Histoire et avenir de l’Organisation mondiale du commerce · Chapitre 9 Modalités, formules et...

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Histoire et avenir de l’Organisation mondiale du commerce Craig VanGrasstek

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  • Histoire et avenir de lOrganisation mondiale du commerce

    Craig VanGrasstek

  • Craig VanGrasstek

    HISTOIRE ET AVENIR DE LORGANISATION MONDIALE DU COMMERCE

  • Avertissement

    Les opinions exprimes dans la prsente publication sont celles de lauteur. Elles ne prtendent pas reflter les opinions de lOMC ou de ses Membres. Les appellations employes dans cette publication et la prsentation des donnes qui y figurent nimpliquent de la part de lOMC aucune prise de position quant au statut juridique des pays, zones ou territoires, ou de leurs autorits, ni quant au trac de leurs frontires.

    Organisation mondiale du commerce154, rue de LausanneCH1211 Genve 21SuisseTl. : +41 (0)22 739 51 11Fax : +41 (0)22 731 42 06www.wto.org

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    Librairie en ligne de lOMChttp://onlinebookshop.wto.org

    Publication conue par Services Concept et imprime par Atar Roto Presse SA, Genve

    Organisation mondiale du commerce 2013 ISBN 9789287040558Publi par lOrganisation mondiale du commerce

    Photos : tous droits rservs de lOMC, sauf indication contraire

    Photo de couverture : le Centre William Rappard, sige historique de lOrganisation mondiale du commerce, avec le nouveau btiment inaugur en 2013. Brigida Gonzlez

  • Prface du Directeur gnral de lOMC, Pascal Lamy viiAvant propos ix

    Partie I : Les fondements de lOMC

    Chapitre 1 Thorie et pratique du systme commercial multilatral 3Chapitre 2 Cration du systme commercial multilatral 39

    Partie II : Membres et reprsentation

    Chapitre 3 Les Membres, les coalitions et la communaut de la politique commerciale 87

    Chapitre 4 Accessions 125Chapitre 5 Relations avec les autres organisations et la socit civile 157

    Partie III : Rgles, normes et moyens dapplication

    Chapitre 6 Rgles et normes 209Chapitre 7 Rglement des diffrends 237Chapitre 8 Notifications, examens des politiques commerciales et suivi 283

    Partie IV : Ngociations

    Chapitre 9 Modalits, formules et modes 317Chapitre 10 Les ngociations lOMC en dehors du Cycle de Doha 349Chapitre 11 Le lancement : de Singapour Doha en passant par Seattle 391Chapitre 12 Le droulement du Cycle de Doha 435Chapitre 13 Discrimination et prfrences 489

    Partie V : LOrganisation, linstitution et lavenir

    Chapitre 14 Direction de lOrganisation et gestion de linstitution 531Chapitre 15 Lavenir de lOMC 581

    Annexe 1 : Appendice biographique 605Annexe 2 : Haute direction du GATT/de lOMC, 19482013 635

    Bibliographie 637Abrviations 657Index 661

    Table des matires

  • Alma Crawford et Isidor Sherman, qui avaient foi en lducation.

  • LHistoire , crit James Baldwin, ne se rfre pas simplement, ou mme principalement, au pass. Au contraire, la grande force de lHistoire provient du fait que nous la portons en nous, que nous sommes inconsciemment contrls par elle, et ce, de 1 000 manires. LHistoire est littralement prsente dans tout ce que nous faisons. Cest dans cet esprit que jai demand la ralisation de cet ouvrage, Histoire et avenir de lOrganisation mondiale du commerce, dont le but est non seulement de raconter notre pass, mais aussi dexpliquer notre prsent et dclairer notre avenir.

    LAccord gnral sur les tarifs douaniers et le commerce (GATT) a vu le jour en 1947 sur les cendres de la Seconde Guerre mondiale, tout comme le Fonds montaire international et ce quil est convenu dappeler la Banque mondiale. Ctait le fruit dune coopration sans prcdent dune communaut internationale meurtrie par les dommages et les destructions causs par une longue guerre; une communaut internationale aspirant un nouveau dpart et un nouvel ordre international. Bien quil ait indniablement marqu le dbut dune nouvelle re de coopration internationale, le GATT a d affronter la tentative avorte de crer une Organisation internationale du commerce, les tensions provoques par les nombreux conflits nationaux et rgionaux et la priode de la guerre froide, avant de devenir finalement lOMC. Plus de 15 ans aprs, il est temps de retracer lhistoire de lOMC, lorganisation hritire du GATT.

    Il nest pas ais dcrire lhistoire, dautant que cela suscite toujours des controverses. Comme chacun sait, les historiens sont constamment la recherche de perspectives nouvelles et considrent cette recherche comme la source de la connaissance historique. Cependant, la rinterprtation de lhistoire est parfois qualifie de rvisionnisme ; elle est mal vue par certains et dautres la jugent mme suspecte. Mais il est impossible de relater lhistoire sans avoir un point de vue. Lhistorien Eric Foner rapporte souvent sa conversation avec une jeune et enthousiaste journaliste de Newsweek qui lui demandait : M. le Professeur, quand les historiens ontils cess de relater les faits et ontils commenc rviser les interprtations du pass ? lpoque de Thucydide , rponditil.

    Cela ne veut videmment pas dire que tout compte rendu de notre pass peut tre considr comme de lhistoire. En crivant Histoire et avenir de lOrganisation mondiale du commerce, CraigVanGrasstek a respect les normes professionnelles les plus strictes qui diffrencient

    Prface du Directeur gnral de lOMC, Pascal Lamy

  • viii HISTOIRE ET AVENIR DE LORGANISATION MONDIALE DU COMMERCE

    clairement la vrit du mensonge. Il faut cependant admettre quil peut y avoir plus dune faon lgitime de raconter lhistoire de cette organisation.

    En construisant le rcit du pass trs complexe de lOMC, Craig nexplore pas seulement la diversit des personnages et des coalitions qui ont fait lOMC; il nous fait dcouvrir aussi les diffrentes coulisses de lorganisation souvent mal connues qui nous rvlent lhistoire cache de nombreux Accords de lOMC. Ce faisant, il nous suggre de nouvelles explications pour comprendre comment lOMC est devenue ce quelle est aujourdhui. Cela nous donne aussi une ide de la direction quelle pourrait prendre demain.

    mon avis, les problmes dont souffre le Cycle de Doha qui est un lment important de lhistoire des dix dernires annes de lOMC devront tre rsolus tt ou tard, mme si le rsultat est incomplet. Cela dterminera un nouveau programme de ngociation pour lavenir. Mais lOMC est plus quun organe de ngociation. Il ne fait aucun doute que de nouvelles difficults attendent le systme commercial multilatral, quelles soient lies aux Accords de lOMC ou quil sagisse de questions entirement nouvelles. Paralllement, de nombreux Membres continuent libraliser leurs changes de faon unilatrale ou par le biais daccords commerciaux prfrentiels entre des paires ou des groupes de pays, ce qui met la barre un peu plus haut. Lhistoire montre que ce phnomne nest pas nouveau. LOMC a t en quelque sorte une rponse des difficults analogues auxquelles la communaut internationale tait confronte il y a plus de 20 ans.

    Jespre sincrement que louvrage Histoire et avenir de lOrganisation mondiale du commerce sera le point de dpart dune discussion sur lavenir de lOMC. Il sera traduit dans plusieurs langues et, il sera disponible non seulement en librairie, mais aussi sur le site Web de lOMC pour une diffusion lectronique plus large. Je suis heureux que Craig, historien de cur et fervent partisan du systme commercial multilatral, ait accept cette mission et ait rdig cette publication en un temps record. Toute la communaut du commerce lui doit une profonde reconnaissance.

    Pascal Lamy, Directeur gnral de lOMC

  • La connaissance de faits historiques se rvle particulirement salutaire et fconde, car elle fait dcouvrir des comportements exemplaires au sein dun expos qui les met en lumire. Elle permet ainsi de sinspirer de conduites imiter dans la vie prive et publique et den viter qui sont aussi ignominieuses dans leur fondement que dans leurs consquences.

    TiteLive,Histoire de Rome, prface (vers 27 av. J.C.).

    Ce livre est une histoire dans la lettre mais une biographie dans lesprit. Certes, le terme de biographie est impropre, car on ne peut pas littralement faire le rcit de la vie dune chose inanime. Mais, si on peut parler de lOrganisation mondiale du commerce (OMC) comme dune chose vivante, on peut dire quelle est encore jeune. Dans la plupart de ses Membres, lOMC aurait peine lge lgal pour boire, conduire et voter. Nanmoins, elle existe depuis assez longtemps pour permettre une analyse prliminaire des vnements qui ont chang sa composition et transform la manire dont les Membres interagissent les uns avec les autres. Lun des thmes sousjacents de cette tude est que le caractre dune organisation internationale reprsente plus que la somme de ses parties, car cest lincarnation institutionnelle de certaines ides et de certaines aspirations. Le fait que la composition de lOMC est pratiquement la mme que celle de plusieurs autres organisations internationales qui soccupent des questions conomiques mondiales ne signifie pas que les membres de ces diffrentes institutions se runissent avec des objectifs identiques ou quils y interagissent de manire identique. En 18 ans de pratique, et avec pour hritage un demisicle dAccord gnral sur les tarifs douaniers et le commerce (GATT) et deux sicles de diplomatie commerciale avant cela, lOMC a reu et dvelopp un caractre qui la distingue de toutes les autres institutions mondiales.

    Le principal fil directeur de cette analyse est laccent mis sur lvolution au cours du temps. Lexpos est cependant plus thmatique que chronologique, car les vnements sont examins non pas sous la forme squentielle dannales mais par sujet. Ils sont prsents dune manire qui permet de comparer la priode de lOMC et celle du GATT ou dclairer les changements intervenus depuis la cration de lOMC. Tout au long de cet ouvrage, il est fait rfrence la priode du GATT, qui peut tre dfinie prcisment comme allant de 1947 la fin de 1994, et la seconde partie de la priode du GATT, qui peut tre dfinie de faon moins prcise comme dbutant vers la fin du Tokyo Round (19721979) ou dans lintervalle entre ce

    Avant-propos

  • x HISTOIRE ET AVENIR DE LORGANISATION MONDIALE DU COMMERCE

    dernier et le Cycle dUruguay (19861994). certains gards, la priode de lOMC ressemble la seconde priode du GATT et, dautres gards, ce sont deux poques trs diffrentes.

    Quelques grands thmes se dgagent de lhistoire qui suit. Ils ont trait llargissement du champ des questions dfinies comme relevant du systme commercial et aux controverses que cela a suscit, la transformation de lOMC en une organisation quasiment universelle, sa place dans lvolution des relations entre ses Membres et lvolution divergente des fonctions lgislative et judiciaire de linstitution. Chacun de ces thmes implique la fois une continuit et un changement par rapport la priode du GATT, mais le changement lemporte sur la continuit. Les aspects de lOMC qui semblent en apparence analogues ou mme identiques au GATT peuvent tre trompeurs et donner aux observateurs limpression fausse que lOMC nest quune version largie et agrandie du GATT. Or, il faut plutt la considrer comme une entit largement remanie refltant les profonds changements conomiques et politiques qui ont conduit depuis longtemps labandon des contingents dexportation, de l autolimitation des exportations et des mesures unilatrales, sans parler des changements rvolutionnaires dans la manire dont les mots et les ides sont communiqus, dont les biens et les services sont produits et changs et dont les tats interagissent les uns avec les autres. LOMC fait partie dun systme mondial dans lequel le positionnement des pays est trs diffrent de ce quil tait lpoque du GATT, que ce soit dans le domaine du commerce ou dans dautres domaines. Certains pays qui taient autrefois en dehors de lconomie de march mondiale comptent aujourdhui parmi ses membres les plus actifs, et dautres se sont dplacs de la priphrie vers le centre. Ce nest plus le systme commercial multilatral dantan.

    Lvolution la plus importante dans la dernire priode du GATT et dans celle de lOMC, dont tant dautres choses dcoulent, est lextension du champ de ce que lon entend par politique commerciale . lpoque du GATT, le commerce tait considr, depuis des sicles, comme consistant principalement ou exclusivement dans le mouvement de marchandises travers les frontires, et la politique commerciale se limitait essentiellement des initiatives concernant les droits de douane, les contingents et les autres mesures la frontire qui taxent, rglementent ou interdisent ces transactions. Cela a commenc changer la fin du Tokyo Round, et surtout, pendant le Cycle dUruguay, lorsque les ngociateurs commerciaux se sont penchs sur un ventail beaucoup plus vaste de sujets, ce qui a considrablement largi la porte des rgles adoptes. Le commerce englobe dsormais le mouvement transfrontires non seulement des marchandises mais aussi des services, des capitaux, des ides et mme des personnes. Llargissement du sens donn la politique commerciale est la principale raison du passage du GATT lOMC, le premier qui tait plus un contrat quune institution tant jug peu adapt lintgration des nouvelles questions. La cration de cette nouvelle entit na cependant pas mis fin aux querelles sur ce qui constitue le commerce et la politique commerciale, car les Membres de lOMC continuent discuter sur le point de savoir sil serait possible dlargir le systme pour aborder de nouvelles questions et comment cela pourrait se faire. Les questions qui pourraient tre abordes ont une vaste porte, comme la montr le Parlement europen en 2011 lorsquil a adopt une rsolution identifiant 15 autres domaines qu une politique commerciale moderne se doit de prendre en

  • AVANT-PROPOS xi

    considration .1 Parmi ces domaines figuraient non seulement les questions classiques que sont la cration demplois, la politique agricole et industrielle, la politique de dveloppement, la politique trangre et des questions plus rcentes comme les droits des salaris et la politique environnementale, mais aussi (entre autres) la promotion de ltat de droit, la responsabilit sociale des entreprises, la protection des intrts et des droits des consommateurs et mme la politique de voisinage.

    Le nombre de pays participant au systme commercial multilatral a augment pendant la priode du GATT et celle de lOMC mais, durant la seconde, cette augmentation a t aussi remarquable aussi bien en termes quantitatifs quen termes qualitatifs. Non seulement les nouveaux venus, tels la Chine, la Fdration de Russie et le Viet Nam, font figure de gants par rapport la plupart des pays qui ont accd pendant la dernire priode du GATT, mais ils tmoignent aussi dun changement fondamental dans les relations internationales. Ce nest pas un hasard si le systme du GATT et la guerre froide ont dur peu prs aussi longtemps : le GATT est entr en vigueur lanne suivant le dbut du Plan Marshall et un an avant la cration de lOrganisation du Trait de lAtlantique Nord, et les termes de lAccord instituant lOrganisation mondiale du commerce ont t adopts deux ans aprs leffondrement de lUnion sovitique. Il ny a pas de lien de causalit entre ces vnements, mais tous peuvent tre considrs comme le point final de systmes conomiques et politiques parallles. Les hommes dtat qui ont propos de crer cette nouvelle organisation au dbut des annes 1990 avaient une conscience aigu des changements majeurs qui taient en cours dans le monde et ils en tiraient souvent argument pour demander la refonte des bases juridiques et institutionnelles du systme commercial multilatral.

    Lvolution des relations entre les Membres de lOMC est influence non seulement par lincorporation dans le systme des anciens adversaires de la guerre froide, mais aussi par la profonde modification des positions relatives des pays qui en font partie depuis le dbut. Un petit cercle de pays dvelopps tirait les ficelles durant la priode du GATT, alors que, dans le cadre de lOMC, linfluence conomique et le pouvoir politique sont beaucoup plus largement rpartis. La plus grande diversit des Membres, conjugue aux diffrences de taux de croissance entre les pays dvelopps et les pays en dveloppement, se traduit par le dclin relatif de la Quadrilatrale (Canada, tatsUnis, Japon et Union europenne) et par la monte des conomies mergentes, comme lAfrique du Sud, le Brsil, la Chine, lInde, lIndonsie, la Malaisie, le Mexique et la Turquie. La politique au sein de ces groupes et entre eux, et leurs relations avec les autres Membres de lOMC, sont beaucoup plus compliques et conflictuelles que durant la priode du GATT. Cela a modifi la conduite de la diplomatie commerciale multilatrale, qui ressemblait autrefois une oligarchie dans laquelle les pays dvelopps se runissaient entre eux dans le salon vert et qui ressemble plus aujourdhui une dmocratie reprsentative sexerant principalement travers des coalitions diverses.

    Le lecteur, voyant quil sagit dune histoire de lOMC, pourrait sattendre ce que ce soit une histoire gnrale du systme commercial multilatral (traitant du GATT de manire approfondie) ou plus spcifiquement une histoire du Cycle de Doha (ne traitant en dtail que dun aspect de lOMC). Ce nest ni lun ni lautre. Il sagit principalement dune histoire de la

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    cration de lOMC et de son volution pendant ses 18 annes dexistence. Le GATT en gnral et le Cycle dUruguay en particulier ny sont traits que pour ce qui concerne les aspects des ngociations qui ont conduit ltablissement de la nouvelle organisation avec ses normes et ses caractristiques propres, comme lengagement unique, le systme de rglement des diffrends remani et le Mcanisme dexamen des politiques commerciales. Quant au Cycle de Doha, il est trait ici comme lune des initiatives prises pendant la priode de lOMC. Sur ce point, lauteur est quelque peu dsavantag car, au moment de la rdaction de cet ouvrage, le sort du Cycle est incertain et peu enviable. On ne sait pas encore si les ngociations seront finalement relances, remplaces, fragmentes ou dfinitivement arrtes. Tant que le Cycle nest pas achev dune manire ou dune autre, il est difficile de placer les ngociations dans leur contexte historique appropri. Cela ne veut pas dire que le Cycle de Doha est pass sous silence dans cet ouvrage. Deux chapitres sont consacrs, respectivement, au lancement et au droulement du Cycle, et dautres examinent ses modalits et les coalitions en prsence. Il faudra ultrieurement analyser en dtail le dnouement de ces discussions et, dans ce contexte, le droulement des ngociations mritera sans nul doute un examen plus approfondi. Pour linstant, on ne peut que spculer sur lissue du Cycle et sur la date laquelle elle adviendra. Le seul point qui semble incontestable est que, durant la priode de lOMC, les forces relatives de la fonction lgislative et de la fonction judiciaire de lorganisation se sont inverses. Par rapport la priode du GATT, o lefficacit du systme de rglement des diffrends tait amoindrie parce que les pays dfendeurs pouvaient bloquer les procdures, le systme de lOMC est beaucoup plus fort et plus frquemment utilis. Mais dans le cadre de lOMC, les Membres ont aussi plus de difficults mener des ngociations que dans le cadre du GATT o il y avait un plus petit nombre de parties contractantes.

    Il convient de faire quelques remarques au sujet des mthodes et des sources utilises dans cette tude. Les sources documentaires, notamment les ouvrages primaires et secondaires, sont videmment en tte de liste. Pour le GATT, il a fallu fouiller dans les archives, qui sont encore en cours de catalogage, mais que les chercheurs se rassurent, les documents sont entre des mains comptentes et seront bientt plus largement disponibles. Les ressources documentaires primaires de lOMC sont dune grande richesse en raison de la prolifration des documents et du caractre plus transparent de linstitution, si bien que le chercheur lembarras du choix. Quant aux sources secondaires, cest un euphmisme de dire, comme Birkbeck (2009 : 13), que [l]a littrature sur la gouvernance et la rforme institutionnelle de lOMC est vaste . Les chercheurs tudient la structure et les processus dcisionnels des organisations internationales depuis la Socit des Nations et les dbuts de lOrganisation des Nations Unies2, et lOMC est tudie de prs depuis sa cration. Le corpus dtudes sur cette institution sest toff depuis lchec des Confrences ministrielles de Seattle (1999) et de Cancn (2003), deux vnements qui ont suscit de profondes rflexions au sein de la communaut du commerce et qui ont amen tablir deux commissions formelles. Cette littrature est consacre en grande partie aux problmes de lOMC et aux solutions possibles, examins notamment dans les travaux des Commissions Sutherland (2005) et Warwick (2007). Je me suis beaucoup appuy sur cette littrature, mais le lecteur comprendra quil ne sagit pas dune tude exhaustive. Lespace ne le permettrait pas.

  • AVANT-PROPOS xiii

    Cette histoire de lOMC est un travail dlibrment clectique, qui explore plusieurs dimensions de lOrganisation, en particulier les trois grandes , savoir le droit, lconomie et la politique. Elle sappuie donc sur des constructions thoriques et des tudes antrieures dans chacun de ces domaines. Il est paradoxal de voir que, alors que les gains tirs du commerce reposent sur une indispensable division du travail, un bon analyste dans ce domaine doit constamment violer ce principe. Quiconque tente de comprendre le fonctionnement de lOMC sur la base dune seule discipline est condamn lchec. Je me suis donc efforc de montrer que cette organisation est la croise de ces trois chemins, et de quelques autres aussi, et quil faut en parcourir toutes les traces crites pour comprendre comment elle fonctionne. Jai surtout cherch prsenter les faits sans les ordonner dune manire linaire qui aurait t trompeuse et en veillant ce que lanalyse soit la fois comprhensible pour le profane, et instructive pour les spcialistes. Si passionnant que puisse tre le dbat sur les thories et les points de dtail pour les tenants dapproches intellectuelles diffrentes, cet exercice risque de dgnrer rapidement en une argumentation qui en a amen plus dun employer le terme acadmique comme synonyme de non pertinent , inutile ou fastidieux . Ce livre nest ni une dfense ni une critique des thories dveloppes dans les domaines connexes de lconomie du commerce, du droit, de lconomie politique, de la ngociation et des nombreuses autres disciplines qui peuvent tre invoques dans ltude du comportement des acteurs nationaux, des ngociateurs, des groupes spciaux chargs du rglement des diffrends ou des organisations internationales. Par souci de transparence, je dois cependant reconnatre que je suis, par formation et par disposition, un spcialiste des sciences politiques et qu ce titre, je mintresse peuttre plus aux aspects politiques de la question que si jtais un juriste ou un conomiste.

    Cet clectisme amnera peuttre certains lecteurs se demander quelles hypothses sont avances ici pour expliquer les causes des vnements relats. Des forts entires ont t sacrifies pour imprimer des livres dans lesquels historiens et philosophes se disputent sur le point de savoir si ce sont les individus, les ides, les ressources ou le hasard qui font lhistoire. En fait, tout dpend des individus , dit Peter Sutherland, car il ny a pas de mare inexorable dvnements humains .3 Cela est peuttre vrai, et lhistoire de lOMC pourrait alors tre considre comme le produit de dcisions prises par un petit cercle de personnes indispensables. Mais ce serait trop rducteur, et il faudrait tre un romantique du genre de Byron pour croire que le cours de lhistoire est dtermin uniquement par des individus dont les actions sont dcisives. Lhistoire de lOMC ne peut pas sexpliquer uniquement par la thorie du grand homme et lon aurait tort de lattribuer entirement aux ides inspires dconomistes et de thoriciens du droit, ou de voir en elle une superstructure institutionnelle reposant sur une base matrialiste, ou le simple rsultat alatoire de chocs exognes tels que la fin de la guerre froide ; en fait, cest la combinaison de tout cela la fois. Dans le rcit qui suit, je tente dattribuer aux individus ce qui leur revient, tout en situant les dcisions quils ont prises ou nont pas prises dans un contexte qui tient compte de ce qui leur a donn la possibilit de faire de tels choix.

    Examinons comment ces diffrents facteurs influent sur deux vnements importants dcrits dans ce livre, savoir la cration de lOMC et les difficults du Cycle de Doha. Le premier

  • xiv HISTOIRE ET AVENIR DE LORGANISATION MONDIALE DU COMMERCE

    vnement naurait pas t un succs sans les ides et les actions de personnages qui ont jou un rle dcisif : lOMC nexisterait pas si le juriste amricain John Jackson ne lavait pas conue, si des hommes dtat canadiens navaient pas traduit ses ides en propositions concrtes et si des dirigeants comme M.Sutherland navaient pas veill jusquau bout la russite du Cycle dUruguay. Mais les ides et les actions de ces penseurs et de ces acteurs seraient peuttre restes lettre morte sils navaient pas eu la chance dans une priode doptimisme o les pays dvelopps clbraient leffondrement du communisme, o les pays en dveloppement se tournaient vers des solutions axes sur le march et o les rcessions semblaient appartenir au pass. En outre, la proposition est arrive un moment o le systme dans son ensemble tait encore dispos laisser un petit nombre de ses membres tenir les rnes. Si les ides et les individus taient les seuls facteurs dterminants, le Cycle de Doha serait sans doute achev lheure quil est. Il est structur, pour lessentiel, de la mme manire que le Cycle dUruguay qui la prcd, et lui non plus na pas manqu de leadership inspir et inspirant, mais il sinscrit dans une poque o la prudence lemporte sur loptimisme et o le pouvoir est moins concentr. Dans ce cycle, les ngociateurs se sont heurts des obstacles beaucoup plus grands que leurs prdcesseurs, certains extrieurs au systme commercial et dautres quils ont crs euxmmes, et ils nont pas russi jusqu prsent les surmonter. Tout comme la russite de la premire priode ne peut sexpliquer par un seul facteur, les difficults de la seconde ne peuvent pas tre imputes une cause unique.

    Les efforts que jai faits, tout au long de cet ouvrage, pour viter lesprit partisan susciteront peuttre lexaspration de certains lecteurs. Lobjectivit est une vertu cardinale dans la tradition universitaire dans laquelle jai t form, et, de ce fait, ne me suis jamais senti laise avec les tudes qui ne font gure de distinction entre lanalyse et lapologie. Cette confusion est peuttre plus souvent pratique dans les tudes de politique commerciale que dans dautres domaines, car bien souvent, les partisans de louverture des marchs sont tellement convaincus du bienfond de leur position et se sentent tellement assaillis par leurs dtracteurs quils ne laissent passer aucune occasion de dfendre leur cause. Les opposants du libre march sont tout autant enclins truffer leurs exposs dune foule de commentaires et ont peuttre plus tendance que leurs adversaires avancer des arguments ad hominem. Une histoire crite partir de ces points de vue opposs prendrait parti, critiquerait les positions prises par certains pays ou certains dcideurs et distribuerait les louanges et les blmes en fonction de critres implicites ou explicites concernant la bonne prescription pour les politiques publiques. Ce nest pas mon but. Je sais que la vritable objectivit est illusoire, car nul dentre nous ne peut chapper entirement ses prjugs (surtout ceux dont nous navons pas conscience), mais je me suis quand mme efforc dtre aussi impartial dans mon traitement des faits, des vnements, des arguments et des analyses que lexigeait mon dsir de prsenter un rcit factuel et cohrent. Les mmes remarques sappliquent quiconque attendrait de ce livre quil jette lopprobre sur certains individus qui pourraient tre montrs du doigt. Parmi les nombreux ngociateurs, prsents et passs, que jai interviews, beaucoup avaient des ides bien arrtes sur les responsables de lchec apparent du Cycle de Doha ou des lacunes perues dans la gestion de lOMC ou dautres problmes analogues. Jai aussi constat que lobjet de ces critiques tait trs vari, certains commentateurs blmant prcisment les personnes que dautres louaient, et vice versa. Jen ai conclu que je ne

  • AVANT-PROPOS xv

    pouvais esprer mettre de lordre dans ces opinions divergentes sans contrevenir la rgle gnrale de limpartialit. Il suffira de dire que, si les dcideurs Genve vitent gnralement de critiquer leurs pairs il est rare, par exemple, quun ambassadeur en critique nommment un autre , ils se montrent moins rticents lorsquil sagit de critiquer des personnes plus haut places, quil sagisse de ministres, de premiers ministres ou de prsidents dautres pays, mais pas le leur, sans oublier chacun de ceux qui ont occup le poste de Directeur gnral de lOMC.

    Lhonntet moblige confesser que je manque dobjectivit sur deux points. Lun concerne le sige de lOMC, le Centre William Rappard. Cest mon avis lun des deux seuls btiments vritablement beaux servant de sige des organisations internationales.4 Lautre point tient la grande estime que jai pour la communaut du commerce Genve, qui est compose de centaines de personnes qui, malgr leurs divergences sur les questions politiques et les politiques publiques, partagent un mme dvouement leur tche. Au cours des dernires dcennies, jai eu le temps de connatre et dadmirer beaucoup dentre eux et jai profit des occasions que moffrait mon travail pour madonner un peu ce que les anthropologues appellent lobservation participante. Le membre type de cette communaut diplomatique restreinte peut ngocier dans au moins deux langues, converser dans trois, jurer dans quatre et commander un dner dans au moins cinq. Beaucoup dentre eux matrisent lart de paratre frais et dispos aux runions ds 9 heures du matin, mme sils se trouvent six fuseaux horaires de Genve et si le dcalage horaire les a obligs se rveiller deux heures seulement aprs stre endormis. Lors des confrences ministrielles ou des autres runions importantes, ils peuvent si ncessaire ngocier 24 heures sur 24 pendant deux ou mme trois jours daffile. Leurs bureaux sont souvent orns de cadres contenant leurs titres et diplmes et les loges de leurs ministres, parfois ct duvres dart dont le seul point commun est que leurs pays dorigine correspondent aux diffrents lieux daffectation de leur propritaire. Les tiroirs de leur bureau contiennent plemle des billets de banque froisss rapports de missions, des cbles de connexion, des prises dadaptateurs, des articles de toilette format voyage, des cartes gold grand voyageur et des formulaires de remboursement de frais de voyage attendant dtre remplis. Ils gardent porte de main dpais passeports remplis de tampons apposs dans les grands aroports et des visas pleine page avec hologrammes multicolores quaffectionnent les pays qui nattirent que les diplomates les plus zls et les touristes aventureux. Ils sont intressants regarder.

    Une remarque simpose au sujet des noms. Les titres des personnes et les noms des lieux utiliss dans cet ouvrage sont ceux qui taient utiliss lpoque des vnements relats. Hong Kong, par exemple, ne sappelle Hong Kong, Chine que depuis le 1er juillet1997. La mme rgle gnrale sapplique aux anciens tats comme la Tchcoslovaquie et lUnion sovitique qui ont t fractionns en units plus petites. Dans le cas de lUnion europenne, lexpression Communaut europenne est employe pour plus de simplicit jusqu ce que lUnion europenne acquire la personnalit juridique le 1er dcembre 2009 (avant cela, lappellation officielle lOMC tait Communauts europennes ). Pour les personnes, les titres par lesquels elles sont dsignes correspondent leur statut au moment des vnements. Les hommes dtat britanniques qui ont chang de rang dans le Peerage de

  • xvi HISTOIRE ET AVENIR DE LORGANISATION MONDIALE DU COMMERCE

    Burke, comme Lord Brittan et Lord Mandelson, sont dsigns par leur titre actuel lorsquil est fait rfrence des dclarations ou des crits rcents et par leur titre antrieur quand les vnements rapports sont plus anciens.

    En tant quhistoire caractre biographique, cette tude sappuie non seulement sur des documents disponibles dans le domaine public, sur les archives de lOMC et sur des sources secondaires, mais aussi sur des renseignements obtenus grce des entretiens et des changes de correspondance avec les participants. Mon traitement de ces dernires sources appelle quelques explications. Lorsque Thucydides raconta la Guerre du Ploponnse, il ne put consigner exactement les discours, car rendre de mmoire, dans des termes prcis, les discours qui furent tenus tait difficile ; il les rapporta donc comme il [lui] a sembl que les orateurs devaient surtout avoir parl dans les circonstances o ils se trouvaient, [se] tenant toujours, pour le fond des penses, le plus prs quil tait possible de ce qui avait t dit en effet .5 Le miracle de la modernit est que lenregistreur numrique, conjugu aux principes de lintgrit acadmique, mempche dexercer la mme sorte de crativit. Je me suis cependant rserv une certaine latitude dans la faon dont je restitue les propos de mes interlocuteurs. Jai quelque peu lagu les phrases en supprimant les hum et les ah, les faux dparts ou les rptitions et les mots tampons souvent employs dans la langue parle quand on cherche retrouver des souvenirs, et jai aussi corrig les erreurs grammaticales faites couramment (mais pas exclusivement) par ceux dont langlais nest pas la premire langue. Pour prendre un exemple extrme et hypothtique, une phrase parle qui pourrait tre transcrite trs prcisment comme : Vous savez, il se plaignait tout le temps, il se plaignait propos des rgles dorigine et, hum, propos de [pause] questce que ctait dj ? Ah oui ! la progressivit des droits serait rendue ainsi : Il se plaignait tout le temps propos des rgles dorigine et de la progressivit des droits . Je nai jamais ajout de noms, dadjectifs ou dadverbes que navait pas utiliss mon interlocuteur, et, si jai modifi des verbes, ctait seulement pour respecter la conjugaison. Quant la mention des sources, jai presque toujours indiqu lauteur et la date mais, dans quelques cas, jai choisi de ne pas citer lentretien ou de le citer en conservant lanonymat de mon interlocuteur. Je lai fait tantt pour ne pas lembarrasser (certaines personnes peuvent tre trs franches, mme quand lenregistreur est bien en vue) et tantt pour rendre le mme service aux personnes dont il est question. Jai aussi donn aux personnes interroges la possibilit de revoir et de clarifier les passages cits, car il me semble plus important de relater exactement leurs souvenirs et leurs ides que de transcrire prcisment leurs paroles. Dans les cas o les changements quils ont apports taient plus que mineurs, je lai signal en mentionnant correspondance de lauteur avec plutt qu entretien de lauteur avec et en indiquant la date de la correspondance plutt que celle de lentretien initial.

    Pour crire lhistoire contemporaine, on utilise davantage de sources primaires, ce qui peut tre la fois un avantage et un inconvnient. Quiconque a t form lhistoriographie (comme je lai t il y a 40 ans) ou est pass lcriture concrte de lhistoire (comme je lai fait il y a quelques annes) sait que les sources vivantes peuvent appartenir trois catgories problmatiques : les personnes qui font encore partie du jeu et se sentent donc obliges de respecter la ligne du parti, surtout tant que le rsultat du Cycle de Doha reste incertain ; celles qui se sont retires du jeu peu de temps auparavant et qui cherchent mettre en avant leur participation, soit en sattribuant le mrite des progrs accomplis, soit en ludant les critiques ;

  • AVANT-PROPOS xvii

    et celles qui ne participent plus au jeu depuis longtemps et qui invoquent une mmoire dfaillante rellement ou par tactique lorsquon leur demande de divulguer des dlibrations internes leur pays ou les concernant directement. Heureusement, ce cynisme nest que rarement justifi, et je suis reconnaissant tous ceux qui mont gnreusement offert leur temps, leurs souvenirs et leurs ides. Je suis particulirement redevable ceux qui sont alls audel de mes questions immdiates sur la squence des vnements auxquels ils ont particip. Les observations faites par Ujal Bhatia, PascalLamy et John Weekes au cours de nos entretiens mont aid reformuler ou rorienter mes questions dune manire laquelle je navais pas song auparavant. La franchise moblige cependant reconnatre que mes interlocuteurs ne se sont pas tous montrs aussi coopratifs. Parfois, les choses les plus intressantes que certains avaient dire, voquant des vnements peu connus ou donnant un avis peu flatteur sur leurs homologues, taient immdiatement prcdes ou suivies par une dclaration demandant de ne pas lui attribuer ces propos. Lhistorien ne doit pas prendre ces choses personnellement. Si les ngociateurs savent pertinemment quils ne doivent pas sattendre ce que leurs partenaires rvlent le fond de leur pense et si les diplomates comprennent que ce quils se disent nest pas toujours sincre et complet, le spcialiste des sciences sociales ne doit pas avoir despoirs irralistes.

    Le lecteur remarquera aussi que je tente souvent de quantifier les tendances. Quand cela est possible, je minspire de Sir William Petty, qui expliquait il y a plus de trois sicles que sa mthode d arithmtique politique tait fonde non seulement sur des termes comparatifs et superlatifs et des arguments intellectuels mais quil choisissait de sexprimer en termes de nombres, poids ou mesures, de navoir recours qu des arguments tombant sous les sens et de ne prendre en considration que les causes qui ont de visibles fondements dans la nature (Petty, 1690 : 244). Cest dans cet esprit que je propose diverses statistiques descriptives sur les caractristiques conomiques fondamentales des Membres de lOMC et sur leurs relations entre elles, gnralement au moyen de sries chronologiques qui comparent la priode de lOMC et celle du GATT et qui font une distinction entre diffrentes phases de la priode de lOMC, ou des deux. Je me suis cependant limit volontairement la prsentation de statistiques descriptives en vitant les statistiques infrentielles. Tout en sachant que, sur certains points, je pourrais invoquer plus efficacement une relation statistique en proposant une rgression qui montre la relation entre une variable dpendante donne et un ensemble de variables indpendantes, je sais aussi que cest le plus sr moyen de perdre la moiti de mes lecteurs. Chaque fois que jai d choisir entre laccessibilit et la rigueur analytique, jai opt pour la premire.

    Je dois une immense reconnaissance plusieurs personnes qui mont aid dans mes recherches et dans la rdaction de cet ouvrage. Je naurais rien pu crire sur les origines de lOMC sans laide indfectible de Debra Steger, qui a partag avec moi ses souvenirs et ses rflexions sur ce sujet et sur dautres. Debra Steger et Bill Crosbie mont aussi apport une aide prcieuse pour organiser les entretiens et mettre ma disposition les archives canadiennes. Jexprime aussi ma reconnaissance Julio Lacarte qui est aussi grande que mon admiration pour son exprience, sa comptence et ses ralisations. Je remercie les nombreux membres du Secrtariat de lOMC qui mont aid exhumer les faits, les donnes, les documents et les

  • xviii HISTOIRE ET AVENIR DE LORGANISATION MONDIALE DU COMMERCE

    photographies et revoir le manuscrit pour en corriger les erreurs ou les omissions. Je remercie en particulier Rolf Adlung, RobAnderson, Trineesh Biswas, Cathy Boyle, Maria Bressi, Antonia Carzaniga, Isabelle Clestin, Victor do Prado, Johann Human, Patrick Low, Hamid Mamdouh, Serafino Marchese, Juan Marchetti, Anthony Martin, Ross McRae, Anna Caroline Mller, Laoise NiBhriain, Maika Oshikawa, Peter Pedersen, Cedric Pene, Maria PrezEsteve, Paulette Planchette, Shishir Priyadarshi, Keith Rockwell, Martin Roy, Marta Soprana, Antony Taubman, Raul Torres, Lee Tuthill, Janos Volkai et Rufus Yerxa. Je dois aussi des remerciements particuliers Maria Verastegui, sans qui lappendice bibliographique aurait t impossible raliser. Ankur Mahanta ma aimablement aid tablir les tableaux du chapitre 7. Jai bnfici des observations et des critiques de Clem Boonekamp, Arancha Gonzlez, David Hartridge, Bernard Hoekman, Alejandro Jara, Gabrielle Marceau et Ramon Torrent. Et surtout, je suis reconnaissant Pascal Lamy davoir donn son accord et son soutien ce projet. Toute erreur qui subsisterait serait entirement de mon fait.

    Je termine en exprimant mes regrets pour la longueur de cet ouvrage. Les ngociateurs commerciaux dfinissent parfois les services comme tout ce qui ne fait pas mal quand a tombe sur les pieds et, si lon sen tient cette dfinition, la version imprime de ce livre nest pas un service. Avec mes excuses pour les pieds des lecteurs, je ne puis que reprendre la phrase de Pascal : Je nai fait celleci plus longue que parce que je nai pas eu le loisir de la faire plus courte. 6

    Craig VanGrasstekWashington (D.C.)

    Juin 2013

  • AVANT-PROPOS xix

    Notes finales

    1 Voir Une nouvelle politique commerciale pour lEurope dans le cadre de la stratgie Europe 2020, rsolution 2010/2152 (INI) du Parlement europen, 27septembre2011.

    2 Voir, par exemple, Koo (1947) et McIntyre (1954). Pour un examen des principales tendances thoriques de ces tudes pendant les 50 premires annes, voir Martins et Simmons (1998).

    3 Entretien de lauteur avec M.Sutherland, 18janvier2013.

    4 Le seul autre btiment rpondant ce critre est le sige (dpourvu de nom) de lOrganisation des tats amricains (OEA) Washington (D.C.).

    5 Histoire de la Guerre du Ploponnse, livre premier, chapitre premier, paragraphe 22. Traduction de Jean Alexandre Buchon.

    6 Blaise Pascal, Lettres provinciales , lettre XVI du 23octobre1656.

  • Les fondements de lOMC

    Partie I

    Chapitre 1 Thorie et pratique du systme commercial multilatral 3

    Chapitre 2 Cration du systme commercial multilatral 39

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    Thorie et pratique du systme commercial multilatral

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    Le prjug qui bannirait ou couronnerait un domaine quelconque de la connaissance ou une facult quelconque de lesprit traduit non seulement une erreur de jugement, mais une absence de cette honntet intellectuelle qui est insparable dune dvotion sincre et pure au vrai.

    George BooleLes lois de la pense (1854)

    Introduction

    La pense est mre de laction, et le systme commercial multilatral naurait jamais t construit sil navait dabord t imagin. LOrganisation mondiale du commerce (OMC) nest pas le produit dune seule ide, pourtant, ni mme dune seule cole de pense. Elle reprsente en fait un point de convergence et parfois de friction entre trois domaines distincts de la thorie et de la pratique. Le droit, lconomie et la politique ont, chacun, renforc et limit la capacit des pays cooprer pour crer et maintenir un systme fond sur des rgles et dont les membres, trs disparates par leur niveau de dveloppement conomique et leur puissance politique, travaillent ensemble pour rduire les obstacles au commerce. Il convient donc de commencer cet expos par un examen de la prhistoire intellectuelle de lOMC et des dbats contemporains entourant ces trois domaines.

    La construction dun ordre commercial multilatral naurait pas t possible sans la conjonction de trois grands facteurs : lmergence de deux ides et la rsolution dun paradoxe. La premire ide est que les pays sont souverains et matres de leur destin et que la meilleure faon dexercer la souverainet est de conclure des accords contraignants avec les autres tats, fixant des limites volontaires et mutuelles lexercice de cette souverainet. Il fallait donc concevoir et appliquer un droit international nonant les formes et les rgles de la diplomatie, du protocole, des traits, des confrences et de ltablissement dorganisations internationales. Les premiers pas vers la cration du systme juridique moderne ont t inspirs par les spculations sur le droit naturel, aux XVIIe et XVIIIe sicles, mais il a fallu attendre que les tats se dotent dun corpus de droit positif fond sur des traits pour quapparaisse un vritable rgime de droit international. LOMC est lexpression de cette ide, mais elle est confronte au fait que les tats ont cr dautres organisations internationales (ce qui pose des problmes de cohrence) tout en veillant jalousement leur souverainet (ce qui limite leur volont de ngocier des engagements et de les mettre en uvre).

  • 4 HISTOIRE ET AVENIR DE LORGANISATION MONDIALE DU COMMERCE

    La deuxime ide, qui est aussi la plus importante pour cet aspect prcis de lordre international, est que les pays peuvent bnficier mutuellement dune plus grande libert des changes commerciaux. Les dcideurs politiques ne libraliseront les marchs que sils estiment quil est dans lintrt individuel et collectif de leur pays de profiter dune division internationale du travail fonde sur lavantage comparatif et les conomies dchelle. la diffrence de la science politique et du droit, ltude systmatique de lconomie est relativement rcente. tant donn quelle est apparue plus de deux millnaires aprs le dbut de ltude scientifique de lhistoire et de la politique par les Grecs, la rapidit avec laquelle les conomistes du commerce ont dvelopp les ides fondamentales de leur discipline est tout fait remarquable (voir le tableau 1.1). Les principaux arguments intellectuels en faveur de louverture des marchs ont t labors la fin du XVIIIe sicle et au dbut du XIXe sicle. Ils ont supplant les anciennes doctrines mercantilistes selon lesquelles richesse et puissance taient interchangeables, le commerce tant considr comme la conduite de la comptition internationale par des moyens autres que la guerre. Lobjectif essentiel du mercantilisme tait de grer les changes de manire accrotre les exportations, rduire les importations et crer ainsi des excdents commerciaux afin daccumuler de lor et de largent, mtaux prcieux qui pouvaient servir, en cas de besoin, la constitution darmes, de flottes et dautres instruments de puissance. Lmergence dides conomiques plus coopratives, conjugue ltablissement dun systme tatique fond sur des rgles, a donn aux pays les motifs et les moyens de ngocier des traits instaurant des relations conomiques plus troites. Bien que les fondements intellectuels du librechange soient tout fait remarquables, ils sont loin de faire lunanimit. Les tenants de louverture des marchs ont sans cesse d affronter les critiques du bienfond et des implications de leurs ides.

    Le troisime facteur concerne la puissance et son paradoxe. Les ides juridiques et conomiques qui soustendent le systme commercial visent crer un ordre mondial dans lequel la puissance jouerait un rle moindre et les pays les plus puissants seraient lis par le droit ou par la reconnaissance de leurs intrts mutuels. Pourtant, la puissance tait indispensable pour tablir un ordre international. Sans laction de deux pouvoirs hgmoniques successifs, qui se sont tous deux employs crer et maintenir un rgime daccords commerciaux visant ouvrir les marchs, les ides juridiques et conomiques sur lesquelles repose le systme commercial multilatral nauraient sans doute jamais t mises en pratique. La GrandeBretagne a jou ce rle du milieu du XIXe sicle au dbut du XXe sicle, suivie par les tatsUnis, aprs la priode trouble de lentredeuxguerres, marque par labsence de leadership. Le systme daccords commerciaux bilatraux lis et ngocis par les pays lpoque de lhgmonie britannique a t remplac, sous lgide des tatsUnis, par lAccord gnral sur les tarifs douaniers et le commerce (GATT), prcurseur de lOMC. Ces deux grandes puissances ont aid tablir et appliquer des rgles garantissant une galit juridique et des possibilits conomiques dautres tats qui, en des temps plus anciens, auraient subi lexercice plus brutal dun pouvoir unilatral.

    Ce chapitre analyse chacun de ces trois facteurs, et la faon dont tantt ils se renforcent tantt ils saffaiblissent mutuellement. Il procde en trois tapes. Il examine tout dabord lvolution des fondements juridiques, conomiques et politiques (dans cet ordre), et la faon

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    dont ils ont conduit la cration du systme commercial. Cette volution sculaire de la thorie et de la pratique a abouti la cration du GATT en 1947, et explique dans une large mesure le dveloppement de lOMC. Mais, dans le contexte actuel, ces trois facteurs peuvent tre considrs moins comme des fondements que comme des dfis ; do la deuxime tape de lanalyse, qui examine les dfis juridiques, conomiques et politiques qui se posent lOMC, en soulignant que le changement lemporte sur la continuit entre lancien et le nouvel ordre, au point que lon est tent de parler de dsordre . Les annes coules depuis la cration de lOMC ont t marques par des changements rapides dans la conduite du commerce et dans ses consquences pour la rpartition de la richesse et du pouvoir. La troisime et dernire partie de lanalyse donne un bref aperu de la faon dont les thmes abords dans ce chapitre sont dvelopps dans le reste du livre.

    Un exercice de synthse simpose ici car il nous faut rsumer en quelques pages plusieurs sicles de dbats et dvolution. Nous traiterons sparment les questions juridiques, conomiques et politiques, mais le lecteur notera que les frontires entre ces domaines sont souvent imprcises, tant dans la thorie que dans la pratique. Les exemples de croisements fconds abondent, en particulier entre les pionniers intellectuels de ces trois domaines. Par

    Tableau 1.1. Les fondements juridiques, conomiques et politiques dun systme commercial multilatral : principaux jalons

    c. 395 BCE

    Dans son Histoire de la guerre du Ploponnse, Thucydide inaugure la tradition raliste dans la thorie et la pratique du gouvernement, selon laquelle les forts exercent leur pouvoir et les faibles doivent leur cder .

    1532 Le Prince (Il Principe) de Nicolas Machiavel est lnonc classique de la realpolitik au dbut de lre moderne.

    1625Le droit de la guerre et de la paix (De Jure Belli ac Pacis), dHugo Grotius, est le premier texte traitant de droit international. Fond principalement sur le droit naturel, plus que sur le droit positif, il prne la libert des mers.

    1648Le trait de Westphalie met fin la guerre de Trente ans et institue le principe de souverainet et dgalit juridique des tats.

    1748 Dans De lesprit des lois, Montesquieu souligne la nature pacifique du commerce.

    1758Le Droit des gens, ou Principes de la loi naturelle dEmer de Vattel marque un tournant dans lvolution du droit naturel vers le droit positif comme fondement du droit international.

    1776Dans La Richesse des nations (Inquiry into the Nature and Causes of the Wealth of Nations), AdamSmith dveloppe la premire argumentation cohrente en faveur des avantages conomiques du librechange.

    1791Le Rapport sur les manufactures (Report on Manufactures) dAlexander Hamilton formule la premire critique du librechange du point de vue dun pays en dveloppement.

    1795Dans son essai Du projet de paix perptuelle (Zum Ewigen Frieden), Immanuel Kant lance le premier appel en faveur dorganisations internationales.

    18141815

    Le Congrs de Vienne est la premire tentative du monde moderne pour tablir un systme de maintien de la paix fond sur le droit international et lorganisation des nations.

    1815Cre Vienne, la Commission centrale pour la navigation du Rhin peut tre considre comme la premire organisation commerciale rgionale.

    1817Dans son trait Des Principes de lconomie politique et de limpt (On the Principles of Political Economy and Taxation), David Ricardo dveloppe la thorie de lavantage comparatif, donnant une base universelle au librechange.

    1865 LUnion tlgraphique internationale est la premire organisation internationale moderne.

    1899La Confrence internationale de la paix, tenue La Haye, adopte la Convention pour le rglement pacifique des conflits internationaux et tablit la Cour permanente darbitrage (en 1902).

    1919 Cration de la Socit des Nations et de lOrganisation internationale du travail, ayant leur sige Genve.

  • 6 HISTOIRE ET AVENIR DE LORGANISATION MONDIALE DU COMMERCE

    exemple, Hugo Grotius a t le premier penseur du droit international, mais il tait plus enclin parler de justice que de droit, et on pourrait le qualifier de libral. De mme, ceux qui voient dans Adam Smith le libral par excellence pourraient tre surpris de constater combien cet conomiste trs politique tait un homme de lpoque guerrire o il vivait. On ne pourrait pas dire non plus que tous les spcialistes de la science politique sont des descendants intellectuels de Thucydide ou de Machiavel. Nombre dentre eux voient plus de coopration que danarchie dans les relations internationales et sont, par nature, plus libraux que ralistes, tandis que dautres empitent sur le terrain des juristes en considrant les institutions du point de vue du droit public. En bref, les limites qui sont censes sparer ces disciplines ne sont pas toujours respectes. Si elles ltaient, lOMC naurait peuttre jamais vu le jour.

    Fondements juridiques et institutionnels

    Les organisations internationales sont avant tout une expression du droit international, et le droit est au cur de lOMC. Selon une analyse (Birkbeck, 2009 : 15), la plupart des tudes sur la gouvernance et la rforme institutionnelle dans le cadre de lOMC reconnaissent quun objectif central de lOrganisation, sinon son objectif central, devrait tre de prserver une approche du commerce international stable, multilatrale et fonde sur des rgles . Le droit renforce la certitude dans les relations entre tats et freine ce qui serait sans cela la poursuite chaotique et autodestructrice de lintrt national. Les dcideurs dun pays ne devraient douter ni de leurs propres engagements ni de ceux de leurs partenaires commerciaux. Par exemple, les entreprises devraient savoir quels obstacles tarifaires et non tarifaires elles doivent franchir pour offrir des biens et des services sur un march tranger. Cette certitude repose sur le corpus de droit de plus en plus important issu des traits ngocis par les tats et des dcisions par lesquelles ils sont interprts et appliqus.

    Thoriquement, les tats pourraient libraliser le commerce sans recourir au droit international et la ngociation daccords contraignants, chacun ayant la possibilit douvrir son march de faon autonome. Ils pourraient aussi sentendre bilatralement de manire tacite : un paysB pourrait rpondre en nature aux mesures de libralisation autonomes prises par un paysA. Cette forme de libralisation tait en vogue en GrandeBretagne au milieu du XIXe sicle. Elle avait t dfendue, dans son principe, par lconomiste John Stuart Mill (18061873) et, dans la pratique, par lindustriel et homme politique Richard Cobden (18041865). Mill pensait quun pays serait avantag par la libralisation unilatrale de son commerce mme sans rciprocit de la part de ses partenaires commerciaux, et Cobden estimait que les responsables politiques des autres pays taient plus enclins ouvrir leur propre march si cela ntait pas peru comme une concession faite aux Anglais.1 En 1846, labrogation unilatrale des Corn Laws (Lois sur le bl) protectionnistes par la GrandeBretagne a t le premier grand pas vers le librechange en Europe, prcdant la ngociation du trait CobdenChevalier avec la France en 1860. Anne charnire, 1846 a vu une autre forme de libralisation autonome, plus complique, le Canada et les tatsUnis engageant une srie, unique en son genre, de ngociations tacites au terme desquelles chaque partenaire a promulgu une loi rduisant les droits de douane sur les produits prsentant un intrt pour son voisin. Cet arrangement, trouv sans accord explicite entre les parties, a prcd de huit ans la conclusion du premier (et phmre) accord de

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    librechange entre les deux pays nordamricains.2 Le mme phnomne peut tre observ de nos jours : certains pays dcident de libraliser en abaissant les droits de douane de faon autonome, et ces dcisions peuvent tre confortes par llargissement des chanes de production multinationales. Ces exemples historiques et contemporains ont certes quelque chose dintrigant, mais les rsultats de la libralisation autonome ou tacite ne durent que tant que les pays ont la volont de sen tenir aux dcisions quils ont prises librement. Toutes les mesures douverture des marchs qui ne sont pas solennellement inscrites dans des traits peuvent tre phmres.3

    Les origines du droit international

    Le dveloppement du systme tatique et du droit international a prcd lmergence des ides conomiques modernes. Nanmoins, ltablissement du droit international visait ds le dpart promouvoir des relations conomiques pacifiques. Hugo Grotius (15831645) est gnralement reconnu comme le fondateur du droit international et, en tant que dfenseur de la libert des mers, il a t un pionnier de la tradition du librechange. une poque o le droit international tait plus une aspiration quun fait, Grotius a fond son raisonnement sur lexistence dun droit naturel. Son trait De Jure Belli ac Pacis (Le droit de la guerre et de la paix) (1625) anticipe dun sicle et demi la justification conomique de louverture des marchs. Plusieurs autres penseurs politiques de lpoque estimaient galement que la libert du commerce exerait une influence pacifique sur les pays, associant louverture des marchs la paix et le protectionnisme la guerre.4

    Grotius est mort trois ans avant la conclusion de la Paix de Westphalie en 1648, trait qui a mis fin aux conflits religieux de la guerre de Trente ans et a servi de base une nouvelle conception de la souverainet des tats. Dans le systme westphalien, tous les tats sont rputs tre indpendants et juridiquement gaux, chacun jouissant dun droit fondamental dautodtermination et tant libre de lingrence des puissances trangres. Les tats ont aussi le droit de conclure des traits celui de Westphalie nen tant quun parmi beaucoup dautres par lesquels ils tablissent leurs obligations juridiques mutuelles. Le trait de Westphalie est connu pour ses dispositions en matire de guerre et de paix, mais il visait aussi rtablir le commerce. larticle LXIX, par exemple, les signataires conviennent de ce qui suit :5

    Et dautant quil importe au public que la paix tant faite, le commerce refleurisse de toutes parts on est convenu cette fin que les tributs, et pages, comme aussi les abus de la bulle brabantine et les reprsailles et arrts qui sen seront ensuivis, avec les certifications trangres, les exactions, les dtentions, de mme les frais excessifs des postes, et toutes autres charges, et empchements inusits du commerce et de la navigation qui ont t nouvellement introduits son prjudice et contre lutilit publique et l dans lEmpire, loccasion de la guerre, par une autorit prive, contre tous droits et privilges, sans le consentement de lEmpereur et des lecteurs de lEmpire, seront tout fait ts ; en sorte que lancienne sret, la juridiction et lusage tels quils ont t longtemps avant ces guerres, y soient rtablis et inviolablement conservs aux provinces, aux ports et aux rivires.

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    Le trait a donc t lorigine dune tradition qui veut que les tats europens profitent du rtablissement de la paix aprs un conflit majeur pour rtablir les liberts commerciales qui existaient avant celuici et mme pour assurer un niveau douverture jamais atteint avant les hostilits. Ces tats allaient tre beaucoup moins heureux en ngociant le trait de Versailles aprs la Premire Guerre mondiale, mais cest le mme lan qui a donn naissance au GATT aprs la Seconde Guerre mondiale. Et certains considrent que la cration de lOMC faisait partie des dividendes de la paix conscutifs la fin de la Guerre froide.

    Au cours du sicle qui a suivi la ngociation du trait de Westphalie, le droit international est devenu une discipline plus systmatique, comme le montre Le Droit des gens, ou Principes de la loi naturelle (1758) dEmer de Vattel (17141767). Cet ouvrage trs lu lpoque est rest un guide pendant une bonne partie du XIXe sicle. Toutefois, les concepts conomiques qui le soustendent taient encore primitifs, Vattel reprenant son compte les vues mercantilistes qui prvalaient parmi les hommes dtat de son temps. Dixhuit ans avant quAdam Smith ne publie ses Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations, Vattel crivait ceci :

    Le conducteur de la nation doit veiller soigneusement encourager le commerce avantageux son peuple, et supprimer ou restreindre celui qui lui est dsavantageux. Lor et largent tant devenus la commune mesure de toutes les choses commerables, le commerce qui apporte dans ltat une plus grande quantit de ces mtaux, quil nen fait sortir, est un commerce avantageux ; et au contraire celuil est ruineux, qui fait sortir plus dor et dargent quil nen apporte : cest ce quon appelle la balance du commerce. Lhabilet de ceux qui le dirigent consiste faire pencher cette balance en faveur de leur nation (chapitre VIII, paragraphe98).

    Ce passage illustre un point juridique important concernant le systme commercial : les juristes peuvent tre, dans ce domaine comme dans dautres, des dfenseurs efficaces de leurs clients, mais lorientation de leur plaidoyer dpend des objectifs de ces derniers. En dfendant le mercantilisme, Vattel ne faisait qupouser les ides de son poque. Le systme de lois et de traits que les pays taient alors en train de mettre en place allait savrer adaptable aux nouvelles ides conomiques qui allaient voir le jour la gnration suivante.

    La forme prise par les accords commerciaux, et mme le langage employ par les ngociateurs jusqu ce jour doivent plus au mercantilisme tel quinterprt par les juristes quau librechange prn par les conomistes. Les engagements pris par les pays pour rduire ou liminer les droits de douane sont invariablement appels des concessions , ce qui sousentend que toute rduction du mur tarifaire implique le renoncement une chose de valeur mme si cest en change de concessions rciproques de la part des pays partenaires. Des conomistes politiquement perspicaces parleraient plutt d investissements pour qualifier ces limitations mutuelles acceptes par les pays dans le cadre des accords commerciaux.

    Une partie de la terminologie employe par les juristes a des origines plus anciennes. Lorsque les pays ont commenc ngocier des traits commerciaux, ils ont repris un concept cl utilis lorigine dans les relations entre les villes et les marchands de passage. Les origines

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    de la clause de la nation la plus favorise (NPF) remontent au Moyen ge, quand les marchands obtenaient des municipalits des franchises dfinissant leurs droits et leurs privilges. Le plus souvent, ils demandaient les mmes droits et privilges que ceux qui pouvaient tre accords aux plus favoriss dentre eux. Cette notion a ensuite t incorpore dans les traits commerciaux entre tats souverains prvoyant que toute concession faite un partenaire commercial (notamment la rduction des droits de douane) serait tendue automatiquement tous les autres pays auquel le traitement NPF tait accord. Et plus tard, elle est devenue un pilier du systme commercial multilatral. Larticle premier du GATT dispose en effet que : [t]ous avantages, faveurs, privilges ou immunits accords par une partie contractante un produit originaire ou destination de tout autre pays seront, immdiatement et sans condition, tendus tout produit similaire originaire ou destination du territoire de toutes les autres parties contractantes .

    La cration des organisations internationales

    Ayant consacr beaucoup dnergie llaboration et la dfense des ides, radicales pour lpoque, de souverainet et dindpendance, les thoriciens du droit ont tard adopter lide connexe, mais apparemment contradictoire, que ces mmes pays pourraient subordonner lexercice de leur souverainet une organisation supranationale. De fait, cest un philosophe qui a formul cette ide. Dans son essai de 1795, Zum Ewigen Frieden (Du projet de paix perptuelle), Emmanuel Kant (17241804) prconise la formation dune alliance qui terminerait jamais toutes les guerres . Bien que rvolutionnaire pour son temps, Kant envisageait pour les organisations internationales un rle plus limit que celui qui serait prconis plus tard par ses hritiers intellectuels. Pour lui, linstitution idale devait avoir pour seul objectif dassurer la paix, et [l]alliance ne tendrait aucune domination sur les tats sans quils eussent besoin de sassujettir cet effet la contrainte lgale dun pouvoir public .

    Ce nest pas avant le milieu du XIXe sicle que les tats ont commenc crer des organisations internationales formelles et permanentes ayant des objectifs plus larges et une approche plus intrusive de la ngociation dengagements. La premire de ces organisations a t le fruit de la technologie et du commerce. LUnion internationale des tlcommunications, qui a t fonde en 1865 sous le nom dUnion tlgraphique internationale et qui a pris son nom actuel en 1934, est souvent cite comme la premire vritable organisation internationale de lre moderne. La Convention de Paris pour la protection de la proprit industrielle (1883) a t un autre pas important dans cette direction et elle allait devenir (par son incorporation dans lAccord sur les droits de proprit intellectuelle qui touchent au commerce) la partie la plus ancienne du droit de lOMC. Quelques autres organismes datent du XIXe sicle, notamment lUnion postale universelle (tablie en 1874), mais ce nest quavec la cration de la Socit des Nations, aprs la Premire Guerre mondiale, que les organisations internationales ont commenc acqurir limportance quelles ont aujourdhui.

    Le droit international na pas t immdiatement tendu aux pays qui ne faisaient pas partie de lEurope et de ses colonies conomiquement plus avances. Les autres rgions ont dabord d subir pendant des gnrations le colonialisme, la diplomatie de la canonnire et des concepts

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    juridiques qui officialisaient lingalit (comme la notion dextraterritorialit). Cela a t le cas de la Chine au cours du sicle qui a prcd la Seconde Guerre mondiale. Contrainte par la GrandeBretagne signer un trait douanier bilatral en 1842, la Chine a perdu toute autonomie dans la fixation et mme la perception des droits de douane. Les taux taient fixs dans les traits imposs par les puissances occidentales (et ensuite par le Japon), les concessions faites dans chaque nouvel accord tant tendues automatiquement toutes les autres puissances en vertu de clauses NPF. Mais le cas de la Chine ntait pas unique ; les puissances europennes et les tatsUnis ont impos, diffrents moments, des traits comparables au Congo, lgypte, au Maroc, Mascate (aujourdhui Oman), la Perse (aujourdhui lIran), au Samoa, au Siam (aujourdhui la Thalande), la Tunisie et la Turquie. Toutefois, au cours du XXe sicle, les concepts westphaliens de souverainet et dgalit juridique des tats sont devenus universels. Henkin (1968 : 42) a not que presque toutes les nations observent presque tous les principes du droit international et presque toutes leurs obligations presque tout le temps et, mme si cela est un peu exagr, il est indniable que ladhsion au droit est, aujourdhui plus quhier, un lment important des relations internationales.

    La Seconde Guerre mondiale a donn aux puissances allies loccasion de refaire le monde. Le systme dorganisations internationales quelles ont conu aprs la guerre est calqu sur la structure des gouvernements nationaux. Outre la cration dun organe lgislatif (lAssemble gnrale des Nations Unies), dun organe judiciaire (la Cour internationale de justice) et dune banque centrale (la Banque mondiale et le Fonds montaire international), les architectes de lordre daprsguerre ont institu lquivalent des ministres de lagriculture (lOrganisation des Nations Unies pour lalimentation et lagriculture, ou FAO), de lducation et de la culture (lOrganisation des Nations Unies pour lducation, la science et la culture), de la sant (lOrganisation mondiale de la sant), du travail (lOrganisation internationale du travail), et ainsi de suite. LOrganisation internationale du commerce (OIC) quils ont propos de crer devait donc jouer le rle dun ministre mondial du commerce. Les idalistes espraient que ces institutions constitueraient une sorte de gouvernement mondial mais, pour diverses raisons, cela ne sest pas ralis. Le principal obstacle a t lattachement de tous les pays leur souverainet ; cela se sont ajoutes les tensions et les divisions provoques par la Guerre froide. Le souci de souverainet a oblig les diplomates qui avaient conu lOIC viser des objectifs plus modestes. Diebold (1994 : 336) sest rappel plus tard que ni lOIC ni le GATT ne parlaient de librechange et que parmi les personnes qui soccupaient de rgler les problmes du commerce international, aucune ne pensait que le librechange tait un objectif raliste, ni mme une aspiration raisonnable pour un systme conomique libral qui devait tre rgi par des tats souverains . Les ngociateurs ont inscrit dans ces accords de nombreuses rgles protgeant la souverainet des tats, mais pas assez pour satisfaire leurs dtracteurs.

    LOIC a t la premire victime du climat politique de laprsguerre, le Congrs des tatsUnis ayant refus dapprouver la Charte de La Havane. Les pays se sont alors replis sur le GATT, qui tait cens tre un accord provisoire et qui est devenu la cl de vote du systme commercial. Le GATT devait tre un arrangement intrimaire en attendant la cration de la nouvelle institution commerciale et, avec le recul, on peut dire que cest prcisment ce qui sest pass, mais, au lieu de quelques mois, la transition a dur prs dun demisicle. Pendant toutes ces annes, le GATT sest dvelopp suivant trois axes : le nombre des parties contractantes a

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    augment, leurs engagements tarifaires se sont approfondis et lventail des questions traites sest peu peu largi, allant des mesures la frontire la lgislation intrieure. Le GATT a t le cadre de huit cycles de ngociations commerciales multilatrales entre sa cration en 1947 et son remplacement par lOMC en 1995.

    De club trs ferm, le GATT est progressivement devenu un attribut essentiel de la citoyennet mondiale. Presque tous les pays qui ntaient pas encore parties contractantes la fin du Cycle dUruguay (19861994) taient alors soit en cours daccession, soit en train dtudier srieusement cette possibilit. Nanmoins, le GATT prsentait quelques imperfections notables, en particulier le fait que ce ntait pas une organisation internationale au sens strict. Ctait un contrat auquel les pays taient parties, plutt quune organisation dont ils taient membres et, dans le cadre de cet arrangement contractuel, leurs engagements avaient un caractre plus provisoire que dfinitif. Ces lacunes risquaient dtre encore plus gnantes si, comme le prconisaient les tatsUnis, le rgime commercial multilatral tait largi loccasion du Cycle dUruguay pour englober de nouveaux domaines comme les services, linvestissement et les droits de proprit intellectuelle. Dautres pays dvelopps ont soutenu les propositions des tatsUnis sur ces nouvelles questions mais, quelques annes aprs le dbut du Cycle, ils ont propos quelles soient compltes par une modification des fondements juridiques du systme. Ainsi propose par le Canada et la Communaut europenne en 1990, puis adopte aprs quatre annes de ngociations, la nouvelle OMC serait une vritable organisation internationale dont les rgles seraient appliques de faon dfinitive, leur respect tant assur par un mcanisme de rglement des diffrends plus solide.

    Les organisations internationales aprs la Guerre froide

    La cration de lOMC a concid avec la fin de la Guerre froide. Certains pays y ont vu loccasion dengranger les dividendes de la paix et de rduire le poids du leadership, mais quelques idalistes ont proclam plus pompeusement la fin de lhistoire , considrant que ctait une occasion de concevoir un systme mondial plus coopratif. Certains ont prconis le recours accru aux organisations internationales en tant que pourvoyeurs de biens publics mondiaux (voir lencadr 1.1). La Commission de gouvernance globale a reflt cet tat desprit. Lanne o lOMC a vu le jour, cette commission, soutenue par lONU, a publi son rapport intitul Our Global Neighbourhood, affirmant quune stratgie polyvalente de gouvernance globale est ncessaire . Les auteurs faisaient observer que cela ncessiterait la rforme et le renforcement du systme existant des institutions intergouvernementales et

    larticulation dune thique de la collaboration fonde sur les principes de consultation, de transparence et de responsabilit. Elle encouragera le sentiment de citoyennet mondiale et travaillera lintgration des lments les plus pauvres, marginaliss et rejets de la socit au niveau national et international. Elle visera la paix et le progrs pour tous, agissant pour anticiper les conflits et amliorer les capacits de rsolution pacifique des diffrends. Enfin, elle sefforcera de soumettre la rgle du pouvoir arbitraire conomique, politique ou militaire la primaut du droit au sein dune socit plantaire (Commission de gouvernance globale, 1995 :5).

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    Encadr 1.1. LOMC et les biens publics : dimensions juridique, conomique et politique

    La notion de biens publics est un concept qui relve la fois des trois domaines de pense examins ici. Issue de la science conomique, cette notion a des consquences importantes mais pas toujours compatibles pour le systme commercial multilatral. Elle aide expliquer pourquoi il est difficile dtablir des marchs ouverts, comment cette difficult peut, parfois, tre surmonte et quelles exceptions spcifiques sont proposes.

    Dcrits pour la premire fois par Samuelson (1954), les biens publics ont deux grandes caractristiques communes. La premire est la nonexclusion, ce qui signifie que lon ne peut empcher personne den profiter. Par exemple, les routes et la dfense nationale sont disponibles pour tous ds lors quils le sont pour quelquun. Deuxime caractristique : la nonrivalit, qui signifie que la consommation du bien par une personne ne rduit pas la consommation des autres personnes. Linformation donne un automobiliste par un panneau routier ne nuit en rien la circulation des autres automobilistes. Du point de vue de la politique publique, laspect le plus important des biens publics est quils sont trs sensibles aux dfaillances du march. Normalement, un acteur rationnel na aucun intrt fournir un bien public et les autres acteurs, galement rationnels, ont tout intrt adopter un comportement de passager clandestin pour profiter de linvestissement consenti. Cet obstacle la fourniture de biens publics par des acteurs privs justifie donc lintervention de ltat pour fournir les biens publics, au nom de la communaut.

    Une cole de pense applique la thorie des biens publics pour rpondre la question de fond, qui est de savoir pourquoi les marchs mondiaux sont parfois relativement ouverts et parfois relativement ferms une des deux grandes nigmes des relations internationales avec la question de savoir pourquoi les pays sont parfois en paix et parfois en guerre. Selon la thorie de la stabilit hgmonique, un march mondial ouvert est un bien public ; de sorte quil est disponible en quantit insuffisante, chaque pays agissant dans son intrt au moyen dun protectionnisme slectif, tout en tant prt profiter de louverture dun autre pays. Historiquement, un bien public nest fourni que lorsquun grand pays a eu la fois les motifs (une conomie comptitive tourne vers lexportation) et les moyens (puissance militaire, prestige politique et influence conomique) pour diriger ou contraindre les autres pays (voir Kindleberger, 1973 ; Krasner, 1976 ; et Gilpin, 1987). Comme on le verra en dtail au chapitre 2 la GrandeBretagne a jou ce rle au XIXe sicle et les tatsUnis au XXe sicle.

    Une autre cole de pense applique un raisonnement analogue pour plaider plus largement en faveur dune gouvernance mondiale par le biais des organisations internationales. Les dfenseurs des biens publics mondiaux soulignent les avantages collectifs plutt que les cots individuels de la coopration, et soutiennent quil est ncessaire de crer et de renforcer des institutions comme lOMC afin de traiter les problmes du monde. Ils esprent que cela permettra dasseoir la gouvernance mondiale dmocratique sur une base plus durable, quitable et cooprative, au lieu de miser sur lhgmonie. Dans ce contexte, les tats assisteront lrosion continue de leurs capacits de raliser leurs objectifs de politique nationale moins quils ne prennent des mesures supplmentaires pour cooprer dans la gestion des externalits internationales et des risques systmiques (Kaul et al. , 1999 : 451).

    Par ailleurs, ce rapport saluait la cration de lOMC comme pierre angulaire de la gouvernance conomique mondiale (Ibid. : 167).

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    Le concept de biens publics peut aussi clairer le dbat politique sur le commerce au niveau national, notamment la diffrence de mobilisation entre les groupes dintrt favorables au commerce et ceux qui sen mfient. Si toutes les parties intresses avaient la mme incitation dfendre leurs intrts, on pourrait sattendre ce que la libralisation des changes ne pose aucun problme politique dans la plupart des dmocraties, car les consommateurs qui sont, au final, les bnficiaires de louverture des marchs seraient largement suprieurs en nombre aux protectionnistes qui conspirent contre leurs intrts. Mais les consommateurs sont confronts un problme de mobilisation de type bien public , tandis que les secteurs en demande de protection ont lavantage du petit nombre pour sorganiser.

    Prenons lexemple du sucre. Si les millions de consommateurs savent quils peuvent conomiser 1dollar par semaine en sassociant pour lutter contre le lobby du sucre et si la demidouzaine de membres de ce lobby savent quils gagnent chacun des millions de dollars sous forme de rente grce linflation des prix sur un march ferm, il nest pas tonnant que les quelques producteurs puissent surmonter plus facilement que les nombreux consommateurs lobstacle lorganisation de type bien public .

    La logique des biens publics influe aussi sur la volont des pays de libraliser les secteurs autres que les marchandises. Il est rare que ltat intervienne directement dans la production et la vente de marchandises, mais des considrations de bien public lont amen assurer la fourniture de services de sant, dducation et dautres services sociaux, de services publics, comme la distribution dlectricit, ainsi que des services postaux et de transport. Cela accrot la complexit des ngociations sur le commerce des services car, dans ces secteurs, les travailleurs et les consommateurs sont mieux mme de surmonter les obstacles lorganisation lis leur caractre de bien public. Dans les entreprises gres par ltat, le taux de syndicalisation est gnralement plus lev et les bnficiaires des services sociaux fournis par ltat taient parmi les plus actifs militants antimondialisation au dbut du XXIe sicle.

    Cet enthousiasme de laprsGuerre froide, qui pourrait tre vu comme la troisime tentative du XXe sicle pour reconstruire lordre mondial aprs une priode dhostilits, na pas pleinement permis de redfinir la socit mondiale. Cela tient peuttre au fait que les tats membres des organisations internationales ne sont pas tous daccord sur lopportunit ou la faisabilit dune gouvernance mondiale. Comme la not Sandler (1997 : 13), les nations rpugnent habiliter un organisme supranational prlever des impts pour rguler les externalits transnationales, fournir des biens publics internationaux, assigner des droits de proprit ou redistribuer les revenus . Cette aversion est plus prononce dans certains pays que dans dautres, et les diffrences de culture et de traditions politiques entre les deux participants les plus influents au systme commercial sont particulirement lourdes de consquences.6 Les dcideurs politiques de lUnion europenne et des tatsUnis ont souvent des divergences de vues fondamentales sur la valeur du droit international et nont pas la mme propension cder un peu de souverainet des institutions rgionales ou mondiales. Comme la dit Petersmann (2007 : 143), les responsables politiques amricains ont tendance sopposer lide de miser sur le droit international et sur les tribunaux internationaux pour modifier les lois nationales car les tatsUnis ont une conception particulire du constitutionnalisme national, de lautonomie dmocratique et de lautosuffisance, et ils considrent les organisations internationales comme irrmdiablement antidmocratiques . En revanche,

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    lintgration europenne dmontre que dans un monde globalement interdpendant lautodtermination individuelle et dmocratique, lexercice des droits humains travers les frontires et la coopration internationale pacifique ne peuvent tre assurs sans le droit international : par consquent, un tat ouvert au droit international ne limite pas sa vie dmocratique ni sa souverainet internationale ; il atteint plutt de nouvelles dimensions de lautonomie dmocratique et des responsabilits dmocratiques dans un monde interdpendant (Ibid. :144).

    Ces divergences transatlantiques ont influ sur la cration de lOMC et sur son dveloppement en tant quinstitution. Alors que lUnion europenne tait parmi les dfenseurs les plus ardents dune nouvelle institution internationale pour remplacer le GATT devenu obsolte et dot de pouvoirs insuffisants, les tatsUnis se sont parfois montrs indiffrents, voire hostiles, lide de crer un nouvel organisme mondial. Et si Bruxelles a t le principal partisan du lancement de ce qui allait devenir le Cycle de Doha, Washington sest montr beaucoup moins enthousiaste certains moments dcisifs.

    Le fait que lUnion europenne et les tatsUnis nont pas la mme approche de la libralisation du commerce peut aussi tre attribu des diffrences dexprience historique. Dans les deux cas, lintgration conomique a t la premire motivation de lunion, mais celleci sest faite diffrents moments et un rythme diffrent. Aux tatsUnis, lunion a t ralise dun coup, la Constitution de 1788 interdisant les obstacles intrieurs au commerce et instituant un tarif extrieur commun. En Europe, le processus dintgration a t beaucoup plus lent et politiquement difficile. Cependant, une fois le march commun ralis, les Europens ont souvent t de plus chauds partisans du librechange que leurs partenaires amricains.

    De nombreux responsables europens considrent lintgration conomique au niveau international comme le prolongement naturel de lintgration rgionale. Ils esprent que des initiatives comme celles qui ont contribu la paix et la prosprit en Europe pourront apporter autant au monde tout entier. Des problmes peuvent cependant se poser quand on cherche concilier les objectifs rgionaux et les objectifs internationaux, en particulier dans le domaine de lagriculture. Un ngociateur europen assez audacieux pour faire des concessions importantes en matire agricole dans le cadre de lOMC peut sattendre des difficults, voire pire, de la part des tats membres de lUE qui sont les plus attachs au maintien du contrat social que lEurope a pass avec ses agriculteurs.

    Lextension du champ de la politique commerciale a exacerb les problmes de cohrence et de gouvernance. Alors que le commerce des marchandises relevait clairement du GATT, lOMC soccupe de questions qui empitent sur les comptences dautres organisations et accords internationaux. Les attributions distinctes des diffrentes institutions peuvent encourager les gouvernements nationaux rechercher linstance qui leur sera le plus favorable. Les pays qui souhaitent que les rgles dans un domaine particulier restent facultatives, ou ne soient pas appliques de faon stricte, plaideront gnralement pour que la question soit confie une autre organisation internationale comptente. Cest pour cette raison que les pays en dveloppement ont prfr, dans les annes 1980, que les droits de proprit intellectuelle

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    soient traits dans le cadre de lOrganisation mondiale de la proprit intellectuelle plutt que dans celui du GATT et quils insistent de mme aujourdhui pour que ce soit lOrganisation internationale du travail et non lOMC qui soccupe des droits des travailleurs. linverse, les demandeurs proposent que lOMC soccupe de questions nouvelles ou imparfaitement traites parce quils souhaitent, prcisment, que les disciplines soient appuyes par le systme de rglement des diffrends de lOMC. Ainsi lOMC jouerait un rle plus important que lOrganisation des Nations Unies pour lducation, la science et la culture pour les questions concernant le commerce culturel, ou que lOrganisation mondiale de la sant pour les questions concernant le commerce des biens et services lis la sant.

    Les fondements conomiques

    Il est remarquable que lconomie du commerce ait tard simposer comme domaine de pense alors que ses ides fondamentales se sont dveloppes trs rapidement et durablement. Laffirmation dAlfred North Whitehead (1928 : 39) selon laquelle la tradition philosophique europenne consiste en une srie de notes de bas de page luvre de Platon est certes trs exagre, mais il serait tout fait justifi de faire la mme remarque propos de lconomie du commerce aprs Adam Smith (17231790) et David Ricardo (17721823). Quoi quil en soit, les notes de bas de page cestdire les corollaires, les controverses, les exceptions et les explications ont eu des consquences importantes pour lvolution du systme commercial. Les conomistes ne sont pas daccord, par exemple, sur le bienfond de la libralisation discriminatoire ou sur lopportunit dtendre le champ des rgles commerciales de nouveaux domaines. Ils doivent aussi faire face aux critiques politiques, sociales et morales, des fondements et des implications de leurs thories.

    La justification conomique de louverture des marchs

    Les arguments dAdam Smith en faveur du librechange reposent sur la spcialisation et sur lavantage absolu que les individus ou les pays peuvent avoir dans la production de biens. Sa thse peut tre rsume en mettant bout bout les incipits des trois premiers chapitres de la Richesse des nations : Les plus grandes amliorations dans la puissance productive du travail sont dues, ce quil semble, la Division du travail , laquelle dcoule dun penchant naturel des hommes qui les porte trafiquer, faire des trocs et des changes dune chose pour une autre mais laccroissement de cette division doit toujours tre limit par ltendue du march . En somme, en largissant le march audel des frontires, on peut tirer parti de la division internationale du travail permettant chaque pays de se spcialiser dans les tches pour lesquelles il est le mieux adapt et dchanger ses produits avec dautres pays, spcialiss dans leurs propres mtiers . Les concepts de division du travail et davantage absolu forgs par Smith ont servi de base aux trois quarts de largumentation en faveur de louverture des marchs, notamment pour les pays qui disposent dun avantage naturel manifeste dans la production de certains biens.

    Le reste de largumentation repose sur la thorie de lavantage comparatif de Ricardo, qui explique pourquoi les pays qui ne sont les meilleurs dans aucun domaine peuvent quand mme tre

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    Encadr 1.2. Illustration de la thorie de lavantage comparatif de Ricardo : le commerce du vin et du drap

    Extrait de David Ricardo, Des principes de lconomie politique et de limpt (1821).

    Si le Portugal navait aucune relation commerciale avec dautres pays, au lieu demployer son capital et son industrie faire du vin, avec lequel il achte aux autres nations le drap et la quincaillerie ncessaires pour son propre usage, ce pays se trouverait forc de consacrer une partie de ce capital la fabrication de ces articles, quil nobtiendrait plus probablement quen qualit infrieure et en quantit moindre.

    La masse de vin que le Portugal doit donner en change pour le drap anglais nest pas dtermine par la quantit respective de travail que la production de chacun de ces deux articles a cot ; ce qui arriverait sils taient tous deux fabriqus en Angleterre ou au Portugal.

    LAngleterre peut se trouver dans d