Henry David Thoreau Walden Ou La Vie Dans Les Bois

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  • Henry David Thoreau

    WALDEN OU LA VIE DANS LES BOIS

    (1854)

    Traduction par Louis Fabulet

  • Table des matires

    CONOMIE .............................................................................. 4

    O JE VECUS, ET CE POUR QUOI JE VCUS ....................86

    LECTURE .............................................................................. 105

    BRUITS ................................................................................. 118

    SOLITUDE ............................................................................ 137

    VISITEURS ........................................................................... 149

    LE CHAMP DE HARICOTS .................................................. 165

    LE VILLAGE ......................................................................... 179

    LES TANGS ........................................................................ 186

    LA FERME BAKER ............................................................... 214

    CONSIDRATIONS PLUS HAUTES ................................... 224

    VOISINS INFRIEURS ....................................................... 238

    PENDAISON DE CRMAILLRE ....................................... 253

    PREMIERS HABITANTS ET VISITEURS DHIVER ........... 271

    ANIMAUX DHIVER ............................................................ 287

    LTANG EN HIVER ........................................................... 298

    LE PRINTEMPS .................................................................... 314

    CONCLUSION ...................................................................... 336

    propos de cette dition lectronique ................................. 351

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    Je ne propose pas dcrire une ode au dcouragement, mais de claironner aussi vigoureusement quun coq au matin, debout sur son perchoir, ne serait-ce que pour veiller mes voisins.

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    CONOMIE

    Quand jcrivis les pages suivantes, ou plutt en crivis le principal, je vivais seul, dans les bois, un mille de tout voisinage, en une maison que javais btie moi-mme, au bord de ltang de Walden, Concord, Massachusetts, et ne devais ma vie quau travail de mes mains. Jhabitai l deux ans et deux mois. prsent me voici pour une fois encore de passage dans le monde civilis.

    Je nimposerais pas de la sorte mes affaires lattention du

    lecteur si mon genre de vie navait t de la part de mes concitoyens lobjet denqutes fort minutieuses, que daucuns diraient impertinentes, mais que loin de prendre pour telles, je juge, vu les circonstances, trs naturelles et tout aussi pertinentes. Les uns ont demand ce que javais manger ; si je ne me sentais pas solitaire ; si je navais pas peur, etc., etc. Dautres se sont montrs curieux dapprendre quelle part de mon revenu je consacrais aux uvres charitables ; et certains, chargs de famille, combien denfants pauvres je soutenais. Je prierai donc ceux de mes lecteurs qui ne sintressent point moi particulirement, de me pardonner si jentreprends de rpondre dans ce livre quelques-unes de ces questions. En la plupart des livres il est fait omission du Je, ou premire personne ; en celui-ci, le Je se verra retenu ; cest, au regard de lgotisme, tout ce qui fait la diffrence. Nous oublions ordinairement quen somme cest toujours la premire personne qui parle. Je ne mtendrais pas tant sur moi-mme sil tait quelquun dautre que je connusse aussi bien. Malheureusement, je me vois rduit ce thme par la pauvret de mon savoir. Qui plus est, pour ma part, je revendique de tout crivain, tt ou tard, le rcit simple et sincre de sa propre vie,

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    et non pas simplement ce quil a entendu raconter de la vie des autres hommes ; tel rcit que par exemple il enverrait aux siens dun pays lointain ; car sil a men une vie sincre, ce doit selon moi avoir t en un pays lointain. Peut-tre ces pages sadressent-elles plus particulirement aux tudiants pauvres. Quant au reste de mes lecteurs, ils en prendront telle part qui leur revient. Jespre que nul, en passant lhabit, nen fera craquer les coutures, car il se peut prouver dun bon usage pour celui auquel il ira.

    Ce que je voudrais bien dire, cest quelque chose non point

    tant concernant les Chinois et les habitants des les Sandwich que vous-mme qui lisez ces pages, qui passez pour habiter la Nouvelle-Angleterre ; quelque chose sur votre condition, surtout votre condition apparente ou ltat de vos affaires en ce monde, en cette ville, quelle que soit cette condition, sil est ncessaire quelle soit si fcheuse, si lon ne pourrait, oui ou non, lamliorer. Jai pas mal voyag dans Concord : et partout, dans les boutiques, les bureaux, les champs, il ma sembl que les habitants faisaient pnitence de mille tranges faons. Ce que jai entendu raconter des bramines assis exposs au feu de quatre foyers et regardant le soleil en face ; ou suspendus la tte en bas au-dessus des flammes ; ou regardant au ciel par-dessus lpaule, jusqu ce quil leur devienne impossible de reprendre leur position normale, alors quen raison de la torsion du cou il ne peut leur passer que des liquides dans lestomac ; ou habitant, enchans pour leur vie, au pied dun arbre ; ou mesurant de leur corps, la faon des chenilles, ltendue de vastes empires ; ou se tenant sur une jambe au sommet dun pilier ces formes elles-mmes de pnitence consciente ne sont gure plus incroyables et plus tonnantes que les scnes auxquelles jassiste chaque jour. Les douze travaux dHercule taient vtille en comparaison de ceux que mes voisins ont entrepris ; car ils ne furent quau nombre de douze, et eurent une fin, alors que jamais je ne me suis aperu que ces gens-ci aient gorg ou captur un monstre plus que mis fin un travail

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    quelconque. Ils nont pas dami Iolas pour brler avec un fer rouge la tte de lHydre la racine, et peine est une tte crase quen voil deux surgir.

    Je vois des jeunes gens, mes concitoyens, dont cest le

    malheur davoir hrit de fermes, maisons, granges, btail, et matriel agricole ; attendu quon acquiert ces choses plus facilement quon ne sen dbarrasse. Mieux et valu pour eux natre en plein herbage et se trouver allaits par une louve, afin dembrasser dun il plus clair le champ dans lequel ils taient appels travailler. Qui donc les a faits serfs du sol ? Pourquoi leur faudrait-il manger leurs soixante acres, quand lhomme est condamn ne manger que son picotin dordure ? Pourquoi, peine ont-ils vu le jour, devraient-ils se mettre creuser leurs tombes ? Ils ont mener une vie dhomme, en poussant toutes ces choses devant eux, et avancent comme ils peuvent. Combien ai-je rencontr de pauvres mes immortelles, bien prs dtre crases et touffes sous leur fardeau, qui se tranaient le long de la route de la vie en poussant devant elles une grange de soixante-quinze pieds sur quarante, leurs curies dAugias jamais nettoyes, et cent acres de terre, labour, prairie, herbage, et partie de bois ! Les sans-dot, qui luttent labri de pareils hritages comme de leurs inutiles charges, trouvent bien assez de travail dompter et cultiver quelques pieds cubes de chair.

    Mais les hommes se trompent. Le meilleur de lhomme ne

    tarde pas passer dans le sol en qualit dengrais. Suivant un apparent destin communment appel ncessit, ils semploient, comme il est dit dans un vieux livre, amasser des trsors que les vers et la rouille gteront et que les larrons perceront et droberont1. Vie dinsens, ils sen apercevront en arrivant au bout, sinon auparavant. On prtend que cest en jetant des pierres par-dessus leur tte que Deucalion et Pyrrha crrent les hommes :

    1 Matthieu, VI, 19.

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    Inde genus durum sumus, experiensque laborum

    Et documenta damus qu simus origine nati. Ou comme Raleigh le rime sa manire sonore :

    From thence our kind hard-hearted is, enduring pain and care, Approving that our bodies of a stony nature are2.

    Tel est le fruit dune aveugle obissance un oracle qui

    bafouille, jetant les pierres par-dessus leurs ttes derrire eux, et sans voir o elles tombaient.

    En gnral, les hommes, mme en ce pays relativement

    libre, sont tout simplement, par suite dignorance et derreur, si bien pris par les soucis factices et les travaux inutilement rudes de la vie, que ses fruit plus beaux ne savent tre cueillis par eux. Ils ont pour cela, cause dun labeur excessif, les doigts trop gourds et trop tremblants. Il faut bien le dire, lhomme laborieux na pas le loisir qui convient une vritable intgrit de chaque jour ; il ne saurait suffire au maintien des plus nobles relations dhomme homme ; son travail en subirait une dprciation sur le march. Il na le temps dtre rien autre quune machine. Comment saurait se bien rappeler son ignorance chose que son dveloppement rclame celui qui a si souvent employer son savoir ? Ce serait pour nous un devoir, parfois, de le nourrir et lhabiller gratuitement, et de le ranimer laide de nos cordiaux, avant den juger. Les plus belles qualits de notre nature, comme la fleur sur les fruits, ne se conservent qu la faveur du plus dlicat toucher. Encore nusons-nous gure lgard de nous-mmes plus qu lgard les uns des autres de si tendre traitement.

    2 Do la race au cur dur, souffrant peine et souci, Preuve que de la pierre nos corps ont la nature.

    Ovide.

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    Certains dentre vous, nous le savons tous, sont pauvres,

    trouvent la vie dure, ouvrent parfois, pour ainsi dire, la bouche pour respirer. Je ne doute pas que certains dentre vous qui lisez ce livre sont incapables de payer tous les dners quils ont bel et bien mangs, ou les habits et les souliers qui ne tarderont pas tre uss, sils ne le sont dj, et que cest pour dissiper un temps emprunt ou vol que les voici arrivs cette page, frustrant dune heure leurs cranciers. Que basse et rampante, il faut bien le dire, la vie que mnent beaucoup dentre vous, car lexprience ma aiguis la vue ; toujours sur les limites, tchant dentrer dans une affaire et tchant de sortir de dette, bourbier qui ne date pas dhier, appel par les Latins s alienum, airain dautrui, attendu que certaines de leurs monnaies taient dairain ; encore que vivant et mourant et enterrs grce cet airain dautrui ; toujours promettant de payer, promettant de payer demain, et mourant aujourdhui, insolvables ; cherchant se concilier la faveur, obtenir la pratique, de combien de faons, part les dlits punis de prison : mentant, flattant, votant, se rtrcissant dans une coquille de noix de civilit, ou se dilatant dans une atmosphre de lgre et vaporeuse gnrosit, en vue de dcider leur voisin leur laisser fabriquer ses souliers, son chapeau, son habit, sa voiture, ou importer pour lui son picerie ; se rendant malades, pour mettre de ct quelque chose en prvision dun jour de maladie, quelque chose qui ira sengloutir dans le ventre de quelque vieux coffre, ou dans quelque bas de laine derrire la maonnerie, ou, plus en sret, dans la banque de briques et de moellons ; nimporte o, nimporte quelle grosse ou quelle petite somme.

    Je me demande parfois comment il se peut que nous

    soyons assez frivoles, si jose dire, pour prter attention cette forme grossire, mais quelque peu trangre, de servitude appele lEsclavage Ngre3, tant il est de fins et russ matres

    3 Lauteur crit lpoque de lagitation anti-esclavagiste.

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    pour rduire en esclavage le nord et le sud la fois. Il est dur davoir un surveillant du sud4 ; il est pire den avoir un du nord ; mais le pis de tout, cest dtre le commandeur desclaves de vous-mme. Quallez-vous me parler de divinit dans lhomme ! Voyez le charretier sur la grand-route, allant de jour ou de nuit au march ; nulle divinit lagite-t-elle5 ? Son devoir le plus lev, cest de faire manger et boire ses chevaux ! Quest-ce que sa destine, selon lui, compare aux intrts de la navigation maritime ? Ne conduit-il pas pour le compte de sieur Allons-Fouette-Cocher ? Qua-t-il de divin, qua-t-il dimmortel ? Voyez comme il se tapit et rampe, comme tout le jour vaguement il a peur, ntant immortel ni divin, mais lesclave et le prisonnier de sa propre opinion de lui-mme, renomme conquise par ses propres hauts faits. Lopinion publique est un faible tyran compare notre propre opinion prive. Ce quun homme pense de lui-mme, voil qui rgle, ou plutt indique, son destin. Laffranchissement de soi, quand ce serait dans les provinces des Indes Occidentales du caprice et de limagination o donc le Wilberforce6 pour en venir bout ? Songez, en outre, aux dames du pays qui font de la frivolit en attendant le jour suprme, afin de ne pas dceler un trop vif intrt pour leur destin ! Comme si lon pouvait tuer le temps sans insulter lternit.

    Lexistence que mnent gnralement les hommes, en est

    une de tranquille dsespoir. Ce que lon appelle rsignation nest autre chose que du dsespoir confirm. De la cit dsespre vous passez dans la campagne dsespre, et cest avec le courage du vison et du rat musqu quil vous faut vous consoler.

    4 Allusion aux surveillants desclaves des tats du Sud. 5 Tis the divinity that stirs within us. Cest la divinit qui nous

    agite (Addison). 6 William Wilberforce (1759-1833), clbre philanthrope, qui fit

    adopter par le Parlement sa motion en faveur de labolition de la traite des Noirs.

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    Il nest pas jusqu ce quon appelle les jeux et divertissements de lespce humaine qui ne recouvre un dsespoir strotyp, quoique inconscient. Nul plaisir en eux, car celui-ci vient aprs le travail. Mais cest un signe de sagesse que de ne pas faire de choses dsespres.

    Si lon considre ce qui, pour employer les termes du

    catchisme, est la fin principale de lhomme, et ce que sont les vritables besoins et moyens de lexistence, il semble que ce soit de prfrence tout autre, que les hommes, aprs mre rflexion, aient choisi leur mode ordinaire de vivre. Toutefois ils croient honntement que nul choix ne leur est laiss. Mais les natures alertes et saines ne perdent pas de vue que le soleil sest lev clair. Il nest jamais trop tard pour renoncer nos prjugs. Nulle faon de penser ou dagir, si ancienne soit-elle, ne saurait tre accepte sans preuve. Ce que chacun rpte en cho ou passe sous silence comme vrai aujourdhui peut demain se rvler mensonge, simple fume de lopinion, que daucuns avaient prise pour le nuage appel rpandre sur les champs une pluie fertilisante. Ce que les vieilles gens disent que vous ne pouvez faire, lessayant vous apercevez que le pouvez fort bien. Aux vieilles gens les vieux gestes, aux nouveaux venus les gestes nouveaux. Les vieilles gens ne savaient peut-tre pas suffisamment, jadis, aller chercher du combustible pour faire marcher le feu ; les nouveaux venus mettent un peu de bois sec sous un pot et les voil emports autour du globe avec la vitesse des oiseaux, de faon tuer les vieilles gens, comme on dit. Lge nest pas mieux qualifi, peine lest-il autant, pour donner des leons, que la jeunesse, car il na pas autant profit quil a perdu. On peut la rigueur se demander si lhomme le plus sage a appris quelque chose de relle valeur au cours de sa vie. Pratiquement les vieux nont pas de conseil important donner aux jeunes, tant a t partiale leur propre exprience, tant leur existence a t une triste erreur, pour de particuliers motifs, suivant ce quils doivent croire ; et il se peut quil leur soit rest quelque foi capable de dmentir cette exprience,

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    seulement ils sont moins jeunes quils ntaient. Voil une trentaine dannes que jhabite cette plante, et je suis encore entendre de la bouche de mes ans le premier mot de conseil prcieux, sinon srieux. Ils ne mont rien dit, et probablement ne peuvent rien me dire, propos. Ici la vie, champ dexprience de grande tendue inexplor par moi ; mais il ne me sert de rien quils laient explor. Si jai fait quelque dcouverte que je juge de valeur, je suis sr, la rflexion, que mes mentors ne men ont souffl mot.

    Certain fermier me dclare : On ne peut pas vivre

    uniquement de vgtaux, car ce nest pas cela qui vous fait des os ; sur quoi le voici qui religieusement consacre une partie de sa journe soutenir sa thse avec la matire premire des os ; marchant, tout le temps quil parle, derrire ses bufs, qui grce des os de vgtaux, vont le cahotant, lui et sa lourde charrue, travers tous les obstacles. Il est des choses rellement ncessaires la vie dans certains milieux, les plus impuissants et les plus malades, qui dans dautres sont uniquement de luxe, dans dautres encore, totalement inconnues.

    Il semble daucuns que le territoire de la vie humaine ait

    t en entier parcouru par leurs prdcesseurs, monts et vaux tout ensemble, et quil nest rien quoi lon nait pris garde. Suivant Evelyn, le sage Salomon prescrivit des ordonnances relatives mme la distance des arbres ; et les prteurs romains ont dtermin le nombre de fois quil est permis, sans violation de proprit, daller sur la terre de son voisin ramasser les glands qui y tombent, ainsi que la part qui revient ce voisin . Hippocrate a t jusqu laisser des instructions sur la faon dont nous devrions nous couper les ongles : cest--dire au niveau des doigts, ni plus courts ni plus longs ! Nul doute que la lassitude et lennui mmes qui se flattent davoir puis toutes les ressources et les joies de la vie ne soient aussi vieux quAdam. Mais on na jamais pris les mesures de capacit de lhomme ; et on ne saurait, suivant nuls prcdents, juger de ce

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    quil peut faire, si peu on a tent. Quels quaient t jusquici tes insuccs, ne pleure pas, mon enfant, car o donc celui qui te dsignera la partie reste inacheve de ton uvre ?

    Il est mille simples tmoignages par lesquels nous pouvons

    juger nos existences ; comme, par exemple, que le soleil qui mrit mes haricots, illumine en mme temps tout un systme de terres comme la ntre. Men fuss-je souvenu que cela met vit quelques erreurs. Ce nest pas le jour sous lequel je les ai sarcls. Les toiles sont les sommets de quels merveilleux triangles ! Quels tres distants et diffrents dans les demeures varies de lunivers contemplent la mme au mme moment ! La nature et la vie humaine sont aussi varies que nos divers tempraments. Qui dira laspect sous lequel se prsente la vie autrui ? Pourrait-il se produire miracle plus grand que pour nous de regarder un instant par les yeux les uns des autres ? Nous vivrions dans tous les ges du monde sur lheure ; que dis-je ! dans tous les mondes des ges. Histoire, Posie, Mythologie ! Je ne sache pas de leon de lexprience dautrui aussi frappante et aussi profitable que le serait celle-l.

    Ce que mes voisins appellent bien, je le crois en mon me,

    pour la majeure partie, tre mal, et si je me repens de quelque chose, ce doit fort vraisemblablement tre de ma bonne conduite. Quel dmon ma possd pour que je me sois si bien conduit ? Vous pouvez dire la chose la plus sage que vous pouvez, vieillard vous qui avez vcu soixante-dix annes, non sans honneur dune sorte jentends une voix irrsistible mattirer loin de tout cela. Une gnration abandonne les entreprises dune autre comme des vaisseaux chous.

    Je crois que nous pouvons sans danger nous bercer de

    confiance un tantinet plus que nous ne faisons. Nous pouvons nous dpartir notre gard de tout autant de souci que nous en dispensons honntement ailleurs. La nature est aussi bien adapte notre faiblesse qu notre force. Lanxit et la tension

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    continues de certains est bien peu de chose prs une forme incurable de maladie. On nous porte exagrer limportance de ce que nous faisons de travail ; et cependant quil en est de non fait par nous ! ou que serait-ce si nous tions tombs malades ? Que vigilants nous sommes ! dtermins ne pas vivre par la foi si nous pouvons lviter ; tout le jour sur le qui-vive, le soir nous disons nos prires de mauvaise grce et nous confions aux ventualits. Ainsi bel et bien sommes-nous contraints de vivre, vnrant notre vie, et niant la possibilit de changement. Cest le seul moyen, dclarons-nous ; mais il est autant de moyens quil se peut tirer de rayons dun centre. Tout changement est un miracle contempler ; mais cest un miracle renouvel tout instant. Confucius disait : Savoir que nous savons ce que nous savons, et que nous ne savons pas ce que nous ne savons pas, en cela le vrai savoir. Lorsquun homme aura rduit un fait de limagination tre un fait pour sa comprhension, jaugure que tous les hommes tabliront enfin leurs existences sur cette base.

    Examinons un moment ce quen grande partie peuvent

    bien tre le trouble et lanxit dont jai parl, et jusquo il est ncessaire que nous nous montrions troubls, ou tout au moins, soucieux. Il ne serait pas sans avantage de mener une vie primitive et de frontire, quoiquau milieu dune civilisation apparente, quand ce ne serait que pour apprendre en quoi consiste le grossier ncessaire de la vie et quelles mthodes on a employes pour se le procurer ; sinon de jeter un coup dil sur les vieux livres de compte des marchands afin de voir ce que ctait que les hommes achetaient le plus communment dans les boutiques, ce dont ils faisaient provision, cest--dire ce quon entend par les plus grossires piceries. Car les amliorations apportes par les sicles nont eu que peu dinfluence sur les lois essentielles de lexistence de lhomme : de mme que nos squelettes, probablement, nont pas se voir distingus de ceux de nos anctres.

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    Par les mots, ncessaire de la vie, jentends tout ce qui, fruit des efforts de lhomme, a t ds le dbut, ou est devenu par leffet dune longue habitude, si important la vie humaine quil se trouvera peu de gens, sil se trouve quiconque, pour tenter jamais de sen passer, que ce soit cause de vie sauvage, de pauvret ou de philosophie. Pour maintes cratures il nexiste en ce sens quun seul ncessaire de la vie le Vivre. Pour le bison de la prairie cela consiste en quelques pouces dherbe tendre, avec de leau boire ; moins quil ne recherche le Couvert de la fort ou lombre de la montagne. Nul reprsentant de la gent animale ne requiert plus que le Vivre et le Couvert. Les ncessits de la vie pour lhomme en ce climat peuvent, assez exactement, se rpartir sous les diffrentes rubriques de Vivre, Couvert, Vtement et Combustible ; car il faut attendre que nous nous les soyons assurs pour aborder les vrais problmes de la vie avec libert et espoir de succs. Lhomme a invent non seulement les maisons, mais les vtements, mais les aliments cuits ; et il se peut que de la dcouverte accidentelle de la chaleur produite par le feu, et de lusage qui en est la consquence, luxe pour commencer, naquit la prsente ncessit de sasseoir prs de lui. Nous voyons les chats et les chiens acqurir la mme seconde nature. Grce un Couvert et un Vtement convenables nous retenons lgitimement notre chaleur interne ; mais avec un excs de ceux-l, ou de Combustible, cest--dire avec une chaleur externe plus grande que notre chaleur interne, ne peut-on dire que commence proprement la cuisine ? Darwin, le naturaliste, raconte propos des habitants de la Terre de Feu, que dans le temps o ses propres compagnons, tous bien vtus et assis prs de la flamme, taient loin davoir trop chaud, on remarquait, sa grande surprise, que ces sauvages nus, qui se tenaient lcart, ruisselaient de sueur pour se voir de la sorte rtis . De mme, nous dit-on, le No-Hollandais va impunment nu, alors que lEuropen grelotte dans ses vtements. Est-il impossible dunir la vigueur de ces sauvages lintellectualit de lhomme civilis ? Suivant Liebig, le corps de lhomme est un fourneau, et

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    les vivres laliment qui entretient la combustion dans les poumons. En temps froid nous mangeons davantage, et moins en temps chaud. La chaleur animale est le rsultat dune combustion lente ; est-elle trop rapide, que se produisent la maladie et la mort ; soit par dfaut daliment, soit par vice de tirage, le feu steint. Il va sans dire que la chaleur vitale na pas se voir confondue avec le feu ; mais trve danalogie. Il apparat donc daprs le tableau qui prcde, que lexpression vie animale est presque synonyme de lexpression chaleur animale ; car tandis que le Vivre peut tre considr comme le Combustible qui entretient le feu en nous et le Combustible ne sert qu prparer ce Vivre ou accrotre la chaleur de nos corps par addition venue du dehors le Couvert et aussi le Vtement ne servent qu retenir la chaleur ainsi engendre et absorbe.

    La grande ncessit, donc, pour nos corps, est de se tenir

    chauds, de retenir en nous la chaleur vitale. Que de peine, en consquence, nous prenons propos non seulement de notre Vivre, et Vtement, et Couvert, mais de nos lits, lesquels sont nos vtements de nuit, dpouillant nids et estomacs doiseaux pour prparer ce couvert lintrieur dun couvert, comme la taupe a son lit dherbe et de feuilles au fond de son terrier. Le pauvre homme est habitu trouver que ce monde en est un bien froid ; et au froid non moins physique que social rattachons-nous directement une grande partie de nos maux. Lt, sous certains climats, rend possible lhomme une sorte de vie paradisiaque. Le Combustible, sauf pour cuire son Vivre, lui devient alors inutile, le soleil est son feu, et beaucoup parmi les fruits se trouvent suffisamment cuits par ses rayons ; tandis que le Vivre, en gnral plus vari, se procure plus aisment, et que le Vtement ainsi que le Couvert perdent totalement ou presque leur utilit. Au temps prsent, et en ce pays, si jen crois ma propre exprience, quelques ustensiles, un couteau, une hache, une bche, une brouette, etc., et pour les gens studieux, lampe, papeterie, accs quelques bouquins, se rangent immdiatement aprs le ncessaire, comme ils se procurent

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    tous un prix drisoire. Ce qui nempche daucuns, non des plus sages, daller de lautre ct du globe, dans des rgions barbares et malsaines, se consacrer des dix ou vingt annes au commerce en vue de pouvoir vivre cest--dire se tenir confortablement chauds et en fin de compte mourir dans la Nouvelle-Angleterre. Les luxueusement riches ne se contentent pas de se tenir confortablement chauds, mais sentourent dune chaleur contre nature ; comme je lai dj laiss entendre, ils se font cuire, cela va sans dire, la mode.

    Le luxe, en gnral, et beaucoup du soi-disant bien-tre,

    non seulement ne sont pas indispensables, mais sont un obstacle positif lascension de lespce humaine. Au regard du luxe et du bien-tre, les sages ont de tous temps men une vie plus simple et plus frugale que les pauvres. Les anciens philosophes, chinois, hindous, persans et grecs, reprsentent une classe que pas une ngala en pauvret pour ce qui est des richesses extrieures, ni en richesse pour ce qui est des richesses intrieures. Nous ne savons pas grand-chose sur eux. Il est tonnant que nous sachions deux autant que nous faisons. La mme remarque peut sappliquer aux rformateurs et bienfaiteurs plus modernes de leur race. Nul ne peut se dire impartial ou prudent observateur de la vie humaine, qui ne se place sur le terrain avantageux de ce que nous appellerons la pauvret volontaire. Dune vie de luxe le fruit est luxure, quil sagisse dagriculture, de commerce, de littrature ou dart. Il y a de nos jours des professeurs de philosophie, mais pas de philosophes. Encore est-il admirable de professer pour quoi il fut jadis admirable de vivre. tre philosophe ne consiste pas simplement avoir de subtiles penses, ni mme fonder une cole, mais chrir assez la sagesse pour mener une vie conforme ses prceptes, une vie de simplicit, dindpendance, de magnanimit, et de confiance. Cela consiste rsoudre quelques-uns des problmes de la vie, non pas en thorie seulement, mais en pratique. Le succs des grands savants et penseurs, en gnral, est un succs de courtisan, ni

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    royal, ni viril. Ils saccommodent de vivre tout bonnement selon la rgle commune, presque comme faisaient leurs pres, et ne se montrent en nul sens les procrateurs dune plus noble race dhommes. Mais comment se fait-il que les hommes sans cesse dgnrent ? Quest-ce qui fait que les familles steignent ? De quelle nature est le luxe qui nerve et dtruit les nations ? Sommes-nous bien srs quil nen soit pas de traces dans notre propre existence ? Le philosophe est en avance sur son sicle jusque dans la forme extrieure de sa vie. Il ne se nourrit, ne sabrite, ne se vt ni ne se chauffe comme ses contemporains. Comment pourrait-on se dire philosophe moins de maintenir sa chaleur vitale suivant de meilleurs procds que les autres hommes ?

    Lorsquun homme est chauff suivant les diffrents modes

    que jai dcrits, que lui faut-il ensuite ? Assurment nul surcrot de chaleur du mme genre, ni nourriture plus abondante et plus riche, maisons plus spacieuses et plus splendides, vtements plus beaux et en plus grand nombre, feux plus nombreux, plus continus et plus chauds, et le reste. Une fois quil sest procur les choses ncessaires lexistence, soffre une autre alternative que de se procurer les superfluits ; et cest de se laisser aller maintenant laventure sur le vaisseau de la vie, ses vacances loin dun travail plus humble ayant commenc. Le sol, semble-t-il, convient la semence, car elle a dirig sa radicule de haut en bas, et voici quen outre, elle peut diriger sa jeune pousse de bas en haut avec confiance. Pourquoi lhomme a-t-il pris si fermement racine en terre, sinon pour slever en semblable proportion l-haut dans les cieux ? car les plantes nobles se voient prises pour le fruit quelles finissent par porter dans lair et la lumire, loin du sol, et reoivent un autre traitement que les comestibles plus humbles, lesquels, tout biennaux quils puissent tre, se voient cultivs seulement jusqu ce quils aient parfait leur racine, et souvent coups au collet cet effet, de sorte quen gnral on ne saurait les reconnatre au temps de leur floraison.

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    Je nentends pas prescrire de rgles aux natures fortes et

    vaillantes, lesquelles veilleront leurs propres affaires tant au ciel quen enfer, et peut-tre btiront avec plus de magnificence et dpenseront avec plus de prodigalit que les plus riches sans jamais sappauvrir, ne sachant comment elles vivent, sil en est, vrai dire, tel quon en a rv ; plus qu ceux qui trouvant leur courage et leur inspiration prcisment dans le prsent tat de choses, le choient avec la tendresse et lenthousiasme damoureux, et, jusqu un certain point, je me reconnais de ceux-l ; je ne madresse pas ceux qui ont un bon emploi, quelles quen soient les conditions, et ils savent sils ont un bon emploi ou non ; mais principalement la masse de mcontents qui vont se plaignant avec indolence de la duret de leur sort ou des temps, quand ils pourraient les amliorer. Il en est qui se plaignent de tout de la faon la plus nergique et la plus inconsolable, parce quils font, comme ils disent, leur devoir. Jai en vue aussi cette classe opulente en apparence, mais de toutes la plus terriblement appauvrie, qui a accumul la scorie, et ne sait comment sen servir, ou sen dbarrasser, ayant ainsi de ses mains forg ses propres chanes dor ou dargent.

    Si je tentais de raconter comment jai dsir employer ma

    vie au cours des annes passes, il est probable que je surprendrais ceux de mes lecteurs quelque peu au courant de mon histoire actuelle ; il est certain que jtonnerais ceux qui nen connaissent rien. Je me contenterai de faire allusion quelques-unes des entreprises qui ont t lobjet de mes soins.

    En nimporte quelle saison, nimporte quelle heure du

    jour ou de la nuit, je me suis inquit dutiliser lencoche du temps, et den brcher en outre mon bton ; de me tenir la rencontre de deux ternits, le pass et lavenir7, laquelle nest

    7 Thomas Moore (Lalla Rookh).

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    autre que le moment prsent ; de me tenir de lorteil sur cette ligne. Vous pardonnerez quelques obscurits, attendu quil est en mon mtier plus de secrets quen celui de la plupart des hommes, secrets toutefois non volontairement gards, mais insparables de son caractre mme. Jen dvoilerais volontiers tout ce que jen sais, sans jamais peindre Dfense dEntrer sur ma barrire.

    Je perdis, il y a longtemps, un chien de chasse, un cheval

    bai et une tourterelle, et suis encore leur poursuite. Nombreux sont les voyageurs auxquels je me suis adress leur sujet, les dcrivant par leurs empreintes et par les noms auxquels ils rpondaient. Jen ai rencontr un ou deux qui avaient entendu le chien, le galop du cheval, et mme vu la tourterelle disparatre derrire un nuage ; ils semblaient aussi soucieux de les retrouver que si ce fussent eux-mmes qui les eussent perdus.

    Anticipons, non point simplement sur le lever du soleil et

    laurore, mais, si possible, sur la Nature elle-mme ! Que de matins, t comme hiver, avant que nul voisin ft vaquer ses affaires, dj ltais-je la mienne. Sans doute nombre de mes concitoyens mont-ils rencontr revenant de cette aventure, fermiers partant laube pour Boston, ou bcherons se rendant leur travail. Cest vrai, je nai jamais assist dune faon effective le soleil en son lever, mais, nen doutez pas, il tait de toute importance dy tre seulement prsent.

    Que de jours dautomne, oui, et dhiver, ai-je passs hors de

    la ville, essayer dentendre ce qui tait dans le vent, lentendre et lemporter bien vite ! Je faillis y engloutir tout mon capital et perdre le souffle par-dessus le march, courant son encontre. Cela et-il intress lun ou lautre des partis politiques, en et-il dpendu, quon let vu paratre dans la Gazette avec les nouvelles du matin. dautres moments guettant de lobservatoire de quelque rocher ou de quelque arbre, pour

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    tlgraphier nimporte quelle nouvelle arrive ; ou, le soir la cime des monts, attendant que le ciel tombe, pour tcher de surprendre quelque chose, quoique ce que je surpris ne ft jamais abondant, et, linstar de la manne, refondt au soleil.

    Longtemps je fus reporter dun journal, tirage assez

    restreint, dont le directeur na jamais encore jug propos dimprimer le gros de mes articles ; et, comme il est trop ordinaire avec les crivains, jen fus uniquement pour mes peines. Toutefois, ici, en mes peines rsida ma rcompense.

    Durant nombre dannes je fus inspecteur, par moi-mme

    appoint, des temptes de neige comme des temptes de pluie, et fis bien mon service ; surveillant, sinon des grand-routes, du moins des sentiers de fort ainsi que de tous chemins travers les lots de terre, veillant les tenir ouverts, et ce que des ponts jets sur les ravins rendissent ceux-ci franchissables en toutes saisons, l o le talon public avait tmoign de leur utilit.

    Jai gard le btail sauvage de la ville, lequel en sautant

    par-dessus les cltures nest pas sans causer de lennui au ptre fidle ; et jai tenu un il ouvert sur les coins et recoins non frquents de la ferme, bien que parfois sans savoir lequel, de Jonas ou de Salomon, travaillait aujourdhui dans tel champ ce ntait pas mon affaire. Jai arros la rouge gaylussacie, le ragouminier et le micocoulier, le pin rouge et le frne noir, le raisin blanc et la violette jaune8, qui, autrement, auraient dpri au temps de la scheresse.

    Bref, je continuai de la sorte longtemps, je peux le dire sans

    me vanter, moccuper fidlement de mon affaire, jusquau jour o il devint de plus en plus vident que mes concitoyens ne madmettraient pas, aprs tout, sur la liste des fonctionnaires de la ville, plus quils ne feraient de ma place une sincure pourvue

    8 Toutes plantes rares Concord, et choyes par Thoreau.

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    dun traitement raisonnable. Mes comptes, que je peux jurer avoir tenus avec fidlit, jamais je narrivai, je dois le dire, les voir apurs, encore moins accepts, moins encore pays et rgls. Cependant je ne me suis pas arrt cela.

    Il y a peu de temps, un Indien nomade sen alla proposer

    des paniers chez un homme de loi bien connu dans mon voisinage. Voulez-vous acheter des paniers ? demanda-t-il. Non, nous nen avons pas besoin , lui fut-il rpondu. Eh quoi ! sexclama lIndien en sloignant, allez-vous nous faire mourir de faim ? Ayant vu ses industrieux voisins blancs si leur aise, que lhomme de loi navait qu tresser des arguments, et que par leffet don ne sait quelle sorcellerie il sensuivait argent et situation il stait dit : je vais me mettre dans les affaires : je vais tresser des paniers ; cest chose ma porte. Croyant que lorsquil aurait fait les paniers il aurait fait son devoir, et qualors ce serait celui de lhomme blanc de les acheter. Il navait pas dcouvert la ncessit pour lui de faire en sorte quil valt la peine pour lautre de les acheter, ou tout au moins de lamener penser quil en ft ainsi, ou bien de fabriquer quelque chose autre que lhomme blanc crt bon dacheter. Moi aussi javais tress une espce de paniers dun travail dlicat, mais je navais pas fait en sorte quil valt pour quiconque la peine de les acheter. Toutefois nen pensai-je pas moins, dans mon cas, quil valait la peine pour moi de les tresser, et au lieu dexaminer la question de faire en sorte que les hommes crussent bon dacheter mes paniers, jexaminai de prfrence celle dviter la ncessit de les vendre. Lexistence que les hommes louent et considrent comme russie nest que dune sorte. Pourquoi exagrer une sorte aux dpens des autres ?

    Mapercevant que mes concitoyens nallaient

    vraisemblablement pas moffrir de place la mairie, plus quailleurs de vicariat ou de cure, mais quil me fallait me tirer daffaire comme je pourrais, je me retournai de faon plus

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    exclusive que jamais vers les bois, o jtais mieux connu. Je rsolus de mtablir sur-le-champ, sans attendre davoir acquis lusuel pcule, en me servant des maigres ressources que je mtais dj procures. Mon but en allant ltang de Walden, tait non pas dy vivre bon compte plus que dy vivre chrement, mais de conclure certaine affaire personnelle avec le minimum dobstacles, et quil et sembl moins triste quinsens de se voir empch de mener bien par dfaut dun peu de sens commun, dun peu desprit dentreprise et de tour de main.

    Je me suis toujours efforc dacqurir des habitudes

    strictes en affaire ; elles sont indispensables tout homme. Est-ce avec le Cleste Empire que vous trafiquez, alors quelque petit comptoir sur la cte, dans quelque port de Salem, suffira comme point dattache. Vous exporterez tels articles quoffre le pays, rien que des produits indignes, beaucoup de glace et de bois de pin et un peu de granit, toujours sous pavillon indigne. Ce seront l de bonnes spculations. Avoir lil sur tous les dtails vous-mme en personne ; tre la fois pilote et capitaine, armateur et assureur ; acheter et vendre, et tenir les comptes ; lire toutes les lettres reues, crire ou lire toutes les lettres envoyer ; surveiller le dchargement des importations nuit et jour ; se trouver sur nombre de points de la cte presque la mme heure, il arrivera souvent que le fret le plus riche se verra dcharg sur une plage de New-Jersey ; tre votre propre tlgraphe, balayant du regard lhorizon sans relche, hlant tous les vaisseaux qui passent destination de quelque point de la cte ; tenir toujours prte une expdition darticles, pour alimenter tel march aussi lointain quinsatiable ; vous tenir vous-mme inform de ltat des marchs, des bruits de guerre et de paix partout, et prvoir les tendances du commerce et de la civilisation, mettant profit les rsultats de tous les voyages dexploration, usant des nouveaux passages et de tous les progrs de la navigation ; les cartes marines tudier, la position des rcifs, des phares nouveaux, des boues nouvelles

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    dterminer, et toujours et sans cesse les tables de logarithmes corriger, car il nest pas rare que lerreur dun calculateur fait que vient se briser sur un rocher tel vaisseau qui et d atteindre une jete hospitalire, il y a le sort inconnu de La Prouse ; la science universelle avec laquelle il faut marcher de pair, en tudiant la vie de tous les grands explorateurs et navigateurs, grands aventuriers et marchands, depuis Hannon et les Phniciens jusqu nos jours ; enfin, le compte des marchandises en magasin prendre de temps autre, pour savoir o vous en tes. Cest un labeur exercer les facults dun homme, tous ces problmes de profit et perte, dintrt, de tare et trait, y compris le jaugeage de toute sorte, qui demandent des connaissances universelles.

    Jai pens que ltang de Walden serait un bon centre

    daffaires, non point uniquement cause du chemin de fer et du commerce de la glace ; il offre des avantages quil peut ne pas tre de bonne politique de divulguer ; cest un bon port et une bonne base. Pas de marais de la Nva combler ; quoiquil vous faille partout btir sur pilotis, enfoncs de votre propre main. On prtend quune mare montante, avec vent douest, et de la glace dans la Nva, balaieraient Saint-Ptersbourg de la face de la terre.

    Attendu quil sagissait dune affaire o sengager sans le

    capital usuel, il peut ntre pas facile dimaginer o ces moyens, qui seront toujours indispensables pareille entreprise, se devaient trouver. En ce qui concerne le vtement, pour en venir tout de suite au ct pratique de la question, peut-tre en nous le procurant, sommes-nous guids plus souvent par lamour de la nouveaut, et certain souci de lopinion des hommes, que par une vritable utilit. Que celui qui a du travail faire se rappelle que lobjet du vtement est, en premier lieu, de retenir la chaleur vitale, et, en second lieu, tant donn cet tat-ci de socit, de couvrir la nudit, sur quoi il valuera ce quil peut

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    accomplir de travail ncessaire ou important sans ajouter sa garde-robe. Les rois et les reines, qui ne portent un costume quune seule fois, quoique fait par quelque tailleur ou couturire de leurs majests, ignorent le bien-tre de porter un costume qui vous va. Ce ne sont gure que chevalets de bois pendre les habits du dimanche. Chaque jour nos vtements sassimilent davantage nous-mmes, recevant lempreinte du caractre de qui les porte, au point que nous hsitons les mettre au rancart, sans tel dlai, tels remdes mdicaux et autres solennits de ce genre, tout comme nos corps. Jamais homme ne baissa dans mon estime pour porter une pice dans ses vtements : encore suis-je sr quen gnral on sinquite plus davoir des vtements la mode, ou tout au moins bien faits et sans pices, que davoir une conscience solide. Alors que laccroc ne ft-il pas raccommod, le pire des vices ainsi dvoil nest-il peut-tre que limprvoyance. Il marrive parfois de soumettre les personnes de ma connaissance des preuves du genre de celle-ci : qui saccommoderait de porter une pice, sinon seulement deux coutures de trop, sur le genou ? La plupart font comme si elles croyaient que tel malheur serait la ruine de tout espoir pour elles dans la vie. Il leur serait plus ais de gagner la ville cloche-pied avec une jambe rompue quavec un pantalon fendu. Arrive-t-il un accident aux jambes dun monsieur, que souvent on peut les raccommoder ; mais semblable accident arrive-t-il aux jambes de son pantalon, que le mal est sans remde ; car ce dont il fait cas, cest non pas ce qui est vraiment respectable, mais ce qui est respect. Nous connaissons peu dhommes, mais combien de vestes et de culottes ! Habillez de votre dernire chemise un pouvantail, tenez-vous sans chemise ct, qui ne sempressera de saluer lpouvantail ? Passant devant un champ de mas lautre jour, prs dun chapeau et dune veste sur un pieu, je reconnus le propritaire de la ferme. Il se ressentait seulement un peu plus des intempries que lorsque je lavais vu pour la dernire fois. Jai entendu parler dun chien qui aboyait aprs tout tranger approchant du bien de son matre, pourvu quil ft vtu, et quun voleur nu faisait taire aisment. Il est

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    intressant de se demander jusquo les hommes conserveraient leur rang respectif si on les dpouillait de leurs vtements. Pourriez-vous, en pareil cas, dire avec certitude dune socit quelconque dhommes civiliss celui qui appartenait la classe la plus respecte ? Lorsque Madame Pfeiffer, dans ses aventureux voyages autour du monde, de lest louest, eut au retour atteint la Russie dAsie, elle sentit, dit-elle, la ncessit de porter autre chose quun costume de voyage pour aller se prsenter aux autorits, car elle tait maintenant en pays civilis, o lon juge les gens sur lhabit . Il nest pas jusque dans les villes dmocratiques de notre Nouvelle-Angleterre, o la possession accidentelle de la richesse, avec sa manifestation dans la toilette et lquipage seuls, ne vaillent au possesseur presque un universel respect. Mais ceux qui dispensent tel respect, si nombreux soient-ils, ne sont cet gard que paens, et rclament lenvoi dun missionnaire. En outre, les vtements ont introduit la couture, genre de travail quon peut appeler sans fin ; une toilette de femme, en tout cas, jamais nest termine.

    Lhomme qui la longue a trouv quelque chose faire,

    naura pas besoin dacheter un costume neuf pour le mettre cet effet ; selon lui lancien suffira, qui depuis un temps indtermin reste la poussire dans le grenier. De vieux souliers serviront un hros plus longtemps quils nont servi son valet, si hros jamais eu valet, les pieds nus sont plus vieux que les souliers, et il peut les faire aller. Ceux-l seuls qui vont en soire et frquentent les salles dassembles lgislatives, doivent avoir des habits neufs, des habits changer aussi souvent quen eux lhomme change. Mais si mes veste et culotte, mes chapeau et souliers, sont bons ce que dedans je puisse adorer Dieu, ils feront laffaire ; ne trouvez-vous pas ? Qui jamais vit ses vieux habits, sa vieille veste, bel et bien use, retourne ses premiers lments, au point que ce ne ft un acte de charit que de labandonner quelque pauvre garon, pour tre, il se peut, abandonne par lui quelque autre plus

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    pauvre encore, ou, dirons-nous, plus riche, qui pouvait sen tirer moins ? Oui, prenez garde toute entreprise qui rclame des habits neufs, et non pas plutt un porteur dhabits neuf. Si lhomme nest pas neuf, comment faire aller les habits neufs ? Si vous avez en vue quelque entreprise, faites-en lessai sous vos vieux habits. Ce quil faut aux hommes, ce nest pas quelque chose avec quoi faire, mais quelque chose faire, ou plutt quelque chose tre. Sans doute ne devrions-nous jamais nous procurer de nouveau costume, si dguenill ou sale que soit lancien, que nous nayons dirig, entrepris ou navigu en quelque manire, de faon nous sentir des hommes nouveaux dans cet ancien, et ce que le garder quivaille conserver du vin nouveau dans de vieilles outres. Notre saison de mue, comme celle des volatiles, doit tre une crise dans notre vie. Le plongeon, pour la passer, se retire aux tangs solitaires. De mme aussi le serpent rejette sa dpouille, et la chenille son habit vreux, grce un travail et une expansion intrieurs ; car les hardes ne sont que notre cuticule et enveloppe mortelle9 extrmes. Autrement on nous trouvera naviguant sous un faux pavillon, et nous serons invitablement rejets par notre propre opinion, aussi bien que par celle de lespce humaine.

    Nous revtons habit sur habit, comme si nous croissions

    la ressemblance des plantes exognes par addition externe. Nos vtements extrieurs, souvent minces et illusoires, sont notre piderme ou fausse peau, qui ne participe pas de notre vie, et dont nous pouvons nous dpouiller par-ci par-l sans srieux dommage ; nos habits plus pais, constamment ports, sont notre tgument cellulaire, ou cortex ; mais nos chemises sont notre liber ou vritable corce, quon ne peut enlever sans charmer 10 et par consquent dtruire lhomme. Je crois que toutes les races certains moments portent quelque chose

    9 Hamlet, acte III, sc. 1. 10 Charmer en langage forestier, signifie : faire une incision

    circulaire un arbre, opration qui le fait prir.

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    dquivalent la chemise. Il est dsirable que lhomme soit vtu avec une simplicit qui lui permette de poser les mains sur lui dans les tnbres, et quil vive tous gards dans un tat de concision et de prparation tel que lennemi vnt-il prendre la ville, il puisse, comme le vieux philosophe11, sortir des portes les mains vides sans inquitude. Quand un seul habit, en la plupart des cas, en vaut trois lgers, et que le vtement bon march sacquiert des prix faits vraiment pour contenter le client ; quand on peut, pour cinq dollars, acheter une bonne veste, qui durera un nombre gal dannes, pour deux dollars un bon pantalon, des chaussures de cuir solide pour un dollar et demi la paire, un chapeau dt pour un quart de dollar, et une casquette dhiver pour soixante-deux cents et demi, laquelle fabrique chez soi pour un cot purement nominal sera meilleure encore, o donc si pauvre qui de la sorte vtu, sur son propre salaire, ne trouve homme assez avis pour lui rendre hommage ?

    Demand-je des habits dune forme particulire, que ma

    tailleuse de rpondre avec gravit : On ne les fait pas comme cela aujourdhui , sans appuyer le moins du monde sur le On comme si elle citait une autorit aussi impersonnelle que le Destin, et je trouve difficile de faire faire ce que je veux, simplement parce quelle ne peut croire que je veuille ce que je dis, que jaie cette tmrit. Entendant telle sentence doracle, je reste un moment absorb en pense, et jappuie intrieurement sur chaque mot lun aprs lautre, afin darriver en dterminer le sens, afin de dcouvrir suivant quel degr de consanguinit On se trouve apparent moi, et lautorit quil peut avoir en une affaire qui me touche de si prs ; finalement, je suis port rpondre avec un gal mystre, et sans davantage appuyer sur le on . Cest vrai, on ne les faisait pas comme cela jusqualors, mais aujourdhui on les fait comme cela. quoi sert de me prendre ces mesures si, oubliant de prendre celles de

    11 Bias, lun des sept Sages de la Grce.

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    mon caractre, elle ne soccupe que de la largeur de mes paules, comme qui dirait une patre pendre lhabit ? Ce nest ni aux Grces ni aux Parques que nous rendons un culte, mais la Mode. Elle file, tisse et taille en toute autorit. Le singe en chef, Paris, met une casquette de voyage, sur quoi tous les singes dAmrique font de mme. Je dsespre parfois dobtenir quoi que ce soit de vraiment simple et honnte fait en ce monde grce lassistance des hommes. Il les faudrait auparavant passer sous une forte presse pour en exprimer les vieilles ides, de faon ce quils ne se remettent pas sur pied trop tt, et alors se trouverait dans lassemble quelquun pour avoir une lubie en tte, close dun uf dpos l Dieu sait quand, attendu que le feu mme narrive pas tuer ces choses, et vous en seriez pour vos frais. Nanmoins, nous ne devons pas oublier quune momie passe pour nous avoir transmis du bl gyptien.

    tout prendre, je crois quon ne saurait soutenir que

    lhabillement sest, en ce pays plus quen nimporte quel autre, lev la dignit dun art. Aujourdhui, les hommes sarrangent pour porter ce quils peuvent se procurer. Comme des marins naufrags ils mettent ce quils trouvent sur la plage, et petite distance, soit dtendue, soit de temps, se moquent rciproquement de leur mascarade. Chaque gnration rit des anciennes modes, tout en suivant religieusement les nouvelles. Nous portons un regard aussi amus sur le costume dHenri VIII ou de la Reine Elisabeth que sil sagissait de celui du Roi ou de la Reine des les Cannibales. Tout costume une fois t est pitoyable et grotesque. Ce nest que lil srieux qui en darde et la vie sincre passe en lui, qui rpriment le rire et consacrent le costume de nimporte qui. QuArlequin soit pris de la colique, et sa livre devra servir cette disposition galement. Le soldat est-il atteint par un boulet de canon, que les lambeaux sont seyants comme la pourpre.

    Le got puril et barbare quhommes et femmes

    manifestent pour les nouveaux modles fait Dieu sait combien

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    dentre eux secouer le kalidoscope et loucher dedans afin dy dcouvrir la figure particulire que rclame aujourdhui cette gnration. Les fabricants ont appris que ce got est purement capricieux. De deux modles qui ne diffrent que grce quelques fils dune certaine couleur en plus ou en moins, lun se vendra tout de suite, lautre restera sur le rayon, quoique frquemment il arrive qu une saison dintervalle cest le dernier qui devient le plus la mode. En comparaison, le tatouage nest pas la hideuse coutume pour laquelle il passe. Il ne saurait tre barbare du fait seul que limpression est fleur de peau et inaltrable.

    Je ne peux croire que notre systme manufacturier soit

    pour les hommes le meilleur mode de se procurer le vtement. La condition des ouvriers se rapproche de plus en plus chaque jour de celle des Anglais ; et on ne saurait sen tonner, puisque, autant que je lai entendu dire ou par moi-mme observ, lobjet principal est, non pas pour lespce humaine de se voir bien et honntement vtue, mais, incontestablement, pour les corporations de pouvoir senrichir. Les hommes natteignent en fin de compte que ce quils visent. Aussi, dussent-ils manquer sur-le-champ leur but, mieux vaut pour eux viser quelque chose de haut.

    Pour ce qui est dun Couvert, je ne nie pas que ce ne soit

    aujourdhui un ncessaire de la vie, bien quon ait lexemple dhommes qui sen soient passs durant de longues priodes en des contres plus froides que celle-ci. Samuel Laing dclare que Le Lapon sous ses vtements de peau, et dans un sac de peau quil se passe par-dessus la tte et les paules, dormira toutes les nuits quon voudra sur la neige par un degr de froid auquel ne rsisterait la vie de quiconque ce froid expos sous nimporte quel costume de laine. Il les avait vus dormir de la sorte. Encore ajoute-t-il : Ils ne sont pas plus endurcis que dautres. Mais probablement, lhomme ntait pas depuis

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    longtemps sur la terre quil avait dj dcouvert la commodit quoffre une maison, le bien-tre domestique, locution qui peut lorigine avoir signifi les satisfactions de la maison plus que celles de la famille, toutes partielles et accidentelles quelles doivent tre sous les climats o la maison sassocie dans nos penses surtout lhiver et la saison des pluie, et, les deux tiers de lanne, sauf pour servir de parasol, nest nullement ncessaire. Sous notre climat, en t, ce fut tout dabord presque uniquement un abri pour la nuit. Dans les gazettes indiennes un wigwam tait le symbole dune journe de marche, et une range de ces wigwams grave ou peinte sur lcorce dun arbre signifiait que tant de fois on avait camp. Lhomme na pas t fait si fortement charpent ni si robuste, pour quil lui faille chercher rtrcir son univers, et entourer de murs un espace sa taille. Il fut tout dabord nu et au grand air ; mais malgr le charme quil y pouvait trouver en temps calme et chaud, dans le jour, peut-tre la saison pluvieuse et lhiver, sans parler du soleil torride, eussent-ils dtruit son espce en germe sil ne se ft ht dendosser le couvert dune maison. Adam et ve, suivant la fable, revtirent le berceau de feuillage avant autres vtements. Il fallut lhomme un foyer, un lieu de chaleur, ou de bien-tre, dabord de chaleur physique, puis la chaleur des affections.

    Il est possible dimaginer un temps o, en lenfance de la

    race humaine, quelque mortel entreprenant sinsinua en un trou de rocher pour abri. Tout enfant recommence le monde, jusqu un certain point, et se plat rester dehors, ft-ce dans lhumidit et le froid. Il joue la maison tout comme au cheval, pouss en cela par un instinct. Qui ne se rappelle lintrt avec lequel, tant jeune, il regardait les rochers en surplomb ou les moindres abords de caverne ? Ctait laspiration naturelle de cette part dhritage laisse par notre plus primitif anctre qui survivait encore en nous. De la caverne nous sommes passs aux toits de feuilles de palmier, dcorce et branchages, de toile tisse et tendue, dherbe et paille, de planches et bardeaux, de

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    pierres et tuiles. la fin, nous ne savons plus ce que cest que de vivre en plein air, et nos existences sont domestiques sous plus de rapports que nous ne pensons. De ltre au champ grande est la distance. Peut-tre serait-ce un bien pour nous davoir passer plus de nos jours et de nos nuits sans obstacle entre nous et les corps clestes, et que le pote parlt moins de sous un toit, ou que le saint ny demeurt pas si longtemps. Les oiseaux ne chantent pas dans les cavernes, plus que les colombes ne cultivent leur innocence dans les colombiers.

    Toutefois, se propose-t-on de btir une demeure, quil

    convient de montrer quelque sagacit yankee, pour ne pas, en fin de compte, se trouver la place dans un work-house, un labyrinthe sans fil, un muse, un hospice, une prison ou quelque splendide mausole. Rflchissez dabord la lgret que peut avoir labri absolument ncessaire. Jai vu des Indiens Penobscot, en cette ville, habiter des tentes de mince cotonnade, alors que la neige tait paisse de prs dun pied autour deux, et je songeai quils eussent t contents de la voir plus paisse pour carter le vent. Autrefois, lorsque la faon de gagner ma vie honntement, en ayant du temps de reste pour mes travaux personnels, tait une question qui me tourmentait plus encore quelle ne fait aujourdhui, car malheureusement je me suis quelque peu endurci, javais coutume de voir le long de la voie du chemin de fer une grande bote, de six pieds de long sur trois de large, dans quoi les ouvriers serraient leurs outils le soir, et lide me vint que tout homme, la rigueur, pourrait moyennant un dollar sen procurer une semblable, pour, aprs y avoir perc quelques trous de vrille afin dy admettre au moins lair, sintroduire dedans lorsquil pleuvait et le soir, puis fermer le couvercle au crochet, de la sorte avoir libert damour, en son me tre libre12. Il ne semblait pas que ce ft la pire, ni, tout prendre, une mprisable alternative. Vous pouviez veiller aussi tard que bon vous semblait, et, quelque moment que vous

    12 Richard Lovelace, To Althea from Prison.

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    vous leviez, sortir sans avoir le propritaire du sol ou de la maison vos trousses rapport au loyer. Maint homme se voit harcel mort pour payer le loyer dune bote plus large et plus luxueuse, qui net pas gel mort en une bote comme celle-ci. Je suis loin de plaisanter. Lconomie est un sujet qui admet de se voir trait avec lgret, mais dont on ne saurait se dpartir de mme. Une maison confortable, pour une race rude et robuste, qui vivait le plus souvent dehors, tait jadis faite ici presque entirement de tels matriaux que la Nature vous mettait tout prts sous la main. Gookin, qui fut surintendant des Indiens sujets de la colonie de Massachusetts, crivant en 1674, dclare : Les meilleures de leurs maisons sont couvertes fort proprement, de faon tenir calfeutr et au chaud, dcorces darbres, dtaches de leurs troncs au temps o larbre est en sve, et transformes en grandes cailles, grce la pression de fortes pices de bois, lorsquelles sont fraches Les maisons plus modestes sont couvertes de nattes quils fabriquent laide dune espce de jonc, et elles aussi tiennent passablement calfeutr et au chaud, sans valoir toutefois les premires Jen ai vu de soixante ou cent pieds de long sur trente de large Il mest arriv souvent de loger dans leurs wigwams, et je les ai trouvs aussi chauds que les meilleures maisons anglaises. Il ajoute qu lintrieur le sol tait ordinairement recouvert et les murs tapisss de nattes brodes dun travail excellent, et quelles taient meubles dustensiles divers. Les Indiens taient alls jusqu rgler leffet du vent au moyen dune natte suspendue au-dessus du trou qui souvrait dans le toit et mue par une corde. Dans le principe un abri de ce genre se construisait en un jour ou deux tout au plus, pour tre dmoli et emport en quelques heures ; et il ntait pas de famille qui ne possdt la sienne, ou son appartement en lune delles.

    ltat sauvage toute famille possde un abri valant les

    meilleurs, et suffisant pour ses besoins primitifs et plus simples ; mais je ne crois pas exagrer en disant que si les

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    oiseaux du ciel ont leurs nids, les renards leurs tanires, et les sauvages leurs wigwams, il nest pas dans la socit civilise moderne plus de la moiti des familles qui possde un abri. Dans les grandes villes et cits, o prvaut spcialement la civilisation, le nombre de ceux qui possdent un abri nest que linfime minorit. Le reste paie pour ce vtement le plus extrieur de tous, devenu indispensable t comme hiver, un tribut annuel qui suffirait lachat dun village entier de wigwams indiens, mais qui pour linstant contribue au maintien de sa pauvret sa vie durant. Je ne veux pas insister ici sur le dsavantage de la location compare la possession, mais il est vident que si le sauvage possde en propre son abri, cest cause du peu quil cote, tandis que si lhomme civilis loue en gnral le sien, cest parce quil na pas le moyen de le possder ; plus quil ne finit la longue par avoir davantage le moyen de le louer. Mais rpond-on, il suffit au civilis pauvre de payer cette taxe pour sassurer une demeure qui est un palais compare celle du sauvage. Une redevance annuelle de vingt-cinq cent dollars tels sont les prix du pays lui donne droit aux avantages des progrs raliss par les sicles, appartements spacieux, peinture et papier frais, chemine Rumford, enduit de pltre, jalousies, pompe en cuivre, serrure ressort, lavantage dune cave, et maintes autres choses. Mais comment se fait-il que celui qui passe pour jouir de tout cela soit si communment un civilis pauvre, alors que le sauvage qui ne le possde pas, soit riche comme un sauvage ? Si lon affirme que la civilisation est un progrs rel dans la condition de lhomme et je crois quelle lest, mais que les sages seulement utilisent leurs avantages, il faut montrer quelle a produit de meilleures habitations sans les rendre plus coteuses : or, le cot dune chose est le montant de ce que jappellerai la vie requise en change, immdiatement ou la longue. Une maison moyenne dans ce voisinage cote peut-tre huit cents dollars, et pour amasser cette somme il faudra de dix quinze annes de la vie du travailleur, mme sil nest pas charg de famille en estimant la valeur pcuniaire du travail de chaque homme un

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    dollar par jour, car si certains reoivent plus, dautres reoivent moins de sorte quen gnral il lui aura fallu passer plus de la moiti de sa vie avant davoir gagn son wigwam. Le supposons-nous au lieu de cela payer un loyer, que cest tout simplement le choix douteux entre deux maux. Le sauvage et-il t sage dchanger son wigwam contre un palais de telles conditions ?

    On devinera que je ramne, autant quil y va de lindividu,

    presque tout lavantage de garder une proprit superflue comme fond en rserve pour lavenir, surtout au dfraiement des dpenses funraires. Mais peut-tre lhomme nest-il pas requis de sensevelir lui-mme. Nanmoins voil qui indique une distinction importante entre le civilis et le sauvage ; et sans doute a-t-on des intentions sur nous pour notre bien, en faisant de la vie dun peuple civilis une institution, dans laquelle la vie de lindividu se voit un degr considrable absorbe, en vue de conserver et perfectionner celle de la race. Mais je dsire montrer grce quel sacrifice sobtient actuellement cet avantage, et suggrer que nous pouvons peut-tre vivre de faon nous assurer tout lavantage sans avoir en rien souffrir du dsavantage. Quentendez-vous en disant que le pauvre, vous lavez toujours avec vous, ou que les pres ont mang des raisins verts, et les dents des enfants en sont agaces13 ?

    Je suis vivant, dit le Seigneur, vous naurez plus lieu de

    dire ce proverbe en Isral. Voici, toutes les mes sont moi ; lme du fils comme

    lme du pre, lune et lautre sont moi ; lme qui pche cest celle qui mourra14.

    Si jenvisage mes voisins, les fermiers de Concord, au

    moins aussi leur aise que les gens des autres classes, je

    13 Jean, XII, 3. 14 zchiel, XVIII, 2, 3, 4.

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    constate que, pour la plupart, ils ont pein vingt, trente ou quarante annes pour devenir les vritables propritaires de leurs fermes, quen gnral ils ont hrites avec des charges, ou achetes avec de largent emprunt intrt, et nous pouvons considrer un tiers de ce labeur comme reprsentant le cot de leurs maisons mais quordinairement ils nont pas encore payes. Oui, les charges quelquefois lemportent sur la valeur de la ferme, au point que la ferme elle-mme devient toute une lourde charge, sans quil manque de se trouver un homme pour en hriter, lequel dclare la connatre fond, comme il dit. Madressant aux rpartiteurs dimpts, je mtonne dapprendre quils sont incapables de nommer demble douze personnes de la ville en possession de fermes franches et nettes de toute charge. Si vous dsirez connatre lhistoire de ces domaines, interrogez la banque o ils sont hypothqus. Lhomme qui a bel et bien pay sa ferme grce au travail fourni dessus est si rare que tout voisin peut le montrer du doigt. Je me demande sil en existe trois Concord. Ce quon a dit des marchands, quune trs forte majorit, mme quatre-vingt-dix-sept pour cent, sont assurs de faire faillite, est galement vrai des fermiers. Pour ce qui est des marchands, cependant, lun deux dclare avec justesse que leurs faillites, en grande partie, ne sont pas de vritables faillites pcuniaires, mais de simples manquements remplir leurs engagements, parce que cest incommode, ce qui revient dire que cest le moral qui flanche. Mais voil qui aggrave infiniment le cas, et suggre, en outre, que selon toute probabilit les trois autres eux-mmes ne russissent pas sauver leurs mes, et sont peut-tre banqueroutiers dans un sens pire que ceux qui font honntement faillite. La banqueroute et la dngation de dettes sont les tremplins do slance pour oprer ses culbutes pas mal de notre civilisation, tandis que le sauvage, lui, reste debout sur la planche non lastique de la famine. Nempche que le Concours Agricole du Middlesex se passe ici chaque anne avec

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    clat15, comme si tous les rouages de la machine agricole taient bien graisss.

    Le fermier sefforce de rsoudre le problme dune

    existence suivant une formule plus complique que le problme lui-mme. Pour se procurer ses cordons de souliers il spcule sur des troupeaux de btail. Avec un art consomm il a tendu son pige laide dun cheveu pour attraper confort et indpendance, et voil quen faisant demi-tour il sest pris la jambe dedans. Telle la raison pour laquelle il est pauvre ; et cest pour semblable raison que tous nous sommes pauvres relativement mille conforts sauvages, quoique entours de luxe. Comme Chapman le chante16 :

    The false society of men

    for earthly greatness All heavenly comforts rarefies to air.17

    Et lorsque le fermier possde enfin sa maison, il se peut

    quau lieu den tre plus riche il en soit plus pauvre, et que ce soit la maison qui le possde. Si je comprends bien, ce fut une solide objection prsente par Momus contre la maison que btit Minerve, quelle ne lavait pas faite mobile, grce quoi lon pouvait viter un mauvais voisinage ; et encore peut-on la prsenter, car nos maisons sont une proprit si difficile remuer que bien souvent nous y sommes en prison plutt quen un logis ; et le mauvais voisinage viter est bien la gale qui

    15 En franais dans le texte. 16 George Chapman (1559-1634), pote et auteur dramatique

    anglais, ayant eu le sens profond de son devoir et de sa responsabilit comme pote et penseur. Eut bien entendu maille partir avec le Gouvernement et les gens de son temps.

    17 La fausse socit des hommes pour la grandeur terrestre Dissout nant toutes douceurs clestes.

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    nous ronge. Je connais en cette ville-ci une ou deux familles, pour le moins, qui depuis prs dune gnration dsirent vendre leurs maisons situes dans les environs pour aller habiter le village18 sans pouvoir y parvenir, et que la mort seule dlivrera.

    Il va sans dire que la majorit finit par tre mme soit de

    possder soit de louer la maison moderne avec tous ses perfectionnements. Dans le temps quelle a pass perfectionner nos maisons, la civilisation na pas perfectionn de mme les hommes appels les habiter. Elle a cr des palais, mais il tait plus malais de crer des gentilshommes et des rois. Et si le but poursuivi par lhomme civilis nest pas plus respectable que celui du sauvage, si cet homme emploie la plus grande partie de sa vie se procurer uniquement un ncessaire et un bien-tre grossiers, pourquoi aurait-il une meilleure habitation que lautre ?

    Mais quel est le sort de la pauvre minorit ? Peut-tre

    reconnatra-t-on que juste en la mesure o les uns se sont trouvs au point de vue des conditions extrieures placs au-dessus du sauvage, les autres se sont trouvs dgrads au-dessous de lui. Le luxe dune classe se voit contrebalanc par lindigence dune autre. Dun ct le palais, de lautre les hpitaux et le pauvre honteux . Les myriades qui btirent les pyramides destines devenir les tombes des pharaons taient nourries dail, et sans doute ntaient pas elles-mmes dcemment enterres. Le maon qui met la dernire main la corniche du palais, retourne le soir peut-tre une hutte qui ne vaut pas un wigwam. Cest une erreur de supposer que dans un pays o existent les tmoignages usuels de la civilisation, la condition dune trs large part des habitants ne peut tre aussi avilie que celle des sauvages. Je parle des pauvres avilis, non pas pour le moment des riches avilis. Pour lapprendre nul besoin

    18 Les Amricains de cette poque employaient le mot village pour

    ville.

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    de regarder plus loin que les cabanes qui partout bordent nos voies de chemins de fer, ce dernier progrs de la civilisation ; o je vois en mes tournes quotidiennes des tres humains vivre dans des porcheries, et tout lhiver la porte ouverte, pour y voir, sans la moindre provision de bois apparente, souvent imaginable, o les formes des jeunes comme des vieux sont jamais ratatines par la longue habitude de trembler de froid et de misre, o le dveloppement de tous leurs membres et facults se trouve arrt. Il est certainement bon de regarder cette classe grce au labeur de laquelle saccomplissent les travaux qui distinguent cette gnration. Telle est aussi, un plus ou moins haut degr la condition des ouvriers de tout ordre en Angleterre, le grand workhouse19 du monde. Encore pourrais-je vous renvoyer lIrlande, que la carte prsente comme une de ses places blanches ou claires. Mettez en contraste la condition physique de lIrlandais avec celle de lIndien de lAmrique du Nord, ou de linsulaire de la Mer du Sud, ou de toute autre race sauvage avant quelle se soit dgrade au contact de lhomme civilis. Cependant je nai aucun doute que ceux qui gouvernent ce peuple ne soient dous dautant de sagesse que la moyenne des gouvernants civiliss. Sa condition prouve simplement le degr de malpropret compatible avec la civilisation. Gure nest besoin de faire allusion maintenant aux travailleurs de nos tats du Sud, qui produisent les objets principaux dexportation de ce pays et ne sont eux-mmes quun produit marchand du Sud. Je men tiendrai ceux qui passent pour tre dans des conditions ordinaires.

    On dirait quen gnral les hommes nont jamais rflchi

    ce que cest quune maison, et sont rellement quoique inutilement pauvres toute leur vie parce quils croient devoir mener la mme que leurs voisins. Comme sil fallait porter

    19 Workhouse, qui veut dire maison de travail , a le sens

    galement de pnitencier .

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    nimporte quelle sorte dhabit que peut vous couper le tailleur, ou, en quittant progressivement le chapeau de feuille de palmier ou la casquette de marmotte, se plaindre de la duret des temps parce que vos moyens ne vous permettent pas de vous acheter une couronne ! Il est possible dinventer une maison encore plus commode et plus luxueuse que celle que nous avons, laquelle cependant tout le monde admettra quhomme ne saurait suffire payer. Travaillerons-nous toujours nous procurer davantage, et non parfois nous contenter de moins ? Le respectable bourgeois enseignera-t-il ainsi gravement, de prcepte et dexemple, la ncessit pour le jeune homme de se pourvoir, avant de mourir, dun certain nombre de caoutchoucs superflus, et de parapluies, et de vaines chambres damis pour de vains amis ? Pourquoi notre mobilier ne serait-il pas aussi simple que celui de lArabe ou de lIndien ? Lorsque je pense aux bienfaiteurs de la race, ceux que nous avons apothoss comme messagers du ciel, porteurs de dons divins ladresse de lhomme, je nimagine pas de suite sur leurs talons, plus que de charrete de meubles la mode. Ou me faudra-t-il reconnatre singulire reconnaissance ! que notre mobilier doit tre plus compliqu que celui de lArabe, en proportion de notre supriorit morale et intellectuelle sur lui ? Pour le prsent nos maisons en sont encombres, et toute bonne mnagre en pousserait volontiers la majeure partie au fumier pour ne laisser pas inacheve sa besogne matinale. La besogne matinale ! Par les rougeurs de lAurore et la musique de Memnon, quelle devrait tre la besogne matinale de lhomme en ce monde ? Javais trois morceaux de pierre calcaire sur mon bureau, mais je fus pouvant de mapercevoir quils demandaient tre poussets chaque jour, alors que le mobilier de mon esprit tait encore tout non pousset. cur, je les jetai par la fentre. Comment, alors, aurais-je eu une maison garnie de meubles ? Plutt me serais-je assis en plein air, car il ne samoncelle pas de poussire sur lherbe, sauf o lhomme a entam le sol.

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    Cest le voluptueux, cest le dissip, qui lancent les modes que si scrupuleusement suit le troupeau. Le voyageur qui descend dans les bonnes maisons, comme on les appelle, ne tarde pas sen apercevoir, car les aubergistes le prennent pour un Sardanapale, et sil se soumettait leurs tendres attentions, il ne tarderait pas se voir compltement mascul. Je crois quen ce qui concerne la voiture de chemin de fer nous inclinons sacrifier plus au luxe qu la scurit et la commodit, et que, sans atteindre celles-ci, elle menace de ne devenir autre chose quun salon moderne, avec ses divans, ses ottomanes, ses stores, et cent autres choses orientales, que nous emportons avec nous vers louest, inventes pour les dames du harem et ces habitants effmins du Cleste Empire, dont Jonathan devrait rougir de connatre les noms. Jaimerais mieux masseoir sur une citrouille et lavoir moi seul, qutre press par la foule sur un coussin de velours. Jaimerais mieux parcourir la terre dans un char bufs, avec une libre circulation dair, qualler au ciel dans la voiture de fantaisie dun train dexcursion en respirant la malaria tout le long de la route.

    La simplicit et la nudit mmes de la vie de lhomme aux

    ges primitifs impliquent au moins cet avantage, quelles le laissaient ntre quun passant dans la nature. Une fois rtabli par la nourriture et le sommeil il contemplait de nouveau son voyage. Il demeurait, si lon peut dire, sous la tente ici-bas, et passait le temps suivre les valles, traverser les plaines, ou grimper au sommet des monts. Mais voici les hommes devenus les outils de leurs outils ! Lhomme qui en toute indpendance cueillait les fruits lorsquil avait faim, est devenu un fermier ; et celui qui debout sous un arbre en faisait son abri, un matre de maison. Nous ne campons plus aujourdhui pour une nuit, mais nous tant fixs sur la terre avons oubli le ciel. Nous avons adopt le Christianisme simplement comme une mthode perfectionne dagri-culture. Nous avons bti pour ce monde-ci une rsidence de famille et pour le prochain une tombe de famille. Les meilleures uvres dart sont lexpression de la lutte

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    que soutient lhomme pour saffranchir de cet tat, mais tout leffet de notre art est de rendre confortable cette basse condition-ci et de nous faire oublier cette plus haute condition-l. Il ny a vritablement pas place en ce village pour lrection dune uvre des beaux-arts, sil nous en tait venu la moindre, car nos existences, nos maisons, nos rues, ne lui fournissent nul pidestal convenable. Il ny a pas un clou pour y pendre un tableau, pas une planche pour recevoir le buste dun hros ou dun saint. Lorsque je rflchis la faon dont nos maisons sont bties, au prix que nous les payons, ou ne payons pas, et ce qui prside la conduite comme lentretien de leur conomie intrieure, je mtonne que le plancher ne cde pas sous les pieds du visiteur dans le temps quil admire les bibelots couvrant la chemine, pour le faire passer dans la cave jusqu quelque solide et honnte quoique terreuse fondation. Je ne peux mempcher de remarquer que cette vie soi-disant riche et raffine est une chose sur laquelle on a bondi, et je me rends malaisment compte des dlices offertes par les beaux-arts qui ladornent, mon attention tant tout entire absorbe par le bond ; je me rappelle en effet que le plus grand saut naturel d aux seuls muscles humains, selon lhistoire, est celui de certains Arabes nomades, qui passent pour avoir franchi vingt-cinq pieds en terrain plat. Sans appui factice lhomme est sr de revenir la terre au-del de cette distance. La premire question que je suis tent de poser au propritaire dune pareille improprit est : Qui vous taye ? tes-vous lun des quatre-vingt-dix-sept qui font faillite, ou lun des trois qui russissent ? Rpondez ces questions, et peut-tre alors pourrai-je regarder vos babioles en les trouvant ornementales. La charrue devant les bufs nest belle ni utile. Avant de pouvoir orner nos maisons de beaux objets, il faut en mettre nu les murs, comme il faut mettre nu nos existences, puis poser pour fondement une belle conduite de maison et une belle conduite de vie : or, cest surtout en plein air, o il nest maison ni matre de maison, que se cultive le got du beau.

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    Le vieux Johnson en son Wonder-Working Providence20, parlant des premiers colons de cette ville-ci, colons dont il tait le contemporain, nous dit : Ils se creusent un trou en guise de premier abri au pied de quelque versant de colline, et, aprs avoir lanc le dblai en lair sur du bois de charpente, font un feu fumeux contre la terre, du ct le plus lev. Ils ne se pourvurent de maisons , ajoute-t-il, que lorsque la terre, grce Dieu, produisit du pain pour les nourrir , et si lgre fut la rcolte de la premire anne, qu ils durent, pendant un bon moment, couper leur pain trs mince . Le secrtaire de la province des Nouveaux Pays-Bas, crivant en hollandais, en 1650, pour lenseignement de qui dsirait y acqurir des terres, constate de faon plus spciale que ceux qui, dans les Nouveaux Pays-Bas, et surtout en Nouvelle-Angleterre, nont pas les moyens de commencer par construire des maisons de ferme suivant leurs dsirs, creusent une fosse carre dans le sol, en forme de cave, de six sept pieds de profondeur, de la longueur et de la largeur quils jugent convenable, revtent de bois la terre lintrieur tout autour du mur, et tapissent ce bois dcorce darbre ou de quelque chose autre afin de prvenir les boulements ; planchient cette cave, et la lambrissent au-dessus de la tte en guise de plafond, lvent un toit despars sur le tout, et couvrent ces espars dcorce ou de mottes dherbe, de manire pouvoir vivre au sec et au chaud en ces maisons, eux et tous les leurs, des deux, trois et quatre annes, tant sous-entendu quon fait traverser de cloisons ces caves adaptes la mesure de la famille. Les riches et principaux personnages de la Nouvelle-Angleterre, au dbut des colonies, commencrent leurs premires habitations dans ce style, pour deux motifs : premirement, afin de ne pas perdre de temps btir, et ne pas manquer de nourriture la saison suivante ; secondement, afin de ne pas rebuter le peuple de travailleurs pauvres quils amenaient par cargaisons de la mre-patrie. Au bout de trois ou

    20 Traduction : La Providence en Travail de Merveilles, histoire de

    la fondation et des premiers temps du Massachusetts.

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    quatre ans, le pays une fois adapt lagriculture, ils se construisirent de belles maisons, auxquelles ils consacrrent des milliers de dollars.

    En ce parti adopt par nos anctres il y avait tout au moins

    un semblant de prudence, comme si leur principe tait de satisfaire dabord aux plus urgents besoins. Mais est-ce aux plus urgents besoins, que lon satisfait aujourdhui ? Si je songe acqurir pour moi-mme quelquune de nos luxueuses habitations, je men vois dtourn, car, pour ainsi parler, le pays nest pas encore adapt lhumaine culture, et nous sommes encore forcs de couper notre pain spirituel en tranches beaucoup plus minces que ne faisaient nos anctres leur pain de froment. Non point que tout ornement architectural soit ngliger mme dans les priodes les plus primitives ; mais que nos maisons commencent par se garnir de beaut, l o elles se trouvent en contact avec nos existences, comme lhabitacle du coquillage, sans tre touffes dessous. Hlas ! jai pntr dans une ou deux dentre elles et sais de quoi elles sont garnies.

    Bien que nous ne soyons pas dgnrs au point de ne

    pouvoir la rigueur vivre aujourdhui dans une grotte ou dans un wigwam, sinon porter des peaux de bte, il est mieux certainement daccepter les avantages, si chrement pays soient-ils, quoffrent linvention et lindustrie du genre humain. En tel pays que celui-ci, planches et bardeaux, chaux et briques, sont meilleur march et plus faciles trouver que des grottes convenables, ou des troncs entiers, ou de lcorce en quantits suffisantes, ou mme de largile bien trempe ou des pierres plates. Je parle de tout cela en connaissance de cause, attendu que je my suis initi de faon la fois thorique et pratique. Avec un peu plus dentendement, nous pourrions employer ces matires premires devenir plus riches que les plus riches daujourdhui, et faire de notre civilisation une grce du ciel. Lhomme civilis nest autre quun sauvage de plus dexprience

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    et de plus de sagesse. Mais htons-nous den venir ma propre exprience.

    Vers la fin de mars 1845, ayant emprunt une hache, je

    men allai dans les bois qui avoisinent ltang de Walden, au plus prs duquel je me proposais de construire une maison, et me mis abattre quelques grands pins Weymouth flchus, encore en leur jeunesse, comme bois de construction. Il est difficile de commencer sans emprunter, mais sans doute est-ce la plus gnreuse faon de souffrir que vos semblables aient un intrt dans votre entreprise. Le propritaire de la hache, comme il en faisait labandon, dclara que ctait la prunelle de son il ; mais je la lui rendis plus aiguise que je ne la reus. Ctait un aimable versant de colline que celui o je travaillais, couvert de bois de pins, travers lesquels je promenais mes regards sur ltang, et dun libre petit champ au milieu deux, do slanaient des pins et des hickorys. La glace de ltang qui navait pas encore fondu, malgr quelques espaces dcouverts, se montrait toute de couleur sombre et sature deau. Il survint quelques lgres chutes de neige dans le temps que je travaillais l ; mais en gnral lorsque je men revenais au chemin de fer pour rentrer chez moi, son amas de sable jaune sallongeait au loin, miroitant dans latmosphre brumeuse, les rails brillaient sous le soleil printanier, et jentendais lalouette21, le pewee et dautres oiseaux dj l pour inaugurer une nouvelle anne avec nous. Ctaient daimables jours de printemps, o lhiver du mcontentement de lhomme22 fondait tout comme le gel de la terre, et o la vie aprs tre reste engourdie commenait stirer. Un jour que ma hache stant dfaite javais coup un hickory vert pour fabriquer un coin, enfonc ce coin laide dune pierre, et mis le tout tremper dans une mare pour faire

    21 Il sagit ici de la meadow-lark , mot mot : alouette des prs,

    se rapprochant de notre sansonnet. 22 Shakespeare, Richard III.

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    gonfler le bois, je vis un serpent ray entrer dans leau, au fond de laquelle il resta tendu, sans en paratre incommod, aussi longtemps que je restai l, cest--dire plus dun quart dheure ; peut-tre parce quil tait encore sous linfluence de la lthargie. Il me parut qu semblable motif les hommes doivent de rester dans leur basse et primitive condition prsente ; mais sils venaient sentir linfluence du printemps des printemps les rveiller, ils slveraient ncessairement une vie plus haute et plus thre. Javais auparavant vu sur mon chemin, par les matins de gele, les serpents attendre que le soleil dgelt des portions de leurs corps demeures engourdies et rigides. Le premier avril il plut et la glace fondit, et aux premires heures du jour, heures dpais brouillard, jentendis une oie tranarde, qui devait voler ttons de ct et dautre au-dessus de ltang, cacarder comme perdue, ou telle lesprit du brouillard.

    Ainsi continuai-je durant quelques jours couper et

    faonner du bois de charpente, aussi des tais et des chevrons, tout cela avec ma modeste hache, sans nourrir beaucoup de penses communicables ou savantes, en me chantant moi-mme :

    Men say they know many things ; But lo ! they have taken wings, The arts and sciences, And a thousand appliances : The wind that blows Is all that anybody knows.23 Je taillai les poutres principales de six pouces carrs, la

    plupart des tais sur deux cts seulement, les chevrons et solives sur un seul ct, en laissant dessus le reste de lcorce, de

    23 Lhomme prtend maint savoir ; / Na-t-il les ailes de lespoir

    / Les arts et les sciences, / Et mille consquences ? / Le vent qui renat, / Voil ce quon sait.

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    sorte quils taient tout aussi droits et beaucoup plus forts que ceux qui passent par la scie. Il nest pas de pice qui ne fut avec soin mortaise ou tnonne sa souche, car vers ce temps-l javais emprunt dautres outils. Mes journes dans les bois nen taient pas de bien longues ; toutefois jemportais dordinaire mon dner de pain et de beurre, et lisais le journal qui lenveloppait, midi, assis parmi les rameaux verts dtachs par moi des pins, tandis qu ma miche se communiquait un peu de leur senteur, car javais les mains couvertes dune paisse couche de rsine. Avant davoir fini jtais plutt lami que lennemi des pins, quoique jen eusse abattu quelques-uns, ayant fait avec eux plus ample connaissance. Parfois il arrivait quun promeneur dans le bois sen vnt attir par le bruit de ma hache, et nous bavardions gaiement par-dessus les copeaux dont jtais lauteur.

    Vers le milieu davril, car je ne mis nulle hte dans mon

    travail, et tchai plutt de le mettre profit, la charpente de ma maison, acheve, tait prte se voir dresse. Javais achet dj la cabane de James Collins, un Irlandais qui travaillait au chemin de fer de Fitchburg, pour avoir des planches. La cabane de James Collins passait pour particulirement belle. Lorsque jallai la voir il tait absent. Je me promenai tout autour, dabord inaperu de lintrieur, tant la fentre en tait renfonce et haut place. De petites dimensions, elle avait un toit de cottage en pointe, et lon nen pouvait voir gure davantage, entoure quelle se trouvait dune couche de boue paisse de cinq pieds, quon et prise pour un amas dengrais. Le toit en tait la partie la plus saine, quoique le soleil en et djet et rendu friable une bonne portion. De seuil, il ntait question, mais sa place un passage demeure pour les poules sous la planche de la porte. Mrs C. vint cette porte et me demanda de vouloir bien prendre un aperu de lintrieur. Mon approche provoqua lentre pralable des poules. Il y faisait noir, et le plancher, rien quune planche par-ci par-l qui ne supporterait pas le dplacement, en grande partie recouvert de salet, tait

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    humide, visqueux, et faisait frissonner. Elle alluma une lampe pour me montrer lintrieur du toit et des murs, et aussi que le plancher stendait jusque sous le lit, tout en me mettant en garde contre une incursion dans la cave, sorte de trou aux ordures profond de deux pieds. Suivant ses propres paroles, ctaient de bonnes planches en lair, de bonnes planches tout autour, et une bonne fentre , de deux carreaux tout entiers lorigine, sauf que le chat tait dernirement sorti par l. Il y avait un pole, un lit, et une place pour sasseoir, un enfant l tel quil tait n, une ombrelle de soie, un miroir cadre dor, un moulin caf neuf et brevet, clou un planon de chne, un point, cest