourmonlégataireuniverselM.Jean-MarieLePen,présidentduFrontnational.»Lasœurdugendarme,YvonnePierrot, porte plainte et obtient gain de cause : au regard du droit, Jean-MarieLe Pen n’est pas le Frontnational,ilyadonclàuneformedecaptationd’héritage.

Legoûtdel’argentdeLePenl’aconduitàs’intéresserparticulièrementauxvieillespersonnes,souventdesdamesd’uncertainâge,qui,désorientéesparl’évolutiondelasociétéfrançaise,leperçoiventcommeleseul recours et potentiel sauveur d’uneFrance qu’elles ne comprennent plus, et dont l’évolution leur faitpeur...Vieillesdamesdisposées,avantdemourir,àléguertoutoupartiedeleurfortuneàleurdernierhéros.Ellesignoraientcependantqueleursenveloppes,leurschèquesouleurslingotsneservaientpasàrompredeslances avec les « barbares », mais, comme on va le voir, à enrichir Le Pen. L’affaire de l’héritage deMadameSolangeLéonet,veuved’unrichepharmaciendeSens,dansl’Yonne,etquin’ajamaisétéjusqu’iciportéeàlaconnaissancedupublic,estemblématique,carelleamislasectionFrontnationaldel’Yonneàfeu et à sang : la fédération a été scindée endeux et 99militants écœurés ont quitté leFN.Aujourd’huiencore,lestémoins,passésd’abordauMouvementnational-républicain,leMNRdeBrunoMégret,avantdequitterlapolitiqueactive,évoquentcettehistoire,avecfougue,commesielledataitdelaveille...

L’affaire Léonet commence au début février 1984, à la salle Vaulabelle d’Auxerre. Enthousiastes,militants et sympathisants frontistes viennent d’entendre Jean-Marie Le Pen. Ils peuvent à présents’approcher de lui, le toucher, le féliciter, et, pour certains, verser dans les drapeaux tendus en fin deréunion,deschèquesoudesespècestémoignantdeleurattachementàsapersonneetauFront.LatrèsricheSolangeLéonet,75ans,remetàLePenuneenveloppe.Elleestfortépaisse:ellecontient120000francsen

Page 157: Histoire Française

billetsdebanque.Dèslors,l’affaireesttropsérieusepourenlaisserlagestionàdesmilitantslocaux.Jean-MarieLePentientàs’occuperpersonnellementdesrelationsavecMmeLéonet.IlserendfréquemmentàSenspourrecevoirsonenveloppe,voiredeslingotsàlafindelaviedelapharmacienne.

Àplusieursreprises,leprésidentduFrontnationalfaitmêmeledéplacementàSens,enhélicoptère,oùilvientpercevoirlesespècesdelaveuve.Unefoisaumoins,le27septembre1991,c’estFranckTimmermans,lepatrondesfédérationsduFN,venuàSenspourréglerlesproblèmesdélicatsduFNlocal,quiareçuunetrèsgrosseenveloppe.Illaremetdèslelendemainau«Château».Mêmes’iln’apasouvertl’enveloppe,ilseditabsolumentcertaindelanaturedesoncontenu.Sûraussiquecelareprésentait«unegrossesomme».

«Lesremisesdefondsétaientgrossomodomensuelles.Etontdurédefévrier1984àaoût1992,datedelamort deMmeLéonet.LePen a été de surcroît désigné comme son légataire universel.Combien a-t-ilpersonnellementtouché?Impossibleévidemmentdeconnaîtreexactementlemontant.Ilsechiffre,entoutcas, en millions de francs », raconte aujourd’hui Jean Coupat, alors secrétaire départemental du FN deSaône-et-Loire, en relation, aujourd’hui encore, avec ClaudeMoreau, qui était, au moment des faits, lesecrétairedépartementaldel’Yonne.JeanCoupatestintarissablesurlesujet.Pourlui3,l’affaireLéonetestreprésentativedelafaçondontLePengéraitleFrontNational.«LorsdelascissionavecBrunoMégret,le5décembre1998,LePenadit:“LeFront,c’estmoi4.”C’étaitparfaitementvrai.Toutl’argentdesdons,deshéritagesetdesmanifestationsremontaientversluietpasuncentimeneredescendaitdanslesfédérationsquil’avaientcollecté.Ilacrééunevéritableentreprisefinancière.Leresten’avaitpourluiaucunintérêt.CequiexpliquelapolitiqueduFN,fluctuantaugrédescirconstances...»

L’affaireLéonetabientôtdébordélecadredesrelationsdelavieilledameavecLePen.Rapidement,laricheveuveaétérécompenséedutitredeprésidented’honneurdelafédération«FrontnationalduSénonais»etaprisdecefaituneplaceimportantedansl’organisation.ClaudeMoreau,lepatronFNdel’Yonne,etPierreDelbreuve,sonadjoint,fortmécontentsdenepasvoiruncentimeredescendredeParis,râlentenpetitcomité,maudissantsecrètementLePen,commeleurpatriotismedepartilesempêchedefairedesesclandrespubliques.DansunelettreadresséeàunmembreduFront,ClaudeMoreauraconteraplustard5queMadameLéonet « possédait une fortune importante (l’unité de compte était lemillion de “francs lourds”) qu’elledistribuaitpeuàpeuàJean-MarieLePen».Avantd’évoquerlesconséquenceslocalesdecetterelation:«MmeLéonetasubil’influencedePhilippeLauzier,nouveladhérentauFN,qui“couvait”lavieilledame,luifaisant réclamer “certaines choses” auprès de Jean-Marie Le Pen.Un certain nombre de personnes, dontDelbreuveetmoi,ontalorsacceptéd’avalerdesbolsdecrapaudsdanscequenoussupposionsêtrel’intérêtstrictementpécuniairedenotremouvement.»

Philippe Lauzier est décrit comme un personnage trouble, qui réussit à s’imposer auprès de SolangeLéonet et à supplanter lesmembresde ladirectiondépartementale, dontMoreau etDelbreuve.Parmi lesrevendicationsdeMmeLéonetfigurel’installationd’unepermanenceduFrontnationalàSens.Lauzierestchargé par Delbreuve, qui ne s’en méfie pas encore, de chercher un appartement pour y installer cettepermanence.Ilendénicheunde38mètrescarrés,situé55,rueÉmile-Zola.Le11janvier1990,l’épousedeLauzierl’achète140000francs6.Levendeuravaitachetél’appartementcinqmoisplustôt200000francs;onpeutimaginerquelanouvelletransactionafaitl’objetd’undessousdetable.

CetachataunomdeMmeLauzierparvientviteauxoreillesdesmilitantsyonnais.Des tractsdesdeuxfactions,chacunedénonçantl’autre,circulentpeudetempsaprès.LeFrontlocalestenébullition,d’autantqueLauziersecomportedéjàenpatronduFNlocal.Ilprendlangueaveclesresponsablesdel’UDFetduRPRetrecrutedespersonnesquisontrécuséesparMoreauetDelbreuve.

ClaudeMoreau, furieux, adresse le 13 septembre 1990 une lettre comminatoire àPhilippe Lauzier, aunomduFrontnational,duconseilrégionaldeBourgogneetdelafédérationdel’Yonne:«LacaptationdudonimportantdeMmeLéonetetunetentatived’accorddirectaveclacoalitionUDF-RPR(sansl’avaldequiconque au sein du FN) sont très graves. Il ne peut y avoir deux listes FN à Sens, encoremoins (ensituationactuelle)une inféodationauxsortantsde lamunicipalitéBraun [ÉtienneBraun,mairede1983à1989,puisconseillergénéralUDF.»MaisLauziern’enacure:peuàpeu,laveuveLéonet,dontlasantédécline,nepeutplussepasserdelui.Ellevitbientôtsoussonemprisetotale.Et,sil’onencroitlalettredeClaude Moreau citée ci-dessus, « cette influence a permis à Mme Léonet de coucher Lauzier sur sontestament,etmalgrél’énormepartquiluiaétéattribuée(pourquelqu’unqu’elleneconnaissaitpas,peudetempsauparavant),Lauzieratentéd’“améliorersonscore”parunemanœuvredénoncéeparlettreanonymerécente,quiestmêmeendessousdelavéritétellequenouslaconnaissons».

Larichedonatricedécèdelelundi3août1992.Lejeudi6août,Jean-MarieLePen,reconnaissant,assisteau service religieuxcélébréen l’égliseSaint-Pregts àSens.La lecturede l’ultime testament7 deSolangeLéonetmettrèsmalàl’aise.Encomparantsonécritureaveccelled’unelettreécriteendécembre19908, ilapparaîtque lasignataireest très, très, très fatiguée.Elle institueLePencommelégataireuniversel,maisintroduitPhilippeLauzierdanslepartagefinal.LePenestchargéd’affecterlamoitiédesactionsdel’officecommercial pharmaceutique à l’Association pour la recherche sur le cancer (ARC) dirigée encore par

Page 158: Histoire Française

JacquesCrozemarie ; l’autremoitié auxOrphelins d’Auteuil ; lamaison commerciale, au frère deMmeLéonet;lamoitiédesamaison,15ruedeSerboisàSens,àPhilippeLauzier;etlesmeubles,objets,bibelotsdelamaisonàMmeLauzier.

NonseulementPhilippeLauziers’estbeaucoupenrichi,maisilaéliminéceuxqueParis–enl’occurrenceChaboche,levice-présidentduFront–considéraitcommedes«mauvaiscoucheurs»,MoreauetDelbreuve.Moreau raconte cet épisode dans un document interne9 pour leur annoncer sa démission de responsablefédéral.Cequ’ilassureêtreune«captationdel’héritagedeSens»auraitainsi«entraîné,dit-il,LePen(quim’a invité à déjeuner pour cela, sauf que c’estmoi qui ai payé la note !) à faire scinder en deux notrefédération, d’où la nomination de François Seilhès (plus docile que moi) pour la 3e circonscription ».Moreau raconte également que, lors de l’élection régionale de 1992, Le Pen lui a « imposé Peres, purParisien, son ami de cinquante ans », en numéro deux de la liste, pour le « récompenser » puisque «l’élection était assurée d’avance ! (en fait pour le remercier de son silence sur les recettes de Cotelec,plusieursmillionsdefrancsparan)».QuantàPhilippeLauzier,ilestdésignécandidatFNpourlesélectionslégislativesdemars1993.Ses«embrouilles»avecMmeLéonetn’avaientpasencoredéclenchél’iredeLePen.

Le 4 janvier 1993, PierreDelbreuve écrit une lettre circulaire auxmilitants FN de l’Yonne, pour leurprésentersesvœuxetleurexpliquerpourquoiiladonnésadémissiondesecrétairedecirconscription,«àlasuite d’une campagne mensongère et diffamatoire orchestrée par Lauzier et propagée par Seilhès ». Ilreprend toute l’affaire qui génère depuis quelquesmois des campagnes d’une terrible violence entre lesmembresduFN,notammentmenéeparLauzier.«IlyalieudepréciserqueLauzieravaitdûsefaireconfierla gestion des biens de cette personne dans les mois précédents sa mort. » Lauzier étant candidat auxprochaineslégislatives,DelbreuveannonceavoirécritàLePenpourprotestercontrecettedésignationqui,si elle était confirmée, le conduirait àdémissionnerduFN :«Notredevoir estde faire connaîtreQUI estLauzier.»

Entre-temps, Jean-Marie Le Pen, légataire universel de Mme Léonet, a eu le temps d’éplucher sontestament.IlprendconsciencedecequeLauzierl’aprobablementléséenintervenantdanslesmoisquiontprécédé lamortde laveuvedupharmacien.Lauziera tentéd’«améliorersonscore»,pourreprendre lestermes de ClaudeMoreau. Le 11 octobre 1993, Le Pen porte plainte au pénal contre Philippe Lauzier.L’affaireestinstruiteparlecommissaireLeclaire,auSRPJdeVersailles.

Le14octobre1994,ClaudeMoreauécritàLePen,ettitresalettre:AffaireLéonet–Non-enrichissementduFNYonne.Lesecrétairedépartementaldel’Yonneleprévientqu’ilaétéconvoquélemardi18octobreparlecommissaireLeclaireauSRPJdeVersailles.Ilditavoirdifférécetentretien,letempsdepermettre–éventuellement–àLePende luicommuniquerses instructions...LaplaintedeLePense termineparunnon-lieu.Maisl’affaireLéonet/LauziercontinueàêtretrèsprésentedanslesespritsdesanciensresponsablesduFN,voiredequelquesdirigeantsactuels.

AprèslascissiondeBrunoMégret,laplupartdescadresduFrontdel’YonnearejointleMNR.Commetousceuxquiontfaitscission,ilsétaientdanslecollimateurdeladirectionduFN.Certainsontétésommésde s’expliquer, à propos des comptes qu’ils géraient quand ils étaient auFront.NotammentMmeB. quitravaillait avecMe Le Panse, le trésorier en titre. Elle ne s’est pas laissée faire et a demandé au sièged’annuler la procédure, en rappelant qu’elle détenait « les preuves d’envois de mandats de plusieurspersonnesdonatricesdel’YonnedontLePenexigeaitdenotretrésorierMeLePanse,desmandatsenvoyésàsondomicile10».

NousavonsnaturellementinterrogéJean-MarieLePensurcedossier.Ilreconnaîts’êtrerenduunefoisàSensparhélicoptère,unjourdegrèvegénéraleoùilnepouvaitdisposerd’aucunautremoyendetransport.Il confirme être bien le légataire universel de Solange Léonet. Concernant les accusations des anciensmilitantsbourguignons,LePenaffirmequeses«relationsavecMadameLéonetneregardentpaslesgensdeBourgogne!MadameLéonetn’appartenaitpasà lafédérationdeBourgogne.Doncmesrelationsavecelleétaientpersonnelles,ellesn’étaientpasdenaturepolitique.Ellesétaientunpetitpeupolitiquesdanslamesure où je suis une personnalité politique... » Enfin, il confirme pour l’essentiel l’action trouble dePhilippeLauzierdurantlafindeviedelapharmacienne:«MadameLéonetavaitchargéPhilippeLauzierd’aller retirer l’argent qu’elle avait à la banque.Ce n’était pas pour le lui donner bien sûr.Quand il estrevenuavecl’argent,elleasignéunedécharge.Ilagardél’argentpardeverslui.Etjel’aipoursuivisurcepoint.Ilagagnéenjustice,carilavaitunedéchargesignée.Mêmesic’étaitparunemourante,ilavaitunepièce...»

Bonconnaisseurdudroit,LePenarguedoncde sonstatutde« légataireuniversel», sanspourautantconvaincre,cetteénièmeindicetémoignantdelatrèsgrandeconfusion,entretenuedepuisl’héritageLambertjusqu’àl’affaireLéonet,entresesintérêtsprivésetceuxdupartiqu’ilafondé.

Celui-ci n’apasde complexespour justifier samainmise sur les financesduFrontnational.Quandondiscute aujourd’hui avec le président d’honneur du Front national, on constate que toutes ces pratiques

Page 159: Histoire Française

financières lui paraissent légitimes. Il le dit et le répète : le Front national ne serait rien sans lui, et sesresponsablesneseraientriensansleFront.S’agissantduprincipedureversement,ilcitelecasdeCarlLang: «C’était un kinésithérapeute.Grâce àmoi il n’a jamais kinésithérapé11. »Aux yeux deLePen, il estparfaitementnormalque, par exemple, les élus soientmis à contributionpuisqu’ils nedoivent leur statutqu’à sa bienveillance. Le Pen se considère comme le monarque absolu du Front national. Même s’il atoujoursveilléàrespecter ledroit, lavraie justice,àsesyeux,estcellequ’il rendà l’ombredesonchêneimaginaire.

1.LePen,biographie,op.cit.,p.341.2.L’hommeavaitprécédemmentprévudefairelemêmelegauParticommuniste.3.Entretiendu13septembre2012.4.Voirlechapitre21«Lejourlepluslong».5.Le6janvier1994.6.Copiedel’actedeventedanslesarchivesdesauteurs.7.Copiedanslesarchivesdesauteurs.8.Danslesarchivesdesauteurs.9.Ils’agitd’unecirculaireinterneauMNRdeBrunoMégretdatéedejuin2000.Archivesdesauteurs.10.Extraitd’unelettredeClaudeMoreauàFranckTimmermans,aveccopieàMaîtreGalvaire.11.Cedernieraffirmequel’assertionestfausse,etqu’ilabienexercésonmétierpendantplusieursannées.

Page 160: Histoire Française

20.

Lascission

L’hommeestplusjouisseurqueconquérant.CharlesPASQUA

BrunoMégretvoulaitcasserladroite.Jean-MarieLePenacasséleFront,sonjouet.Aprèslatraverséedudésert, lapercéedesannées1980et l’implantationdesannées1990,voicivenuletempsduschismedansl’histoireduFrontnational.

La légendemédiatiqueveutque l’affrontemententreLePenetMégret ait été inévitable, en raisondescaractères en tout point opposés des deux hommes. Le Pen est un leader charismatique, physique, quifonctionneàl’affectets’intéressepeuauxpolitiques.Mégretestunhommedepetitetaille(«onnepeutpasêtreunchefavecunmètretrente»,auraitditLePenenpetitcomité),àlavoixrocailleuse,unscientifiqueamoureux des architectures bien conçues, qui s’adonne à une passion, le travail du bois, lequel requiertténacitéetsensdel’observation1.TandisqueLePenexcelledanslediscours,enbonénarque,Mégretestbienplusàl’aisedanslaconfectiondenotesetderapports.

Pendantlongtemps,cependant,cettedifférences’estavéréeunecomplémentaritéetunatoutdanslejeudes deux hommes. Les affaires d’organisation ennuyaient Le Pen,Mégret s’en occupait à la perfection.Mégretn’aimaitpaslesmilitantsfrontistes,leurvulgarité,leurabsencedeculture,LePensavaitlesflatter.LePenn’aimaitpassemontrerdèslepetitmatinau«Paquebot»,lesiègeduFrontnational,BrunoMégrets’yrendait très tôtsansdésagrément.LePenrépugnaitauxconcepts,Mégrets’endélectaitet tentaitd’encommuniquerlegoûtauxadhérentslespluscultivésviaunerevue,Identité.

Bref,lecouplefonctionnaitbienens’accommodantdesparticularitésdechacunetcetteharmonieétaitungage de prospérité pour le Front national.Mieux, comprenant que leur bonne entente leur était à chacunutile, voire indispensable, les deux hommes ont tenté de nouer des relations privées. Les Le Pen et lesMégretsevoientetdînentencouple.Jean-MarieLePendevientmême,en1993,leparraindudernierfilsdeBrunoMégret,Audoin.

Osonsunehypothèse:nil’unnil’autren’avaientvraimentintérêtàl’affrontementquiaboutit,àlafindel’année1998,àlascissionduFrontnational.Etnil’unnil’autrenel’ontréellementprogrammée.LePenestimaitquesondéléguégénéralluiconcoctaitdescampagneshabilesetefficaces.BrunoMégretétantruseetpatience,sadifférenced’âgeaveclechefluigarantissaitunesuccessionpaisibleàterme–sesrivauxluisemblaient ternes – et il pouvait, en attendant,manœuvrer le parti à sa guise et l’infléchir dans un sensconformeàsesintérêts.

Enoctobre1994,BrunoMégretcréeunquotidien,LeFrançais.Ilregretteeneffetqueleseulorganedeladroitenationalesoitdirigépardescathostradirétrogrades,quidonnentuneimagequelquepeusurannéedu courant. Le Pen, d’ailleurs, pense la même chose. MaisMégret, lui, passe à l’action, sans même leprévenir (il aurait évidemment refusé, pense-t-il) en créant le journal en question. Sa ligne éditoriale ?Établirunpontentrelesélecteursvilliéristes–lalisteduVendéenarecueilli12%desvoixauxeuropéennesde1992–etceuxduFrontnational:«Parlasociologieélectoralequ’ilregroupe,Villiersnechassepassurlesterreslepénistes,maisauseindelamajoritéRPR-UDFactuelle,estimeMégret.C’est-à-direlàoùleFNadéjàécréméparlepassé.Sasphèred’influencenaturelleestainsiplusconcentréepuisqu’ilnemordpassurlagauche,contrairementauFN.Ceparticularismefaitqu’endéfinitiveilétendparvoiedecomplémentlesfrontièresdeladroitenationale2.»

LePennes’opposepasàcetteinitiativequiacependantpoureffetdecoalisercontreBrunoMégrettoutlecouranttraditionaliste,lequeldisposed’unpoidscertainauFrontnational.Ceux-là,désormais,vonttoutfairepourfavoriserl’ascensionde«l’autreBruno»–Gollnisch–contreMégret.

L’année1997est l’annéeMégret.Elle commence le9 février,par l’électiondeCatherineMégretavec52,48%desvoixàlatêtedelamunicipalitédeVitrollesaprèsl’annulationduscrutinde1995.UnevraievictoirepourMégretquiasuprotégeretguidersonépouse,peuprédisposéeauxcampagnesélectoraleset

Page 161: Histoire Française

auxrelationsaveclesjournalistes.Lesoirmême,LePenrappellesurEurope1qu’iln’yapasdenumérodeuxauFrontnational3.Lemari dunouveaumaire, empêchéde se représenter et devenude ce fait sonconseiller trèsspécial,ne tombepasdans le«piège»d’unegestionmunicipale tropmodéréequi l’auraitexposé aux foudres du chef du Front national. Le règne Mégret commence en février 1997 par deslicenciementsdepersonnelsimpliquésdanslagestionmunicipalesocialiste,ainsiquepardessuppressionsdesubventions.Lagaucheetlesmédiass’insurgent,maisLePennepeutqu’approuver.Enfait,l’électiondeVitrollesconfèreunenouvellelégitimitépolitiqueàBrunoMégret.Ilétaitperçucommeunorganisateur,ildevientunhommedeterrain,capabledevaincrelàoùlechefsuprêmelui-mêmeaéchoué.

Bruno Mégret enchaîne avec une autre victoire lors du congrès de Strasbourg le 29 mars 1997. Àl’applaudimètre, lecoupleMégretécraseLePen,cequiestunepremièredansl’universfrontiste.Levotedescongressistespourélirelesmembresducomitécentral,seulbaromètreinterneduFrontnational,donnenettement la première place à Bruno Mégret (3 758 voix) qui devance Bruno Gollnisch (3 390). Lesmégrétistesobtiennentlespremièresplacesparmilesélusducomitécentraletdenouveauxpartisansdu«maire et consorts de Vitrolles », selon le bon mot de Le Pen, y font leur entrée, comme Jean-FrançoisGalvaire,l’avocatdeMégret.Mieux,danslecollègedescadres4,MégretarriveàlapremièreplacetandisquesonrivalBrunoGollnischn’arrivequ’enseptièmeposition5.Àl’inverse,leslepénistesetlespartisansdeGollnischsontsouventreléguésau-delàdelavingtièmeplace.PlusénervantencorepourLePen:safilleMarinen’estpasélue,lesmégrétistess’étantsansdoutepassélemotpourlarayerdeslistesdecandidats.LePenestfurieux.Ilad’abordcherchéàsavoircomment«organiser» levote.Aprèsenavoirdiscutéavecl’informaticien en chefmaison, Le Pen explique auxmembres du bureau politique que le système a putransmettreparerreurcertainesdonnées,cequiauraitpuaboutiràminorerlenombredevoixrecueilliesparMarineLePen.MaisYvesdeVerdilhac,unancienmagistratquiprésidelacommissiondedisciplineduFN,présentàlaréunioncejour-là,s’estmontrécatégorique:ilasurveillélesopérationsdevoteduranttoutelanuitetiljugeimpossiblequ’onaitpulesmodifier6...

En réalité, les votes pour l’élection des membres du comité central auraient pu faire l’objet demanipulations.Dès1990,Marie-FranceStirboisetBrunoMégretfontalliancepourneutraliserLePen.En1994,Mégretrecommandedevotermassivementpourl’avocatJean-PaulWagner, lui laissant lapremièreplacepouréviterlui-mêmed’obtenirlemeilleurscore,cequirisquaitdedéclencherl’iredeLePen,preuvequ’ilredoutaitdepuislongtempsunaffrontementaveclechef.

Pourreveniraucongrèsde1997,Jean-MarieLePendoitdoncutiliserlaprocédurespécialederattrapagequi lui donne le droit de nommer lui-même les candidats qu’il souhaite repêcher. Certains datent de cemomentlamontéedestensionsquivontaboutiràl’affrontementavecMégret.LePenchercheàhumiliercedernier,commeillefaitlorsd’unecommissiond’investitureàMontretout.Mégretal’idéedevenirentenuedécontractée – jean et blazer –, Le Pen l’accueille avec un large sourire : « Vieux, tous mes robinetsfonctionnent,jen’aipasbesoindeplombier!»ConclusiondeFranckTimmermansquiracontel’anecdote:«Ilétaitcapabledetoutpourunbonmot.»

Arriveladissolutiondel’AssembléenationaleparJacquesChirac,le21avril1997.LePenavaitannoncé,enfinobservateurpolitiquequ’ilsaitsouventsemontrer,cesélectionsanticipées.Maisellesluiimposentuncrueldilemme:danslafouléedeVitrolles,Mégretadeschancesdedevenirdéputé.Peut-ilprendrealorslerisqued’êtrelui-mêmebattualorsquesonsecondtriompheraitainsi,pourlasecondefoisentroismois,àuneélectionlocale?BrunoMégretluiconseilled’yaller.Leslepénistesinsinuentquececonseilestceluid’un traître qui cherche à affaiblir leur chef, voire à l’humilier. En réalité, comme l’ont révéléMichaëlDarmonetRomainRosso7,Jean-MarieLePenademandé,dès1996–lesélectionslégislativesauraientdûsedérouleren1998–àJean-PierreSchénardi,conseillerrégionaletmembredubureaupolitique,detesterl’éventualitédesacandidatureàNice:unsondageréaliséenavril1996neluidonneque25%dessuffragesalorsqu’ilenavaitobtenu27%en1993.LePenserangedoncàl’avisdeslepénistesetannoncesurFranceInfo, le 30 avril 1997, qu’il se réserve pour l’élection présidentielle que nemanquera pas de provoquer,selonlui,l’échecinévitabledeladroiteauxlégislatives.LePenaffolelesboussolespolitiquesdesélecteursfrontistes en déclarant même que Chirac est plus « hystériquement européiste » que Jospin, donnantl’impressiond’opterpourunvote«révolutionnaire8»assumé.Cettefois-ci,BrunoMégretneselaissepasfaire et rappellehaut et fort l’ancrageàdroiteduFrontnational, soulignantque« lagauchepréconise ledroitdevotedesimmigrésetlarégularisationdessans-papiers».

LePenapourtantmanquédenez:lagauchel’emporte,maisChiracacceptelacohabitationdontilsait,pourl’avoirvécuedeprès,àquelpointelleaprofitéàFrançoisMitterranddanslapériode1986-1988.MaispourLePen, l’essentiel est préservé : si le score national duFNdépasse de peu le sien en 1995,BrunoMégretn’est cependantpaséludéputédans ladouzièmecirconscriptiondesBouches-du-Rhône,où il estdevancépar lesocialisteHenrid’Attilio.Entre lesdeux tours,LePenamultiplié lesprovocations.AprèsavoirprésentéunetêteenplâtrereprésentantCatherineTrautmannsurunplateaulorsd’unmeetingtenuauPalais des sports, ilmenace physiquement, sur lemarchédeMantes-la-Jolie, la candidate duPSAnnette

Page 162: Histoire Française

Peulvast-Bergeal qu’affronte sa fille Marie-Caroline. La plainte et la condamnation qui s’ensuivrontmettrontlefeuauxrelationsentrelepénistesetmégrétistes.

En attendant, lemaintien au second tour des législatives de 76 candidats frontistes – une douzaine decandidats de droite 9 ayant accepté de se prononcer pour la préférence nationale ont bénéficié des «indulgences»deLePen–agénéréquarantetriangulairesquisesontrévéléesfavorablesàlagauche.JospindoitdoncenpartieàLePensonarrivéeàMatignon.DansunetribunepubliéeparLeMondele11juin1997,BrunoMégretsortdubois.Ilproposeàladroite,etcettefois-cisansconditions,undésistementréciproquelors des échéances électorales à venir, notamment locales. Nul accord de gouvernement, précise-t-il, unsimple désistement « républicain » de droite. Trois jours plus tard, lors d’un conseil national réuni à laMaison de la Chimie, Le Pen prend le contre-pied du polytechnicien.Dénonçant la « fausse droite », ilaffirmequ’«onnes’alliepasavecdesforcesquisontendécomposition,onenramasselesdébris.Iln’yaaucuneraisonquenousservionsdebéquillepolitiqueàdesmouvementspolitiquescommeleRPRetl’UDFquisesontdéconsidérés.Nousneseronspaslesharkisdeladroiteparcequeladroiteetlagauchefontlamêmepolitique.»

Quelques semaines plus tard se déclenche une nouvelle offensive contreMégret et ses lieutenants lorsd’unbureaupolitiqueélargiaugroupeparlementaireorganiséàStrasbourg.Ilsemblequecetteopérationaitétépréparéelorsd’undînerentreSamuelMaréchal,lemarideYannLePen,favorableàlaligne«Nidroitenigauche»,etJean-ClaudeMartinez.LePenouvrelaséanceendéclarant:«Jesuissaisid’unedemanded’interventiondelapartdeJean-ClaudeMartinez.»Cedernierfaitdiffuserundocumentdequarante-deuxpages, virulent, contre lesmégrétistes, signé également parBernardAntony,MartineLehideux etMarie-France Stirbois. Le professeur de droit y dénonce la « confiscation oligarchique » du pouvoir par lesmégrétistes : «Noscamaradesdesgrandes écolesoccupentuneplace importantedansnotremouvement.Toutnaturellement,ilsyontamenéleursréflexes,leurshabitudesetleurspratiques.Ilsfontcheznouscequ’ils ont appris à faire : prendre le pouvoir, l’occuper et le garder. En somme, c’est l’établissement, lesystèmedecastequenousdénonçonsdansnotrepropreprogramme!Or,cetteéquipenousaconduitsaupiétinementélectoral!»Martinezproposedemettrefinaudualismeentresecrétariatgénéraletdélégationgénérale, auprofit d’unedirectionunique constituée autour des secrétaires nationaux. Il suggère aussi decréerungouvernementfantômesurlemodèledushadowcabinetdestravaillistesbritanniques.

BrunoMégretnesedépartpasdesoncalme.Enréalité,ilaétédiscrètementprévenulematinmêmedelacabaleorchestréecontreluiparMartinez.Ilamêmepulireledocument,grâceàJean-FrançoisGalvaire,unproche deMartinez qui le lui a communiqué, dont il ignorait sans doute la proximité avecMégret. Cedernieradonceutoutloisirdepeaufinersaréponsequ’ilprépareparundéjeunerensolitaire.IlironisesurMartinez:«Jesuispeut-êtreuntechnocrate,maisjesaiscequesignifiemenerunecampagnepopulaire,etsurtoutlagagner.»Iln’aaucunmalàopposersonengagementtotalauservicedupartiaudilettantismedeMartinez,bienconnudanslesinstances.Ilfustigeaussil’irréalismed’uneorganisation«horizontale»tellequelaproposeMartinez.Enréalité,cettefrondedeMartineznel’inquièteguèrecarilsaitqu’elleestloindefaire l’unanimité, y compris parmi les lepénistes. Certains des dirigeants qui lui sont hostiles, commeBernardAntonyouSamuelMaréchal,sontabsents,CarlLangetBrunoGollnischsontrestéssilencieux.LePen lui-même, d’ailleurs, ne manifeste aucun soutien envers Martinez. « Il est demeuré très prudent »,confirmeaujourd’huiCarlLangquimarchaitavecLePenàl’époque10.Enréalité,LePenestimequ’ildoitrester au-dessus de la mêlée : « Je considère tout ça comme des remous banals. Dans une formationpolitique,ilestfréquentquelestypessetirentlabourre.Jen’imaginaispasqueMégretvoulaitprendremaplace...etluinonplussansdoute.EtsiMégretnel’imaginepas,personnenepeutimaginersesubstitueràLePen11.»

Sansdonner raisonà Jean-ClaudeMartinez,LePenaccèdecependantà l’unede ses revendications, lacréationd’unshadowcabinetdontil luiconfieimmédiatementlaresponsabilité.D’unepierredeuxcoups.Un,ildonnesatisfactionauclananti-Mégret.Deux,ilmontrequeMégretn’estpasleseulàsesoucierdelarespectabilitépolitiquedumouvement.Ondébloqueradoncdesfondspourréunircegouvernementfantôme– qui restera le jouet de Martinez – et éditer de luxueuses brochures sur sa production intellectuelle,élaboréesdansdeshôtelsnonmoinsluxueux12.

Lesélectionsrégionalesde1998seprofilent,etilfautbienreparlerstratégie.Làencore,BrunoMégretcherche le compromis et le trouve avec sa formule d’un nouveau champ politique « tripolaire ».Grossomodo,l’idéeestqueladroiteparlementaire,quidétientvingtrégions,nepourraretrouverdemajoritétouteseule dans nombre d’entre elles. Il s’agit alors de provoquer un schisme entre les « démocrates » quirefuseronttoutecoalitionavecleFNetuneautrepartiedeladroite,plusdureetmoinsregardante.

Dèsle16mai1997,AlainPeyrefitte,toutencondamnantlesformules«inacceptables»deLePen«àcolorationraciste,xénophobeetantisémite»,metengardeladroitecontrelastratégiedu«frontrépublicain» qui reviendrait à enfermer les électeurs du FN dans un ghetto. Le sénateur RPR, ancien confident dugénéral de Gaulle, suggère de préparer « l’après-Le Pen » en cessant d’insulter ses fidèles et en leur

Page 163: Histoire Française

montrantqueladroiteparlementairepartagecertainesdeleursidéesetdeleursvaleurs13.Déjà,lesindicesd’accords locaux semultiplient.Certains élus lorgnent vers leFN, comme l’ancienmaire deSartrouvilleLaurentWetzel,quis’estrenduàlafêtedesBBR(Bleu-blanc-rouge).ÀNeuilly-Plaisance,unemajoritédemilitants RPR votent en faveur d’une alliance 14. Le Pen reprend, à sa façon, la thèse de Mégret ens’éloignantduslogan«Nidroitenigauche».LorsdelafêtedesBBRpourtant, le27septembre1997,ilparaphraseMalraux:«Entrenousetlessocialo-communistes,iln’yaplusqu’unmarigotqu’ilnoussuffirad’assécher. »Le contraired’une invitation à l’allianceouàdes accords électoraux.Deuxmoisplus tard,rendantvisiteàl’ancienWaffenSSFranzSchönhuber, ilremetlecouvertsurle«détail15», commes’ilvoulaitruinerdéfinitivementlastratégiequ’ilvientparailleursdevalider.Ilsusciteànouveauunémoidansle Front national qui entraîne plusieurs dizaines de démissions. Mais il calme ensuite les ardeurs desmégrétistes en désignant leur chef commeun possible successeur, lors de l’émission «Polémiques » surFrance216:«Pourquoipas?C’estunhommetrèsremarquable.»Cettefois-ci,leleaderfacétieuxcréeletrouble parmi ses propres soutiens, dans la vieille garde qui ferraille contre Mégret (Roger Holeindre,MartineLehideux,PierreDescaves,ChristianBaeckeroot,Jean-MichelDubois)etparmilegroupeditdes«centristes»(Jean-FrançoisJalkh,CarlLangetBrunoGollnisch)quiémergepeuàpeu.

Lorsdesélectionsrégionales,le15mars,lescénarioimaginéparBrunoMégretseréalise:seulesdeuxrégions, leLimousinet lesPaysde laLoiredisposentd’unemajorité absolue, lapremièreàgaucheet lasecondeàdroite.LadroitepeutgarderlepouvoirdansdouzerégionsmoyennantuneallianceavecleFrontnational.Trèsvite,des tractations s’organisent,malgréuneprisedeposition trèsnettede JacquesChiraccontre tout accord avec leFN.Réuni dès le lundimatin, le bureau politique duFront national débat desmodalitésd’uneéventuellealliance.Cettefois-ci,mêmeBrunoGollnischs’ydéclarefavorable.IlconvaincLePend’accepterdesaccordsmoyennantquelquesconcessionssurlafiscalité,lapolitiqueculturelleetlesocial17.LePenacceptemêmedenepasyajouter,commecertainsledemandent,lapréférencenationalequi serait inacceptable pour le RPR et l’UDF. C’est sur cette base que Bruno Gollnisch se propose denégocierenRhône-AlpesavecCharlesMillon.Mais,commeaussiprudentquerusé,ildevinequeCharlesMillonrisquedenierl’existenced’unaccord,ilal’idéedetrouveruntémoin.

CeseralejournalisteduNouvelObservateurrésidantàLyon,RobertMarmoz18.Lemardi17mars1998,cedernierreçoituncurieuxcoupdefildeBrunoGollnisch:

«Bonjour,monsieurMarmoz.JevousappellepourvousdirequejevaisrencontrerM.CharlesMillonetparveniràunaccordavecluipourluipermettredegagnerlamajoritéduConseilrégional.

—Ah, je comprends, deux ou trois de vos élus voteront pourMillon au second tour en échange dequelquesavantages,luirépondlejournaliste.

—Çaseraplusintéressantqueça,corrigeGollnisch,maisjevousappellepourvousteniraucourantdèsquejeseraisortidurendez-vous.»

Uneheureplustard,nouveaucoupdefildeGollnisch:«Voicidonc le scénario telqu’ilva sedéroulervendredi : auxdeuxpremiers toursde scrutin, chaque

particomptesesvoix.Avantletroisièmetour,jeprendrailaparolepubliquementpourdemanderàCharlesMillons’ilcomptebienappliquerlespointsdesonprogrammeauxquelslesélecteursduFrontnationalsontattachés,àsavoirunefiscalitéréduite,uneffortdeformationetunepolitiqueculturellemoinsfavorableauxidées de gauche. Charles Millon devra alors confirmer son engagement et tous les élus régionaux FNvoterontpourluiautroisièmetour.»

—Maispourquoim’appelez-vouspourmeracontertoutça?luidemandeMarmoz.—C’esttrèssimpleàcomprendre,luirépondGollnisch.Lorsque,àl’occasiondelapremièreréuniondu

Conseil régional, vendredi, nous voterons pour lui, je crains que Charles Millon ne puisse résister auxpressionsdesappareilsduRPRetdel’UDF.Ilnieraalorstoutaccord.C’estpourquoijesouhaitequevousjouiezlerôlede“petitnotaire”,encesensquevouspourrez,lorsquevoscollèguesparisiensdescendrontàLyonpourenquêter sur cetteaffaire, leur raconterque jevousai annoncéà l’avance tout cequi allait sepasser.EtcommevousêtesconnupourvosopinionshostilesauFrontnational,votrerécitseracrédible.»

Levendredi enquestion, la réunionduConseil régional sedéroule exactement comme l’avait annoncéBruno Gollnisch, à cette différence près que l’élection de Charles Millon à la présidence de la régions’effectueausecondetnonautroisièmetour.Marmozconfirmerabienauxjournalistesprésentsqu’ilyabieneuunaccordentreMillonetleFrontnational19. Il leferaauprèsd’unevingtainedereportersvenusenquêter sur ce sujet. Parallèlement à cet arrangement lyonnais, le FN et la droite coopèrent dans quatreautresrégions:Picardie,Bourgogne,Languedoc-RoussillonetMidi-Pyrénées.

Les régions Île-de-France etPACAont, semble-t-il, fait l’objet d’unenégociationoud’une amorcedenégociation secrète. L’idée d’un compromis surgit : les élus FN soutiendraient la candidature d’EdouardBalladurenÎle-de-France–ainsiquelesleadersdeladroitedansd’autresrégions–tandisquelesélusRPRetUDFvoteraientenrégionPACApourunprésidentFrontnational.Jean-MarieLeChevallierespèrebien

Page 164: Histoire Française

êtrecelui-là20:ilaunpasséde«modéré»,ilvientducourantgiscardienetilestmairedeToulon.Desoncôté,BrunoMégretespèreaussilaprésidencedecetterégion,maisavecd’autresarguments.IlestlepatronduFNdansledépartement,leplusimportantélectoralement,ilestconnusurleplannationaletdavantagerespectéqueLePendanslesmédias,aupointquedenombreuxleaderspolitiquesd’autrespartisacceptentdedébattreaveclui.

ChristianEstrosi,toutcommelemairedeNiceJacquesPeyrat21,neveutpaslaisserlarégionàlagauche.CertainsémissairesquidiscutentavecLeChevallierseprévalentd’unsimili-accorddeJacquesChirac–un« feuorange»,dit-on–qui aurait accepté ledeal à conditionde rester endehorsde tout ça.Sénateur etconseillerrégionalÎle-de-France,ChristianCambonaffirmeaucontrairequeJacquesChiracamisleholàdèslaréuniondesélusRPRetUDForganiséele17mars,ausurlendemainduscrutin22:«Nonseulementilrefusaittoutaccord,maisilafaitprévenirquetoutéluRPRpouvantêtresoupçonnéd’êtreéluavecdesvoixdu Front national serait banni. » Mais le sénateur reconnaît que certains élus de base RPR ou UDFcritiquaientChiracsurlethème«Onseprésenteet,sionestélu,ongouverne!».Sous-entendu,sansêtretropregardantsurceuxquivotentpournous...

Estrosi rencontreLePen à sonhôtel23. Finalement,LePen fait échouer l’arrangement en exigeant dedevenirlui-mêmeprésidentdelarégionPACA,sachantparfaitementqu’unaccorddecetype,mêmetacite,est impossible à obtenir. Pour faire avaler la pilule à Jean-MarieLeChevallier, Le Pen lui explique queMégretentreraendissidences’illelaisseobtenircequ’ilveut.Unefoisencore,LePenchoisitd’affaiblirleFrontnationalpourempêcher l’émergenced’unnouveau leader.«Leparti luidoit tout, ilnedoit rienauparti»,ricanentlesmégrétisteseninversantlacélèbreformule.

L’élémentdéclencheurdelascissionsurvientpeuaprèslesélectionsrégionales.Le2avril1998,lajusticecondamneJean-MarieLePenàdeuxansd’inéligibilitésuiteauxincidentsdeMantes-la-Jolie.BienentenduLePen fait appel.Mais cette sanction l’obligeàprévoir le casoù il serait empêchédediriger la listeduFrontnationallorsdesélectionseuropéennesde1999.Le14juin,lorsd’uneconférencedepressetenueàNantes,LePenenvisage–implicitement–l’hypothèsededonnerlatêtedelisteàsonépouse:«Jeseraitêtede liste aux prochaines élections européennesmais si, en raison de décisionsmonstrueuses, j’étais renduinéligible, mon nom figurerait en plus gros sur les affiches des candidats Front national. Par familleinterposée, éventuellement. » La déclaration est reprise dansPresseOcéan 24 puis dans une dépêche del’AFP.

Le6juillet,Jean-MarieLePenconfirmequetelleestsonintentiondevantlebureauexécutif : ilsongebienàsonépouse,Jany,pourleremplacer.MêmesiMégretestleseulàcontestercettepropositionaucoursde la réunion, l’idée va paraître très saugrenue dans tout le Front national, d’abord en raison de lapersonnalitémêmedeMmeLePen,unefemmedavantagepassionnéeparlesmondanitésetlacompagniedesanimauxqueparlapolitique.Ellelereconnaîtd’ailleurspubliquement,affirmantqu’ellepréfèresonrôlede«femmeaufoyer».BrunoMégretdécide,cettefois-ci,desebattre:«Celaallaitbeaucouptroploin.J’aieuuneexplicationenprivéavecLePendeuxjoursaprèslebureaupolitique.Ilm’aditquej’avaisfranchilalignejaune,surlethème:leFrontnationaln’estpasunmouvementdémocrate,etceuxquis’opposentàlavolontédesonchefsemettenthorslaloi.Demoncôté,j’aiargumentésurlefaitqu’annoncerlacandidaturede sa femme revenait à mépriser les cadres du Front national comme s’il n’y avait personne d’autresusceptiblede le remplacer. Ilm’a rappeléqu’àVitrollesmafemmeavaitétédésignéepourmesuccéderlorsquej’avaisétédéclaréinéligible.Maiscen’étaitpaslamêmechose,ils’agissaitd’uneélectionlocaleoùlecontactdirectestdéterminantetnond’unscrutinnationaloùtoutsejoueàlatélévision25.»

Enréalité,chacun,mégrétisteoupas,sedemandeàquoijoueLePen.«Pourquoipartirbattu,questionneFranckTimmermans26,etnepasattendrel’issuedelaprocédurejudiciaireavantd’envisageruneautretêtede file pour la liste Front national ? Et s’il voulait que le nom Le Pen soit en tête de liste en casd’inéligibilité,pourquoinepasproposeràMarie-Carolinedeprendrelatêtedelaliste?Elleétait,certes,ducôté deMégret.Mais si son père l’avait prise entre quat’z’yeux, en lui expliquant qu’elle était la seulesusceptiblederépondreauxquestionsdesjournalistesdansunecampagne,ellen’auraitsûrementpasrefusé.»

Àlafindumoisd’août,Mégretvaencoreplusloin:dansLeParisien27,ilaffirmequelacandidaturedeJany«n’estpasunebonneidée».Ilajoute:«Jesuismoi-mêmecandidat.Quandlechefestempêché,c’estson second qui doit le remplacer ». Il conclut en souhaitant un vote du comité central, « seule instancevraimentreprésentative».

Àl’universitéd’étédeToulon,quis’ouvrelejourmêmedel’interview,leslepénistessedéchaînentenattendantl’arrivéedeleurcheflequelnedoitintervenirqueletroisièmejour.Sitôtarrivéàsonhôtel,CarlLang28reçoituncoupdefildu«Vieux».LePenluidemandederappeleràMégretqueleFrontnationalestunemonarchieetqu’ilentendgardertoutlepouvoir.CarlLangn’enfaitrien,maisildirapubliquementqu’iln’étaitpasdansl’intérêtdeMégretdes’avancerdelasortedanslesmédias.SamuelMaréchaldénonce

Page 165: Histoire Française

unefautegravequeledéléguégénéraldevrapayer.Enfin,MartinezcompareMégretàundictateurafricain:«Mégret,c’estKabila,ilagitavecuneprécipitationd’adolescent29.»

Bref,leconflitLePen-Mégretestdésormaissurlaplacepublique.Aprèssoncoupd’éclat,Mégrettentel’apaisement,lorsd’unentretienentêteàtêteavecLePen:«Dansmonespritonpouvaittrèsbienenresterlà. Ce qui me paraissait impensable, c’est que personne ne s’élève contre cette décision. Je n’avais pasl’intentiondem’opposerdavantage.Jeleluiaidit.Jeluiaimêmeproposéplustardd’êtreledirecteurdecampagnedesafemme.Maiscelanel’apasapaisé.Ilavaitdécidédem’éliminer30.»Pourtant,enmargedecettemêmeuniversitéd’été,Jean-MarieLePens’enquiertauprèsdeCatherineMégretdesnouvellesdesonfilleulMégretjunior...

Dans son discours de clôture de l’université d’été, Le Pen lance auxmilitants : « Il n’y a qu’un seulnuméro au Front national, c’est le numéro un ! » Pour être plus clair encore, le chef du FN rejettecatégoriquementtoutestratégieàlaGianfrancoFiniouàlaJörgHaider,qui,lepremierenItalieetleseconden Autriche, ont noué une alliance avec la droite de gouvernement. C’est donc sciemment que, dès cemoment-là,LePensembleavoirrenoncéàtoutapaisementauseinduFront.Unmoisplustard,lejourdesonprocèsenappel–quiluipermettrafinalementdeseprésenterauxélectionseuropéennesde1999,maisill’ignore encore –,LePen annonce qu’il confie la direction de campagne des européennes à Jean-ClaudeMartinez.«Encoreuneprovocation,commenteFranckTimmermans.Martinezétaitassezcréatif,c’étaitunintellectuel,maischacunsavaitauFrontqu’ilétaitstrictementincapablededirigerunecampagne.»

LePenacceptecependantdesimulerl’ententecordialeavecMégretàl’occasiondelaprésentationdesonéquipedecampagne,le28octobre1998:«Nousn’avonspasd’étatsd’âme,devanttelleoutellequestion,ilnousarrived’avoirdesdivergences,noussommesdeshommeslibres,nousendiscutons,etnousefforçonsdenepasnouslaisserinfluencerpartousceuxquinousveulentdumal,defaçonàdégageruneoptionlaplusefficaceàladéfensedenosidéescommunes31.»Sadécisiondeconfierlacampagneauplusvirulentdesanti-Mégretconstitue,ilnepeutl’ignorer,unevéritableprovocationàl’endroitdesmégrétistes.D’autantque Jean-Claude Martinez va ensuite employer toute son énergie à humilier les dirigeants mégrétistes,écartésoudûmentcornaquéspardeslepénistesdansleséquipesdecampagne32.Martinez–le«fêlé»pasle«félon»(paroppositionavecSergeMartinez,quisuivrabientôtMégret),commeenrigoleaujourd’huiencoreLePen–n’estpasleseulàvouloir«tuer»Mégret.SamuelMaréchal,lemarideYannLePen,s’yemploie lui aussi avec assiduité. La « guerre des gendres » préfigure le conflit Le Pen-Mégret tout enl’alimentant, Maréchal contre Philippe Olivier, le mari de Marie-Caroline Le Pen. Dans cette guérillafamilialequiempoisonneplusencorel’atmosphèreduPaquebot,lesiègedumouvement,l’argentetledroitvontjouerunrôleessentiel.SamuelMaréchalfaitembauchersonfrèreetsasœurenplusdeYannLePendéjà salariée et de Marine Le Pen, embauchée comme directrice juridique au début de l’année. SergeMartinez,ledirecteurgénéralduFrontnational,constateraainsibientôtquelafacturedynastiqueduFrontnationals’alourditmoisaprèsmois:plusde2millionsdefrancsparan,selonlejournalisteRenaudDély33.

MarineLePenentredansladanse.Sapriorité:éradiquerle«cancer»mégrétisteenfaisantauditerla«délégation générale » pour y déceler d’éventuelles anomalies de fonctionnement. Privée de tout moyen,étroitementsurveillée,ladélégationconfiéeàBrunoMégretsemorfond:«Onavaitlespiedssurlatabletoutelajournée.Onn’avaitplusrienàfairedepuislarentréedeseptembre»,racontel’undesessalariés.

LesbraisesduconflitentreLePenetMégretsontainsisanscesseralluméesparleurentouragerespectif.CôtéMégret,PhilippeOlivier,sincèrementdéçupar l’intransigeancedesonbeau-pèrepour lequel ils’estlongtempsimpliqué(ilparticipaitdéjààlacampagnedeParisXXeen1983),s’estradicalisé:«Jeveuxbienmebattre,maisilfaudraallerjusqu’aubout!»CôtéLePen,SamuelMaréchal,l’autregendre,quijoueluiaussilesboutefeux.C’estluiqui,selonledirecteurdelarédactiondeNational-Hebdo,MartinPeltier,ajouteunepiquecontreMégretdansl’interviewdeJanyLePenpubliéeparlebulletinduFNJ,Agir34.Luiencorequi invente, toujours selon Peltier, la formule TSM, « Tout sauf Mégret ». Jean-Claude Martinez, noncontent d’avoir la mainmise sur la campagne des européennes, fanfaronne dans Le Figaro contre lesconseillersdeMégret,PhilippeOlivieretDamienBariller:«LesjeuneshommesquientourentMégretsontpassésunpeuvitedelaBlédineauxcabinetsministériels.35»Cesdeuxderniersrépliquentparunelettrebientôt publiée par la presse puis par un fax envoyé dans les fédérations, où ils dénoncent le fait que ledirecteur de campagne préfère porter leur différend interne sur la place publique au lieu d’attaquer lesennemis du Front national. Ce qui conduit Le Pen à les menacer d’exclusion en leur adressant unavertissementsolennel.

Dansl’hebdomadaireNational-Hebdo,MartinPeltiertentederaisonnercechefqu’ilrespecteetauquelilasacrifiésacarrièredejournaliste:«LePen,commetouslespatronscréateursd’entreprise,répugnepeut-êtreàenvisagerlemomentoùilpasseralamain.Ilestassezbanalquedesambitionsjouentsurcettephobienaturelle.Mais il ne faut pas que ça aboutisse à dresser une partie du Front contre une autre 36. » Cetéditorial se voulait pédagogique. Il survient après plusieurs tentatives de discussion personnelle. Invité à

Page 166: Histoire Française

partager le séjour de cure amaigrissante de Jean-Marie Le Pen en Suisse en juillet 1998,Martin Peltiers’efforce,avecbeaucoupdediplomatie,deluifaireentendrequelquesobjections.Nefaut-ilpascraindrequeJany soitmalmenée par les journalistes ? Le Pen rode alors un incroyable argumentaire. Jany pourrait «adoucir » l’image duFront. Femme d’origine néerlandaise, internée enfant dans un camp deVichy37 etgrecque,elleéloigneraitduFNleshabituellesaccusationsdexénophobie.Elledésarmeraitlesmédiasparsagentillesseetsoncharme38.Peltiern’estpasconvaincu. Il l’estencoremoins lorsque, interrogeantBrunoMégretentêteàtête,cedernierluiassurequ’ilest«prêtàtouteslesconcessionspouréviterl’éclatement39».Enrevanche,undéjeuneravec lecouplePhilippeOlivieretsonépouse l’inquièteénormément, lorsqueMarie-CarolineLePenluidittoutdego:«Papaneserendpascomptedecequivaluitomberdessus40.»Ilconvientdoncdeconvaincrelesdeuxleadersdes’affranchirdesinfluencesmeurtrièresdeleurentourage.

MartinPeltiertenteencorederamenerJean-MarieLePenàdessentimentspluspacifiqueslorsd’undîneravec les responsables de la « presse nationale » organisé le 19 novembre 1998 au domicile de Serge etDanièledeBeketch,àParis.Après tout, l’objetdu litigeentreLePenetMégretadisparupuisque, le17novembre1998,lapeinedeLePenestramenéeenappelàunandeprisonavecsursis,cequiluidonnelapossibilitédeconduirelalisteFrontnationalauxélectionseuropéennesde1999.BrunoMégretn’aplusderaisondes’yopposer.Ilyalà,outrePeltieretlesBeketch,CamilleGalicdeRivarol,FrançoisBrigneaudeMinute,JeanMadirandePrésent,EmmanuelRatierdeFaits&DocumentsetClaudeGiraudpourMondeetVie. Le Pen persiste à défendre la candidature de Jany qui n’est plus à l’ordre du jour, laissant mêmeentendre,selonPeltier,qu’ils’agitd’agiterunesortede«muleta»danslebutdeconfondreMégretetseslieutenants. FrançoisBrigneau prône un ticketLe Pen-Mégret pour « désespérer Saint-Germain-des-Prés,clouerlebecdesmédias,enchanterlesnôtres,ramenerlesélecteursetréussirunebrillanteeuropéenne41».En fait, la plupart des responsables de publications réunis ce jour-là, qui soutenaient jusqu’alors Le Pencontre le « moderne » Mégret, se rendent compte qu’ils sont effrayés par son comportement fermé etbelliciste.«Jean-MarieLePenfaisaittoutpourhumilierMégret,lequelavaitpourtantréussiàdédiaboliserleFront.Onétait tousheureuxdevoirenfin la fêtedesBBRfréquentéepardesgensnormaux», racontel’und’entreeuxquicraintencoredesreprésaillesduclanLePenquinzeansaprès.Àleursyeux,LePenavaitétélerassembleurd’unedroitenationalediviséedepuislaguerre;ilétaitdevenu,poureux,unvieilhommetêtu,enfermé,irresponsable.LePensecompareàMagellanquandlenavigateuravaitdûpendresonsecond.Iladonnélalistedesfutursbannis,etnotammentlesnomsdeDenisDaudeetdePhilippeOlivier.

Onboitpasmalcesoir-là,etladiscussionmanquedetourneraupugilat.Cedivorce,absurdesurleplanidéologique,correspondàlacoupurequitendàs’instaureraussiausein

duFrontnational.Denombreuxmilitants,passpécialementenrôlésparlesmégrétistes,necomprennentpluslecomportementdeleurchef,quileurparaîtenvoyerlepartidanslemur.AprèsqueLePeneutconfirmé,lors des BBR des 20 et 21 septembre, son intention de désigner son épouse comme tête de liste auxeuropéennes,CarlLangl’abiensenti:«Leslepénistesramaientpours’expliquerdevantlesmilitants.Moi-même, jedisaisauxcadresqueJean-MarieLePenne le feraitpas,quec’étaituneprovocation.Mégretaacquisainsiunelégitimitéconsidérable.Enfait,LePenafacilitéletravaildeMégret42.»

Pourtant,lechefduFrontnationaltrouve,danscecontexte,unalliéinattenduenlapersonnede...SergeJuly,lepatrondeLibération.Cedernierjugeantsansdoutequesesjournalistesontététroploindanslerécitdel’aventureMégret–RenaudDélyluiaconsacréunesérieencinqvoletsdu24au29août–prendunepostureaussi inversequ’inattendue :dansun«Rebond43 »publié le20novembre1998, il développe lathèse, ô combien paradoxale, selon laquelle Le Pen serait utile à la démocratie française, grâce à sesoutrancesquimaintiennentlefameuxcordonsanitaireentreladroiteetl’extrêmedroiteetempêchenttoutetentationd’allianceauseindeladroitedegouvernement:«Seizeansaprèssapremièrepercéeélectorale,écrit Serge July, un quart de siècle après la création du FN, il réussit avec un talent époustouflant àautolimitersanuisance.Elleestnaturellementdéjàtropimportante,maisJean-MarieLePenestà lui toutseuluneformidableusinefabriquantensériedesanticorps.LePenneveutpaspartager lepouvoiretn’yaccéderadoncjamais.Àl’inverse,BrunoMégretveut“participeràuneéventuelledroiteplurielle”.Voilàpourquoi,ensomme,lesdémocrates,surtoutceuxdegauche,doiventsoutenirLePencontreMégret...»

ToutcommeMartinPeltier,maisplusfortementengagéauxcôtésdeLePen,CarlLangtentedejouerlesCasquesbleus.Verslami-novembre,ildéjeuneavecBrunoMégretetlemetengarde:«“VousallezfaireunbrasdeferaveclefondateurduFrontnational,vousnepouvezqueperdre.Faitescommemoi,lâchezladélégation générale, et négociez vos postes de députés européens. »Mais «Mégret était sans doute tropengagé auprès de ses amis, commente Carl Lang. Philippe Olivier était très combatif. Et Le Pen nefonctionnequ’aurapportdeforce,iln’aaucunsensducompromis44.»

CarlLanga raison.Seulement,BrunoMégretnecroitplusauxpossibilitésdeconciliation.Dès lami-septembre 1998, Serge Martinez a contacté Philippe Olivier, effrayé par la tournure que prennent sesentretiensavecLePen.Cedernier luiaparlédepurgeset luiadonné l’impressiond’êtredevenuunpeu

Page 167: Histoire Française

dingue.Olivierlui-mêmeestallévoirLePen,quiestaprèstoutsonbeau-père,dansunespritd’apaisement.Cedernierluiauraitrépondu:«Ilyauradusangsurlesmurs!»ConstatantqueSergeMartinezestsurlepointd’abandonnerLePen,quelescadresrégionauxduFrontsontsouventrévoltésparlecomportementdeleur leader et que les lepénistes eux-mêmes semettent à douter,Mégret finit par se dire qu’il n’y a pasd’autresolutionquedepréparerl’affrontement.L’objectifn’estpasforcément,danssatête,d’éliminerLePen,maisd’imposerunnouveaurapportdeforcepermettantàsoncourantdecontinueràstructurerleFrontnational.

Lesmégrétistessesontorganisésencourantclandestindepuisl’automne.LesréunionssetiennentchezBruno Mégret ou dans sa maison de campagne normande. Serge Martinez, profondément déçu par lecomportementdeLePen,esttotalementpasséducôtédeMégret.Aprèsavoiranalysélesstatuts,ilconvainccelui-cid’engagerunebataillepourlaconvocationd’uncongrèsextraordinairepuisquelesstatutsduFrontnationalprévoientqu’untelcongrèspeutêtreconvoquésiletiersdesadhérentsledemande.SergeMartinezloueunlocalducôtédeCourbevoiedanslebut,entreautres,d’organiserl’envoid’unelettreauxadhérentspourrecueillirleursignature.

Ce n’est ni Serge Martinez ni Philippe Olivier cependant, mais Marine Le Pen, qui déclenchel’affrontement final entre lepénistes et mégrétistes. Celle-ci persuade en effet son père de licencierl’assistante de Bruno Mégret, Nathalie D., ainsi qu’Hubert Fayard, autre collaborateur de la délégationgénérale.L’ordreenestdoncdonnéàl’administrateurSergeMartinez,quiprévientPhilippeOlivier,lequelavertitNathalieD.Celle-ci a tout juste le temps d’écrire une lettre d’adieu à ses collègues du Paquebot.Martinez lui demande de prendre toutes ses affaires et de le suivre. Il l’emmène dans sa voiture àCourbevoie,oùelledécouvrelelocaldesmégrétistesdanslequels’activentdesbénévolespourmettresousplilalettredestinéeàexigeruncongrèsextraordinaire.

NathalieD.estmembreducomitécentraletduconseilnational.Oruneréunionduconseilestfixéeau5décembreàlaMaisondelachimie.Ilconvientdoncd’éviterlavenuedesdeux«bannis»NathalieD.etHubert Fayard lors de la réunion. L’assistante de Mégret est avertie qu’elle va recevoir une lettrerecommandée.Ellequittesondomiciledefaçonàserendreinjoignable.Desoncôté,Jean-MarieLePenademandé à Bernard Courcelle, le patron du Département protection et sécurité (DPS), de mobiliser desrenfortssupplémentairespourlaréuniondelaMaisondelachimie.Sesouvient-ildesbastonsavecOrdrenouveau?

Tôt lematin du 5 décembre, le staffmégrétiste se réunit dans les locaux du groupe Front national duConseilrégional,rueBarbet-de-Jouy.DécisionestprisedefaireentrerNathalieD.àlaMaisondelachimie.Toutestenplacepourlagrandeexplication.

1.LePenrestemarqué,aujourd’huiencore,parlesouvenird’unobservatoireenboisconstruitparMégretdanssamaisondecampagne.2.CitéParJean-ChristopheCambadélisetÉricOsmond,LaFranceblafarde,op.cit.,p.413.3.CitéparRenaudDély,HistoiresecrèteduFrontnational,op.cit.,p.120.4.LesstatutsduFrontnationalnesontpasfondéssurleprincipe:unhomme,unevoix.Ilsattribuent10voixauxadhérentsayantlestatutde«cadre»contre2seulementàundélégué«ordinaire».5.Cetteinformationfiguredansl’ouvragedeMichaëlDarmonetRomainRossoL’AprèsLePen,Seuil,1998.6.Cetteanecdotenousaétérapportéepardeuxmembresdubureaupolitiquedel’époque.7.L’AprèsLePen,op.cit.,p.123-130.8. L’expression vient de l’époque où le Parti communiste votait en sous-main pour le général de Gaulle, sur ordre de Moscou. Cf. GuyKonopnicki,LejouroùdeGaulleestparti,NicolasEybalin,2012.9.AndréAngot (RPR), PhilippeBriand (RPR),DominiqueCaillaud (villiériste),LéonceDeprez (UDF),ArnaudLeperck (RPR), Jean-LouisMasson(RPR),JeanValleix(RPR).Troisautrescandidatsdedroitenesontpasréélusmalgréleretraitdescandidatsfrontistes.10.Entretiendu6avril2012.11.Entretiendu17avril2012.12.Dansundocumentéditéenpleinecrise,lesmégrétistesciterontlalocationd’unesalleàl’hôtelCrillonpour15000francs.13.Cf.LeMondedu17juin1997:«L’avalanche».14.InformationspubliéesparRenaudDély,HistoiresecrèteduFrontnational,op.cit.,p.149.15.«Leschambresàgazsontundétaildel’histoiredelaSecondeGuerremondiale.Sivousprenezunlivred’histoiredelaSecondeGuerremondialequifit50millionsdemorts,vousverrezquelescampsdeconcentrationoccupentdeuxpagesetleproblèmedeschambresàgazdixouquinze lignes, c’est ce qui s’appelle un détail. » Jean-Marie Le Pen sera à nouveau condamné par un tribunal et perdra son immunitéparlementaireeuropéenneàlasuitedecettedéclaration.16.Émissiondiffuséele14décembre1997.17.Refusdetoutehaussed’impôt,prioritéàlasécuritédansleslycéeset lestransports,défensedel’identitéculturellefrançaiseetrégionale,développement de l’apprentissage et de la formation professionnelle, fonctionnement de l’Assemblée régionale selon le principe de lareprésentationproportionnelle,transparencedescommissionsdemarché.18.Entretiendu6mai2012.19.Aprèsavoircrééunmouvementpolitique,laDroite,etfédéréuncertainnombred’élussursapositiond’alliancedesdroites,CharlesMillondoitlaisserlaprésidencedelarégionàAnne-MarieComparinienjanvier1999.Celle-ciestélueaveclesvoixdesélusdegauche.20.Entretiendu8mai2011.21.Cederniernousacependantassuréqu’ilétaitrestéendehorsdetoutetractationdurantcetépisode.22.Entretiendu21mai2012.23.C’estcequenousaconfirméMichelSchneiderquiaconvoyéChristianEstrosiàl’hôteldeLePen.24.Éditiondu15juin1998.25.Entretiendu5avril2012.26.Entretiendu21mai2012.

Page 168: Histoire Française

27.Éditiondu24août1998.28.Entretiendu6avril2012.29.DéclarationàL’Événementdujeudidu3septembre1998.30.Entretiendu5avril2012.31.JournaldeFrance3du28octobre1998,archivesINA.32.VoiràcesujetHistoiresecrèteduFrontnational,op.cit.,p.223-229.33.Id.,p.232.34.VoirJ’aichoisilabêteimmonde.Auto-psyd’unfasciste,ICM,1999,p.228.35.LeFigarodu7octobre1998.36.National-Hebdodu22octobre1998.37.Interrogésurcepoint,LePendémentcetteinformationsurlepassédesonépouse.38.Argumentsracontéslorsdel’entretiendu17juin2011etdansl’ouvrageJ’aichoisilabêteimmonde,op.cit.39.Id.,p.223.40.Entretiendu17juin2011.41.«Bonjourtristesse»,chroniquedeNational-Hebdo,publiédansJean-Mariem’atuer.Chroniquesdumauvaistemps,Auto-éditionFB,1999.42.Entretiendu6avril2012.43.SergeJuly,«L’hystériefascistoïdeduprésidentduFNpermetdecontenir lapropagationdeses idées,àdroite.De l’utilitédeLePen»,Libération,20novembre1998.44.EntretienavecCarlLangdu6avril2012.

Page 169: Histoire Française

21.

Lejourlepluslong

Ce5décembre1998estsansdoutelapirejournéedel’existencedeJean-MarieLePen.Certes,ilaconnudeschahutsautrementpluscorsés,plusphysiquesaussi,danslesannées1970,lorsque,tentantd’unifierladroite nationale, il s’était confronté àOrdre nouveau.Certes, il cachera ensuite son désarroi par le biaisd’unemétaphorehistorique,commeillefaitsouvent:seconsidérantlui-mêmecommeunesortedeJulesCésar,l’apparitiond’unBrutusseraitdansl’ordredeschoses.Mais,le5décembreàlaMaisondelachimie,Jean-MarieLePen,groggy,nefaitguèrepenseràJulesCésar...

Une bandemagnétique, dont le verbatim n’a jamais été complètement dévoilé, permet de retracer cetévénement,lejourlepluslongduFrontnational.

À10heures,Jean-MarieLePenouvrelaséance.BrunoMégretestàsescôtés.Iln’enmènepaslarge.Ilsait que la séance va être houleuse, et c’est dans ces moments que la puissance physique et l’éclat descolèresdeLePenfontpeur.

Mais,àcetteheure,leprésidentduFrontnationalignoreprobablementlaséditionquiseprépare,entoutcas ses modalités. Il présente les travaux de ce conseil national « exclusivement consacré aux électionseuropéennes»,laprécisions’imposedanssonespritpourprévenirtoutdébordementmégrétiste.Ilannoncelepremierpointprévuàl’ordredujour,unrapportdeMartialBildsurlesprojetsInternetduFrontnational.Brusquement,LePenentendunesalved’applaudissements.Maisilnesaitpasquiestacclamésansqu’ilaitlui-mêmeencouragésesouaillesàlefaire.Ildemandecequisepasseàsonvoisin,BrunoMégret,lequelluiditqueNathalieD.,sacollaboratricequivientd’êtrelicenciéeetàlaquelleonaenjointdenepasserendreàcette réunion, vient d’entrer dans la salle.Elle a réussi à s’introduiredans le bâtimentpar l’entremisedel’une des personnes travaillant avec SergeMartinez, responsable « Événements » du Front, qui connaîtparfaitementleslieux:onl’yaconduiteparuneentréedérobée.Lavoiciquiouvrelaporte,lecœurbattant.Lasalleestbondée,etelledoitenjamberdesmilitantsassisparterrepourparvenirdanslestravées.Danslasalle,onscande«Nathalie,Nathalie,Nathalie !».Surprise, lesmégrétistesnesontpasseulsàapplaudir,nombredelepénistesontinterprétésonarrivéecommel’indiced’uneréconciliationentreLePenetMégretàlaquelletousaspirent.

À la tribune, Le Pen éructe. Il est furieuxmais décontenancé tandis que la salle continue d’applaudirdurantprèsd’uneminute.IldemandeenfinauDPS(Départementprotectionsécurité,leserviced’ordreduFrontnational)del’expulser :«Laséanceest levéejusqu’aumomentoùlespersonnesquin’ontpasleurplacedanscetteassembléel’aurontévacuée.»LePenestlivide.Pourlapremièrefoisdesavie,levoicihué,siffléparlessiens.Lasalleredoubledehurlements.Chezlui!AuFrontnational,cemouvementpolitiquequin’existequeparetpourlui!LePenestincrédule.Enpleincauchemar,iltenteencoredereprendreledessus:«Jedemandeauserviced’ordredebienvouloirfairesortirlesgensquin’ontpasqualitéàêtredanscettesalle.»Lescris redoublent, lascèneestparoxystique :«Non,non,non,Président,non!»Certainsmilitantscrient:«Onenamarre!»D’autres:«C’estscandaleux!Çasuffit!»

EtLePende s’accrocherà sonmât :«Si les comploteurs l’ontoublié, il y adanscemouvementdesrèglesstatutairesetdesrèglesdisciplinairesquidoiventêtreappliquées...

—Çasuffit!Çasuffit!Çasuffit!»hurlelafoule.LePen:«Votremanifestationestindécentemaisrévélatrice.Jesuisàladispositiondeceuxquivoudront

venirmevoiretqui,pourlaplupart,tiennentleurplacedansl’actionquejemènedepuisvingt-cinqans.»L’assistantedeMégretlicenciéedoitdoncsortir,accompagnéeparBernardCourcelle,lepatronduDPS,

alorsqu’elleestpourtantmembreducomitécentral.Devant laMaisonde lachimie,NathalieD. faitdesdéclarationsauxjournalistesrassemblés,quiserontévidemmentrapportéesparlesjournalistesprésents.Elledénoncela«démégrétisation»,unevéritablepurge,etlefaitqu’aumomentmêmeoùelleestlicenciéepourraisonéconomique,desmembresdelafamilledugendredeLePen,SamuelMaréchal,sontembauchés.Elleest rejointe par l’autre cadre licencié, Hubert Fayard, qui, lui aussi, dénonce l’arbitraire de la gestionlepéniste.

Àl’intérieurdelaMaisondelachimie,leconseilnationalsepoursuitdansuneconfusioncertaine.

Page 170: Histoire Française

Faceàdeshurlementsqui redoublentd’intensitéetqui luiglacentsansdoute lesang,LePendonne laparoleàRogerHoleindre.Lechefavoueainsisonimpuissanceàremettredel’ordredansl’assemblée.Ilenappelle,àunsage.«Popeye»,commeon l’appelle,est l’undesgrognardsdumouvement, l’undesplusrespectéssansdoutepoursapugnacitéetsonfranc-parler.Holeindrecommenceparrappeler:«Ilyavingt-cinqans,nousavonsvéculemêmebordel.Jenesuispasdutoutdisposé,etilyenauncertainnombredanscettesalle,jel’espère,àgâcherunefoisdeplusquaranteansdetravailetquaranteansdemilitantisme.Jedemandeàtousceuxquisontd’accordavecmoideselever.»

Toute la salle se lèveet applaudit,même lesmégrétistes, évidemment.Laconfusionest à soncomble.Mais bientôt retentit l’épouvantable slogan, inaudible pour le fondateur du Front national : « Le Pendémission,LePendémission!»Sespartisanstententbienun«LePenprésident»,maislecœurn’yestpasetilssontloindeparveniràcouvrirlechœurdesmégrétistesrévulsésparlesortréservéàNathalieD.BrunoMégret,lui,restecalme.Leschosessedéroulentàpeuprèscommeprévu.SonobjectifétaitdemontreràLePenqu’ilnepouvaitplusdirigercommeavant.Ilestenpassed’êtreatteint.

RogerHoleindre,lui,poursuitsamissionimpossibledesagrossevoixdestentor:«Maintenant,ilpeutyavoir des problèmes dans le mouvement, comme il peut y en avoir dans tous les mouvements.Personnellement,celafaitdixansquejedisquenousn’aurionsjamaisdûdevenirunmouvementcommelesautres.

«CemouvementestnéensouvenirdeceuxquisonttombéspourlaFrance.Ceuxquiosentdirequenoussommesdesvieuxcons,ilsn’ontrienàfairedansnotremouvement.Jedissimplementàceuxquisevoientouvrirlesportesdestélésetdesradios:c’esttrèsfacilequandonveutchiersurcemouvement,surleFrontnationald’avoirlestélésetlesradios.»

Lesmégrétistes reprennentenchœur :«Martinez,Martinez !»pour rappelerquec’est ledirecteurdecampagnedésignéparLePenquia,lepremier,attaquéMégretetsesamisdanslapresse.

Holeindrereprendlaparole:«Ilyaunechosequiestsûreetcertaine[cris.S’ilvousplaît,jevoudraisbienterminer.Silaguerreexiste,sinousnesortonspasd’iciavecunmouvementenordredemarcheaprèsavoirréglélesproblèmesquipeuventexister,carlesproblèmesexistent,jelesaisparlesFrançais,toutlemondemeleditdanslesmeetings,moijenesuispaspourlaguerrecivileentrecamaradesdecombat.Nosproblèmes,nousavonslargementletempsdelesrégler.Maiscen’estpasenbavantdanslesmicrosquisonttendus.»

Nouvelleinterruption:«Martinez,Martinez!»ÀquoiHoleindre répond par la thèse du complot contre le Front national : «Nous avons dépassé les

trente-cinq,quaranteans,noussommesmêmebeaucoupàavoirplusdecinquanteansdanscetteboutique.Cen’estpasendisant:“C’estpasmoiquiaicommencé,c’estlui”quel’onrégleralesproblèmes.

«S’ilyaunescissionquelconque,personnen’ygagnerarien.Parcequeceseraitlamortdumouvement[lasalleapplaudit]. Ilsont toutessayécontrenous. Ilsn’ont jamaisréussi.C’estde l’intérieurmaintenantqu’ilsveulentlefaireéclater.Celas’appellelaguerrepsychologiqueetcen’estpasautrechose.»

Là,lesmégrétistessontmoinsd’accordetgrondent.Holeindrepoursuit:«Ceuxquiveulentquelespetitspédésdesradiosetdestéléstriomphentcesoirse

lèvent.Jepensequ’iln’yenapasunseulparmivous,hein!—Hou,hou!»Holeindre:«Mapositionestclaire,netteetprécise:quechacunarrête,quelesdisputesetlesvengeances

personnellescessent.C’estcequejevouspropose,moi,devantceCN,quidoitréglerlesvraisproblèmes,mêmelesplusdélicats,c’estvrai...Maisquenouspartions,dèsdemainmatin,ennousdisant:“Nousallonspartir ce soir unis.” Ceux qui pensent uniquement à leur place de député européen m’emmerdent !Maintenant,jevousdemandedevousleveretdechantertousensembleavecLePenLaMarseillaise.»

Lasalleselèvecommeunseulhommeetchante.Bienjoué,Popeye!BrunoMégretremercielasalleetdéclareque«RogerHoleindreatrèsbienparlé».Ilproposeque«dans

ungested’apaisement»,LePenréintègreimmédiatementHubertFayardetNathalieD.Àcetinstant,toutpeutencorebasculer.UngesteconciliantdeLePensuffiraitprobablementàrassembler

leFrontnational.MaisLePenlerefuse.Parcequ’ilveutsedébarrasserdesmégrétistes?Parinstinct?Entoutcas,illanceauxmembresduconseilnational:

«Cette assembléen’estpas laConventionde laRévolution.Et laminorité activiste [“Hou,hou !”]nem’imposerapasdedécision.Jesuisleprésidentéluàl’unanimitéparlecongrès.J’aiderrièremoilatotalitédubureaupolitique...Est-cequ’ilfautparlerducomplotquiestencours?

—Oui,oui!luirépond-on.—Nousenparlerons!—Oui,oui!—Jedemandeencoreunefoisquel’ordrequej’aidonnésoitexécutédebongréparlespersonnesquine

voudrontpasêtrelacaused’untroubleévident.Ilsontétélicenciésdeleuractivitéprofessionnelle,cequi

Page 171: Histoire Française

estdemonautoritécomplète.Ilsontréagiparunprocédéquiestmalheureusement...»LePens’interromptpourapostrophersongendre,PhilippeOlivier,prochedeBrunoMégret:« Je demande au secrétaire départemental du 94, salarié du Front national, de bien vouloir ne pas

m’interrompre.»LePenhurle«Tais-toi»,cequidéclencheànouveauuncharivari.Onentendànouveaudes:«Çasuffit

!»LePen:«JecroisquelamanœuvreorganiséeparlesennemisduFrontnational...»LeprésidentduFN

nepeutpascontinuertantlechahutestpuissant.Cettefois-ciencore,l’évocationd’uncomplotmetenragelesmilitants.LePenparvienttoutdemêmeàreprendrelefil.

« Les personnes en question ont utilisé une méthode qui a malheureusement cours à l’initiative d’uncertainnombredepersonnesdontcellequivientdes’exprimer,etquiconsisteàcommuniquer...»

Pierre Vial, membre du bureau politique, un autre proche de Mégret, ancien du GRECE lui aussi,s’exclame:«C’estscandaleux!»

LePen:«MonsieurleprésidentdeTerreetPeuple,laissez-moiparler.Carvousavezintégrélebureaupolitiquesurmademande[hurlements.Voilà[leshurlementscontinuent.Cen’estpasàvousdemejuger...»

Onentenddes:«Si,si!»« Écoutez, reprend Le Pen, organisez un congrès du GRECE, vous aurez la majorité, là, et même la

totalité!Jecontinueetjedemandeàcesénergumènesdebienvouloirsecalmer.Cespersonneslicenciéesont utilisé laméthodemise enœuvre parM.Olivier, pour laquelle il fut sanctionné1, et qui consiste às’adresserpar faxnonpasauxautoritésdumouvementmaisà l’ensembledumouvementetàsescadres.Ceci a justifié la mesure de suspension et le transfert à la commission de discipline des personnes enquestion. Je leur ai précisé par courrier qu’il n’était pas souhaitable, qu’il leur était même interdit departiciperaucongrès–oh,jenesaisplus–auconseilnationaldumouvement.Jeconsidéraiscommeuneprovocation, appuyée sur un groupe de comploteurs [« hou, hou ! »], que ces mesures ne soient pasexécutées.»

Unparticipant:«C’estunehonte!Çafaitvingt-cinqansqu’ontrime!»LePenrépond:«Monsieur,vousvenezdeparleretdire:“Ilyavingt-cinqansqu’ontrime!”,etiln’ya

pascinqansquevousêtesauFrontnational[cris.Cesontceux-là,cesontlesderniersarrivés.»LescrisredoublentetLePendoitclorelaséance.Après lebâtonLePen, lacarotteCarlLang.Cedernier tenteuneconciliationenproposant lacréation

d’une«missiondeconsultationafind’entendrelesunsetlesautres,tousceuxquiaurontquelquechoseàtransmettreauprésidentetà ladirectiondumouvement».Langproposemêmedemettreenœuvrecettemissionlejourmême.Lasalleapplauditet,ducoup,BrunoGollnischannonce,unpeuvite,commedansunepiècecomique:

«Ehbien,ilenestainsidécidé!»Maislesecrétairegénérals’enferreettombe,toutcommeLePen,danslaprovocationenproposant«à

ceuxquiveulent“putscher”leprésident»departir.Ilnepeutmêmepasfinirsaphrase.Ilévoquealors,dansunbrouhahagénéral,demystérieux«ressentimentsdetransfert»,puiss’enprendauxmégrétisteslyonnais,quil’apostrophentenutilisantlàencorelemêmeprocédéqueLePen:«Tuveuxbienm’écouter,Christian.D’habitudetum’écoutes.Tusaisquit’aimposéàlafédérationdel’Isère.»Laméthodeaévidemmentpoureffetdedéclencherunnouveauchahutdesdélégués.

LePendoitensuiterepasserlaparoleàBrunoMégret.Cettefois-ci,lesilenceestreligieux.Mégretparletrèsdoucement.IlapprouvelapropositiondemissiondulepénisteCarlLang,qu’iljuge«calmeetapaisante». Ilproposeaussiunesuspensionduconseilnationaletuneréuniondubureaupolitique, immédiatementapprouvée par Le Pen, trop content de mettre fin à une assemblée volcanique. Il sait bien qu’il estmajoritaireaubureaupolitique...

Laréuniondubureaupolitique,quisetientdanslamêmesalle,commenceparcettephrasedeLePen:«C’est lascission.»Ellenedébouchesur rien,mêmesi,curieusement,Jean-MarieLePenévoquealors lapossibilitéderevenirsurlesdeuxlicenciementsetlessuspensionsàconditionquelespersonnesconcernéesveuillentbiens’excuserauprèsdelui.

À14h30,leconseilnationalreprendparuneinterventiondeLePen,quis’efforcealorsdecontextualiserleconflit,cequi,dansunpremiertemps,calmelesdélégués:

«Jecroisqu’ilétaitimportantqueleconseil,avantdeconseiller,soittoutdemêmeinforméetqu’iln’yaitpasd’aprioriniàl’égardduprésidentdontonpourraitcroirequ’ilauncertaincréditcomptetenudesservicesrendus,maismêmeàl’égarddeM.Martinezdontilfaudraitquel’onsachecequ’ilafaitetcequ’iln’apasfaitavantquedeporterunjugementquiseraitdèslorsexclusivementpartisan.»SuitunexposéparlequelLePendéroulesondiscourshabituelcontrel’Europe.Maastricht.Letraitéd’Amsterdam,quivientd’êtresigné.LapertedesouverainetédelaFrance.Ilenvientenfinausujetdujour:

Page 172: Histoire Française

«Surleplanintérieur,lapersécutioncontreleFrontnationalsefaitdeplusenplusdure:persécutionsphysiques, des harcèlements prétendument démocratiques tendant à limiter ou à supprimer les droitsdémocratiques par la violence, l’intimidation et la provocation d’un groupe ou de groupes de nervis auxordres du pouvoir ; attaques de Conseils régionaux où sont élus des présidents avec les voix du Frontnational;violencescontrenosélussiégeantdansleslycées;attaquescontrenosmilitantsdanslesruesetnos jeunes dans les lycées ; persécutions judiciaires se traduisant par des poursuites de plus en plusnombreusesaussibienaupénalqu’aucivilaunomdelapenséeuniqueetdel’antiracismeetenviolationdudroit, de la justice et de la vérité : persécutions financières par l’application d’amendes de plus en pluslourdesetdedommagesetintérêtsréclamésparquelquedix,vingtorganisationsjuivesetantiracistes.»

LePenenvientalorsàl’incidentquiestàlasourceduconflit:«Mantes-la-Jolie2aétésommetouteunévénementemblématiqueaucoursd’unecampagneélectoraleet

d’une visite de commerçants que je faisais pour appuyer ma fille, arrivée en tête des candidats dans sacirconscription.Jesuistombédansuneembuscademontéeparlessocialo-communistesetappuyéepardesnervis deFaire front et duScalp.Lesmédias ont sélectionné et traduit des imagesdésavantageuses pournous. Ce n’est pas surprenant, ils sont là pour ça et devront en toute circonstance être traités avec despincettesphysiques,intellectuellesoumorales.»

LePenévoquealorssacondamnationpar le tribunaldeVersailles,avecunecertainehabiletépuisqu’ilmet sur lemême plan la persécution judiciaire dont il s’estime victime et les condamnations subies parMégretàVitrollesetLeChevallieràToulon:

«C’est-à-dire,encequiconcernemoncaspersonnel,unepeinerelativementaccessoireparrapportàlapeineprincipale,celleconsidéréecomme tellepar tous lesmédiasetpar lemonde judiciaireetpolitique,d’inégibilité,deuxansd’inégibilité.La techniqued’ailleursestappeléeàsedévelopper.ElleacommencéavecMégretàVitrolles,elles’estpoursuivieavecLeChevallieràToulon,avecFreuletàMulhouse,etenfinavecLePenàVersailles.

« Il faut s’attendre, poursuit Le Pen, à ce que le pouvoir socialo-communiste se débarrasse descandidaturesquilegênerontenappliquantcetteodieusedécisionquilesdébarrasseraitenquelquesortedesesconcurrents.Carl’inégibilité,cen’estpasseulementl’impossibilitédeseprésenterauxélectionsfutures,c’estladéchéancedumandatoudesmandatsélectorauxquel’ona.Dansmoncas,c’estdifférentducasdeBrunoMégretoudeLeChevallieroùl’immunitéétaitspéciale,lamienneétaitvénale.Cequiveutdireque,à l’occasion de cet incident pour lequel je n’avais pas eu de responsabilité pénale, je suis donc exclu duParlementeuropéenetduConseil régionaldont jedétiens lesmandats. Je rappelleque l’inéligibilitéétaitunepeineaccessoire.

«L’utilisationparlepouvoirdetellesméthodesestdoncscandaleuse.Dansl’attentedel’arrêtdelacourd’appel,quiaétéprononcéilyaquelquessemaines,lescommentairesn’ontcesséd’allerbontrain.Aveccerisquequ’avaitleprésidentduFrontnationaldenepaspouvoirseprésentersoitauxélectionseuropéennes,soitàl’électionprésidentielle.

« La riposte militante avait pourtant été admirable puisque, à Versailles, 20 000 militants pleins deconfiance,leprésidentlesait,étaientvenuslesoutenircontrecettescandaleusedécision.

«Encourd’appelsur trois jours,5000sontvenusapporter leursoutiensouslesfenêtresduprésident.C’estalorsquevintl’hypothèseJanyquia,paraît-il,créétantdesoucis.

« Je n’avais pourtant dans cedomaine fait qu’imiter ce qu’avait initié avecbrioBrunoMégret [“Non,non”,crielasalle]àVitrolles.»

Lechahutrecommence.MaisLePentient làsonprincipalargument,qu’ilaserviàMégret lui-même:pourquoiluirefuser,àlui,LePen,deréitérerl’opérationqueBrunoMégretaconduiteàVitrolles,àsavoirsefaireremplacerparsonépouse?

«Vousarrêtez...Ilparaîtquesanscela,BrunoMégretm’enavaitmêmefaitlaconfidence,iln’auraitpasétééluetquesafemmeavaitapportéunplusàsacampagne.

«Maissurtoutcegesteétaitungestederiposteàuneignominie.C’étaitnotremanièredemontrerquenousnelaissionspaslegouvernementdéciderquiseraitcandidatauFrontnational.C’étaitmontrerques’ilnevoulaitpasdunomquiavaitservidebannièreauFrontnationalpendantunquartdesiècle,ehbien ill’auraitquandmême!

«JevoisBrunoMégretfaireungestededénégationaveclatêtealorsquec’estsadéclaration:“Cen’estpasunebonneidée”,quiestparuedanslapresse,quiaouvert,enquelquesorte,leshostilités.»

LasallesiffleLePen.Onhurle:«Non,non,c’estfaux!»LePenreprendlaparoletantbienquemal:«Ledébat auraitpu s’arrêter là. Il auraitdû s’arrêter là.Quand il a étédélibérément relancédansune

circonstance où, pourtant, cette initiative n’avait pas sa place puisque c’était à l’université d’été. Et quel’universitéd’étéavaitunordredujour,unprogramme,quemesamisetmescamaradesyavaienttravaillépendant des semaines, et c’est tout à fait délibérément que, dans Le Parisien, BrunoMégret relance la

Page 173: Histoire Française

polémique[nouvellesprotestationsdanslasalle.«Jenedis iciquedeschosesindiscutables.LafauteduParisien,quiaenquelquesorteobéré toute la

semaine, avec l’appui de la presse ennemie, Libération publiant à cette occasion cinq doubles pagesintitulées3 : “L’irrésistible ascensiondeBrunoMégret” [hurlements : “Ouais, ouais !”. Jepensais que letraitementdecettecandidatureet l’hypothèsedecettecandidature4 avaient l’avantage, à conditiond’êtretraitéesintelligemment,depermettreauFrontnationaldedonneruneimageplusféminine,moinsdiabolisée.Etqu’ellesconstituaientuneouvertureà l’égarddesFrançaisnaturalisés,à l’égarddesfemmesdontnoussouffronsd’undéficitélectoralévident,etquelerôlejouéparmafemmedanslesorganisationscaritatives,ycomprisdansSOSEnfantsd’Irak,étaitdenatureànousvaloirquelquessympathiesneutralisantesdegensqu’onessaiedepuisdesmoisetdesannéesdemobilisercontrenous.

«Lesmédias s’ensontàcetteoccasiondonnéàcœur joie,poursuitLePen. Ilsontcomprisqu’il étaitpossible d’instrumentaliser ces divergences pour créer et développer une situation que nous voyonsaujourd’hui.Lebureaupolitique,àl’unanimité de ses 43membres,m’avait à cette occasion réaffirmésaconfiance pour diriger la liste et à défaut, à défaut de moi-même, de désigner la tête de liste et de lacomposer.

«Telleestlasituationd’aujourd’hui.Lacausesemblaitentenduequand,denouveau,lacampagneaétérelancéeàpartird’uncertainnombredegestesetdedéclarations.Carenfin,ondisait:“Non,non,cequiafaitproblème,c’est lacandidaturedeJany.Mais tout lemondeestd’accord,biensûr,pourquecesoit leprésident.”Alorscommentsefait-ilqu’ilyaeudesproblèmes?»

Lasalles’énerve,onentenddesvociférationssurfonddebrouhaha.LePen,s’adressantàl’undeschahuteurs,qu’ilconnaît:«Sionvousparlaitcommeçadansvotreclasse,

monsieurleprofesseur,est-cequevousaccepteriez?—Onn’estpasenmaternelle!»LePenreprendcahin-caha:«Iln’yavaitplusdeproblème!Lecherprésidentétaittêtedeliste.Etcomme,enplus,ilestprésidentdu

groupeparlementaireeuropéen,présidentdugroupeduConseil régionalde larégionPACA,présidentduFront national, ça fait beaucoupde présidents !On aurait pensé que lemouvement unanime se rangeraitderrièrelui!

«Etc’estàcemoment-làques’estdéveloppéeuneatmosphèredélétère,désastreuse,corrosivedanslescouloirsduFrontnational,danslePaquebot.»

Unmilitant:«LeTitanic!»LePen:«C’esttoi,leFrontnational,cen’estpasmoi?»On entend des cris : « C’est nous, c’est tout le monde. Y comprisM. Peruga 5, qui est un excellent

militant.Onenamarre!»Le Pen : « Alors on a dit, c’est la désignation du responsable de la campagne 6 [“Oui, oui !”. Mais

pourquoipasMégret?ParcequeMégretavaittémoignésondésaccordsurlamanièredevoirlacampagneélectorale. Et que le président tête de liste était en droit de désigner parmi ses collaborateurs les pluséminentslapersonnequ’ilestimaitlapluscompétente.»

Onentend:«C’estfaux!»LePen:«C’estvotreavisetcen’estpaslemien!PourquoiMartinez?Parcequ’ilétait,etdeloin,le

meilleurdenosdéputéseuropéens[cris,rires],lepluscompétent.»Lechahutreprenddeplusbelle.Cettefoisencore,BrunoGollnischdoittenterdecalmerlasalle,ceque,

décidément,ilnesaitpasfaire:—Jevousdemandeunedernièrefois,entantquesecrétairegénéral,vousledevezaumoinsàl’amitié,

mêmes’ils’agitd’uneamitiépassée,c’estpossible,jevousdemandeunedernièrefois,puisquevousvoulezdesexplications,d’écoutercellesqueleprésidentdonnesursaposition.Àpartirdecemoment-làvousvousferez une idée. On a bien compris que pour certains... On a bien compris que pour certains... [Les crisredoublent.]JedemandeauDPSd’expulserM.Breuil.»

Onentenddanslasalle:«Non,pasd’expulsion!Non.»Gollnisch : « Je demande au DPS d’expulser M. Breuil. M. Breuil sera traduit demain sur ordre du

secrétairegénéraldevantlacommissiondediscipline!»Leshurlementssepoursuiventpendantl’expulsion.LePen:«NoussommesentrainencemomentderéaliserlerêvedeCharlesPasqua!»Danslasalle:«Chantage!»LePen : « Je continuepuisqueonme le permet. J’ai biendit que je considérais queMartinez était le

meilleur des députés européens. Il était l’homme qui avait dénoncé le secret de Blair House 7. Il étaitl’hommequi lepremieravaitdénoncé l’affairede lavachefolle. Ilétaitconsidérépar tousnoscollèguescommelemeilleurspécialistedel’agriculture,delapeste,oui,delapeste[brouhaha.

« Il était l’homme de la fiscalité, dont il est un éminent spécialiste. J’ajoute que le gouvernement

Page 174: Histoire Française

provisoire,commentdirais-je,lastructureprégouvernementalequenousavonsmiseenplace,avaitconsacrétoussestravauxàl’Europe,enparticulierpendantsasessiond’été,commeentémoignentd’ailleurstouslesouvragesquisontsortisàcetteoccasion.Ilamontrédanscetteaffairebeaucoupd’imaginationetbeaucoupdedévouement[....

«Ilmérited’êtreentenducarluietsonéquipeontélaboréunplandecampagneperformant.Onyattendtous lesvolontairesdumouvementeten lançant immédiatementuneprécampagne impliquant lavisitedesoixante-dixdéplacementsparlesdifférenteséquipesLePen.

«Onauraitpuespérerquel’actionallaitenfinunirtoutlemonde!Hélas,hélas!Lesmédias,exploitantles oppositions, multipliant les commentaires, tendaient à opposer les frontistes les uns aux autres et yréussissaient.»

LePenreprendalorsuneantiennequiressembleauxméthodesutiliséesparlesstaliniensdesannées1950:l’alliance«objective»entreréactionnairesetfractionnistes.DanslediscoursdeLePen,celadevient:

«L’allianceobjectivedesmédiasetd’uncertainnombredepersonnesàl’intérieurdenotremouvementamontéunecampagnecontreleprésidentduFrontnational,BrunoMégretétantmontréparlapressecommes’opposantauprésident,faisantavecluiunbrasdefer,luilançantundéfi.Cen’étaitquedescommentaires.Maisilsdevenaient,aufuretàmesure,deplusenplusinjurieux,extraordinairement.

« Au fur et à mesure que se développait la dynamique de la campagne européenne, l’adversité semanifestaitsousdesformesdeplusenplusinsupportables.[...]

«Ilya longtempsqueLePenest l’hommeàabattredans lesystème.Onle“répute8”à lanuque tropraide,pasassezsouplepourentrerdansd’éventuelsrassemblementsélectoraux,commetenanttêteàcequ’ilyadeplusdangereuxdansl’établissement,lesgrandslobbies,lesgrandsmédias.

«Danscettecampagne,ilyavaitquelquechosed’insupportable.Quandils’agissaitdesresponsablesdelacampagne,c’étaittoujoursMartinez,untelouuntel.Quandlapresse,etj’enailàdixpages,faisaitétatdescollaborateursdeM.Mégret, c’était toujours anonyme.C’était uncollaborateur, uncadre, unmembredel’entourage, un élu, un membre du bureau politique. Jamais de nom [“Et pour cause, et pour cause !”.Autrementdit,cescritiquess’exprimaientd’unefaçoninsupportable,c’étaitlacuréeanonyme.

« À la suite de ça, une offensive générale s’est déclenchée. [...] Vous savez bien que les cadres dumouvementontreçudeslettresanonymes[brouhaha.Àcemoment-làunecampagnedelettresanonymesestdéclenchéevisantlesdirigeantsdelacampagneeuropéenne,Martinez,etpuisiln’yenavaitaucunecontreMégret, ce qui confortait en quelque sorte ces déplorables méthodes qui auraient dû depuis longtempsentraînerunecondamnationdetouslesdirigeantsduFrontnational.

« Alors là, c’était un bombardement de commentaires dans la bouche des anonymes, de plus en plusviolents,deplusenplusinsultants!LePen,c’étaitBourguiba,c’étaitCeaucescu!»

La salle interrompt Le Pen en criant « Kabila, Kabila », rappelant ainsi l’invective de Jean-ClaudeMartinezcontreMégretqu’ilavaitcomparéàcedictateurafricain9.

LePenreprend:«Jusqu’àcetteinsultemisedanslabouchedeBruno:“Onenamarredesvieuxcons”[protestations:“Non,non!”,ilvatroploin!.»

LePenpoursuitsonraisonnementenspirale:lescadresmégrétisteslecritiquentdefaçonanonymedansla presse, ce qui leur permet ensuite de faire circuler ces extraits de presse dans le mouvement, puisd’instillerledouteauprèsdesmilitants.Ledouteestreprésentécomme«corrosif»,uncancerquipeutsedévelopper dans le corps sain et unitaire du Front national. Le chef du Front a toujours éprouvé unefascinationpourlamédecine.Ilenarriveiciàpercevoirl’oppositionmégrétistequis’estdéveloppéeàsoninsudansl’organisation.Sonopinionestfaite,LePenenfilesablouseblancheetveutopérerlemaladeàvif... Il dénonce les envois d’articles de Libération, de L’Express et duMonde, les extraits les plus «maléfiquescontreleFrontnational»étantsurlignés.

«Voyez-vous,mesdamesetmessieurs,reprendLePen,jecroisqu’ilestimportantlàdefaireunebrèveanalyse. Si nous n’arrivons pas à nous défendre de l’influence qu’exercent sur nous, volens nolens, lesmédias,noussommesperdus,noussommesdirigéspareux,c’esteuxquidécidentànotreplace.Car,mêmequandonest trèsavertis, ilenrestequelquechose.Lecadre,quireçoitunefoisparsemainenonpasnosjournaux, nonpas des articles disant dubiendenous, tout le bienquenousméritons,mais des critiquessystématiques,desinjures,descalomnies,finitparenêtreimpressionné.Etilnefautpaschercherailleursletroublequiexisteàl’intérieurdenotremouvementqui,jusqu’alors,c’est-à-diredepuisvingt-septansavaitprésentéunaspectunifié,monolithique,combatifetcombattant.

«Allons-nous tomber dans le piègemortel qui nous est tendu ? Est-ce que chacun a bienmesuré lesconséquencesdesgestesquipourraientêtredécidés ici ? Jevaisvous rassurer toutde suite.PrésidentduFrontnational,enpleineforme,jeresteraiàlabarre![Applaudissements.“Bravo,bravo!”]»

Convaincud’avoir«récupéré»lasalle,LePenprendplusd’assurance.Ilpeutpourconcluresemontrermagnanime,commelesouverainempreintdejusticequ’ilestimedevoirêtre:

«Cequen’ontpasréussiàobtenirnilescommunistes,nilessocialistes,nilesgaullistes,nilestrotskars,

Page 175: Histoire Française

çaneviendrapasdel’intérieurduFrontnational.« Je ne me laisserai pas mettre en cause et j’appliquerai les consignes que m’a données le congrès,

jusqu’auprochaincongrès.Jeproposed’ailleurs, j’aieuuneidée,qu’onfasseçapuisquenosstatutsnousimposent de le faire tous les trois ans, qu’on fasse ça, par exemple, le 27 décembre 2000, juste avant lepassageauXXIesiècle.Ceseraitextrêmementsymbolique,onpasseraitensembleunebellefêtedupremierdel’an2001...

« Je ferai comme il est normal cette liste aux élections européennes, je constituerai une liste derassemblement national où bien sûr, contrairement aux ragots colportés à l’intérieur et à l’extérieur dumouvement, figureront nos députés européens qui n’ont pas démérité, y comprisMégret, y compris LeGallou[applaudissements.

« Il suffit qu’ils s’associent à la campagne et qu’ilsmanifestent, ce que je crois facile, leur sentimentd’uniténationaledanslecombatcommun.Nousavonsunobjectifraisonnabledepasserlabarredes20%.Maisvousn’êtespasobligésd’ycroire.Maischacunsaitqueledouteestcequ’ilyadepluscorrosifetquiruinel’espéranceetquesansespéranceiln’yapasdecombat,etquesanscombatparconséquentiln’yapasdevictoire.Nousavonsdanslestroisdernièresélectionsatteintlabarredes15%.»

Cependantcommedanslablagueduscorpion,«c’estplusfortquelui»,LePennepeuts’empêcherdeporterleferdanslaplaiemégrétiste:

«Lesélectionseuropéennesnesontpaslescrutinquinousestleplusfavorablepourdesraisonsenpartiesociologiques,maisquisontliéesaufaitque,danslesélectionsprécédentes,iln’yavaitpasdecrédit,nousn’avionspasdebudgetpourfairelacampagne,cequiexpliqued’ailleurslabellevictoiredeM.deVilliersàquiM.Goldsmith,soncolistier,avaitapporté60millionsdefrancsetl’appuid’uncertainnombredegrandsmédias.

«Ladernièrefoisnousavonsfaitunpeuplusde10%,j’enespéraisplus,jeledisfranchement,etnousavonsétécoincésentrelesdeuxperformancesdeTapie,portéparlesmédias,etdeVilliers,portélui-mêmepour les mêmes raisons, c’est qu’ils apparaissaient comme des concurrents et comme les adversairescapablesd’amoindrirlesuccèsduFrontnational.Cettefois-ci,àmoinsqueM.Pasquaneconstitueunelistequepourrontrejoindred’aucunsd’ailleurs.»

Ànouveaudesprotestationss’élèventdanslasalle,auxquellesLePenrépond:«Quisesentmorveuxsemouche!»

Lasalle:«Onn’apasdemouchoir!»Lescrisredoublent.LePententeensuitederemobilisersestroupes.Lacampagne,explique-t-il,seraplusfacilequecellede

1995,oùPhilippedeVilliersetBernardTapieavaientpurecueillirunepartieduvote«antisystème». Ilaffichel’ambitiondeconstituerungroupeavecd’autresformationsantimaastrichiennes,cequipermettraitde«doubler lesmoyensdontnousdisposons» :«Jerappelle,ditencoreLePen,que leséluseuropéensassument les frais de personnel d’une grande partie du Paquebot et que, par conséquent, il n’est pasindifférentquenousremportionsunebellevictoireouqu’aucontrairenoussubissionsunécheclorsdecesélections.»

Lemomentvientdeconclure :«Voyez-vous,présidentduFrontnationaldepuisvingt-septans, je l’aiconduit,àlatêtedenosmilitants,desuccèsensuccèscontreventsetmarées,danslerespectdenotreidéalpatriotique,socialetnational.Dansl’honneuraussi.

« Lemouvement étaitmisérable, il y a encore quinze ans. Il est aujourd’hui le deuxièmemouvementfrançais.Ilestimplanté,iladeslocauxfonctionnelsquiluiappartiennent.Oui,jeledis,jesuisfierdelui,jesuisfierd’êtrelepremierdesesmilitants,jesuisfierd’êtrelapremièrecibledesesennemis.

«Tout au long de cette année jeme suis efforcé de rassembler sans jamais permettre à un groupe del’emportersurlesautres,c’étaitlaconditiondel’homogénéitéetdel’unité.Jecontinueraidanscettevoie,gagedel’unitédanslerespectdesdifférentesfamillesdenotremouvement.

«Jedoiscependantparfoisresserrerlesboulons.Jelefaissansplaisirmaispardevoir.Touslespatriotesd’aujourd’hui et, je l’espère, deplus enplusnombreuxdemain,yont leurplacedans le respectdenotreprogrammeetdenos idées.La situationd’extrêmecalamité,d’extrêmeadversitéqui estdevantnous, lespiègesquinoussonttendusexigentuneconfiancedontleprésident,jecrois,méritel’expression.»

«Resserrerlesboulons.»Àcetinstant,onal’impressionqueleprésidentduFrontnationals’adresseàdegrands enfants... Jusqu’à cette dernière banderille contreMégret, s’en prenant à une tribune qu’il a faitparaîtredansLeMonde:«Est-cequ’ilyaentrenousunedivergencepolitique?

«C’estvraique,dansunarticledontjevoudraislirelafinparcequejecroisquec’estnécessaire,paruhier ou aujourd’hui dansLeMonde : “En politique, il y a deux façons de trahir ses idées. On peut lesabandonner–pourdespostesetdesprébendes,etjecondamnetotalementcetteconceptionopportunistedelapolitique,maisaussionpeutlestrahirennefaisantpastoutcequiestnécessairepourassurerleurvictoireetenseréfugiantderrièreleconfortd’uneperpétuelleopposition.”

Page 176: Histoire Française

«Jesuisdésolé,jenemesensconcernéparaucunedecesdéfinitions.Nevousfaitespasd’illusions,vousn’aurezjamais–etDieumerci–,jamaisd’allianceavecunepartiedeladroite,traîtreetcorrompue.Mêmes’ilslevoulaient,etbeaucoupd’entreeuxleveulent,neserait-cequepoursefaireélire,ilsnelepourraientpas. Ils sont pieds et poings liés entre lesmains des lobbies, et même ceux que nous faisons élire sontobligésdenouscracheràlafigureetdenousinsulter,mettant,ilfautbienledire,nosnerfsetceuxdenosmilitantsàdureépreuve.

« Il n’y aura pas d’alliance, mais le Front national en progressant dans la solitude et la certitude del’aveniratteindraàunmomentdonnéunétiagequi,jointàlagravitédesévénements,amèneraàrejoindrecemôletouslesgensquiaimentencoreleurpatrie,qu’ilssoientdedroiteoudegauche.

«Nenousabaissonspasàcomposeravecdesgensquenousconsidéronscommedes traîtres,avecdesnaufrageursdelanation,avecdesassassinsdelapatrie.Soyonsplusforts,mieuxorganisés,etunmomentviendraoùnotreactionsera reconnuepar lepeuple françaiscommecellequiestcapablede le sauverdudésastre.

«Lesélectionseuropéennessontpournousl’occasiond’êtreensembleet,selonladevisedespoilusdeVerdun,uniscommeauFront!»

Lasalleapplaudit:«LePenprésident!»IldonnelaparoleàBrunoMégretqui,pournepasjeterdel’huilesurlefeu,refusederépondreàLePen

etsecantonnedansl’analysedutraitéd’Amsterdam.À17heures, lesmégrétistes s’envont. Ils laissent àLePen le soindepiloter la conférencedepresse.

L’intervention, globalement conciliante, deLePen leur a donné l’impressionque la scissionpouvait êtreévitée. À cette étape, l’union peut encore être maintenue. Il suffirait sans doute que Le Pen accepte lamission de réconciliation de Lang et réintègre les deux mégrétistes licenciés pour que tout rentre dansl’ordre.Lesmégrétistess’envontsanstarder:uneréunionde«fraction»aétéfixéenonloindelaMaisonde la chimie. Les lepénistes comme les journalistes l’ignorent, ce quimontre la discipline et le sens del’organisation des mégrétistes : plus de deux cents délégués peuvent ainsi se retrouver clandestinementquelquesminutesplustarddansunhôtelvoisinsansquejamaispersonnen’aitévoquécetteréunion!UnseulmégrétisteresteprésentàlaconférencedepressedeLePen,PhilippeOlivier.Ileststupéfiéparcequ’ilentend. Le Penminimise les incidents, évoque un « petit coup de tabac » et ajoute que la réunion s’estterminéedansune«concorderetrouvée».Ils’agit,dit-ilpourmettrelesrieursdesoncôté,d’un«pu-putsch!».Olivierfonceàlaréuniondesdéléguésmégrétistesetlesprévient:LePenneveutpastransiger,ilfautseprépareràunaffrontement.

Lelendemain,dimanche,LePenconfirmel’analysedePhilippeOlivier.Invitédel’émission«LeGrandJury»RTL-LeMonde,ilsedéchaîne.IldénonceleclanMégretcomme«uneminoritéextrémiste,activisteetmême raciste ».Minorant les incidents, il réitère la formule, qui deviendra célèbre, du « pu-putsch ».Incroyable : le patron du Front national reprend à son compte les accusations deRas l’Front et de SOSRacisme !On est à front renversé, si l’on peut dire : alors que le courantMégret est né en réaction auxdérapages,notammentàcaractèreantisémite,duchefduFrontnational, jugéscontre-productifs,voiciqueLePenstigmatiseMégretetsescompagnons!LePendevientainsile«frontisterespectable»contrele«racialiste»Mégret.VoilàquidoitfaireplaisiràSergeJuly10!

Lesmégrétistestiennentsur-le-champunconciliabuleaudomiciledeBrunoMégret.Ilschoisissentdesebattre à l’intérieur du Front national.Mégret décide de lancer la « bombe » SergeMartinez.Ce dernier,directeur général du Paquebot, convoque la presse le lendemain, lundi 7 décembre. Il annonce auxjournalistesqu’ilrefusedésormaisdelicencierdessalariésmalgrélademandeduprésident.S’appuyantsurl’article24desstatutsduFrontnational,ilproposelatenued’uncongrèsextraordinaireetappelleàceteffetlesadhérentsàsignerlapétitionensafaveur.Cetteinitiativeestprésentéeensonnompropre,maischacunsaitquelesmégrétistesmettentleursréseauxàladispositiondudirecteurgénéralduPaquebot.

CôtéLePen,onnerestepasnonplusinactif.LeprésidentduFrontnationalcraintquelesmégrétistesnecherchentàprendred’assautlePaquebot.DucôtédeMégret,ondiscuteeneffetdedifférentesoptions.LePaquebotestjugéstratégique.C’estlàdésormaisque,depuislacriseouverte,sejouelabataillemédiatiqueentrelesdeuxcamps.Enfait,leclanlepénistesembledevenuuneusineàrumeurs.Aujourd’huiencore,LePenévoqueunecamionnetteempliedebattesdebaseball11quiauraitétéentreposéeprèsdelaMaisondelachimie le5décembre,«aucasoù».Uneautre informationcirculebientôt, selon laquelle lesmégrétistesallaient chercher à s’emparer du Paquebot. Le Pen affirme avoir immédiatement écarté cette option «militaire»enfaisantsavoirauxmégrétistesquelesiègeduFNseragardédenuitpardesmembresduDPSarmés.Desoncôté,CarlLangsesouvientd’avoirmisengardelesmégrétistes12:«Faitespaslescons.Sivousfaitesuneopérationcommando,ilyauradugrabuge.SivousreprenezlePaquebot,ilstireront.»MaisunsiteInternettransformesespropos13:«IlfautunesolutionarméeauproblèmeMégret.»

Quantàl’ancienpatronduDPSBernardCourcelle,ilaffirmequel’éventualitéd’uneattaqueduPaquebotétait pure fiction, une rumeur entretenue par les lepénistes les plus ultras, peut-être due à une intox de

Page 177: Histoire Française

certainsmégrétistesdémentieparleurschefs.Courcellelui-mêmearefusédesoutenirl’undesdeuxcamps,considérant que le service d’ordre devait assurer la sécurité des personnes qui appartenaient aux deuxcourantstantqueleurexclusiondumouvementn’étaitpasprononcée:«Depuisplusd’unan,l’entouragedeLePen,etnotammentdes“alimentaires”hostilesàBrunoMégret,éluseuropéensourégionauxousalariésduFrontnational,craignaientlamontéeenpuissancedeMégret.Ilsn’ontcessédechaufferLePencontrelesmégrétistes.Mais,mêmesijetrouvaisquelafatwacontreeuxétaittrèsexagéréeetinjuste,j’avaisétéembauchéparLePenpourassurerlasécuritédesbiensetdespersonnesetnevoulaisdoncpasfailliràmamission.»

Le5décembre,Courcellemobilise toutesonénergiepourempêcherdesbagarresentre lesplusexcitésdesdeuxbords.Aprèsle5décembre,lebureaupolitiqueluidonneordrededisposerdeshommesarméssurletoitduPaquebot,cequ’ilrefuse:«Alorsquejen’étaispaslà,lescinqgardesdupostedesécurité,fidèlesdepuisdesannées,ontétéconvoquéspourtesterleurdévouementàJean-MarieLePen.«Êtes-vousprêtsàtirer, avec vos armes, sur desmégrétistes qui tenteraient de pénétrer dans la propriété14 ? » leur a-t-ondemandé.

Aumêmemoment,ilrefusedepasserchezMégretquiluiproposaitunCDDdesixmoispourassurerlasécuritédesonmouvement.Cetteposition«neutraliste»luiacoûtécher.Profitantd’undéplacementdanslesBouches-du-Rhône, il se rend– comme simpleobservateur– au congrèsdeMarignane convoquéparMégret,etpassedéfinitivementpouruntraîtreauxyeuxdeslepénistes.

Dèslafinjanvier1999,CourcelleestlicenciéduFrontnationalsansmêmeuneexplicationdelapartdeLePen,quiembaucheparintérimsonadjointMarcBellierpourleremplacer15.

Auparavant,dèsle9décembre1998,LePenavaitsuspenduMégretdesonpostededéléguégénéral.Ils’enexpliquelesoirmêmesurTF1devantPatrickPoivred’Arvor:«Demanderuncongrèsextraordinairedupartienpleinecampagneélectoraleeuropéenne,c’estuncrimecontreleFrontnationaletuncrimecontrelaFrance.»Ilbranditun«rapportFranck16»quiseraitlapreuvemanifesteducomplot.IlévoqueensuitesafilleMarie-Caroline,épousedePhilippeOlivier:«J’ail’habitudedestrahisonsfamiliales17.Maissil’ons’entientàlarègledémocratique,deuxfillessurtroissuiventleurpère.Mafilleestliéeàl’undeschefsdelaséditionetc’estparconséquentlaloinaturellequiportelafilleverslemari,l’amant,plutôtqueverslepère18.»

Àl’intérieurducampMégretsurgitundébat tactiquemaisquiserévélerad’importance:faut-ilmenerbataillepouruncongrèsextraordinaire,commeleproposeMartinez,oubienmenerunebataille juridiqueimmédiatecontrelesmesuresdeladirection?

PhilippeOlivier,lui,suggèreunesolution«juridique»musclée.Puisquelessignatures,quiremontentparmilliers–ilyenaura15000entout–donnentunelégitimitéauxmégrétistesetpuisqueSergeMartinezestlégalementlereprésentantdupropriétaireduPaquebot,ilpeutfaireconstaterparlesforcesdel’ordrequelelocal est occupé par des hommes en armes et leur faire quitter les lieux.Mais BrunoMégret refuse, luirétorquantqu’ils’agitdemeneravanttoutunebataillepolitiqueetnonderécupérerunlocalparlaforce,fût-ellecelledelaloi.

DeleurcôtéFranckTimmermansmaisaussil’avocatJean-FrançoisGalvairetententdeconvaincreBrunoMégret de se battre juridiquement contre les exclusions : après les licenciements d’Hubert Fayard et deNathalieD.,treizemégrétistesdubureaupolitiquesontexclusduFrontnationaldèsles23et24décembre19.«Ilsuffisaitd’attaquerdevantletribunaldegrandeinstance,expliqueFranckTimmermans20.Exigeruncongrèsextraordinairen’avaitguèredesenspuisquetouslesexclusn’auraientpuyparticiper.»

OrBrunoMégretabienopté,lui,pourunebataillepolitique.Ilaconvoquéunconseilnationalclandestinles13et14décembreàl’hôtelFrantour,puisuncongrèsquisetientàMarignanele24janvier1999,commes’ilvoulaitentérinerunescissiondefait.Cejour-làsecréeleFN-MN(Frontnational-Mouvementnational).Pendant six mois s’organise une lutte fratricide, juridique et électorale, entre FN-MN et « FN-Canalhistorique»deLePen.L’hémorragie est énorme : 140conseillers régionaux (sur275) rejoignent leFN-MNR,ainsique62secrétairesdefédérationssur102.Lascissionvaenrichirdenombreuxavocats:litigesdans les SCI propriétaires des locaux en province (qui comprenaient des lepénistes et des mégrétistes),procèsauxprud’hommesdecertainsdes32salariéslicenciésduPaquebot,agressions,etc.

Commepresquetoujoursenpareilcas,leschismeneprofiteraàaucunedesdeuxparties.Aprèsque,enmai1999,lajusticeadonnéraisonàJean-MarieLePen,quipeutainsiconserverlamarqueFrontnational,les élections européennes s’avèrent calamiteuses pour son adversaire comme pour lui. Le Front nationalatteintàpeine5,7%.LePenaeu l’idéed’inviterCharlesdeGaulle, lepetit-filsduGénéralàprendre ladeuxièmeplacesurlalisteFN,cequiprovoqueunehémorragiedel’électoratFNdansleSud.Desoncôté,leMNRobtient3,28%desvoix.Autotal,lesdeuxpartisfrèresennemisréunissentàpeineplusdelamoitiédes voix obtenues par le FN à l’élection présidentielle de 1995.Nombre de ses électeurs ont porté leurssuffragessurlalistePasqua-Villiers,quidevancecelleduRPRconduiteparNicolasSarkozy.

Legâchisestconsidérable.LeFrontnationalestunchampderuines.Ilaperdulamoitiédesescadreset

Page 178: Histoire Française

desesélus.MaisLePenasauvé l’essentiel, lamarquequivabientôt luipermettrede rebondir.Unefoisencore...

1.PhilippeOlivieretDamienBarillerontétésuspendusdeleurfonctionpours’êtreadressésdirectementparfaxauxmilitantsaprèsavoirétémisencausedanslapresseparJean-ClaudeMartinez.2.Ils’agitdel’électionlégislativede1997,quiaoccasionnéunecondamnationenjusticedeJean-MarieLePen.3.Lepremiervoletdecetteenquêteesteneffetparule24août,c’est-à-direlemêmejourquel’interviewdeBrunoMégretauParisien.4.Celledesonépouse.5.Artisancarreleurâgédequarante-troisansàl’époque,JoséPerugaareçu,le18novembre,uncourriersignédeJean-MarieLePenl’excluantduFrontnational.CedéléguécantonalduFNs’étaitprononcépourl’électiondeBrunoMégretàlaprésidenceduFrontnational.VoirLibérationdu4décembre1998.6.Jean-MarieLePenfaiticiallusionàladésignationdeJean-ClaudeMartinezcommedirecteurdecampagne.7.Ils’agitdel’assassinatduprésidentaméricainTrumanpardeuxnationalistesportoricains,en1950.

8.Laformuleactivede«réputer»estattestéeauXVIe-XVIIe!OnnoteralàencorecegoûtpourlalangueclassiqueetcesformuleslangagièresdécaléesdontLePens’estfaitunespécialité.L’inventionsémantiquedelajournéeseraconstituéeparlefameux«pu-putsch»,quiresteradanslesannales.9.Voirlechapitre20,«Lascission».Aujourd’hui,Jean-MarieLePenaffirmequ’ilavaitcrusurlemomentquecetteapostrophes’adressaitàluietqu’onlecomparaitainsiàundictateur...Entretiendu16mai2012.10.Cf.lechapitre20,«Lascission»,etl’articledeSergeJuly«Rebond2»,publiéle20novembre1998.11.Entretiendu16mai2012.12.Entretiendu3mai2012.13.CarlLangmenacedetraînerlesiteenjustice.Letexteaétéimmédiatementretirédusite.14.«LePenvoulaitqu’ontiresurlesmégrétistes»,LeParisiendu21avril1999.15.Sonlicenciementacependantdonnélieuàunprocèsdevantlesprud’hommesquiluiaentièrementdonnéraison.Lesindemnitésobtenuesn’ontpasétéinutiles:aprèshuitanspassésauserviceduFN,BernardCourcellen’ajamaispuretrouverunemploistablealorsqu’ilaffirmen’avoirjamaisréellementprissacarteduFN.Nombreuxsontlesfrontistes,mégrétistesouassimilés,quiserontlesvictimescollatéralesdelascission.16.Ils’agitdeFranckTimmermans,responsableauxfédérationsetmégrétiste.Enréalité,lerapportFranckn’apasétéécritparleseulFranckTimmermans,maisparplusieursmembresdeséquipesMégret. Il s’agitd’unargumentaired’unequinzainedepagesquiportait lamention«Franck»carils’agissaitdel’exemplairepersonnelduditFranckTimmermans,quis’estretrouvéentrelesmainsdeLePen...17.Jean-MarieLePenfaitlàréférenceauscandalequiavaitaccompagnéledépartdePierretteLePendudomiciledeMontretouten1984.Voirlechapitre14,«LePenetlesJuifs».18.JournaldusoirdeTF1du9décembre1998.19.Ils’agitdeJean-ClaudeBardet,DamienBariller,YvanBlot,DenisdeBouteiller,PhilippeColombani,Jean-YvesLeGallou,Jean-FrançoisGalvaire,SergeMartinez,BrunoMégret,PhilippeOlivier,DanielSimonpiéri,FranckTimmermansetPierreVial.20.Entretiendu21mai2012.

Page 179: Histoire Française

22.

LePenetlessiens:l’insupportablepostérité

Ilyadetoutdanscertainesâmes,etsouventaumêmemoment.MèreAngéliqueARNOULD,

abbessedePort-RoyalPascal

Le Pen est-il immortel ? Pendant longtemps, une certaine gauche a vécu dans l’espoir que la mortbiologique du fondateur du Front national accélérerait celle de ses idées.Après tout, l’épisodeMégret amontréquelatransmissiondesonpartin’étaitpaslaprioritéd’unhommequiparaîttropnarcissiquepourréellementtravailleràlapostéritédumouvementqu’ilafondé.PuisqueleFrontnationalnepeutpasvivresansLePen,ill’emmèneraitavecluidanssatombe.Périodiquement,lescommentateursdelaviepolitiquefrançaiseontannoncélamortd’unFrontnationalquileurapparaissaitcommeuneincongruitépolitique.Cefutlecasaumomentdesremousprovoquésparl’affairedu«détail»,en1987.Onadenouveauconstatélamort«clinique»duFrontnationalen1998,aumomentdelascissionMégret.Le«siphonnage»desvoixfrontistes par Nicolas Sarkozy, lors de l’élection présidentielle de 2007, a enfin été interprété commel’indubitablechantducygnedupartilepéniste.Jusqu’auxcampagnesprésidentiellesetlégislativesde2012,durant lesquelles contre toute évidence sociologique, certains ont cru que Jean-Luc Mélenchon pouvaitreconquérirl’électoratégaréducôtédesLePen.

Convoqué si souvent à sonpropre enterrement politique dans lesmédias,LePen a sans doute pris uncertain plaisir à démentir toutes ces funestes prédictions. À ses propres yeux, Jean-Marie Le Pen se vitcommeunhommeextra-ordinaireausensprimaireduterme.IlpensequeDieu,ouplutôtlaProvidence,oubienquelquechosequitientdesdeux,luiaprêtéviepourtrèslongtemps.LePenévoquesouventlamort.Mais c’est pour assurer aussitôt qu’il a trop envie de « voir la suite » pour commettre une quelconqueimprudence. Il a toujours été soucieuxdumaintien de son corps en forme, le soumettant à des exercicesquotidiensainsiqu’àdescheck-upfréquents.Chaqueannée,LePenserendenSuisseàl’HôtelduParc1,prèsdulacLéman,poureffectuerunstagederemiseenformephysique.Pourremercierseshôtes,ChristianetDominiqueCambuzat qui dirigent l’établissement, le patron du Front national amême écrit un articleamusantdanslaLettredeJean-MarieLePen,lebulletinduFN:«Aprèsetavantchaquegrandeoccasion,je vais faire provision de forces et retrouve la forme et le tonus chez unmagicien de la forme2. » Lesquestions de maladie et de santé l’ont toujours passionné, le conduisant parfois à commettre de sacrésimpairs,commeen1987,lorsque,parcrédulitédavantagequeparcalculpolitique,ilprêtecréditauxproposdeFrançoisBachelot,médecinetdéputéFN,quandcederniersoutientquelesidapeutsetransmettreparlasalive.

Saluantlacampagnedesapetite-filleMarionàl’électionlégislativedeCarpentras,enjuin2012,LePenprendplaisiràjouer,unefoisencore,etmêmejouit,unefoisencore,aveccesmotsdétestésparlagauche:«La présence en politique de trois générations de Le Pen prouve que c’est une bonne race », comme s’ilvoulaitinstillerl’idéequ’ils’agiraitdoncd’uneracesupérieure.

Jean-MarieLePensedonneunairdepapy«bonenfant»,soucieuxdetransmettreunhéritagedanslesmeilleures conditions.Mais l’histoire de sa vie oblige à douter de cette disposition d’esprit chez lui. Cen’est,eneffet,quetrèstardivementqueJean-MarieLePenasongéaufaitquedesmembresdesafamillepourraient lui succéder.D’abord parce que l’idéemême de succession lui était très difficile à supporter,voireimpossibleàconcevoir.Ensuiteparcequ’ilétaitplutôtdugenreàpenserqueseulunhommepouvaitéventuellement prendre le relais, si toutefois la chose était imaginable. Enfin, Le Pen se montre,paradoxalement,àl’imagedelagénérationde1968,incapable,àquelquesexceptionsprès,depenseretdevivrelatransmissiond’unegénérationàl’autre.Quivitsansentravesetjouitsanstempsmortpenseaussi:«Aprèsmoiledéluge.»

Deleurcôté,lestroisfillesLePenontététrèstôtlepénistes.Maisparobligationdavantagequeparchoixpersonnel.L’histoirepolitiqueetfamilialeleurcolleàlapeau.Etleslietrèsfortementàleurpère.L’attentat

Page 180: Histoire Française

delaVillaPoirieraétéunchoc,surtoutpourlaplusjeunedesfilles,Marine,âgéedehuitansaumomentdesfaits:«Onestrestésenvie,oui,maisongardelapeurauventre,écrit-elle3.C’estunegangrènequigâchetouslesactesdelavie,particulièrementpourunepetitefille.Onperdsescamarades,sesamis.Lescopinesn’ontplusledroitdevenirdormiràlamaisonparcequeleursparentsontpeur,peurqu’ilyaitunebombe,peurpourlaviedeleurenfant.Insidieusement,l’ondedechoccontinuedesepropager.Lapeurdel’attentatcréeuncordonsanitaireautourdevous:ilnefautpasvousfréquenter.»

La difficulté de porter le nom de Le Pen ne se limite pas à la peur de la violence. À l’école, lesenseignantsetlesélèvesn’ontpastoujoursl’intelligenceoulafinessedesavoirdistinguerlesfillesdeleurpère.Dèsl’âgedetreizeans,Marie-Caroline,l’aînéeduclan,enfaitl’expérience.«Êtes-vouslafilledusitristementcélèbreJean-MarieLePen?»luidemandeunprofesseurdecollège.Noussommesen1973,etLePenestencoretrèsmarginaldanslaviepolitique.MaislesprofesseursdeMarie-Carolinesaventqu’ilaétéundéputépoujadiste.Danslacour,onluidemandeparfoissisonpèrelabat.Sessœursviventd’autantplusmal ces petites humiliations qui iront croissant avec lamontée de la notoriété deLe Pen, que leursparents n’y sont guère attentifs. Les filles Le Pen doivent, comme leur père les y incite, apprendre à «encaisser».

En1984,ledépartdeleurmèredudomicileconjugalconstitueunenouvelleépreuve.Cettefois,c’estlaplusjeune,Marine,quisouffreleplus.D’abordàcausedelabrutalitédelaséparation.Àseizeans,MarineLePenaétéincapablededevinercequin’allaitpasdanslecoupledesesparentsqu’ellepercevaitcommeun hymne à l’amour, d’autant que ceux-ci, qui s’appuyaient beaucoup sur Nana, vivaient comme s’ilsn’avaient pas d’enfants. Ils s’absentaient très souvent du domicile, avant même que le Front nationaln’envahissel’agendadeJean-MarieLePen.Commentimaginerquecetteunionsiancienneetsisolideétaitenfaitd’uneextrêmefragilité?DeuxièmeraisondedésolerMarine:aulieudeprotégerlefoyer,lesdeuxparents s’arrangent pour faire de leur séparation un scandale public. Le père refuse toute discussionpermettantàsonépousederécupéreraumoinsunepartiedupatrimoinequ’ellea investidans le foyer.«Qu’ellefassedesménagessiellemanqued’argent!»lance-t-ilàunjournaliste.Enriposte,lamèreposenuedansPlayboy,commeonlesait,etlestroisfillessonthorrifiéesparcecoupd’éclat.Meurtriesparl’abandonde leurmère, les trois filles se rangent sans hésiter du côté du père, qui obtientmême de leur part unedéclarationcommuneensafaveur.

À l’entrée dans la vie d’adulte, chacune des trois filles Le Pen a néanmoins tenté de se dégager del’emprisefamiliale.L’aînée,Marie-CarolineestpartieétudierauxÉtats-Unis,surlasuggestiondesonpère.Comme beaucoup de parents des années 1980, Le Pen considère que parler anglais – et connaître desrudimentsdedactylographie–estunatoutdans lavieprofessionnelle.Àsonretour,elleestattiréepar lejournalisme.ElleeffectueunstageauQuotidiendeParis,puisfaitdespigespourLeFigaroMagazinedeLouisPauwels,notammentdansledomainedeladécoration.Lemétierlapassionne,elleaimeregarderetraconter. Mais elle se persuade bientôt que le nom de son père entrave l’exercice, même en s’abritantderrièreunpseudonyme.Certainsinterlocuteursrefusentdelarencontrer.Etsaprésencedansunerédactionnepassepasinaperçue.Marie-Carolinedoitrevenirdanslegironfamilial.Elledécidealorsdes’occuperdela Serp, laissée quelque peu à l’abandon depuis que la politique est devenue une profession pour sondirigeant.

Yannaussiatentél’impossibleévasionduhuisclosdynastique.Ellel’afaitencoreplusprécocementquesasœur.Àunmoisdubac,ellesefaitembauchercommeGOauClubMed.Maissilemétier,quis’exercesouslescocotiersouàlaneige,peutfairerêverunejeunelycéenneangoisséeparl’épreuvedubac,saréalitéquotidienneenseignevitequ’iln’offreguèredeperspectivesdecarrière.Yanntentededevenirprofesseurdeplancheàvoile,puiscréeuneagenced’hôtesses,«Commandochic».Ellerecrutedesjeunesfemmes,fait fabriquer des costumes par des amis duSentier.CarYann, et c’était peut-être une autre façon de sedistinguerdesonpère,oudumoinsdesaréputation,aplusieursamisjuifs.Maiselleaussiestrattrapéeparlepatronymefamilial :«Un jour,unclientquim’avaitprisunedouzained’hôtessesm’appelleetmeditqu’il ne pouvait plus travailler avecmoi, raconte-t-elle à la journalisteChristianeChombeau4. L’agenceétait à mon nom et j’avais ma photo partout. Soit les salariés de mes clients ne voulaient pas avoir derelationsavecmoi, soitmesclientsavaientpeurqu’onsached’oùvenaient leurshôtesses. J’aiplantémaboîteetpapam’aaidéeàépongermesdettes.»

MarineLePenaussiaplusquecaressél’idéedes’émanciperdugironfamilial.S’engageant,commesonpère,dansdesétudesdedroit,elles’efforced’entrerdanslemétierd’avocatparlavoieordinaire.Malgréles« relations » paternelles, elle ne peut, après l’obtention de son diplôme professionnel, en janvier 1992,effectuersonstagequedans lecabinetWagnerqui travaillepour leFrontnational.Làencore,MarineLePenrésisteàsondestinentâchantd’éviterlesdossierspolitiques.

Peineperdue.Lorsqu’elle est commisd’office, toute lapresse envoiedes reporters lavoirdéfendreunimmigréensituationirrégulière.Cequiprovoqueunscandaleàl’extrêmedroite,oùl’onnecomprendpasqu’ellepuissecontrevenir,fût-ceàtoutepetiteéchelle,auxprincipespolitiquesduFrontnational.Pourdes

Page 181: Histoire Française

raisonsdiamétralementopposées,lagauchen’acceptepasquelafilleLePenpuisseprétendreettenterdefaire croire qu’« elle n’est pas celle que l’ont croit5 ».Répondant àChristianeChombeau 6, DominiqueRousseau, le juristequi l’aencadréeauPalaisde justice, raconte lesdifficultésqueMarinea rencontréesdansuneprofessionqui luiétait spontanémenthostile :«Partoutoùelleallait,et surtoutcôtémagistrats,c’étaitcommeauzoo.Onentendait :“C’est la filleLePen.”Leprofesseurdedroit racontecommentsesconfrères la fuyaient à la caféteria, où elle amême essuyé des crachats.Marine Le Pen affirme qu’unedélégationd’avocatsdela23echambreestalléejusqu’àdemanderaubâtonnierdeluiinterdiredeplaiderlesdossiers de comparution immédiate sous prétexte qu’il était “honteux que la fille Le Pen défende desimmigrés”.

Aprèsavoirquitté lecabinetWagnerpourseconstituersapropreclientèle,MarineLePendoitsefaireuneraison:sonpatronymeécarted’ellelesclients«normaux».EllechoisitdedéfendreceuxqueluiconfieleFrontnational:militantsmisenexamenpourviolenceouaffichageillégal,procéduresliéesauxélections,affaires de presse... Si bien que, après cinq années d’expérience, elle est bien obligée de constater quel’essentieldesonactivitéd’avocateserésumeàladéfensededossiersliésaupartidesonpère.Elledénoncedanssabiographieune« interdictionprofessionnelle»defait,etserésout,elleaussi,àrejoindre legironlepéniste.Le1erjanvier1998,elledevientdirectricejuridiqueduFrontnationalavecdesémoluments7quiferontjaserlesopposantsinternesàsonpère...L’annéed’après,c’estautourdePierretteLalanne,samère,dereveniràMontretout:soncoupleavecJeanMarcillyn’étantpluscequ’ilaété,ellesouhaitedevenirunegrand-mèrepourrattrapertoutcetempsperduloindesesfilles.Ellehabited’abordchezsonaînéeMarie-Caroline, puis se réconcilie avec Yann et Marine. Elle prend l’habitude de garder les enfants de cettedernière,avantdes’installerdanslepetitpavillonsituéàdroitedel’entréedelapropriétédeMontretout.Lepaterfamiliasapardonné,luiaussi.

CetteréconciliationfamilialeestcependantécornéeparledifférendavecMarie-CarolineLePen.Celle-ciprovoque, bien involontairement, le conflit qui va déclencher la scission avec lesmégrétistes, lors de lacampagnelégislativede1997.Marie-Caroline,déjàconseillèrerégionaleFrontnational,seprésentedanslesYvelinespour,dit-ellealors,qu’ilyaitaumoinsuneLePenlorsdecescrutin.Bonnepioche:avec24,1%,elle est la seule candidate en tête au premier tour dans la région Île-de-France. Bénéficiant d’unetriangulaire,elleabonespoirde l’emporter.Sonpère,naturellement,décidedevenir lasoutenirentre lesdeuxtours.Ellesouhaitecependantéviterunmeetingpournepasrisquerdeprovoquerdesincidents,carlasituationest tendue, lesassociationsantifrontistes (Ras l’Frontnotamment)menantcampagnecontreelle.Décisionestprised’organiser,le30mai,unedistributiondetractsauxcommerçantsdeMantes-la-Jolie.Enchemin pour retrouver sa fille, Jean-Marie Le Pen voit la progression de sa voiture stoppée par unemanifestationhostile.Contrevenantauxprincipesdesécuritélesplusélémentaires,ilsorttrèsencolèreduvéhicule,accompagnédesongardeducorpsThierryLégier8,cequidéclencheuneéchauffouréeaveclesmanifestants.IlseprécipitesurlemairesocialistedeMantes-la-Ville,AnnettePeulvast-Bergeal,etl’agresseaumoinsverbalement,donnant l’impressiondelaplaquercontrelemur.L’incident,quifaitscandale,ôtetoutechancedesuccèsélectoralàsafilleMarie-Caroline.Etleprocèsquis’ensuivraprive,dansunpremiertemps,lechefduFrontnationaldesesdroitsciviques9.D’où,onl’avu,sapropositiondefairefigurersonépouseJanycommetêtedelisteauxélectionseuropéennesetlapolémiquequ’ellesusciteeninterne.

IlsetrouvequeMarie-CarolineestmariéeàPhilippeOlivier,quiest l’undesprincipauxlieutenantsdeBrunoMégret.Sonépouse lesuitdanscetteaventure.Elleauraitétéde touteévidencebienplus légitimequesabelle-mèreJanypourdirigerlalistefrontisteauxeuropéennes.MaisJean-MarieLePennecherchepasàrécupérersafilleenluiconfiantunetellemission.Ilrestesourdàsesalerteslorsqu’ellevientluidireque lamajorité des conseillers régionaux Île-de-France est hostile à la « promotion » de Jany et que lagrognes’étendàlabaseduFrontnationalcontrela«CourdeMontretout».Vainedémarche.LePen,quientendaller jusqu’auboutdesaguerrecontre lesmégrétistes,vireaupassagel’épouxdeMarie-Caroline.Prenantprétextedecequ’elleestdevenuemajoritaireenrachetantdesactionsàcertainsassociésdelaSerp,dontelleesttoujoursgestionnaire,LePendéclencheuneprocédurejudiciaireenvuederécupérer516000francs qu’il a naguère investis dans un compte courant. Sa fille a bien tenté demoderniser le fonds decommercedelasociété,notammentenydéveloppantlavidéo.Maisl’entrepriseestencorefragile,etMarie-Carolineest,commesessœurs,désargentée,Jean-MarieLePenn’ayantjamaispenséàleurtransmettresonpatrimoine,àl’exceptionnotoired’unemaisonàLaTrinité.Marie-CarolineLePenripostesurFranceInteren dénonçant le fait, on l’a vu 10, que son père a rémunéré pendant dix ans, via la Serp, un couple dedomestiques.

L’aînéedesfillesLePendoit toutdemêmeserésoudreàdéposerlebilandelaSerp.Alorsqu’elleestenceinte,elleseretrouveauchômageetsansindemnité,sonstatutdegéranteluiinterdisantdepercevoirlamoindreallocation.Ellesubitlescontrôlesdufiscetdel’URSSAF,sonentouragesoupçonnantLePendel’avoir faitdénoncerauprèsdeces institutions.Pis,elledoitdéménagerencatastrophedeMontretout,oùelle,sonmarietsesenfantsavaientprovisoirementéludomicileenattendantqueleurpropriétédeDraveil

Page 182: Histoire Française

soitterminée.Toutaussifurieusequemalheureuse,Marie-Carolineriposteenvendant–aprèsenavoirprévenul’avocat

desonpère–l’unedesdeuxmaisonsdeLaTrinité-sur-Mer.Ilnes’agitpasdelamaisonfamilialedesonpère,maisd’unepetitepropriétéadjacente,quecedernieravaitacquisealorsqueseuleMarie-Carolineétaitmajeure,cequiexpliquequ’elleensoitl’uniquepropriétaire.LePenbloquelavente.Àl’été1999,safilleaînéeeninterditl’accèsàsasœurYann,quicomptaitbienypassersesvacances...C’estDallasenBretagne.Commelorsdel’épisodedudépartdePierrette,LePenparvientàressoudertoutelafamillecontrelafillerebelle.Celle-cinereverrapassessœursavanthuitans,parl’entremisedePierrettejustement,quijouealorsles Casques bleus. Mais Le Pen ne veut rien savoir. Marie-Caroline tente à plusieurs reprises de serabibocheraveclui.ElleencouragesonmariPhilippeOlivieràluidonnersasignatured’élupourl’aideràseprésenteràl’électionprésidentiellede2002etluiproposemêmelasienne,àlaconditionqu’ilrenonceauxdeuxprocéduresengagéescontreelle,carellecraintquel’avocatdesonpèren’utilisecegested’apaisementdans laprocédure judiciaireengagéecontreelle.Ausoirdupremier tourdescrutin,elle l’appellepour leféliciter.Ilnedécrochepas.Plustardelleluienvoieunmotpourleréconforterlorsqu’iltombemalade.Lamissive reste sans réponse. Plus délicat,Marie-Caroline est mortifiée lorsqu’elle apprend que son pèrel’accused’avoirvandalisélepavillondeMontretoutavantdelequitter.Voulantéviterquececonflitaveccepère, qui perdure encore (la procédure est portéedevant laCourde cassation), prive ses enfants de leursgrands-parents,elleleslaisseserendresanselleauxréunionsfamiliales.Maisvoilàqu’unbeaujour,selonletémoignaged’unepersonneprésente,Jean-MarieLePenditouvertementdevantQuentin,sonpetit-fils:«Marie-Caroline,onnelaconnaîtpas.»Riend’étonnantàcequece jeuneLePen,quoiqueassezpolitisé,n’aitjamaisprislacarteduFrontnational.

LePenpeutêtremagnanime.Le25juin2011, lorsde lafêtedelaMarinequise tientàMontretout, ilposetoutsouriredevantunphotographe11,entenuedecorsaire,chapeautrapèzeetmonoclenoir,entrelesdeux femmes de sa vie Jany et Pierrette... Mais cette apparente bonhomie cache un irrépressible désird’exerceruneemprisetotalesurlessiens,enpolitiquecommedanssafamille.LePenestunautocrate-né,quineconçoitguèredepartagerlepouvoir,nimêmed’endiscuterlesmodalitésd’exercice.

Marie-Carolineafaitsécession,renonçantviteàtoutengagementpolitique.Yannsecontentedesatisfairesongoûtpour la fêteenorganisant lesévénementsduFrontnationaldontelleest salariéedepuisplusdevingtans.Onneluiconnaîtpasdedifférendavecsonpère.ResteMarine,personnalitéplusretorse,quiaimposéàsonpèreunerelationpluscomplexe.Laressemblancephysiqueentrelepèreetlafille,frappante,apoussélesanimateursdelaLICRAàtournerunclipétrangemaisefficace.OnyvoitMarineLePenentraindesedémaquillerausortird’uneémissiondetélévision;etpeuàpeuc’estlevisagedesonpèrequiapparaîtsurlemiroir.Lemessageestclair:MarineLePenetsonpère,c’estlamêmechose.Maisilestsimpliste:entre la filleet lepère sepoursuitdepuisdesannéesunconflitd’autantplus sourdqu’ilnepeutpasêtreexprimédanstoutessesdimensions.

Tout commeYann,Marinedevait être, selon l’espoirde sesparents et surtoutde sonpère,ungarçon.Commebiendesgarçonsmanqués, elle adû s’accommoderd’une féminité embarrassantequ’elle semblen’avoirpleinementassuméequ’à l’âgeadulte.Etseconstituer, sansdoute,un romanfamilialqui l’aideàconfortersonidentitépersonnelle.

Marine Le Pen s’est forgé la conviction qu’elle entretenait depuis la toute petite enfance une relationsingulièreavec sonpère.Lorsqu’elle aunmois etdemiàpeine, samèrepart envoyagedurantquelquessemaines. Nana gère l’intendance comme d’habitude. Mais, raconteMarine Le Pen, comme son père «voyaitbienqueNana,devenueunejeunefemme,avaitbesoinsd’unpeudeliberté,illuidonnaitdetempsentempsquartierlibre.Cessoirs-làilmechangeait,préparaitmesbiberons,unvraiexploitquandonleconnaît!Jepensesincèrement,ajoute-t-elle,quecelaacontribuéàcréerentreluietmoidesliensunpeudifférentsdeceuxqu’ilavaitétablisavecmesdeuxsœurs.Forcéparlescirconstances,ils’estpeut-êtresentiunpeuplusresponsabledecebébé,toutsimplement12».Adolescente,Marineaccompagnelescombatspolitiquesdesonpèredesannées1980dansunclimatd’euphorie:aprèsvingtansoupresquedetraverséedudésert,le«cave»serebiffe,etçamarche!Enmars1983,elle«sèche»lescoursavecsonaccordpourmiliterauxcôtés de l’équipe qui va lui offrir sa première victoire, lors des élections municipales dans le XXearrondissementdeParis.En1987,ill’inviteàserecueillirdevantlatombedeJean-PierreStirbois,quivientdesetuerdansunaccidentdevoiture.Avecundrôlederaisonnement:«Jeneveuxpasquelepremiermortquetuvois,cesoitmoi13.»

Iln’estpasinnocentqueleretourdanslegironfrontistedeMarineLePens’effectuelorsdelascissionde1998 entre le Front national et le Mouvement national républicain de Bruno Mégret. Celle-ci prend ladirectionjuridiqueduFrontpeuavantlascissionquivaluioffrirsurunplateaulasuccessiondesonpère.Bienentendu,elleignoretout,en1998,decedénouement,commesonpèred’ailleurs.Maisellesemontre,commeonl’avu,sanspitié,etpeut-êtremêmetropintransigeantedanslecombatcontrelesmégrétistes,aupremierrangdesquelsévoluepourtantsapropresœur.MarinesemontreuneLePenplusvraiequenature.

Page 183: Histoire Française

C’estalorsquecommencelevraiparcourspolitiquedeMarineLePen.ElledevientconseillèrerégionaledelarégionNord-Pas-de-Calaisen1998,puisentreaubureaupolitiqueduFrontnationaldeuxansplustard.

Lacampagneprésidentiellede2002estlaplusduredepuiscellede1981.LeFrontnationalestexsangue,ledépartdesmégrétistess’étanttraduitparunehémorragiedecadres.L’obtentiondessignaturesabienfailliêtrefatalàsoncandidat.LedéputéeuropéenFernandLeRachinelestà la fois l’imprimeurdupartiet lechampiontoutescatégoriesdelacollectedessignatures.Ilenavait«décroché»37en1981,bienavantleretouraupremierplandeJean-MarieLePen.Pourbénéficierdesmeilleurstarifs,LeRachinelacommandé1000 tonnesdepapierpour lesprofessionsde foi, les tractset lesaffichesde lacampagne.Maisàdeuxsemaines de la remise des 500 signatures au Conseil constitutionnel, il subodore que quelque chose netournepas rond.MartineLehideux parle de 500 promesses. En réalité, il n’y en a que 200. Le RachinelinterpelleLePen:

«Maistulesais,toi,aumoins,combienilyadesignatures?—Maisnon,vieux,jen’ensaisrien!»LePenpanique.Ilconvoqueunbureauexécutiflejourmême,etdécouvrelepotauxroses.Branle-basde

combat : il confie une mission de la dernière chance à Carl Lang et Le Rachinel. Les deux hommesdécrochentinextremislequotadesignatures.

Marine Le Pen ne joue pas un grand rôle dans la campagne présidentielle de 2002. Jusqu’au soir dusecondtour.TouslesténorsduFrontsontsurlesplateauxdetélévision,Gollnisch,Lang,Martinez(Jean-Claude).ResteFrance3.AlainVizier a l’idéed’yenvoyerMarine.L’exerciceestdifficile : sonpèren’aobtenu que 17%des voix, un peumoins de lamoitié de l’objectif qu’il s’était fixé.Mais «Marinou »,commeonl’appelledanssafamilledepuisqu’elleestpetite,retournelasituationàsonavantage.Ellerévèleque la campagnedudeuxième tour s’est révéléeunpiètre exercicedémocratiquepar lequel, dumatin ausoir,artistesetjournalistesontproclaméleurdéterminationà«résister».Làoùsesadversairess’attendaientà voir lamine déconfite d’une fille de candidat archibattu,MarineLePen oppose la dérision sur cette «quinzaineanti-LePen», selon la formule ironiquedePhilippeMuray :«LaFrance s’est transforméeencampderééducationpsychologique,s’écrie-t-elle.LesFrançaisonteupeurparcequ’onleurafaitpeur.OnleuraditquesiJean-MarieLePenétaitélu,lesrivièress’arrêteraientdecouler,lesoleilneselèveraitplus,ce serait le début de l’ère glaciaire 14. » Son sourire et sa chevelure détonnent dans le concert de «soulagementsantifascistes»quis’offrentauxtéléspectateurscesoir-là.Paradoxalement,danssaversiondu21avril,ladiabolisationquidéversesurlesondesdesflotsdeprofessiondefoide«résistantsanti-LePen»finit par donner l’impression que c’est bien elle, Marine Le Pen, qui est du côté de la liberté.Progressivement,lesjournalistesvontcontournerlepèreauprofitdesafille,unebonnecliente,cequifaitenrager les anciens frontistes, furieux de constater que Marine Le Pen dispose bientôt d’une présencemédiatiqueallantbienau-delàdecequiaétéconcédéàleurleader.

Marineconstruitainsisalégendeaumomentprécisoùsonpère,enmêmetempsqu’ilaccèdeausecondtourdel’électionprésidentielle,sonobjectifdepuislongtemps,comprendquesonparcoursestentraindeseterminer.SergeMoatiétaitl’undesrarestémoinsprésentsauQGdeLePenlesoirdupremiertour.Ilsentdelamélancoliechezluiàl’annoncedecerésultatquivienttroptard.LePensaitqu’ilnedisposepasdestroupesnécessaires.«OùelleestmadivisionDasReich?»dit-ilenplaisantant15àSergeMoati.

Jean-MarieLePenn’estpourtantpasencoredécidé,àcemoment-là,àtransmettresonpartiàquiquecesoit, fût-ce sa fille. Qui parle d’ailleurs de transmettre le Front national alors qu’il vient de réussirl’incroyablerebondpolitiquequepersonnen’attendaitaprèslascissionde1998?L’heureestdésormaisàlareconstructionduFront.Celle-ciestconfiée,nonàMarineLePen,maisauxcaciquesdupartirestésfidèlesàsonfondateur:CarlLang,BrunoGollnisch,RogerHoleindre,entreautres,etc.Cequin’empêchepaslafilleduprésidentdelancerGénérationLePen,l’associationcrééeparSamuelMaréchalqu’elleexhumeen2003 avec l’ambition de renouveler le débat au sein du courant national.Marine Le Pen entend, dès cemoment-là,moderniserleFrontenabordantdesthèmesautresqueceuxdel’immigrationetdelasécurité:lamondialisation,lesservicespublics,lafrancophonie,l’adoption,lapolitiquepénale.Encreuxsedessinesa lignequi vaheurter lamajeurepartie des anciens cadres : prétendre faire duFront national le dernierdéfenseur de la République. C’est déjà « la version Marine du Front national », note Carl Lang quicommencedèscetteépoqueàs’inquiéterdelaplacequeprendlabenjaminedesLePendanslemouvement.LePen,lui,s’inquiètesurtoutdelafrondequimontecontresafille.ÀlaveilleducongrèsdeNice,enavril2003,ilsemontrepresquemenaçantdevantlebureauexécutif:«Lebureaupolitiqueestlegouvernementduprésident,cen’estpasuneassemblée.J’attendsdubureaupolitiqueunsoutienetuneallégeancetotale16.»LesfidèlesdeLePensontmédusés:c’estainsiquelechefrécompenselesfidèleshussardsquiviennentdeluisauverlamiseaprèsledépartdesmégrétistes!

Malgrécettemiseaupoint,MarineLePensubitunnouvelaffront:ellenefigurequ’àlatrente-quatrièmeplacedel’électiondesmembresaucomitécentral,leseulscrutininternecenséexprimerl’opiniondelabasemilitanteduFNetnoncelledesesdirigeants.Gollnisch,lui,estsomptueusementéluàlapremièreplace.À

Page 184: Histoire Française

ce moment-là, Le Pen est encore loin de prendre fait et cause publiquement pour sa fille. Il déclare àplusieursreprisesqueGollnischestsonsuccesseurprobable,émettantmêmel’idéequecedernierpourraitlui succéder lors du congrès de 2006.Mais s’il ne veut pas « favoriser »Marine, il déclare aussi ne pasvouloir la«défavoriser».C’est ainsiquemalgré levotededésamourdescongressistesdeNice,LePenl’imposecommemembredubureauexécutif,l’instancesuprêmeduparti.«Marineaunepersonnalitétrèsforte, déclare-t-il auMonde quelques mois plus tard. C’est une jeune femme qui parle clairement avecbeaucoupdeforceetsansviolence.Elleabiendutalent.Lamanièredontelleaconciliésacampagneauxélectionslégislativesde2002avecsesobligationsdemèredetroisenfantsenbasâgem’aimpressionné[....Àtrente-quatreans,illuirestebeaucoupàapprendre,maisMarineapprendvite.Elleal’étoffepourdevenir,lejourvenu,présidenteduFrontnationaletpeut-êtremieuxquecela.Cen’estpasàGollnischqu’ilfautlacomparer,maisàdesfemmespolitiquescommeMartineAubry,SégolèneRoyalouÉlisabethGuigou17.»Unélogequiinstilleainsil’idéequeMarinesesituedansunautreparadigme:GollnischpeutbienprendrelatêteduFront,dit-ilensubstance,maisMarineestdelatrempedesprésidentsdelaRépublique.

LesanciensduFrontnational l’apprendrontbientôtà leursdépens :attaquerMarine,c’estattaquersonpère.Aprèslesélectionseuropéennesde2004,CarlLangdemandeàvoirLePenentêteàtête.Avecmoultprécautions,illequestionnesurl’avenir,qu’ilfautbien«préparer»,etluidemande«commentilcomptefaire».LaréponsedeLePenfuse:«Oui,c’estça,tuveuxquejetedisequandjevaismemettreuneballedans la tête 18 ? » La discussion n’excède pas vingt secondes. Le Pen reste Le Pen. Il commence àconvaincreCarlLangquesonavenirn’estpeut-êtreplusauFrontnational.

L’électionprésidentiellede2007estenvue.LePendécided’enconfierleconceptpolitiqueàMarineLePen et à sesnightclubbers, comme on les appelle désormais dans lesmédias.Marine devient le « Frontsympa»,unebandedejeunesquiarrosentleurssoiréesmilitantesetsontdesafficionadosdel’after.C’estdumoins de cette façon que les journalistes suivant la caravane frontiste les présentent.LePen confie àGollnischl’organisationdelacampagne,luidontcen’estpourtantguèrelaspécialité,alorsqu’iloubliesesclésousoncartableàtoutboutdechamp.Enfait,ilnes’agitqued’exécuterlesplansdeMarineLePen.Cettedernièrejouegros:àelledepromouvoirunestratégiegagnantecarellenedoutepasquesonpèreseraencoreprésentausecondtour.Erreurdejugement.PendantqueMarinetente,augranddamdesanciensde«républicaniser»lediscoursfrontiste,Sarkozyseconcentresurl’immigrationetl’insécurité,lesthématiquesqu’elle vient précisément de délaisser. Marine Le Pen semble alors sous l’influence d’Alain Soral.Antisioniste radicaletsouvent,àce titre,dénoncépoursonantisémitismepatent,SoralpensequeLePenpeutconquérirunnouvelélectoratdejeunesArabesdebanlieue.N’a-t-ilpas,seuloupresquedanslaclassepolitique, condamné les deux guerres contre l’Irak ? La campagne est initiée à Valmy où le duo Soral-MarineLePenécritunincroyablediscoursqueprononceleurcandidatsousunventglacéle20septembre2006.Loindes’enprendre,commenaguèreauximmigrésoumêmeàl’immigration,LePenappelleles«FrançaisdesoucheoudepapiermaisFrançaisdecœuretd’esprit»,à«sefondredanslecreusetnationaletrépublicain».LestaffdeMarineconcoctebientôtuneaffiched’ungenreinéditpourleFrontnational.Onyvoit une ravissante beurette dont le string rouge dépasse de son jean 19 : « Nationalité, assimilation,ascenseursocial, laïcité,droite-gauche, ilsont toutcassé!»PendantqueLePenintrigueles jeunesbeurssanslesconvaincre,Sarkozysiphonnesesélecteurstraditionnels.Lastratégiemarinisteaboutitàundésastreélectoral. Et à une catastrophe financière : après que Le Pen eut été ramené à 10 % lors de l’électionprésidentiellede2007, les élections législativesqui suiventmarquentunevéritabledéroutedes candidatsfrontistes,quiobtiennent4,5%desvoixenmoyenne.Àcetétiage,lasubventionpubliquenepermetpasderembourserlesfraisdecampagneengagésdansles577circonscriptions.LedestinpolitiquedeMarineLePenestsauvé,cependant,parSteeveBriois,unmégrétisterepentibienimplantéàHénin-Beaumont:avecl’aidedecetenfantdupays,Marinerassemble41%dessuffrages.C’estlemeilleurscoreduFront,elleestlaseuleàsequalifierpourlesecondtour,résultatquiembarrasselesdétracteursdesastratégieélectoralede«dédiabolisation».

La déroute électorale du FN déclenche une nouvelle crise interne, qui pousse Jean-Marie Le Pen à seséparerdelaplupartdescadresaveclesquelsildirigeaitl’organisationdepuis1972.Après2002,lemaired’Orange,JacquesBompard,enbutteàdemultiplesattaquesdeLePenetdesesproches20,a, lepremierclaquélaporte,malgrélarésistanceacharnéedeCarlLangquiaempêchédemettresonexclusionàl’ordredu jour de plusieurs bureaux politiques. Face à l’adversité, le FN semble redevenir le Front familial quedénonçaientMégretetsesamis.LapénuriedeplaceséligiblesconduitenoutreleprésidentduFNàéliminerJean-ClaudeMartinezdelatêtedelalisteMidi-Ouestdeseuropéennesde2009auprofitducompagnondeMarineLePen,LouisAliot. Jany,qui a eu l’occasiond’apprécierMartinez lorsdevoyages en Irak (elleanimel’associationhumanitaireSOSEnfantsd’Irak)tenteundînerdeconciliation21àl’automne2008:

«TunevaspassacrifierJean-Claudeaupetitamidetafille,non,luidit-elle?—Maismongroslapin,prendsParis!lancealorsLePenàMartinez.—Non,nonjesuisduterroir.Pasquestiond’êtrecandidatàParis.

Page 185: Histoire Française

—Bon,benvadansleMassifcentral,oùtuveux,maispasdansleSud-Ouest.»Leprofesseurdedroitnesupportepascettemiseàl’écartetselancedansunecandidaturedissidente22.Aumêmemoment,CarlLangestluiaussilimogéaprèsunedernièretentatived’apaisementdeMarineLe

Pen.ÀlaveilledeluiravirlatêtedelistedelarégionNord-Pas-de-Calais,ellel’inviteàdéjeunerenavril2008àStrasbourgetluiproposelaplacede...numérodeux.Langrefuseetluiannoncequ’ilmaintiendrasacandidature devant la commission d’investiture du Front national, prévue en octobre. Peu avant, BrunoGollnischlecontacteetluipromet,s’ilaccepted’êtrenumérodeuxdelalistederrièreMarineLePenetsilescore du FN ne lui permet pas d’être élu, de le dédommager avec un salaire d’assistant parlementaireéquivalant à celui d’un élu.Lang persiste dans son refus et dénonce lamascarade devant la commissiond’investiture : avantmêmeque celle-ci n’ait choisi les candidats, Jean-MarieLePen a déclaré àValeursactuellesquesafilleseraitbientêtedelistedansleNord-Ouest.CarlLangestbientôtsuspenduluiaussidubureauexécutifetduFrontnational,sansqueLePenprennelapeinedes’expliquerentêteàtêteaveccemilitantdelapremièreheurequil’arejointdès1978.

Dans son sillage, une quarantaine de conseillers régionaux quittent le Front national en février 2009,parmilesquelsquelquesténorscommeMicheldeRostolan,MartialBild,MartineLehideux,MichelBaylet,PierreDescaves,unanciencombattantdel’OAS.Jusqu’àRogerHoleindre,quiserendaucongrèsdeToursdejanvier2011etytient,commeàl’accoutumée,satabledepresseetdelivreslepremierjour,maispliebagagelelendemain,peuavantqueMarineLePenprononcesonpremierdiscoursdeprésidenteduFront.

DeLangàHoleindre,c’estdoncunescissionàbasbruitquis’effectueenmargedel’ascensiondeMarineLePenà la têteduFrontnational.Laplupartdecescadres,vieuxbriscards révulséspar l’abandondecequ’ils estiment être les « fondamentaux » (les valeurs traditionnelles, la famille, le rejet de l’État et dufiscalisme,l’ancrageàdroite,l’anticommunisme)rejoignentbientôtlePartidelaFrancedeCarlLang.Toutcomme,d’ailleurs,FernandLeRachinel.Mais ledépartdecedernierdonnelieuàunvéritable imbrogliojuridico-financier.

En 2007, tout comme il l’avait fait en 1984, cet industriel a avancé une somme importante au Frontnational(1,5milliond’eurospourlaprésidentielleet7millionspourleslégislatives),lesbanquesrechignantàoctroyerdesprêtsàsoncandidat.Orlesscoresobtenusnelaissentque1,8milliondesubventionauFNpourlescinqansàvenir.AulendemaindesélectionslégislativesLeRachineltransmetunenoteàLePenluiproposantunplandedésendettementincluantlaventeduPaquebot,unplansocialetlaréductiondesfraisdeNational-Hebdo23.Ilsedéclaretoutàfaitprêtàétalerlesremboursementsduprêtrelaisencesens.LabanqueduFN,quiestaussicelledeLeRachinelaccepteunprêtrelaispermettantauFNdelerembourser.MaisLeRachinelapprendbientôtqueLePen, sous l’influencede sa filleMarine selon lui, exigeen faitqu’il restitue une partie de cette somme– 3millions d’euros – auFront national au prétexte qu’il auraitsurfacturésesprestationsd’imprimeur.Oruntelremboursementcontreviendraitàlaloisurlefinancementdescampagnesélectoralespuisqu’ilaboutiraitàfairedeLeRachinelundonateursesituanttrèsau-dessusduplafondprévuparlalégislation,7500euros.L’imprimeurfinitparenclencheruneprocédurejudiciairepourrécupérer lessommesqu’ilaprêtées. Ilobtiendra largementgaindecause.LetrésorierduFrontnational,Jean-PierreReveau,fidèleentrelesfidèles,semontresolidairedeLeRachinel.LuiaussiquittebientôtLePenauquel,toutcommelui,ilcontinuedevouerdurespectetmêmeunecertainetendresse24.

MaisLeRachineldécouvre,commelesautresdissidentsfrontistes,uneMarineLePentrèsagressiveauplan judiciaire et même humain. Par un curieux processus,Marine Le Pen est conduite à la fois à sedistinguer de son père sur le plan des idées, et à le défendre contre tous ceux qui l’attaquent, y comprislorsqu’ilslefontaunomd’idéesdontellesesentproche.

Enréalité,MarineLePenestconfrontéeàundilemmepsycho-politiquedélicat:elledoiteffacersonpèrepourquelepartiqu’ilafondéfassemieuxquesurvivre.Elledoitletrahirpourleservir.LePenestàlafoissonsalutetsaprison.Depuis2002etledébutdesonparcourspolitiqueauFrontnational,lesescarmouchesentrepèreetfillesemultiplient,defaçonfeutréeouspectaculaire.Ilstraduisentleconflitintérieurquirongeuneâmepourtantsolideetquelesmédiasvontchercheràexploiter.QueMarinesedistingueet ilsdirontqu’elle contredit sonpère.Qu’elle semontreplusdocile, et elle prouvera ainsi queni lesLePenni leurFrontnechangerontjamais.

Dès2005,MarineLePen inscrit le clash avec sonpère dansune sorte de légende fondatrice.Lepetitmilieu de l’extrême droite sait que la bataille de la succession de Jean-Marie Le Pen va opposer BrunoGollnisch, qui devient le héros du « Front maintenu », àMarine Le Pen. C’est dans ce contexte qu’unjournalistedeRivarolvapiégerlevieuxchefafindedémontrerqu’ilestplusprochedesidéesdeGollnischquedecellesdesafille.ÀmoinsqueLePenn’aitpassongéauxconséquencesd’uneinterviewdonnéeàunhebdomadaire à la diffusion plus que confidentielle mais que la presse grand public s’empressera dereprendre.Entoutcas,celuiquiestencoreprésidentduFrontnationals’endonneunenouvellefoisàcœurjoieàproposdelaSecondeGuerremondiale.EnFrance,affirme-t-il,«l’occupationallemanden’apasétéparticulièrement inhumaine,mêmes’ilyeutdesbavures, inévitablesdansunpaysde550000kilomètres

Page 186: Histoire Française

carrés », ajoutant que « si les Allemands avaient multiplié les exécutions massives dans tous les coins,comme l’affirme la vulgate, il n’y aurait pas eu besoin de camps de concentration pour les déportéspolitiques».Enfin,illaisseentendrequ’ilyaurait«beaucoupàdiresurlemassacred’Oradour-sur-Glane»,allusionauxthèsesnégationnistessurcetépisodedelaLibération.

CinqjoursaprèslaparutiondeRivarol,LeMondedonneungrandéchoà l’interview,quidéclenche lacolèredeMarineLePen.Pourquoisonpères’acharne-t-ilàdétruiretoutletravaildedédiabolisationqu’elles’échine à mener ? Elle provoque une explication avec lui, lui répétant, une fois encore, qu’une telleévocationdelaSecondeGuerremondialedessertleurcombat.Surce,ellequitteParispourLaTrinité-sur-Meroùelles’octroiedesvacancesavecsesenfantsetuncongédeparti immédiatementrendupublic, lesjournalistes ne cessant de l’appeler pour lui demander si elle approuve ou non les propos de son père.Lequel,unpeupenaud,affirmeavoirétépiégéparlejournalistedeRivarol.Mais,troisjoursplustard,LePentaclesafilledevantdesjournalistesduNouvelObservateurlorsdelagalettedesRoisdelaFédérationdeParisduFrontnational :«Marineestbiengentillemaissastratégiededédiabolisationnenousa rienapporté. Les médias nous ignorent ! Un Front gentil, ça n’intéresse personne ! Je n’ai pas cherché lescandalepourbriserl’omerta.Maisreconnaissezqueçamarche!»

MarineLePenréunitalorsquelques-unsdesespartisansauConseilrégionaletleurannoncesadécisiondeprendreduchamp.Abstinencetotaledanslapresse.Rédactiond’unlivreexpliquantsespositions.RetraitdesinstancesdirigeantesduFront.«PourlaisserlescoudéesfranchesàLePen»,dit-elle.

Malgrécetaveu,MarineLePenrevientbientôtdanslejeu,touteninscrivantsabouderiedanssonproprestorytelling.Elle est celle, la seule auFront national, qui peut dire non auChef.NéeLePen, ayant dèsl’école primaire subi les avanies liées au nomde son père, elle n’en a que d’autant plus demérite et decaractère.LabouderiedeLaTrinitédevientainsiunesortedefaire-partde(re)naissancedeMarine,laquelledevientelle-mêmedavantagequ’une simple filleLePen.Cette légendediffuse leSMSde réconciliation,toutenfinessequ’envoieMarineàsonpère:«Pasd’accordavectoimaispasnécessairedes’engueuler.»«Il m’a téléphoné, raconte- t-elle à Christiane Chombeau duMonde 25. Ce qu’il n’aurait pas fait il y aquelquesannéesmaisils’estrenducomptedemonévolution.Jeluiaidit:“Gardonstoutnotreamour.Quoiqu’ilarrivetuesmonpère.Ilyaentrenousquelquechosedeprofondquivaau-delàdesdisputes.Jet’aimeetne teferai jamaisdemal,mais j’aibesoindecroireencequejefais.Jeveuxêtremoi-même.”»Pourrésisterà sonpèreet s’endistinguer,Marine s’appuie sur lavaleur suprêmeà sesyeux : la libertéd’agircommeonl’entend,auméprisduconformismeetdesréactionsd’autrui.Onnepeutmieuxcernerlenœudrelationnelquilalieauchefdefamilleetfondateuretl’endélie.

Astarisborn.FilledeLePen.MaisaussideFreud.L’épisodenemetpasfin,loindelà,auxsailliesdeJean-MarieLePen.Le4avril2008,dansunentretien

parudanslemagazineBretons,LePenrécidive:«LeschambresàgazsontundétaildelaSecondeGuerremondiale.»Ilvamêmeencoreplusloin,affichantuneformedeproximitéaveclesthèsesnégationnistes:«Jenemesenspasobligéd’adhéreràcettevision-là.Jeconstatequ’àAuschwitzilyavaitl’usineIGFarben,qu’ilyavait80000ouvriersquiytravaillaient.Àmaconnaissance,ceux-làn’ontpasétégazésentoutcas.Nibrûlés.»

Une fois encore, sa fille condamne ces propos et se démarque de son père. Au fur et à mesure del’ascensionpolitiquedeMarineLePen,sonpèremultiplielesprovocations,aupointquelesobservateurs,etnotammentlesquelquesjournalisteschargésdesuivreleFrontnationalfinissentparsedemandersilepèren’apasdécidédesaboterlacarrièredesafille.

S’ila,dès2010dansLeFigaro,prispositionclairementensafaveurdanslabataillepourlasuccessionqui l’oppose àBrunoGollnisch, il nemanque pas de la gêner le jourmêmede son sacre.Le samedi 15janvierausoir,lesdéléguésfrontistessontinvitésàfêterdignementlecongrès.Lesjournalistessontpersonanongrata,cequesembleignorerMichaëlSzames,unreporterdeFrance24.MarineLePenleremarqueentraindefilmeretlefaitexpulserparleDPS.Lamanœuvres’avèredifficileetlejournalisteessuiequelquescoupsquiluioccasionnerontuneincapacitédetravaildequinzejours.LaréactionduDPSestmisesurlecomptedel’antisémitismelatentquirégneraitauFront.Sibienqueledimancheàmidi,peuavantlepremierdiscours de présidente de sa fille, devant plusieurs dizaines de journalistes, Jean-Marie Le Pen décoche,hilare,unepichenetted’ungoûtplusquedouteux,surl’originejuivedujournaliste:«Celanesevoyaitnisursacarted’identiténi,sij’osedire,sursonnez.»C’estjustementcequ’ilfallaitéviterdedire...ÀmoinsdereporteràdesjoursplusfastesladédiabolisationduFrontnationalàlaquelleaspiresafille.Celle-cipassecommeunefuséedevantlesjournalistesquiluicourentaprèspourobteniruncommentairesurcenouveaudérapage.MarineLePenseretire,blessée.Onnelechangerajamais26...

Maissiellesegardebiendeluirépondredirectement,elleprendunsoindeplusenplusenplusmanifesteàsoulignercequiladifférenciedelui.Etcedèssonpremierdiscoursdeprésidente,prononcél’après-midimême,etqu’elleaévitédeluifairerelire.Sonproposcommenceparl’élogedel’article2delaDéclarationdesdroitsdel’hommeetducitoyen27,dontsonpèreavaitditqu’ilmarquaitledébutdeladécadencedela

Page 187: Histoire Française

France.Ilsepoursuitparl’hommageàCharlesPéguy,JeanJaurès,etenfinauxrésistantsde1940,saluéspourleurrôledans«laconstructionetlaconsolidationdel’uniténationale».MarineLePenréitèreensuitesonélogedel’Étatrappelantque,dansnotrepays,il«aprécédélanation»etqu’ilétait,dèslors«naturel»,encestempsdifficiles,devoirlesFrançaissetournerversluiquandilfaut«réguler,protéger,innover».Les congressistes, troublés par ce discours, se rappelaient peut-être que Jean-MarieLe Pen continuait aumêmemomentdepourfendredanssesdiatribesunÉtattentaculaireetdontilprétendavoirsubilui-mêmele«fiscalisme».Enfin,alorsquesonpèredéploredepuisquaranteansledéclindupays,elleprendunplaisirnondissimuléàensalueraucontrairetouslesatouts.MarineLePenaainsiexaltél’agriculturefrançaise,ladeuxièmedumonde,latailledesondomainemaritime(11millionsdekilomètrescarrés),lerayonnementdu français sur les cinq continents, les secteurs de pointe de l’industrie française (spatial, nucléaire, etc.)ainsiqueson«patrimoineculturel,littéraire,artistique,architectural,religieux,culinaire,uniqueaumonde.Oncroyaitentendreundiscoursd’HenriGuaino28.

Ainsid’unecertainefaçon,MarineLePennemanquepasdeprendreappuisurlesprovocationsdesonpère pour montrer et démontrer qu’elle s’en est émancipée. Elle le fait de façon particulièrementspectaculaireencequiconcernelesJuifs.Dès2003,elleserend,avecsonépouxd’alors,àNewYork,pourdéposer une gerbe devant le trou géant de Ground Zero alors que son père, qui s’est rapproché deDieudonné, émet des doutes à plusieurs reprises sur le récit « officiel » qui suivit les attentats. Dans lafoulée,MarineLePenrencontreen2004WilliamGoldnadel,avocattrèsàdroiteetmembredubureauduCRIF,pourluidemanderdel’aideràpréparerunvoyageenIsraël.L’avocatluidit:«Pourquoivoulez-vousquejevousaide?Vousn’avancezpassurlaShoahetvousêtesproarabe29.»Illuiprécisequ’ellenepeutrienattendredesJuifstantqu’ellen’aurapascondamnésansambiguïtélesproposdesonpère.

Larecommandationsembleavoirétéretenue.MarineLePennemanquejamaisuneoccasiondedirequel’antisémitisme se développe en France dans les milieux islamistes radicaux plutôt que dans l’extrêmedroite.Et,deuxsemainesaprèslecongrèsdeToursetlasailliedesonpèresurlenezjuifd’unjournaliste,elledéclareauPoint:«Toutlemondesaitcequis’estpassédanslescampsetdansquellesconditions.Cequis’yestpasséestlesummumdelabarbarie30.»Aufond,lesdérapagesdesonpèresont,entoutcasdansunpremiertemps,lesbienvenuspourpouvoirs’endémarquer:étantàl’originedelaprovocation,ilnepeutabsolument rien dire sur les commentaires de sa fille. D’autant que celle-ci ne le condamne jamaisouvertement,secontentantdefaireapparaître lecontrasteentre laclartédesespropresdéclarationset lesambiguïtésdudiscourspaternel.

Les escarmouches vont se poursuivre à l’approche de l’élection présidentielle de 2012. L’épisode del’exclusiond’AlexandreGabriac,conseillerrégionaldeRhône-Alpes,lefiefdeBrunoGollnisch,passeencommissiondesconflitsduFrontnational,une structure internechargéede statuer sur les sanctions.UnephotodeluieffectuantlesalutnazidevantundrapeaufrappédelacroixgamméecirculesurleNet.L’élusedéfendenévoquantun«photomontage».MarineLePenprendàcemoment-làdesvacancesenThaïlande.Ducoup, la commissiondes conflits délibère sous l’influencede Jean-MarieLePen etBrunoGollnisch,tousdeuxenclinsàl’indulgence.Bref,AlexandreGabriacest«relaxé».MarineLePenl’apprend,cequilametdenouveauencolère:desonhôtel,elleexpédieuncommuniquéàl’AFPpassantoutreàladécisiondelacommissioncommelesstatutstrèsmonarchiquesduFrontnationall’yautorisent,entantqueprésidente:Gabriacestbienexcludel’organisation,cequioccasionneuneréactionagacéedeLePensurleplateaudelachaîneLCI,demandantàsafille«defaireappeldesapropredécision».

Pendant la campagneprésidentielle, ladouceguérilla entrepèreet fille sedéplace surdes thèmesplusfondamentaux. Au printemps 2011, alors que la campagne de dédiabolisation porte ses fruits et que lesmagazines,mêmeceuxdegauche,consacrentàMarineLePendesportraitsflatteurs,lessondageslasituantau-dessusde20%,àquelquesencabluresdesscoresattribuésàNicolasSarkozy,Jean-MarieLePensetait.Ilenvatoutautrementlorsqueapparaissentlespremierscouacsdelacampagne.SonvoyageauxÉtats-Unisestunpetitfiasco:elleneréussitàrencontrerquedeuxparlementairesmarginaux(RonPauletJoeWalsh).Etl’ambassadeurd’Israëlàl’ONUseconfondenexcuses,évoquantunquiproquoaprèssarencontreavecMarineLePen.ÀMontretout,sonpèredéplore lemanquedeprofessionnalismedesonentourage :«UnvoyageauxÉtats-Unis,çademandeplusieursmoisdepréparation31.»Enrevanche,illadéfendavecplaisirlorsdu fameuxépisodedubaldeVienne.À l’invitationdeMartinGraf, lenuméroundupartipopulisteFPO,MarineLePens’esteneffetrendueaubaldescorporations,réservéàl’extrêmedroiteetinterditàlapresse.Lesmédiasnemanquentpasdepointercette«rechute»,qui«rapprocheMarinedeJean-Marie»enmêmetempsquecevoyagerépandlaconsternationdanslestaffmariniste.

Le samedi 18 février àLille, près du fief de sa fille, Jean-MarieLe Pen choisit de citer un poème deRobertBrasillach.LeMonderappellejustementquecetécrivainjournalisteàJesuispartoutaétéfusilléàlaLibérationpour«intelligenceavecl’ennemi».Ilanotammentécrit:«IlfautseséparerdesJuifsenblocetnepasgarderlespetits.»

Commed’habitude,ilfaitminedes’étonnerdesréactionssuscitéesparcetteprovocation,rappelantqu’il

Page 188: Histoire Française

luiestaussiarrivédeciterAiméCésaire...Peuavantcettesaillie,LePenétait remontéaucréneauen interne : lacampagnedessignaturespatine,

tandis que Marine Le Pen voit grandir l’écart qui la sépare de Nicolas Sarkozy dans les sondages. Laperspective de se qualifier pour le second tour disparaît. Et surtout le risque de ne pas obtenir les 500signaturesfaitresurgirlespectred’unenouvellebanqueroutefinancièreduFrontalorsqu’encédantenfinlePaquebotenavril2011,leFrontnationalvienttoutjusted’assainirsesfinances.

LePenbougonneàMontretout.«On»veutsedébrouillersansluietvoilàlerésultat.«Ilsontcruqueladédiabolisationfaciliteraitlarécoltedessignatures.MaisMarineLePenresteuneLePen32!»Leprésidentd’honneurduFrontnationaln’aimepas lenouvelentouragedesa fille.FlorianPhilippot, sonénarquededirecteur de stratégie, ne lui inspire guère confiance, pas davantage que les ex-félonsmégrétistes de sonéquiped’Hénin-Beaumont. Il apprécieencoremoinsGilbertCollard,qui aquandmême ledéfautd’avoirorganiséen1984,commeavocatdePierretteLalanne,lamiseenscènepubliquedesoncocufiaged’alors!Il s’énerve aussi contre la nouvelle partitiondes rôles que le staffmariniste tente de lui imposer : tandisqu’elle courtdeplateaude télé en émissionde radio,on le cantonneàdesbanquetsdeprovinceoù sontrassembléslesadhérentsdutroisièmeetduquatrièmeâgeduFrontnational.LePenexigequ’onluitendeànouveau des micros et Alain Vizier est obligé de s’exécuter. Le président d’honneur du FN s’inquièteouvertementdecequelanouvellestratégiepermetteunenouvellefoisàNicolasSarkozyde«siphonner»l’électoratfrontiste.Ils’enprendàlalignesuiviepourleslégislativesetàlaparttropbelleque,selonlui,elledonneauxamisdePaul-MarieCoûteaux,quiafondéuneformationdestinéeàservirdeSASauxélusUMPséduitsparlemarinisme.«Ilnepèserien!»s’énerve-t-ilenprivé.Ilcritiqueaussi–àjustetitresansdoute – sa campagne pour la sortie de l’euro, qui panique ceux des électeurs frontistes qui ont quelqueséconomies.

Lorsd’uneréunioninternemémorableiltonne:pourlessignaturesilfautredoublerd’efforts,c’estdesonargentqu’ils’agit!Eteneffet,c’estlaCotelec,lepartiqu’iltient,onl’avu,soussaresponsabilité,quiprêtel’argentdelacampagneprésidentielle,laSociétégénéralesemontrantànouveaufrileuse.Ledifférendlarvéentrelafilleetlepèreseretrouvedansladirectiondecampagne.LouisAliot,lecompagnondeMarine–ilsontofficialiséleurliaisonparunephotodansParisMatch–reprendlesargumentsdupèreets’opposeencoulissesàFlorianPhilippot,àPaul-MarieCouteauxetauxanciensmégrétistes.Pendantplusieurssemaines,jusqu’à l’obtentiondusésamedessignatures,MarineLePensembledéstabilisée.Sacampagnevaàvau-l’eau,sonstaffannuledesmeetingspourminimiserlerisquefinancieretsurtoutpourseconcentrersurlaquêtedesfameusessignatures.Ducoup,elle reparled’immigration–à l’occasionde l’affaireMerah–etd’insécurité. Elle évoque moins la crise de l’euro paraissant, quoiqu’elle s’en défende, se rendre auxargumentspaternels.

L’obtention des signatures est libérateur.Marine Le Pen recentre sa campagne autour des « oubliés »qu’elleavait,justement,unpeu«égarés»aumomentdelaquêtedessignatures.Bonneintuition:lesétudespostélectorales feront apparaître que plus on s’éloigne des centres-villes, plus le score du Front nationalprogresse.Mais,plusquejamais,latensionapparaîtgrandeentrelesélecteursetlabasemilitantefrontistequi ne s’est guère renouvelée et reste attachée aux fondamentaux du lepénisme et que les thématiquessociales sur la « souffrance des oubliés » et la sortie de l’euro ne semblent guèremobiliser. Comme lepremiermai2012,placedel’Opéra,où10000militantssontvenusécouterlesLePen.Certes,lepèredoitsecontentercejourd’undiscoursriquiqui,cinqminutesàpeine,cantonnédansuneévocationhistoriquedeJeanne d’Arc, tandis que sa fille, forte de son score au premier tour de la présidentielle, tient le micropendant une heure. La candidate bleumarine doit cependant entendre des slogans un peu décalés, voirevintagepar rapportàsonproprediscours :«Nikebab,niburger,ouiau jambonbeurre»,« l’islamhorsd’Europe»,«communistesassassins,augoulag»,«Nidroitenigauche,Frontnational33».

Finalement,lesrelationsentrelafilleetlepèrerestentunmystèrepourl’entourage.Sont-ilsconnivents,solidaires, méfiants ou bien respectueux l’un de l’autre mais distants ? Un nouveau membre du bureauexécutifduFrontnationalquiconnaîttrèsbien,etdepuislongtemps,lepèreetlafille,abrossédevantnousuneanalysedelarelationentrecesdeuxfortespersonnalités:«Marinenecomprendpassonpèrequin’aaucunepsychologieavecelle.Entreeux, ça tire àballes réelles. Il est à la fois fierde sa fille–“elle estcommemoi”,dit-il–etenmêmetemps,ilnelasupportepas.Ilesttrèsmisogyne.Ilesttrèsirritéparsondésirféminindeplaire.Ellenelecomprendpasplusqu’ilnelacomprend.Elleabeaucoupsouffertdelaréputationdesonpère,çal’abeaucoupblessée.Elleadelatendressepourluietenmêmetempselleluienveut...»

«MarineLePenn’estpasdutoutcommesonpère»,confieunautrebonobservateurdustafffrontiste.Personnenesaitcequ’ellepense,mêmeLouisAliot.Sonpèreestplusdirect.Elledissimuleplusquelui.Ilsontune relation trèsparticulière. »Particulièremaisparfois empreintedeméfiance,voirede roublardise.Comme en témoigne le récit de ce drôle d’épisode survenu lors d’une réunion de la commissiond’investiture pour les élections législatives de 2012.Les participants évoquent alors la circonscription de

Page 189: Histoire Française

Draveil,oùilestquestiond’unecandidateinvestieparleSiel34dePaul-MarieCoûteaux.LePenprendlaparole:«Maisonauntrèsboncandidatlà-bas,iln’yaqu’àdésignerPhilippeOlivier.»Stupeurparmisesinterlocuteurs:voiciquinzeansqueLePenestfâchéavecOlivier,l’undesancienslieutenantsdeMégretetpar ailleurs époux de Marie-Caroline Le Pen. Mais sa sœur Marine ne profite pas de l’occasion pourréintroduire dans le jeu celui qui continue de lui prodiguer des conseils régulièrement, de l’extérieur duFrontnational.Ellerépondqu’Olivierneserapasintéresséparunetellecandidature.Sonpèreinsisteetluidemande de lui téléphoner sur-le-champ.MarineLePen sort.Mais elle se garde bien d’appeler PhilippeOlivier,certainequesonpère lui tendun traquenard.Lefaiblescoreobtenupar leFrontnationaldanscesecteurlorsduscrutinsembledonnerraisonàsaprudence...

Autresignededéfiance,cetteconfidencequ’elleauraitfaiteàFranz-OlivierGiesbertquil’invitaitàboireunverredevindurantlacampagneprésidentiellede201235:

«MarineLePenaussiavaitunebonnedescente.C’étaitunmauvaisbordeaux,maisenfin,quandonpartenvoyage,onnemégotepastoujourssurlaqualitédesvins.Levinaidant,ellem’avaitdit,jemesouviens:

—Unjour,jeseraiprésidente.—Vousn’aurezjamaisladroiteavecvous!—Jel’aurai,parcequ’ellen’aurapaslechoix.Vousverrez,lemomentvenu,avecCopéouunautre,nous

feronsaffaireensemble.—Allons,aveclesidéesdevotreparti,ceneserajamaispossible.—Avecmesidéesàmoi,ouiceserapossible36.»MarineLePenjouelesacrobatesentre,d’unepart,lesdesideratasdesmilitantsfrontistesattachésàson

pèreetau«Frontd’avant»,et,d’autrepart,lesexigencesdeladédiabolisationportéeparsesconseillers.Maisellen’estpasseulementdanslastratégiepolitique.Ainsiévite-t-elledetropseretrouverseuleentêteàtête avec son père, qui, lui, recherche en revanche le contact depuis qu’il lui a cédé les rênes du Frontnational.Ne l’a-t-onpasvu l’attendre lematindans sonbureauàNanterre ?L’installationdu staff de lacandidatedansdesbureauxparisiensapermisàMarineLePend’éviteruneproximitéquipouvaitlagêner.Cequin’empêchepaslesmembresdesonstaffdesuspecterle«Vieux»des’attarderàSaint-Cloudpourlarencontrer lorsqu’elle doit rentrer le soir. Depuis les législatives, Jean-Marie Le Pen joue sur un autreregistre devenu peu à peu sa règle de conduite en terme de management interne : diviser pour régner.Pourquoi ne pas appliquer ce principe au seinmême de la famille ? C’est ainsi que, voyantMarine luiéchapper,LePenchoisitdeluiopposerMarion,lafilledeYannLePenetdeSamuelMaréchal.C’estluiquilaconvainc,àvingt-deuxans,deseportercandidateàCarpentras.Luiencorequi,lesoirdudeuxièmetour,se rend à Carpentras pour la soutenir, et non à Hénin-Beaumont, oùMarine ne souhaitait d’ailleurs pasforcémentl’accueillir.LuienfinquiselaisseparfoisalleràdirequeMarionestpeut-êtreencoreplusdouéequeMarine,qu’elleaunetêtebienfaite,qu’elleestmieuxstructurée...«MarineaparfaitementcomprisetdepuislongtempsledangerMarion.SaplacedesecondedanslesYvelineslorsdesélectionsrégionalesde2010l’avaitdéjàirritée.Depuis,sonpèreajouélesMachiavel»,constateunmembredubureauexécutif.Captant son regard nostalgique dans ce jardin deMontretout où il annonce dès 19 heures la défaite deMarineLePen,SergeMoatifixesacamérasurlepatriarchelorsqu’ilselaissealleràdéclarer:«L’avenircommencetoujoursdemain.»Àcemoment-là, ilsemordlalèvre,commes’ilréalisaitqu’ilneleverraitpas.

Marinel’acrobatepolitiquejoueaussiavecsespropressentiments.Etcommecheztoutunchacun,cesontdes sentiments mêlés. Son père lui inspire de l’amour mais aussi de la peur. Ses colères n’ont puqu’impressionnerlapetitefillequ’elleétaitetquienagardélesouvenir.Commentceluiquil’avaitcouvésitendrementpouvait-il semuer enunorage écumant contre lesunsou les autres ?LePen a fait biendesprogrès. Il semble parfois serein acceptant la douce pente de la transmission. Son comportement a paruexemplaireàsafilleausoirdupremiertour:«Tuvasfairedeuxmillionsdevoixdeplusquemoien2007», lui a-t-il dit peu avant 20 heures, ce qui a baignéMarine dans une douce euphorie : une coupe dechampagneàlamain,elles’estmiseàdansersurunairdebossanovaqu’ellefredonnaitelle-même.MaislabenjamineLePenn’estpastoujoursaussiheureusedesdispositionspaternellesàsonégard.

Danssonlivreautobiographique,ellerendhommageàl’éducationqueluiadonnéesonpère.Elleluisaitgrédenepasavoirfaitdesesfillesdesenfantsgâtés.Ellemanifestesareconnaissancedeluiavoirenseignéla dureté de l’existence.Mais elle lui en veut aussi de ne pas lui avoir transmis une culture politique etlittéraire dont elle a conscience aujourd’hui qu’elle lui fait encore défaut malgré tous ses efforts pourl’acquérir«encoursdusoir».Aprèsavoirdemandéàl’undesesprochesdeluifournirunprogrammedelecture,découragéeparsanotequicomportaitplusieursdizainesd’ouvrages,elles’estaffalée,àmoitiéenlarmes,sursonsofa:«Jen’yarriveraijamais.C’estdesafaute:pourlui,unefillen’avaitpasbesoindelire...»LePenaimeleslivres.Maisiln’ajamaisétéun«passeur»ousimplementunpédagogue.

Cessentimentsmêlésentreamouréperdu,reconnaissanceetdéceptionsdiverses,sefocalisentsurlenomdu Front national. Son père y reste viscéralement attaché. Il lui a transmis la boutique, un fonds de

Page 190: Histoire Française

commerce doté d’une fidèle clientèle qu’il convient de conforter et de réconforter. Ces hommes et cesfemmes,victimesdelapusillanimitédespolitiquessontvenusauFrontnationaletàLePenparcequetouslesautres lesavaient trahis.Pourquoiprendre le risquede lesperdreensemantdes idéesqui ressemblenttropàcellesdeleursadversaires,voiredeleursennemis?Pourquoilesdécevoirenpensantconquérirceuxquineviendrontjamaisdîneraveclediable,mêmeavecunelonguecuiller?Pourquoidonnerl’impressionquesoncherFrontpourrait,unjour,sefondredansunealliancequinepourraitêtrequ’unecombinaisonetunetrahisondesidéauxquil’ontrassemblé?N’est-ellepasentrain,finalement,desuccomberaupéchédevanitéenpensantledépasser,fairemieuxqueluicommed’autres,d’AlainRobertàBrunoMégret,ontdéjàsanssuccèstentédelefaire?

CesquestionsaffleurentLePenaucrépusculede sonexistence. Ilne se lesposepeut-êtrepascommetelles.Maisellesressemblentsansdouteàcequ’ilressent.

MarineLePensentbien,elle,quechangerlenomduFrontnationalestunimpératifpolitique.Elles’estpersuadéequ’ilconvientdedésenclaverceparti,del’extirperd’uneextrêmedroitequifermesonhorizonélectoral. Pas question de combinaison ni d’alliance des droites. Marine Le Pen s’est persuadée que leclivageentremondialisationetintérêtnationalpouvaitfaireémergerunenouvelleforce.Elleenseralepivotà condition de dépasser, justement, le Front national. Cette nouvelle alliance nécessite, selon elle, de lerefonderdansunensembleplusvaste,capabled’imposerunealternativeetdeprendrelepouvoir.Pourquoilerefuserdèslorsquel’onestsûrdesesconvictionsetdesadoctrine?

Certainedelanécessitédechangerlenomduparti,MarineLePen,cependant,tergiverse.Ellecraintquecettemutationsoit,poursonpère,lalignejauneànepasdépasser.AlorselleruseavecleRassemblementBleuMarine,uneétiquettequePaul-MarieCoûteauxluiasuggéréeaprèsquePhilippeOliviereutinventé,auparavant, la vague bleumarine.Mais, après les législatives, elle considère qu’il n’y a plus urgence àchangerdenom.Elleadéjàtuélafilleenellepourdevenir,ainsiquel’aditSoral,lefilsdesonpère.Ellereculeencoredevantcetteultimeéchéancequepourraitluiimposersondestinpolitique:tuersonpèreentuantsonparti,c’est-à-diresonœuvre,pourimposersonnomàlapostérité.

1.Lessuitesysontproposéesàdestarifsallantde500à1500euroslanuit.2.LalettredeJean-MarieLePen,n°167,décembre1992.3.Àcontreflots,op.cit.,p.22.4.LePen.Filleetpère,p.157,Panama,2007.5.Laformuleestd’ArnaudMontebourg,citéparChristianeChombeau,LePen.Filleetpère,op.cit.,p.179.6.Id.,p.182.7.Trentemillefrancsmensuelspourposteàtempspartiel.8.Dans sonouvrageMissionLePen (Toucan, 2011), ThierryLégier explique l’impair qu’a constitué la sortie du véhicule par un problèmed’éblouissementdûausoleilquivenaitdeface:ilauraitconfondulescontre-manifestantsavecleséquipesfrontistesqueLePendevaitrejoindre.9.Voirlechapitre20,«Lascission».10.Voirlechapitre18,«LePenetl’argent».11.Voir«LesLePenàlafête»,VSD,n°1818du28juin2012.12.Àcontreflots,op.cit.,p.36.13.Id.,p.100.14.CitéparRomainRosso,LaFacecachéedeMarineLePen,op.cit.,p.49.15.Entretiendu23novembre2010.SergeMoatiarapportélascènedanssondocumentairesurl’électionprésidentiellede2012.16.RécitdeCarlLang,entretiendu3mai2012.17.CitéparChristianeChombeau,LePen.Filleetpère,op.cit.,p.274-275.18.EntretienavecCarlLangdu8décembre2011.19.Aprèsdesprotestationsinternes,leboutdestringaétéeffacélorsdesréimpressions.20.Lemaired’Oranges’estexpliquédansunlongtexteàdiffusionsemi-publiquepubliéen2004sursavisiondesdérivesdeLePenetduFrontnational:LePenoucommentcasserunappareil.21.RécitdeJean-ClaudeMartinez,entretiendejuin2010.22.Quicorrespondaussiàuneévolutionidéologiqueprofonde:aujourd’hui,Jean-ClaudeMartinezsedéfinitcommeun«alter-nationaliste»etsedéclareprochedesthèsesde...JacquesAttalisurlanécessitéd’ungouvernementmondial.23.Entretiendu7juillet2012.24.Lorsdenosentretiens,FernandLeRachinelnousarecommandéd’écrirequ’ilgardaittoutesonestimepourJean-MarieLePen,dontilpensequ’ilaétéégaréparsafilledanscetteaffaire.Voilàquiestfait.25.LePen.Filleetpère,op.cit.,p.304.26.Voir à ce sujet l’article dePhilippeCohenetLaurelineDupontdansMarianne2.fr : http://www.marianne2.fr/Le-scoop-de-Le-Pen-on-ne-reconnait-pas-un-Juif-a-son-nez_a201841.html.27. Chacun peut se prévaloir de tous les droits et de toutes les libertés proclamées dans la présente Déclaration, sans distinction aucune,notammentderace,decouleur,desexe,delangue,dereligion,d’opinionpolitiqueoudetouteautreopinion,d’originenationale,ousociale,defortune,denaissanceoudetouteautresituation.28.Voiràcesujetl’articledePhilippeCohenetLaurelineDupontdansMarianne2.fr:http://www.marianne2.fr/Le-plan-republicain-de-Marine-Le-Pen-contrarie-a-Tours_a201845.html.29.Entretiendu25octobre2010.30.LePointdu3février2011.31.Entretiendu9décembre2012.32.Id.33.Voirl’articledeJean-ClaudeJaillettedansMarianne2.fr:http://www.marianne2.fr/Marine-Le-Pen-une-acrobate-tiraillee-entre-le-FN-et-ses-electeurs_a217250.html.34.Souveraineté,indépendanceetliberté.35.Cf.DerniersCarnets,Flammarion,2012,p.193.36.SelonMarineLePen,elleabieneuuneconversationavecFranz-OlivierGiesbert,mais laretranscriptionqu’enfait l’écrivainaboutità«

Page 191: Histoire Française

déformersespropos».

Page 192: Histoire Française

23.

Finalement...

Celuiquiluttecontrelesmonstresdoitveillerànepasledevenirlui-même.FriedrichNIETZSCHE

Noussommesendécembre1984,danslebureaudeFrançoisMitterrand.JacquesPilhan,Jean-LucAubertetGérardColésontdevenusdepuisquelquesmoislesgourousécoutésduPrésident.Lepremierjouelerôledu«toubibhoméopathe»,ledeuxièmeceluidu«souffrant»etletroisième,celuidu«méchantchirurgien».Ladiscussionroulesurlameilleurestratégiepourretourneruneopinionquiluiestalorstrèsdéfavorable.Dans les réunions, le ton est très libre, voire vif. «Chacun peut s’offrir la liberté d’être entier dans sonpropos...Touràtournousexposionsnossentiments,parfoisavecvéhémence»,raconteGérardColé1.

Les trois compères se sont nourris des différentes enquêtes d’opinion qualitatives qui font apparaîtrel’importance symboliquedudrapeau français : ce sujet surgit d’ailleurs demanière concomitante avec lenomdeLePendanslesréférencesdesFrançaisinterrogésdanslesgroupesdeparole.Letrioestimedoncqueletricoloredoitredevenirunattributprésidentiel,qu’ilnedoitpasêtrepréemptéparLePen.Pilhanacommencé à aborder le sujet dans le bureauprésidentiel.La conversation sepoursuit sur le sujet dans lebureaudessecrétaires.«Jacquesetmoi,ditColé,luiproposonsalorsqu’àchaqueconférence,meetingouinterviewàlatélévision,ledrapeaufrançaisetledrapeaueuropéensoientinstallésderrièrelui.»

Dans lesecrétariat,c’est lastupeurdesquatrefemmesassisesderrière leurbureaurespectif :«Mais ledrapeau français, c’est Le Pen ! lance, indignée, Paulette Decraene 2. » La secrétaire de confiance duPrésidentdonneraisonauxtroisgourous.LePenaeffectivementdétournél’étendardàsonseulprofit.

« Comme à son habitude, reprend Colé, FrançoisMitterrand se contente d’une acceptation lapidaire :“Faites!Etdansnoscarnetsnousinscrivons‘Fête’,pourl’ordred’agirduRoi.”»

Lesdeuxdrapeauxsontaujourd’huiencoreinstallésderrièretoutprésidentdelaRépubliqueàchacunedesesgrandesinterventions.CelaaétélecaspendantlequinquennatdeNicolasSarkozy,commecelal’étaitdu temps de Jacques Chirac... Et la gauche elle-même a renoué avec le drapeau tricoloremême si cetteévolutionn’apasétécommentéenithéorisée.Lesmanifsanti-LePende2002étaienthérisséesdedrapeauxtricolores.LesdrapeauxfrançaisetlescocardesétaientmêmeprésentslorsdurassemblementdelaBastilleorganiséparJean-LucMélenchon,candidatduFrontdegaucheàl’électionprésidentielle,enavril2012.

DepuislaRévolutionfrançaise,l’idéede«nation»etde«patrie»étaitdegauche.ÀlafinduXIXeetaudébut du XXe siècle, pour initier les enfants des écoles primaires publiques, les hussards noirs de laRépublique se servaient duLivre d’or de la patrie, de Jacques Crozet. « Depuis l’exemple héroïque etsublime de notre immortelle Jeanne d’Arc – la sainte de la Patrie avant celle de l’Église – le sentimentpatriotique n’a fait que se développer avec le temps, et, quoi qu’on dise et qu’on fasse, il fleurit vivaceencoredansl’âmepopulairedenotrevieilleFrance...N’est-cepascetamoursacrédelapatriequiainspiréetmagnifieànosyeuxlesactionsdesJeanned’Arc,desBayard,desHoche,desMarceau,desCarnotetdesChanzy?...Ilfautreconnaître,enunmotquelesentimentpatriotique, loind’être,commeonlecroit tropcommunément,l’antithèsedusentimentdefraternitéuniverselle,enest,aucontraire,lecorollaireobligé,etpréparelejourbéni–maiscombienlointainencore!–oùtouteslesnationssympathiserontetoùtousleshommes communieront enfin dans unmême sentiment d’amour, de justice et de solidarité3. » Quelquesannéesaprèslapublicationdecelivre,Jaurèsécrivait:«Unpeud’internationalismeéloignedelanation,beaucoup en rapproche... »Après l’avoir ravalée durant les années 1980 au rang de simple « attribut dunationalisme », sans doute sous l’influence conjointe du gauchisme et du néolibéralisme, la gauche l’aréintroduite subrepticement dans ses manifestations publiques et ses symboles, sans trop s’embarrasserd’explicationssurcetteintéressanteévolution.LePen–ou,aujourd’hui,safille–doitdésormais«partager»ledrapeautricoloreavectouslesautrespartispolitiques,àl’exceptionduNPAetdeLutteouvrière.Maislui,ouelle,peuttoujourssetarguerd’êtreunpatriotedeplusancienneconstitutionquelesautres.

Page 193: Histoire Française

La«nationfrançaise»n’estpasleseulthèmequiaitétéaccaparéparLePenavantquelesautresforcespolitiquesn’admettentqu’ilétaitfoliedeluienlaisserlemonopole4.Rappelonslediagnosticd’EmmanuelTodd:«Danslasituationéconomiqueactuelled’ouvertureaumondeetàl’Europe,alorsquesepoursuitladésintégrationidéologique(catholicisme,communisme,libéralisme,etc.),l’idéedenationseprésentepourlesmilieuxpopulairescommeladernièreprotection.Ilyaunfortbesoindenation.Tantqu’iln’yaurapasdesgens,quecesoitauRPRouauPS,pourenparler,ilyauradesphénomènesdetypeFN.»Lasécuritéaété au centre des campagnes présidentielles de 2002 et de 2007. S’occuper de sécurité, la chose paraîtnaturelle à droite, mais la gauche a aussi bougé. Ou plutôt elle a fait retour vers l’un de ses thèmesidentitaires : la sécurité fut longtemps, tout comme la nation, l’une de ses priorités, notamment pour lagauche municipale. Les élus locaux ont bien compris que ceux de leurs administrés qui, difficilement,commençaientàaccumulerlefruitdeleurtravail,desbiensmodestes,devaientêtreprotégés.Àlafindesannées1990,lagaucheaconnulemêmeaggiornamentosurlasécuritéquesurlanation.LanominationdeJean-PierreChevènementauministèredel’IntérieurparLionelJospinen1997etlavolontédedépolitiserledossier de l’immigration traduisaient le même « retour de flamme » : il fallait bien opposer un ordrerépublicain aux désordres produits par la mondialisation. Pas d’ordre républicain sans protection descitoyens.Làencore,LePenpeutprétendrequ’ilavaiteuraisonavanttoutlemonde.

L’immigrationetl’islamontétéaucœurdelacampagneprésidentiellede2012,sujetsvolontiersmisenavantparNicolasSarkozy.Dans lesnombreuxcommentairesquiontaccompagnécette tendance, ilaétéoubliéderappelerquelavolontéderégulerl’immigrationavaitétéelleaussiunevieilletraditiondegauche.Déjàdanslesannées1930,laCGTaccusaitlepatronatdefairevenirdesimmigrésdescoloniespourfairebaisser les salaires. À la fin des années 1970, lesmaires communistes refusaient de voir leurs villes debanlieuedevenir le terreaudes ghettos, et s’insurgeaient notamment contre le refus des élus dedroite delaisser construire des HLM sur leurs communes. Le Front national a détourné ces thématiques et ilintroduisitunecomposantexénophobe.Iln’endemeurepasmoinsque,danslesannées1930,1970commedanslesannées1990et2000,lavolontéd’accueillirsanslimitesdesimmigréssurleterritoireaplutôtétéunerevendicationdupatronat.Unestratégiequiad’ailleursétéparfaitementsoutenue,par-delàlesmots,parNicolasSarkozydurantsonquinquennatpuisquelesrégularisationsdesans-papiersontaugmentédansdesproportionsconsidérables ; etLaurenceParisot, patronnedupatronat français,n’apasmanquédedire sasatisfaction:«Restonsunpaysouvert,quiaccueilledenouvellesculturesettireprofitdumétissage»,a-t-elledéclarédansunélancomparableàceluid’AlainBadiou.Laplupartdesresponsablesdegauche,engluésdansleursrelationsdecomplaisanceavecl’«immigrationnisme»gauchistedepuisunetrentained’années,ont du mal à reconnaître « officiellement » que la politique d’immigration d’un pays ne dépend passeulement de la générosité de ses citoyens et de ses dirigeants, mais aussi et surtout de ses capacitésd’accueiletd’intégrationàunmomentdonné.Peuonteulecouragedereprendre,aprèsMichelRocard,que«laFrancenepeutaccueillirtoutelamisèredumonde».L’immigrationsesitueàunnœuddel’histoiredelagauchefrançaise,carrefourdetoussesmythes:legroupeManouchian,laluttecontrelecolonialisme,lagrèvedelafaimdessans-papiersdel’égliseSaint-Bernard.Parunétonnantraccourci,touscesévénementssontagglomérésdansuninternationalismedeprincipe,unesorted’honneurdelagauche.Qu’importesicethonneurpeutdevenir,danscertainscas,unehorreurpoursonpeuplelorsquel’internationalismeprolétariendébouche,danscertainesvilles,surleghettooul’ordredesmafiasdeladrogue.Commesilalibertéabsoluede circuler ne menait pas à une triple catastrophe, comme l’a démontré de façon plaisante Jean-ClaudeMichéaenpourfendantune«gauchekérosène5»:catastropheécologique,car«unmondeoùdesmilliardsd’individus seraient pris d’un tourbillon touristique incessant poserait (outre les problèmes d’intendance,d’hôtellerie et de logements d’accueil) un problème énergétique majeur » ; catastrophe sociale ensuitepuisqu’«unmonderégiparlemouvementbrowniendesindividusatomisésseraitdonc,saufpourquelquesminorités privilégiées (comme par exemple les hommes d’affaires, les artistes du showbiz ou l’éliteuniversitaire), un monde où prédomineraient les emplois précaires, les junk jobs et les contrats à duréedéterminée » ; une catastrophe politique, le fonctionnement de la démocratie nécessitant la constitutiond’uneexpériencecommune,laquellerequiertunminimumdestabilitéetdetemps.

Nation,sécurité,restrictiondel’immigration,cestroisthèmesainsiquelalaïcitéontétélespiliersquiontdoncstructuréunegrandepartieduchamppolitiquefrançais,etced’autantplusqu’ilssontenliaisonavecles deux fléaux qui pourrissent la vie des gens ordinaires : la mondialisation sauvage et le chômage.Naguère,l’apanagedelagauche,ilsontétécaptésparleFrontnational.LePenenafaitlestroistotemsdeson programme et sa fille y a ajouté la laïcité, en lui donnant un contenu parfois paroxystique commelorsqu’elleprône,enseptembre2012,l’interdictionduportduvoileetdelakippadansl’espacepublic.Peud’intellectuelsontprotestécontrecetteusurpationd’héritage...unhéritageabandonné,donttoussesontprisà laisser croire qu’il en était le propriétaire idéologique avec l’extrême droite. Et tous ceux qui se sontrisqués à aborder ces thèmes ont été soupçonnés, stigmatisés, discrédités. La gauche et une partie de ladroite, par réaction, ont constitué la nation, l’immigration et la sécurité en véritables tabous de la vie

Page 194: Histoire Française

publique.Enprocédantdelasorte,eninterdisanttoutdébatsurcessujets,ilsontcontribuéàfairepasserLePenpourl’inventeurdecesthématiques.Cettehistoired’originaletdecopieditquelquechosed’essentielsurlaviepolitiquefrançaisedepuistrenteans,pointsurlequelilfautmaintenantrevenir.

Onavu6quelastratégiedeFrançoisMitterrand,deluiseulconnue,apermisd’articulerdeuxactionsenapparencetrèsdivergentes,maisquiconcouraientaumêmedessein:lecoupdepouceauFrontnationalparl’introductiondelaproportionnellelorsdesscrutinslégislatifsetsadiabolisationparl’aidequ’ilapportaàlacréation et au développement de SOSRacisme. Presque simultanément à l’habilemise en scène de la «petitemain jaune », qui visait à contourner les questions de politique économique en polarisant le débatpublic sur un affrontement dur entre le racisme et l’immigration, Laurent Fabius prend le contrepied deFrançoisMitterrand.Premierministre,ilestalorsconsidérécommelepossiblesuccesseurduPrésident.Lechômagevientdepasserlabarredesdeuxmillions.Aucoursd’uneinterventiontéléviséesurAntenne2,ildéclare:«M.LePenposedebonnesquestionsmaisilyapportedemauvaisesréponses.»C’estlechiffonrouge.La formule, qui permet simplement de dire aux électeurs duFront national, que l’on entend leursinquiétudes, suscite des réactions indignées, car elle oppose à la logique de la diabolisation une volontéd’affronterdefaçonargumentéelarhétoriqueduFrontnational.

Unepartiede lagaucheopèrealorsunautrechoixquecelui formuléparFabius.Elleconsidèreque laformuledeLePen–«Unmilliondechômeurs,c’estunmilliond’immigrésentrop»–renvoieàcelle,detristemémoire,d’Hitlerdans lesannées1930.Unecertainegauche,quivade laLCRetRas l’Frontà laLiguedesdroitsdel’homme,enpassantparJeanPoperen,SOSRacismeetlaGauchesocialiste,refusededépasser la formule caricaturale et inutilement provocatrice et de se confronter au Front national pourprendre à bras-le-corps les vraies questions qu’il soulève. Le 18 juin 1984, à l’issue des électionseuropéennesquienregistrentlapremièrepercéenationaledupartideJean-MarieLePen,JeanPoperen,alorsnumérodeuxduPS,s’offreunesortieàlaClavellorsdelatraditionnellesoiréeélectoralesurAntenne2àlaquelleparticipent,outrelechefduFN,GuyLajoinie,CharlesPasqua:

«J’aidittoutàl’heurelagravitéquenoustrouvionsdanslephénomènedelapousséedeLePen.Gravitéd’autantplusressentiequesansdoutedesélémentspopulairesontpuselaisserabuser.Ilyauraitdoncdenotrepartincohérencegraveetmanquedelogique,nousquisommesdespassionnésdudébatdémocratique,sinous laissionsentendrequenouspouvonsengager ledébatavecdesforcesquenousredoutonspour ladémocratie.Permettez-moidevousdirequej’appartiensàunegénérationquineplaisantepas,dufaitdesonexpérience,quinetransigepasavecceschoses-là.Vousmepermettrezdonc,aunomduPartisocialiste,dequitterleslieux7.»

GuyLajoiniedécide luiaussidequitter l’émission.L’argumentationest révélatrice.Onpourraitpenserque l’influence croissante du Front national dans les couches populaires, qui constituent normalement lesocle social de la gauche, devrait pousser ses responsables à affronter celui qui les trompe.Or l’idée dePoperen tourne le dos à ce raisonnement logique. Son boycott spectaculaire par la chaise vide sembleindiquer que le Front national ne fait pas partie du jeu démocratique et qu’il y aurait quelque chose desacrilègeàécoutersesinterventions,mêmedanslebutdelescombattre.CecomportementdunumérodeuxdevraitpousserlePartisocialiste–quiaapparemmentvalidélerefusdedébattredeJeanPoperen–àexigerl’interdictionduFrontnational.ÀladifférencedeJean-LucMélenchon,deCharlieHebdoetdequelquesautres,Poperennevacependantpasjusque-là.Mais,enfévrier1985,illanceunappelauRPRetàl’UDFpourquelesreprésentantsdesdeuxpartisdedroiterefusentdesefaireélireaveclesvoixfrontistes,appelauquel Jean-Claude Gaudin pour l’UDF et Claude Labbé pour le RPR répondent favorablement 8. Lecorollairedecechoixpolitiqueestlimpide:c’est,enpointillé,lefrontrépublicainquisemetenplace.Cefrontrépublicainetl’interdictionduFrontnationaldeviennentlesdeuxissuespossiblesdeladiabolisation.

Ainsisetrouveinstallél’axiomepremier,implicite,deladiabolisation:onnediscutepasavecLePencarilest,aufond,lediabledelaRépublique.Cechoixpossèdedesracinesprofondesauseindelagauche.UncurieuxmétissagequitiresesoriginesdelacélèbreformuledeSaint-Just–«Pasdelibertépourlesennemisde la liberté»–etd’une leçonhistorique tiréedufascismedesannées1930que l’onpeutrésumerpar laformule popularisée par les trotskistes et lesmaoïstes dans les années 1970, selon laquelle la démocratieexigeraitquel’onécrasâtlapestebrune.Orcesdeuxprincipes–celuideSaint-Justetceluihéritédelaluttecontrelenazisme–sonttrèsdiscutables.VoltaireaditàpeuprèslecontrairedeSaint-Just–«Jecombattraitoujoursvosidées,Monsieur,maisjemeferaistuerpourquevousayezledroitdelesexprimer»–etilestluiaussitenuparlagauche,àcetitre,pourundémocrateexemplaire.Ets’ilconvenaitassurémentdelutterlesarmesàlamaincontreHitlerouFranco,ilétaitencoreplusutiledecombattrelefaitqueleursargumentspénètrent dans le peuple avant, précisément, qu’ils ne deviennent les dictateursHitler ou Franco.Orwellavaitraison:«Quandl’extrêmedroiteprogressechezlesgensordinaires,c’estd’abordsurelle-mêmequelagauchedevraits’interroger.»L’écrivainanglais,quiarejointlesBrigadesinternationalespoursebattrecontrelesarméesdeFranco,estalléencoreplusloin,commelerappelleMichéa9:«Ilestdonctropfacilede rayerd’un traitdeplume le fascismeenparlantde“sadismedemasse10”ouenrecourantàuneautre

Page 195: Histoire Française

formuledumêmeacabit.[...]Laseuledémarchepossibleestd’ouvrir ledébatsurlefascisme,d’entendresesarguments,etensuitedeproclameràlafacedumondequecequ’ilpeutyavoirdebondanslefascismeest contenu dans le socialisme. »On imagine le tohu-bohu que provoquerait une telle déclaration parmicertainsdesjournalistesdeLibérationoudeMediapart.

Leclivageentrediabolisationetdébatargumentéseretrouveauniveaudesassociationsdeluttecontrelefascisme.AprèsSOSRacisme,quirécusetoutdébatavecles«racistes»puisque«leracismen’estpasuneopinion»,etpromeut l’acceptationdesdifférencesdansungrandmeltingpot culturel, la gauche radicalecréeen1990Rasl’Front,uneorganisationdontlenomneconstitueguèreunprogrammepédagogique.Ilnes’agitpasdecombattreparl’argumentationmaisderéaliserdesdémonstrationsdeforce,brefdeharcelerlesapparitionspubliquesdeslepénistescommelorsque,le1ermai1995,unelargebanderoleestdéployéesurl’unedesfaçadesde laplacede l’Opéraaumomentdudiscours traditionneldeJean-MarieLePen.C’estdansunetoutautrelogiquequ’estlancée,lamêmeannée,leManifestecontreleFrontnational:primo,sesfondateurs,parmilesquelsledéputésocialisteJean-ChristopheCambadélis,considèrentqueleFNn’estpasunparti fasciste ;deuxio, leManifesteveutpolitiser ledébatquiaétéréduitàunedimensionmoraleparSOS et toute une partie de la gauche ; tertio, les animateurs du Manifeste considèrent nécessairel’élaborationd’unepédagogiecontre-argumentaire.«Quioserasoutenirqu’ilyadanslasociétéfrançaisequatremillionsdefascistes,denazis,deracistes,d’antisémites?Cettedémonstrationparl’absurdesuffitlàencoreàdémontrer cequ’ilpeuty avoirdedangereuxà enfermerceshommeset ces femmesdans leursvotesaulieud’essayerd’entendrecequ’ilscherchentàexprimerparcelui-ci11»,écrivent-ils.

Pourtant,dans lapratique, l’affrontement entre cesdeux stratégiesn’apas eu lieu.Ladiabolisation l’aemporté,leFrontnationalaprospéréettouteslesorganisationsquilecombattaientontdisparu–c’estlecasduManifeste et deRas l’Front–oubien elles sontdevenues fantomatiques, commec’est le casdeSOSRacisme.LeFrontnational,lui,seportecommeuncharme.

Dès1987, l’affairedu«détail» légitimeladiabolisation,à laquelleelles’emboîteparfaitement.Unanplus tard, le mot douteux « Durafour crématoire » isole encore davantage Le Pen. Ses provocationspermettentdejustifierlamiseenquarantainedeLePenetlecordonsanitairequivabientôts’imposeraussiàdroite.Àgauche,nonseulementleFNestdiaboliséetsonchefnazifié,maislesthèmesfrontistessontàleurtourconsidéréscommefascisants.Lepointculminantdecettediabolisationestcertainementatteintlorsdel’affairedeCarpentras.Rappelonslesfaits:le10mai1990,ondécouvrequeplusieurstombesdanslecimetière juifdeCarpentrasont fait l’objetd’horriblesprofanations.L’opinionest fortement choquéeparl’empalementd’uncadavresurunepiquedeparasol.Leministredel’IntérieurPierreJoxe,présentdansuneville voisine, se rend immédiatement sur les lieux. Sa première déclaration fait mention de « criminelsconnus».TouteslespenséessetournentversleFrontnational.Uneformidablemachinemédiatiquesemeten place, comme l’a magnifiquement décortiquée Paul Yonnet 12. Selon ce dernier, l’accusation portéecontre Le Pen – son discours de haine aurait « armé » le bras des délinquants – s’est appuyée sur unechronologiedéfaillante : le crimeaurait suivi laprestation téléviséedeLePen le9mai, alorsqu’il a étécommisle8mai–,etsurundéni:lecontexte,plutôtcalmeenactesantisémites,quandlesmédiasévoquentunerecrudescence.

ÀParis,le14mai,uneimposantemanifestationdeprotestationdémarredelaplacedelaRépublique.Lagaucheet ladroitedéfilentdeconcertet leprésidentde laRépublique lui-mêmeseprésenteavantque lecortège ne s’ébranle, accréditant la gravité et la solennité de l’événement. L’enquête n’a pas vraimentdébuté,lesmédiasetquelquesintellectuelscommePascalBrucknerouAlainTourainelancentun«débat»sur la nécessité d’interdire le Front national. Le 18 mai, LeMonde consacre une page entière à cettequestion.Unsondageréalisépeuaprèslesprofanationsmontreque55%desFrançaisconsidèrentleFrontnationalcommeantisémite13.Unautresondage,Sofres-Europe1-LeNouvelObservateurmontreque66%des Français considèrent que « le Front national de M. Le Pen “porte une part de responsabilité enprofondeur dans ce qui s’est passé à Carpentras14” ». C’est ce que Paul Yonnet appelle le « syndromed’épuration».Lathèsedusociologueaprovoquésamiseaupilori15.Lorsque,en1996,onapprendraquelesauteursdesprofanations,quatrejeunesgensàl’époque,étaientdesmembresd’ungroupusculenéonazi,lePFNE16,etqu’ilsn’avaientrienàvoiravecleFrontnational–dontcertainsdesdirigeantslocauxétaientdes personnes d’origine juive – et qu’ils n’étaient nullement inspirés par la rhétorique de son leader,personnenerenditgrâceàYonnet.En1995,unenouvellecampagne,denatureunpeusimilaire,seralancéeaprès un crime raciste, l’assassinat de Brahim Bouarram commis par deux skins introduits dans lamanifestationdu1ermaiduFrontnational.Cettefois-ci,c’estmêmelepatronduDPS,leserviced’ordreduFrontnational,BernardCourcelle,quimetlapolicesurlapistedesassassins,afindecoupercourtàtoutesuspiciondecollusionentreleFNetcesgroupesdenazillons.

À l’opposé du bon sens d’Orwell et desmises en garde de PierreVidalNaquet, quimilitait pour uneréponseargumentéeauxargumentsrévisionnistes,lalogiquedeladiabolisation,imposéeparla«gauchede

Page 196: Histoire Française

vertu»àtoutelagauchepuisintégréeparladroite,nonsanslacomplicitédeJean-MarieLePenlui-même,aeudesconséquencesterriblessurlaviepolitiquefrançaise.

Remarquons d’abord que la caractérisation de Le Pen comme fasciste, voire comme nazi17, qui s’estimposéeauseindelagaucheetd’unepartiedeladroite,contreditlesécritsetlesthèsesdelaquasi-totalitédeshistoriensetdespolitologuesdedroiteoudegauche.NiMichelWinock,niPierre-AndréTaguieff,niPascalPerrineauetNonaMeyer,nimêmeJean-LouisCamusn’ontdéfenducette thèse18.LaplupartontcaractériséleFrontnationalcommeunpartipopulisteou«national-populiste».Conceptassezflou–lemotpopulistes’estimposédansledébatpublicsansquepersonneprennelapeinedeluidonneruneintelligibilitéhistorique–, il semble indiquer implicitementqu’il convientd’utiliser contre lui les armesde la critique.C’est justement celles que les partis opposés auFront national ont évitées depuis sa percée au début desannées1980.

Lapremièreconséquencedecettediabolisationaétéd’étendreauxthématiquesdéveloppéesparLePenl’ostracismepratiquéàl’endroitduFrontnational.C’était,enquelquesorte,lemiroirinversédelaphrasedeLaurentFabius:puisqueLePenposaitdesquestions,ellesdevaientêtrenullesetnonavenues.Ducoup,s’ilconvientdenepasdiscuteravecleFrontnational,ildevientinutilenonseulementdecontrersesargumentsmaisaussid’évoquerlessujetsqu’ilmetenavant.Paruncurieuxamalgame19, ilestdevenutrèsdifficile,durantlesannées1990,d’évoquerlessujetsdel’immigration,delasécuritéoudel’identiténationale,sansêtre soupçonné d’être gagné soi-même par la « lepénisation des esprits 20 », sans risquer l’insultantqualificatif de « crypto-lepéniste 21 » ou sans se faire accuser d’ouvrir un boulevard à l’« obsessionsécuritaire».Àdéfautdeprendrelesarmescontreun«fascismeimaginaire»,onapréférérendrelesarmesdevantleFrontnationaletluilaisserl’entièrelibertédedéveloppersesargumentaires.Ils’enestbienporté.D’autantmieuxqu’àleurtourlesélecteurslepénistesontétéeuxaussistigmatisés:commel’ontdéclaréTapieetBHL,ilsétaientdes«salauds».

Autre conséquence de cette désertion politique, les journalistes se sont substitués aux politiques dansl’affrontementpolitiqueavecLePen.Le journalismedevientunantifascismeà lui toutseul,unesortederésistancemoderneavecseshéross’autofélicitantetsecongratulantmutuellement:AnneTristan22etGlobe23quis’infiltrent,AnneSinclairquis’affiche24,lesgantsdeboxedePaulAmarlorsdudébatTapie-LePende 1994... les médias deviennent un « piège à rats fascistes », opération qui aboutit probablement àdéconsidérerencoredavantagelesjournalistesdanslesmilieuxpopulaires.

Car, entre-temps, la sociologie duvoteLePen a été bouleversée, comme l’a très bien expliquéPascalPerrineau.AnalysantlesvotesLePenetFrontnationalàl’électionprésidentiellede1995etauxélectionslégislatives de 1997, le politologue discerne l’apparition d’un vote « gaucho-lepéniste » non négligeablepuisqu’ilreprésentelequartdel’électorat25.Cesous-groupeestconstituéd’anciensélecteursdegauche.Ilestmajoritairementouvrierouemployé,leplussouventdanslesecteurprivé,éprouvedelasympathiepourlessyndicatsdesalariésetpourlemouvementdegrèvesdenovembre-décembre1995.Ilest,enfin,anxieuxsursonavenirprofessionnel,qu’ilconsidèrecommemenacéparlamondialisation.

Orcemomentpolitiquequivoitunélargissementauxcouchespopulairesduvotelepénistecoïncideavecl’undespicsdeladiabolisationlesplusspectaculaires.DeBHLàBernardTapie,toutunpandelagauchepassedel’indifférenceàl’insultedirigéecontrelesélecteursfrontistes.En1992,BernardTapie,dontonapumesurerlecynismepolitique26,lestraitede«salauds».BHL,commed’autres«antifascistes»,craintl’irruptiond’un«fascismed’enbas»,héritierlogiqueduvieuxfondsfrançaismaurrassienqu’ildénonçaitjadisdanssonouvrageL’Idéologiefrançaise27.PourlesdeuxBernard(TapieetLévy),seullerapportdeforce peut faire reculer le fascisme frontiste. L’alibi fourni pour légitimer cette radicalisation, c’est de «responsabiliser»ceuxquivotent.Lerésultatpratiqueconduitàl’impuissancepolitiquepuisquelesinsulteséloignentencoredavantagecesélecteursdespartisdémocratiques.

Surtout,leshommesetfemmespolitiquesdesannées1980ontlongtempsniélaréalitédessujetsmissurla table par le FN. Il a fallu attendre la fin des années 1990 pour que lamontée de l’insécurité dans lesquartiers populaires ne soit plus considérée à gauche commeun « sentiment », soupçonné d’affabulationxénophobe,développépardesgensdupeuple28.Ilafallupatienterjusqu’àl’an2000pourquel’onadmette,àgauche,qu’onpuisserégulerl’immigration,c’est-à-direnotammentreconduireàlafrontièrelespersonnesensituationirrégulière,sanspourautantverserdansle«racisme»oule«colonialisme».Etencore,ceuxqui,àgauche,sesontrisquésàexpliciterlanécessitéd’unetellerégulation,aprèslesprécurseurs–MichelRocardà«7sur7»en1989(en1988«LaFrancenepeutpasaccueillirtoutelamisèredumonde»),ÉdithCressonen1993ouJean-PierreChevènementquatreansplustard–,sesont-ilsexposésàl’opprobred’unecertainegauche,deBHLàKrivine.Commel’abienexpliquéLaurentBouvet,unebonnepartiedelagauches’est opposée à cette logique « républicaine » tout en exaltant les vertus d’un « multiculturalisme à lafrançaise » inspiré du modèle anglo-saxon 29. Au « réalisme » de Michel Rocard ou d’Édith Cresson

Page 197: Histoire Française

indiquant que l’on ne pouvait accueillir que les immigrés que nous pouvions intégrer, la gaucheimmigrationnisteaopposéun«autreréalisme»,insistantsurlefaitqu’unesociété«ouverte»devaitmisersurunecroissancedesfluxmigratoiresquitouchelemondeentieretquecetapporthumainestensoiunerichesse.Selonceprisme,lavolontéderégulerl’immigrationestassimiléeàunrejetdesimmigrésquiseraitlarémanenced’un«racismed’État»héritédenotrepassécolonial.Orc’estjustementaunomd’unaccueildécentdesimmigrants,permettantdeleuroctroyerlesmêmesdroitsqu’auxrésidentsnationaux,qu’onpeutetqu’ondoitseprononcer,danscertainscontextes,pourunelimitationdel’immigration.

Ilestinacceptable,commel’afaitMarineLePendurantlacampagneprésidentiellede2012,d’affirmerquelesbateauxetlesavionsquiarriventenFrancesontpleinsde«MohamedMehra»,dansuneallusionauterroristequiassassinafroidementenquelquesjours,àToulouseetàMontauban,dessoldats,desélèvesetprofesseurs dans une école juive.Car il n’y a pas de lien automatique entre l’origine et la religion – lesFrançais«desouche»convertisàl’islamradicaln’étantpasforcémentlesmoinsfanatiques–nientrecelle-cietleterrorisme.Maisdequellecrédibilitépolitiquedisposeceluiquidénoncelacandidatefrontistetoutenproclamantque«noussommes tousdescitoyensdumonde»,oucommeJean-LucMélenchon,que«l’immigrationn’estpasunproblèmeenFrance»?

Ensemontrantindulgentsàl’égarddesassociationsquiconstituentunechaînederégularisationdesans-papiers,voireenlesencourageant,lePSetlePCsonttombésdanslepiègequedénonçaitOrwelldanslesannées1930:laissersecreuserl’écartentrela«novlangue»delagaucheofficielle–«l’immigrationestunechancepourlaFrance»oubien«lechômagen’arienàvoiraveclesdélocalisations30»–etcequeressentent les « gens de peu » dans la vie pratique, qui ont l’impression d’être moins aidés que lesimmigrants. Les gens ordinaires voient bien que le patronat est très favorable à l’arrivée d’immigrés quipermettent de faire pression à la baisse sur les salaires. Il ne leur échappe pas non plus que, lorsque lesentreprisesfermentdesusinespourlesréimplanterdansdespaysàbassalaire,leursouvriersneretrouventpasfacilementunemploi.RiendetelpourfairelelitdudiscoursdeJean-MarieLePen,etsurtoutdesafillequiarefondésapropagandeenliantladénonciationdelamondialisationetcelledel’immigration.

Quandlagauches’estenfindécidéeàoseraffronter laréalitédel’immigrationetdelasécurité, ilétaitbien tard.Sonélectorat populaire avait déjàdurablementmigrévers leparti frontiste et, en changeantdeposition, la gauche pouvait donner l’impression de donner raison aux prémonitions catastrophistes deLePen.Enreconnaissant,mêmedefaçoneuphémique,qu’ilfallaitplusdefermetédansl’applicationdelaloi,qu’il s’agisse d’immigration clandestine ou de délits demineurs, les responsables de la gauche ont bienmalgré eux démontré l’« utilité » du Front national, ne serait-ce que comme klaxon social. Personne necroyaitlesfrontistescapablesdegérerungouvernement,mais,aumoins,leursadmonestationsauxélitessesont avérées indispensables pour leur faire comprendre les problèmes tels qu’ils sont vécus dans lesbanlieues, engrandepériphérie, dans les espacesnéorurauxet ailleurs.Aujourd’hui encore, quand, àunesemaine du second tour de scrutin de l’élection présidentielle de 2012, François Hollande finit parreconnaîtrequ’ilconvientde«freinerl’immigrationdansunesituationdecriseéconomique»,personnenecommentesonproposcommes’ilrisquaitdeluifaireperdredesélecteursalorsqu’ilestdestinéàluienfairegagner!Cen’estd’ailleurspasunhasardsilechangementdecomportementdelagauche,aumoinsdelagauchegestionnaire,acoïncidéavecunepremièrecassuredanssacroyanceenlamondialisationheureuseetsaprisededistanceaveclenéolibéralisme.

Il ne faudrait pas penser que la diabolisation n’a provoqué des ravages qu’à gauche. Elle a aussidurablementaffaibli ladroite républicaine. Icia jouécommerépulsif le«syndromedeHindenburg»,dunomduprésidentallemandquichoisitl’allianceavecHitleren1933.Ladroiteaussiappliqualadoctrinedela gauche vertueuse : puisque Le Pen était un quasi-nazi, ceux des responsables de la droite quimanifesteraientlamoindrecomplaisance,oumêmesimplementuneformedecourtoisieenverslui,devraientêtredénoncés, et le seraient, pour cequ’ils étaient : dedignesdescendantsdespétainistesou, plusgraveencore,deceuxquienAllemagneacceptèrentl’unionaveclePartinational-socialiste.Uncoded’honneurn’adoncpas tardéàêtreétabli,dontMichelNoirfut lepremierhérosemblématique:en1987, ildéclaraqu’ilvalaitmieux«perdreuneélectionqueperdresonâme».L’anciendéputé-mairedeLyons’estainsiinstituéen«baromètremoral»deladroite.Aprèslui,onnepouvaitpasfairemoins.C’estainsiquefurentjugéstousleshommesetfemmesdedroite,surtout,commeonl’avu,aprèslescandaledu«détail».QuandValéry Giscard d’Estaing, après avoir récusé toute alliance avec le Front national 31 au moment deCarpentras,dénonce,en1991,une«invasion»desimmigrésetproposemêmel’instaurationd’un«droitdusang»,AlainDuhameldénoncesonrecours«àdesrecettesquirelèventdupopulismeetdel’irrationnel».Deshommestelsqu’AlainMadelin,GérardLonguet(parcequ’ilsfurentdesmilitantsd’Ordrenouveauoud’Occident)ouCharlesPasqua–pourtantancienrésistant,maisquiabritadesex-responsablesd’Occident–serontenpermanence suspectésde rêver secrètementd’uneallianceavec leFNou, toutaussigravedansl’esprit des chasseursdeprimes antifascistes, devouloir séduire ses électeurs en copiant sonprogramme.Curieusement, cette chasse aux suspects s’est avérée sélective. Edouard Balladur et Valéry Giscard

Page 198: Histoire Française

d’Estaing (malgré la chronique citée plus haut d’AlainDuhamel), qui n’ont jamais caché leur courtoisieenversLe Pen, ont rarement été dénoncés pour leurs coupables pensées ou déclarations, alors que l’idéemême d’abandonner le droit du sol constitue tout de même un signe probant de défaite des principesrépublicainsenrasecampagne.DemêmequeFrançoisMitterrand,àgauche,n’a jamaisété inquiétépouravoirinstauréunscrutinproportionnelquifitpourtantlelitduFrontnationalen1986,oupouravoirévoquéun«seuildetolérance»en1989.

Quoiqu’ilsoit,lechemindel’éludedroiteestdevenuunchampdeminespolitico-sémantiquesaudébutdesannées1990.S’ilnesurveillaitpassonpropos,leministreouledéputépouvaitêtreattrapéenflagrantdélit de « lepénisationdes esprits », de rupture du« cordon sanitaire », ou bien être accusé de coupablecomplaisance enversdespropos«nauséabonds»dignes«desheures les plusnoiresdenotrehistoire».Progressivement, la droite RPR et UDF s’est trouvée privée de toute possibilité de faire référence à sesfondamentaux : l’ordre, la nation, le patriotisme, la famille, les valeurs traditionnelles.Son terrainde jeus’estréduitàla«modernisation»etàla«mondialisationheureuse»,cequiapermisàLePen–unmomentconcurrencéparPhilippedeVillierssurceterrain–deconsolidersespositionsdansunepartiedel’électoratdedroitetraditionnel.Cettepostures’estrévéléelemoyenleplussûrdeperdreuneélection,ou,entoutcas,deperdretoutcréditauprèsdesvictimesdelamondialisation,dontlenombrenecessed’augmenterdepuisledébutdesannées2000.Bref,siladiabolisationalargementcontribuéàéloignerlagauchedupeuple,elleaémasculéladroiteenl’écartant,elle,delanationquiconstituaitsonpatrimoinedepuisdeGaulle.

Finalement,lebilandeladiabolisationestdouble.D’uncôté,ellearéussiàécarterleFrontnationaldel’exercicedupouvoir.Nonseulementiln’yaeuaucuneallianceentreladroiteetl’extrêmedroiteauniveauélectoral et gouvernemental,mais encore l’appartenance auFront national s’est révélée être incompatibleaveclagestiond’unemunicipalité:lesmairesélusaveccetteétiquetteontdûabandonnersoitleurparti,soitleurmairie.Cerésultatdeladiabolisationprocurecependantunavantageimportantauxfrontistes:illesadispensésdetouteresponsabilitépolitique.Cefaisant,illeuraépargnélesavaniesdetousceuxquigèrent.C’est la face cachée de la diabolisation. Privé de toute responsabilité politique, Le Pen pouvaittranquillement continuer à opposer dans sa propagande la politique immaculée du Front national à la «trahison»etàla«corruption»desautrespartis.Aupassage,ladiabolisationluiapermisdecongeleruncapital électoral de 15%deFrançais qui n’ont jamais, et pour cause, été déçus par leur vote puisque leprogrammepourlequelilssesontprononcésn’ajamaisétéappliqué,neserait-cequ’auplanlocal.Cebilancalamiteux a ainsi permis à Le Pen, malgré toutes ses provocations, de consolider son implantationpopulaire.Iln’yaplusde«gaucho-lepénisme»parcequelelepénismeestpeuàpeudevenul’expressionmajoritaireduvotepopulaire,commel’avaitfortbienanticipéMarcelGauchetdansunarticleprémonitoire32.LeFrontnationals’esttransforméenpremierpartiouvrieretemployé,ponctuellementconcurrencéparlePartisocialisteen1997puisen201233.

L’élection présidentielle de 2002 illustre parfaitement ce phénomène. La cohabitation entre Chirac etJospin, la convergence de vues des partis de droite et de gauche sur l’Europe et sur lamondialisation –heureuseoupas,chacunlajuge«incontournable»etleproclamehautetfort–permettentàJean-MarieLePendepasserdepeudevantLionelJospin,lui-mêmehandicapéparladivisiondesforcesdegauche.Cettesurprise électorale – après la scission de 1998, la plupart des observateurs et desmédias avaient enterrédéfinitivementleFrontnational–créeunvraichocàgauche,commedansl’ensembledelaclassepolitique.Mais elle nemodifie aucun des réflexes pavloviens qui facilitent les succès frontistes depuis les années1980.Làencore,iln’estpasquestiond’allerchercherlesélecteursfrontistes,d’entendreleursangoissesnide leur offrir des réponses politiques. Au contraire : l’entre-deux-tours du scrutin présidentiel voitl’avènement d’une gauche émotionnelle et « olfactive 34 », puisque certains invitent ses électeurs à seboucher le nez en votant Chirac. Elle voit surtout des dizaines d’artistes et de journalistes s’afficherouvertementcommeanti-lepénistesauméprisdelaloisurl’équitéenpériodeélectorale.Symboliquement,toute une France, sans doute majoritaire, manifestait son désir d’expulser le peuple frontiste du jeudémocratique au nom d’une condamnation qui était plus encore morale que politique. Paradoxalement,l’écrasante victoire de JacquesChirac a été l’éclatant triomphede la diabolisation, laquelle était pourtantlargementresponsabledelaqualificationdeLePenausecondtour.

LePen, lui,n’anullementperçusonaccessionausecond tourcommeunevictoire.Àladifférencedesmilitantsfrontistes,quiespéraientunscorede35%à40%ausecondtour,ilsavaitqu’ilnedisposaitplusd’aucunemunitionpouraffronterl’ultimeétapedelabatailleprésidentielle,etencoremoinspourgérerunpayscommelaFrance.Sonstaffnedisposaitd’ailleursd’aucunplandebataille.Sonparti,trèsaffaibliparlascissionmégrétiste,étaitexsangue.Ilfallaittoutletalentetlaroublardisedesantifrontistesdu21avrilpourfairecroireàunemenacedufascisme.Cepremiertourtriomphalad’ailleurslaisséLePencatatonique.LeMenhirs’estenferméchezlui,secontentantderépondreàlademandemédiatique.Ilattendaitlafindelacampagne,dontildevaitsubodorerqu’ellemarqueraitsansdoutelavraiefindesaviepolitique,commeunsoulagement.Vivementlesvacances.

Page 199: Histoire Française

L’électiondeNicolasSarkozyen2007changeladonne.Inspiréeparl’idée,émiseparPatrickBuisson,que l’élection présidentielle se gagnera au centre de la droite et non au centre tout court, la stratégie ducandidatUMP renoue avec celle duRPRmodèle Pasqua de 1986 : siphonner les idées et le programmefrontistespourséduiresonélectorat.Surleplanélectoral,l’opérations’estavéréepayante,maisl’annonced’une action virile contre l’immigration sauvage et pour la sécurité n’a pas été suivie d’effet : lesrégularisations ont augmenté tout au long du quinquennat, les effectifs de police ont été réduits et lapolitiquedu«chiffrage»desactes répressifsadémontréàcepublicque lapolitiquede l’hyperprésidentétait pure communication. Bref, le siphonnage sarkozyste, loin de sonner le glas du lepénisme commecertainséditorialistes l’avaient,ànouveau, imprudemmentannoncé,a finipargonfler l’électorat frontiste,quiarassemblésixmillionsetdemideFrançaisen2012.Entre-tempsétaitapparusurlascènepubliqueun«lepénismenonsuicidaire35»etinfinimentplusdifficileàcombattre.Uneautrehistoirecommençait...

1.RencontreavecPierrePéan,lelundi5décembre2012.2.Scènedécritedansl’ouvragedeGérardColé,LeConseillerduprince,op.cit.3.JacquesCrozetnefaitpasdedifférenceentre«nation»et«patrie».4.Précisonsaupassagequecedernierchapitresesituesurunregistredifférentdetouslesautres.Jusqu’alorslaprioritéaétédonnéeàl’enquêteetaurécit,enlaissant le lecteurlibred’interpréter lesfaits.Nousavonsdécidéicideconclurele livreparuneanalysepersonnelledecequ’aproduitLePendanslaviepolitiquefrançaise.5.VoirLeComplexed’Orphée.Lagauche,lesgensordinairesetlareligionduprogrès,Climats-Flammarion,2011.6.Voirlechapitre12,«Mitterrand-LePen».7.INA:lesincidentsau102etledépartdePoperen.8.«Mesamisetmoinenoustromperonspasd’adversaire.Sil’undenoscandidatsn’arrivepasentête,ilseretirera.»9.Lesdeuxcitationsd’OrwellsontmentionnéesdansLeComplexed’Orphée,op.cit.,p.245-246.10.Certainsintellectuelsontavancél’idée,depuislesannées1970,d’un«fascismed’enbas»quiestl’équivalentdelaformulecitéeparOrwell.11.«QuefairepourluttercontreleFrontnational?»,texteadoptéle22juin1996lorsdelacinquièmeconventionduManifestecontreleFrontnational.ReproduitdansLaFranceblafarde,op.cit.,p.279.12.«LamachineCarpentras»,LeDébat,n°61,septembre1990.13.ÉtudeCSA-LeParisiendu17mai.14.«LePenetlesJuifs»,LeNouvelObservateur,17mai1990.15.Voirnotamment«AprèslamachineCarpentras»,LeDébat,n°62,janvier1991.16.Cefait,ainsiqued’autreséléments–l’autodénonciationdel’undesauteursdevant...lesrenseignementsgénéraux–,conduisantmêmeJean-MarieLePenàsupposerquel’affairedeCarpentrasaitpuêtreunevraiemanipulationdupouvoir(entretiendu16mai2012).17.Lemotd’ordre«Fcommefasciste,etNcommenazi,àbas,àbasleFrontnational»s’estimposédanslesannées1980commeleslogancultedelagauchedanslesmanifestationsanti-FN.18.Ilestd’ailleurssignificatifqueleManifestecontreleFrontnationalseréclamedeleursanalyses.19.Souslaformed’unemétonymie:lerefusdutout-LePens’étendàses«parties»(sesthèmesdeprédilection).20.ConceptlargementpopulariséparLibérationdanslesannées1980.21.Commec’estarrivéàPhilippeCohen,ainsiqu’àquelquesautres(EmmanuelTodd,FrédéricTaddeï,ÉlisabethLévy),notammentdansunarticlefameuxduNouvelObservateur.22.AprèsavoirmilitéauFrontnationaldurantquelquesmois,cettejournalisteex-LCRpublielerécitdecetteexpériencedansAuFronten1987(aujourd’huidisponiblechezFolio-Gallimard).23.Durantl’été1987,l’hebdomadairelancéparPierreBergéetGeorges-MarcBenamoupublielerécitd’unejournalistecanadiennequeLePenauraitdraguéetoutenproférantdesinsanitésantisémites.24.Jusqu’àsondépartde lachaîneen1997, la journalistea toujoursrefuséderecevoirJean-MarieLePenàsonémissionphare«7sur7»diffuséeledimanchesoirsurTF1.25.PascalPerrineau,LeSymptômeLePen.RadiographiedesélecteursduFrontnational,Fayard,1997.26.Voirlechapitre17,«Alliancessecrètesoulafacecachéedeladiabolisation».27.Grasset,1980.SurcesujetvoirPhilippeCohen,BHL,unebiographie,Fayard,2004,etplusparticulièrementlechapitreXI,«Lagauchefolle»,p.254-281.28.VoiràcesujetPhilippeCohen,Protégeroudisparaître,Gallimard,1998.29.VoirLeSensdupeuple–lagauche,ladémocratie,lepopulisme,Gallimard,2012.30.Cetaxiomedulibéralismeaétésouventreprisparlessocialistesdanslesannées1990etmême2000.31.«M.Giscardd’EstaingrefuseratoutecompromissionavecM.LePen»,LeMonde,22mai1990.32.«Lesmauvaisessurprisesd’uneoubliée:laluttedesclasses»,LeDébat,n°61,1990.33.MarineLePenacependantdevancéFrançoisHollandedansl’électoratouvrieraupremiertourdel’électionprésidentiellede2012.34.L’expressionestd’ÉlisabethLévy.35.Nousvoulonsdireparlàplushabile,plusretors,doncdavantageredoutablequeceluidesannéesJean-MarieLePen.

Page 200: Histoire Française

Épilogue

Nous n’avions pas prévu de « conclusion » à ce livre, estimant avec Flaubert, que la bêtise était deconclure, les faits rapportésnousparaissant parler suffisammentd’eux-mêmes aprèsune enquête au longcours.NousnoussommesefforcéseneffetdedécrirenonseulementlatrajectoiredeLePen,maisaussicequ’ilaproduitdanslaviepolitiquefrançaise.Cettedoubledynamiqueétaitdéjàambitieuse.Ellen’appelaitdoncpasforcémentuneconclusion,«prêt-à-penser»surunsujetdéjàbien«encombré».Àladifférencedebeaucoupd’auteursquisesontexprimés,aucoursdestrentedernièresannées,surlecasLePen,etmettaientcommepréalableàleurlittératuredecombatouhagiographiqueleurpositionderejetoud’allégeance,noussouhaitionséviterdeporterunjugement,quin’estpasdenotreressort.Pasplusdejugementquedepréjugé,pourrésumernotreligne.Nousvoulionssortirdecette«histoiredogmatique»pourmieuxvoircommentetdansquellescirconstanceselles’estconstituéeetécrite.Etnous inscriredans la logiquedeshistoriensduprésent.Rapporter,éclairer,mettreenperspective,stimulerlaréflexion,oui.Condamnerouimposernotrevision,non.

Mais notre éditeur et quelques amis ont installé le doute en nous, estimant que cette posture est tropconfortable pour être totalement honnête. Après deux années d’enquête, des recherches d’archives, desdizaines d’entretiens, ils affirment que le lecteur est en droit d’attendre de notre part sinon notreappréciation, du moins un éclairage sur le sens que nous donnons au parcours du personnage. Tout enlaissantaulecteurlalibertéd’établirlui-mêmesapropreconclusion,nousavonsdoncessayé,enfinissant,d’installer une distance avec notre enquête pour esquisser une interprétation, qui relève, certes, d’unesubjectivitémaisquenousespéronsqualifiée.Lavoicirésumée.

LePenn’estpasnépourdevenirLePen.Ilestlerésultatd’unparcourserratiquequiluiaengrandepartieéchappé.Audébutdenotretravail,ilnousestapparucommelavictimedeslégendesqu’ilasuscitées:latortureenAlgérien’étaitpas,onl’avu,aussiavéréequ’onlecroyait.LePenn’avaitpasforcémentmentisurl’originedelapertedesonœil.Mêmeleracismeoul’antisémitisme,sisouventdénoncésleconcernant,relèventdelaprovocationplusquedel’intimeconviction,cequi,politiquement,nechangeriensurlefondmaisprenduneautreplacedansunportraitpsychologique.Certainsépisodesdesonpassé–saguerredeSuez, ses déclarations au Parlement dans les années 1950 – semblaient témoigner en sa faveur. Et,finalement,soncommercen’étaitpassiantipathique.

Maisd’autresséquencesont,enrevanche,soulignélapartd’ombredupersonnage,quinesesituaitpasforcément là où nous l’imaginions. Un narcissisme exacerbé et un égocentrisme de tous les instants quidessinent une image exactement inverse de celle d’un homme d’État. Une relation trouble à l’argent,valorisé en soi et non en fonction de ses usages. Le Pen révèle aussi une incroyable propension à toutdétruire,ycomprislagrossePMEqu’ilamisvingt-cinqansàinstallersurlemarchédelapolitique:iln’apashésitéàlapiétineravecrageenunejournéehivernale,cefameux5décembre1998quivitlepénistesetmégrétistess’entredéchirer.LeBretonchoisitalorsdefaucherlui-mêmesondestinpolitique,commesitoutça,aufond,n’étaitqu’unspectacletélévisuel.Ilsedéclarefavorableaumariagehomosexuelaumomentoù,dans ses rangs, l’ultra-droite catholique demeure l’un de ses soutiens les plus fidèles. À l’heure de latransmission de son héritage politique, il déclare sa préférence pour sa petite-filleMarion contre sa filleMarine,malgré la réussitedecettedernière.Contrairementàcequ’onpourraitcroire,onpeinesouventàtrouverunequelconquecohérencedansseschoixpolitiquessicen’estcelledu«faireparler».Davantagequ’unMussolinifrançais,LePenapparaîtquelquepartcommelefilsinattendudeCélineetdeSéguéla:unhommedevenupessimistesurlasociété,fascinéparlemiroirdesapropreexistenceetquitendraitpresqueàenfaireuneœuvred’artbaroque.

Oùpeuventbienêtretapieslesracinesd’unteldestin?Serait-ce,d’abord,ladoublerupturedel’enfanceetde l’adolescence?Le retraitducollègedes JésuitesdeVannes,quibrise sa scolarité et sesespoirsderéussite ?Et puis la perte d’unpère qu’il admirait et qui a voulu lemeilleur pour son fils ?LaSecondeGuerremondialeamodifiélatrajectoiredujeuneLePen,luiimposantunface-à-facedélicatavecunemèredont il était à l’évidence moins proche. Elle lui a communiqué mépris et dégoût pour les opinionsmajoritaires.LePenn’aconnudelaRésistancequelessimulacresetlesexcèsdel’épuration.Lavisiondesjeunesfemmesdupeuple«tonduespouravoircouché»etlamédiocritédesrésistantsdelavingt-cinquièmeheurelefontbasculeràdroiteetducôtédesvaincusdel’Histoire,oudumoinsde«certains»vaincusdel’Histoire,d’autresnetrouvantpasgrâceàsesyeux.

Après ces traumatismes, Le Pen s’éloigne de sa mère et de la Bretagne. Il renonce à ses ambitionsd’excellenceetdécidedemordreàpleinesdentsdanslesplaisirsdel’existence,unhédonismeassezrépandud’ailleurs dans les milieux estudiantins de l’immédiat après-guerre qui vivaient dans la hantise d’untroisièmeconflitmondial.Lapolitiqueetlestatutdechefl’attirentdavantagequelesbonnesnotesàlafac

Page 201: Histoire Française

oulalittératurepolitique.Iléviteunecarrièredepoliticienclassiqueparsoncôtécaractériel.AdoptéparPoujade,ils’enséparetrès

vite,nesupportantpassonautorité.Ilatoujourspréféréêtrechefdepasgrand-chosequedeparticiperàunegrandeœuvre.Cequilelaisseesseulé,surlesbas-côtésdelapolitiquefrançaiseaprèslaguerred’Algérie,entre l’OAS,qu’il soutient à distance, et les indépendants, auprès desquels il aurait pu trouver un refugeconfortable.

Ildoitdoncgagner savie,d’autantqu’il a fondéentre-tempsune famille.Mais, làencore, il éviteunecarrièreprofessionnelledansunegrandesociétépourfonderuneentrepriseartisanale.Peuderevenus,maisuneplacedechefqu’ilnequitteraplus.«Monroyaumeestpetit,maisc’estmonroyaume.»Tellesembleêtreladeviseimplicitequivadésormaisdictersaconduite.

Après une longue traversée du désert, la chance, son habileté et la gauche vont élargir dans desproportions inespérées son champ d’action. L’héritage Lambert le libère pour toujours de tout soucifinancier. Minoritaire et ringardisé au sein d’une extrême droite qu’il prétend unifier, il s’empare parsurprisede lamarque«Frontnational»qu’ilachèteà labaisse, lorsqu’ellepèsemoinsde1%ducorpsélectoral.

Autrehabiletédesapart, ila l’intuitiondes ravagesque lamondialisation,quines’appellepasencoreainsi,vaprovoquerauseindupeuple.Ildisposaitd’unemarque.Ilyaccrocheuncréneauquivas’avérerdurable : la dénonciation de toutes sortes d’insécurités, économiques, urbaines et culturelles 1 qui vontprogresserdanslasociétéfrançaise.Maisiln’apassutransformercescoupsdeklaxonfrontistesenautrechose qu’un discours alarmiste, improductif, vain, sans aucune perspective, presque nihiliste. Après unpremier élan prometteur au milieu des années 1980, il a multiplié, involontairement puis à dessein, lesprovocationspourdevenirdéfinitivementlediablequelagauchedénonçaitenluiets’installerainsidansuncornerdelaviepolitiquefrançaisetoutenfixant15à20%desélecteurs.

Incapablededéjouerlepiègemitterrandien,LePendevientalorsunprophètedesmalheursdupeuple.Enprolétarisant son électorat, il offre à la gauche un alibi commode pour se détacher du peuple qu’elle aabandonnéfautedelecomprendre.UnepartiedelagaucheaainsiétéconduiteàdiaboliserLePen,cequipouvait se comprendre compte tenu de sa dimension répulsive. Mais l’extension du domaine de ladiabolisationavitetouchélesélecteurslepénistes,ravalésaurangde«beaufs»perduspourlaRépubliqueainsique les insécurités sur lesquellesprospérait lediscours lepéniste.Etnotamment toutes lesquestionsliéesàl’immigrationetàl’ordrepublic.

LeFrontnationalestainsiresté«uneforceimpuissante»,commel’aécritEricConan2, laqualificationdeLePenausecondtourdel’électionprésidentiellede2002marquantàlafoisl’apogéeetl’impassed’unprojet politique qu’il a lui-même peiné à définir de façon rationnelle et dynamique. La trajectoire et lecomportementdeLePenrappellentainsi l’unedes figures, tragiques,de lapsychologiehumainequ’avaitrepéréeMarcelProust:«Dansl’humanitélarègle–quicomportedesexceptionsnaturellement,–estquelesdurssontdesfaiblesdontonn’apasvouluetquelesforts,sesouciantpeuqu’onveuilleounond’eux,ontseulscettedouceurquelevulgaireprendpourdelafaiblesse3.»

Paradoxalement, etbienque rejetépar elles, Jean-MarieLePenpartageavec les élites françaises cetteidée que la France est probablement foutue et son déclin irrémédiable puisqu’il subodore et même sepersuadequ’elleneprendrajamaislesremèdesqu’ilpréconise.Luis’estconvaincuquelamondialisationaétouffélanation,cequiestloind’êtrefaux,tandisquelestechnocratespensentquelepays,ingouvernable,neparviendrapasàs’yadapter.Devenusansvraimentl’anticiperlehaut-parleurdesangoissesd’unpeupleendéshérence,abandonnéparlecommunisme,LePenn’arienfaitdecetteinfluence,stérilisantlarévoltepopulaireenconsolidantunpatrimoinepolitiqueetpersonneldontiln’apeut-êtrepluslamaîtrise.

Ilrestequesonparcourshorsducommunenafaitunesorted’épicentredelaviepolitiquerécente,nonsansl’aideinvolontairedesesadversaires.

1.C’estlepolitologueLaurentBouvetquiainventéceconcept,lequeldésignelesangoissesidentitairesprovoquéesparlamondialisationchezunepopulationancréedansunterritoire.2.Lagauchesanslepeuple,Fayard,2005,p.298.3.Àlarecherchedutempsperdu,QuartoGallimard,1999,p.1543.

Page 202: Histoire Française

Remerciements

La confection de cet ouvrage a nécessité des dizaines et des dizaines d’entretien avec des personnesconcernéesoufamilièresdesdifférentesfacettesdel’existencedeJean-MarieLePen.

Notre reconnaissance va d’abord à tous ceux qui nous ont éclairé sur l’enfance, l’adolescence et lajeunessedeJean-MarieLePen,parmilesquelsXavierDubois,historiendeLaTrinité,PaulBoucher,Jean-ClaudeCasanova,AlainJamet,JacquesJulliard,RobiMorder,JacquesPeyrat,GérardSilvain,Anne-MarieAubertinThiebelmontetPierreWeill.

Concernantlaguerred’Algérie,ungrandmerciàPaulAnselin,DominiqueBonelli,JosephEstoup,HenriLeclercetJean-JacquesSusini.

PourlapériodedecréationduFrontNationaldanslesannées1970:WilliamAbitbol,CatherineBarnay,JeanFoor,CamilleGalic,PascalGauchon,BernardHoudin,GéraldPenciolellietJean-PierreTatin.

Unemention particulière pour l’ophtalmologue Jean-Yves Ayache qui nous a éclairé sur l’épisode del’œil.

LesrelationsentreMitterrandetLePenfigurentparmilesvoletslesplusdélicatsdenotreenquête.Mercidonc à Jean-Luc Aubert, Jean-Christophe Cambadélis, Jean-Pierre Chevènement, Gérard Colé, ÉdithCresson, JeanDaniel, JulienDray, RolandDumas, Jean-Pierre Faucher, Emmanuel Faux, JeanGlavany,Jean-JacquesGuilletetMichelRocard.

Nos remerciementsvontaussiàBenoîtBatherotte,YvanBlot,OlivierdeBonnemaison,PierreCeyrac,JeanCoupat,BernardCourcelle,Jean-LouisDebré,PierreDescaves,SabineDusch,AlainFinkelkraut,Jean-Pierre Gendron, William Goldnagel, Bruno Gollnisch, Thierry Gourlot, Roger Holeindre, Jean-FrançoisJalkh,DominiqueJamet,TheoKlein,AlainLambert,CarlLang,Jean-MarieLeChevallier, Jean-YvesLeGallou,FernandLeRachinel,Jean-ClaudeMartinez,OlivierMazerolle,BrunoMégret,SergeMoati,RobertMoreau, Philippe Olivier, Martin Peltier, Florian Philippot, Jean-François Probst, Jean-Pierre Reveau,Lorrain deSaint-Affrique,LydiaSchenardi,MichelSchneider,WalleranddeSaint-Just,NicolasTandler,FranckTimmermansetsonépouse.

Nos remerciements vont aussi à quelques-uns de nos confrères : Éric Conan pour ses conseils et sapatience, Jean-François Kahn, Éric Laffite, Christian Lionet, Alain Rollat et Maurice Szafran. NotregratitudevaégalementàLucileR.,poursontravaildestinéànousprocurerdiversesarchivesdansplusieursbibliothèquesparisiennes.

Unnombrenonnégligeabledetémoinsoud’acteursliésàlaviedeJean-MarieLePenn’ontpassouhaitéapparaîtredanscelivre.Qu’ilssoientremerciéspourleurapportetlaconfiancequ’ilsnousonttémoignée.

Enfin,nousdevons remercier Jean-MarieLePenqui s’estmontré toujoursdisponibleet courtois, ainsiquesesprochesGéraldGerin,PierretteLalanne,MarineLePenetAlainVizier.

Page 203: Histoire Française

Index

A

Abdelbaki,Mahfoud1,2Abdellaoui,Mohamed1Abdenour,Yahiaoui1,2Ahmed-Chaouch,Azzedine1al-Hashimi,AbdulRazak1al-Tikriti,Barzan,1,2,3AlaindeBenoist1,2,3Albertini,Georges,1,2,3,4Alexandre,Philippe1,2,3,4Algalarrondo,Hervé1Alia,Josette1Aliot,Louis1,2,3Alleg,Henri1,2,3Allez1Allouche,Francis1Almirante,Giorgio1,2,3Amar,Paul1,2,3,4Amara1Ammour,Abdelkader1Amouroux,Henri1,2,3Andropov,Iouri1Anfossi,Jacques1Anfrol,Michel1Anglade,Gaby1Angot,André1Anselin,Paul,1,2,3,4,5,6,7,8,9,10,11,12,13,14,15Antoine1,2,3,4,5,6,7,8,9,10Antony,Bernard1,2,3,4,5Antébi,Élisabeth1Apel(pasteur)1Arafat,Yasser1,2,3,4,5,6,7,8,9Ardisson,Thierry1Argoud,Antoine1Arpaillange,Pierre1Arpels,Lulu1Arreckx,Maurice1,2Arrighi,Pascal1,2,3,4,5,6,7,8Askolovitch,Claude1,2Assad,Bacharel-1,2Asso,Bernard1,2,3,4,5,6,7,8Attali,Jacques1,2,3,4Attilio,Henrid’1Aubert,Jean-Luc,1,2,3,4,5,6,7,8,9,10,11,12,13,14,15,16,17,18,19,20,21,22,23AubertinThieblemont,Anne-Marie,1,2,3,4,5,6,7,8Aubry,Martine1Audiard,Michel1Audin,Maurice1,2,3,4August,Émile1,2,3,4,5,6,7,8,9,10Auriol,Vincent1,2,3,4Aussaresses,Paul1,2,3Autant-Lara,Claude1,2,3Ayache,Jean-Yves1,2Aziz,Tarek1

B

Bach,Edward1,2,3,4,5,6,7,8,9Bachelot,François1,2,3,4,5,6Badiou,Alain1Baeckeroot,Christian1,2,3,4,5Balladur,Edouard1,2,3,4,5,6,7,8,9,10Ballalas,Thomas1,2Balmain,Pierre1Balzac,Honoréde1Banas(colonel)1Bardet,Jean-Claude1,2Bardot,Brigitte1Bariani,Didier1,2Bariller,Damien1,2,3,4,5,6Barnay,Catherine1,2,3,4,5Barnay,Françoise1

Page 204: Histoire Française

Baroin,Michel1Barone,Henri1Barre,Raymond1,2,3,4,5Barril,Paul1,2Barrière,Alain1Barrot,Jacques1Barrès,Maurice1Barré,Jean-Luc1,2Bart,Jean1,2,3,4,5,6,7,8,9,10,11,12,13,14,15,16,17,18,19,20,21,22,23,24,25,26,27,28,29,30Bartherotte,Benoît1,2,3,4,5,6,7,8,9,10,11,12,13,14,15,16,17,18,19,20,21,22,23,24,25Barthélemy,Victor1,2,3Bassot,Hubert1Baudelaire,Charles1Baudis,Dominique1Bauer,Gérard1Bayard,PierreTerrail,seigneurde1Baylet,Michel1Bazin,François1,2Beaugé,Florence1,2,3,4,5Beaulieu,Denyse1,2Beaumarchais1Beauregard,Joseph1,2Begin,Menahem1Beketch,Danièlede1Beketch,Sergede1,2Bellier,Marc1BenGourion,David1Benamou,Georges-Marc1,2,3,4Bergier,Jacques1Bergé,Pierre1Bernanos,Georges1,2Bernard,Françoise1,2Bernard,Mathias1,2,3,4,5,6Bernert,Philippe1Besse,Annie1Bettencourt(colonel)1Biaggi,Jean-Baptiste1,2,3,4,5Bianco,Jean-Louis1,2,3,4,5,6,7,8Bidault,Georges1,2,3,4Bigeard,Marcel1Bild,Martial1,2Bilger,Philippe1,2,3Birindelli,Gino1Blache,Irène1Blanc,Jacques1,2,3,4,5Blanchard,Emmanuel1Blignières,Hervé1Blot,Yvan1,2,3,4,5,6,7,8Blum,Léon1,2Boccard,de(pèreetfils)1Bollardière,JacquesPârisde1Bompard,Jacques1,2,3,4,5Bonelli,Dominique1,2,3Bongain,Christiande1Bongo,Omar1,2Bonnel(lieutenant)1Bonnemaison,Olivierde1,2,3,4Bonnet,Christian1,2Botey,Henri,ditMonsieurÉric1,2,3Bothorel,Jean1Bouali,Ahmed1,2,3Bouarram,Brahim1Bouchara,Reine1,2,3Bouchet,Paul1,2,3,4Boulanger,Georges1Bourdier,Jean1,2,3,4,5,6Bourget,Jacques-Marie1,2,3,4Bourgi,Robert1,2,3,4,5,6,7,8,9,10,11,12,13,14,15Bourgine,Raymond1,2,3,4,5,6,7,8,9Bourguiba,Habib1Bourlanges,Jean-Louis1Boursicot,Pierre1Bousquet,Pierre1,2,3,4,5,6Bousquet,René1,2Bouteiller,Denisde1Bouvard,Philippe1Bouvet,Laurent1,2,3Bozzoni,Max1Braitberg,Jean-Moïse1,2Branca,Éric1Brasillach,Robert1,2,3,4Brassens,Georges1Brentanoff(détective)1,2,3,4,5,6

Page 205: Histoire Française

Bresson,Gilles1,2,3,4,5,6,7,8,9,10,11,12,13,14,15,16,17,18,19,20,21,22,23,24,25,26,27,28,29,30,31,32,33,34,35,36,37,38,39,40,41Breuil1,2Brialy,Jean-Claude1Briand,Philippe1Briant,Yvon1,2,3,4,5Brifaud1Brigneau,François1,2,3,4,5,6,7,8,9,10,11,12,13,14,15,16,17,18,19,20,21,22Brigouleix,Bernard1,2Briois,Steeve1Brocard,Véronique1Bronfman,Edgar1Bruckner,Pascal1Bruel,Jacques1BruneaudeLaSalle,Joseph1,2,3,4,5,6,7Brunier(maître)1Buisson,Patrick1,2,3,4,5,6Bussière,Henri1Butel,Fernand1,2Bénouville,Pierrede1,2,3,4,5,6,7,8,9,10,11Bérégovoy,Pierre1

C

Cabié,Émile1,2Cachin,Marcel1Cadoret,Yann1Caillaud,Dominique1Calmettes,Joël1Camaret,Michelde1,2,3Cambadélis,Jean-Christophe1,2,3,4,5,6,7,8,9,10,11,12,13Cambon,Christian1Cambronne,PierreJacquesÉtienne1,2,3Cambuzat,Christian1Cambuzat,Dominique1Camus,Albert1,2,3Camus,Jean-Louis1Camus,Jean-Yves1Canali(cardinal)1Carenzo,Laurent1Carlotti,Marie-Arlette1Carnot,MarieFrançoisSadi1Carton,Daniel1Casanova,Jean-Claude1,2,3,4,5,6Castellane,Norbert1Castrillo,Jean1,2Ceaucescu,Nicolae1Cerf(Mlle)1Ceyrac,Pierre1,2,3,4,5,6,7,8,9,10,11,12,13Chaban-Delmas,Jacques1,2,3,4,5,6Chaboche,Dominique1,2,3,4,5,6Chabrol,Claude1,2,3,4,5,6Chalandon,Albin1Challe,Maurice1,2Chambrun,Charlesde1,2,3,4,5,6,7,8,9,10,11,12,13,14Chanlot1Chanzy,AntoineAlfredEugène1Charasse,Michel1,2,3Charbonneau1Charlemagne1,2,3,4,5Charles-Roux,Edmonde1Charpier,Frédéric1Chassin,Luc1Chauvet,Suzy1Chauvierre,Bruno1,2,3,4Chauviré,Yvette1Cherfi,Mohamed1CherkiRouchaï,Ali1Chevalier,Maurice1Chevènement,Jean-Pierre1,2,3,4,5,6Cheysson,Claude1,2,3,4,5Chiappe,Jean-François1,2Chirac,Jacques1,2,3,4,5,6,7,8,9,10,11,12,13,14,15,16,17,18,19,20,21,22,23,24,25,26,27,28,29,30,31,32,33,34,35,36,37,38,39,40,41,42,43,44,45,46,47,48,49,50,51,52,53,54,55Chombeau,Christiane1,2,3,4,5,6Churchill,Winston1Chène,Paul1Clavel,Maurice1,2Clemenceau,Georges1Clerc,Christine1

Page 206: Histoire Française

Clermont-Tonnerre,FrançoisJosephde1Clostermann,Pierre1Cohen,Philippe1,2,3,4,5,6Cohn-Bendit,David1Collard,Gilbert1,2,3,4Colliard,Jean-Claude1,2,3,4Collinot,Michel1,2,3,4,5,6,7,8,9,10,11,12,13,14Colombani,Jean-Marie1,2,3Colombani,Philippe1,2,3Colé,Gérard1,2,3,4,5,6,7,8,9,10,11,12,13,14,15,16,17Commenge,Francine1Comparini,Anne-Marie1Comte,Gilbert1,2Conan,Éric1,2,3,4,5Copé,Jean-François1Corbière,Tristan1Coupat,Jean1,2Courcelle,Bernard1,2,3,4,5,6,7,8Cournaud,Gilberte1Courrière,Yves1Couvret,René1Coûteaux,Paul-Marie1,2,3Cresson,Édith1,2,3Crozemarie,Jacques1Crozet,Jacques1,2Céline,Louis-Ferdinand1,2Césaire,Aimé1César,Jules1

D

D,Nathalie1,2,3,4Dahman1Dalí,Salvador1Damase,Jean-Michel1Daniel,André1Daniel,Jean1,2,3Darier,Pierre1Darmon,Michaël1,2DarquierdePellepoix,Louis1Dassault,Marcel1,2Daude,Denis1David1,2,3David,Jean-Paul(docteur)1,2,3Dayde,Lyane1DeGaulle,Charles1,2,3,4Debré,Jean-Louis1,2,3,4Debré,Michel1,2,3,4Debuchy,Dany1,2Decaux,Alain1Decoin,Louis1Decraene,Paulette1Defferre,Gaston1,2,3,4,5,6,7Degrelle,Léon1Degueldre,Roger1,2Delaye,Bruno1Delbecque,Léon1Delbreuve,Pierre1,2,3,4,5Delbègue,Jean-Paul1,2,3,4,5,6,7,8,9Delors,Jacques1Delpey,Roger1,2,3,4,5,6,7,8,9,10,11Demarquet,Jean-Maurice1,2,3,4,5,6,7,8,9,10,11,12,13,14,15,16,17,18,19,20,21,22,23,24,25,26,27,28,29,30,31,32,33,34Deniau,Jean-Charles1DenoixdeSaintMarc,Hélie1,2,3Deprez,Léonce1Descaves,Pierre1,2,3,4,5,6,7,8,9,10,11,12Desforges,Régine1Deuil,Gérard1Devay,Jean-François1,2Devedjian,Patrick1,2,3Devèze,Gilbert1Dewey,John1Dides,Jean1,2,3,4,5,6,7,8,9Didier(abbé)1,2,3Dieudonné,M’balaM’bala,1,2,3,4,5,6,7Disraeli1Djebbour,Ahmed1,2Domenach,Jean-Marie1Domenech,Gabriel1,2Dominati,Jacques1,2,3,4,5

Page 207: Histoire Française

Doriot,Jacques1,2,3,4Doré,Jacques1,2,3Doumeng,Jean-Baptiste1,2,3Dovecar,Albert1Dray,Julien1,2,3,4,5,6,7,8Dreyfus,Alfred1,2,3,4Dreyfus,François-Georges1,2,3,4DrieuLaRochelle,Pierre1Drouet,Minou1,2Drumont,Édouard1DuGuesclin,Bertrand1Dubois,Jean-Michel1,2,3,4,5,6,7,8Dubois,Xavier1,2,3,4,5,6,7,8Ducaud-Bourget,François1Duclos,Jacques1,2Ducousset,Richard1Dufour(colonel)1,2Dufraisse,André,ditTontonPanzer1,2Duhamel,Alain1,2,3Dumas,Alexandre1Dumas,Roland1,2,3,4,5,6,7,8,9,10,11,12,13,14Duplan,Christian1,2Dupleix,JosephFrançois1Dupont,Laureline1,2,3,4,5,6,7,8,9Duprat,François1,2,3,4,5,6,7,8,9,10,11,12,13,14Durafour,Michel1,2,3,4,5,6,7,8,9,10,11,12,13Durand,Pierre1,2,3,4,5,6,7,8,9,10Durieux,Jean1Duroy,Albert1,2Duroy,Lionel1,2,3Duthoit,Lucien1Duverger,Maurice1Déat,Marcel1,2,3,4Dély,Renaud1,2,3,4,5,6Désir,Harlem1,2,3,4

E

Elkabach,Jean-Pierre1,2Epstein,Simon1Erlanger,Philippe1Estoup,Joseph1,2Estrosi,Christian1,2,3Estérel,Jacques1,2,3Écorcheville,Gérard1,2Évin,Claude1,2

F

Fabius,Laurent1,2,3,4,5,6,7,8,9,10,11,12Fabred’Aubrespy,Hervé1Fargette,Jean-Louis1Faucher,Jean-André1,2,3,4Faucher,Jean-Pierre1,2,3Fauchoux,Marc1Faulques,Roger1,2Faure,Edgar1Faure,Jacques1Faurisson,Robert1,2,3,4Faux,Emmanuel1,2,3,4Fayard,Hubert1,2,3,4,5,6,7,8,9,10,11,12,13Feltin(cardinal)1Fiat,Bernard1Fillon,François1Fini,Gianfranco1,2Fini,Leonor1Finkielkraut,Alain1,2,3Floch,Éric1Foor,Jean1,2,3Forcari,Christophe1Fourcade,Madeleine1Fourest,Caroline1Francès,Damien1François-Poncet,Jean1Fraysse,Gérard1Fredet,Jean-Gabriel1Freud,Sigmund1,2,3Freulet,Gérard1,2

Page 208: Histoire Française

Fritel,Jérôme1Frédéric-Dupont,Édouard1,2,3,4,5,6,7Féraud,Louis1

G

Gabriac,Alexandre1Gachet,Gérard1Gaetner,Gilles1,2,3Gali-Papa,Joël1Galic,Camille1,2,3,4,5,6,7Galley,Robert1Gallo,Max1,2,3,4,5,6,7,8,9,10,11,12,13,14,15Galvaire,Jean-François1,2,3,4,5Garaud,Marie-France1Garnier,Jean1,2Garnier,Étienne1,2Gaspard,Françoise1Gaucher,Roland1,2,3,4,5,6,7,8,9,10,11,12,13,14,15,16,17,18,19,20,21Gauchet,Marcel1Gauchon,Pascal1,2,3,4,5,6,7,8Gaudemar,Antoinede1Gaudin,Jean-Claude1,2,3,4,5,6,7,8,9,10,11,12,13Gaultier,Léon1,2,3,4,5,6Gauthier,Nicolas1Gaït,Maurice1Gbagbo,Laurent1Gendron,Jean-Pierre1,2,3,4Gerlier1Giesbert,Franz-Olivier1,2,3,4,5Gille,Henri1,2,3,4,5,6,7,8,9,10,11,12,13,14,15,16,17,18,19,20,21,22,23,24,25,26,27,28,29,30,31,32,33,34,35,36,37,38,39,40,41,42,43,44,45,46,47,48Giraud,Claude1,2,3,4,5,6,7,8,9Giraud,Michel1Giscardd’Estaing,Valéry1,2,3,4,5,6,7,8,9,10,11,12,13Glavany,Jean1,2,3,4Gobet,Jean-Paul1,2Godard,Yves1,2Godin,André1Goebbels,Joseph1Goldnadel,William1Goldsmith,Jimmy1,2Gollnisch,Bruno1,2,3,4,5,6,7,8,9,10,11,12,13,14,15,16,17,18,19,20,21,22,23,24,25,26,27,28,29,30,31Gomez,Francine1Goudeau,Jean-Claude1Graf,Martin1Gramsci,Antonio1,2Grancher,Jacques1,2,3Griotteray,Alain1Grossouvre,Françoisde1,2,3Guaino,Henri1Guez,Marcel1,2Guez,Roland1,2Guibert(maître)1,2,3,4,5,6,7,8,9Guibert,André,1,2,3,4,5,6,7,8,9Guichard,Olivier1,2,3,4,5Guigou,Élisabeth1Guilledoux,Frédéric-Joël1Guillet,Jean-Jacques1,2Guillou,Albert1,2,3Guilloux,Alain1,2Guland,Olivier1,2,3Guldé,Marc1,2,3Guéant,Claude1,2Gérin,Gérald1

H

Haider,Jörg1Hallier,Jean-Edern1Hanout,Françoise1,2Harcourt,Cosette1Heme1Hemmerdinger,Robert1Heng1Herlory,Guy1Hermier,Guy1Hersant,Robert1,2,3,4,5

Page 209: Histoire Française

Hervé,Anne-Marie1,2,3Hightower,Rosella1Hilberg,Raul1Hindenburg,PaulvonBeneckendorffundvon1Hirsch,Georges1Hitler,Adolf1,2,3,4,5,6,7,8,9,10,11,12,13Hoche,LazareLouis1Hodges,Lewis1Hoffmann,Stanley1,2Holeindre,Roger1,2,3,4,5,6,7,8,9,10,11,12,13,14,15,16,17,18,19,20,21,22,23,24,25,26,27,28,29,30,31,32,33,34,35,36,37,38,39,40,41Hollande,François1,2,3,4,5Houdin,Bernard1,2,3,4,5,6,7,8,9Houphouët-Boigny,Félix1,2Huet,Sophie1Hugo,Victor1,2Hugot,Jean-Paul1Hussein,Saddam1,2,3,4,5,6,7,8,9,10,11,12,13,14,15,16,17,18,19Hutin,Jean-Paul1Hébert,Alexandre1Hélie,Roland1,2,3,4Hériat,Philippe1

I

Irissou,Henri1Isorni,Jacques1,2,3,4Izraelewicz,Érik1

J

JackezHélias,Pierre1,2Jacquemart,Claude1Jaffré,Philippe1Jaillette,Jean-Claude1Jalkh,Jean-François1,2,3,4,5,6,7,8Jamet,Alain1,2,3,4,5,6,7,8,9,10,11,12,13,14Jamet,Dominique1,2,3,4,5,6,7,8,9,10,11,12,13,14,15,16,17,18,19Janneau,Patrick1Jaurès,Jean1,2Jeanned’Arc1,2,3,4,5,6,7,8Jeanneret,Serge1,2,3Jeanpierre,PierrePaul1,2,3,4Jeffre,François1,2Jego,Alain1Jirinovski,Vladimir1Jobert,Michel1Jospin,Lionel1,2,3,4,5,6,7,8,9,10,11,12,13Joubert,Claude1Jouhaud,Edmond1,2Jouve,Pierre1Joxe,Pierre1,2,3Joyeux,Maurice1Juhel,Pierre1Juillet,Pierre1,2Julliard,Jacques1,2,3,4,5July,Serge1,2,3,4,5,6,7,8,9,10,11,12,13,14,15,16Junot,Michel1,2Juppé,Alain1,2

K

Kabila,Joseph1,2Kadhafi,Muammar1Kahn,Jean-François1,2,3,4,5,6,7,8,9Kaouah,Mourad1,2,3Kauffmann,Grégoire1Kay,Gérard1KenyattaleMauMau,Jomo1Keramane,Hafid1,2,3,4,5Kersauson,Olivierde1,2,3Khalifa,Lakhdari1,2Klarsfeld,Serge1,2Klein,Théo1,2,3Kling,Anne1,2,3Knochen,Helmut1

Page 210: Histoire Française

Koenig(général)1Konopnicki,Guy1,2Korichi,Ramdan1,2,3Krebs,GermaineÉmilie,diteMadameGrès1Kriegel,Annie1Krivine,Alain1,2

L

LaFontaine1LaTaille,Emmanuelde1Labarrère,André1,2,3,4,5Labbé,Claude1,2Lacoste,Robert1,2,3,4,5Lacoste-Lareymondie,Alainde1,2,3Lacouture,Jean1,2,3,4Laffin,André1Lafleur,Jacques1Lafond,Jean-Pierre1,2,3,4,5,6Lagaillarde,Pierre1,2,3,4,5Lagaillarde,Élisabeth1Lainé,Yves1Lajoinie,André1,2,3Lajoinie,Guy1,2,3Lalanne,Pierrette1,2,3,4,5,6,7,8,9,10,11,12,13,14,15,16,17,18,19,20,21,22,23,24,25,26,27Lambert,Alain1,2Lambert,Angèle1Lambert,Hubert1,2,3,4,5,6,7,8,9,10,11,12,13,14,15,16,17,18,19,20,21Lambert,Léon1Lambert,Paul1,2,3,4Lambert,Philippe1,2,3,4,5,6,7,8,9,10,11,12,13,14,15,16,17,18,19,20,21,22,23,24,25,26,27,28,29,30,31,32,33,34,35,36,37,38,39,40,41,42,43,44,45,46,47,48,49,50,51,52,53,54,55,56,57,58,59,60,61,62Lamiot,Georges1Lang,Carl1,2,3,4,5,6,7,8,9,10,11,12,13,14,15,16,17,18,19,20,21,22,23,24,25,26,27,28,29,30,31,32,33,34,35,36,37,38,39,40,41Lang,Jack1Lauzier,Philippe1,2,3,4,5,6,7,8,9,10,11,12,13LeChevallier,Jean-Marie,1,2,3,4,5,6,7,8,9,10,11,12,13,14,15,16,17,18,19,20LeCoroller,Bernard1LeGallou,Jean-Yves1,2,3,4,5,6,7,8,9,10,11,12,13,14LeGovic,Paul1LeJaouen,Guy1,2LePanse(maître)1LePen,Anne-Marie1LePen,Jany1LePen,Jean1,2,3,4,5,6,7,8,9LePen,Marie-Caroline1,2,3,4,5,6,7LePen,Marine1,2,3,4,5,6,7,8,9,10,11,12,13,14,15,16,17,18,19,20,21,22,23,24,25,26,27,28,29,30,31,32,33,34,35,36,37,38,39,40,41,42,43,44,45,46,47,48,49,50,51,52,53,54,55,56,57,58,59,60,61,62,63LePen,Pierre-Marie1,2,3LePen,Yann1,2,3LeRachinel,Fernand1,2,3,4,5,6,7,8,9,10,11,12,13,14LeRoyLadurie,Emmanuel1LeSabazec,Julien1LeScornec,Christian1LeTroquer,André1Lebourg,Nicolas1,2Lebrun,François1Lecanuet,Jean1,2,3,4,5,6,7Lecavelier,Gilbert1Leclaire,(commissaire)1,2Leclerc,Henri1,2,3,4Leclerc,Hugues1Lecoin,Louis1,2Ledoux,Marie-Claude1,2Legrand,Thomas1,2,3Lehideux,Martine1,2,3,4,5Leperck,Arnaud1Lescrainier,Bernard1Lesort(lieutenant)1Lesourd(professeur)1Lespagnol,Jean1,2Lesuisse,Jean1Letulle,Maurice1,2,3Levaï,Ivan1Lhommeau,Jean-Yves1Lifar,Serge1,2,3,4,5,6,7,8Liffiac,Tanneguyde1Lionet,Christian1,2,3,4,5,6,7,8,9,10,11,12,13,14,15,16,17,18,19,20,21,22,23,24,25,26,27,28,29,30,31,32,33,34,35,36,37,38,39,40,41,42,43,44,45

Page 211: Histoire Française

Lipkowski,Jeande1Liszkai,Làszló1,2,3,4Lollobrigida,Gina1Longuet,Gérard1,2,3,4,5,6,7,8Loren,Sophia1Losfeld,Éric1Loti,Pierre1Louli,Mohamed1Loyola,Ignacede1Lustiger,Jean-Marie1Légier,Thierry1,2,3Lénine,VladimirIlitchOulianov,dit,1,2,3,4,5,6Léonet,Solange1,2,3,4,5,6,7,8,9,10,11,12,13,14,15Léotard,François1,2,3,4Lévy,Bernard-Henri1Lévy,Élisabeth1,2,3Lévy-Willard,Annette1,2Lévêque,Maxime1

M

Mabire,Jean1,2Macé,Gabriel1Madelin,Alain1,2,3,4,5,6,7Madiran,Jean1,2Magellan,Fernandde1Maillard,Thibaultde1Malaud,Philippe1,2,3Malhuret,Claude1Malliarakis,Gilles1,2Malliarakis,Jean-Gilles1Malot,Hector1Malraux,André1,2Manouchian1Marceau,François1,2,3Marcellin,Raymond1Marchais,Georges1,2,3Marchal,Jack1Marcilly,Jean1,2,3,4,5,6,7,8,9,10,11,12Marie,Bernard1Marie,Romain1,2Marmoz,Robert1,2,3,4,5Martin,Louis1,2,3,4,5,6,7,8,9,10,11,12,13,14,15,16,17,18,19,20,21,22,23,24,25,26,27,28,29,30,31,32,33,34,35,36,37,38,39,40,41,42,43,44,45,46,47,48,49,50,51,52,53,54,55,56,57,58,59,60,61,62,63,64,65,66,67,68,69,70,71,72,73,74,75,76,77Martinez,Jean-Claude1,2,3,4,5,6,7,8,9,10,11,12,13,14,15,16,17,18,19,20,21,22,23,24,25,26,27,28,29,30,31,32,33,34,35Martinez,Serge1,2,3,4,5,6,7,8,9Marx,Karl1Marçais,Philippe1,2,3,4Maréchal,Samuel1,2,3,4,5,6,7,8,9,10,11,12,13,14Masson,Jean-Louis1Massu,Jacques1,2,3MataHari1Mauge,Roger1,2,3Mauriac,François1Mauroy,Pierre1,2,3,4,5Maurras,Charles1,2Maurus,Véronique1Mayer,René1Mazella(cardinal)1Mazerolle,Olivier1,2,3,4,5,6,7,8,9,10,11,12,13,14,15,16Melikova,Genia1Melin,André1,2,3MendèsFrance,Pierre1,2,3Merah,Mohamed1Merouane,Mustapha1,2Messmer,Pierre1Meyer,Nona1Meylan,Michel1Michel1,2,3,4,5,6,7,8,9,10,11,12,13,14,15,16,17,18,19,20,21,22,23,24,25,26,27,28,29,30,31,32,33,34,35,36,37,38,39,40,41,42,43,44,45,46,47,48,49,50,51,52,53,54,55,56,57,58,59,60,61,62,63,64,65,66,67,68,69,70,71,72,73,74,75Michéa,Jean-Claude1,2Millet,Gilles1Millet,Luce1,2,3,4Millon,Charles1,2,3,4,5,6,7Miriel,Charles1,2,3,4,5,6Mitterrand,Danièle1Mitterrand,François1,2,3,4,5,6,7,8,9,10,11,12,13,14,15,16,17,18,19,20,21,22,23,24,25,26,27,28,29,30,31,32,33,34,35,36,37,38,39,40,41,42,43,44,45,46,47,48,49,50,51,52,53,54,55,56,57,58,59,60,61,62,63,64,65,66,67,68,69,70,71,72,73,74,75,76,77,78,79,80,81,82,83,84,85,86,87,88Mitterrand,Jean-Christophe1

Page 212: Histoire Française

Moati,Serge1,2,3,4,5,6,7Mokhtar1Molho,Danièle1Mollet,Guy1,2Monnerot,Jules1,2Monnerville,Gaston1Montand,Yves1,2Montcalm,LouisJosephde1Montebourg,Arnaud1,2Morder,Robi1,2Moreau,Claude1,2,3,4,5,6,7Moreau,Robert1,2,3,4,5Morice,André1Mouchard,Jean-Pierre1,2,3,4,5,6,7,8,9Mouillot,Michel1Moulay,Ahmed1,2,3,4,5,6Moulin,Jean1,2,3,4Mouret,Claude1,2,3Mourousi,Yves1Moussa(FLN)1Muray,Philippe1Murger,Henry1Muselier,Renaud1Médecin,Jacques1,2,3Mégret,Bruno1,2,3,4,5,6,7,8,9,10,11,12,13,14,15,16,17,18,19,20,21,22,23,24,25,26,27,28,29,30,31,32,33,34,35,36,37,38,39,40,41,42,43,44,45,46,47,48,49,50,51,52,53,54,55,56,57,58,59,60,61,62,63,64,65,66,67,68,69,70,71,72,73,74,75,76,77,78,79,80,81,82,83,84,85,86,87,88,89Mégret,Catherine1,2Méhaignerie,Pierre1,2,3Mélenchon,Jean-Luc1,2,3,4,5Méléro,Antoine1,2,3,4Ménage,Gilles1Méténier,Pierre1

N

Page 213: Histoire Française

Naftalski,Daniel1Nana1,2,3,4,5,6Napoléon1,2Nasser,GamalAbdel1Nicoud,Gérard1Nixon,Richard1Noir,Michel1,2,3,4,5,6,7Noli,Jean1Nourry,Jean-Claude1

O

Olivier,Philippe1,2,3,4,5,6,7,8,9,10,11,12,13,14,15,16,17,18,19,20Onfray,Michel1Orcival,Françoisd’1Ormesson,Olivierd’1,2,3,4,5,6,7,8,9,10,11,12Ornano,Micheld’1Ortiz,Joseph1,2,3,4,5Orwell,George1,2,3,4,5Osmond,Éric1,2,3,4,5,6,7Ottaviani(cardinal)1

P

Padovani,Dominique1Paillette,Paul1Pandraud,Robert1,2Paris,Paul1,2,3,4,5,6,7,8,9,10,11,12,13,14,15,16,17,18,19,20,21,22,23,24,25,26,27,28,29,30,31,32,33,34,35,36,37,38,39,40,41,42,43,44,45,46,47,48,49,50,51,52,53,54,55,56,57,58,59,60,61,62,63,64,65,66,67,68,69,70,71,72,73,74,75,76,77,78,79,80,81,82,83,84,85,86,87,88,89,90,91,92,93,94,95,96,97,98,99,100,101,102,103,104,105,106,107,108,109,110,111,112,113,114,115,116,117,118,119,120,121,122,123,124,125Parisot,Laurence1Pascal1,2,3,4,5,6,7,8,9,10,11,12,13,14,15,16,17,18,19,20Pasqua,Charles1,2,3,4,5,6,7,8,9,10,11,12,13,14,15,16,17,18Pasqua,Pierre1Passeron,André1,2,3Paul,Ron1,2,3,4,5,6,7,8,9,10,11,12,13,14,15,16,17,18,19,20,21,22,23,24,25,26,27,28,29,30,31,32,33,34,35,36,37,38,39,40,41,42,43,44,45,46,47,48,49,50,51,52,53,54,55,56,57,58,59,60,61,62,63,64,65Pauty,Pierre1,2,3,4,5Pauvert,Jean-Jacques1Pauwels,Louis1,2,3,4,5Paxton,Robert1Peltier,Martin1,2,3,4,5,6,7Penciolelli,Gérald1,2,3,4,5,6Penne,Guy1,2,3,4,5Pennequin,Dominique1Perdomo,Ronald1Peres,Pierre1,2Perez,Gilles1,2,3Perrineau,Pascal1,2,3,4Pertuzio,André1Pertuzio,Robert1,2Peruga,José1,2Pesquet,Robert1,2Petit,Pierre1,2,3,4,5,6Petsche,Maurice1Peulvast-Bergeal,Annette1,2Peyrat,Jacques1,2,3,4,5,6,7,8,9,10,11Peyrat,Jacques-Noël1Peyrefitte,Alain1,2,3,4,5Peyron,Albert1Pezet,Ernest1Pezet,Michel1Pfister,Thierry1Philippot,Florian1,2,3Piegts,Claude1Pierrot,Yvonne1Pilhan,Jacques1,2,3,4,5,6,7,8,9,10,11,12,13,14,15,16,17,18,19,20Pinay,Antoine1,2,3Pinochet,AugustoUgarte1Pisani,Edgar1,2Pisier,Évelyne1Pivert,Marceau1Placé,Jean-Vincent1Planchou,Jean-Paul1Plenel,Edwy1,2,3

Page 214: Histoire Française

Pleven,René1,2,3Poivred’Arvor,Patrick1Polac,Michel1,2Poliakov,Léon1,2Pompidou,Georges1,2,3,4,5,6,7Poniatowski,Michel1,2Pons,Bernard1,2,3,4Pons,Gregory1,2,3,4Poperen,Jean1,2,3,4,5,6,7,8,9,10,11Pordea,Gustave1,2PorteudeLaMorandière,François1Poujade,Pierre1,2,3,4,5,6,7,8,9,10,11,12,13,14,15,16,17,18,19,20,21,22,23,24,25,26,27,28,29,30,31,32,33,34,35,36,37,38,39,40,41,42,43,44,45,46,47,48Poutier,Claude1Proudhon,Pierre-Joseph1Pujo,Pierre1Péan,Pierre1,2,3,4,5,6,7Péguy,Charles1Pélissier,Pierre1,2,3,4Pétain,Philippe1,2,3,4,5,6,7,8,9,10,11

Q

Queuille,Henri1Quin,Claude1,2,3,4,5,6,7

R

Ratier,Emmanuel1,2,3Rauffer,Xavier1Reagan,Ronald1,2Rebatet,Lucien1Reimbold,Jean1Renan,Ernest1Renault,Alain1,2,3,4,5Reveau,Jean-Pierre1,2,3,4,5,6,7,8,9,10,11,12Ribeaud,Guy1,2Riboud1Riboud,Antoine1Riquet(RP)1Robert,Alain1,2,3,4,5,6,7,8,9,10,11,12,13,14,15,16,17,18,19,20,21,22,23,24,25,26,27,28,29,30,31,32,33,34,35,36,37,38,39,40,41,42,43,44,45,46,47,48,49,50,51,52,53,54,55,56,57,58,59,60Rocard,Michel1,2,3,4,5,6,7,8,9,10,11,12,13,14,15,16,17,18Rocard,Michèle1Rochereau,Henri1Rochereau,Victor1Rochet,Waldeck1Roland,Marie-José1,2,3,4,5,6,7,8,9,10,11,12,13,14,15,16,17,18,19,20,21,22,23,24,25,26,27,28,29,30,31,32,33,34,35,36,37Rollat,Alain1,2,3,4Romains,Jules1,2Roques,Henri1,2,3,4Rosso,Romain1,2,3,4,5Rostolan,Michelde1,2,3Rotman,Patrick1Rouchaï,AliCherki1,2Rougé,Hubertde1Rousseau,Dominique1Roussel,Jean1,2,3Rousso,Henry1Royal,Ségolène1,2,3Royer,Jean1,2Rémond,René1

S

Sagan,Françoise1Saint-Affrique,Lorrainde1,2,3,4,5,6,7,8,9,10,11,12,13,14,15,16,17,18,19,20,21,22,23,24Saint-Just,Wallerandde1,2,3,4,5Saint-Pierre,Michelde1,2,3,4Salan,Raoul1,2,3,4,5,6,7,8,9,10,11,12,13Salzmann,Jean-Louis1Sarkozy,Nicolas1,2,3,4,5,6,7,8,9,10,11,12,13,14,15Sartre,Jean-Paul1Sauge,Georges1,2Saunier-Seité,Alice1

Page 215: Histoire Française

Saupiquet1Sauvagnac,Philippe1Schneider,Michel1,2,3,4,5,6Schénardi,Jean-Pierre1Schönhuber,Franz1,2Seilhès,François1,2Sergent,Pierre1,2,3,4Servan-Schreiber,Jean-Louis1,2,3Sharon,Ariel1,2,3,4Sherman,Alfred1,2,3,4,5Sidos,Pierre1,2,3,4,5,6,7Signoret,Simone1Silvain,Gérard1,2,3,4Simon,Pierre-Henri1,2,3,4,5,6,7,8,9,10,11,12,13Simonpiéri,Daniel1Sinclair,Anne1,2Sirgue,Pierre1Sitbon,Guy1Soral,Alain1,2,3Soubriant,Joseph1,2Soustelle,Jacques1,2,3,4Spieler,Robert1,2Spinelli,Barbara1Staline1Stellardo,Gilbert1Stevenson,RobertLouis1Stirbois,Jean-Pierre1,2,3,4,5,6,7,8,9,10,11,12,13,14,15,16,17,18,19,20,21,22,23,24,25Stirbois,Marie-France1,2,3,4,5,6Stolz,Joëlle1Stoléru,Lionel1,2,3,4,5,6,7,8,9,10,11,12,13,14,15,16Strauss-Kahn,Dominique1Surcouf,Robert1Surgeon,Pierre1Susini,Jean-Jacques1,2,3,4,5,6,7,8Szames,Michaël1,2Séguillon,Pierre-Luc1Séguin,Philippe1,2,3Séguéla,Jacques1,2,3,4,5,6

T

Tabarly,Éric1Taddeï,Frédéric1Taguieff,Pierre-André1,2,3,4,5,6Tandler,Nicolas1,2Taousson,Jean1Tapie,Bernard1,2,3,4,5,6,7,8,9,10,11,12,13,14,15,16,17,18,19,20,21,22,23,24,25,26,27,28,29,30,31,32,33,34,35,36,37,38,39,40,41,42,43,44,45,46,47,48,49,50,51,52,53,54,55Tardif,Henri1,2Tardito,Jean1,2,3,4Tatin,Jean-Pierre1,2,3,4,5,6,7,8,9,10Tawfik,Shamir1,2,3Teissier,Guy1Teitgen,Paul1Tenne,Claude1Thatcher,Margaret1,2,3Thibaud,Paul1Thomas,Alexis1Thomas,Isabelle1Thomazo,Jean-Gabriel1,2Thoraval,Armelle1Thorez,Maurice1Tibéri,Jean1Timmermans,Franck1,2,3,4,5,6,7,8,9,10,11,12,13,14,15,16,17Tisserand(cardinal)1Tixier-Vignancour,Jean-Louis1,2,3,4,5,6,7,8,9,10,11,12,13Todd,Emmanuel1,2,3Torczyner,Jacques1,2Torrès,Henry1Touati,Gérard1Toubon,Jacques1,2,3Touraine,Alain1Touzé,Jean-François1,2Trautmann,Catherine1Trinquier,Roger1Tristan,Anne1,2Troise1Troisgros,Paul1Trotski,Léon1Truffaut,Paul-Jacques1,2,3,4,5,6

Page 216: Histoire Française

Truman,HarryS1

U

Ukeivé,Dick1Ulrich,Maurice1

V

Vaal,Wilhelmus1Vaillant-Couturier1Valleix,Jean1Vallet,Carmen1Valoussière,Georges1Vanuxem,Paul1Varaut,Jean-Marc1,2Varga,Lazlo1Vaysse-Temple,Jacques1Veil,Simone1,2,3,4,5,6,7,8Venner,Dominique1,2,3,4,5,6,7,8,9,10Venner,Fiammetta1Ventavon,Jean-Silvede1Verdilhac,Yvesde1Vermeersch,Jeannette1Vial,Pierre1,2Vidal-Naquet,Pierre1,2,3,4,5,6,7,8Vidal-Quadras1Vieljeux(frères)1Vignardou,Jacques1,2,3Villalonga,JoséLuisde1,2Virieu,François-Henride1,2,3Vizier,Alain1,2,3,4,5,6Voltaire,François-MarieArouet,dit1Vonderscher,Éric1

W

Wagner,Georges-Paul1Wagner,Jean-Paul1,2Waldheim,Kurt1,2,3,4Walsh,Joe1Weill,Pierre1,2,3,4,5,6Wetzel,Laurent1Winock,Michel1

X

Xavier,François1,2,3,4,5,6,7,8,9,10,11,12,13,14,15,16,17

Y

Yonnet,Paul1,2,3,4,5

Z

Zeller,André1,2Zemmour1,2

Page 217: Histoire Française
Page 218: Histoire Française
Page 219: Histoire Française
Page 220: Histoire Française
Page 221: Histoire Française
Page 222: Histoire Française
Page 223: Histoire Française
Page 224: Histoire Française
Page 225: Histoire Française
Page 226: Histoire Française
Page 227: Histoire Française
Page 228: Histoire Française
Page 229: Histoire Française
Page 230: Histoire Française
Page 231: Histoire Française
Page 232: Histoire Française
Page 233: Histoire Française
Page 234: Histoire Française
Page 235: Histoire Française
Page 236: Histoire Française
Page 237: Histoire Française
Page 238: Histoire Française
Page 239: Histoire Française
Page 240: Histoire Française
Page 241: Histoire Française
Page 242: Histoire Française