Henri Péna-Ruiz - Le breuvage d'amour (Trisan et Iseut) - Le roman du monde - Champs Flammarion

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Le branuage d.'amnur

Iseut posa son bras sur l'épaule de Tristan ; des larmes éteignirent le rayon de sesyeux, ses lèvres tremblèrent. Il répeta :< Amie, qu'est-ce donc qui vous tourmente ? r,

" L'amour de vous. tAlors il posa ses lèvres sur les siennes.Mais, comme pour la première fois tous deux goûtaient une joie d'amour, Bran-gien, qui les épiait, poussa un cri. et, les bras tendus. la face tempee de larmes, sejeta à leurs pieds :

" Malheureux I arrêtez-vous, et retoumez, si vous le pouvez encore I Mais non, lavoie est sans retour, déjà la force de I'amour vous entraîne et jamais plus vousn'aurez de joie sans douleur. C'est Ie vin herbé qui vous possède, le breuvaged'amour que vore mère, Iseut. m'avait confié. Seul, le roi Marc devait le boireavec vous; mais I'ennemi s'estjoué de nous trois, et c'est vous qui avez vidé lehanap. Arni Tristan, Iseut amie, en châtiment de la mâle garde quej'ai faite,je vousabandonne mon corps, ma vie ; car, par mon crime, dans la coupe maudite, vousavez bu l'amour et la mort | >Les amants s'étreignirent: dans leurs beaux corps ftémissaient Ie désir et la vie,Tristan dit :. Vienne donc la mon ! "Et, quand le soir tomba, sur la nef qui bondissait plus rapide vers la tene du roiMarc, liés à jamais. ils s'abandonnèrent à I'amour.

Joseph Bédier, Lc Roman de Tristan et Iseut,Edition d'an Piazza.

L'amour et la mort. Tristan et Iseut ont étanché leur soif. Ils

ont partagé le " rin herbé ", étrange drogue par laquelle un

destin scelle à jamais I'union des corps et des cæurs. Ayant bu

dans la même coupe, ils vivront la magie d'une passion défini-ti,r'e. Les pensées de I'un iront vers I'autre, àjamais. La passionsera douce et violente, heureuse et tragique, libérée des dis.tances quotidiennes et des prudences ordinaires. Se mêlent les

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vies et les regards, les battements et les souffles, Ies éveils et lesexraqes. L'univers témoigne à tout moment d'un engagementqui transcende toute chose, qui raverse les sens et les espoirs,lien secret de deux êtres pardelà lesjours et les lieux, pardelàles temps multipliés. De la vie nul ne pourra être sousrait queI'autre ne le rejoigne.

Le breulage désaltère et comble le manque. Mais il ne Ie faitqu'en suscitant ce manque indéfini du désir de I'autre, assoiffésans cesse et sans cesse renaissant de ce qui l'étanche unmoment. " Boire La coupe jusqu'à la lic. " [,a version tragique dusortilège originaire dit la souffrance obsédante et inlassable,celle qui ravine la vie et lui fait toucher le fond. Ainsi deshommes que leurs amours fous vouent au cycle des plusgrandes douleurs et des plus vivesjouissances, que leun pas.sions conduisent bientôt à la mort. Comme si I'expérience deI'absolu anticipait déjà la fin ultime de la vie où toute chose sedécouwe relative, où se font et se défont les liens précaires desconsciences.

Marie de France conte la folle aventure des inséparables.

Belle amie. ainsi de nous.Ni vous sans moi. ni moi sans vons(Lc Lai du chivrefarillz).

" À la vie, à la mort. " L'allégresse liée à la présence de l'êueaimé prend d'abord place dans la multitude des émotions etdes affections. Polyphonie de la vie, elle esquisse l'équilibredesjoies comme des sollicitations de la conscience. Mais la pas'sion tend à rompre l'équilibre, et se fait exclusive. EIle investitet capte la personne entière. Elle absorbe tout, et fait dumanque de I'autre une obsession sans fin. " C'est Vénus toutentière à sa proie attachée " (Racine).

Descartes a exprimé quelque chose de cette incomplétuderessentie : ( avec la différence de sexe, que Ia nature a misedans les hommes ainsi que dans les animaux sans raison, elle amis aussi certaines impressions dans le cerveau, qui font qu'àun certain âge et en un certain temps, on se considère commedéfectueux et comme si on n'était que la moitié d'un toutdont une personne de I'autre sexe doit être I'autre moitié : ensorte que I'acquisition de cette moitié est confusément reprêsentée par la nature comme le plus grand de tous les biensimaginables , (lzs Possions dc l'ônu,90). Et Descartes ajoute

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avec malice que " la nature ne fait point imaginer qu'on aitbesoin de plus d'une moitié ".

L'amour comme conscience d'inachèvement dépasse la finitude individuelle. Il invite I'humanité à son mode propred'accomplissement. Le mlthe de I'androgyne primitif - créa-ture asexuée ou plutôt riche des attributs des deux sexes -donne à I'amour-passion le sens métaphysique d'une quête deI'unité perdue : coupé en deux par la volonté de Zeus, I'androgyne est comme un symbole et une référence d'accomplisse-ment. La légende grecque situe dans cet androgyne primitif(l'homme-femme selon l'étymologie) une puissance primor-diale, dont le Dieu des dieux ne pouvait que prendreombrage. Il réunit les deux figures essentielles de la vie, etleurs attributs respectifs : principe féminin et principe mas.culin sont alors fondus dans l'évidence d'une réalité naturelle.Après avoir été disjoints par Zeus, les deux êtres feront sanscesse retour I'un vers I'autre, comme hantés par I'unité pre-mière. Enlacés jusqu'à ne faire qu'un, ils disent la plénituded'une existence forte, qui se suffit à elle-même.

L'amour des amants séparés vise toujours à reconsdruer cemodèle, où s'abolit toute distance. Il se vit comme une sorte depromesse divine, à prolonger dans I'audelà, ou dans lamémoire des hommes comme un exemple de passion indertructible. Héphaistos, selon Platon, s'adresse aux amants ences terlnes : " votre souhait n'est-il pas de vous fondre le pluspossible I'un avec l'autre en un même être, de façon à ne vousquitter I'un l'autre ni le jour ni la nuit ? Si c'est bien cela quevous souhaitez, je consens à vous fondre ensemble et à voustransformer en un seul être, de façon à faire que de ces deuxêtres que vous êtes maintenant vous deveniez un seul... " (IzBanquzt).

L'amour de Tristan et Iseut, quelles qu'en soient l'évidenceet la force, ne s'inscrit pas dans I'ordre des choses tel queI'avaient organisé les promesses humaines et les arrangemenBqui les nouent. Il surgit dans un scénario qui ne lui faisait pasde place et la violence de son irruption ne peut avoir raison dumonde comme il va. Iseut n'était pas promise à Tristan, maisI'amour impossible en ce monde semble malgré tout plus lraique lui. S'il conduit à la mort aussitôt qu'il s'affirme, il entredans la belle légende qui le fait surviwe pour tous ceux quis'aiment. Comme s'il s'agissait de rappeler que l'élan d'un êtrevers un autre ne se commande pas, ne se prévoit pas : avène-

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ment exemplaire d'un imprévisible destin, d'une passion sansancrage dans les calculs quotidiens. L'essence même de I'amours'est trouvé sa figure et son récit.

Vivant séparés comme les deux moitiés de I'androgyne,Tristan et Iseut, Iseut et Tristan, n'ont de cesse qu'ils nes'unissent à nouveau. Morts, ils donnent naissance au rosier età la vigne aussitôt entrelacés, au chèwefeuille et à la roncedont les volutes se mélangent, comme naguère les courbes deleurs corps abandonnées auxjoies tragiques de I'amour. Le vinherbé, même substance nourricière absorbée par deux êtresdifférents, a fait advenir en eux le désir de fusion intime ettendre, pardelà les vertiges et les fragilités de la vie, dans unecommunauté physique et métaphysique. Ainsi, d'une mêmecoupe, se conçoit un type d'union qui surmonte et transcendela différence des êtres sans la supprimer. L'amour ne dissoutpas les identités, même dans la figure fusionnelle qu'incarnentIseut et Tristan. Thomas Mann : n I-e Toi et le Moi, le Tien etle Mien, réunis pour toujours dans un bonheur sublime. "

Un autre couple légendaire, celui d'Orphée et Eurydice,illusre la passion mortelle, qui ce$e fois.ci sépare dès lorsqu'elle ne respecte pas I'ordre des choses et la patience qu'ilappelle. Orphée pleurant son Eurydice perdue avait ému lesdieux, et pu descendre aux enfers, pour la ramener. Réunionsymbolique, imaginée à la frontière de la mort et de la vie, à lacondition que celles<i ne se mélangent pas, et que les yeux desvirants n'osent pas regarder les morts en face. Pour laretrouver vraiment, Orphée doit laisser Eurydice dans I'ombrejusqu'à sa renaissance, au grand jour des vivants. Mais sonimpadence le conduit à se retourner vers elle a nt la sortie duRoyaume des Morts, et à la perdre à tout jamais. Son amourmême n'a su garder la mesure fixée : ses yeux de chair ne pou-vaient voir le fantôme sans le dissiper aussitôt, au momentprécis où il allait reprendre vie. L'amour sans patience a dérivéen folie oublieuse de Ia chance offerte.